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Construire

des situations
pour apprendre
Laurent Lescouarch

Construire
des situations
pour apprendre
Vers une pédagogie de l’étayage
Composition : Myriam Dutheil

© 2018, ESF sciences humaines


Cognitia SAS
20, rue d’Athènes
75009 Paris

www.esf-scienceshumaines.fr

ISBN : 978-2-7101-3417-6
ISSN 1158-4580
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part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non desti-
nées à une utilisation collective  » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but
d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans
le consentement de l’auteur ou ses ayants droit, ou ayants cause, est illicite  » (art. L. 122-4). Cette
représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon
sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Pédagogies
Collection dirigée par Philippe Meirieu

L a collection PÉDAGOGIES propose aux enseignants, formateurs, animateurs,


éducateurs et parents, des œuvres de référence associant étroitement la réfle­
xion théorique et le souci de l’instrumentation pratique.
Hommes et femmes de recherche et de terrain, les auteurs de ces livres ont, en
effet, la conviction que toute technique pédagogique ou didactique doit être
référée à un projet d’éducation. Pour eux, l’efficacité dans les apprentissages et
l’accession aux savoirs sont profondément liées à l’ensemble de la démarche éduca-
tive, et toute éducation passe par ­l’appropriation d’objets culturels pour laquelle
il convient d’inventer sans cesse de nouvelles médiations.
Les ouvrages de cette collection, outils d’intelligibilité de la « chose éducative  »,
donnent aux acteurs de l’éducation les moyens de comprendre les situations
auxquelles ils se trouvent confrontés, et d’agir sur elles dans la claire conscience
des enjeux. Ils contribuent ainsi à introduire davantage de cohérence dans
un domaine où coexistent trop souvent la géné­rosité dans les intentions et
l’improvisation dans les pratiques. Ils associent enfin la force de l’argumentation
et le plaisir de la lecture.
Car c’est sans doute par l’alliance, sans cesse à renouveler, de l’outil et du sens
que l’entreprise éducative devient vraiment créatrice d’humanité.

Pédagogies/Outils : des instruments de travail au quotidien pour les enseignants,


formateurs, étudiants, chercheurs. L’état des connaissances facilement accessible.
Des grilles méthodologiques directement utilisables dans les pratiques.

*
**
Voir la liste des titres disponibles dans la collection « Pédagogies »
sur le site www.esf-scienceshumaines.fr
Remerciements

C   et ouvrage n’aurait pas pu être écrit sans les différentes rencontres avec des
  praticiens, artisans pédagogiques du quotidien, et je souhaite donc remercier
tous les enseignants, les étudiants qui ont partagé avec moi leurs réflexions à
travers leurs recherches et témoignages. J’ai une pensée plus particulière pour
les collègues de l’école Kergomard du Havre, du collège lycée expérimental
d’Hérouville-Saint-Clair et du collège Claude Bernard, de l’école Montessori de
Rouen qui m’ont accueilli dans leur établissement et m’ont permis d’approfondir
mes analyses et de les confronter à la réalité quotidienne du terrain.
De plus, comme la pédagogie est une question de filiation, je souhaite
également exprimer toute ma reconnaissance aux militants du mouvement
Freinet et des CEMEA dont la pensée pédagogique me nourrit depuis maintenant
de nombreuses années ainsi qu’à mes collègues du laboratoire CIRNEF de
l’Université de Normandie, tout particulièrement Emilie Dubois, Marie Vergnon
et Jean Houssaye avec lesquels je chemine dans la réflexion éducative depuis
de nombreuses années.
Enfin, dans un registre plus personnel, j’ai une pensée pour ma famille qui
m’accompagne dans cette aventure de la recherche en pédagogie avec un soutien
sans faille depuis le début.

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Table des matières

Préface.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Introduction.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

1. Apprendre : une expérience commune,


un besoin d’étayage.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
Éduquer : une réponse à des besoins.........................................................19
Des besoins psychosociaux liés au développement de l’enfant...........19
Des besoins spécifiques au scolaire, sources de difficultés.................31
Apprendre : des dynamiques, des espaces
pour une pensée pédagogique.................................................................. 38
Des processus différents : formel, non formel et informel....................41
Des théorisations de l’apprentissage objets de malentendus............. 57

2. Les étayages : un changement de regard


pour repenser l’environnement des apprentissages. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
L’étayage : enjeux d’usage d’une notion dans le champ pédagogique.......... 73
Une modélisation pour aider à construire un « milieu étayant »............... 80
Le cadre............................................................................................... 82
Les ressources..................................................................................... 90
Les interactions.................................................................................. 102

3. Concevoir un espace scolaire « mieux étayant ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113


Des besoins d’étayage dans différents domaines.................................... 116
Repenser le cadre scolaire pour faciliter les apprentissages :
un pragmatisme pédagogique.................................................................. 124
De l’efficacité des pratiques :
quelle réussite cherchons-nous ?....................................................... 124
Le lieu scolaire : un espace-temps à structurer.................................. 128
Sécurité affective et autorité éducative.............................................. 140
Apprendre dans un cadre social : développer la coopération............. 146

7
Construire des situations pour apprendre

Différenciations des apprentissages......................................................... 155


Les voies de la différenciation............................................................ 156
Différenciations pédagogiques........................................................... 166

4. Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées.. . . . . . . . . 187


Construire un environnement de travail explicite,
bienveillant et autonomisant.................................................................... 187
Repenser l’évaluation......................................................................... 187
S’ajuster aux besoins des élèves...................................................... 206
Clarifier le contrat pédagogique : soutenir la compréhension
des implicites de l’apprendre et mobiliser les élèves......................... 217
L’apprentissage de l’abstraction....................................................... 232
Vers de nouvelles configurations éducatives :
penser les activités périscolaires.............................................................. 241
La justification d’un accompagnement à la scolarité......................... 244
Les devoirs : les penser pour éviter le pensum................................. 246
Apprendre : une entrée possible par l’animation,
le culturel et les loisirs....................................................................... 251

Conclusion
Une question d’équilibre.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265

Ne vous lâchez jamais des mains…


avant de toucher des pieds ! .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269

Bibliographie.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271

8
Préface

L   aurent Lescouarch nous donne ici à lire – et plus encore à s’approprier en


  vue de l’action professionnelle – un ouvrage qui est une belle réussite dans le
domaine de la recherche en éducation et dans ce que, de manière plus précise,
on appelle au Québec « la recherche éducationnelle ». Une caractéristique forte
de ce livre est d’oser construire et développer un discours pédagogique, dans un
moment historique où cette discipline est devenue i) une discipline mineure dans
le monde de la pensée académique, ii) une discipline dominée dans le monde
de la formation des enseignants et des éducateurs, iii) voire une discipline à
combattre dans l’inépuisable controverse qui oppose depuis une cinquantaine
d’années des intellectuels autoproclamés « républicains » à des intellectuels-
pédagogues et à une grande partie des éducateurs, iiii) une discipline qui inspire
parfois le scepticisme parmi les enseignants français que le rythme effréné de
l’obsolescence des recommandations et des prescriptions du pouvoir politique en
matière de pratiques scolaires a rendus profondément dubitatifs.
L’ambition de l’auteur, quant à la réception de son ouvrage, est – disons –
« raisonnable ». Il s’agit de suggérer des ressources à des enseignants qui veulent
enrichir leurs modèles d’action :

L’enjeu pour beaucoup d’enseignants n’est pas celui d’une rupture radicale avec leurs
pratiques d’enseignement déjà installées, mais plutôt d’un enrichissement des modèles
d’action en pensant la complémentarité des méthodes.

Ce qui ne l’empêche pas de réussir à être ici pleinement « pédagogue » dans


une position dont (comme lui-même le rappelle) Jean Houssaye a identifié la
complexité :

La pédagogie comme l’« enveloppement mutuel et dialectique de la théorie et de la


pratique éducative par la même personne, sur la même personne. Le pédagogue est un
praticien-théoricien de l’action éducative. Il cherche à conjoindre la théorie et la pratique
à partir de sa propre action, à obtenir une conjonction parfaite de l’une et de l’autre,
tâche à la fois indispensable et impossible en totalité (sinon, il y aurait extinction de la
pédagogie) » [La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd’hui, 1993]

Laurent Lescouarch est un praticien-théoricien de l’action éducative : ici et


là, il fait discrètement référence à sa propre expérience pédagogique d’ancien

9
Construire des situations pour apprendre

instituteur spécialisé. Mais, enrichissant la formule restrictive de J. Houssaye (« la


même personne, sur la même personne »), il mobilise de multiples ressources
puisées dans la diversité de la palette des pédagogues praticiens-théoriciens,
plus ou moins praticiens, plus ou moins théoriciens, dans un continuum de posi-
tions qui se différencient mais qui ont en commun l’intrication pratique/théorie…
Le titre est explicite : « construire des situations pour apprendre ». Le corpus
des pratiques dans lequel puise Laurent Lescouarch est important ; il s’agit de
faire vivre certaines composantes de ce corpus en les réinterrogeant et, le plus
souvent, en les enrichissant.
Tout au long du texte, des références sont faites à des dispositifs pédago-
giques expérimentaux : ici à un Collège-Lycée expérimental, là aux « maîtres e »
de l’enseignement spécialisé, plus loin aux créateurs des « Parcours individua-
lisés et différenciés des apprentissages et pédagogie institutionnelle » [Pidapi],
ou encore à des fonctionnements de classe en pédagogie Freinet et à d’autres
en pédagogie Montessori. Ces pratiques sont restituées à partir de documents
et d’écrits élaborés dans ces lieux ou dans les collectifs où ceux-ci s’insèrent et
rendus publics dans les revues de ces mouvements collectifs (Les Cahiers péda-
gogiques, Le Nouvel éducateur, ou encore la revue québécoise Vie pédagogique,
voire le site Internet Le Café pédagogique…). D’autres pratiques sont restituées
à partir d’observations personnelles ou d’accompagnements de pratiques péda-
gogiques alternatives (accompagnements qu’on aurait peut-être qualifiés il y a
quelques années de recherche-action) de l’auteur.
Les écrits, ou – plus souvent – la description de pratiques issues des « grands »
pédagogues de l’ère de l’Éducation nouvelle, sont sollicités : R. Cousinet,
C. Freinet, M. Montessori, car ces « pédagogies alternatives » constituent un vivier
d’« alternatives pédagogiques qui ont fait leur preuve ».
Enfin, les pédagogues universitaires sont largement mis à contribution ;
par-delà les figures tutélaires contemporaines de L. Legrand, Ph. Meirieu et de
J. Houssaye : S. Connac, A. Marchive, R. Étienne, A. Baudrit, F. Best (en éduca-
tion scolaire), H. Desmet et J.-P. Pourtois (en éducation familiale), ou bien des
spécialistes d’autres champs pédagogiques en éducation populaire, ou encore en
formation des enseignants.
Les analyses conceptuelles nombreuses alternent avec des évocations
d’exemples de situations d’enseignement et d’éducation. Les imbrications, les
continuités et les discontinuités des différentes approches d’une même question
sont très souvent restituées par des schémas ou des tableaux. Des encadrés
facilitent le travail du lecteur : soit en précisant un élément dans le registre des
concepts, soit en développant un exemple significatif pour ce qui vient d’être
énoncé, soit – encore – en développant la position d’un auteur.

10
Préface

Ce parti pris d’une écriture accessible « ne lâche rien » quant à l’exigence de


la restitution de la complexité des situations analysées et quant à l’ambition d’un
discours informé, élaboré et structuré ; les modèles d’intelligibilité élaborés par
les sciences de l’éducation ces dernières années sont ici mobilisés et, en quelque
sorte, « concaténés » pour… étayer le concept fédérateur « d’étayage ».
L’une des caractéristiques de cet ouvrage est, en effet, de mobiliser les acquis
de travaux de l’ensemble des sciences humaines de référence dans le champ de
l’éducation : au-delà des travaux de la recherche pédagogique ou éducationnelle
(bien sûr), des acquis de travaux de psychologie cognitive – voire des neuros-
ciences ; d’autres de divers courants de la psychologie : psychologie clinique
psychologie sociale, de sociologie, des sciences du langage, des didactiques, de
la philosophie de l’éducation… Cette approche délibérément pluri-disciplinaire
est une des caractéristiques qui font la force des chercheurs en sciences de l’édu-
cation : sur un objet donné, ceux-ci s’appuient généralement sur une discipline
de référence, mais tiennent compte de ce que les autres disciplines travaillant
sur le même objet apportent pour la compréhension de celui-ci : nous sommes
là devant une production exemplaire de cette exigence qui fonde la légitimité de
cette discipline universitaire.
En s’appuyant sur les outils et les ressources que nous venons d’évoquer,
Laurent Lescouarch cherche à saisir l’ensemble des facettes et des inscriptions
contextuelles des processus d’apprentissage et des pratiques d’enseignement.
Et, contrairement à ce qui se fait trop souvent dans les pratiques d’encadrement
et d’inspection des professeurs de la scolarité obligatoire, il refuse la résolution
simulée des difficultés pédagogique par la seule habileté rhétorique à décrire
des réponses cosmétiques aux prescriptions administratives de changement.
D’aucuns diraient qu’il tourne le dos à la « novlangue » pédagogique de cadres
trop pressés de considérer comme résolus des problèmes qui sont tout juste
repérés et à peine élaborés. Il identifie de vraies difficultés dans l’acte d’enseigner
et dans celui d’apprendre ; il prend ces difficultés réelles, vécues par les ensei-
gnants, « à bras-le-corps » et suggère des démarches de résorption ou de réduc-
tion de ces difficultés en puisant dans le vivier de ces « alternatives pédagogiques
qui ont fait leur preuve », qu’il enrichit par ce que l’on sait de leur mise à l’épreuve
dans les différents courants de la recherche en éducation et qu’il réactualise en
tenant compte des mutations des contextes sociaux, démographiques et culturels
et des transformations des pratiques dans les autres instances éducatives parmi
lesquelles l’école prend place.
Et c’est un des intérêts forts de ce travail que de mobiliser des alternatives
pédagogiques appartenant à diverses strates historiques et susceptibles de faire
évoluer la forme scolaire dominante issue de la scolarisation primaire obligatoire
(et de la forme scolaire de l’enseignement secondaire), en indiquant en quoi elles
sont d’actualité ou en quoi elles peuvent le redevenir. Et, à plusieurs reprises,

11
Construire des situations pour apprendre

il met en garde contre la représentation séduisante mais naïve d’un processus


d’apprentissage qui s’accomplirait sans les étayages pensés par les adultes pour
les enfants.
Dans la recension qu’il avait écrite pour la Revue française de pédagogie, il y
a 30 ans, pour Apprendre… oui, mais comment de Philippe Meirieu (auquel on ne
peut pas ne pas penser en lisant ce livre…), Louis Legrand en soulignait la qualité
en ces termes :

Profondeur et précision de la réflexion théorique appliquée à une expérience exception-


nelle du « terrain » et des besoins des praticiens.

Je m’autorise à emprunter ce jugement à Louis Legrand (et que cet emprunt


soit aussi l’occasion de saluer – au passage – ce grand pédagogue réformateur)
pour caractériser la position exacte de Laurent Lescouarch dans cet ouvrage et
pour nourrir le titre de cette préface.

Henri Peyronie
Professeur émérite de Sciences de l’éducation
Université de Caen Normandie, Cirnef EA 7454

12
Introduction

A   pprendre est un processus complexe et, force est de constater que, malgré
  des réformes successives destinées à favoriser une démocratisation de
l’accès aux savoirs depuis la fin des années 1970, les différentes enquêtes inter-
nationales indiquent qu’une partie non négligeable de la population scolaire fran-
çaise est en difficulté d’apprentissage. Cette situation est généralement analysée
sous deux angles contradictoires : certains Cassandre dénoncent la faillite d’un
système éducatif mal réformé, une fuite en avant destructrice de « bonnes vieilles
méthodes » ; d’autres au contraire expliquent ces constats par l’idée d’une
réforme jamais aboutie, impuissante à faire changer concrètement les conditions
réelles d’apprentissage dans les classes.
Ce débat idéologique structure le champ éducatif depuis de nombreuses
années mais apparaît dépassé, car il prête trop de pouvoir au prescriptif institu-
tionnel et est bien plus politique que pédagogique. En fait, les réformes succes-
sives ont une influence marginale sur les pratiques quotidiennes d’enseignement
qui restent relativement stables malgré un appel récurrent à la modification de
l’exercice du métier. Je pense donc que le changement pédagogique demeure
périphérique et cantonné aux acteurs des mouvements pédagogiques et dans les
dispositifs accueillant des publics particuliers aux marges de l’école. La révolution
copernicienne commencée au début des années 1990, puis maintes fois relancée
(la loi de 2013 sur l’éducation en étant le dernier avatar) est restée en grande
partie lettre morte. Beaucoup de professionnels sont réticents à s’engager dans
une innovation pédagogique perçue comme inefficace et voient bien souvent
dans les propositions de pratiques nouvelles des « usines à gaz » les empêchant
plus de travailler qu’autre chose.
Les chercheurs en sciences de l’éducation et les formateurs doivent s’in-
terroger sur cette situation. Les questions pédagogiques sont mal posées,
envisagées dans le cadre trop restrictif d’une forme scolaire que nous avons
héritée des besoins de massification scolaire du xxe siècle, aujourd’hui scléro-
sée. Tout le monde sent que le modèle est à bout de souffle, mais les points
de vue divergent considérablement sur la manière de le faire évoluer : faut-il
refermer le monde scolaire sur lui-même pour en refaire un sanctuaire ? Doit-on
renouer avec l’applicationnisme de la pédagogie scientifique à partir des travaux
des neurosciences pour prolonger le monde scolaire que nous avons connu ?

13
Construire des situations pour apprendre

Ou, au contraire, devons-nous accepter l’idée que les évolutions liées à l’irruption
des technologies dans nos vies quotidiennes avec des enfants passant plus de
temps connectés qu’en salle de classe, que les changements anthropologiques
liés aux questions éducatives en famille et à la place de l’école dans la société
impliquent que nous repensions en globalité le modèle pédagogique scolaire ?
C’est dans cette troisième perspective que nous nous situerons, dans l’idée
que penser l’éducation et ses conditions contemporaines nécessite de s’inté-
resser aux espaces pédagogiques de manière élargie, de cesser de se focaliser
exclusivement sur la recherche des meilleures techniques d’enseignement dans
un monde scolaire autocentré. Malgré la bonne volonté, les trésors d’invention
d’enseignants très investis, le différentiel entre l’énergie mobilisée, le temps
passé et les apprentissages effectifs des élèves doit nous interroger.
Nous courons depuis longtemps derrière une espèce de martingale, une
volonté de rationalisation des situations d’apprentissage qui peut apparaître,
avec le recul, un peu folle et prétentieuse. Un détour par l’histoire de l’éducation
et des idées pédagogiques nous invite à beaucoup d’humilité dans ce domaine.
Un lecteur qui se plonge dans les textes éducatifs du xixe siècle ou de la première
moitié du xxe siècle est vite amené à prendre conscience de la nouveauté toute
relative des propositions actuelles en matière éducative. Ces écrits foisonnent de
modèles d’action opérationnels pour l’individualisation du travail, l’organisation
de la classe, l’évaluation, et même dans certains courants sur ce qui nous est
présenté fréquemment comme des nouveautés : pédagogies de projets, évalua-
tion régulatrice par les élèves, coopération entre apprenants.
Or, malgré cette tentative récurrente de construire une nouvelle pédagogie
(qui a pris aujourd’hui le virage des didactiques disciplinaires), nous ne pouvons
que constater l’impuissance du monde enseignant face à ces publics qui résistent
aux apprentissages. La situation la mieux pensée se confrontera toujours à la
disponibilité, à l’engagement de l’apprenant. Le pédagogue est condamné à une
forme d’approximation. Il ne peut que chercher à aménager un environnement
stimulant et à proposer des situations dont il espère qu’elles pourront susciter un
apprentissage, être en correspondance avec les capacités et les besoins du sujet
à un moment donné, mais il doit renoncer à l’illusion de « toute-puissance » car,
comme l’évoquait Meirieu, « l’apprentissage ne se décrète pas ».
Face à un foisonnement de discours d’autorité souvent contradictoires, le
pédagogue doit être pragmatique, considérer la question de l’éducation avec
distance et prendre du recul sur les enjeux des apprentissages scolaires. Il doit
notamment réintégrer dans l’équation l’ensemble des éléments concourant aux
apprentissages, y compris les expériences non scolaires déterminantes dans les
enjeux de réussite. Ainsi, la vie quotidienne, les espaces de loisirs constituent
autant de moments dans lesquels on apprend, pas forcément des éléments

14
Introduction

en lien avec le curriculum scolaire, mais de nombreux savoirs ou savoir-être ou


savoir-faire qui vont façonner notre rapport au monde, nos structures de pensée
dans un contexte culturel.
Il apparaît donc important de faire un zoom arrière sur la question scolaire
et de réenvisager la question de l’apprendre dans une perspective d’éducation
globale en articulant la réflexion sur le scolaire avec, par exemple, les enjeux
d’éducation familiale ou d’éducation par les loisirs et la culture. Cette réflexion
n’a rien de neuve pour les militants d’éducation nouvelle et d’éducation populaire
mais, d’une certaine manière, nous avons collectivement perdu cette mémoire
d’une pensée pédagogique qui pensait l’école comme un lieu de vie en lien avec
d’autres espaces sociaux d’apprentissage.
Dans mes travaux de recherche, je1 postule donc que la modification des
pratiques scolaires implique un élargissement de la focale sur les questions
éducatives pour repenser le sens des actions. Cela suppose d’accepter de
« perdre du temps pour en gagner » en ne rentrant pas directement par la ques-
tion des techniques éducatives scolaires, mais en s’interrogeant sur le sens et les
fondements de l’action éducative, sur les théories implicites que nous manipu-
lons quotidiennement pour enseigner à partir d’une question a priori fondamen-
tale : « Comment accompagner les enfants dans leurs apprentissages ? »
Or, sur ce point, les enseignants rencontrés dans différentes recherches sont
souvent démunis. S’ils peuvent expliquer sans problème comment ils enseignent,
il leur est beaucoup plus difficile d’identifier comment leurs élèves apprennent,
et les évolutions de la formation des enseignants depuis ces trente dernières
années n’ont rien arrangé en réduisant la formation psychopédagogique sur le
développement de l’enfant à la portion congrue. De plus, les prescriptions variant
en effet au gré des réformes, ce qui est la « bonne solution » d’un jour peut être
décriée le lendemain. Dans ce contexte, il est donc compliqué pour les profes-
sionnels de garder le cap, et la perspective de trouver de « bonnes méthodes »
qui fonctionneraient à tous les coups apparaît bien illusoire. Ainsi, la recherche
de techniques d’enseignement standardisées toujours plus perfectionnées, qu’il
suffirait de mettre en œuvre pour que les élèves apprennent, montre ses limites,
et il nous faut changer de perspective pour permettre la construction de pratiques
pédagogiques différentes.
Disons-le d’emblée, je ne crois pas à une amélioration des pratiques par
des sophistications didactiques ou technologiques, mais relie la question des
apprentissages aux conditions générales des situations éducatives. En tant que
pédagogues, « praticiens-théoriciens de l’action éducative », en complément

1. Dans cet ouvrage, nous utiliserons le « je » quand le propos fait référence à une prise de
position personnelle ou un témoignage et le « nous » quand la réflexion développée est en
relation à une perspective collective ou fait référence à des travaux de recherche.

15
Construire des situations pour apprendre

de leur formation aux aspects didactiques des situations d’enseignement, les


enseignants ont besoin de se réapproprier leur héritage pédagogique et les théo-
ries éducatives issues des sciences de l’éducation afin de penser par eux-mêmes
leurs actions de manière éclairée et d’être créateurs de leur propre pédagogie au
plus près des besoins des enfants qu’ils accueillent.
Mon hypothèse de travail, construite empiriquement à partir d’une expérience
pédagogique et des travaux de recherche sur les pratiques d’enseignement et
d’animation, est que le levier le plus pertinent pour repenser les pratiques serait
de repenser l’environnement d’apprentissage dans sa globalité comme un espace
offrant des occasions d’expérience et proposant des étayages facilitateurs.
La métaphore de l’étayage est en effet très parlante pour penser la pédago-
gie. En marine, l’étai est un élément de maintien du mât, une « sécurité » qui
permet de le consolider afin qu’il se tienne debout. En maçonnerie, étayer un
mur est une condition de sa construction, une action indispensable pour soutenir
l’ouvrage provisoirement le temps qu’il soit assez solide pour tenir seul. Dans la
visée pédagogique de faire construire des apprentissages, les éducateurs doivent
pouvoir endosser ce type de fonction : être un appui provisoire pour permettre
l’apprentissage de l’autre en jouant le rôle de l’étai, en favorisant l’activité du
sujet dans une visée d’autonomisation par la construction d’un échafaudage
momentanément utile et voué à disparaître. Étayer et désétayer sont donc deux
gestes pédagogiques fondamentaux, et cette notion permet en effet de reconsi-
dérer à « nouveaux frais », de façon un peu différente, la question pédagogique
des aides et accompagnements aux apprentissages.
Cette notion n’est pas nouvelle dans l’histoire de l’éducation, car elle est
utilisée dans le champ psychologique, mais nous l’employons ici dans un sens
élargi pour désigner l’ensemble des éléments qui vont constituer un soutien aux
apprentissages dans plusieurs dimensions : les interventions d’aide et de soutien
dans les interactions, la construction d’un cadre favorisant les apprentissages
intégrant des ressources permettant l’autonomisation. Tous les milieux éducatifs
peuvent ainsi être appréhendés comme des environnements permettant d’ap-
prendre, dans lesquels de nombreux éléments font étayage au sens d’un « appui
pour le développement du sujet ».
Cette théorisation des étayages sert de fil rouge à cet ouvrage et nous amène
à regarder un peu différemment l’environnement scolaire afin de donner accès
à des éléments de théorisation de la situation pédagogique qui sont trop peu
évoqués dans les espaces de formation contemporains et de pouvoir envisager à
travers ses différents éléments des pistes d’évolution des pratiques. Nous raison-
nerons donc dans la perspective d’une recherche pédagogique, en « praticien-
théoricien » de l’action éducative au sens de Houssaye, en cherchant à concilier
la question des techniques éducatives avec leurs fondements théoriques.

16
Introduction

Je crois en effet que ce qui manque le plus aux éducateurs aujourd’hui n’est
pas du registre des techniques – elles sont foisonnantes et facilement accessibles
avec le développement des nouvelles technologies –, mais bien de donner sens
à ce qu’ils font pour se positionner en clarté dans un univers où ils sont confrontés
en permanence à des discours d’autorité contradictoires. Notre objectif est de
donner accès à des réflexions, à des théorisations susceptibles d’aider les prati-
ciens à « changer de regard » sur leurs pratiques pédagogiques pour en conforter
certaines en les remettant en perspective de sens, en faire évoluer d’autres.
Devant concilier l’impératif de donner accès à des théorisations pour permettre
à chacun de construire sa réflexion et d’ouvrir des perspectives de changement
de pratiques plus concrètes, le propos est donc écrit sous une forme spiralaire
en présentant préalablement les fondements théoriques de l’analyse proposée
avant de développer ensuite les pistes pédagogiques qu’implique cette réflexion.
Chaque chapitre est indépendant et, selon son appétence, le lecteur pourra
faire son cheminement personnel dans l’ouvrage qui est pensé pour être lu soit
de manière linéaire soit par entrée thématique. Il s’agit d’ouvrir des voies de
réflexion aux praticiens, de leur faciliter l’accès à des théorisations utiles et prag-
matiques pour la construction de leur pratique en cherchant à éviter l’écueil de la
prescription, mais en ouvrant des portes vers des pistes de pratiques potentiel-
lement fructueuses.
La première partie doit permettre de revenir sur les enjeux et théories des
apprentissages, et tout particulièrement sur les limites des doxas actuelles sur
une « autoconstruction spontanée » des élèves au regard des difficultés des
enfants et de leurs besoins.
Dans une deuxième partie plus théorique, à partir de la présentation d’une
modélisation d’analyse des déterminants d’un milieu d’apprentissage étayant,
nous chercherons à faire ressortir les grands principes pouvant orienter la réflexion
pédagogique contemporaine, notamment l’importance de penser le cadre, les
ressources et les interactions au regard des visées éducatives poursuivies.
Nous aborderons dans une troisième et une quatrième partie différents
invariants de l’intervention pédagogique utiles pour repenser les organisations
afin de mieux prendre en compte les besoins d’étayage des enfants dans l’ensei-
gnement généraliste, les aides aux élèves en grande difficulté scolaire et dans le
périscolaire.
Certaines pistes prometteuses et porteuses de changement seront plus parti-
culièrement développées afin de faciliter l’analyse et l’évolution des pratiques
d’enseignement dans différents domaines : la différenciation pédagogique, l’éva-
luation, les interactions d’apprentissage, les nouvelles configurations éducatives.

17
1
Apprendre :
une expérience commune,
un besoin d’étayage

« Le travail des enfants n’est efficient – comme le travail des adultes, d’ailleurs –
que lorsqu’il est voulu, lorsqu’il est l’expression et la satisfaction profonde
d’un besoin que les pédagogues disent fonctionnel. »
C. Freinet

Éduquer : une réponse à des besoins


Des besoins psychosociaux liés au développement de l’enfant
Répondre aux besoins de développement et d’apprentissage des enfants
qui nous sont confiés constitue l’orientation fondatrice des métiers de l’ensei-
gnement et de l’éducation. Raisonner en termes de besoin, pour le pédagogue,
c’est renouer avec une considération essentielle visant à mettre l’enfant au cœur
de ses préoccupations, à prendre en compte les particularités de son fonction-
nement, de ses manières d’apprendre qui semblent parfois oubliées dans les
conceptions actuelles.

La prise en compte des besoins de l’enfant en éducation


Dans le discours éducatif contemporain, les approches scolaires peuvent
paraître « puérocentrées » depuis la loi de 1989 qui positionnait l’élève « au
centre du système » (en héritage de la pensée de Rousseau valorisant un regard
attentif et respectueux porté sur l’enfant et ses intérêts naturels), mais la réalité
des pratiques est très différente. Les éducateurs sont en fait plutôt habitués à
raisonner en termes de programmes, de référentiels à atteindre, et se posent peu
la question de la spécificité des besoins de l’enfance. Ils travaillent essentielle-
ment à partir des « besoins supposés » de l’enfant épistémique, l’enfant virtuel
de la science, et ne sont plus habitués à réfléchir les « besoins effectifs » de ceux
que nous avons en face de nous. À tel point que, en milieu scolaire, nous pouvons
fonctionner dans des configurations pédagogiques en grande partie contradic-
toires avec certains de ces besoins sans éprouver véritablement de sentiment
d’incohérence : nous pouvons nous habituer très vite à l’idée d’imposer à des

19
Construire des situations pour apprendre

enfants de 6 ans de rester assis toute la journée à des bureaux sans bouger ni
parler, à leur demander de ne pas jouer et de respecter des règles arbitraires.
En fait, si on prenait en compte réellement les besoins de l’enfant sur ce plan,
les journées seraient plus courtes, mieux réparties dans l’année, des pauses
seraient aménagées plus régulièrement et les élèves auraient le droit en classe
de se déplacer, d’échanger par exemple. Le monde scolaire fonctionne donc sur
des règles collectives qui peuvent être particulièrement en inadéquation avec
les besoins physiologiques de chacun, et tout adulte qui retourne en formation
ressent rapidement ce décalage entre les contraintes inhérentes à ces situations
d’enseignement et ses propres besoins immédiats.
La question des besoins doit pouvoir être prise en compte dans la réflexion
pédagogique. Cependant, ce domaine de réflexion a progressivement disparu
de la formation des enseignants, de moins en moins ancrée dans une approche
psychosociologique au profit d’une focale souvent restreinte aux domaines didac-
tiques. La notion est réapparue récemment dans le discours éducatif à travers la
thématique des « besoins éducatifs particuliers », mais elle n’est plus mobilisée
que dans le registre de la prise en compte de situations de handicap, ce qui est
éminemment réducteur, car toute personne a des besoins spécifiques que l’édu-
cateur doit pouvoir prendre en considération.
Cette préoccupation est essentielle pour commencer à réfléchir la construction
d’un environnement d’apprentissage adapté dans la continuité de la pensée du
courant de l’éducation nouvelle qui promouvait surtout cette notion pour s’oppo-
ser à l’approche traditionnelle de l’éducation, comme l’exprimait très clairement
le pédagogue Roger Cousinet : « Le traditionaliste construit artificiellement le
milieu (le programme) et s’efforce d’y adapter l’enfant. L’éducation nouvelle
prend les besoins de l’enfant comme données et organise le milieu de manière
que ces besoins puissent y être satisfaits, adapte le milieu à l’enfant 1. »
Ainsi, de grandes figures pédagogiques historiques ont élaboré leurs pratiques
comme réponse à des besoins identifiés des enfants. Dans la pédagogie Decroly,
les centres d’intérêt organisateurs des activités sont clairement organisés à partir
d’une théorie des besoins naturels de l’enfant : « Je me nourris, je me protège
(contre les intempéries), je me défends, je travaille. » Ces besoins naturels sont
alors raccrochés à différents éléments (l’homme, l’animal, les végétaux et les
minéraux) pour permettre la construction d’un plan de travail.

1. Cousinet R. (1968), L’Éducation nouvelle, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.

20
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

L’approche Montessori est basée sur une théorie des « périodes sensibles »
dans l’enfance. Pour elle, les enfants passent par des périodes d’intérêt et de
curiosité au cours de leur développement, et les situations qui leur sont propo-
sées doivent être pensées spécifiquement pour être ajustées à ces périodes.
Freinet a cherché de son côté à construire des méthodes naturelles prenant en
compte la curiosité et l’« élan vital » des enfants.
Dans la continuité de pensée de ces différends pédagogiques, nous pouvons
considérer que le travail d’un enseignant n’est pas seulement de chercher
à instruire en exposant son savoir, mais bien de tout mettre en œuvre pour
permettre le développement de la personne dont il a la responsabilité. Se préoc-
cuper des besoins des publics constitue donc une clé de lecture fondamentale
pour penser les apprentissages.
L’Observatoire national de la protection de l’enfance donne ainsi une défini-
tion intéressante de cette notion : « La notion de “besoins fondamentaux de l’en-
fant” renvoie à la question essentielle de la détermination de ce qui est nécessaire
pour l’enfant. Le terme de “fondamental” semble a priori le plus polysémique de
cette expression, pouvant s’entendre à la fois comme renvoyant aux besoins les
plus vitaux, qui seraient fondamentaux au sens où l’on ne pourrait s’en dispenser
(sens de besoins primordiaux) ; et/ou comme les éléments dont a besoin l’enfant
pour se construire (sens de besoins développementaux) ; et/ou les éléments dont
a besoin l’enfant pour être considéré comme un sujet de droit et non comme un
objet d’intervention2. »
Pour les penser en milieu scolaire, nous pouvons décliner ces besoins
en différentes catégories : des besoins génériques liés au développement de
l’enfant et des besoins spécifiques liés à la situation singulière de la personne
et aux particularités du milieu scolaire. La classification la plus connue est celle
du psychologue Maslow, mais d’autres catégorisations, comme celle de Raths,
Brazelton et S. I. Greenspan pour les besoins liés à la petite enfance, peuvent
nous interpeller en tant que pédagogues dans la manière dont nous les prenons
en compte quotidiennement dans nos actions éducatives.
Toutes ces catégorisations ont en commun de pouvoir être reliées à une
approche de psychologie humaniste attentive à assurer la satisfaction de ces
besoins en lien avec une conception des apprentissages où c’est l’apprenant
qui est au centre des préoccupations, en analogie avec la formule emblématique
des réformes scolaires promues par la loi de 1989 sur l’éducation.

2. Observatoire national pour la protection de l’enfance (2016), Les Besoins fondamentaux de


l’enfant et leur déclinaison pratique en protection de l’enfance, p. 2. Disponible sur :
http://www.onpe.gouv.fr/system/files/publication/notedactu_besoins_de_lenfant.pdf

21
Construire des situations pour apprendre

Tableau 1. Catégories de besoin

Maslow3 Raths4 Brazelton et S. I. Greenspan5

Besoins physiologiques
Besoin de protection
Besoin de sécurité
physique, de sécurité
Besoins de sécurité économique
et de régulation
physique

Besoin de sécurité Besoin de limites,


psychologique de structures et d’attentes

Besoin d’appartenance
et d’affection Besoin d’une communauté
Besoin d’être libéré
stable, de son soutien,
de toute culpabilité
de sa culture

Besoin d’amour
et d’affection Besoin de relations
Besoin de partager chaleureuses et stables
et de se sentir respecté
Besoin d’estime
(estime de soi et de l’autre) Besoin d’appartenir
Besoin d’expériences
à une collectivité et de
adaptées au développement
s’y sentir bien

Besoin de réussite qui Besoin d’expériences


nous confirme dans notre adaptées aux différences
croissance individuelles
Besoin de réalisation de soi

Besoin de comprendre Besoin de protection


et de se comprendre de notre avenir

Ces catégorisations peuvent donc nous aider à penser des dispositifs péda-
gogiques plus respectueux de la nature de l’enfance, à envisager des dimensions
des apprentissages qui devraient être mieux prises en compte dans les espaces
éducatifs. Elles sont un rappel pour l’éducateur de la nécessité de construire un
milieu d’apprentissage stimulant, et cette entrée par les besoins interroge à la fois
le cadre scolaire quotidien et les dispositifs d’éducation périscolaire ou familiale.

3. Maslow A. H. (1954), Motivation and Personality, New York, Harper and Row.
4. Houssaye J. (1993), « La motivation », in J. HOUSSAYE (dir.), La Pédagogie. Une encyclopédie pour
aujourd’hui (7e édition), Paris, ESF Sciences humaines, p. 223 233.
5. Brazelton T. B., Greenspan S. I. (2003), Ce dont chaque enfant a besoin. Sept besoins incontour-
nables pour grandir, apprendre et s’épanouir, Paris, Marabout.

22
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

En effet, ces différentes dimensions constituent également des balises pour


penser les environnements d’apprentissage informels comme le proposent
Pourtois et Desmet6 dans leurs travaux sur l’éducation implicite. Ils ont ainsi
construit un paradigme d’analyse en douze composantes particulièrement inté-
ressant pour penser les dispositifs pédagogiques dans le cadre d’une recherche-
action sur la coéducation menée pendant cinq ans au sein des écoles maternelles
de la ville de Charleroi, de Péruwelz et d’Etterbeek en Belgique. En aidant les
familles et les éducateurs à mieux identifier les besoins des enfants, ils ont pu
favoriser le développement de pratiques éducatives plus adaptées pour les
enfants, et cette expérience est une bonne illustration de la traduction pédago-
gique possible de la prise en compte de ces théorisations des besoins.

Une démarche construite à partir des besoins en éducation familiale

Dans la perspective de construction de l’identité, ce paradigme analyse les besoins à


travers quatre axes : ce sont les axes affectif, cognitif, social et idéologique. Dans leur
modèle, la dimension affective est associée au besoin d’affiliation et se décline en
trois besoins : l’attachement, l’acceptation, l’investissement. La dimension cognitive
est associée au besoin d’accomplissement au cœur du développement de tout sujet.
Cela passe par des besoins de stimulation, d’expérimentation et de renforcement qui
permettent d’agir sur le monde, de le comprendre, de le transformer.
La dimension sociale est également un élément clé dans la constitution d’un individu
qui peut être mis en relation avec les besoins de communication, de considération
et de structure. Pour Pourtois et Desmet, c’est par la recherche d’une autonomie
sociale, par un processus d’individuation, mais aussi d’une appartenance sociale,
que les interactions peuvent être étudiées. Enfin, la dimension idéologique renvoie
à « l’ensemble des représentations et des valeurs véhiculées par le sujet au cours de
son développement 7 ». La famille, l’école sont les principaux lieux de transmission
des idéologies.
À partir de cette modélisation, un outil de photolangage8 a pu être élaboré pour servir
de support à des rencontres éducatives de soutien à la parentalité. Le didacticiel est
constitué de brochures réalisées spécifiquement pour les parents d’enfants âgés
entre 3 et 6 ans. Chaque brochure traite d’un besoin psychosocial essentiel pour le
développement de l’enfant.

6. Pourtois J.-P., Desmet H (2002), L’Éducation postmoderne, Paris, PUF.


7. Pourtois J.-P., Desmet H. (2004), L’Éducation implicite, Paris, PUF.
8. Cette démarche est présentée dans un fascicule très intéressant. Disponible sur :
https://www.google.fr/url?sa=tetrct=jetq=etesrc=setsource=webetcd=5etved=0ahUKEwi
qseGJtbXVAhXH2xoKHTNkB8MQFghEMAQeturl=http%3A%2F%2Fwww.lerice.org%2Findex.
php%2Fdocuments%2Fcategory%2F19-autres-outils-de-co-education%3Fdownload%3D53%3Ap
hotolangage-les-besoins-psychosociaux-de-l-enfant-entre-3-et-6-ansetusg=AFQjCNGtkEv61yWFM-
fydiPAWIMpeJ9XKpw

23
Construire des situations pour apprendre

Tableau 2. Les douze besoins de Pourtois et Desmet

Registre Pédagogies
Dimension Besoins
de besoins associées
Affiliation • Attachement • Pédagogie
des expériences
• Acceptation positives
BESOINS
• Investissement • Pédagogie
AFFECTIFS
humaniste
• Pédagogie
du projet
Accomplissement • Stimulation • Pédagogie
• Expérimentation différenciée
BESOINS • renforcement • Pédagogie
COGNITIFS active
Identité

• Pédagogie
behavioriste
Autonomie • Communication • Pédagogie
sociale • Considération interactive
BESOINS • Structures • Pédagogie du
SOCIAUX chef d’œuvre
• Pédagogie
institutionnelle

BESOINS Idéologie • Bien / Bon


DE • Vital
VALEURS • Beau

Les implications pédagogiques de la prise en compte de ces besoins


Chercher à prendre en considération ces besoins soulève donc de nombreuses
questions pédagogiques. Ainsi, au premier niveau de la pyramide de Maslow,
à travers les besoins physiologiques, c’est la problématique des rythmes
d’apprentissage à l’école qui peut être évoquée, notamment la manière dont
les alternances entre activités stimulantes et activités moins sollicitantes, plus
« reposantes », peuvent être pensées, dans une journée d’enfant à l’école.
Cette thématique a été remise au premier plan par les différentes réformes
d’organisation de la semaine scolaire en 2008 et 2013 à l’école élémentaire, et
les débats se caractérisent par des positionnements souvent plus politiques
que scientifiques. Ainsi, pour les mouvements d’éducation populaire et d’édu-
cation nouvelle, la recherche d’un aménagement du temps différent associé
à une diversification des formes pédagogiques est une « vieille idée neuve ».

24
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

Par exemple, dans le projet de Jean Zay en 1937, il était déjà prévu pour le
premier et le second degré la mise en œuvre d’ateliers de loisirs dirigés (Prost9,
Gutierrez10) visant une variation des formes pédagogiques dans les apprentis-
sages et impliquant un réaménagement des temporalités scolaires. En 1947, dans
le cadre du plan Langevin-Wallon11, il était également question d’une réduction
sensible des temps scolaires au regard des possibilités physiologiques et des
besoins psychologiques des enfants.
Cavet12 met en évidence la multiplicité des dimensions de cette question
(temps social scolaire, besoins de l’enfant et apprentissages) et les particularités
du système scolaire français au niveau des rythmes : des journées longues et peu
nombreuses. Elle montre que, alors qu’un nombre croissant de pays cherchent à
étaler leur calendrier scolaire sur un plus grand nombre de semaines, la France
était en 2009 parmi les pays dont la scolarité était la plus concentrée, avec
140 jours d’école au primaire et 178 jours au secondaire (la moyenne OCDE est
de 187 jours au primaire comme au secondaire). La réforme de 2013 obligeant à
organiser la semaine scolaire sur neuf demi-journées avait permis de mieux répar-
tir le temps et pouvait laisser espérer une meilleure prise en compte des besoins
des enfants sur ce plan en distribuant mieux les moments d’apprentissage pour
favoriser la disponibilité des enfants.
Cependant, l’autorisation récente en 2017 de réorganiser la semaine sur
quatre jours – fonctionnement a priori plébiscité par de nombreux enseignants et
une partie des familles – risque de ramener très rapidement le système scolaire
français vers un fonctionnement à quatre journées de six heures en élémentaire,
dont l’efficacité est fortement discutable.
De même, au niveau des congés estivaux, la France se situait dans la moyenne
haute de l’Europe, avec neuf semaines. Les congés en cours d’années étaient
également parmi les plus longs, avec quatre périodes de deux semaines réparties
sur les dix mois de l’année scolaire. Cette organisation conduit à ce que, de fait, la
journée des élèves français (écoliers, collégiens et lycéens) soit sensiblement plus
dense et plus chargée que celle de la plupart des autres élèves dans le monde.
Si étayer participe de la construction d’un cadre permettant d’apprendre,
la question des rythmes est loin d’être anecdotique et devrait constituer une

9. Prost A. (1968), Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, collection
« U ».
10. Gutierrez L. (2014), « Les activités dirigées : regard rétrospectif sur une tentative de réforme
de l’enseignement en France dans les années trente », Vers l’éducation nouvelle, no 556, p. 54-60.
11. Maubant P. (1999), « Dispositifs dans et hors l’école : de nouvelles configurations péda-
gogiques ? », in Apprendre autrement aujourd’hui ?, entretien de la Villette, Cité des sciences et
de l’industrie, Paris.
12. Cavet A. (2011), Rythmes scolaires : pour une dynamique nouvelle des temps éducatifs. Dossier
d’actualité Veille et Analyses, no 60. Consulté le 25/04/2014 sur : http://ife.ens-lyon.fr/vst/DA/
detailsDossier.php?parent=accueiletdossier=60etlang=fr

25
Construire des situations pour apprendre

thématique beaucoup plus investie par les professionnels. S’ils constatent bien
des effets de fatigue des élèves sur les temps scolaires, ils les attribuent généra-
lement à des causes externes de rythme de vie familiale sans interroger le déroulé
scolaire lui-même. Et pourtant, les savoirs issus de la chronobiologie13 mettent
en évidence que les rythmes sont effectivement inadaptés sur plusieurs points :
vacances trop longues, début de la journée trop tôt (manque de sommeil), durée
de la journée scolaire, ruptures de rythmes liées aux coupures dans la semaine
scolaire, pauses méridiennes fatigantes dans des espaces collectifs de restau-
ration scolaire souvent mal adaptés. De plus, si la disponibilité de l’enfant pour
apprendre est une condition préalable aux apprentissages, cette préoccupation
nous conduit à interroger également les conditions de vie des enfants, dans leur
environnement familial, les horaires de lever, de coucher, la garantie dans des
contextes paupérisés que les enfants n’arrivent pas le ventre vide à l’école.
Dans le cadre de l’espace scolaire, à un second niveau, les besoins liés à
la sécurité physique, mais auxquels on pourrait ajouter la sécurité affective,
amènent à réfléchir à la place qui est dévolue à l’enfant dans le cadre proposé
et sur les conditions dans lesquelles on le fait évoluer. L’idée de « besoin de
relations chaleureuses et stables » et « le besoin de protection physique, de
sécurité et de régulation » nous incite à bien prendre en compte les dimensions
psychoaffectives liées aux apprentissages, car elles ont également une influence
importante sur la disponibilité à apprendre.
Si les dimensions de sécurité physique sont surinvesties dans les espaces
scolaires contemporains, comme en témoigne le foisonnement de réglementa-
tions, la question de la sécurité affective est beaucoup moins prise en compte. Le
constat malheureux d’enfants qui vont à l’école « la boule au ventre » par peur
de ce qui va se passer dans la relation avec l’enseignant ou avec les camarades
reste une réalité, et certains enfants vivent également dans leur vie extrascolaire
des situations difficiles qui ne leur permettent pas d’être disponibles cognitive-
ment aux apprentissages. Nous pouvons ici nous référer aux travaux liés à la peur
d’apprendre et au stress à l’école. Boimare14 met ainsi l’accent sur les dimensions
psychoaffectives pouvant contrarier les apprentissages qu’il qualifie dans une
formule intéressante d’« empêchement de penser » aboutissant à des stratégies
de contournement et d’évitement du temps de la réflexion. Dans cette perspec-
tive, les enfants peuvent avoir « peur d’apprendre », ignorer ou refuser que « ce
qu’il y a à apprendre ».

13. Voir sur ce point un article très clair de la revue Sciences et Vie de juillet 2017 de Kheira
Bettayeb, « Aménagement des rythmes scolaires, les 4 avis scientifiques que personne ne suit »,
p.106-109.
14. Boimare S. (2014), L’Enfant et la peur d’apprendre (3e édition), Paris, Dunod.

26
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

La question des effets du stress sur les performances des élèves peut égale-
ment être associée à cette réflexion comme le montrent les travaux de Favre15. À
partir de travaux issus des neurosciences, il met en évidence l’impossibilité de
dissocier émotion et cognition pour l’apprenant et l’enjeu important de limiter les
situations angoissantes pour les élèves dans l’environnement scolaire : « Selon
certaines recherches, la réussite scolaire et le stress sont inversement corrélés.
De plus, un stress chronique et élevé a la réputation d’altérer la santé mentale et
physique. D’autres auteurs dénoncent comme atteinte à l’éthique le fait d’utiliser
le stress comme un instrument pour favoriser l’apprentissage en créant un envi-
ronnement menaçant pour les apprenants16. »
Le stress peut donc être « toxique », selon la formule d’Alvarez17, et le climat
instauré dans les environnements d’apprentissage peut être déterminant : cela
touche à la manière dont est construite la relation d’autorité et d’accompagne-
ment, à la pression mise ou non sur la performance immédiate et à la manière
dont sont prises en compte les productions des enfants. En fait, apprendre
implique des dimensions personnelles, émotionnelles et identitaires que l’ap-
proche scolaire traditionnelle minore bien souvent en privilégiant (dans ses objec-
tifs et ses régulations) la seule dimension d’exposition aux savoirs. Ces constats
nous invitent à reconsidérer les questions de l’évaluation et de l’aménagement
du cadre scolaire, car ces dimensions sont susceptibles d’être à l’origine de
difficultés de certains élèves. Nous développerons ces points dans les chapitres
suivants.
Le besoin d’estime de soi (pour soi et dans le regard de l’autre) est également
déterminant. Pour apprendre en milieu scolaire, il est important d’avoir construit
une estime de soi suffisamment positive, de se sentir en capacité de faire et
de réussir afin d’investir les situations, de supporter les tensions inhérentes à
l’apprentissage : prendre le risque d’apprendre, supporter la frustration de ne
pas encore savoir et se projeter dans une réussite future. Dans le même registre,
du point de vue psychosocial, les travaux relatifs à l’« effet Pygmalion » comme
prophétie autoréalisatrice et les analyses liées à la « menace du stéréotype »
montrent l’importance de se projeter comme capable de réussir pour se mobiliser
dans les apprentissages. A contrario, un enfant qui intègre l’idée de son incom-
pétence dans un domaine particulier (« Je suis nul en maths ») risque fort d’avoir
des difficultés à s’investir dans les situations relevant de ce domaine et de se voir
confirmer par ses résultats cette idée préconçue sur ses capacités.

15. Favre D. (2010), Cessons de démotiver les élèves. 18 clés pour favoriser l’apprentissage, Paris,
Dunod.
16. Favre D. (2014), « Stress et apprentissage », Animation et Éducation, no 238. Disponible
sur : http://ecole-savoirs-essentiels.fr/wp-content/uploads/2016/01/Stress-et-apprentissage-
Daniel-Favre.pdf
17. Alvarez C. (2016), Les Lois naturelles de l’enfant, Paris, Les Arènes.

27
Construire des situations pour apprendre

Les retombées de cet effet sont donc cognitives, mais également motivation-
nelles, et nous retrouvons cette dimension dans les apprentissages scolaires
(Désert18) et tout particulièrement lorsque des enjeux évaluatifs sont mobilisés.
Comme le montre Toczeck-Capelle, l’estime de soi apparaît donc comme un enjeu
fondamental pour la réussite scolaire et est associée à la projection des personnes
dans leurs capacités à réussir à partir des stéréotypes : « Les réputations sociales
négatives dont les individus sont parfois la cible peuvent les conduire à adopter
un comportement qui valide ces réputations aux yeux de tous. Ce mécanisme
pervers participe, semble-t-il, au maintien des inégalités sociales19. »

Effet Pygmalion et menace du stéréotype

L’« effet Pygmalion » ou « prophétie autoréalisatrice » est une illustration des effets
de l’estime de soi sur les apprentissages. Comme le montrent Trouillaud et Sarrazin
(2003), cette notion, élaborée par Rosenthal et Jacobson (1971), renvoie en pédago-
gie aux « effets d’attente », au fait d’effectuer des hypothèses sur le devenir scolaire
d’un élève et de les voir effectivement se réaliser à partir des projections de l’adulte
sur l’évolution possible de l’enfant.
À partir d’une situation expérimentale dans laquelle ils présentent comme précoces
avec un fort potentiel de développement des élèves de tout niveau, ils montrent que
ces derniers progressent tous de manière importante et expliquent ce phénomène
par la projection positive des enseignants sur les élèves : en projetant leurs préjugés
et en les pensant capables de réussir, ils contribuent à mettre en place des relations,
des médiations favorisant la réussite y compris pour les élèves en difficulté.
Le problème est qu’il est fort probable que cet effet Pygmalion fonctionne dans les
deux sens et que projeter un élève comme incapable de réussir constitue une prophé-
tie autoréalisatrice tout aussi efficace créant de la difficulté scolaire. Cette réflexion
sur l’estime de soi et l’effet Pygmalion montre l’importance d’avoir une vision positive
de ses capacités pour se mobiliser dans les apprentissages comme l’exprimait Pagnol
dans Le Temps des amours20 : « Dès que les professeurs commencèrent à le traiter en
bon élève, il le devint véritablement : pour que les gens méritent notre confiance, il
faut commencer par la leur donner. »
Le risque contraire d’une intériorisation d’un sentiment d’incompétence dans
certains domaines, ce que les chercheurs appellent la « menace du stéréotype », est
également à prendre en compte. Steele et Aronson ont réalisé une enquête auprès
d’étudiants américains noirs et blancs. Ils les ont soumis à un test de raisonnement.

18. Désert M. (2004), « Les effets de la menace du stéréotype et du statut minoritaire dans un
groupe », Ville École Intégration, no 138, p. 31‑37.
19. Toczek-Capelle M.-C. (2012), « Des situations scolaires aux effets redoutables : que savons-
nous de l’estime de soi des élèves en classe ? », in Fname-Retz, Inégalités scolaires et résilience,
Paris, Retz, p. 59-74, p. 68.
20. Pagnol M. (1988), Le Temps des amours , Collection « Fortunio », Éditeur De Fallois.

28
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

Pour une moitié d’entre eux, le test est présenté comme épreuve d’intelligence et,
pour l’autre moitié, il est positionné comme une épreuve sans enjeu évaluatif. Cette
expérimentation permet de mettre en évidence que, dans le contexte évaluatif,
les étudiants noirs ont une performance significativement plus faible que dans le
contexte non évaluatif, alors qu’aucune différence significative n’est observée pour
les étudiants blancs. Comme l’explicite Dagot, l’hypothèse proposée par les auteurs
est que « les étudiants noirs sont soumis à la “menace du stéréotype”, à savoir la
crainte de confirmer un stéréotype attaché à son groupe d’appartenance. La pres-
sion ainsi créée par la situation entraîne, via divers mécanismes médiateurs, une
chute des performances, et conduit à la situation paradoxale de la confirmation du
stéréotype21 ».

Les enfants ont donc besoin d’être confrontés à des espaces pédagogiques
dans lesquels ils peuvent éprouver et développer leur sentiment de compétence,
le sentiment d’être utile et ne pas être en situation de stress négatif lié à l’inté-
gration inconsciente de stéréotypes, d’un sentiment d’incapacité lié à la situation
scolaire. Cela passe bien souvent par l’intégration dans un groupe d’apparte-
nance dans lequel les relations humaines peuvent se construire.
Le besoin d’appartenance et d’affection doit donc également faire l’objet d’une
attention particulière, et on oublie bien souvent que les apprentissages humains
s’appuient sur des interactions sociales fondatrices. Nous ne sommes pas seuls
au monde, et les relations aux autres sont une condition importante de notre
développement. Les travaux sur les « enfants sauvages » qui ont grandi hors de la
société humaine (Malson22) ont montré que l’absence de relations sociales dans
la petite enfance peut altérer considérablement le développement. L’humain est
un être social qui doit pouvoir se sentir appartenir à une communauté pour se
développer dans un climat affectif positif.
Contrairement à l’optique de la pédagogie traditionnelle, qui pense l’espace
scolaire essentiellement sur le mode monastique, comme un lieu dévolu exclu-
sivement à l’instruction et au respect d’une discipline corporelle, la classe peut
donc être appréhendée comme un lieu de vie sociale dans lequel se jouent des
relations affectives entre les membres de cette collectivité. L’établissement
scolaire est un endroit dans lequel l’élève va passer une partie non négligeable
de son temps et constitue une forme de « cité humaine » dont le fonctionnement
doit pouvoir être pensé pour que chacun y trouve sa place, ait l’occasion de vivre
des relations humaines stimulantes, en évitant les écueils de relations négatives
entre enseignants et élèves, mais également entre élèves.

21. Dagot L. (2007), « Menace du stéréotype et performance motivationnelle : le cas des deman-
deurs d’emploi », L’Orientation scolaire et professionnelle, volume 36, no 3, p. 343-356 (p. 343).
22. Malson L. (2002), Les Enfants sauvages, Paris, 10/18.

29
Construire des situations pour apprendre

L’organisation des conditions matérielles et environnementales afin que les


élèves puissent vivre, communiquer, développer une vie sociale riche est un enjeu
capital pour offrir un environnement d’apprentissage porteur. Cela implique de
développer une « écologie de l’école », selon la formule de Vayer P., Duval A. et
Roncin C.23, articulant les deux variables de l’environnement matériel et de la vie
du groupe d’enfants.
D’autre part, la catégorie du besoin de réalisation de soi nous renvoie au sens
que va prendre l’activité pour le sujet dans la construction de son propre parcours,
dans son projet de se développer et de grandir. Cette catégorie de besoin peut
être mise en lien avec les enjeux de motivation comme dimension fondatrice
des apprentissages, comme l’indiquait Freinet à travers la métaphore imagée du
« cheval qui n’a pas soif ». Pour lui, le pédagogue est bien souvent dans la même
position que le paysan qui souhaiterait faire boire son cheval au moment où cela
l’arrange, mais qui se retrouve confronté à l’impossibilité de le faire si l’envie n’est
pas préalablement là : « C’est ainsi qu’on se trompe toujours, quand on prétend
changer l’ordre des choses, et vouloir faire boire qui n’a pas soif24… »
Créer les conditions d’une motivation, ou a minima d’une mobilisation, est
donc un enjeu très important, car cette dimension est un moteur essentiel de
l’activité, une condition de l’investissement dans les apprentissages. Les travaux
de Viau25 mettent ainsi en évidence une liste de conditions favorisantes pour
la motivation des élèves. Pour lui, les activités doivent tout d’abord être signi-
fiantes, aux yeux de l’élève, et être diversifiées et s’intégrer aux autres activités.
Elles doivent par ailleurs représenter un défi pour l’élève, exiger un engagement
cognitif et être authentiques. Cela implique que le projet de la personne puisse
être pris en compte, qu’il y ait dans les espaces éducatifs des possibilités d’explo-
rer, d’expérimenter et de créer. Chez l’enfant, cela peut passer par le jeu, mais
également par l’exploration de son pouvoir sur le monde dans les expériences
premières et fondatrices, comme quand un jeune enfant va passer des heures et
des heures à refaire les mêmes activités de manipulation, va préférer au dernier
jouet high-tech que l’on vient de lui offrir son emballage, bien plus intéressant
pour inventer son propre jeu.

23. Vayer P., Duval A., Roncin C. (1991), Une écologie de l’école, Paris, PUF.
24. Freinet C, Les Dits de Matthieu. (1re partie). Brochures d’Éducation Nouvelle Populaire, n° 47,
juillet 1949, Cannes, Éditions de l’École moderne française. La première parution de ce texte
est dans un numéro de l’éducateur en 1947 : https://www.icem-freinet.fr/archives/educ/47-
48/2/3.pdf
25. Viau R. (2000), « Des conditions à respecter pour susciter la motivation des élèves »,
Correspondance. Amélioration du français en milieu collégial, volume 5, no 3.
Viau considère en outre que, sur le plan matériel, responsabiliser l’élève en lui permettant de
faire des choix, d’interagir et de collaborer avec les autres serait un caractère favorisant pour la
mobilisation si les activités ont un caractère interdisciplinaire, comportent des consignes claires
et se déroulent sur une période de temps suffisante.

30
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

Or, la créativité est en fait peu sollicitée dans une approche scolaire historique-
ment normalisatrice, et les enfants sont bien plus appréhendés comme des objets
à formater que comme des sujets acteurs de leur parcours, même parfois dans
des disciplines artistiques lorsque l’enjeu devient de tous faire la même chose.
Donc cette dimension interroge la place du processus créatif, de l’imagination à
l’école et sur le plan pédagogique invite à revaloriser des formats pédagogiques
plus ouverts, dans lesquels les enfants peuvent inventer, expérimenter pour que
ce besoin fondamental puisse être pris en compte.
Nous venons de passer en revue les grandes catégories de besoins telles
qu’elles apparaissent dans le développement général de la personne, et force
est de constater que le fonctionnement de l’univers scolaire traditionnel est en
tension avec beaucoup de ces besoins. Il est en effet structuré sur une logique
d’enseignement qui a une dynamique singulière en rupture avec la logique de
la vie comme l’indique Reboul : « l’enseignement prépare à la vie en créant des
situations qui simulent celles de la vie sans se confondre avec elles26. »
L’enseignement est donc une forme pédagogique qui s’inscrit dans une
conception particulière de l’apprendre : des interactions dans un espace symbo-
lique spécifique avec des statuts asymétriques dans lequel l’enseignant a un rôle
de transmission et d’organisation de l’activité de l’élève qui doit, lui, s’impliquer
dans le processus, se conformer à un certain nombre de normes. Dans cet univers,
la relation pédagogique a un caractère impersonnel, et les individus sont rarement
considérés dans leur singularité, l’enfant disparaît bien souvent derrière la figure
de l’élève. Difficile dans un tel contexte de construire un environnement permet-
tant de prendre en compte les différentes dimensions que nous venons d’évoquer.
De plus, du fait des particularités de ce milieu scolaire, de son artificialité,
des besoins plus spécifiques propres aux enjeux d’enseignement peuvent être
identifiés et méritent d’être pris en compte dans la construction d’un modèle
pédagogique centré sur les besoins.

Des besoins spécifiques au scolaire, sources de difficultés


Les différents types de besoins que nous venons d’évoquer situent des
registres dans lesquels les enfants peuvent être en difficulté ou des leviers
permettant de les aider. Une réflexion sur les étayages appropriés devient essen-
tielle pour ne pas reproduire des réponses inadaptées. Par exemple, il paraît peu
probable qu’un enfant qui ne donne pas sens au scolaire, et donc ne s’engage
pas dans les apprentissages, puisse développer un meilleur investissement en
répétant inlassablement des exercices répétitifs dans le cadre du soutien scolaire.
La situation scolaire est donc particulière et engendre des besoins spécifiques

26. Reboul O. (2010), Qu’est-ce qu’apprendre ? Pour une philosophie de l’enseignement (1re édition
1980), Paris, PUF, p. 14.

31
Construire des situations pour apprendre

liés à la socialisation scolaire et aux manières d’apprendre développées dans


cet espace. L’enfant a donc besoin de construire les compétences qui relèvent
de son « métier d’élève » dans différentes dimensions, trop peu connues des
professionnels.

Élève, un drôle de métier


Perrenoud a travaillé sous un angle sociopédagogique la particularité des
situations scolaires dans lesquelles la maîtrise du « curriculum caché » des
apprentissages apparaît comme une compétence capitale associée à la capacité
de s’inscrire dans ce qu’il nomme le « métier d’élève ». C’est pour lui un statut, une
condition, caractérisée par l’exercice d’un rôle spécifique dans un environnement
extrêmement normalisé. En comparant l’école à un espace dans lequel on stan-
dardise le mode de production, il développe l’idée que le métier d’élève a quelque
parenté avec le métier de soldat puisqu’il est soumis à une autorité scolaire régu-
lant de grandes populations de personnes interchangeables par la normalisation
des horaires, des espaces, des règles de conduite, des programmes. Les rôles
entre l’enseignant et l’élève sont clairement répartis. Le métier d’élève consiste
idéalement à apprendre et celui d’enseignant à mettre en place des situations lui
permettant d’apprendre, et cette répartition est reconnue par la société comme
étant le mode « normal » de la socialisation scolaire.
Toutefois, au regard de l’histoire de l’éducation, cette situation ne va pas
de soi, et la description de l’activité de l’élève en analogie à l’exercice d’un
travail permet de prendre conscience de la particularité de cette situation qui
peut constituer pour certains un « non-sens » ou pour d’autres un système de
contrainte et de normes insurmontables à travers quatre dimensions caractéris-
tiques de la situation d’élève :

« Si le métier d’élève est un drôle de métier, ce n’est pas d’abord parce qu’il n’est pas
rétribué. C’est parce qu’il :
– n’est pas librement choisi, moins que tout autre ;
– dépend fortement d’un tiers, non seulement dans ses finalités et conditions principales,
mais dans son détail, et, notamment, sa fragmentation et son rapport au temps ;
– s’exerce en permanence sous le regard et le contrôle de tiers, non seulement quant à
ses résultats, mais quant à ses moindres modalités ;
– se trouve constamment au principe d’une évaluation des qualités et des défauts de la
personne, de son intelligence, de sa culture, de son caractère27. »

Cette notion est donc un élément d’analyse intéressant des caractéristiques


de la socialisation scolaire du point de vue de l’élève (que les enseignants ont

27. Perrenoud P. (1994), Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF Sciences humaines,
p. 14.

32
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

parfois oublié, ou fini par considérer comme « allant de soi »). Pourtant, le cadre
scolaire est effectivement très normé et se distingue par un aménagement spéci-
fique au niveau de l’espace et du rythme, par la nécessité de respecter des règles
explicites ou parfois implicites pouvant faire obstacle aux apprentissages.
Sur ce point, en utilisant la notion de curriculum28, Perrenoud29 montre l’exis-
tence en milieu scolaire de trois systèmes parallèles :
–– un curriculum formel correspondant au programme d’étude annoncé, aux
objectifs explicites à atteindre dans la formation ;
–– un curriculum réel correspondant aux objectifs réellement poursuivis qui
n’est pas forcément en adéquation complète avec le formel ;
–– un curriculum caché implicite, lié à la part d’apprentissages non explicitée
par l’institution scolaire, qui joue un grand rôle dans la réussite ou la diffi-
culté scolaire.
Les situations d’apprentissage ont donc une part d’implicite dont certains
élèves n’ont pas conscience (alors que d’autres, plus en connivence sociologique
avec le monde scolaire, sont en situation de mieux décoder la « vraie règle du jeu
de l’école »). Cela peut les conduire à des interprétations erronées des attentes
de l’institution et des enseignants, de ce qui est véritablement important, et
contribue à créer des « malentendus scolaires » sources de difficultés. Dans
une perspective d’analyse sociologique des apprentissages scolaires, Bautier
et Rayou expliquent ainsi une part des difficultés scolaires par des malentendus
sociocognitifs construits conjointement entre l’enseignant et l’élève avec un écart
entre ce que l’enseignant croit mettre en place (et attend de l’élève) et l’interpré-
tation erronée de l’élève l’amenant à mobiliser des modes de pensée, des raison-
nements, des façons de faire inadaptés à la situation.
La difficulté n’est pas alors liée à des manques, mais à des habitudes inap-
propriées de l’élève dont il n’a pas conscience et à la manière dont il a compris
les attendus du scolaire, son métier d’élève : « C’est cette interprétation qui
le conduit, volontairement ou non, à mobiliser ou non, des expériences, des
connaissances ou des savoirs, à penser l’activité proposée comme relevant d’un
apprentissage nouveau, d’une évaluation, d’un rituel scolaire… Interviennent
donc dans cette interprétation les habitudes langagières, cognitives et relation-
nelles des élèves, mais aussi la façon dont l’élève comprend son “métier d’élève”,

28. Plus large que celle de « programme », cette notion articule les finalités, les contenus, les
activités et les démarches d’apprentissage, ainsi que les modalités et moyens d’évaluation des
acquis des élèves dans un parcours éducatif.
29. Perrenoud P. (1993), « Curriculum : le formel, le réel, le caché », in J. Houssaye (dir.), La
Pédagogie. Une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris, ESF Sciences humaines, p. 61-76 (p. 61).

33
Construire des situations pour apprendre

ce que signifie pour lui travailler à l’école : où l’on retrouve les rapports entre
socialisation scolaire et socialisation non scolaire30. »
De plus, ce phénomène peut être accentué par la particularité des savoirs
scolaires souvent décontextualisés (car ils ont fait l’objet d’une transposition didac-
tique) et non immédiatement fonctionnels. Les travaux relatifs à la thématique des
rapports aux savoirs permettent d’éclairer cet aspect particulier des apprentissages.

Un besoin de donner du sens à son expérience scolaire :


la question des rapports aux savoirs
À un autre niveau, un enfant a besoin de construire un rapport au savoir et
à l’apprendre adapté, de se mettre en projet pour apprendre. Comme l’indique
Astolfi, si l’enseignant peut chercher à transmettre, à partager ses savoirs, c’est
bien in fine le sujet qui apprend : « Une des curiosités de la langue française, c’est
l’usage possible du verbe apprendre comme synonyme d’enseigner. Ne dit-on
pas assez facilement qu’on va apprendre quelque chose aux élèves alors qu’eux
seuls peuvent le faire à partir de ce qu’on leur enseigne31 ? »
Pour beaucoup d’élèves en difficulté, l’obstacle aux apprentissages ne se
situe pas prioritairement dans des problématiques d’ordre didactique mais dans
des structurations de rapport à l’apprendre, dans le sens qu’ils donnent à leur
situation scolaire. Le rapport de l’enfant lui-même aux apprentissages (dans un
registre psychologique et sociologique) est donc un élément essentiel à prendre
en considération et notamment ses représentations de ce qu’il faut mobiliser
pour apprendre. Develay a mis en évidence très clairement le risque d’un « non-
sens » de la situation scolaire pour beaucoup d’élèves en analysant le rapport aux
savoirs scolaires qu’ils peuvent entretenir : « Mais pourquoi les élèves ont-ils du
mal à trouver du sens à l’école ? Le savoir leur apparaît souvent déconnecté de
son usage, coupé même de la pensée parce que non relié à un usage opération-
nel. [...] la connaissance leur apparaît comme autant de pièces d’un puzzle qu’on
présenterait en vrac sans jamais avoir à composer une maquette avec. L’école
passe en revue des savoirs démontés que les élèves ont peu fréquemment à
utiliser pour construire des cohérences. Les savoirs ne sont pas vécus au futur32. »
Cet enjeu fondamental, souvent peu conscientisé par des enseignants eux-
mêmes souvent anciens bons élèves et ayant intégré comme un « allant de soi »
le fonctionnement scolaire, a des implications importantes sur la construction
des apprentissages. Par exemple, la déstabilisation liée à une incompréhension
du contrat didactique réel peut conduire les élèves à formuler des réponses

30. Bautier É, Rayou P. (2009), Les Inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malenten-
dus scolaires, Paris, PUF, p. 94.
31. Astolfi J.-P. (2008), La Saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre, Paris, ESF Sciences
humaines, p. 59.
32. Develay M. (1996), Donner du sens à l’école, Paris, ESF Sciences humaines, p. 88.

34
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

absurdes comme dans l’expérience de l’« âge du capitaine »33 popularisée par
Stella Baruk. Ce qui pourrait être interprété comme un manque de compétences
témoigne surtout de l’incompréhension des attendus de leur environnement pour
ces élèves et de leur tendance à fournir des réponses à tout prix dans la compré-
hension qu’ils croient avoir de la situation scolaire.

Fonctionnement en « âge du capitaine 34» :


le problème du sens en milieu scolaire
À partir d’un problème de G. Flaubert, des professeurs de mathématiques ont l’idée
de poser à des enfants de l’école primaire le problème suivant : « Sur un bateau, il y a
26 moutons et 10 chèvres, quel est l’âge du capitaine ? »
Les élèves de cours élémentaire à qui cette question est posée sont plus de 75 % à
utiliser les chiffres fournis pour formuler une réponse. Chez les élèves de cours moyen,
ils sont encore un tiers à répondre à ce faux problème.
Ce « non-sens » interroge, car il peut renvoyer à l’absence de connaissances mathéma-
tiques chez certains élèves mais, vu l’importance du phénomène, il est à relier égale-
ment à la compréhension erronée que les élèves ont de la situation scolaire. L’école est
un lieu où il faut répondre parfois « à tout prix » pour s’acquitter de sa tâche d’élève.

Certains élèves désireux d’apprendre n’ont pas de perspective générale d’utili-


sation des savoirs scolaires et par conséquent ne donnent pas sens aux activités,
ne les mémorisent pas ou ne savent pas les utiliser en contexte. La construction
d’un « rapport au savoir » adapté (Charlot, Bautier, Rochex35) est une condition
importante pour susciter une mobilisation pour apprendre. Ce dernier constitue
un obstacle potentiel aux apprentissages si les modèles pédagogiques dévelop-
pés ne permettent pas à l’apprenant de donner sens à ce qu’il fait ou encore d’ac-
céder à la « saveur des savoirs » selon la formule d’Astolfi36. Les élèves ont besoin
de percevoir l’utilité potentielle des savoirs proposés dans le curriculum scolaire,
et la question du rapport au savoir est donc au cœur du travail sur l’apprendre
comme l’indique Perrenoud :

« Le rapport au savoir, ce n’est pas le savoir, c’est l’ensemble des relations affectives,
cognitives et pratiques qu’un sujet entretient aux savoirs et à l’apprendre. Le savoir est
une composante permanente de notre environnement, comme le pouvoir, l’incertitude,

33. Baruk S. (1985), L’Âge du capitaine. De l’erreur en mathématiques, Paris, Seuil.


34. Le compte rendu de cette expérimentation est disponible sur : http://www-irem.ujf-greno-
ble.fr/revues/revue_n/fic/19/19n4.pdf
35. Charlot B., Bautier É., Rochex J.-Y. (1992), École et savoir dans les banlieues... et ailleurs, Paris,
Armand Colin.
36. Astolfi J.-P. (2008), La Saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre, Paris, ESF Sciences
humaines.

35
Construire des situations pour apprendre

l’espace, etc. Au fil de notre expérience, nous développons un rapport à ces composantes,
un rapport fait de dispositions, de goûts, d’attitudes, de représentations, d’habitudes,
de désirs et de peurs. […] Le rapport au savoir est un des ingrédients du sens du travail
scolaire. Il ne le détermine pas entièrement, mais peut constituer un très lourd handi-
cap, un barrage presque infranchissable le jour où un élève a construit un rapport
défensif, méfiant ou cynique à une discipline, une notion, une méthode, une posture
intellectuelle. Faire évoluer le rapport au savoir est donc l’un des enjeux de toute action
éducative37. »

Pour éviter des interprétations erronées des attentes de l’institution, de ce


qui est véritablement important dans l’apprentissage, les enfants ont besoin de
pouvoir comprendre le contrat scolaire réel, et nous pouvons donc identifier diffé-
rentes dimensions constitutives des « rapports aux savoirs » que l’environnement
scolaire devrait pouvoir prendre en compte :
–– le rapport à l’école, la manière dont on pense à quoi servent les finalités
de ce système scolaire et quelles sont ses règles implicites de fonctionne-
ment ;
–– le rapport aux savoirs, leur sens, la manière dont ils fonctionnent, leur épis-
témologie et ce que sont leurs usages sociaux ;
–– le rapport à l’apprendre, la manière dont un individu pense qu’il doit s’y
prendre pour apprendre (Lescouarch)38.
Cette réflexion nous incite à accorder une attention particulière au « besoin
d’explicitation » de la part d’implicite des apprentissages en milieu scolaire. Il est
important de mettre en évidence la « partie immergée de l’iceberg » dont certains
élèves n’ont pas conscience (car leur environnement ne les a pas préparés à le
repérer ni à le décoder). L’enjeu est donc de penser des cadres d’apprentissage
permettant de donner accès aux attendus du scolaire, permettant aux enfants de
se projeter dans ces apprentissages.
Plutôt que de se centrer sur le « métier d’élève » restreint au cadre scolaire
et à ses normes parfois arbitraires, il serait peut-être bon de se poser la question
du « métier d’apprenant » pour amener les enfants à un rapport personnel aux
savoirs et aux apprentissages qui est lié à un autre besoin : être en situation de
formaliser et d’accéder à des savoirs secondarisés.

37. Perrenoud P (2004), « Qu’est-ce qu’apprendre ? », Enfance et Psy, no 24, p. 9-17 (p. 15-16).
Consulté le 30/06/2013 sur : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/
php_2004/2004_08.html
38. Lescouarch L. (2015), « Diversifier les approches pédagogiques pour accompagner les élèves
dans toutes les dimensions de l’apprentissage », PROF, no 27, p 34‑35.

36
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

Les enjeux d’explicitation et de secondarisation des savoirs


Si l’univers scolaire se caractérise par des règles particulières de fonction-
nement, il est également porteur de manières d’apprendre singulières qui le
distinguent des autres espaces d’apprentissage. Ainsi, en référence aux théories
de Geary, dans ses travaux de psychologie cognitive, Tricot39 différencie deux
types de connaissances et de forme d’acquisition. Les connaissances primaires,
présentes depuis longtemps dans l’évolution de l’espèce humaine (parler,
communiquer, vivre en groupe, découvrir son environnement) sont acquises
par adaptation sur un mode implicite. Les connaissances secondaires sont un
construit culturel apparu beaucoup plus récemment dans l’histoire (lire, compter,
écrire…) et impliquent une démarche plus explicite de transmission. Les connais-
sances primaires construites dans les apprentissages informels par maturation
(imprégnation-adaptation) ne procèdent donc pas des mêmes mécanismes que
les connaissances secondaires décontextualisées qui nécessitent un enseigne-
ment et une mobilisation explicite.
À travers les processus de transposition didactique, le propre du scolaire
est donc de chercher à faire construire des connaissances secondaires, ce qui
spécifie les démarches d’apprentissage dans ce milieu qui attend une attitude,
une posture envers le savoir et/ou l’école non explicitement enseignée (Coché F.,
Genot P., Kahn S., Puissant M. et Robin F.40). Pour beaucoup d’élèves, la centration
sur le sens ordinaire, quotidien, des tâches, des objets ou des mots semble les
empêcher de les penser dans leur dimension scolaire « seconde », « instruite ».
Rey et al. résument bien cette attitude qui est un point d’appui essentiel aux
apprentissages : « Elle consiste à préférer ce qui est systématique à ce qui est
ponctuel, à préférer ce qui est général à ce qui est anecdotique, à préférer ce qui
est réflexif à ce qui est spontané, à préférer l’anticipation et la prévision à l’impro-
visation, le durable au fugitif (et donc souvent l’écrit à l’oral), le conceptuel au
concret, le rationnel à l’irrationnel, etc.41 »
Cette capacité à « secondariser » les savoirs apparaît comme un construit
social que l’école travaille peu et qui fait partie de l’implicite du scolaire, une
attitude supposée maîtrisée et attendue, requise pour réussir les apprentissages,
mais qui s’élabore dans un registre culturel différentiel selon les milieux sociaux.
Cela conduit certains élèves à éprouver des difficultés importantes pour identifier
les enjeux réels des tâches scolaires, à restreindre leur activité à une réalisa-
tion de la tâche sans chercher à saisir la signification de ce qui leur est proposé

39. Tricot A. (2012), Du mot au concept : utilité, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
40. Coché F., Genot P., Kahn S., Puissant M., Robin F. (2006), « Pratiques enseignantes en milieu
défavorisé : comment amener les élèves au “regard instruit” ? », Expérience(s), savoir(s), sujet(s),
INRP.
41. Rey B., Carette V., Defrance A., Kahn S., Les compétences à l’école : apprentissage et évaluation,
Bruxelles, De Boeck, 2003, p. 138.

37
Construire des situations pour apprendre

(Bautier et Goigoux42). Identifier et s’approprier les manières d’apprendre spéci-


fiques du scolaire constitue donc un besoin pour de nombreux enfants.
En complément de la confrontation aux connaissances scolaires, les enfants
ont donc besoin d’être accompagnés dans les apprentissages pour construire un
« apprendre à apprendre » permettant d’accéder aux compétences scolaires. De
Vecchi43 a pu montrer l’importance de travailler avec les enfants pour les mettre
en situation de réfléchir sur eux-mêmes et sur les manières d’apprendre, pour
les accompagner dans une visée d’autonomisation. Les enfants ont donc besoin
d’apprendre à utiliser des outils, de construire des méthodes rigoureuses adap-
tées aux diverses situations d’apprentissage dans une perspective dépassant
l’enjeu instrumental de réussite scolaire. Plus loin que cela, ces besoins renvoient
à l’idée de former des individus émancipés, capables d’apprendre par eux-mêmes
tout au long de la vie. La prise en compte de cette dimension invite le pédagogue
à ne pas penser qu’en matière de contenus scolaires, mais également à intégrer
dans sa grille de réflexion cette question de la construction de la pensée.
Les différents éléments évoqués dans cette partie nous permettent d’identi-
fier un spectre, une palette de besoins liés au développement et à la spécificité
du scolaire qui ne sont pas tous bien pris en compte dans le cadre des pratiques
pédagogiques de la forme scolaire actuelle. Ils constituent une balise pour repen-
ser les actions, construire de nouvelles pistes de travail que nous développerons
plus particulièrement dans les parties suivantes.
Cependant, pour les élaborer et poursuivre notre cheminement réflexif, il est
important de clarifier préalablement ce que c’est qu’apprendre, quelles théorisa-
tions nous pouvons mobiliser afin d’identifier les points d’appui pour refonder les
actions pédagogiques afin de mieux répondre à ces besoins.

Apprendre : des dynamiques, des espaces pour une pensée pédagogique


La question des apprentissages est travaillée dans différents paradigmes
de recherche, chacun développant un regard spécifique sur cette question. La
psychologie, la sociologie, les didactiques et les neurosciences développent
ainsi de nombreux concepts permettant d’éclairer ces phénomènes. Dans notre
réflexion, cette question sera abordée sous le prisme de la pédagogie. En tant
que discipline particulière, celle-ci fait l’objet d’une interrogation récurrente dans

42. Bautier É., Goigoux R. (2004), « Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation


et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle », Revue française de pédagogie,
volume 148, no 1, p. 89-100.
43. De Vecchi G. (2010), Aider les élèves à apprendre, Paris, Hachette Éducation.

38
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

le champ des sciences de l’éducation (Hameline44 ; Meirieu45 ; Vergnioux, Piot,


Bodergat46) du fait de son statut ambigu entre art et science de l’éducation.
Hameline a mis l’accent sur la vulgarisation du terme « pédagogie » dans
la société et sur les dérives associées à un usage tendant à l’assimiler au mot
« éducation ». Il insiste sur la particularité de la démarche pédagogique qu’il
appréhende comme une recherche de rationalisation d’une pensée de l’éduca-
tion : « Rappelons que parler de “pédagogie”, c’est se référer au discours que
toute société entretient sur l’éducation […] Il y a “pédagogie” dès lors qu’une
démarche rationnelle s’élabore, destinée à penser l’éducation, essayant d’empê-
cher autant que faire se peut qu’on se contente d’“avoir des idées”, voire ce qui
est pire de “se faire des idées” à son sujet47. »
La pédagogie est appréhendée comme une construction provisoire et impar-
faite, à reconsidérer régulièrement dans une articulation entre théorie et pratique.
Pour Houssaye, c’est l’écart irréductible entre la théorie et la pratique qui permet de
penser la pédagogie comme l’« enveloppement mutuel et dialectique de la théorie
et de la pratique éducative par la même personne, sur la même personne. Le péda-
gogue est un praticien-théoricien de l’action éducative48. »
Dans cette conception, le pédagogue n’est pas un simple applicateur de
techniques construites indépendamment de lui, mais un créateur s’inspirant des
pratiques existantes et les réinventant en permanence à partir d’une réflexion
théorique sur les savoirs, les valeurs à transmettre, les modalités d’apprentis-
sage, la relation éducative. Comme l’indiquait Buisson, nous sommes donc dans
la perspective d’une « science pratique » cherchant à coordonner les fins et les
moyens de l’éducation.
Par conséquent, la compréhension des situations d’apprentissage implique
de penser la complexité des modélisations pédagogiques au sens de Meirieu. Il
distingue trois pôles organisateurs des constructions pédagogiques qui consti-
tuent une clé d’analyse des situations pour les praticiens renvoyant à la fois
à l’observable des pratiques, mais en rapport à leurs fondements. Dans son
optique, les constructions pédagogiques « […] doivent toujours associer des
données axiologiques (qui nous situent à l’égard des fins que nous affectons
à l’éducation), des données scientifiques (qui sont très largement empruntées

44. Hameline D. (2000), Courants et contre-courants dans la pédagogie contemporaine, Paris, ESF
Sciences humaines.
45. Meirieu P. (2013), Pédagogie. Des lieux communs aux concepts clés, Paris, ESF Sciences
humaines.
46. Vergnioux A., Piot T., Bodergat J.-Y. (2014), La Pédagogie. Son sens, ses pratiques, Paris,
Publibook.
47. Ibid. (p. 16-17).
48. Houssaye J. (1993), « Le triangle pédagogique ou comment comprendre la situation péda-
gogique », in J. Houssaye (dir.), La Pédagogie. Une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris, ESF
Sciences humaines, p. 13-24 (p. 13).

39
Construire des situations pour apprendre

aux sciences humaines et à leurs résultats les plus probants) et des données
praxéologiques (qui constituent autant d’outils permettant d’agir dans cette
réduction raisonnée des variables que nous impose la pratique quotidienne
de la classe)49 ».
La notion de « modèle pédagogique » permet donc de décrire les situations
dans une interaction raisonnée entre ces trois dimensions à partir d’éléments
pédagogiques d’organisation interne qui vont pouvoir orienter l’action : le degré
de didactisation, les situations utilisées, les outils mobilisés, la nature de la
relation pédagogique proposée et les modalités d’évaluation envisagées.

Figure 1. Le modèle pédagogique :


niveaux d’explicitation des pôles de Meirieu, Houssaye

PRATIQUE

Pôle praxéologique EXPLICITE

Les dispositifs techniques et outils utilisés

MODÉLISATION
PÉDAGOGIQUE

Pôle scientifique Pôle axiologique

IMPLICITE IMPLICITE

Théorie de l’apprentissage et de l’éducation.


Les valeurs finalités éducatives
Paradigmes de références

THÉORIE

49. Meirieu P. (1994), « Méthodes pédagogiques », in F. Champy, C. Étévé (dir.), Dictionnaire encyclo-
pédique de l’éducation et de la formation, Paris, Nathan Université, p. 660-666.

40
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

Si la dimension des techniques éducatives est généralement explicite pour les


acteurs éducatifs, il n’en est pas de même pour les dimensions axiologiques et
scientifiques qui restent souvent très implicites dans les conceptions, les acteurs
n’étant plus habitués à se positionner par rapport à leurs intentions éducatives ni
par rapport aux théories justifiant leurs pratiques.
Cela peut être problématique car, dans les situations d’enquête auprès d’en-
seignants ou d’animateurs, il est fréquent que les personnes interrogées soient
en difficulté pour énoncer leurs visées et les théories sous-jacentes fondant
leurs pratiques, et fonctionnent en fait à partir de vulgates ou de doxas (Bautier
et Rayou50). Les vulgates sont des pratiques qui se sont appuyées sur un savoir
scientifique à un moment donné, mais qui ont perdu une partie de leur signi-
fication au cours du processus de diffusion. Les doxas sont, quant à elles, des
préconisations liées à une vision idéologique de la question éducative qui se sont
imposées et qui ne peuvent plus être socialement discutées, car elles prennent le
statut d’« évidence ».
Les pratiques des éducateurs, mais également les discours de lieux de forma-
tions, sont en fait structurées autour de savoirs de ce type que nous devons
pouvoir identifier pour dépasser les idéologies, penser avec plus de pertinence
les situations et éviter les contresens. Or, s’il est un domaine dans lequel les
vulgates et les doxas sont très présentes, ce sont bien les théories de l’apprentis-
sage manipulées par les professionnels qui relèvent souvent plus de conceptions
idéologiques réductrices que de savoirs scientifiques stabilisés. Pour continuer
notre réflexion, il peut donc être utile de repositionner quelques éléments théo-
riques en relation à cette question de l’apprendre, notamment sur les différentes
formes d’éducation et sur la question des théories de l’apprentissage.

Des processus différents : formel, non formel et informel

De l’informel au formel
La question de l’apprendre ne concerne pas que le scolaire, car la vie est une
succession d’acquisitions de l’enfance à l’âge adulte et « apprendre » constitue
une expérience humaine partagée. Nous avons tous appris à parler, à marcher,
toutes choses que nous ne savions pas faire spontanément à la naissance et qui
ont donc nécessité un apprentissage, une acquisition. La vie est donc, en soi, un
espace d’apprentissage dès la petite enfance dans un cadre informel. En parallèle,
il existe des lieux spécifiques dédiés à l’éducation et aux apprentissages struc-
turés dans des espaces sociaux relevant de différents domaines institutionnels.

50. Bautier É., Rayou P. (2009), Les Inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malenten-
dus scolaires, Paris, PUF.

41
Construire des situations pour apprendre

Les écoles de formation, mais également les espaces éducatifs de loisirs, de


travail médico-social, poursuivent des objectifs explicites d’apprentissage.
Depuis l’enfance, chacun apprend donc de nouvelles choses dans différents
espaces de vie dont deux sont spécifiquement orientés vers cette question de
l’apprendre : l’espace éducatif formel et l’espace éducatif non formel. Bordes
rappelle la construction historique de ces trois formes d’éducation, qui sont résu-
mées dans les définitions de l’Unesco et du Conseil de l’Europe :

Nous pouvons poser différents critères de distinction de ces trois espaces d’apprentissage
mettant en évidence que chaque forme d’éducation relève d’une logique spécifique permet-
tant de penser les complémentarités des actions. La compréhension et l’appropriation
de ces différences sont un enjeu très important pour développer des actions cohérentes
dans la perspective d’une éducation globale.51

Tableau 3. Des logiques pédagogiques différentes

Non formel
Formel Informel
(ou semi-formel)
• Objectifs éducatifs • Objectifs éducatifs • Objectifs éducatifs
explicites explicites implicites
• Lieu spécifique et • Dispositif organisationnel • Absence de dispositif
dispositif organisationnel en rapport avec objectifs organisationnel explicite
en rapport avec objectifs • Curriculum non formalisé • Curriculum non formalisé
• Curriculum formalisé • Absence d’évaluation/ • Absence d’évaluation/
(programme d’acquisitions) certification certification
• Évaluation/certification

J’ai fréquemment l’occasion de présenter cette catégorisation à des profes-


sionnels. Elle leur permet très souvent de prendre conscience de l’intérêt éducatif
potentiel de cette complémentarité à condition de dépasser la hiérarchisation
des formes d’éducation présente dans l’espace social, donnant le primat aux
approches formelles liées à l’école. Nous postulons en effet que ces trois formes
sont indissociables et non hiérarchisées et que les professionnels de l’éducation
doivent pouvoir comprendre la cohérence interne de chacune d’entre elles pour
rentrer dans ce qu’on appelle aujourd’hui une perspective « coéducative ».
En effet, si la focale sociale dominante (et la plupart des travaux de recherche
en éducation) porte sur les dispositifs formels, nous savons tous empiriquement
qu’une grande partie des apprentissages que nous avons pu effectuer (et non des
moindres, comme le langage oral ou la marche) s’est construite dans l’informel.
En allant plus loin, nous pouvons même nous demander si certains apprentis-
sages dévolus au champ scolaire comme la lecture ou l’écriture ne se font pas,

51. Rapport Commission de la culture et de l’éducation du Conseil de l’Europe, 15 décembre 1999,


rapporteur : M. Cristian Dumitrescu.

42
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

pour certains enfants bénéficiant de milieux familiaux favorisés très stimulants,


en fait dans le registre informel. Il n’est pas rare aujourd’hui de voir les enfants
arriver en élémentaire sachant déjà lire, et il est bien difficile de distinguer dans
cet apprentissage ce qui relève des sollicitations scolaires et ce qui relève des
apprentissages liés aux interactions informelles. C’est ce qu’exprime Brougère52
en positionnant l’informel comme une manière d’apprendre particulière :

« […] les apprentissages ne relèvent pas uniquement d’une éducation formelle, de situa-
tions qui sont conçues, reconnues ou vécues comme éducatives. Ce que porte cette expres-
sion au-delà de toutes ses ambiguïtés, c’est l’idée qu’en participant à diverses activités,
qu’il s’agisse de travail, de loisir, de vie associative, du plus ordinaire de la vie quotidienne
ou d’événements exceptionnels qui traversent une vie, les personnes apprennent sans que
la situation ait été pensée pour cela, sans qu’elles en aient l’intention, voire, parfois, sans
qu’elles en aient conscience. C’est donc refuser de limiter l’apprentissage à des moments
construits pour cela, à la présence d’une intention d’apprendre, voire à la conscience
d’apprendre. »

Cette réflexion peut conduire à interroger le champ scolaire et ses approches


pédagogiques sur la place qui pourrait être laissée aux dynamiques informelles
dans les classes. Une partie des apprentissages de l’espace formel se joue peut-
être en fait dans des dynamiques informelles qui, pourtant, sont peu valorisées
comme le développe Shugurensky en mettant en exergue le statut paradoxal de
cette forme d’apprentissage : « […] les apprentissages par l’expérience jouissent
rarement du même prestige que les apprentissages acquis (et accrédités) dans
des structures officielles ou non officielles. Cela est quelque peu paradoxal parce
que c’est dans la sphère “informelle”, source de si peu d’intérêt et de travail de
recherche, que s’acquièrent la plupart des apprentissages significatifs dont on se
sert dans la vie de tous les jours53. »
Ces formes éducatives ont en effet une grande efficacité pour les apprentis-
sages premiers ou du quotidien, et elles pourraient même inspirer les pratiques
scolaires si l’on s’intéressait plus sérieusement aux invariants des pratiques
éducatives favorisant les apprentissages dans l’informel. Ainsi, les travaux sur
l’éducation familiale, comme ceux de Pourtois54, Pourtois et Desmet55, Bergonnier-
Dupuy56, mettent en évidence des modalités d’accompagnement différentes des

52. Brougère G. (2007), « Les jeux du formel et de l’informel », Revue française de pédagogie,
Recherches en éducation, no 160, p. 5-12 (p. 5).
53. Schugurensky D (2007), « “Vingt mille lieues sous les mers” : les quatre défis de l’apprentissage
informel », Revue française de pédagogie, no 160, p. 13-27 (p. 14).
54. Pourtois J.-P., 1979, Comment les mères enseignent à leur enfant (de 5-6 ans), Paris, PUF.
55. Pourtois J.-P., Desmet H. (1989), « Note de synthèse [L’éducation familiale] », Revue française
de pédagogie, volume 86, no 1, p. 69‑101.
56. Bergonnier-Dupuy G. (2005), « Famille(s) et scolarisation », Revue française de pédagogie,
151(1), p. 5‑16.

43
Construire des situations pour apprendre

enfants dans les familles selon les milieux socioculturels plus ou moins efficaces
pour la réussite scolaire ultérieure. Ces études font ressortir les facteurs sociaux
de réussite scolaire et permettent de réfléchir pédagogiquement les types de
milieux favorables à la construction de l’intelligence.
Les paramètres favorisant le développement seraient donc les suivants :
présence de règles de conduite stables et possibilités de négociation, présence
dans le quotidien d’une logique hypothético-déductive (si… alors…), reformula-
tion systématique et possibilité d’expression des enfants qui, par la nécessité
d’expliciter leurs intentions (leurs projets, leurs actes), permet au-delà du voca-
bulaire de structurer la pensée elle-même. D’autres éléments comme l’habitude
d’anticiper, d’imaginer les conséquences de ses actes, d’évaluer ses résultats
sont également perçus comme des facteurs favorisant (Meirieu57).

Tableau 4. Facteurs influençant la réussite scolaire


D’après Palacio-Quintin58, Pourtois et Desmet, Meirieu

Les enfants qui réussissent bien à l’école Les enfants qui réussissent moins bien
ont un environnement qui : à l’école ont un environnement qui :
– aide à l’exploration ; – intervient à leur place ;
– encourage à anticiper les consé- – s’exprime sous forme impérative
quences d’une action future ; (adopte ou rejette) ;
– oriente vers la tâche ; – oriente peu vers la tâche ;
– encourage à l’autoévaluation – donne plus de feed-back négatifs ;
(encourage à vérifier les résultats – est plus directif et explique
de leurs actions) ; directement ce qu’il faut faire ;
– donne plus des feed-back positifs ; – évalue de l’extérieur les résultats
– donne plus d’indices et d’informations qu’ils obtiennent ;
spécifiques et pertinentes ; – donne des réponses (donne la solution
– fait reformuler ; au problème).
– pose des questions.

Ces travaux liés à l’éducation familiale sont loin d’être récents, mais restent
malheureusement d’actualité. Si cet axe de recherche ne fait pas l’objet de déve-
loppements spécifiques dans notre réflexion, il constitue néanmoins une toile de
fond essentielle pour mieux comprendre les apprentissages, notamment à travers
leurs dimensions informelles, et confirme l’enjeu d’appréhender le pédagogique
en termes d’environnement d’apprentissage global. Le pédagogue doit pouvoir
prendre en considération ces dimensions dans la compréhension de la situation
des enfants qui lui sont confiés, mais également s’interroger sur l’articulation de
ces différents paramètres dans le modèle pédagogique qu’il propose dans son

57. Meirieu P. (1993), « Existe-t-il des apprentissages méthodologiques ? », in A. Bentolila,


Les Entretiens Nathan : Enseigner, Apprendre, Comprendre. Actes IV, Nathan, p. 83-119.
58. Palacio-Quintin E. (1988), Environnement familial et développement cognitif de l’enfant,
Communication au 56e Congrès de l’ACFAS, Axes de recherche en éducation familiale et interven-
tion précoce, Moncton (Canada), du 9 au 13 mai 1988.

44
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

espace éducatif : quelle place pour l’exploration, l’anticipation, l’autoévaluation


dans le fonctionnement de la classe ? Comment sont conduites les interactions ?
Est-ce qu’on fait à la place de l’enfant ou au contraire est-ce qu’on le laisse faire
sans aide ?
Cette réflexion concerne en outre un autre espace éducatif structuré, mais
non scolaire, qualifié de « non formel ». Le secteur de l’animation socioculturelle
est caractéristique de cette approche, toutefois, le concernant, nous devrions
plutôt parler de « semi-formel » puisqu’il propose un cadre pédagogique en partie
formalisé (objectifs éducatifs explicites et dispositifs pédagogiques spécifiques),
mais s’appuie sur une dynamique d’apprentissage plus proche de l’informel
(absence de curriculum et de programmation d’apprentissages et absence d’éva-
luation/certification).
Les approches pédagogiques du « non-formel » sont construites sur une
distanciation par rapport aux objectifs et méthodes du scolaire dans la continuité
des actions de l’éducation populaire comme le montre Roucous : « La différence
s’est faite en partie en concevant une certaine distanciation vis-à-vis de l’instruc-
tion qui relèverait ainsi de l’école et en développant dans ces accueils extrasco-
laires une approche éducative plus large. La distinction se situe au niveau des
contenus ou objets d’apprentissages qui dépassent les savoirs et connaissances
disciplinaires de l’école pour développer l’ensemble des composantes du déve-
loppement physique, psychique et social de l’enfant. Différents de l’école, les
objectifs pédagogiques sont davantage tournés vers l’apprentissage de la vie en
groupe, de techniques manuelles ou de pratiques physiques. Au-delà de la stricte
instruction, les actions éducatives sont ainsi essentiellement orientées vers les
compétences, les savoir-faire et les savoir-être qui permettront au sujet adulte de
trouver sa place sociale59. »
Le mouvement de l’éducation populaire a particulièrement investi cette entrée
sur les apprentissages en développant des structures d’éducation complémen-
taires à celles de l’Éducation nationale valorisant des formes pédagogiques
centrées sur la mise en activité des personnes, un apprentissage par l’expérience
dans un contexte social.
La réflexion pédagogique de ce courant sur les conditions d’accueil des
enfants, la conduite d’activités favorisant des apprentissages à travers les loisirs,
la structuration d’une socialisation démocratique est très riche. D’une certaine
manière, comme l’indique Houssaye60, c’est dans l’éducation non formelle que
l’éducation nouvelle s’est véritablement concrétisée, et les pratiques éducatives

59. Roucous N (2007), « Les loisirs de l’enfant ou le défi de l’éducation informelle », Revue fran-
çaise de pédagogie, no 160, p. 63-73 (p. 68). Disponible sur : http://ife.ens-lyon.fr/publications/
edition-electronique/revue-francaise-de-pedagogie/INRP_RF160_6.pdf
60. Houssaye J. (1977), Un Avenir pour les colonies de vacances, Paris, Éditions ouvrières.

45
Construire des situations pour apprendre

de ce secteur ont pu inspirer par ailleurs de nombreuses pratiques scolaires


du premier degré, dans la période où les enseignants étaient, pour beaucoup,
également des militants d’éducation populaire. Ainsi, avant la création des IUFM,
les enseignants avaient une formation à l’animation leur permettant d’avoir
une expérience d’éducation avec les enfants complémentaire de leur formation
d’enseignants.

L’éducation populaire

Poujol61 définit l’éducation populaire comme un projet de démocratisation de l’ensei-


gnement porté par des associations dans le but de compléter l’enseignement scolaire
et de former des citoyens dans une perspective d’émancipation et de progrès social.
Le but est donc de donner à tous l’instruction et la formation nécessaires afin qu’ils
deviennent des citoyens aptes à participer activement à la vie du pays. Ferrand-
Bechmann62 nous rappelle l’ambivalence de cette définition, l’éducation populaire
renvoyant à l’éducation de ceux qui n’en ont pas et se posant par définition comme
complémentaire et compensatoire par rapport à l’Éducation nationale.
D’une manière générale, la notion d’éducation populaire désigne à la fois un proces-
sus éducatif et un ensemble d’associations qui cherchent à le mettre en œuvre en
proposant des activités sociales visant à promouvoir la responsabilisation, l’auto-
nomie des personnes dans un projet politique démocratique et émancipateur. Elle
est sous-tendue par une éthique se référant à des valeurs (le devoir, le travail, la
solidarité) et à un projet humaniste.
Sur le plan pédagogique, le mouvement de l’éducation populaire a fortement contri-
bué à structurer le courant de la formation des adultes de l’« éducation permanente »
à travers les cours du soir, les pratiques d’alphabétisation ou d’« entraînement
mental » Il est également à l’origine du courant développant l’éducation par les
loisirs, fondateur de toutes les pratiques du périscolaire et de l’animation sociocul-
turelle.
Ce mouvement constitue un véritable laboratoire pédagogique dans lequel de
nombreuses pratiques innovantes ont pu être développées souvent inspirées par
l’approche des « méthodes actives ».

Ces pratiques ont disparu depuis vingt-cinq ans, et c’est peut-être regrettable.
Même si ces premières expériences d’encadrement des enfants ne se situaient
effectivement pas dans un registre scolaire didactique, elles permettaient à
des jeunes adultes de se sensibiliser aux questions éducatives, de structurer

61. Poujol G. & Hédoux M. (2005), Éducation populaire, in Dictionnaire encyclopédique de l’éducation
et de la formation, Paris, RETZ, p. 755-759.
62. Ferrand-Bechmann (2005), « Éducation populaire ou… impopulaire ? », Pratiques de formation,
no 49, « Les pratiques contemporaines de l’éducation populaire », université Paris-VIII.

46
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

de premières postures et de commencer à réfléchir la question pédagogique


à travers le prisme de la notion d’activité issue de l’éducation nouvelle (Lainé,
Lelarge, Best). Ainsi, en appui sur Wallon et Piaget, Francine Best a développé
l’importance pour l’éducation de l’enfant d’une approche par l’activité globale
éducative à partir de la notion de milieu :

« L’activité suscitée par le milieu et par un éducateur est une réponse à un besoin fonda-
mental de l’enfant, à son besoin d’agir sur le monde, de se mouvoir, de produire des effets
sur la réalité, qu’elle soit celle des objets ou celle des personnes (adultes ou enfants) qui
l’entourent. L’idée d’activité est la source même du développement de l’enfant. L’activité
comme ressort du développement d’un être vivant – et en particulier d’un être humain –,
le besoin d’agir, ce sont des idées fondamentales, présentées sous des formes variées, chez
Wallon et Piaget. L’activité est autre chose qu’une simple occupation, qu’une simple
effectuation. Tout l’être humain – corps, mouvement, intelligence, affectivité mêlée –
se trouve mobilisé dans et par l’activité. C’est ce que l’on veut dire lorsque l’on parle
d’activité globale.63 »

Loin des imaginaires sociaux réduisant l’animation à des activités de garderie


et de divertissement, l’approche non formelle se veut explicitement éducative,
mais en s’appuyant sur des formes pédagogiques a-scolaires centrées sur une
« pédagogie de l’activité » par le jeu, la réalisation de projets, qui constituent
des manières d’apprendre tout aussi légitimes que celles du scolaire. La frontière
avec les apprentissages formels est d’ailleurs poreuse et on peut observer une
double tendance.
Pour être plus légitime et être mieux reconnu socialement, le non-formel
peut scolariser ces formes d’activité comme nous pouvons l’observer dans de
nombreux dispositifs périscolaires, et, a contrario, des pratiques pédagogiques
développées dans le non-formel peuvent se diffuser dans le cadre scolaire, notam-
ment dans les approches liées aux pédagogies alternatives. Ainsi, un des points
forts de la « méthode naturelle » Freinet est de chercher à utiliser la richesse des
dynamiques informelles d’apprentissage dans un contexte institutionnellement
formel et de s’appuyer sur les « pédagogies de l’activité ». Nous pouvons donc
souscrire au postulat de Brougère d’un entrelacement permanent du formel et de
l’informel, de l’existence d’un continuum entre les formes d’éducation.
La reconnaissance des dimensions éducatives de l’informel et du non-formel
est la base de la justification théorique du discours sur la complémentarité éduca-
tive. Elle est pourtant difficile, car les finalités de ces dispositifs sont souvent
sources de malentendus avec les enseignants et les usagers. Il n’est pas évident

63. Best F. (1979), Éducation nouvelle. Courants pédagogiques actuels : problèmes idéologiques
et philosophiques. Disponible sur : http://tmtdm.free.fr/media/textes/Courants-pedagogiques-
dans-l-Education-Nouvelle-Francine-Best.pdf

47
Construire des situations pour apprendre

de voir la dimension éducative de ces activités si on ne dispose pas de la grille


de lecture permettant d’analyser ces actions, si on ne conçoit pas que « jouer »,
« explorer », « vivre avec d’autres enfants », c’est déjà apprendre… Même si cela
n’est pas une instruction systématique comme peut la porter la troisième forme
d’éducation, le formel et sa « forme scolaire ».

La forme scolaire : un archétype de l’éducation formelle à questionner


L’espace du formel se caractérise par la présence d’objectifs éducatifs expli-
cites structurant un dispositif pédagogique articulé sur un curriculum formalisé
(programme) et faisant l’objet d’évaluations formalisées et de certifications
(diplômes). L’école constitue donc l’archétype de cette approche de l’éducation
qui nous est très familière et peut sembler « naturelle » à des individus n’ayant
connu que cette forme d’apprentissage. Cependant, si on la recontextualise histo-
riquement, elle doit être considérée en fait comme le produit d’une forme socio-
historique particulière dans un espace et une temporalité spécifique, structurée
sur une relation que Vincent, Lahire et Thin64 qualifient de « pédagogique65 » : en
repositionnant sa création dans le contexte sociohistorique du changement de
réalité sociale, dans le passage d’une société oralisée à une société scripturale
réglée et impersonnelle, ils situent l’invention de la « relation pédagogique » dans
une perspective d’intégration de normes par l’obéissance à des règles. La forme
scolaire concerne donc des apprentissages dans un lieu spécifique séparé, basé
sur l’objectivation-codification-accumulation des savoirs et la construction d’un
rapport distancié au langage et au monde (rapport scriptural-scolaire au langage
et au monde). Ces travaux fondateurs permettent d’identifier ce qui fait l’unité de
la forme au-delà des différences dans une organisation pédagogique structurée.
Vincent la caractérise comme une « forme de relation qui tend à s’imposer
notamment à toutes les manières de “transmettre” et “d’apprendre”, forme
caractérisée par l’exercice, la répétition, la progression, etc.66 ». La constitution
d’un univers séparé pour l’éducation de l’enfance, l’importance des règles dans
l’apprentissage, une organisation rationalisée du temps, la multiplication et la
répartition d’exercices finalisés pour apprendre sont des marqueurs de cette
approche de l’apprentissage selon des règles spécifiques, ce qui a conduit

64. Vincent G., Lahire B. Thin D. (1994), « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », in
G. Vincent, L’Éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les socié-
tés industrielles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, p. 11-48.
65. Le terme « pédagogique » est utilisé par ces auteurs dans un sens restreint relatif à la relation
d’apprentissage formalisée en milieu scolaire. Cet usage est très différent de la définition que
j’ai pu donner dans la partie précédente.
66. Vincent G. (1994), « Forme scolaire et modèle républicain », in G. Vincent, L’Éducation prison-
nière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Presses
universitaires de Lyon, p. 207-227 (p. 225).

48
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

Guigue67 ou Marchive68 à employer plutôt à juste titre la notion d’« ordre scolaire ».
Nous retrouvons bien ici les caractéristiques de l’univers scolaire que nous avons,
pour la plupart d’entre nous, fréquenté de nombreuses années.
Bien que les pratiques soient un peu différentes selon les lieux et les périodes,
l’école demeure un lieu fortement structuré, organisé, hiérarchisé dans lequel les
rôles et les places de chacun, le contrôle de la parole et du geste sont très préci-
sément définis. La forme scolaire constitue un mode de relation sociale spécifique
dans un espace singulier en rupture avec le moment de l’action « authentique »
(Maulini et Perrenoud), un moment de formation « qui anticipe, codifie et planifie
les apprentissages visés, qui impose des contraintes et des règles de fonctionne-
ment basées sur l’asymétrie de l’instructeur (supposé savant et compétent) et de
l’instruit (supposé ignorant)69 ». Elle se caractérise par des techniques sociale-
ment constituées pour l’activité d’enseignement avec des conditions singulières :
programmes et règlements, disposition de l’espace et supports.
Ce concept de forme scolaire est particulièrement opérationnel pour penser
le changement pédagogique, car il permet de comprendre les points forts, mais
également les limites des approches scolaires des apprentissages. Reboul70
expliquait ainsi la particularité du fonctionnement scolaire par la nécessité de
disposer d’espaces d’enseignement en rupture avec la vie pour favoriser des
apprentissages par simulation. La forme scolaire s’est donc construite contre le
mode de socialisation pratique visant à apprendre « sur le tas », par imitation, des
savoirs non séparés des pratiques sociales de référence. Cette séparation avec les
« savoirs de la vie » est intéressante, car elle facilite l’accès à des savoirs transfé-
rables, non contextualisés mais, dans le même temps, elle peut être un obstacle
important pour de nombreux élèves qui ont alors des difficultés à donner du sens
à cet espace d’apprentissage comme nous l’avons précédemment évoqué. Le
formel permet donc de penser des apprentissages dans une rationalité et sans
risque « en dehors de la vraie vie », mais cela constitue en même temps une de
ses limites intrinsèques notamment pour donner sens aux savoirs scolaires ou
pour développer une autonomie réelle. C’est sur ce point que les pédagogies
alternatives ont régulièrement mis en cause cette approche.

67. Guigue M. (2007), « L’ordre scolaire et ses marges », congrès international d’Actualité de la
recherche en éducation et en formation, Strasbourg.
68. Marchive A. (2007), « Le rituel, la règle et les savoirs. Ethnographie de l’ordre scolaire à l’école
primaire », Ethnologie française, volume 37, 4, p. 597-604.
69. Maulini O., Perrenoud P. (2005), « La forme scolaire de l’éducation de base : tensions internes
et évolutions », in O. Maulini, C. Montandon (dir.), Les Formes de l’éducation : variété et variations,
Bruxelles, De Boeck Université, p. 147-168 (p. 147).
70. Reboul O. (2010), Qu’est-ce qu’apprendre ? Pour une philosophie de l’enseignement (1re édition
1980), Paris, PUF .

49
Construire des situations pour apprendre

Tableau 5. Traits distinctifs de la forme scolaire d’après Maulini et Perrenoud71

 ontrat didactique
C L’enseignant, le formateur et les apprenants sont liés par
entre un formateur un contrat implicite qui définit leurs rôles respectifs dans
et un apprenant une dissymétrie de statut et de rôles.
 rganisation centrée
O Le dispositif est structuré autour de l’intention explicite d’aboutir
sur les apprentissages à la structuration d’apprentissages.
Les situations relèvent d’une pratique sociale particulière, inscrite
 ratique sociale
P
dans des lieux dévolus à l’apprentissage et dans une symbolique
distincte et séparée
spécifique.
Curriculum Les apprentissages sont liés à un curriculum explicite et font l’objet
et planification d’une planification.
Les contenus d’enseignement ont fait l’objet d’une transposition
Transposition
didactique pour permettre d’en assurer les conditions de
didactique
transmission et d’appropriation.
La formation et l’apprentissage sont structurés dans une
Temps didactique temporalité et une périodicité en relation avec le découpage
didactique du temps de l’enseignement-apprentissage.
Les situations d’apprentissage sont structurées sur l’imposition (et
Discipline l’acceptation par l’élève) d’une discipline intellectuelle
et corporelle.
Présence et définition de critères d’évaluation pour mesurer
Normes
les évolutions des apprentissages renvoyant à des « normes
d’excellence
d’excellence ».

Il est important pour le pédagogue de faire un « zoom arrière » sur cette forme
scolaire et de la considérer pour ce qu’elle est : une proposition d’organisation
pédagogique parmi d’autres basée, en France, sur l’enseignement simultané
qui a fini par s’imposer comme hégémonique alors que d’autres organisations
existent et restent envisageables. En effet, les travaux de sciences de l’éducation
montrent qu’au début du xixe siècle trois conceptions étaient en concurrence :
l’« enseignement individuel » consistant à travailler avec chaque élève à son tour,
l’« enseignement simultané », issu des écoles lasalliennes, caractérisé par une
pratique d’enseignement par un maître d’un même contenu à un groupe homo-
gène et l’« enseignement mutuel » basé sur un monitorat entre pairs. Lesage en
décrit le principe : « Alors que dans les modes individuel ou simultané, l’agent
d’enseignement est le maître, dans le mode mutuel c’est l’enfant qui est investi
de cette fonction : le principe fondamental de cette méthode consiste… dans
la réciprocité de l’enseignement entre écoliers, le plus capable servant de
maître à celui qui l’est moins, et c’est ainsi que l’instruction est en même temps

71. Ibid, p. 151-152.

50
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

simultanée, puisque tous avancent graduellement, quel que soit d’ailleurs le


nombre d’élèves72. »
Dans cette lutte entre différentes conceptions, c’est la perspective de l’« ensei-
gnement simultané » qui l’a emporté et a si bien réussi à être identifié à l’idée
même d’enseignement qu’il est bien difficile aujourd’hui de défendre d’autres
modalités d’organisation au sein de l’institution scolaire. Pourtant, rien n’oblige
à penser l’espace scolaire avec une organisation en classes d’âges homogènes,
avec des enseignants dédiés à une classe ou à une discipline, avec des méthodes
relevant de ce que Houssaye désigne comme le « processus enseigner » dans son
triangle pédagogique (en distinction de deux autres, le « processus apprendre »
et le « processus former »73). Ce n’est pas une affaire d’efficacité, de science, mais
plutôt d’habituation à un format organisationnel que l’on ne remet plus en ques-
tion. L’histoire de l’éducation nous montre que ce n’est que le produit d’un choix
politique à un moment donné de notre histoire dont nous restons prisonniers par
la force de l’habitude.
La forme scolaire n’est pas immuable, et nous devons nous questionner sur
les manières de la faire évoluer pour mieux répondre aux besoins des enfants.
Dans la perspective de changement et de renouvellement des pratiques qui est
la nôtre, nous pouvons nous aider des propositions issues de ce que l’on appelle
aujourd’hui les « pédagogies alternatives ».

Du progressisme en pédagogie :
pédagogies alternatives et alternatives pédagogiques
Penser la question des étayages à travers les apports des pédagogies alter-
natives, c’est se mettre en situation de remobiliser des techniques, des organisa-
tions, qui fonctionnent et qui « ont fait leur preuve » tout autant que les bonnes
vieilles méthodes tant vantées par les nostalgiques d’un ordre ancien. Elles sont
structurées très pragmatiquement et ont comme caractéristique de permettre la
diversification et la prise en compte des besoins en pédagogie. Nous passons
notre temps à réinventer l’eau tiède, et il faut beaucoup d’humilité du côté des
chercheurs en éducation avant de prétendre créer de nouvelles méthodes. Bien
souvent nous ne faisons que réarticuler, réorganiser de l’existant, et accéder à
la pensée des pédagogues qui nous ont précédés constitue probablement une
formation empirique et pragmatique essentielle. Connaître les propositions de
Cousinet, Freinet, Decroly, Montessori, Oury avec leurs forces et leurs limites est
un point d’appui important pour penser ses pratiques, et sur ce point, on peut

72. Lesage P. (1975), « La pédagogie dans les écoles mutuelles au xixe siècle », Revue française de
pédagogie, volume 31, no 1, p. 62-70 (p. 63).
73. Houssaye J. (1993), « Le triangle pédagogique ou comment comprendre la situation péda-
gogique », in J. Houssaye (dir.), La Pédagogie. Une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris, ESF
Sciences humaines.

51
Construire des situations pour apprendre

regretter l’absence de transmission du patrimoine lié à l’histoire des idées et des


techniques pédagogiques dans beaucoup d’espaces de formation.
Ces pédagogies sont le fruit d’une critique récurrente de la forme scolaire
traditionnelle dans les espaces pédagogiques militants comme dans les écrits de
Freinet qui utilisait l’expression de « scolastique » pour désigner les situations
scolaires relevant d’une règle de travail et de vie particulière à l’école. Il qualifiait
les pratiques emblématiques de la forme scolaire de « méthodes traditionnelles »
en opposition à des « méthodes naturelles » auxquelles il référait sa pédagogie74.
Avant d’aller plus loin dans notre propos, il nous faut préalablement clarifier ce
que nous entendons par « pédagogies alternatives », car le terme est aujourd’hui
fréquemment employé pour recouvrir des réalités relativement différentes.
Associée à la thématique de l’innovation, cette expression est utilisée aussi bien
pour désigner des innovations technologiques au service de la forme scolaire
(l’enseignement assisté par ordinateur est en un certain sens une alternative)
que des propositions pédagogiques visant à une rupture radicale avec la forme
scolaire et la pédagogie traditionnelles. La dimension d’alternative d’une péda-
gogie est donc à envisager dans son rapport à la norme dominante (qui relève
des déterminants de la forme scolaire traditionnelle précédemment évoqués).
L’alternative peut alors résider soit dans les formes de l’activité (comme dans
le cadre d’une pédagogie de maîtrise ou d’une approche ludique) soit dans le
modèle pédagogique global incluant les objectifs et les dynamiques d’éducation
et d’enseignement-apprentissage.
Dans notre utilisation de l’expression de « pédagogies alternatives », nous
nous situons au second niveau en désignant des approches qui visent à dévelop-
per une autre entrée globale sur les apprentissages et qui se proposent de mettre
en œuvre un projet éducatif différent du projet dominant (Viaud)75. Dans une étude
sur les collèges et lycées expérimentaux, Viaud (2007) distingue ainsi les « écoles
adaptées » proposant des modalités d’apprentissage « adaptées aux exigences
induites par le système scolaire français mais aussi adaptées aux besoins de
chaque élève, à ses particularités, à ses rythmes » et des « écoles intégrales » qui
visent « la formation de l’adolescent dans sa globalité, et de par l’intégralité de
leur projet qui s’inscrit dans une optique de transformation sociale76 ».
Cette catégorisation est intéressante, car elle formalise une distinction permet-
tant d’analyser les différents modèles selon leur degré de rupture avec la forme
scolaire classique. Pour les innovations didactiques et pédagogiques constituant
une variation de la forme scolaire (sans en remettre en cause la logique interne),

74. Freinet C. (1994), Œuvres pédagogiques. Tome 1 (M. Freinet, Éd.), Paris, Le Seuil, p. 227.
75. Viaud M.-L. (2005), Des collèges et des lycées « différents », Paris, PUF.
76. Viaud M.-L. (2007), « Les innovateurs des collèges et lycées “différents” : entre le mythe
d’une école rêvée idéale et les contraintes du réel », hors-série Penser l’éducation, p. 227-233
(p. 228 et 229).

52
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

nous pouvons alors utiliser l’expression d’« alternative pédagogique ». La notion


de « pédagogies alternatives » désigne donc spécifiquement ce que Viaud appelle
des « écoles différentes77 », des projets inscrits dans une perspective de rupture
ou de variation importante de la forme scolaire dans une visée d’émancipation, un
« modèle pédagogique alternatif aux pédagogies traditionnelles ».
Le critère de distinction est donc le rapport à la pédagogie traditionnelle du
« processus enseigner », un enseignement par « ostentation », et il n’est pas
toujours évident de situer les différentes pratiques. Houssaye montre ainsi que la
pédagogie traditionnelle s’est renouvelée en intégrant le processus interrogatif,
mais que la logique dominante reste transmissive. Pour lui, l’acte pédagogique
en milieu scolaire serait un choix de mise en œuvre des variables qui structurent
toute action éducative dans une tension entre « faire apprendre » et « tenir
la classe ». En fonction des variables retenues, on peut clairement distinguer
« pédagogie traditionnelle » et « pédagogie nouvelle » : « Ainsi, si l’enseignant
privilégie les fonctions information, interrogation et évaluation, cela va induire
chez les élèves des activités d’apprentissage de type réception et consommation.
Ce qui correspond à une perspective traditionnelle. À l’inverse, s’il met en œuvre
en priorité les fonctions organisation des apprentissages, mise en situation, acti-
vation et régulation, il favorise chez ses élèves des activités de type expression et
production. Ce qui correspond cette fois à une perspective appelée classiquement
nouvelle78. »
Dans une société où l’éducation était centrée sur la reproduction des positions
sociales et donc sur la transmission, les pédagogues de l’éducation nouvelle ont
amené la dimension du sujet dans la réflexion sur les apprentissages. Ce projet
pédagogique alternatif est organisé autour de quatre axes qui peuvent toujours
inspirer les enseignants contemporains : éducation fonctionnelle, école active,
pédagogie des centres d’intérêt et école du travail (Legrand79).
Cependant, les formes pédagogiques évoluent et la pédagogie traditionnelle
s’est rénovée, a intégré des techniques éducatives plus participatives et l’identi-
fication de la spécificité des pédagogies alternatives est parfois difficile à appré-
hender dans un contexte où chacun veut se parer des vertus de la modernité.
On peut ainsi constater que le discours sur l’innovation est omniprésent dans
les textes institutionnels et espaces de formation, mais qu’il est très ambigu :
s’agit-il de changer radicalement la modélisation pédagogique en donnant une
autre place à l’élève dans la perspective de l’éducation nouvelle ou de mettre en

77. Viaud M.-L. (2005), « Des collèges et des lycées différents », Le Nouvel Éducateur, no 173.
Consulté le 08/11/2017 sur : http://www.icem-freinet.fr/archives/ne/ne/173/173-22.pdf
78. Ibid., p. 58.
79. Legrand L. (1970), « L’éducation nouvelle et ses ambiguïtés », Revue française de pédagogie,
volume 11, no 1, p. 5-11.

53
Construire des situations pour apprendre

œuvre des techniques éducatives nouvelles dans la continuité des déterminants


de la même forme scolaire ?
Sur ce point, Houssaye, s’appuyant sur les travaux de Labarrée relatifs aux
courants pédagogiques en Amérique du Nord, met en évidence la coexistence
de deux traditions dans le progressisme qui nous permet d’éclairer l’ambiguïté
récurrente constatée autour de la notion de « pédagogie alternative ».
Le « progressisme pédagogique » est héritier de la tradition de l’éducation
nouvelle et développe des propositions visant la diversification pédagogique par
un renouvellement des pratiques impliquant la construction d’une nouvelle forme
scolaire : « baser l’instruction sur les besoins ; enseigner aux élèves les compé-
tences dont ils ont besoin pour apprendre n’importe quel sujet ; promouvoir la
découverte et l’apprentissage par soi-même à travers la participation active de
l’élève ; avoir des élèves qui travaillent sur des sujets qui correspondent à leur
intérêt et qui soit socialement pertinents ; promouvoir les valeurs de commu-
nauté, de coopération, de tolérance, de justice et d’égalité démocratique80. »
Il est à distinguer d’une autre forme d’évolution des pratiques relevant de
l’innovation, mais inscrite dans un héritage différent, le « progressisme adminis-
tratif ». Ce courant est ancré dans la théorie des organisations, la pensée mana-
gériale et, sur le plan des apprentissages, s’inspire de la pensée behavioriste à
travers la recherche systématique de résultats facilement observables et quanti-
fiables. Le projet de réforme vise alors à établir une structure académique rigou-
reuse des programmes scolaires avec une vision utilitariste, à mettre en place des
standards de performance pour les élèves et à utiliser l’évaluation comme vecteur
principal de la mobilisation des acteurs, élèves et enseignants.
Pour penser les pratiques, les différents critères évoqués permettent de diffé-
rencier quatre traditions de référence par rapport auxquelles chacun peut être
amené à se positionner : les pédagogies traditionnelles classiques, les pédago-
gies traditionnelles rénovées, le progressisme administratif intégrant la pensée
constructiviste comme « alternatives pédagogiques » et le progressisme pédago-
gique comme marqueur des « pédagogies alternatives ».

80. Houssaye J. (2014), La Pédagogie traditionnelle. Une histoire de la pédagogie, Paris, Fabert, p. 28.

54
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

Tableau 6. Positionnement des pédagogies alternatives


dans les formes pédagogiques à partir des travaux de Houssaye

Pédagogies traditionnelles Pédagogies progressistes


Priorité donnée aux fonctions Priorité donnée aux fonctions
information, interrogation organisation des apprentissages,
et évaluation. Cela va induire mise en situation, activation et régulation
chez les élèves des activités pour favoriser chez les élèves des
Logique

d’apprentissage de type réception activités de type expression et production


et consommation

Pédagogies
Tradition Alternatives pédagogiques
alternatives
Pédagogie Pédagogie Progressisme Progressisme
pédagogique

traditionnelle traditionnelle administratif : pédagogique :


Classique rénovée standardisation éducation nouvelle
Forme

« alternative »

Processus Processus Processus Processus


« enseigner » « enseigner » « apprendre » « apprendre »
Processus
en jeu

Transmission intégrant le dominant et « former »


processus dominants
interrogatif

Ces distinctions peuvent aider les enseignants à se situer dans leurs pratiques
et à mieux comprendre les ambivalences des changements qui leur sont deman-
dés, les contradictions entre les prescriptions et les attendus réels. Le discours
de l’institution scolaire est progressiste et inspiré des thématiques de l’éducation
nouvelle depuis une trentaine d’années mais, dans la logique du « progressisme
administratif », il s’agit bien d’en emprunter les techniques sans chercher à opérer
véritablement le basculement de perspective que le « progressisme pédago-
gique » propose qui supposerait, en fait, un changement de paradigme complet.
Les formes du changement pédagogique se jouent en fait principalement
sur deux modalités : des pédagogies traditionnelles rénovées (redonnant une
place à l’élève par le mode interrogatif et le travail personnel) et des pédagogies
progressistes technocratiques « centrées sur l’élève ». En effet, ces deux entrées
se caractérisent par un rapport identique au maintien des invariants de la forme
scolaire traditionnelle : plan d’étude comme central, recherche d’une formalisa-
tion, technicisation et standardisation des actions dans le contrôle des situations
par l’enseignant.

55
Construire des situations pour apprendre

Ce qui se construit, c’est en fait une « nouvelle scolastique » (Lescouarch81)


basée sur des approches pédagogiques rénovées (en appui sur les didactiques
socioconstructivistes) dans le cadre de ce que Vellas82 appelle des « pédagogies
actives molles ». Des techniques peuvent être inspirées par des pratiques issues de
propositions de pédagogues de l’éducation nouvelle, mais n’en ont plus la logique
interne, car elles ne s’inscrivent pas dans la systémique des pratiques et en consti-
tuent une version édulcorée. Par exemple, l’idée d’un texte libre obligatoire est tota-
lement contradictoire avec l’approche de la pédagogie Freinet, et des outils comme
le « quoi de neuf » ou les ceintures de comportement sont aujourd’hui diffusés dans
certaines classes sans que les enseignants qui les utilisent connaissent vraiment
leurs conditions d’usage ni leur philosophie sous-jacente.
Il y a donc une forme de radicalité dans les pédagogies alternatives dont il faut
avoir conscience pour pouvoir fonder ses pratiques en connaissance de cause si
on souhaite utiliser leurs techniques. Le pédagogue doit être averti de ces risques
de détournement pour penser ses actions, chercher le sens de la technique qu’il
utilise pour la mettre en œuvre en cohérence avec son projet éducatif, sinon il
court le risque de la vulgate et du contresens.
La frénésie actuelle autour du matériel Montessori constitue un bon exemple
de ces possibles détournements. Nous pouvons observer des mises en œuvre
d’« ateliers Montessori » dans les classes de maternelle (à la suite de l’expérience
de Gennevilliers conduite par Alvarez) dans lesquelles les enseignants mettent en
place des situations d’apprentissage à partir du matériel didactique, mais sans
être en mesure de l’utiliser en respectant les principes pédagogiques de fonction-
nement des ambiances, peu compatibles avec les attendus de la forme scolaire :
libre choix des enfants de l’activité, absence d’évaluation et de limites temporelles
dans la réalisation de l’activité, libre déplacement des enfants dans l’espace.
Ce qui se pratique n’est donc pas de la « pédagogie Montessori » au sens propre du
terme, mais des pédagogies actives utilisant le matériel Montessori, ce qui est en
soi déjà intéressant, mais ne doit pas être confondu avec le modèle d’inspiration.
Ces précautions prises, il apparaît néanmoins que les réflexions issues de ce
courant constituent un espace d’inspiration très riche pour les pratiques contem-
poraines et que tous les enseignants n’ont pas forcément vocation à s’inscrire
dans ces philosophies éducatives de rupture. Chaque professionnel doit pouvoir
régler le curseur du changement en fonction de ses conceptions, de ses compé-
tences, mais il est important qu’il puisse utiliser ces techniques en connaissance

81. Lescouarch L. (2010), « Spécificité actuelle d’une approche alternative : la pédagogie Freinet »,
Spirales, no 45.
82. Vellas É. (2008), « La mise en œuvre des pédagogies actives et constructivistes », Enjeux
pédagogiques, no 10. Consulté le 18/10/2015 sur : http://www.meirieu.com/FORUM/vellas_
pedagogies_actives_constructivistes.pdf

56
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

de cause, car elles ne représentent pas des méthodes miraculeuses et sont à


considérer au regard des théorisations de l’apprentissage qui les fondent.

Des théorisations de l’apprentissage objets de malentendus


Penser les appuis et les étayages aux apprentissages implique donc d’être au
clair sur les manières d’apprendre, les théories qui sous-tendent nos pratiques
afin d’éviter des malentendus sur cette question. L’étymologie nous indique
qu’« apprendre » vient de apprehendi, apprehensum et signifie prendre, saisir83.
L’apprentissage invite donc à une action du sujet lui-même, car si le professeur
enseigne, c’est toujours l’élève qui apprend et personne ne peut se substituer à
lui dans ce processus. Astolfi insiste sur la dimension d’appropriation de l’acte
d’apprentissage qui peut constituer un critère important : « […] il est synonyme
d’appréhender pas seulement au sens figuré (comme dans appréhender une
notion) mais au sens propre (comme dans appréhender un voleur). Il faudrait
presque écrire à prendre, pour mettre en valeur le sens de ce mot, qui désigne ce
dont on doit s’emparer pour se l’approprier, pour l’apprivoiser84. »
Pour circonscrire la notion, nous pouvons nous appuyer sur la définition
large que formule Perraudeau permettant de situer l’apprentissage comme un
processus de modification du sujet en interaction avec l’environnement : « Pour
la psychologie, l’apprentissage au sens large défini supra, consiste en une modi-
fication de la capacité d’un individu à effectuer une tâche sous l’effet d’interac-
tions avec l’environnement. Le mot peut désigner le processus de modification
ou le résultat du processus. Les progrès que l’on présuppose d’un apprentissage
sont, notamment, observables par la modification de la performance85. » L’auteur
met en évidence une différence essentielle entre deux niveaux de l’apprentis-
sage, certains renvoyant aux automatismes (utiliser et appliquer des procédures
simples) et d’autres à la compréhension (ce qui a trait à la réflexion, au raison-
nement, à la création et à la prise de décision). Ce processus est soumis à de
multiples facteurs : les manières d’apprendre (ou styles d’apprentissage), l’atten-
tion, l’engagement, la motivation.
Cette question est un objet de polémique important en éducation, et nous
pouvons repérer dans le champ éducatif la cohabitation de théorisations historique-
ment divergentes liée à une tension fondatrice entre transmission et construction.

83. « Apprendre », in D. De Clercq, Etymons grecs et latins du vocabulaire scientifique français,


Centre de documentation pour l’enseignement secondaire et supérieur.
84. Astolfi J.-P. (2008), La Saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre, Paris, ESF Sciences
humaines, p. 57.
85. Perraudeau M. (2006), Les Stratégies d’apprentissage, Paris, Armand Colin, p. 16.

57
Construire des situations pour apprendre

La tension transmission-construction dans l’enseignement


Les polémiques récurrentes sur l’école à chaque nouvelle réforme illustrent
bien que le débat sur les théories de l’apprentissage reste très vif entre un courant
conservateur valorisant des approches traditionnelles basées sur l’exposition des
savoirs et un courant appuyé sur les travaux de psychologie promouvant des
méthodes ancrées sur l’activité des sujets. Nous ne reviendrons pas ici en détail
sur des théorisations qui ont déjà fait l’objet d’une abondante littérature, mais
rappellerons succinctement les termes du débat en appui sur les travaux d’Astolfi
qui a mis en relation ce qu’il appelle des « modèles pour enseigner86 » avec trois
grands courants de théorisation de l’apprentissage : la transmission, le béhavio-
risme, le constructivisme.
Astolfi distingue ainsi ce qu’il appelle le « modèle de l’empreinte » dans
lequel la connaissance est vue comme un contenu qui vient s’imprimer dans
la tête de l’apprenant, comme dans une cire molle. Pour mémoire, dans cette
optique, l’élève est perçu comme passif, et le schéma de transmission dominant
est de type « émetteur/récepteur » comme dans le cadre d’un cours magistral
descendant. Le rôle de l’enseignant dans ce modèle est d’exposer de manière
progressive et rationnelle le savoir, et sa compétence est liée à la connaissance de
ce qu’il enseigne. Enfin, l’évaluation est positionnée essentiellement comme un
contrôle, et le dialogue pédagogique s’appuie sur des artifices visant à maintenir
l’attention, l’intérêt.
Ce modèle nous est très familier, car il constitue la forme de base de l’ensei-
gnement traditionnel. Il se traduit pédagogiquement par la mise en œuvre de
situations pédagogiques alternant des cours magistraux et des exercices d’en-
traînement. Toutefois, cette entrée ne fonctionne de manière efficace que s’il y
a compatibilité des structures cognitives et culturelles entre l’enseignant et les
élèves (maîtrise des prénotions/registre de langage). Si l’écart est trop important,
le contenu peut devenir inaccessible pour l’élève, même s’il travaille et cherche
à comprendre.
D’autre part, dans cette approche, l’intérêt et la motivation sont postulés et
doivent faire partie d’un « déjà là » de l’individu qui, de par son statut d’élève ou
d’étudiant, est censé être intéressé par le contenu. Il suffit d’aller faire un tour
dans une salle de classe ou dans un amphithéâtre à l’université pour se rendre
compte rapidement que cette condition n’est pas toujours remplie, loin de là…
L’approche fonctionne bien en fait pour les personnes mobilisées par la récom-
pense symbolique d’avoir une certification, de passer une classe (motivation
extrinsèque) ou pour les personnes qui sont en projet d’apprendre par intérêt
pour le contenu (motivation intrinsèque). Si ces conditions ne sont pas remplies,

86. Astolfi J.-P. (1992), L’École pour apprendre. L’élève face aux savoirs, Paris, ESF Sciences
humaines.

58
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

nous pouvons aboutir à des situations ubuesques dans lesquelles l’enseignant


peut faire cours, exposer de manière ostentatoire ce qu’il sait, sans que cela ne
rencontre le questionnement des élèves (ou des étudiants). Le risque est grand
qu’il n’y ait alors aucun apprentissage structuré et que les acquisitions soient
renvoyées en fait aux capacités d’autodidaxie de chacun dans le travail personnel.
La prise en compte de ces limites n’invalide pas le modèle, mais nécessite
de le penser comme complémentaire d’autres formes de l’apprentissage comme
l’indique Perrenoud (2004) : « Le cours, la leçon, la parole magistrale ne dispa-
raissent pas, mais devraient figurer dans un plus vaste arsenal de stratégies
didactiques. Il vaudrait mieux n’y recourir que lorsque l’on a de bonnes raisons
de penser que les élèves sont capables de construire des connaissances dans une
alternance classique de cours et d’exercices87. »
Pourtant, ce modèle reste très présent dans la forme scolaire, particulièrement
dans le secondaire et à l’université. Il est souvent associé à un second modèle
qu’Astolfi désigne sous le nom de « conditionnement » et qui est articulé sur la
théorie de l’apprentissage béhavioriste inspirée du conditionnement animal.
Dans ce modèle « béhavioriste » (ou comportementaliste), l’idée est que
l’apprentissage est un processus d’adaptation. Pour apprendre face à une situa-
tion donnée, le sujet va chercher à élaborer une réponse en fonction de l’état
de ses compétences. Elle sera à renforcer (renforcement positif, feed-back de
récompense) si elle s’avère adaptée ou au contraire devra faire l’objet d’un renfor-
cement négatif si elle n’est pas conforme aux attendus. Cette dynamique nous
est familière dans l’éducation traditionnelle des enfants sur les éléments de vie
quotidienne relatifs aux comportements sociaux lorsque nous renforçons par des
félicitations ou des récompenses un comportement à valoriser « Dis merci… » ou
au contraire lorsqu’on réprimande pour un comportement inapproprié : « On ne
parle pas la bouche pleine… »
Dans cette théorie, l’individu est pensé en action mais passif en tant que
sujet, puisqu’il n’est pas pris en compte dans sa dimension de compréhension
ou d’élaboration de stratégies. L’apprentissage complexe est pensé comme une
succession d’apprentissages simples à la difficulté progressive, comme la mise
« bout à bout » des éléments simples de la tâche. Dans cette approche, l’édu-
cateur définit donc les connaissances à acquérir en termes de comportements
observables facilement évaluables. Il programme ensuite des étapes successives
de manière rationnelle, et la motivation est extrinsèque, car c’est la possibilité
d’être récompensé ou au contraire réprimandé qui est le moteur de la démarche.

87. Perrenoud P (2004), « Qu’est-ce qu’apprendre ? », Enfance et Psy, 2004, no 24, p. 9-17 (p. 12).
Consulté le 30/06/2013 sur : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/
php_2004/2004_08.html

59
Construire des situations pour apprendre

Cette conception des apprentissages s’est traduite dans les situations d’ensei-
gnement par la construction d’une pédagogie de l’« enseignement programmé »
qui influence de nombreuses pratiques aujourd’hui dès lors que l’on cherche à
construire des progressions d’apprentissage allant « du simple au complexe » en
parcellisant les tâches. Elle a inspiré également des dispositifs de régulation du
comportement comme les fameux « bons points » qui constituent une pratique
typique de cette approche comportementaliste.
Cette démarche est adaptée à des apprentissages techniques simples pour
construire des automatismes, mais est limitée pour des apprentissages plus
complexes. De plus, l’absence de prise en compte dans cette entrée des dimen-
sions émotionnelle et cognitive des apprentissages peut conduire à appréhender
les situations sur un mode très mécanique, et on court le risque d’être plus dans
une logique de dressage que d’éducation comme l’indique Reboul : « […] être
conditionné ne signifie pas “apprendre” à aucun sens du terme ; être conditionné,
c’est avoir acquis un lien rigide et arbitraire entre un signal et une réaction88. »
Un troisième courant regroupant les nombreux théoriciens « constructivistes »
a également fortement influencé les pratiques d’enseignement. Cette approche
est en lien avec les théories psychologiques cognitivistes issues des travaux de
Piaget, Wallon ou de Vygotsky. Elle est très présente dans les références actuelles
utilisées dans le champ de l’éducation. Dans cette optique, la place dévolue au
sujet dans le processus change. Sa cognition est prise en compte, et l’appren-
tissage est appréhendé comme une réorganisation des structures de pensée et
d’action à partir de l’activité de compréhension du sujet.
Pour Piaget, l’apprentissage se construit par la résolution d’une situation de
« conflit cognitif » par assimilation-accommodation comme le rappelle Perraudeau :
« Rendre l’élève actif peut se révéler déstabilisant d’un point de vue cognitif. Ainsi
devant une situation nouvelle, inconnue, pouvant être perturbante, l’enfant essaie
d’abord de l’identifier en l’incorporant à ses schèmes déjà constitués. Il s’appuie
sur des repères connus. Cette régulation que Piaget nomme assimilation peut être
suffisante. Elle peut, en d’autres circonstances, s’avérer insatisfaisante et nécessiter
la modification des schèmes référentiels, voire la création de nouveaux schèmes.
C’est l’accommodation. Le processus complémentaire, dialectique, combinant
assimilation et accommodation conduit à l’équilibration. L’équilibration permet
l’évolution, elle guide la coordination des actions89. »
Pour les tenants de ce courant, les savoirs ne se transmettent pas par impo-
sition, mais se construisent grâce à l’activité intellectuelle de l’apprenant qui

88. Reboul O. (1983), Qu’est-ce qu’apprendre ? (2e édition mise à jour), Paris, PUF, collection
« L’éducateur » no 75, p. 49.
89. Perraudeau M. (1996), Les Méthodes cognitives. Apprendre autrement à l’école, Paris, Armand
Colin, p. 29.

60
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

observe, tâtonne, recherche en se confrontant à des obstacles. Les erreurs sont


les manifestations de ces tâtonnements et sont à prendre en compte. Cette théorie
a fortement inspiré les méthodes actives de l’éducation nouvelle et les méthodes
scolaires centrées sur l’apprentissage par résolution de situations-problèmes.
Mais l’apprentissage se déroule également en interaction avec un environ-
nement, ce qui lui donne un caractère social, et l’approche par le conflit cognitif
a des limites comme le montrent les travaux de Vygotsky dans le cadre de sa
recherche sur la genèse de la pensée et du langage. Sa théorie est structurée sur
trois grandes idées fondamentales : c’est en intégrant la culture et l’histoire d’une
société (approche historico-culturelle) que l’individu se développe. Le développe-
ment n’est donc ni interne, ni autonome : il est socialement ancré et, dans cette
conception, c’est l’apprentissage qui précède le développement (en opposition à
la vision maturationniste de Piaget dans laquelle le développement précéderait
l’apprentissage).
De plus, la relation individu/environnement est médiatisée par le groupe
social, et par conséquent la pensée se construirait d’abord dans des relations
interpsychiques avant d’être intrapsychiques. Autrement dit, le langage est
perçu comme un « instrument psychologique » fondamental qui est d’abord
social (communication) puis égocentrique (ne s’adresse pas à l’autre mais aide
au raisonnement) puis intérieur (reflet de la pensée). Intégrer les théories de
Vygotsky à la réflexion pédagogique conduit donc à penser l’apprentissage
comme fondamentalement social et à s’intéresser aux possibilités de médiations
offertes par l’environnement. Cela implique de distinguer trois types de situa-
tions : celle qu’on peut faire seul sans besoin de médiation dans ce que Vygotsky
appelle la « zone actuelle de développement », celle qu’on ne peut pas réaliser
même avec une médiation, la « zone extérieure de développement », et une caté-
gorie particulière qui correspond à la possibilité de faire un nouvel apprentissage
à condition d’être aidé, c’est la « zone de proche développement90 ».
Ces grands principes laissent ouverte la possibilité de constructions pédago-
giques très différentes et variées ayant comme condition avant tout l’engagement
du sujet et sa mise en activité. Jonnaert et Vander Borght montrent très bien la
diversité des paradigmes socioconstructivistes et rappellent les invariants de
cette approche de l’apprentissage comme « processus dynamique et adaptatif
de construction, d’adaptation, de questionnement ou de remise en cause et de
développement des connaissances91 ». Pour ces auteurs, trois dimensions struc-

90. Ce concept a d’abord été traduit sous le terme de « zone proximale de développement », mais
la traduction plus exacte renvoie à la possibilité d’un développement proche ou prochain. On
peut trouver également la notion sous le terme de « zone prochaine de développement ».
91. Jonnaert P., Vander Borght C., Defise R., Debeurme G., Sinotte S. (2012), Créer des conditions d’ap-
prentissage » (3e édition), chapitre 1 : « Mise en perspective socioconstructiviste. Perspectives
en éducation et formation », p. 17-37 (p. 17).

61
Construire des situations pour apprendre

turent les situations d’apprentissage dans cette perspective socioconstructiviste


et interactive :
–– l’activité réflexive du sujet sur ses propres connaissances ;
–– les interactions sociales qui permettent au sujet d’apprendre avec ses pairs
et avec le formateur ;
–– les interactions avec le milieu qui conduisent le sujet à apprendre un contenu
dans des situations qui sont à la fois source et critère des connaissances.
Nous sommes donc dans une perspective interactionniste de l’apprentissage
dans laquelle l’activité du sujet ne peut être appréhendée indépendamment
des interactions qu’il va opérer avec son environnement, et cela va impliquer de
penser l’espace pédagogique comme un milieu complexe. Autrement dit, ce qui va
permettre d’apprendre dans un milieu comme une classe, ce n’est pas seulement
l’activité du sujet par rapport à la tâche qui lui est proposée, mais bien l’ensemble
des interactions sociales avec l’enseignant, ses pairs, en fonction des ressources
qui sont disponibles dans l’environnement.
Dans cette perspective, nous pouvons repérer les différents critères de ce qui
pourrait qualifier un apprentissage en opposition à une simple mémorisation ou
un dressage. Le véritable apprentissage serait lié à une mobilisation possible de
l’acquisition dans le long terme, une appropriation et compréhension par l’activité
du sujet lui-même et une capacité à transférer les savoirs, savoir-faire et savoir-
être dans d’autres situations.
L’« apprendre » serait donc un processus permanent de déconstruction/
reconstruction et de réorganisation des structures de pensée ou d’action. Il s’ins-
crit dans une confrontation à des tâches liées aux situations naturelles de vie
dans l’éducation informelle ou artificiellement créées dans l’éducation formelle.
Factuellement, il ne s’agit pas dans ce modèle de se contenter d’enseigner,
comme dans le modèle de l’empreinte, mais de chercher à organiser des situa-
tions nécessitant la confrontation à un obstacle (en s’appuyant sur la dynamique
même de compréhension des sujets) en interaction avec un enseignant médiateur
ou des pairs dans le registre d’un « conflit sociocognitif » (Perret-Clermont92).
À partir d’une confrontation à des situations de résolution de problème après
avoir pris en compte les conceptions initiales (phase de découverte), dans ces
méthodes les apprenants vont être invités à formuler des hypothèses, puis à les
vérifier, par confrontation au réel, aux effets produits et aux points de vue des
tiers afin d’élaborer par leur propre démarche (individuelle ou collective) des
connaissances, des règles d’action qui seront ensuite formalisées. Une phase
d’entraînement systématique doit permettre ensuite la mémorisation des savoirs

92. Perret-Clermont, A.-N. (1996), La Construction de l’intelligence dans l’interaction sociale (édition
revue et augmentée), Berne, Peter Lang.

62
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

et l’automatisation des procédures pour aboutir à une évaluation dans la logique


de l’approche par compétences par activité de transfert.
Cette entrée « socioconstructiviste » est le support des prescriptions de
la formation des enseignants actuelle, mais s’adresse à des élèves prêts à
apprendre en cherchant (ce qui renvoie à leur motivation et à leur maîtrise des
codes du scolaire). Elle constitue une forme de remise en question de la structu-
ration de la forme scolaire traditionnelle.
En résumé, nous pouvons donc synthétiser les différentes théorisations
sous-jacentes aux pratiques pédagogiques contemporaines dans le tableau à la
page suivante.
Ces théories donnent une cohérence à des modèles éducatifs fréquemment
présentés comme hiérarchisés dans leur valeur scientifique réciproque (le construc-
tivisme étant souvent présenté depuis une trentaine d’années comme la théorie
« valide »). Cependant, sur le plan des pratiques pédagogiques observables, la
prégnance des modèles de la transmission et du conditionnement reste effective
dans les espaces scolaires. Ce constat nous invite à chercher à analyser pourquoi
ce modèle a du mal à se diffuser en dehors des discours de formation car, mani-
festement, la greffe n’a pas pris dans les pratiques quotidiennes des enseignants.
Notre hypothèse de travail est que ces théorisations font l’objet de malen-
tendus importants et qu’une compréhension trop partielle, et vulgarisée, de ces
théories a conduit à la structuration de modèles d’intervention peu opérationnels
au quotidien que les praticiens finissent par considérer comme « infaisables ».
En effet, les préconisations liées au socioconstructivisme dans la formation sont
souvent réductrices. Elles restent essentiellement centrées sur des démarches
ouvertes par « situation de résolution de problème » dans lesquelles on demande
aux élèves de reconstruire des démarches, de retrouver par eux-mêmes les
notions avec une intervention minimale de l’adulte, ce qui peut conduire à
« mettre l’élève en activité » sans pour autant que nous puissions être garants
d’un quelconque apprentissage.
Les constructions pédagogiques issues de ces théorisations sont donc à inter-
roger dans leurs limites pour les reconsidérer à partir de ce qu’impliquerait le déve-
loppement pragmatique d’une pédagogie socioconstructiviste interactionniste.

63
Construire des situations pour apprendre

Tableau 7. Principales théories de l’apprentissage utilisées dans le champ scolaire

Méthodes
Place
Processus Dynamique associées
de l’apprenant
en éducation
Attention et Imposition L’apprenant est Enseignement
observation du savoir dans un sujet ignorant, frontal ou cours
Transmission

L’apprentissage une logique une « cire molle » magistral


découle d’une d’émetteur/ et le cerveau une
intégration de récepteur. « tabula rasa »
savoirs exposés
ou de savoir-faire
observés
Conditionnement : Construction Centration sur Pédagogie
l’apprentissage inconsciente de l’apprenant par objectifs
est pensé comme la réponse par en termes de Enseignement
la conséquence une dynamique comportements assisté par
Béhaviorisme

d’une succession de stimulus/ observables. ordinateur


de réponses à des réponse avec
stimulations feed-back positif
ou négatif dans
un environne-
ment structuré
en extériorité
Réorganisation : Dynamique C’est par Méthodes actives
constructivisme (approches interactionnistes)

les nouvelles de prise de son activité par situation


Cognitivisme Constructivisme ou socio-

connaissances conscience et de de de résolution


et compétences compréhension, résolution de problèmes
s’acquièrent en réorganisation de situations-
remettant en ques- des structures problèmes que
tion des éléments de pensée et le sujet apprend
précédemment d’action (conflit cognitif
appropriés et et sociocognitif)
intégrés par
le sujet à partir
de sa propre
activité

64
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

Reconsidérer l’approche socioconstructiviste


La pensée socioconstructiviste fait l’objet de malentendus dans sa traduc-
tion pédagogique car, si nous apprenons bien en construisant nos compétences
dans un environnement en interaction avec d’autres (dans un contexte de fait
« socioconstructiviste »), ce n’est pas le type de situation qui est l’élément déter-
minant, mais bien la dynamique du sujet. En effet, comme l’explicite Vellas93,
le socioconstructivisme est une théorie de l’apprentissage, mais ne constitue pas
en lui-même une théorie de l’enseignement.
Il nous faut donc nous méfier du « romantisme pédagogique » et de la pensée
de l’autoconstruction spontanée, qui pourrait laisser croire qu’il suffirait de
mettre les enfants dans des situations stimulantes pour qu’il y ait apprentissage.
Cette conception peut conduire certains acteurs éducatifs à une posture de
retrait systématique, à une forme de refus d’intervention directe dans la situation
d’apprentissage, pour laisser l’enfant vivre ses expériences, dont on peut douter
qu’elle soit toujours opportune. Si l’intention est louable, et répond en miroir aux
dérives d’une approche trop conditionnante, le pédagogue doit cependant se
méfier de ce que Meirieu appelait le « risque de l’admiration béate des aptitudes
qui s’éveillent », de la croyance dans l’abstention comme forme de régulation des
situations d’apprentissage.
Dans la construction du « processus apprendre » de son triangle pédagogique,
Houssaye nous alerte également sur le risque d’une posture où l’éducateur
passerait d’un retrait relatif permettant à l’éduqué de construire ses expériences
à un abandon pur et simple de la relation de transmission constitutive de la situa-
tion éducative. Ainsi, la méfiance pour les méthodes transmissives a priori ne doit
pas aboutir à un refus de l’acte de transmission lui-même.
Il nous faut donc distinguer la transmission en tant que technique d’enseigne-
ment restreinte à un schéma de communication et en tant que projet éducatif.
Comme l’indique Amigues, « le terme de “transmission” n’est pas à envisager
dans le sens ordinaire de “transmission directe d’information du professeur
à l’élève”, mais plutôt comme la construction d’un “contexte d’usage” de
techniques, de façons de faire permettant d’utiliser des outils construits par
d’autres94 ». Nous devons donc reconsidérer notre approche de ces questions
pour réintégrer la question centrale de toute entreprise d’éducation : donner
la possibilité au sujet de se développer et d’apprendre.
Par conséquent, le constructivisme n’est pas à appréhender du point de vue
de la situation et de l’environnement proposé, mais bien du côté de la dynamique

93. Vellas É. (2008), « La mise en œuvre des pédagogies actives et constructivistes », Enjeux
pédagogiques, no 10.
94. Amigues R. Enseignement-apprentissage. Consulté le 12/12/2011 sur : http://recherche.aix-
mrs.iufm.fr/publ/voc/n1/amigues

65
Construire des situations pour apprendre

du sujet. Autrement dit, dans une situation comme le travail de groupe sur situa-
tion-problème en milieu scolaire, qui constitue l’archétype de la situation socio-
constructiviste dans les dispositifs de formation des enseignants, il peut très bien
n’y avoir aucune dynamique de construction si le sujet lui-même n’est pas réel-
lement investi dans la situation, en questionnement et recherche et se contente
d’attendre que la solution finisse par apparaître dans le déroulé didactique
(Connac, Lescouarch95). A contrario, dans des situations qui pourraient apparaître
à première vue comme exclusivement transmissives dans un cours magistral
à l’université, si le sujet est en positionnement d’interrogation du contenu, de
recherche d’appropriation (parce que le contenu correspond à une question qu’il
s’est posée en analogie à la formule de Dewey), la dynamique du sujet peut être
celle d’une construction-appropriation du savoir alors même que la forme péda-
gogique est, elle, strictement descendante.
La pensée pédagogique socioconstructiviste initiale, centrée sur la construc-
tion de dispositifs permettant la recherche et les interactions, doit faire donc l’ob-
jet de prolongements pour continuer à penser les conditions dans lesquelles cette
dynamique sera rendue possible. Elle doit pour cela intégrer d’autres travaux du
champ de la psychologie cognitive, mais également de la psychologie sociale et
des neurosciences.
De nouveaux courants cherchent à entrer dans la complexité de l’« apprendre »
en prenant en compte les limites du modèle constructiviste. Ainsi des chercheurs
comme Houdé mettent en évidence certaines limites des travaux de Piaget notam-
ment sur l’aspect linéaire et progressif du développement en montrant que des
compétences comme l’inhibition sont des facteurs essentiels de l’apprentissage :
« […] se développer, c’est non seulement construire et activer des stratégies
cognitives comme le pensait Piaget, mais c’est aussi apprendre à inhiber des
stratégies qui entrent en compétition96. » De même, Giordan cherche à dépasser
les modèles simplistes de l’apprendre inscrits dans les théories béhavioristes et
constructivistes. Il propose une approche par un « modèle allostérique97 » prenant
en compte les différentes dimensions d’un apprentissage (cognitive, affective,
métacognitive et sociale).
Ce modèle pense également l’apprenant dans sa globalité cognitive et affec-
tive renouant avec l’approche d’un psychologue souvent méconnu dans le monde
scolaire, Henri Wallon98, qui cherchait à construire un modèle du développement

95. Connac S., Lescouarch L. (2016), « Apprendre à l’école Freinet », The Conversation. Disponible
sur : http://theconversation.com/apprendre-a-lecole-freinet-67615
96. Houdé O. (2005), « Se développer, c’est apprendre à inhiber », La Recherche, no 388, p. 74.
Consulté le 15/07/2013 sur : http://www.larecherche.fr/olivier-houd%C3%A9-%C2%AB-se-
d%C3%A9velopper-cest-apprendre-%C3%A0-inhiber-%C2%BB
97. Giordan A. (1998), Apprendre !, Paris, Belin.
98. Wallon H. (1957), L’Évolution psychologique de l’enfant, Paris, Armand Colin.

66
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

de l’enfant dans ses doubles dimensions affectives et cognitives. Il nous faut


donc élargir notre perspective à partir du constat qu’apprendre c’est interagir, et
que c’est par la confrontation à la pensée et aux actions des autres que l’on peut
construire des savoirs.
Toutefois, sur ce plan, la vulgate liée au « conflit sociocognitif » est à inter-
roger : c’est une notion venue de la psychologie sociale (Perret-Clermont99)
construite sur un modèle de laboratoire dans des situations où les individus ont
des structures cognitives et des prérequis proches, ce qui est en fait très rare
dans les situations de classe ordinaire. Si cette configuration est effectivement
intéressante, son objet est différent de celui qui est généralement mis en avant :
dans la plupart des situations, il ne sert pas vraiment à la construction des savoirs
eux-mêmes, mais à susciter le questionnement, le désir de comprendre et à être
le déclencheur de processus d’imitation, d’interactions langagières.
Les situations interactives sont alors l’occasion pour les apprenants, non de
construire des connaissances uniquement entre eux, mais surtout de donner la
possibilité aux enfants de rentrer dans la prise de conscience du : « Je sais que je
ne sais pas. » Comme l’indiquent les travaux de Favre en référence à Gattegno,
l’objectif est de créer un espace transitionnel dans lequel se construit un « désé-
quilibre cognitif100 » permettant de poser les bases d’un questionnement pour que
les élèves prennent conscience de leurs besoins et se mettent en recherche de
construire ou de s’approprier des solutions déjà existantes.
À ce titre, des théories souvent méconnues comme celles de l’apprentissage
vicariant (ou modelage) nous permettent d’envisager de manière déplacée cette
question des conditions de l’apprentissage. La vicariance fait référence à la
capacité des individus à apprendre à partir de l’observation des comportements
des autres dans une forme d’imitation réfléchie (Winnykammen101, Reuchlin102).
Cela donne au sujet la possibilité d’évaluer la pertinence d’un nouveau compor-
tement sans avoir à l’expérimenter directement et vient d’enrichir les modèles
d’action disponibles comme l’explicite Bandura, le fondateur de ce courant :
« L’apprentissage serait excessivement laborieux et risqué si les individus devaient
se baser uniquement sur les effets de leurs actions de façon à être informés sur
ce qu’il faut faire. Heureusement, la plupart des comportements humains sont
appris par observation au moyen du modelage. À partir de l’observation d’autrui,
nous nous faisons une idée sur la façon dont les nouveaux comportements sont

99. Perret-Clermont, A.-N. (1996), La Construction de l’intelligence dans l’interaction sociale (édition
revue et augmentée), Berne, Peter Lang.
100. Favre D. (2016), Éduquer à l’incertitude. Élèves, enseignants : comment sortir du piège du
dogmatisme ?, Paris, Dunod.
101. Winnykammen F. (1982), « L’Apprentissage par l’observation », Revue française de pédagogie,
volume 59, no 1, p. 24-29.
102. Reuchlin M. (2000), Psychologie (15e édition corrigée), Paris, PUF.

67
Construire des situations pour apprendre

produits. Plus tard, cette information sert de guide pour l’action. Les individus
sont capables d’apprendre ce qu’il faut faire à partir d’exemples vus, au moins de
façons approximatives avant de produire le comportement. Cela permet d’éviter
beaucoup d’épreuves inutiles103. »
Bandura désigne aussi ce processus sous le terme de « modelage » et montre
que, contrairement au postulat des béhavioristes, l’apprentissage n’est pas seule-
ment un processus d’essai-erreur, mais bien également un processus d’anticipa-
tion. Cette dynamique vicariante, qui doit permettre à un individu d’apprendre
par observation-appropriation réfléchie de la production d’un « alter »
(enseignant ou pair), est à distinguer d’un simple mimétisme. Il est possible
d’extraire les règles sous-jacentes aux styles de comportement observés, de se
les approprier pour les dépasser en élaborant de nouvelles compétences grâce
au travail d’observation (Carré104).
Dans la continuité de ces travaux, Bandura a ensuite développé une théorie
sociale et cognitive, un modèle de l’apprentissage social, structurée sur plusieurs
axes : l’apprentissage par observation, la capacité à utiliser des symboles (pour
penser, analyser, se projeter) et les processus autorégulateurs, notamment le
changement autodirigé. Les capacités de prévoyance concernent les possibilités
d’un individu d’anticiper les résultats de son action pour guider celle-ci et se
motiver, et la capacité d’autorégulation correspond au pouvoir de contrôler son
propre comportement dans les interactions entretenues entre la personne et son
environnement social. Ces différents facteurs sociaux vont participer à la motiva-
tion de l’individu et tout particulièrement le « sentiment d’autoefficacité » comme
compétence d’autoréflexion sur son propre fonctionnement.
Cette théorisation est d’une très grande richesse et mériterait d’être plus
présente dans le cadre de référence théorique des éducateurs. Elle constitue
une forme de « chaînon manquant » entre les théories de la transmission condi-
tionnante et les théories relevant d’un « constructivisme radical » excluant toute
forme d’intervention. Elle nous ouvre un espace réflexif centré sur le sujet dans
ses processus cognitifs autonomes tout en laissant une place à la transmission
par l’interaction avec des modèles.
Sur le plan identitaire pour les enseignants, cette théorisation offre donc une
entrée permettant de réconcilier deux termes de l’équation pédagogique perçus,
à tort, comme antinomiques : « transmettre » et « faire construire ». À travers
ces processus de modelage, il est possible de transmettre une manière de faire,
de comprendre, comme une balise (mais sans perspective d’imposition ou de
reproduction à l’identique), et d’offrir au sujet une occasion de s’en emparer pour

103. Bandura A. (1980), L’Apprentissage social, Bruxelles, Mardaga, p. 29.


104. Carré P. (2004), « Bandura : une psychologie pour le xxie siècle ? », Savoirs, no 5, hors-série,
p. 9-50.

68
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

construire sa propre compétence. Nous pouvons donc réhabiliter d’une certaine


manière pour l’enseignant les rôles d’« explicateur » ou « démonstrateur » à
condition d’être au clair sur le statut de ces actions : répondre à des questions
que le sujet se pose, lui donner des repères pour qu’il construise ses propres
conduites ou sa propre pensée.

Les enjeux pour la formation des enseignants


La présentation de cette théorie en formation auprès d’enseignants suscite souvent
des réactions surprenantes révélatrices de l’état de confusion dans lequel sont les
professionnels sur ces questions d’apprentissage. Alors que chacun ressent au quoti-
dien les limites de la pensée de l’autoconstruction spontanée de concepts scolaires,
de nombreux collègues nourris de la vulgate du « constructivisme radical » apparais-
sent culpabilisés à l’idée d’intervenir directement dans la situation, de montrer et
d’expliquer. Par conséquent, ils s’abstiennent d’intervenir et peuvent parfois laisser
les enfants chercher longtemps sans que grand-chose ne se construise ou finissent
par intervenir dans la situation en imposant leur savoir et se sentent alors en défaut.
Or, l’enjeu est bien du côté du sujet et si, pour lui, une démonstration ou une explica-
tion constituent des points d’appui pour nourrir sa pensée, ces techniques sont des
supports tout aussi pertinents que d’autres, à condition que le sujet soit bien engagé
dans l’apprentissage.

De plus, cette théorie de l’« apprentissage social » nous permet en outre de


comprendre une partie de la dynamique des apprentissages informels ou dans le
semi-formel. Dans le cadre des loisirs, de nombreux apprentissages se déroulent
sur ce mode, et nous pouvons nous demander si le milieu scolaire ne pourrait pas
être pensé pour favoriser aussi cette dynamique d’apprentissage fondamentale
dans le développement humain. Cette théorisation est convergente avec celle de
Bruner105, autre psychologue du courant « sociocognitif », trop méconnu égale-
ment par les professionnels.
Sa réflexion s’inscrit dans la continuité de la pensée de Vygotsky à travers
le développement d’une psychologie historico-culturelle. Bruner replace ainsi
la question des processus d’apprentissage de l’enfant ou de l’adulte dans une
perspective anthropologique, en lien avec la culture et l’histoire des sociétés
humaines porteuses du sens des situations. Pour lui, ceux-ci s’inscrivent dans un
système symbolique et langagier dans lequel les tuteurs (les adultes éducateurs)
et les pairs facilitent par leurs médiations la construction des savoirs et savoir-
faire. Cela le conduit à décrire les interactions comme un « processus d’étayage »,

105. Bruner J. (1983), Le développement de l’enfant. Savoir faire, savoir dire, Presses Universitaires
de France.

69
Construire des situations pour apprendre

un processus d’assistance, de collaboration, entre un enfant et un adulte, le tiers


agissant comme médiateur de la culture. Dans cette perspective, l’imitation peut
assurer également une fonction d’apprentissage essentielle par observation
d’autrui même si ce mode d’apprentissage constitue une condition nécessaire,
mais non suffisante, de la transmission de la culture.
L’imitation est donc un objet particulièrement intéressant à revisiter, car cette
démarche est au cœur des apprentissages informels. Elle est perçue souvent
négativement dans les espaces de formation, car elle est associée à une pratique
de conditionnement peu souhaitable. Cependant, si l’on se penche sur les travaux
des psychologues s’étant consacrés à la question des apprentissages, la ques-
tion apparaît beaucoup plus complexe. Ainsi Wallon, peu soupçonnable d’être
un défenseur du conditionnement, en fait un élément central de sa théorie du
développement dans le registre de la constitution du moi, mais aussi dans les
enjeux d’accès à la symbolisation par des processus d’imitation différée (Nadel,
Best106). De même, Vygotsky positionne l’imitation comme le principe fondateur
des apprentissages : « L’imitation, si on l’entend dans son sens large, est la
forme principale sous laquelle s’exerce l’influence de l’apprentissage sur le déve-
loppement. L’apprentissage du langage, l’apprentissage à l’école est dans une
très grande mesure fondé sur l’imitation. En effet l’enfant apprend à l’école non
pas ce qu’il sait faire tout seul mais ce qu’il ne sait pas encore faire, ce qui lui est
accessible en collaboration avec le maître et sous sa direction107. »
Les travaux actuels dans l’approche des neurosciences, notamment ceux
en construction sur le rôle que pourraient jouer des « neurones mémoires »
(Rizollatti et Sinigaglia108) dans l’empathie, vont également dans ce sens. La prise
en compte des dimensions vicariantes de l’apprentissage conduit donc à repenser
la place de l’imitation réfléchie comme processus à favoriser dans nos dispositifs.
De plus, ces théories nous invitent à envisager l’apprentissage comme n’étant pas
un processus solitaire, autodidacte, mais inscrit dans un environnement social
intégrant des possibilités d’interactions qui vont pouvoir jouer un rôle d’étayage,
d’appui au développement des compétences.
À partir de cette réflexion sur les processus de construction des savoirs par
les sujets eux-mêmes, nous pouvons donc synthétiser une approche élargie
des apprentissages socioconstructivistes. Ils peuvent passer par une action
réflexive d’appropriation du sujet par rapport à des éléments qui lui sont exposés
(comme lorsqu’on opère un travail réflexif sur une explication en la confrontant
à nos représentations, à notre expérience pour réorganiser notre conception

106. Nadel J., Best F. (1980), Wallon d’aujourd’hui, Paris, Scarabée Cemea.
107. Vygotsky L. S. (2013), Pensée et langage, Paris, La Dispute, p. 355.
108. Rizollati G., Sinigaglia C. (2007), Les Neurones miroirs, Paris, Odile Jacob.
Rizzollati, G. (2007), « Neurones miroirs », Science de la conscience, no 29, p. 22-25.

70
Apprendre : une expérience commune, un besoin d’étayage

d’un phénomène109), par la construction de savoirs en situation de résolution


de problème, mais également par la dynamique d’imitation réfléchie dans
la perspective vicariante.

Tableau 8. Les cheminements d’apprentissage


dans une dynamique socioconstructiviste

Situations Observation
Analyse réflexive
Dynamique de résolution et imitation
d’une présentation
de problème réfléchie
Appropriation, Exploration, Observation,
mise en lien avec recherche, création analyse et
Activité du sujet son questionnement compréhension
et son expérience des déterminants
de la tâche

À la suite de ce travail d’explicitation des théorisations de l’apprentissage,


nous allons pouvoir continuer à réfléchir dans quelles conditions des environ-
nements d’apprentissage pourraient être conçus pour favoriser les étayages
aux apprentissages.

109. Cette action du sujet sur le contenu qui lui est présenté transforme la situation qui n’est
plus seulement « réception passive » mais bien « appropriation active » indépendamment des
conditions matérielles du moment pédagogique qui peuvent apparaître transmissives comme
dans un cours magistral à l’université par exemple.

71
2
Les étayages :
un changement de regard
pour repenser l’environnement
des apprentissages

L’étayage : enjeux d’usage d’une notion dans le champ pédagogique


Face à la difficulté d’apprendre, qui est inhérente au processus même
d’apprentissage, les éducateurs cherchent sans cesse de nouvelles solutions
pour rendre plus efficaces leurs actions. Ils font preuve de trésors d’invention,
mais bien souvent les résultats ne sont pas à la hauteur de leurs espérances car,
comme nous l’avons vu, l’apprentissage ne se décrète pas, et les aménagements
pédagogiques ne sont pas aussi faciles à penser et à construire qu’on pourrait le
souhaiter.
Depuis les années 1970 et l’apparition de la thématique de la difficulté
scolaire, la littérature pédagogique regorge donc de propositions relatives à l’idée
de mettre en œuvre des actions de soutien et de pédagogie différenciée sans
jamais les définir précisément. Les textes institutionnels utilisent indifféremment
des expressions comme « soutien », « accompagnement », et ce flou sémantique
est problématique. À l’occasion d’interventions avec les professionnels sur les
aides aux élèves en difficulté, je constate fréquemment la prédominance de ces
mots-valises dans les propos et leur effet « masquant » pour l’analyse des situa-
tions proposées. En effet, les usages sémantiques de sens commun ne permettent
pas de rendre compte de logiques éducatives intrinsèquement différentes. Ainsi,
parler de « reprise de connaissances », d’« accompagnement relationnel »,
d’« aide méthodologique » ne renvoie pas du tout aux mêmes dimensions de
l’aide. De mon point de vue, ces notions font désormais partie d’une langue
de bois institutionnelle justifiant des dispositifs sans que leur portée, elle-même,
ne fasse l’objet d’un travail d’analyse approfondi.
Cette interrogation sur les formes pédagogiques de suivi et d’encadrement
est donc au cœur des questionnements sur l’analyse des dispositifs d’aide
aux élèves, les tensions entre les approches du champ scolaire et du périscolaire.

73
Construire des situations pour apprendre

Des clarifications sont nécessaires pour pouvoir envisager concrètement les


formes d’actions pédagogiques qui en relèvent.
Les mots renvoient les acteurs à des représentations déjà installées. Le
soutien est plutôt pensé dans une logique de remédiation pour des difficultés
installées de certains élèves alors que la différenciation pédagogique s’inscrit
dans la perspective plus globale d’offrir à tous les élèves des occasions d’aller au
maximum de leurs possibilités. Autrement dit, en utilisant le terme de « soutien »,
on convoque une représentation de l’apprentissage chez les enseignants, les
familles et les enfants qui risque de limiter les possibilités d’action, car les acteurs
vont se focaliser quasi automatiquement sur les enjeux d’aide scolaire. C’est
un phénomène que l’on a pu observer pour les dispositifs d’accompagnement
personnalisé en secondaire ou les aides personnalisées en primaire. Alors que
les textes institutionnels prévoyaient qu’ils puissent porter sur différentes dimen-
sions utiles aux apprentissages des élèves, dès lors que les acteurs les ont inves-
tis à travers le terme de « soutien », ces actions se sont massivement centrées
sur de la reprise scolaire.
Un changement de focale aide donc à repenser à nouveaux frais cette ques-
tion en s’intéressant de manière préventive aux leviers pédagogiques permettant
d’aider aux apprentissages (Lescouarch1). L’idée est de réfléchir non plus en
termes de dispositifs mais d’« éléments permettant de faire appui aux apprentis-
sages ». C’est le sens de l’emploi de la notion d’« étayages », pensée au pluriel,
car les éléments pouvant contribuer à structurer, soutenir les apprentissages
sont de nature variée. Notre postulat est que ce déplacement de regard sur cette
question doit permettre de ne pas rester enfermé dans de vieilles recettes qui ne
produisent pas les résultats espérés pour repenser dans leur globalité les leviers
pédagogiques susceptibles de contribuer à la construction d’un milieu d’appren-
tissage différencié et étayant dans une perspective interactionniste.
Le mot « étai » renvoie à un terme de marine relatif à une pièce de charpente
(et un poteau) avec l’idée commune de soutien, comme nous l’indique le diction-
naire historique de la langue française (Rey2). Au sens commun, l’expression

1. Lescouarch L. (2010), « Conséquences de la conception de la difficulté scolaire des enseignants


spécialisés débutants “maîtres E” et de leur approche de la différenciation sur leur développe-
ment professionnel », in R. Goigoux, L. Ria, M.-C. Toczeck-Capelle, Le Parcours des enseignants
débutants, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, p. 169-187.
2. Rey A. (2006), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert.
« 1. ÉTAI : n. m. apparaît sous la forme estai (v. 1080) et est issu de l’ancien saxon staeg « gros
cordage destiné à soutenir un mat ».
2. ÉTAI : n. m. est relevé sous des formes nombreuses, mais dont chacune est attestée isolé-
ment, estai (v. 1193), escai (1266), estaie n. f. (1303), atay (1398), puis étaie n. f. (xviie s.) et enfin
étai en 1753 ; estaie ou etaie est la forme la plus répandue jusqu’au xviie siècle. Le mot est issu
du francisque ostaka « soutien », restitué par le moyen néerlandais stake « perche », le moyen
haut allemand stak « perche » et « poteau » (cf. neerlandais staeye, allemand stehen) d’une base
ostak- « pieu, piquet », p. 1317.

74
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

désigne ce qui permet de faire appui, mais elle a pris un sens plus orienté dans
le champ de la psychologie. Le premier à l’utiliser est Freud comme l’explicitent
Laplanche et Pontalis : « On parlera […] d’étayage pour désigner le fait que le sujet
s’appuie sur l’objet des pulsions d’autoconservation dans son choix d’un objet
d’amour : c’est là ce que Freud a appelé le type de choix d’objet par étayage)3. »
Cet usage du terme met en évidence la dimension d’appui nécessaire à tout
apprentissage, mais notre préoccupation étant pédagogique, nous nous référons
plutôt à la théorisation de Bruner. Celle-ci a été élaborée dans le cadre d’une
analyse d’interactions avec une tutrice dans une expérimentation de construction
d’objets à partir de cubes en bois chez de jeunes enfants. Le terme qu’emploie
Bruner en anglais est celui de scaffolding (échafaudage), et cette source oriente
la lecture de la notion, celle d’un point d’appui permettant la construction.
Cependant, la définition de Bruner est plus limitative et restreint le terme
d’étayage aux dimensions d’intervention de l’adulte pour faciliter la résolution
de la tâche comme il l’explicite dans son ouvrage Le Développement de l’enfant :

« Les discussions sur la résolution de problème où l’acquisition du savoir-faire reposent


d’ordinaire sur l’idée que celui qui apprend est seul et sans aide. Lorsqu’on tient compte
du contexte social, on le considère d’ordinaire comme une occasion d être en présence
d’un modèle et d’imiter. Mais l’intervention d’un tuteur peut comporter d’autres
apports. La plupart du temps elle comprend un processus d’étayage qui rend l’enfant
ou le novice capable de résoudre un problème, de mener à bien une tâche ou d’atteindre
un but qui aurait été sans cette assistance au-delà de ses possibilités. Ce soutien consiste
essentiellement pour l’adulte à “prendre en mains” ceux des éléments de la tâche qui
excèdent initialement les capacités du débutant, lui permettant ainsi de concentrer
ses efforts sur les seuls éléments qui demeurent dans son domaine de compétences
et de les mener à terme.4 »

Les interactions de soutien et d’adaptation, mises en œuvre par un adulte ou


un autre tuteur pour aider l’enfant à résoudre seul un problème qu’il ne savait
pas résoudre au préalable, sont donc pour Bruner constitutives du processus
d’étayage. Il est repérable dans les formes de l’éducation informelle et formelle,
et cette théorie distingue plusieurs fonctions de la tutelle.
Dans le registre de la mobilisation, la première dimension est l’« enrôlement »
qui vise à engager l’intérêt et l’adhésion du sujet envers les exigences et les
enjeux de la tâche. Une seconde est le « maintien de l’orientation » qui passe par
des dimensions affectives pour entretenir l’intérêt pour la tâche en s’appuyant
sur les succès précédents et en développant une attitude compréhensive,
empathique.

3. Laplanche J, Pontalis J.-B. (1990), Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, p. 149.


4. Bruner J.-S. (1983), Le Développement de l’enfant. Savoir faire, savoir dire, Paris, PUF, p. 263.

75
Construire des situations pour apprendre

Dans le même registre, le « contrôle de la frustration » est une dimension


centrale pour éviter le désengagement en relativisant la portée des erreurs par
une intervention permettant le maintien d’un climat propice à l’apprentissage
dans une perspective bienveillante. Cela peut passer par la « réduction des degrés
de liberté » qui vise à réduire la difficulté de la tâche pour garantir qu’elle relève
bien de la zone proche de développement en supprimant certains obstacles ou en
les prenant en charge.
En complément, la « signalisation des caractéristiques déterminantes » donne
au sujet des éléments de feed-back afin de réguler l’activité pour permettre la
poursuite de la tâche en soulignant les invariants de la tâche qui sont pertinents
pour son exécution et en aidant à comprendre les écarts entre ce que le sujet
produit et ce que le tuteur pense être une production adéquate. Elle permet de
renforcer l’identification des conditions de la réussite que le sujet ne peut pas
forcément appréhender seul au cours de la réalisation.
Enfin la « démonstration » ou « présentation de modèles » est une dimension
essentielle car, dans cette phase, le tuteur donne à voir des solutions qui peuvent
servir de point d’appui pour une distanciation. Ces éléments constituent une
forme de « stylisation » de l’action qui va pouvoir être imitée par le débutant en
retour sous une forme d’appropriation. Nous pouvons faire un lien ici avec des
théories de l’apprentissage, comme celles de l’imitation ou de l’apprentissage
vicariant, précédemment évoquées.
Nous sommes donc bien au cœur d’une action pédagogique fondamentale.
Très diffusée sous une forme simplifiée, cette catégorisation portait sur une situa-
tion particulière dans un espace expérimental formalisé et ne peut constituer de
mon point de vue l’archétype de l’étayage ni constituer la matrice de toutes les
formes d’étayage comme le développe également Vial5. Toutefois, ce lien entre
étayage et interaction de tutelle est fondateur, et nous retrouvons cette notion
dans différents travaux relatifs à la petite enfance en lien à la « participation
guidante » (Cloutier6) ou dans les travaux dans le champ des sciences du langage.
Vasseur7 utilise par ailleurs ce concept pour qualifier des interactions relevant
d’un guidage très fort de l’activité dans le cadre d’un « étayage didactique ».

5. Vial M. (2011), L’Accompagnement professionnel : une pratique d’étayage, Marseille, insti-


tut Réseaueval. Consulté le 25/12/2015 sur : http://www.reseaueval.org/wp-content/
uploads/2013/02/8_laccompagnementunetayage.pdf
6. Cloutier S. (2009), Le Développement des interactions d’étayage entre l’éducatrice et les enfants
de 4-5 ans en contexte de jeux symboliques en centre de la petite enfance, thèse présentée à la
faculté des études supérieures de l’université Laval dans le cadre du programme de doctorat
en psychopédagogie pour l’obtention du grade de philosophiae doctor (PH.D.), département de
psychopédagogie, faculté des sciences de l’éducation, université Laval, Québec.
7. Vasseur M.-T. (1993), « Gestion de l’interaction, activités métalangagières et apprentissage
en langue étrangère », Acquisition et interaction en langue étrangère, volume 2. Consulté le
25/04/2014 sur : http://aile.revues.org/4855

76
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

Le tuteur met en œuvre une intervention planifiée consistant à diriger, orienter,


structurer l’échange afin que se mette en place le système de transmission des
savoirs. Cependant, elle articule également les interventions avec le fait de consti-
tuer une potentielle ressource pour l’apprenant, ce qui nous permet d’envisager la
notion de manière plus large : « Complémentairement, l’étayage est un réservoir
de ressources : l’apprenant peut trouver dans les interventions de l’enseignant
un moyen de remédier à ses insuffisances, de combler ses manques, de réparer
ses maladresses. L’acteur pédagogique est la personne-ressource qui remplit les
fonctions d’informateur, de réparateur et d’évaluateur8. »
Cette association entre « processus d’étayage » et « interaction de tutelle » par
l’adulte peut cependant être perçue comme réductrice, car d’autres éléments sont
susceptibles de constituer pareillement des étayages dans une perspective élar-
gie de la notion. Dans une recherche portant sur les interactions de tutelle entre
pairs dans l’espace scolaire, Marchive développe l’idée que : « De nombreuses
situations peuvent s’inscrire sous ce vocable avec cependant de grandes diffé-
rences quant au degré de guidage, au degré d’expertise ou à l’âge respectif des
partenaires. On peut ainsi aller de la situation d’imitation, à celle de monitorat
ou d’enseignement mutuel vers un étayage plus souple en fonction des types de
tâche, des compétences des partenaires, de leur degré d’implication9. »
L’étayage ne serait donc pas restreint à l’intervention de l’adulte en situation de
tutelle, car il peut être lié à l’intervention des pairs et ne se limite pas au domaine
cognitif. Pour Marchive, sur le plan pédagogique, les situations d’interaction de
tutelle ont une triple fonction : « initiatique » en permettant d’intégrer des élèves
« profanes » à la culture interne de la classe, « domestique » à travers des aides
ponctuelles permettant de débloquer des situations, « didactique » en permettant
l’échange des savoirs à travers des processus de guidage et d’étayage. Dans cette
conception, le terme étayage désigne donc toutes les formes d’intervention d’un
individu envers un autre, l’aider à faire, à penser, à comprendre, à apprendre et à
se développer sur tous les plans, affectifs et cognitifs.
Cet élargissement de l’usage de la notion est également présent dans le
travail de Bucheton et Soulé10 sur les gestes professionnels des enseignants.
Dans leurs travaux, l’étayage est positionné comme un organisateur central de

8. Vasseur M.-T. (2005), Rencontres de langues. Question(s) d’interaction, Paris, Éditions Didier,
p. 13.
9. Marchive A. (1995), L’Entraide entre élèves à l’école élémentaire. Relations d’aide et interac-
tions pédagogiques entre pairs de six classes du cycle trois, thèse de doctorat en sciences de
l’éducation, Bordeaux, université de Bordeaux-II, p. 31.
Marchive A. (1997), « L’interaction de tutelle entre pairs : approche psychologique et usage didac-
tique », Psychologie et Éducation, no 30, p. 29-43.
10. Bucheton D., Soule Y. (2009), « Les gestes professionnels et le jeu des postures de l’enseignant
dans la classe : un multi-agenda de préoccupations enchâssées, Éducation et Didactique,
volume 3, no 3, p. 29-48.

77
Construire des situations pour apprendre

l’agir de l’enseignant dans l’interaction avec l’élève dans une perspective de


geste professionnel (Bucheton, Brunet et Liria) : « C’est le geste que l’enseignant
fait avec l’élève pour accompagner un geste d’étude qu’il ne peut mener seul.
Cette préoccupation s’articule en trois sous-catégories : le soutien, la demande
d’approfondissement, le contrôle des réponses11. »
Cette action prend sens dans la perspective de leur théorisation du « multi-
agenda12 » auquel seraient confrontés les enseignants pour réguler leurs ensei-
gnements dans un environnement complexe. Pour eux, les enseignants sont en
situation d’articuler plusieurs préoccupations pour penser la situation pédago-
gique dans sa globalité : transmettre des savoirs et des techniques, maintenir une
atmosphère, piloter l’avancée des situations, tisser le sens de ce qui est proposé
et étayer. Cette notion d’étayage regroupe donc pour eux les gestes profession-
nels visant à faire faire, à verbaliser, à accompagner les élèves dans une tâche, à
évaluer. Cette activité est la principale organisatrice de la coactivité maître-élèves
et désigne « toutes les formes d’aide que le maître s’efforce d’apporter aux élèves
pour les aider à faire, à penser, à comprendre, à apprendre et à se développer
sur tous les plans13 ».
En référence à la métaphore de Bruner de l’échafaudage, Bucheton montre
que cet étai implique une fiabilité, une durabilité et un espace de confiance et se
construit à partir de différentes postures.
Ce modèle est intéressant, car il permet d’analyser les catégories de gestes
conduits par les enseignants et constitue un repère pour l’analyse des pratiques
personnelles. Cette approche plurielle des gestes d’étayage contribue à élargir
la notion en cherchant à identifier les diverses formes de l’étayage. Comme le
soulignent Vial et Caparros-Mencacci : « L’étayage ou l’étaiement est le mot dont les
significations sont les plus diverses et traversent les domaines de la marine, de la
charpente, du jardinage, de la maçonnerie, des relations humaines et qui tournent
autour de l’idée de [s’] appuyer sur… pour tenir – que ce soit intentionnellement
(étayer un mur, une voûte) ou non (les vieux arbres de la haie s’étayent les uns les
autres). C’est le résultat qui est visé. La façon de faire étayage, elle, varie14. »

11. Bucheton D., Brunet L.-M., Liria A. (2005), « L’activité enseignante, une architecture complexe
de gestes professionnels », dans le CD-ROM Former des enseignants professionnels, savoirs et
compétences, colloque Nantes, M. Altet (ed). Consulté le 15/02/2015 sur : http://www.ices.fr/
BU/documents/koha_99956/pdf/s3_dezutter/bucheton_dominique.pdf
12. Bucheton D., Soulé Y. (2009), « Les gestes professionnels et le jeu des postures de l’enseignant
dans la classe : un multi-agenda de préoccupations enchâssées, Éducation et didactique,
volume 3, no 3, p. 29-48.
13. Ibid, p. 36.
14. Vial M., Caparros-Mencacci N. (2007), « L’accompagnement comme agir professionnel », chapitre 2,
in M. Vial, N. Caparros-Mencacci (dir.), L’Accompagnement professionnel ?, Bruxelles, De Boeck
Supérieur, p. 73-128, (p. 73).

78
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

Tableau 9. Postures d’étayage d’après Bucheton et al.

Les interventions portent sur le cadrage de la situation, pour


Posture de contrôle permettre l’avancée du temps didactique articulé sur une progression
et des gestes d’évaluation de feed-back fréquents.

Cette posture constitue une forme de variante de la posture de


Posture de contrôle et caractérise les moments où l’enseignant, pour garantir
« contre-étayage » l’avancée du temps de l’enseignement, peut prendre en charge
la situation jusqu’à « faire à la place de l’élève ».

L’enseignant est en position d’explicitation des savoirs dont il est


Posture le garant. Par des apports ciblés, il prend en charge la partie de la
d’enseignement tâche que l’élève ne peut pas encore faire tout seul en structurant
les savoirs.

Dans une posture distanciée, en limitant son intervention directe afin


Posture de favoriser l’engagement des élèves dans la tâche, les échanges
d’accompagnement et les recherches, l’enseignant peut apporter des aides ponctuelles
pour surmonter les obstacles rencontrés.

L’enseignant délègue aux élèves la responsabilité de leur travail ;


Posture
leur permettant ainsi d’expérimenter différents cheminements
de « lâcher prise »
dans le cadre de tâches qu’ils peuvent réaliser seuls.

Dans cette posture, l’enseignant cherche prioritairement à capter


Posture dite l’attention des élèves et se met en scène en théâtralisant son
du « magicien » intervention mais les enjeux de savoirs peuvent devenir implicites
car « le savoir n’est ni nommé, ni construit, il est à deviner ».

Ces différentes réflexions conduisent à élargir l’emploi du terme non seule-


ment au processus de tutelle (au sens de Bruner), mais également pour désigner
l’ensemble des éléments présents dans une intervention éducative formelle (ou
informelle) constituant un appui pour favoriser des apprentissages autonomes, ce
qui induit un deuxième niveau de sens. Il s’agit de ne pas le penser uniquement à
travers le prisme de l’interaction, mais aussi en travaillant la question de l’environ-
nement, l’aménagement du milieu d’apprentissage et des situations pédagogiques.
Meirieu utilise la notion dans ce sens élargi dans sa réflexion sur les appren-
tissages méthodologiques et le transfert. Il positionne comme « étayage » la
construction des situations de formation dans laquelle le rôle de l’enseignant est
de fournir les dispositifs et l’environnement favorable aux apprentissages dans
leur dimension sociorelationnelle (réassurance, proposition de pôles d’identi-
fication) et dans la dimension cognitive (mode de fonctionnement permettant
de construire des savoirs). Dans ces travaux, il associe également la question

79
Construire des situations pour apprendre

de l’étayage à celle du désétayage et du transfert dans une articulation « concep-


tualisation/décontextualisation/recontextualisation » : « Il faut étayer le dévelop-
pement d’un sujet, c’est-à-dire, en prenant appui sur les savoirs et savoir-faire
qu’il a déjà acquis, prolonger son développement en mettant en place des situa-
tions interactives qui lui permettent de progresser. Puis il faut désétayer, c’est-
à-dire lui permettre progressivement de se passer de toutes les aides qu’on lui a
proposées, d’être suffisamment solide pour que de nouveaux dispositifs puissent
s’appuyer sur ce qu’il vient d’acquérir et engager un nouveau progrès15. »
C’est dans ce sens que nous allons utiliser ce terme dans la suite de notre
réflexion en intégrant non seulement les postures liées aux interactions, mais
également plus largement l’ensemble des éléments structurés dans l’espace
pédagogique pour soutenir les apprentissages. Plutôt que de parler de proces-
sus d’étayage au singulier renvoyant à la définition de Bruner, je pense qu’il est
pertinent de l’envisager au pluriel dans une diversité de formes et de visées en
étudiant les étayages aux apprentissages.
En pédagogie, cette notion pourrait donc permettre de revisiter la question de
« ce qui fait appui » aux apprentissages et de déplacer la focale sur l’analyse des
pratiques vers le « processus apprendre », l’enjeu étant de positionner les diffé-
rents éléments de la situation pédagogique comme autant d’appuis à la dyna-
mique d’apprentissage du sujet, de chercher à penser les pratiques pédagogiques
dans la perspective de construction d’un milieu étayant.

Une modélisation pour aider à construire un « milieu étayant »


Si nous envisageons la notion d’« étayage » dans son sens métaphorique
d’appui à la construction issu de la maçonnerie, nous pouvons la situer comme
une dynamique globale de travail qui permet de réinterroger plusieurs dimensions
essentielles à l’élaboration d’un milieu propice aux apprentissages : les structures
matérielles dans une « écologie16 » de l’espace d’apprentissage, les conditions des
échanges et de la communication, les activités proposées aux enfants.
Pour organiser la réflexion (et les actions), nous avons cherché à élaborer un
modèle global d’intelligibilité des leviers des étayages dans un milieu éducatif
articulé en trois dimensions structurantes : le cadre, les ressources et les inte-
ractions. Chacun de ces domaines forme en fait un support potentiel pour enri-
chir le modèle pédagogique proposé, améliorer les conditions d’apprentissage.
Comme toute modélisation, celle-ci constitue une simplification par rapport à la

15. Meirieu P. (1993), « Existe-t-il des apprentissages méthodologiques ? », in A. Bentolila (dir.),


Les Entretiens Nathan. Enseigner, Apprendre, comprendre, Paris, Nathan, p. 83-118 (p. 114).
16. Vayer P., Duval A., Roncin C. (1991), Une écologie de l’école. La dynamique des structures maté-
rielles, Paris, PUF.

80
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

complexité des environnements d’apprentissage, mais vise à attirer notre atten-


tion sur les grandes dimensions constitutives de l’action pédagogique.
Le premier levier que nous pouvons mobiliser est le « cadre » incluant les
enjeux d’inscription dans un espace symbolique dévolu aux apprentissages,
d’aménagement de l’espace et de structuration des situations d’apprentissage
(à travers les supports et formes pédagogiques proposés aux apprenants, les
ritualisations). La deuxième dimension à travailler concerne les « ressources »
qui permettent de renouveler la manière d’organiser le milieu pour faciliter les
apprentissages en offrant des supports matériels et immatériels permettant de
développer une activité autonome ou d’avoir des aides dans le déroulement de
l’activité. La troisième, que nous avons déjà commencé à aborder, est relative
aux « interactions » qui constituent un levier d’étayage important en permettant
à l’enfant de réussir à réaliser ce qu’il ne pourrait faire seul, de se confronter
à la pensée des autres pour construire la sienne dans la logique des théories
interactionnistes.
Ces dimensions caractérisent l’ensemble des espaces éducatifs : le milieu
scolaire peut ainsi être analysé à partir de ce triptyque, mais également d’autres
environnements comme le périscolaire, les structures de loisirs à vocation éduca-
tive et le milieu familial. Certains étayages sont donc conscientisés et relèvent
d’interventions formalisées, mais une grande part d’entre eux peuvent se dérou-
ler aussi dans le registre informel s’il n’y a pas d’intention explicite de soutenir
les apprentissages.

Figure 2. Catégorisation des étayages aux apprentissages par dimensions

Étayage des apprentissages


dans un mileu éducatif

Cadre : environnement Ressources : Interactions :


et supports • Formalisées • Conscientisées
• Formalisé explicitement • Non fomalisées et formalisées
pour les apprentissages • Non conscientisées
• Non fomalisé et informelles

L’idée liée à cette modélisation est de permettre aux professionnels de penser


leur environnement pédagogique en prenant en compte, de manière réfléchie,
l’ensemble de ces dimensions. Elles sont de fait présentes, mais souvent non
conscientisées, ce qui ne permet pas toujours de les utiliser comme un levier
pédagogique et conduit chacun à fonctionner dans la reproduction de modèles

81
Construire des situations pour apprendre

préexistants sans les questionner plus avant. Or, nous faisons l’hypothèse
que toutes les pratiques ne se valent pas et si, d’une certaine manière, une
telle modélisation peut pour certains « enfoncer des portes ouvertes », en tant
que modèle d’intelligibilité de la pratique, elle peut aider à prendre conscience
de manques, à interroger les choix relatifs à ces dimensions et à faire évoluer
les actions. En ce sens, cette réflexion se veut un outil au service du changement
pédagogique et de l’analyse des pratiques.
Cette théorisation est en relation directe avec la notion de milieu. Elle a connu
un certain succès dans les années 1970 dans la lignée des travaux de Wallon pour
qui l’étude du développement de l’enfant ne pouvait s’envisager que dans ses
interactions avec le milieu pensé comme environnement physique et social. Il
distinguait le milieu local renvoyant à la dimension physique de ce milieu (rural,
urbain) et les milieux sociaux fonctionnels : l’école comme la famille ont leur
logique spécifique qui va avoir une grande importance, car l’enfant évolue en inte-
raction avec ces milieux. La manière dont ceux-ci fonctionnent, les comportements
et valeurs qu’ils induisent ont une influence déterminante sur le développement
de la personne. Il est alors nécessaire de penser comment ces milieux influencent
les acquisitions et, dans la perspective de la construction d’un espace à vocation
d’apprentissage, de conscientiser les caractéristiques du milieu d’apprentissage
que nous proposons aux enfants.

Le cadre
En psychologie, la notion de cadre est utilisée pour nourrir la réflexion sur le
rôle des limites et des interdits dans le développement de l’enfant en lien avec
l’idée que c’est à la fois un élément qui structure et qui contient. Il est donc
important de réfléchir l’école et les espaces périscolaires, qui sont des milieux (à
la fois locaux et fonctionnels) producteurs d’apprentissages formels et informels
et qui proposent un cadre pour apprendre, pour grandir. Pour ce faire, le péda-
gogue doit pouvoir se distancier des pratiques mimétiques de reproduction de
formes pédagogiques en requestionnant le sens des organisations. Il est assez
symptomatique de constater, en formation avec de jeunes enseignants ou des
animateurs, que ces derniers ont généralement totalement intégré les « normes »
de fonctionnement de l’espace éducatif et peuvent le considérer comme un milieu
quasi « naturel », alors que nous sommes typiquement confrontés à des construc-
tions sociohistoriques d’un milieu en fait totalement artificiel : pourquoi mettre
les enfants en rang à l’école ? Pourquoi interdire les déplacements dans l’espace
classe et organiser les échanges essentiellement autour de la parole de l’adulte ?
Pourquoi lever le doigt pour demander la parole ?
Finalement, on s’aperçoit que des techniques éducatives jugées pertinentes
à un moment donné en fonction du projet éducatif poursuivi sont reproduites

82
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

à l’identique en perdant progressivement de leur sens. Nous constatons une


difficulté contemporaine à appréhender les espaces pédagogiques comme envi-
ronnement. Remobiliser cette notion de milieu17 constitue une piste intéressante
si on la relie à la question des finalités. Un milieu offrant des possibilités d’expéri-
mentation et de décision ne produit pas la même éducation qu’un milieu standar-
disé centré sur la reproduction de tâches d’entraînement. L’éducateur doit donc
s’interroger dans la structuration de cet environnement sur les visées éducatives
qu’il poursuit.
En effet, nous sommes tellement pris dans les logiques sociales standardi-
sées, des programmes et objectifs opérationnels à atteindre préalablement défi-
nis, que nous pouvons passer à côté de la question essentielle de la finalité de
l’action : l’éducation. Les techniques éducatives finissent d’une certaine manière
par trouver leur justification dans leur existence même, et le questionnement sur
les buts que nous poursuivons disparaît progressivement des débats derrière
l’« évidence » des visées : apprendre à lire-écrire, compter, se préparer à un
métier… Les objectifs d’apprentissage sont, d’une certaine manière, un arbre qui
cache la forêt, car ils occultent un questionnement fondamental organisateur de
l’action pédagogique : à quoi veut-on éduquer ?
La dialectique fondamentale émancipation/aliénation fonctionne ainsi en
arrière-plan de toute action d’étayage. Pour Hameline18, éduquer s’inscrit ainsi
dans une tension permanente entre l’intégration des éduqués comme agents à
leur place assignée dans un ensemble social et le projet de leur promotion en
acteurs de leur propre histoire individuelle et de l’histoire collective en cours. De
ce fait, il exprime cette tension par des concepts très intéressants, car saturés
d’imaginaire, ceux d’affranchissement et de domestication.
Tout éducateur est confronté à un défi : pour ne pas se transformer en dres-
seur, il faut être en capacité d’affranchir sans domestiquer. Le pédagogue doit
simultanément avoir un projet sur autrui (qu’autrui puisse refuser) et faire advenir
de l’autonomie, donc ne pas contraindre malgré la violence symbolique de départ
(liée au projet que l’on a sur autrui). Dans cette tension difficile, Develay se
positionne pour la construction d’une relation respectueuse : « La sortie de cette
aporie est dans la négociation sans doute et la contractualisation des rapports
entre partenaires, afin de permettre à l’éduqué de comprendre ce qui se joue pour
lui dans la relation éducative, comment il est agi et comment il agit19. »

17. Une autre confusion a pu être introduite du fait que cette notion a été également utilisée
dans les pédagogies de l’éveil dans le cadre très intéressant de l’« étude du milieu » entendu
comme milieu physique, culturel et géographique local.
18. Hameline D. (1997), Le Domestique et l’affranchi. Essai sur la tutelle scolaire, Paris, Les Éditions
ouvrières, collection « Points d’appui éducation ».
19. Develay M. (2001), Propos sur les sciences de l’éducation : réflexions épistémologiques, Paris,
ESF Sciences humaines, p. 32.

83
Construire des situations pour apprendre

Penser le cadre implique de se positionner dans les différentes tensions


fondatrices de l’acte éducatif dans leur dimension axiologique. Penser ses fina-
lités est donc une première entrée essentielle, et chaque éducateur doit pouvoir
se positionner dans cette dialectique pour déterminer « dans quel sens mettre
le cadre », penser l’ensemble de règles de vie et les limites des espaces rendant
possible la sécurité physique et psychique de l’enfant.
Le cadre est donc à la fois matériel et symbolique et a pour fonction d’autori-
ser, mais également d’interdire. Nous l’envisageons ici dans un sens élargi pour
désigner les éléments organisateurs de l’environnement d’apprentissage permet-
tant de le délimiter, de l’identifier. Il est un élément régulateur, une balise qui va
participer de l’organisation systémique des espaces éducatifs pensés comme
des « systèmes vivants » au sens développé par Collot : « un ensemble lui-même
composé d’autres systèmes vivants (enfants) en interrelation20 ».

Dimensions du cadre et climat scolaire


Les différentes analyses précédentes nous conduisent à envisager le cadre
comme une dimension essentielle des étayages, s’il est pensé comme tel et non
seulement dans une perspective mimétique de reproduction d’une organisation
scolaire intégrée. Ce système de règles impersonnelles, qui contient et institue
des relations permettant l’apprentissage, est donc un élément structurant indé-
pendamment des méthodes pédagogiques proposées aux élèves.
À travers les temporalités d’emploi du temps notamment, un espace scolaire
délimité et organisé, régi par des règles, une organisation spatiale de la classe
avec des contraintes associées, les organisations scolaires constituent un cadre
structurant pour les apprentissages, mais dans les espaces périscolaires ou de
loisir, cet enjeu éducatif est également prégnant. Le travail de Glasman21 relatif à
l’internat est très intéressant sur ce point, car il montre que le « cadre éducatif »
est constitué de différents éléments :
• Un espace physique délimité et aménagé dans lequel se déroulent certaines
activités.
• Un découpage du temps, rythmé pour être rendu lisible par les habitants
de cet espace.
• Des permissions et des interdits liés aux usages de cet espace.
• Des personnes chargées, de par leur fonction ou leur statut, de maintenir
le cadre dans ses différents aspects (physique, temporel, réglementaire).

20. Collot B. (2002), Une école du 3e type ou la pédagogie de la mouche, Paris, L’Harmattan,
p. 48-49.
21. Glasman D. (2012), L’Internat scolaire. Travail, cadre, construction de soi, Rennes, Presses
universitaires de Rennes.

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Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

• Un système normatif (explicite ou implicite) établi comme objectif premier


de ce qui se fait dans le cadre.
Ce cadre a pour lui la fonction de « contrôler et soutenir » et répond à un
besoin des enfants et des adolescents. Il distingue quatre dimensions du cadre
contribuant à la dimension éducative des structures : le « cadre travail » se
rapporte donc aux conditions permettant le travail en termes de temporalités
et d’aménagement matériel. Le « cadre rythme » est relatif à l’organisation des
différents moments de vie des espaces éducatifs. Le « cadre protection » implique
de penser le besoin de sécurisation des élèves. Le « cadre contrôle » se rapporte
davantage aux règles en vigueur et aux rôles des adultes.

Tableau 10. Différentes dimensions du cadre éducatif


en internat scolaire d’après Glasman

Cadre travail Conditions propices au travail scolaire


Cadre rythme Répartition du temps régulière
Cadre protection Mise à l’écart des dangers de l’environnement habituel
Cadre contrôle Enfant contenu par l’institution

Cette catégorisation est intéressante, car elle attire l’attention du pédagogue


sur différentes dimensions à anticiper. En quoi l’aménagement permet-il des
conditions de travail satisfaisantes ? Quelle est la rythmicité de la journée dans
une tension entre activités contraintes, activités choisies ou libres ? Quelles sont
les conditions pédagogiques du vivre ensemble permettant à chacun de se sentir
en sécurité physique et affective ? Quelle part de liberté et de contrôle dans la
relation éducative dans l’espace pédagogique construit ?
Dans les modèles référés à l’éducation nouvelle, cette dimension d’aména-
gement du cadre éducatif a été également particulièrement réfléchie dans une
perspective émancipatrice. Les modèles pédagogiques constitués par des figures
comme Pestalozzi, Korczack, Makarenko, Deligny, Oury sont de fait des supports
d’étayage pour des enfants en grande difficulté sociale et personnelle. Dans un
contexte plus contemporain, des dispositifs de l’enseignement spécialisé comme
les Rased (Lescouarch22) ou les ateliers relais (Martin et Bonnéry23), les microly-
cées, constituent des structures théorisant implicitement un étayage par le cadre
dans un environnement pensé pour être facilitateur du développement et des
acquisitions.

22. Lescouarch L. et al. (2015), « Les dimensions de l’accompagnement dans le travail de


l’enseignant spécialisé en Rased : postures et enjeux », Interaction.
23. Martin É., Bonnéry S. (2002), Les Classes relais. Un dispositif pour les élèves en rupture avec
l’école, Paris, ESF Sciences humaines.

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Construire des situations pour apprendre

Le cadre est donc un élément structurant qui assure la sécurité physique et


affective, permet à chacun d’assumer son rôle d’élève pour pouvoir penser de
manière autonome et s’impliquer pleinement dans les activités, dans un espace
réglé instaurant des limites et favorisant l’acquisition de connaissances et de
compétences. Il est une condition de l’instauration d’un climat scolaire favorable
aux apprentissages et constitue en ce sens un étayage essentiel, une structure
d’appui pour le développement du sujet.
Dans les travaux de recherche conduits dans des classes pratiquant des
pédagogies alternatives dans la mouvance Freinet, cette dimension est particuliè-
rement marquante pour l’observateur : un climat de travail différent dans lequel
les élèves osent expérimenter, prendre la parole et construisent une relation de
confiance avec leur enseignant et travaillent en compagnonnage avec leurs pairs.
Utilisée principalement dans les travaux sur la violence scolaire, cette notion
de « climat scolaire » renvoie à différentes dimensions fondamentales caracté-
risant l’environnement de travail. Pour l’OCDE24, la qualité de ce climat serait
dépendante : de la qualité du bâtiment scolaire, du climat relationnel dans la
dimension socioaffective des relations, de l’engagement des enseignants, de la
dynamique d’équipe ; du cadre et des règles ; des problèmes de violence, de
harcèlement, de brimade et d’intimidation ; de l’engagement des élèves/implica-
tion des élèves. Dans un rapport à la DGESCO, Debarbieux et al. font également
le lien entre la notion de climat scolaire et les apprentissages en rappelant que :
« Un climat scolaire positif affecterait puissamment la motivation à apprendre
(Eccles et al. 1993 ; Goodenow et Grady, 1997), favoriserait l’apprentissage coopé-
ratif, la cohésion du groupe, le respect et la confiance mutuels (Ghaith, 2003 ;
Finnan, Schnepel et Anderson, 2003)25. »
Installer un « climat » propice aux apprentissages implique de se situer dans
une approche globale de l’environnement, de réfléchir à la place qui peut être
laissée à l’enfant dans la classe dans le registre de l’autonomie, de ses droits et
de ses devoirs. Cela renvoie donc à deux thématiques de réflexion fondamentales
pour le pédagogue : l’élaboration d’un espace instituant ritualisé et l’aménage-
ment de l’espace

24. OCDE (2009), Creating Effective Teaching and Learning Environment: First Results of TALIS 2009.
25. Debarbieux E., Anton N., Astor R. A., Benbenishty R., Bisson-Vaivre C., Cohen J., Giordan A.,
Hugonnier B., Neulat N., Ortega Ruiz R., Saltet J., Veltcheff C., Vrand R. (2012), Le « Climat scolaire » :
définition, effets et conditions d’amélioration, rapport au comité scientifique de la direction de
l’Enseignement scolaire, ministère de l’Éducation nationale, MEN-DGESCO/Observatoire inter-
national de la violence à l’École, p. 5.

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Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

De l’importance d’un environnement instituant et ritualisé


Le cadre est pensé comme ce qui soutient et ce qui structure, et cela passe
par l’institution de règles de fonctionnement, d’une organisation ritualisée qui
va permettre de jouer son rôle de « contenant ». Ainsi, pour le courant psychana-
lytique (Thouroude), il est composé à la fois d’invariants et de limites. Le cadre
délimite non seulement un espace physique, mais aussi mental et transitionnel
au sens de Winnicott (Bailly26), et constitue, potentiellement, un point d’appui
à travers sa dimension de « fonction contenante » et de « fonction résistante »
(Duval Héraudet27). Il sert donc à la fois à limiter et à contraindre l’action
d’un sujet tout en lui permettant de développer son activité en lui offrant un envi-
ronnement stimulant et sécurisant.
Les enjeux de ritualisation du cadre sont importants dans la construction
d’une démarche pédagogique comme le rappelle Montandon : « J’entends par
ritualisation la mise en place progressive d’habitus, de comportements attendus,
de prise de rôles, de dispositions d’esprit, acquis par le recours volontaire, déli-
béré et systématique, de la part d’enseignants et/ou de formateurs, à un cadre,
édictant les règles de fonctionnement et les objectifs de l’activité. […] Le cadre
fournit des délimitations spatio-temporelles, renferme les prémisses organisa-
tionnelles qui structurent l’activité et assigne aux élèves des rôles respectifs28. »
Les règles, les ritualisations sont donc autant de dimensions constitutives
de l’environnement d’apprentissage susceptibles de constituer un étayage pour
le développement. C’est ainsi une des caractéristiques de la forme scolaire que
de permettre un processus d’apprentissage dans la progressivité, des routines,
une formation idéologique et morale.
La dimension ritualisée du cadre scolaire est donc en soi un facteur d’étayage
comme le montre Marchive. Pour lui, l’école n’est pas seulement un lieu d’appren-
tissage, mais également un monde civilisé dans lequel on s’intègre à travers des
ritualisations : « […] rites de passage et d’institution (rentrée scolaire, examens…),
rites cycliques (réunions parents-enseignants, fêtes scolaires…), rituels “péda-
gogiques” en lien avec l’organisation et le déroulement des activités scolaires
(mise en rang, appel, entretien, conseil ou réunion coopérative…), rituels “didac-
tiques” dans les situations d’enseignement et la mise en œuvre des conditions
de diffusion des savoirs29. »

26. Bailly R. (2001), « Le jeu dans l’œuvre de D. W. Winnicott », Enfances et Psy, volume 5, no 3,
p. 41-45.
27. Duval Héraudet J. (2001), Une difficulté si ordinaire, Paris, EAP.
28. Montandon C. (2005), « Règles et ritualisations dans la relation éducative », Hermès, la revue,
volume 3, no 43, p. 87-92 (p. 90).
29. Marchive A. (2007), Le Rituel, la règle et les savoirs. Ethnographie de l’ordre scolaire à l’école
primaire, Ethnologie française, volume 37, no 4, p. 597-604 (p. 597).

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Construire des situations pour apprendre

Très présents dans la réflexion sur l’organisation du travail en maternelle


(Dumas30), les rituels reposent en principe sur des invariants structurants permet-
tant la prévisibilité des situations : grande régularité d’un fonctionnement et répé-
titivité des gestes, des paroles, des codes mis en place ; stabilité des situations
dont les enjeux ne varient pas et qui constituent des repères sûrs, même si les
contenus évoluent ; contraintes claires, règles bien posées et respectées par tous.
Dans cette perspective, le fonctionnement dans un cadre ritualisé permet de
marquer un passage, de créer une sorte de « sas » entre la famille et l’école dont
la première fonction est de constituer le groupe classe et d’installer l’enfant dans
l’organisation sociale dans laquelle il va vivre sa journée. Pour Wulf, l’arrange-
ment des cours conduit les enseignants et les élèves, à se répartir différemment
les tâches, à travailler ensemble selon des traditions et des habitudes en articu-
lant différentes dimensions :

« […] la classe, l’emploi du temps hebdomadaire, les différentes matières, les relations
entre l’enseignant ou l’enseignante et le groupe d’élèves, l’interaction finalisée des
cours, l’assimilation collective des objets d’étude, l’aménagement méthodique des cours,
entraînements et répétitions inclus, la sélection et l’utilisation de différents médias,
l’appréciation du travail individuel oral et écrit, l’alternance rythmée entre les cours et les
pauses, le travail personnel en dehors de l’école (les devoirs à la maison). C’est le concours
de tous ces éléments qui constitue le cours comme une organisation rituelle.31 »

Dans une classe ritualisée, l’élève doit savoir ce que l’on doit faire (comment
et quand), et l’action collective induit des règles de conduite : savoir écouter,
formuler pour continuer à travailler. Ainsi, le rituel est intégrateur : il réaffirme
que l’élève a une place marquée et remarquée dans le groupe classe, il peut se
confronter aux autres dans un espace où il prend peu de risques. Cependant, le
rituel peut devenir conditionnant et routinier s’il ne vise qu’à inscrire l’enfant dans
le respect de normes de comportement, et le pédagogue doit pouvoir les réfléchir
au regard de son projet éducatif. Hébrard et Gioux montrent que, s’ils sont évolu-
tifs, pensés et intégrés par le groupe dans l’idée, par exemple, d’une « contrainte
qui libère32 », ils facilitent l’autonomie des élèves, mais sont également l’occasion
de travailler sur le développement de la personne en lui permettant d’apprendre
à surseoir à ses impulsions, de se dégager de l’immédiateté de l’action pour faire
de l’école un espace dans lequel on a le temps de penser.

30. Dumas C. (2009), Construire des rituels à la maternelle, Paris, Retz.


31. Wulf C. (2003), « Le rituel : formation de l’individu et de sa communauté », Spirale. Revue de
recherches en éducation, no 31, p 65-74 (p. 69).
32. Hébrard J., Gioux A.-M. (2008), Première école, premiers enjeux, Paris, Hachette Éducation.

88
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

Cette construction de rituels structurants pour le collectif nécessite des


conditions pédagogiques rigoureuses. Ils doivent être réguliers, organisés sur
une longue durée avec des rôles bien définis pour chacun. Par exemple, dans les
classes coopératives, les protocoles de prise de parole sont très codifiés dans
les moments collectifs avec un enfant distributeur de parole, garant des condi-
tions de l’échange à partir des règles élaborées collectivement. L’utilisation du
« bâton de parole », inspiré des rituels amérindiens et africains, peut constituer
également une piste intéressante pour ritualiser les conditions des échanges. Le
bâton symbolise le pouvoir de parler et rappelle le caractère « sacré » de la parole
de chacun. Celui qui l’a en main doit avoir automatiquement l’écoute, l’attention
de tous les participants, ce qui facilite l’instauration d’un climat favorable à la
réflexion et au dialogue.

Rituel/routine

Il est souvent difficile de faire une différence entre des pratiques ritualisées
porteuses de sens et des routines. Les rituels peuvent vite se transformer en routine,
des moments répétitifs quotidiens conditionnés dans lesquels les élèves ne mettent
pas de sens.
Les rituels ont une dimension symbolique et sont constitutifs d’une culture de classe
permettant d’unifier la communauté d’apprentissage en délimitant les acteurs
comme les actions à réaliser.
Meirieu33 distingue trois catégories de rituels :
––rituels d’aménagement de l’espace permettant à chacun de s’approprier un terri-
toire ;
––rituels de répartition du temps ménageant des temps de travail individuels, des
temps d’information collective et des temps de travail en groupes ;
––rituels de codification des comportements assurant la sécurité physique et
psychologique des individus.
Ces rituels sont construits à travers des actions partagées par un vécu corporel,
émotionnel et symbolique, et contribuent à développer un sentiment de sécurité,
en réduisant l’incertitude et en contenant le temps. L’action pédagogique doit donc
interroger les rituels mis en place pour se demander de quel sens ils sont porteurs.

Certaines activités systématiques à l’entrée en classe (comme l’écriture


sur son cahier d’écrivain, l’écoute silencieuse d’un morceau de musique choisi
par l’enseignant ou des enfants) permettent de structurer cet espace-temps
symbolique qu’est le monde scolaire. Il en est de même pour l’utilisation de tech-
niques comme le « quoi de neuf » en début de matinée, le programme d’activité,

33. Meirieu P. (1987), Apprendre… oui, mais comment ?, Paris, ESF Sciences humaines.

89
Construire des situations pour apprendre

le « bilan météo » en fin de journée pouvant servir à organiser la vie du groupe et à


introduire de la prévisibilité dans le fonctionnement, mais également à apprendre
à inscrire son activité dans des temporalités longues. Des activités régulières
comme les « mots du jour » à discuter, la résolution quotidienne d’énigmes, de
devinettes peuvent de même être intégrées au quotidien de la classe comme une
activité partagée structurante constitutive de la culture de classe.
Sur le plan pédagogique, la prise de conscience par l’éducateur de l’impor-
tance des ritualisations doit l’amener à accorder une attention particulière à l’ins-
titutionnalisation du fonctionnement collectif, à la régulation des temporalités et
à l’aménagement du milieu et des ressources disponibles pour apprendre.

Les ressources
Dans la perspective de repenser le milieu proposé aux enfants pour qu’ils
puissent mieux apprendre, les ressources constituent un levier intéressant à
mobiliser. Au sens commun, ce terme désigne des moyens matériels, les possi-
bilités offertes par quelque chose pour réaliser une production. Cette question
est traitée dans les travaux universitaires généralement sous deux angles : les
ressources utilisées par les professionnels pour concevoir leurs enseignements et
les ressources construites pour favoriser les apprentissages des élèves.
Dans la première optique, cette notion peut être appréhendée comme « des
éléments de connaissance et/ou les moyens qui sont significatifs pour l’acteur et
lui permettant, de son point de vue, d’être efficace lors d’une situation profes-
sionnelle et/ou de bien faire son métier34. » En considérant les ressources comme
dynamiques, se structurant et se restructurant au gré des expériences (Piot),
nous avons montré dans un travail de recherche collectif qu’elles peuvent être
plurielles. Elles apparaissent comme un élément d’étayage important du dévelop-
pement professionnel dans les métiers de l’interaction humaine et sont catégori-
sables en quatre familles articulées entre elles : (1) l’expérience, (2) l’alter, (3) les
normes et prescriptions, (4) l’environnement matériel et/ou immatériel.
Dans la continuité de cette définition comme « moyens significatifs pour l’ac-
teur », la notion peut également être opérationnelle sur le plan pédagogique, car
elle nous conduit à réfléchir ce qui peut être, dans le milieu, une ressource pour
apprendre pour l’élève. Cet objet est fortement remobilisé depuis une dizaine
d’années dans le champ éducatif avec le développement des réflexions relatives
aux usages des nouvelles technologies et leur apport à l’enseignement. Baron
et Harrari rappellent que la notion s’inscrit dans un héritage pédagogique ancien
comme dans la pensée de Dewey qui développait l’idée que l’apprentissage

34. Lescouarch L., Ade D. (2015), « Les ressources comme révélateur des tensions entre universi-
tarisation et professionnalisation : synthèse et perspectives », Les Sciences de l’éducation. Pour
l’Ère nouvelle, volume 48, no 4, p. 125-132.

90
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

bénéficie de ressources intellectuelles (notamment documentaires). Des péda-


gogues comme Cousinet et Freinet ont construit pareillement des approches
pédagogiques s’appuyant sur de nombreux objets, instruments, documents
constituant des « ressources pour apprendre » au sens de Baron et Harrari :
« En un premier sens, on qualifie généralement de “ressources” pour
apprendre différents artefacts susceptibles d’être mis au service d’un projet, d’un
objectif d’apprentissage (cette potentialité impliquant leur disponibilité et leur
utilisabilité), mais ne proposant pas un cheminement pédagogiquement prédé-
terminé, nombre d’entre eux n’étant d’ailleurs pas spécifiquement conçus pour
l’école35. »
Pour Reverdy36, la littérature consacrée à cette question est centrée sur les
ressources à construire pour les élèves dans le processus didactique, et notam-
ment les enjeux de structuration des contenus des manuels scolaires. Ces travaux
montrent que l’activité des enseignants face aux ressources est essentiellement
une activité d’interprétation et d’adaptation pour sélectionner les éléments qui
leur paraissent les plus adéquats en appui de leur démarche d’enseignement.
C’est une focale intéressante cependant limitée, car les outils sont peu réfléchis
du point de vue de l’élève : ce qui fait ressource pour lui n’a pas forcément été
conçu comme tel. Si des éléments ressources peuvent être pensés en amont par
le concepteur de la situation, l’usage de la ressource est dépendant du sujet et
de la manière dont il investit la situation. Cette distinction nous permet de repérer
plusieurs catégories d’éléments constituant potentiellement des ressources dans
un milieu étayant :
• En tant que ressources internes, l’expérience personnelle, les connais-
sances intégrées et transférées peuvent être utiles pour trouver des solu-
tions aux problèmes que l’on rencontre.
• En tant que ressources externes, le milieu peut intégrer des outils construits
spécifiquement pour l’apprentissage que nous appellerons « outils formali-
sés » et des outils utilisés de fait par les apprenants, mais non conçu spéci-
fiquement pour les apprentissages, des « outils non formalisés ».
De plus les ressources ne sont pas seulement matérielles, elles peuvent
être humaines quand il s’agit de se faire aider, expliquer quelque chose et c’est
alors l’alter (l’autre qu’il soit statutairement ressource comme un enseignant ou
occasionnellement comme un pair). Nous allons donc chercher à analyser ces
différentes dimensions dans les pratiques scolaires.

35. Baron G.-L., Harrari M. (2006), « Les ressources informatisées dans l’éducation scolaire. Entre
invention, prescription et marchandisation : quelles tendances ? », Medialog, revue des technolo-
gies de l’information et de la communication dans l’éducation, no 60, p. 36-41 (p. 39).
36. Reverdy C. (2014), « Du programme vers la classe : des ressources pour enseigner », Dossier
de veille de l’Ifé, no 96.

91
Construire des situations pour apprendre

Les ressources « supports »


La richesse du milieu, en matière de ressources à l’école, est donc détermi-
nante. La première des ressources pour apprendre est le support pédagogique
qu’on propose aux élèves, les éléments matériels que l’on construit pour donner
accès aux compétences que l’on souhaite faire acquérir. Ce terme de support peut
alors désigner l’ensemble des documents élaborés à des fins d’enseignement :
l’énoncé d’une situation-problème, un exercice, les éléments notionnels orga-
nisés sous forme de leçon ou de synthèse sont donc des supports qui peuvent
permettre d’atteindre des objectifs pédagogiques dans une situation d’enseigne-
ment/apprentissage. Ils peuvent être sous forme écrite, mais il est techniquement
de plus en plus aisé d’élargir cette palette de supports à des éléments audiovi-
suels.
Le support emblématique de la forme scolaire traditionnelle est le manuel qui
constitue en fait un « tout en un » en proposant à la fois les éléments notionnels
organisés en progression d’apprentissage, des illustrations permettant de contex-
tualiser et des éléments d’exercice et d’évaluation. Comme le montre Choppin37,
le manuel scolaire est le fruit d’une longue histoire et est à la fois un objet maté-
riel, un instrument pédagogique porteur d’un contenu éducatif et dépositaire de
connaissances et de techniques dont l’acquisition est jugée nécessaire par la
société.
Le manuel a longtemps été le véhicule principal des contenus d’enseignement
mais, avec le développement des approches socioconstructivistes et la valori-
sation de la construction des savoirs par les élèves eux-mêmes, son statut et sa
forme ont changé. De moins en moins d’enseignants suivent leur manuel pas à
pas, ils construisent désormais leurs propres supports en « empruntant » diffé-
rents éléments à des sources variées. Depuis trente ans, les manuels eux-mêmes
ont évolué dans leur structuration. Cette évolution facilite la diversification des
approches proposées aux élèves, mais peut avoir des limites importantes comme
le montrent les travaux de Bonnéry38. Pour lui, les manuels scolaires ont évolué
sur leurs contenus, et sur ce qu’ils sollicitent chez l’élève, dans la prise en compte
de deux défis pour l’école : la massification et la complexification des savoirs. On
serait passé progressivement de savoirs simplifiés à des savoirs montrés dans
leur complexité :

« Autrefois il y avait un texte de savoir linéaire. Aujourd’hui le cheminement intellectuel


n’est plus donné. Et en plus la lecture doit se faire en pointillé à travers une diversité
d’éléments (graphiques, textes, etc.). Il faut étudier chaque élément sous l’angle de la

37. Choppin A. (1980), « L’histoire des manuels scolaires. Une approche globale », Histoire de
l’éducation, volume 9, no 1, p. 1-25.
38. Bonnéry S. (2015), Supports pédagogiques et inégalités scolaires. Études sociologiques, Paris,
la Dispute.

92
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

notion qui est donnée à apprendre. L’élève est dans un raisonnement permanent et à
double niveau. On a la même évolution dans les albums de littérature jeunesse. Les textes
sont devenus plus complexes. Ils ne donnent pas toute l’histoire. Celle-ci est souvent à lire
dans la confrontation entre le texte et l’image.39 »

Les différentes réformes successives auraient donc contribué à ajouter des


contenus de savoir dans les programmes et à complexifier les formes d’appréhen-
sion des notions par une « délinéarisation » de la présentation des manuels. Cette
nouvelle approche pourrait être problématique pour certains enfants de milieux
sociaux défavorisés qui ne sont pas en capacité de restructurer de manière auto-
nome le support pour reconstruire les éléments de curriculum attendus. En effet,
les éléments notionnels restent à élaborer par l’élève lui-même, à travers un
manuel peu explicite qui devient en fait essentiellement une ressource-outil en
complément d’autres supports : exercices photocopiés, ressources numériques
ou audiovisuelles, fichiers. Or, l’enseignant ne peut pas être qu’un compilateur,
un assembleur de différents éléments disparates en relation avec la thématique
notionnelle qui est travaillée. Dans l’élaboration de ces supports, il peut être
important de penser en termes de scénario pédagogique pour offrir effectivement
une diversité d’entrée, mais en restant très attentif à la progressivité des appren-
tissages et à l’adaptation de la tâche au sujet, aux types de savoirs mobilisés dans
le support ressource proposé.
Selon Higelé, une simple variation de consignes dans un exercice peut impli-
quer des tâches de niveaux cognitifs distincts. En cherchant à ajouter dans la
consigne un élément comme variante de l’activité, on peut en fait la complexifier
beaucoup plus qu’on ne le pense et la rendre inaccessible à certains élèves. Sur
le plan des supports pédagogiques, cela implique de ne pas s’intéresser qu’à la
forme de l’activité mais de chercher à identifier la nature cognitive des tâches
proposées :

« Le choix des exercices qui illustreront tel ou tel apprentissage est important. Le type de
présentation, le support proposé, la plus ou moins grande familiarité du contexte pour les
élèves, ce que nous pourrions appeler l’“habillage” des exercices, peut être un guide. Mais
ces traits, nommés traits de surface, ne peuvent être les seuls critères. Il est important de
connaître le mode de raisonnement et les opérations intellectuelles en jeu, ce que nous
pouvons nommer traits de structure. Cette démarche permet de confronter le niveau
des exercices proposés et celui des élèves et par là de repérer d’éventuels écarts entre
les deux.40 »

39. Jarraud F. (2015), « Les Supports pédagogiques creusent-ils les inégalités scolaires ? », Entretien
avec S. Bonnéry. Le Café pédagogique du 02/02/2015. Consulté le 15/06/2015 sur : http://www.
cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/02/02022015Article635584576886548122.aspx
40. Higelé P. (1997), Construire le raisonnement chez les enfants. Analyse critique des exercices,
Paris, Retz, p. 69.

93
Construire des situations pour apprendre

Ce qui pourrait paraître comme une dimension évidente des pratiques peut
receler de nombreux pièges. Si les supports contribuent évidemment à étayer les
apprentissages, ils peuvent également parfois leur faire obstacle s’ils font appel
à des compétences d’autonomie que les élèves n’ont pas vraiment construites et
s’ils ne sont pas bien pensés pour être utilisés dans cette perspective. Le risque est
moins grand avec des supports pensés spécifiquement pour être utilisés en appren-
tissage autonome comme les didacticiels présents souvent dans la formation des
adultes, les fichiers de travail autocorrectif (ou certains didacticiels) ou une catégo-
rie de matériel didactique « auto-apprenant ».
Ainsi, les fichiers autocorrectifs sont utilisés dans de nombreuses classes pour
permettre aux enfants de construire leurs apprentissages en autonomie dans la
continuité des propositions pédagogiques de Wasburne. Dans son expérimenta-
tion pédagogique en école élémentaire à Winnetka, ce pédagogue a construit une
méthode fondée sur une auto-instruction par exercices individuels programmés
dans un plan de travail. Certains de ces principes organisationnels ont été repris
dans le mouvement Freinet qui a produit de nombreux outils autocorrectifs.
Plusieurs éditeurs proposent désormais des outils de ce type ainsi que du maté-
riel, des jeux de logique et de manipulation, comme le tangram, qui constituent
des supports ressources méritant attention.
Nous pouvons également évoquer le matériel didactique Montessori comme
exemple de ressource très structurée, « auto-apprenante ». Celui-ci est conçu
comme devant pouvoir être utilisé seul par l’enfant après une démonstration
préalable de l’adulte. Ainsi, la réalisation de la tâche par l’enfant en autonomie
devient en soi le vecteur principal de l’apprentissage.
Le matériel, en tant que ressource, joue à la fois un rôle d’outil de compréhen-
sion/conceptualisation avec un passage à l’abstraction par la manipulation, mais
également dans le cadre pédagogique global, il est un outil régulateur puisque,
à travers l’ensemble du matériel didactique proposé aux enfants, ces derniers
peuvent être autonomes. Cela permet à l’adulte d’être disponible pour conduire
des médiations plus individuelles auprès des autres élèves sur des situations
de découverte de nouvelles activités.
Pour que ce modèle puisse fonctionner, l’adulte doit penser en amont l’envi-
ronnement global de la classe comme milieu accueillant et stimulant en préparant
soigneusement le matériel didactique codifié, en veillant à son accessibilité,
organisé dans une logique de progression.

94
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

La pédagogie Montessori : du matériel médiateur

Maria Montessori est un médecin et pédagogue qui s’est appuyé sur le développe-
ment physique et psychique de l’enfant à travers la notion de « périodes sensibles »
pour construire une méthode fondée sur le respect du développement naturel de
l’enfant. Dans cette approche, c’est le milieu et le matériel didactique qui sont le
vecteur de l’apprentissage. L’environnement global de la classe doit être accueil-
lant (c’est la maison des enfants), accessible à la taille et à la force des élèves. La
démarche vise à aménager un environnement avec du matériel didactique à utiliser
en autonomie, pensé à la taille des enfants et en fonction de leurs besoins.
L’adulte est à la fois un accompagnateur et un guide, ce que résume la formule carac-
téristique de cette pédagogie : « Aide-moi à faire tout seul. » L’autonomie est rendue
possible par la mise à disposition d’un matériel didactique très structuré intégré
dans des progressions d’apprentissage avec des règles d’utilisation très strictes.
Il ne peut être utilisé que s’il a fait préalablement l’objet d’une démonstration par
l’adulte. Après cela, chaque enfant peut l’utiliser à son rythme et autant de fois qu’il
le souhaite jusqu’à ce que l’activité s’épuise d’elle-même. La seule évaluation est la
réussite de la tâche, car l’enfant repère lui-même ses erreurs et peut s’exercer pour
se perfectionner.
L’autogestion et l’autoconstruction sont induites par le matériel qui doit permettre,
par une manipulation concrète, de mobiliser les différents sens : par exemple des
perles ou des barres dans le cadre de la numération, des lettres et digrammes rugueux
pour l’apprentissage de la lecture-écriture. Le matériel didactique Montessori est très
riche, mais doit être utilisé dans l’esprit de la méthode. Dans cette approche, l’adulte
n’est plus considéré comme un enseignant mais comme un éducateur dont l’activité
principale est d’initier à l’activité et d’observer l’élève en train de faire afin d’ajuster
les nouvelles activités qui lui seront proposées correspondant à sa période sensible41.
Le matériel didactique est un point de départ dans le processus de construction de
l’intelligence, car l’enfant va devoir s’éloigner progressivement de ces objets concrets
pour avancer vers l’abstraction.

Les ressources « outils »


Dans la forme scolaire traditionnelle, les ressources « outils » sont assez
peu organisées, limitées à des éléments de complément au manuel, aux fichiers
d’exercices : outils d’aide à l’écriture ou à la compréhension comme un diction-
naire, affichages « mémoire » des différentes notions, points de repère collectifs
comme la fameuse frise historique qui occupe les murs de nombreuses classes.
De plus, ces ressources, quand elles existent, sont surtout à disposition de
l’enseignant, mais peu utilisées par les enfants dans le quotidien de la classe

41. De nombreux ouvrages présentent les différents outils Montessori. Le lecteur pourra
consulter avec profit les ouvrages suivants présentant concrètement le matériel et les
démarches : Hainstock E. (1984), L’École Montessori chez soi, Paris, Desclée De Brouwer, et
Alvarez C. (2016), Les Lois naturelles de l’enfant, Paris, Les Arènes.

95
Construire des situations pour apprendre

au moment où ils pourraient en avoir besoin, car cela pourrait gêner le bon
déroulement de la séance quand elle est pensée sur le mode de l’enseignement
transmissif.
L’usage de ce matériel pourrait faire l’objet d’une réflexion plus importante
dans l’aménagement de l’espace et des règles de fonctionnement à condition de
changer de perspective pédagogique, pour chercher à valoriser les conditions d’un
travail en autonomie de l’élève, d’inverser la dynamique en ne considérant plus
les ressources comme un élément périphérique de la situation mais bien comme
un vecteur essentiel de l’apprentissage. Le courant des « méthodes actives » dans
les pédagogies alternatives a donc particulièrement investi cette question car, si
l’on veut que l’enfant puisse travailler en autonomie, il doit pouvoir très facile-
ment aller chercher de l’information, utiliser des aides adaptées sans demander
son accord à l’adulte. La construction de ces ressources autonomes est donc un
chantier important dans la structuration d’une classe.
Dans les classes coopératives avec lesquelles j’ai pu travailler, les ensei-
gnants accordent ainsi une très grande importance à la présence d’outils d’aide
à l’écriture autonome (comme des répertoires orthographiques), d’affichages
de synthèse permettant de revenir très rapidement à des règles et principes (en
français et en mathématiques), de supports autocorrectifs et d’auto-organisation
de leur activité comme un plan de travail.
La mise à disposition dans les classes de matériel permettant de manipuler,
de revenir sur une notion sous une forme plus concrète avec des supports diffé-
renciés est également essentielle tout autant que de disposer de bases docu-
mentaires (papier ou numériques) pour pouvoir amener les enfants à approfondir,
vérifier les éléments notionnels. L’ordinateur de la classe est généralement en
accès libre pour formaliser les productions, mais il offre en outre la possibilité
d’aller chercher des informations complémentaires, dans le cadre de recherches
personnelles.
Cette présence de nombreuses ressources dans l’environnement facilite
le développement de pratiques pédagogiques différentes comme les « confé-
rences d’enfants » en pédagogie Freinet42, ou des recherches personnelles dans
la logique de la méthode de travail libre par groupe de Cousinet43. La place de
la documentation est particulièrement investie car, l’enseignant n’étant plus

42. Les principes pédagogiques pensés dans le mouvement Freinet d’apprentissage par « confé-
rences d’enfants » préfigurent les techniques pédagogiques valorisées dans les espaces docu-
mentaires et les dispositifs proposant du travail interdisciplinaire par exposés ou productions
(itinéraires de découverte (IDD), travaux pédagogiques encadrés (TPE)). Dubois C. (2011), Célestin
Freinet, Savoirs CDI. Des ressources professionnelles pour les enseignants documentalistes.
Consulté le 15/09/2015 sur : https://www.reseau-canope.fr/savoirscdi/societe-de-linforma-
tion/le-monde-du-livre-et-de-la-presse/histoire-du-livre-et-de-la-documentation/biographies/
celestin-freinet.html
43. Cousinet R. (2011), Une méthode de travail libre par groupes, Paris, Éditions Fabert.

96
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

positionné comme la source du savoir, les élèves doivent être en mesure d’avoir
un accès à une documentation pensée pour l’apprentissage permettant de contri-
buer à la construction de leurs connaissances avec des supports adaptés à leurs
centres d’intérêt et à leurs capacités.
En effet, pour que les enfants puissent construire leurs recherches, les sources
« classiques », comme les dictionnaires, les encyclopédies, les mettent souvent
en rapport avec une information non hiérarchisée et trop complexe. Les biblio-
thèques de travail ou les fichiers scolaires coopératifs en pédagogie Freinet,
comme base documentaire adaptée aux élèves (et construite avec eux), sont des
exemples très intéressants.
Dans ces approches pionnières, les ressources sont centrales et impliquent un
travail avec les élèves pour apprendre à les utiliser en autonomie. De plus, elles
constituent une balise pédagogique pour les innovations contemporaines avec
le développement du numérique, l’accès désormais facilité à des bases docu-
mentaires par Internet, le développement de la vidéo et des tutoriels qui peuvent
constituer de nouvelles formes de ressources. En effet, que ce soit dans l’informel,
comme dans les pratiques de bricolage, ou dans le formel, la possibilité d’accéder
directement à des explications ou à des démonstrations peut contribuer à renou-
veler la dynamique de l’apprentissage, et il n’est donc pas surprenant de voir la
question des ressources devenir un objet particulièrement réfléchi et renouvelé
dans les travaux sur les usages du numérique en éducation.
Duvauchelle44 développe également une réflexion intéressante sur les
ressources en montrant que, avec la démultiplication des supports ressources liés
au numérique, l’enseignant peut désormais avoir un rôle de concepteur de ses
supports et scénarios pédagogiques, d’« assembleur de ressources ». Pour lui, le
choix des ressources relatives à « tout ce qu’on a besoin, que ce soit le papier, le
numérique et beaucoup d’autres choses, pour enseigner et apprendre » constitue
un des éléments clés de la réussite dans l’apprentissage.
Les technologies peuvent donc être un déclencheur pour repenser le milieu,
l’écologie et l’organisation de l’espace d’apprentissage et peuvent contribuer à
remettre cette notion de ressources au centre de la réflexion pédagogique en en
faisant un objet médiateur au service de la dynamique de recherche de l’élève
ou du formé. Elles ne sont cependant qu’un outil – tout dépend de ce que l’on en
fait –, et certains usages peuvent finalement renforcer les formes pédagogiques

44. « Les ressources pour apprendre, de l’enseignant à l’élève ». Entretien avec Bruno
Duvauchelle. Disponible sur : https://www.ludovia.com/2014/03/les-ressources-pour-appren-
dre-de-lenseignant-leleve/

97
Construire des situations pour apprendre

transmissives traditionnelles45 alors que d’autres dans la perspective documen-


taire vont être des leviers pour apprendre autrement.

Les pédagogies inversées : exemple de pédagogie renouvelée


par l’accès aux ressources

Le courant de « pédagogie inversée » qui se développe depuis une dizaine d’années


est un bon exemple de cette réorganisation des dynamiques d’enseignement-
apprentissage à partir de ressources. Dans cette forme pédagogique facilitée par
les technologies éducatives, le processus est « inversé », car les notions de cours
sont à travailler seul par l’élève sur des supports adaptés, des ressources proposées
par l’enseignant qui peuvent prendre des formes différentes : polycopiés, manuels
scolaires, site web, podcast audio ou capsule vidéo… Les exercices et activités sont
ensuite structurés en classe avec un enseignant en situation d’aider les élèves au
plus près de leurs besoins et en posture de ressource par rapport à leur question-
nement.
L’idée est séduisante et permet de poser la question de la finalité des actions de
l’enseignant : est-il plus utile à transmettre un savoir de manière magistrale auquel
les élèves peuvent accéder de manière autonome ou à répondre aux questions qu’ils
se posent et à conduire des aides au moment où ils en ont besoin ? Il faut cependant
noter que le fait d’être exposé à un discours magistral de l’enseignant sur support
numérique ne fait que reprendre une caractéristique de l’enseignement convention-
nel, mais de manière médiatisée.
Cette pratique fait l’objet d’un grand engouement et représente une forme d’appren-
tissage très intéressante, mais ses conditions de mise en œuvre constituent un véri-
table chantier pédagogique.

Il ne faudrait pas restreindre la question des ressources à celle des outils


matériels, et une autre ressource importante, repérable dans les classes, reste
l’alter (et principalement l’enseignant) quand il est en capacité de se mettre en
posture d’accompagnement ou de médiation.

Le recours à l’« alter » comme ressource


Dans une classe, si l’on se situe dans la perspective des théories de l’appren-
tissage social, le recours à autrui quand un enfant est en questionnement est une
ressource évidente, mais souvent non conscientisée dans le modèle pédagogique.
On n’apprend pas seul mais dans un collectif, une communauté apprenante, qui

45. Ainsi, les « pédagogies inversées », souvent présentées comme une innovation par leurs
concepteurs, car elles proposent d’utiliser le temps scolaire non plus pour faire des leçons
mais pour répondre aux questionnements des élèves après qu’ils ont travaillé à la maison/en
autonomie le contenu en amont, peuvent être paradoxalement au service d’une approche très
transmissive si on se contente de laisser les élèves seuls face à un contenu de type magistral
(écrit ou vidéo) dans la phase d’appropriation des notions.

98
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

peut jouer un rôle d’étayage par l’aide et les ressources. Les étayages peuvent
donc être pensés dans un cadre mutuel, ce qui permet d’élargir les possibilités
d’interactions comme l’évoquait Bruner :

« L’une des expériences les plus prometteuses peut être observée dans les classes qui ont
mis au point une “culture de l’apprentissage mutuel”. Ces classes sont le modèle de ce qui
pourrait se mettre en place si notre culture décidait enfin de se consacrer pleinement à
l’éducation, réconciliant les notions de plaisir et d’efficacité. Il s’y développe un partage
mutuel du savoir et des idées, une division du travail et un échange des rôles, mais aussi
des occasions de réfléchir sur les activités du groupe. Ce n’est qu’une des versions possibles
de l’“éducation idéale”. L’école, dans cet exemple, est conçue à la fois comme le lieu
d’exercice et d’éveil de la conscience quant aux possibilités d’activité mentale commune,
et comme un moyen d’acquérir connaissances et compétences. L’enseignant est celui qui,
primus inter pares, permet que cela puisse avoir lieu.46 »

L’autre, l’« alter », peut donc constituer une ressource significative dans la
construction des savoirs et savoir-faire, et nous pouvons identifier différents
types d’acteurs susceptibles d’être ressources dans un registre formel ou infor-
mel : les enseignants, mais également les autres adultes du milieu (intervenants,
assistants) ou les pairs.
Si l’enseignant se pense lui-même comme ressource dans l’interaction, cela
implique un déplacement de professionnalité important, car il ne se positionne
plus comme sachant a priori mais potentiellement comme un accompagnateur,
quelqu’un qui cherche avec l’enfant. La dynamique pédagogique peut être alors
radicalement différente. De même, positionner les autres intervenants adultes
(auxiliaires, parents, accompagnateurs) comme des ressources pour les enfants
peut enrichir considérablement le milieu d’apprentissage en démultipliant les
interlocuteurs possibles pour les enfants.
Cependant, positionner les pairs comme des ressources potentielles dans
l’espace d’apprentissage présuppose un changement radical de regard sur les
situations d’apprentissage comme l’indique Connac : « Parce qu’un enseignant
peut difficilement démultiplier ses interventions, il a tout intérêt à ne pas rester
seul et à solliciter la participation des élèves pour l’enrichissement du milieu
dans lequel ils se trouvent, ce qui au passage leur accorde le plaisir de se sentir
utiles. Voilà toute la force de la coopération entre élèves et l’objectif premier
de leur autonomie : les autoriser à s’aider ou s’entraider afin que l’enseignant
ne soit pas la seule personne-ressource capable d’étayer l’activité intellectuelle
des élèves47. »

46. Bruner J. (1996), L’Éducation, entrée dans la culture, Paris, Retz, p. 11-12.
47. Connac S. (2017), La Coopération entre élèves, Heillecourt, Canopé Éditions, p. 19-20.

99
Construire des situations pour apprendre

L’idée que les enfants peuvent être des ressources les uns pour les autres peut
apparaître comme une évidence de bon sens, mais force est de constater que,
dans la forme scolaire traditionnelle, les relations entre élèves sont peu encou-
ragées (voire proscrites), car susceptibles de gêner le bon ordonnancement de
la classe au service de la transmission par l’enseignant. Pourtant, de nombreux
travaux sur le tutorat entre élèves (Marchive48 ; Berzin49, Baudrit50) mettent en
évidence les dimensions potentiellement fécondes de ces pratiques. Dans la
continuité de l’héritage de l’enseignement mutuel, le tutorat s’inscrit dans une
psychologie sociale des acquisitions et produit des effets dans deux dimensions :
un renforcement positif lié en partie aux comportements non verbaux dans une
« confirmation mutuelle » et une plus grande acceptation de l’erreur permettant
au tutoré de prendre confiance en lui. L’enfant tuteur peut également être une
ressource explicative ou jouer un rôle de modèle utile pour dépasser la difficulté
en expliquant avec ses propres mots ou en montrant des solutions. Intégrer les
pairs comme ressource dans la conception de l’apprentissage nous conduit donc
à chercher à passer du classique « triangle pédagogique » centrant notre atten-
tion sur les relations élèves/savoirs, enseignants/élèves, élèves/enseignants
à un quadrilatère intégrant les pairs comme un des pôles de l’apprentissage.

Figure 3. Du triangle pédagogique au quadrilatère

Savoirs, savoir-être, savoir-faire Savoirs, savoir-être, savoir-faire

MÉDIATION Enseignant Pairs

MÉDIATION MÉDIATION

Enseignant Élève / Enfant Élève / Enfant

Dans le modèle triangulaire, la médiation relève du travail de l’enseignant,


garant de la situation et seul tiers dans la relation entre l’élève et les savoirs. Dans
un modèle prenant en compte les pairs comme tiers, les possibilités de médiation
sont donc beaucoup plus nombreuses, ce qui permet de démultiplier les interac-
tions pour soutenir les apprentissages.

48. Marchive A. (1997), « L’interaction de tutelle entre pairs : approche psychologique et usage
didactique », Psychologie et éducation, no 30, p. 29-43.
49. Berzin C. (2012), « Tutorat entre pairs et théorie implicite d’enseignement », Revue française
de pédagogie, no 179, p. 73-82.
50. Baudrit A. (2003), « Le tutorat à l’école », Carrefours de l’éducation, volume 1, no 15, p. 118-134.

100
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

Dans les observations que nous avons pu conduire en classes coopératives


(en élémentaire et en secondaire), cette dimension apparaît être un facteur de
rupture essentiel, renvoyé par les élèves eux-mêmes comme un élément positif
et facilitateur51. Sur le plan organisationnel, ce constat d’évidence de l’impor-
tance d’avoir des « humaines ressources » dans l’espace d’apprentissage est à
conscientiser et a des implications pédagogiques considérables. L’enseignant
peut être amené à se positionner différemment dans la relation à ses élèves, mais
également à chercher à réorganiser le fonctionnement collectif de la classe pour
favoriser les situations d’entraide et de tutorat afin de bénéficier de ces dyna-
miques d’apprentissage entre pairs dans une optique plus collaborative.
Un tel basculement est donc difficile à envisager pour des enseignants habi-
tués à une forme scolaire traditionnelle, car il implique un changement important
dans le fonctionnement de la classe et induit de nombreux problèmes organisa-
tionnels difficiles à résoudre : dans quelles conditions l’enfant peut-il accéder à
cette ressource qu’est l’autre ? Qu’est-ce qui est prévu dans le modèle pédago-
gique pour qu’il puisse demander de l’aide à l’enseignant ? À un camarade ? Sur
ce point, le courant des pédagogies coopératives constitue une source d’inspira-
tion intéressante, et nous évoquerons dans les parties suivantes certains outils
permettant d’institutionnaliser ces pratiques afin qu’elles deviennent un véritable
levier dans la classe.
Nous pouvons résumer les différentes catégories de ressources dans le
tableau de la page suivante pour aider le praticien à se questionner sur le type de
ressources qui sont disponibles dans sa classe.
Cette diversité de ressources est à appréhender comme une richesse, et ces
catégories n’ont pas à être opposées, car elles sont en fait complémentaires pour
permettre la diversification des chemins d’apprentissage. L’enjeu est de trouver
un équilibre entre des ressources outils structurées permettant aux enfants
d’accéder à des connaissances organisées (et explicites) et des ressources plus
ouvertes leur permettant de développer un rapport plus personnel aux savoirs par
l’exploration et la recherche.
Cette entrée par les ressources amène donc à s’intéresser à toute la question
des outils mis à la disposition des apprenants pour les rendre plus autonomes,
mais également aux possibilités d’interaction qui leur sont offertes dans le milieu.
Ces dernières constituent donc un levier d’étayage essentiel important à réfléchir
aussi au regard des registres de relation qui peuvent être proposés aux élèves
dans l’accompagnement de leurs apprentissages.

51. Ainsi, des élèves de collège, interrogés en bilan sur ce que change dans leur vie d’élève le
fait de fonctionner en classe coopérative, ont spontanément évoqué le fait que : « On a le droit
de bouger et de s’entraider. »

101
Construire des situations pour apprendre

Tableau 11. Diversité des ressources mobilisables en milieu scolaire pour apprendre

Ressources
Ressources externes
internes
Médiatrices Alter
Outils d’aide (support de (ressource
Soi
(en appui) l’apprentissage explicative
en elles-mêmes) et modèle)
• Bases • Manuel et • L’adulte • Expérience
documentaires supports d’exercice enseignant • Connaissances
• Affichages • Matériel • Les intervenants et compétences
Exemples

• Logiciels, didactique • Les pairs : personnelles


encyclopédies, • Fichiers – Tutorat et
dictionnaires autocorrectifs entraide
• Outils de • Didacticiels – Coconstruction
vérification et collaborative
d’autoévaluation

Les interactions

Une tension entre accompagnement et guidage


L’apprentissage se construit dans l’interaction, mais les formes d’interaction
peuvent être très diverses car, au sens commun, l’interaction sociale peut être
considérée comme « une relation interpersonnelle entre deux individus au moins,
par laquelle les comportements de ces individus s’influencent mutuellement et se
modifient chacun en conséquence » (Larousse, 2017).
La situation collective d’apprentissage en milieu scolaire induit, de fait, qu’une
partie de l’apprentissage se joue dans l’interaction. Nous constatons cependant
que les interactions sont souvent conduites sans réflexivité, ni geste profes-
sionnel spécifique, et mériteraient d’être analysées plus en profondeur dans la
perspective des conduites interactives que Perraudeau définit comme « ce qui se
joue entre deux interactants : celui qui apprend (l’élève) et celui qui l’assiste dans
l’apprentissage (le professeur)52 ».
Plusieurs dynamiques différentes sont intéressantes à identifier dans une
tension entre guidage et accompagnement. L’idée de guider peut être associée
à celle de conduire, diriger, et relève d’un processus tutélaire en éducation. Le
guide montre le chemin et demande qu’on le suive alors que la notion d’accompa-
gnement relève étymologiquement d’un registre différent. En effet, pour l’appre-
nant, il ne s’agit plus de suivre mais de faire son propre chemin avec quelqu’un

52. Perraudeau M. (2006), Les Stratégies d’apprentissage. Comment accompagner les élèves dans
l’appropriation des savoirs, Paris, Armand Colin.

102
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

qui chemine à ses côtés en partage comme le précise Vial et Caparros-Mencacci :


« L’accompagnateur prend part à la relation coconstruite, en complémentarité,
sinon en parité – qui ne veut pas dire égalité. [L’accompagnateur] ne précède pas,
il ne corrige pas, il n’est pas le maître, il est (ou mieux, il devient dans l’accompa-
gnement) compagnon (de route)53. »

La notion d’accompagnement
L’enjeu d’accompagnement est au cœur même des métiers de l’éducation au
sens étymologique d’une posture relationnelle singulière explicitée par Ardoino :
« L’étymologie cautionne, pour sa part, ces jeux et ces effets de sens. “Accompagne”
semble être formé, en français, à partir de compagnon, compagne et compagnie (du
latin cum et panis : pain) induisant l’idée de partage de quelque chose d’essentiel
qu’on retrouvera également avec la notion de partenaire (partager, prendre sa
part)54. » De telles démarches impliquent une relation subjective, ou mieux inter-
subjective, entre des personnes, des sujets dans un cadre interactif intégrant une
position éthique.
Pour penser les pratiques pédagogiques, les travaux de Paul relatifs à l’identification
du noyau de sens de la notion peuvent constituer un point de repère intéressant : « Il
y a bien effectivement une structure identique et constitutive de toutes les formes
d’accompagnement inscrite dans la sémantique même du verbe accompagner,
ac-cum-pagnis, ac (vers), cum (avec), pagnis (pain), dotant l’accompagnement d’une
double dimension de relation et de cheminement. Ainsi la définition minimale de
toute forme d’accompagnement est : être avec et aller vers, sur la base d’une valeur
symbolique, celle du partage55. »
Ainsi, à partir de cette définition strictement sémantique (« accompagner, c’est se
joindre à quelqu’un pour aller où il va en même temps que lui »), les caractéristiques
de la relation d’accompagnement peuvent être isolées : asymétrique, contractuali-
sée, circonstancielle, temporaire, comobilisatrice. Par conséquent, au sens littéral, il
ne pourra y avoir accompagnement que s’il y a une relation impliquante, une dissy-
métrie fondamentale entre accompagnant et accompagné, une intersubjectivité (et
non une relation où l’un est l’objet de l’autre), une transition (l’accompagnement est
instauré à l’occasion d’un passage), une démarche conjoncturelle ou ouverte (l’inat-
tendu n’est pas recherché mais peut être accueilli).
Guy Le Bouëdec traduit cette posture dans une formulation éclairante : « D’abord
accueillir et écouter, ensuite participer avec lui au dévoilement du sens de ce qu’il vit
et recherche, enfin cheminer à ses côtés pour le confirmer dans le nouveau sens où
il s’engage56. »

53. Vial M., Caparros-Mencacci N. (2009), L’Accompagnement professionnel. Méthode à l’usage des
praticiens exerçant une fonction éducative, Bruxelles, De Boeck.
54. Ardoino J. (2000), « De l’“accompagnement” en tant que paradigme », Analyses de pratiques
de formation, no 40.
55. Paul M. (2009), « Accompagnement », Recherche et formation, no 62, p. 91-108.
56. Le Boëdec G. (2001), « Les usages traditionnels de la notion d’accompagnement », in
G. Le Bouëdec, A. Du Crest, L. Pasquier, R. Stahl (dir.), L’Accompagnement en éducation et formation,
Paris, L’Harmattan, p. 23-43 (p. 24).

103
Construire des situations pour apprendre

Cette distinction entre accompagnement et guidage est particulièrement


opérationnelle pour penser l’intervention éducative. Ainsi, Le Bouëdec précise
qu’il « convient de ne pas confondre l’accompagnement avec des postures plus
traditionnelles comme “direction”, “exercice de l’autorité” ou “suivi” 57 ». Vial et
Caparros-Mencacci théorisent donc une opposition entre posture d’accompagne-
ment et guidage correspondant à notre conception : « En tout cas, l’accompagna-
teur n’est pas du tout celui qui fait autorité dans le choix ou dans l’élaboration
du chemin, c’est la différence entre le guidage et l’accompagnement 58. » Pour
eux, le critère d’initiative dans l’élaboration du chemin et la part de contrainte
externe sont des éléments fondamentaux permettant de distinguer les postures.
Cette tension dialectique est fondatrice pour le pédagogue, car ces deux
postures ne produisent pas les mêmes effets sur les rapports au savoir et à
l’apprendre de l’élève : l’une se construit sur un principe d’autonomisation à
partir du sujet, la deuxième s’inscrit dans une relation surplombante de dévelop-
pement en extériorité. Pour penser ses interventions auprès des enfants, la prise
de conscience que ces interactions pédagogiques relèvent de logiques différentes
est importante, et les acteurs ont besoin de critères pour distinguer leurs actions
et les piloter. Dans la construction d’une modélisation des leviers d’étayage, nous
avons cherché à catégoriser les postures d’interaction en rapport à leur part de
guidage et d’accompagnement à partir d’observables (Lescouarch) en distinguant
quatre postures complémentaires que nous allons détailler successivement :
le guidage, la guidance, la médiation et l’accompagnement.
Le guidage est bien décrit par Tanguy dans son analyse de la notion du point
de vue psychologique : « Pour Demaizière (2005), le guidage correspond à toutes
les formes que peut prendre une intervention pédagogique facilitatrice. Ces
interventions concernent tout ce qui permet de baliser la piste et les chemins
qu’empruntera l’apprenant en situation d’apprentissage. Il est alors question
d’orienter, de signaliser, de situer, de délimiter les trajets durant le parcours
de l’apprenant59. » Nous sommes ici dans le registre de la tutelle et dans cette
perspective l’intervenant balise le parcours du sujet en déterminant pour lui les
opérations à effectuer et le cheminement à suivre.
En distinction, une seconde posture plus ouverte sur ce pôle est celle
de « guidance60 » qui, si elle s’appuie sur une approche qui reste tutélaire et

57. Le Bouëdec G. (2001), « Une posture éducative fondée sur une éthique », Cahiers pédago-
giques, no 393, p. 18-20 (p.18).
58. Ibid.
59. Tanguy F. (2011), Effets du guidage sur l’apprentissage de connaissances primaires et de connais-
sances secondaires, thèse de doctorat de psychologie (dir. Foulin et Tricot), université Segalen
Bordeaux-II (p. 65).
60. Comme je l’ai évoqué dans la partie relative au soutien, cette notion est également utilisée
par M. Perraudeau pour qualifier les pratiques relatives à un travail sur l’évocation et une diver-
sification des entrées sur les apprentissages par la prise en compte des profils pédagogiques.

104
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

inductive, fait appel à la démarche du sujet et à la conscientisation de ses procé-


dures par une réflexivité sur l’action. Elle vise à une forme d’autonomisation de
l’apprenant face à la tâche qui lui est dévolue à partir de l’analyse des effets des
actions et des erreurs comme le positionne Nunziati : « La guidance part d’une
volonté de créer et mettre en place les conditions d’un fonctionnement autonome
de l’élève, dont le résultat sera une base d’orientation rationnelle. Il faut amener
l’élève à rationaliser les modes d’utilisation des connaissances, à s’approprier les
procédures des tâches et les outils d’évaluation61. » Pour Nunziati, la différence
entre les deux postures de guidage et de guidance réside donc dans la place
laissée à la conscientisation des actions par le sujet, et cette distinction est très
opératoire pour analyser les pratiques d’étayage par l’interaction.
En complément, la « médiation » peut être positionnée comme une troisième
posture relevant d’une dynamique un peu différente. Albert et Boutinet nous
rappellent le sens étymologique de la notion : « Du latin mediare (être au milieu de,
s’interposer), la médiation selon son sens ordinaire réside dans l’action de servir
d’intermédiaire entre deux êtres, deux termes62. » Au sens large, « est médiateur
tout élément qui s’intercale entre deux autres et en modifie la relation63 » comme
l’indiquent Chaduc, Mecquenem et Larralde. Ils mettent en évidence plusieurs
axes de médiation possibles pour l’enseignant vis-à-vis des élèves ; la transmis-
sion des connaissances, la mobilisation « en les encourageant », l’intégration
dans la vie collective « en gérant les conflits et les relations » et les procédés
d’apprentissage « en les aidant à trouver des méthodes de travail ».
La part d’autonomie et d’initiative du sujet dans la perspective médiationnelle
est donc centrale et la distingue des perspectives de tutelle comme l’explicite
également Perraudeau64. Dans l’analyse des conduites interactives, il réserve
ainsi le terme de « médiation » à une catégorie particulière d’interaction en
distinction de la notion d’« interaction de tutelle ». Pour lui, la différence réside
à la fois dans la forme (distance du médiateur vis-à-vis du sujet) et dans l’objet
(intervention sur les conditions du rapport au savoir et non sur l’exécution de la
tâche). Ainsi, à la différence du tuteur, le médiateur n’intervient pas avec l’élève
dans l’activité engagée et conserve une posture distanciée en restant le garant
du passage d’un savoir en acte (ou d’un savoir-faire) vers une conceptualisation
comme le résume le tableau suivant.

61. Nunziati G. (1990), « Pour construire un dispositif d’évaluation formatrice », Cahiers pédago-
giques, no 280, p. 47-64 (p. 57).
62. Albert C., Boutinet J.-P. (2011), Médiation, Toulouse, Érès.
63. Chaduc M.-T., De Mecquenem I., Larralde P.,(1999), “Médiation », in Les Grandes Notions de péda-
gogie, Paris, Armand Colin-Bordas, collection « Enseigner », p. 242.
64. Perraudeau M. (2006), Les Stratégies d’apprentissage, Paris, Armand Colin.

105
Construire des situations pour apprendre

Tableau 12. Distinction tutelle et médiation d’après Perraudeau

La tutelle La médiation
Le tuteur est en situation d’intervenir Garant du déroulement de l’activité qu’il a
directement dans l’activité à propos structuré, le médiateur est observateur du
de la tâche. Il peut communiquer des travail des élèves, en position distanciée.
informations, répondre aux questions
pendant le déroulement de l’activité dans Essentiellement en position de réguler et
une perspective de présence collaborative d’encourager, il n’intervient pas directement
avec les élèves. dans l’activité à propos de la tâche engagée
avant la phase d’institutionnalisation.
Ces modes d’interaction permettent de susciter l’engagement des élèves, de favoriser
les échanges.
Ils impliquent en amont de la tâche une structuration et une préparation pour bien
repérer les obstacles (et proposer une situation adaptée) et nécessitent une phase
d’institutionnalisation après la tâche (formalisation par l’enseignant des formulations
et construction des élèves).

Tutelle et médiation seraient en fait deux figures différentes de l’interaction


ne relevant pas de la même dynamique d’enseignement-apprentissage. Pour
Perraudeau, les deux postures se justifient d’un point de vue pédagogique et
correspondent à des objectifs différents pour le formateur, la tutelle si l’enjeu est
de guider pas à pas les élèves dans une activité, la médiation si le but est d’aller
vers une construction collective des savoirs par confrontation des points de vue.
Cette distinction est très importante, car elle permet de situer plusieurs formes
différentes d’étayage par l’interaction au service du pédagogue.
Cependant, si guidance et médiation sont très présentes dans les pratiques
observées en classe, une quatrième posture relative à ce que l’on pourrait appeler
au sens littéral « accompagnement » est également envisageable : un sujet ayant
son propre projet bénéficiant d’interactions avec un tiers pouvant lui permettre
de suivre son propre cheminement dans une approche bien résumée par de la
Garanderie : « […] accompagner ce n’est pas devancer, ce n’est pas précéder. Cela
ne signifie pas qu’il n’y ait pas un but à proposer. Mais une fois le but indiqué,
on aura à accompagner celui qui aura décidé de l’atteindre afin de le soutenir,
de l’aider dans son déplacement65. »
L’« accompagnateur » au sens restreint serait donc en retrait, au service du
projet de l’apprenant en position de ressource. Ce sont des pratiques que l’on
peut observer dans les pédagogies alternatives ou dans l’enseignement spécia-
lisé (par exemple chez les « maîtres E » en Réseau d’aides spécialisées aux élèves
en difficulté (Rased)), mais qui sont assez rares dans les classes « ordinaires », car
cette posture est en rupture importante avec les habitudes professionnelles des
enseignants. L’adulte abandonne en effet la verticalité de la relation pour entrer

65. De la Garanderie A. (2004), Plaisir de connaître. Bonheur d’être, Lyon, Chronique sociale, p. 88.

106
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

dans l’horizontalité, se mettre au même niveau que l’enfant et d’une certaine


manière au service de son projet. L’adulte n’est plus devant mais « à côté », et cela
constitue une manière de faire intéressante pour permettre à l’enfant de se posi-
tionner, se responsabiliser par rapport à ses apprentissages, mais qui implique un
déplacement professionnel important pour les enseignants.
Nous pouvons donc positionner ces différentes postures dans un continuum
allant du pôle du guidage à celui de l’accompagnement (Lescouarch) selon le
degré de directivité de l’intervention.

Figure 4. Postures d’interactions d’apprentissage

TUTELLE AUTONOMIE
Guidage Guidance Médiation Accompagnement

• Interaction • Interaction • Organisation de • Interaction


de tutelle de tutelle l’environnement en position de
directive directive et de la situation ressource
d’apprentissage horizontale au
• Ressource service du projet
ponctuelle de l’accompagné
à la demande en
position de tiers
distancié dans
la verticalité

Directivité Non directivité

Pour résumer, dans cette modélisation, le guidage caractériserait donc les


situations dans lesquelles l’intervenant organise l’environnement d’appren-
tissage en ayant fixé les buts et le chemin à suivre. Il montre, explique, et la
démarche est directive. La guidance renverrait à une situation plus ouverte de
réflexivité, dans une approche qui reste tutélaire, et le but comme le chemin
appartiennent à l’intervenant dans une directivité masquée.
En distinction, dans le cadre de la médiation, l’enjeu est de laisser l’apprenant
faire son propre chemin dans un cadre où le but est fixé par l’intervenant qui se
met en position de retrait, tiers disponible, « ressource » garante du déroulement.
Les approches des didactiques comme celles développées par Brousseau66 à
travers la dévolution dans le cadre de situations a-didactiques pour ne pas diriger
l’élève s’inscrivent, par exemple, dans cette perspective médiationnelle. Enfin,
dans la posture d’accompagnement, la dynamique consiste à laisser l’apprenant

66. Brousseau G. (1998), Théories des situations didactiques, Grenoble, La Pensée sauvage.

107
Construire des situations pour apprendre

faire son propre chemin et fixer son propre but en se positionnant également
comme ressource, mais dans un rapport relationnel d’horizontalité.

Penser une complémentarité des postures


Une fois ces différentes postures identifiées, la question pour le pédagogue
est de savoir les utiliser avec pertinence pour mieux aider les élèves. Nous
pouvons remarquer qu’avec le développement de la vulgate socioconstructiviste,
le guidage est souvent présenté comme non souhaitable dans les espaces de
formation. Il n’est pas rare de croiser des collègues enseignants formés dans
l’idée que la situation pédagogique idéale serait l’organisation d’activités dans
lesquelles l’enfant serait confronté à des tâches en autonomie et apprendrait par
la seule résolution de problème. Cette idée est particulièrement réductrice, car
elle nie la dimension sociale de tout apprentissage et la part de directivité utile
pour certaines actions. Le repérage des postures doit nous permettre non pas de
les opposer mais de penser leur complémentarité.
Ainsi, dans sa présentation de la pédagogie Montessori, Alvarez montre bien
l’importance d’interventions du registre du guidage et de la guidance dans une
attention conjointe avec l’enfant pour lui permettre de développer ses compé-
tences. « […] l’enfant reçoit une quantité immense d’informations, et l’étayage de
l’adulte l’aide à hiérarchiser, à fixer son attention sur le plus important grâce au
regard, à la voix et au pointage. Face à ces signes, c’est-à-dire lorsque l’adulte
pointe du doigt un élément de l’environnement, regarde quelque chose de parti-
culier, ou change de ton en s’adressant à l’enfant, l’attention de ce dernier s’opti-
mise et son mécanisme plastique se tient prêt à apprendre67. »
A contrario, l’entrée par des approches traditionnelles peut conduire les
acteurs à chercher le contrôle dans les activités par des postures de guidage trop
systématiques réduisant les situations et les interactions à des procédures d’exé-
cution, transformant la situation en conditionnement pur et simple.
Dans l’observation de situations d’aides aux élèves en classe, le souci de la
production est souvent premier du fait de la pression temporelle sur l’activité. La
recherche de réussite rapide peut conduire à un encadrement très serré et inductif
de l’action de l’enfant par des questionnements successifs pour qu’il trouve la
solution dans une perspective de maïeutique socratique (Marchive68, Parlebas69).
La maïeutique, « accouchement des esprits », est une méthode se proposant
d’amener un interlocuteur à prendre conscience de ce qu’il sait implicitement, à
l’exprimer et à le juger par des interrogations successives inductives. Cela peut

67. Alvarez C. (2016), Les Lois naturelles de l’enfant, Paris, Les Arènes, p. 48 (Ebook).
68. Marchive A. (2002), « Maïeutique et didactique. L’exemple du Ménon », Penser l’éducation,
no 12, p. 73-92.
69. Parlebas P. (1980), « Un modèle d’entretien hyperdirectif [la maïeutique de Socrate] », Revue
française de pédagogie, volume 1, no 51, p. 4-19.

108
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

conduire l’élève à la bonne réponse (en tout cas la réponse attendue) sans que
son processus de pensée ne soit véritablement enclenché. Cela aboutit à un
« faire » qui permet bien de s’acquitter de la tâche attendue sans qu’il n’y ait de
véritable régulation/rétroaction sur le résultat de l’activité autorisant une réelle
prise de conscience de ce qui se joue dans la tâche. Le guidage peut donc rester
très important malgré l’apparence d’un questionnement réflexif.
Cette technique peut être source de malentendus, car le pédagogue peut avoir
l’illusion que l’enfant a « construit » et compris les éléments de connaissance liés
à la tâche, mais en fait la situation est structurée exclusivement sur les éléments
dépendants de la tâche construits par l’enseignant. Les éléments dépendants
de l’apprenant comme ses conceptions initiales, son processus personnel de
pensée, ne sont pas vraiment envisagés.
Il ne s’agit donc pas en pédagogie de penser « guidage OU accompagne-
ment » mais « guidage ET accompagnement », car les deux correspondent à des
besoins de l’apprenant. Pour apprendre quelque chose, j’ai à la fois besoin qu’on
me guide et qu’on me laisse expérimenter en m’accompagnant, et c’est en cela
que certains débats de l’histoire de l’éducation peuvent apparaître dépassés.
L’équilibre d’une situation nécessite la capacité, pour le pédagogue, à investir ces
différentes postures de manière équilibrée au regard des caractéristiques de l’en-
vironnement et des interactions. Les exemples dans les apprentissages moteurs
sont très parlants sur ce plan. Ainsi, dans une situation d’apprentissage de ski ou
d’escalade, l’alternance de moments où l’encadrant « montre le chemin » et de
moments où l’apprenant, dans un cadre aménagé sécurisant, est mis en situation
de « faire son propre chemin » constitue une de ces articulations.
Si le « romantisme militant » a pu amener certains mouvements à opposer
ces deux postures, elles sont en fait complémentaires avec, en revanche, une
part relative potentiellement différente selon les orientations des dispositifs et le
positionnement pédagogique des acteurs : les pédagogies alternatives guident
moins, laissent plus de place à la recherche et à l’expérimentation, mais l’adulte
n’est pas pour autant dans l’abstention de l’intervention.
Dans les pratiques pédagogiques, les éducateurs articulent les formes
d’interventions avec des dominantes plus ou moins fortes selon les styles péda-
gogiques en régulant les interventions dans une dialectique présence/absence.
La métaphore du Colibri, petit oiseau capable d’être stationnaire tout étant en
dynamique, utilisée par De Peretti et Muller70 est sur ce point particulièrement
intéressante. Comme le colibri, l’enseignant doit savoir s’approcher au plus près
de chacun tout en gardant une juste distance permettant au sujet de chercher
et d’expérimenter.

70. De Peretti A., Muller F. (2006), Contes et fables pour l’enseignant moderne : approches analo-
giques en pédagogie, Paris, Hachette Éducation.

109
Construire des situations pour apprendre

Pour aller plus loin, un critère associé à prendre en compte dans ces postures,
celui relatif au positionnement comme « sachant » ou non de l’enseignant et de
l’accompagnateur71. Dans les trois premières formes d’interaction modélisées
(guidage, guidance, médiation), l’encadrant est dans une position de « sachant »,
détenteur d’un savoir qu’il va transmettre ou pour lequel il va organiser des acti-
vités de situation-problème pour confronter les apprenants aux savoirs. Sur ce
point, la posture d’accompagnement se distingue et s’inscrit dans une rupture,
car elle positionne l’intervenant dans une place d’« ignorant », ce qui ouvre une
autre perspective pédagogique puisque cela permet de chercher ensemble dans
l’horizontalité de la relation au problème.
D’autre part, la conscientisation et la technicité des interventions d’étayages
par l’interaction constituent des enjeux de formation importants, car nous consta-
tons dans nos recherches que les acteurs gèrent souvent leurs interventions « au
feeling », en fonction de leur personnalité, de leur ressenti et ne disposent pas
de modèles d’intervention explicites pour agir. Ainsi, dans les présentations en
formation de cette réflexion, cette « prose de M. Jourdain » que constitue l’idée
d’étayages par l’interaction représente un point aveugle pour les enseignants, et
cette grille de distinction des postures leur permet de réinterroger leurs pratiques.
Nous pouvons faire l’hypothèse qu’en accordant une attention beaucoup
plus forte à la manière de conduire ces interactions, en trouvant le bon dosage
entre guidage et accompagnement, et en instrumentant les interventions, nous
augmentons fortement nos chances de pouvoir mieux aider les élèves. En cela,
l’énergie et le temps consacré à la préparation des supports, des séquences
didactiques apparaissent parfois déséquilibrés par rapport à l’enjeu premier
d’être disponible à la situation et aux réponses des élèves pour la faire évoluer,
l’adapter.
En conclusion de ce chapitre, l’entrée par le prisme de l’étayage nous permet
d’éclairer et mettre en valeur des aspects de la situation pédagogique trop
souvent implicites dans les réflexions des enseignants, qui sont essentiellement
focalisés sur l’organisation de situations didactiques, la construction de supports,
sans toujours penser que, si le cadre, les ressources et les interactions ne font pas
l’objet d’une aussi grande attention, des dimensions fondamentales pour étayer
les apprentissages risquent d’être oubliées.

71. Je renvoie ici à toute la réflexion de Jacotot reprise par Rancière sur les enjeux d’un « maître
ignorant ».

110
Les étayages pour repenser l’environnement des apprentissages

Tableau 13. Synthèse des Leviers des étayages aux apprentissages

Le cadre Les ressources Les interactions


• Des finalités éducatives • Des ressources internes • Des interventions
• Des objectifs liées à l’expérience de guidage de l’activité
d’apprentissage du sujet • Une position de guidance
• Des systèmes de • Des ressources externes sollicitant la réflexivité
régulation du vivre • Des outils formalisés pour • Des gestes professionnels
ensemble (cadre contrôle, apprendre : les supports de médiation/tiers
cadre protection) pédagogiques distancié ressource
• Une atmosphère • Le support • Une posture
et un climat propice d’enseignement d’accompagnement
aux apprentissages (manuels, fichiers) en cheminement
• Des rituels organisateurs • Le matériel didactique en partage
de l’activité (cadre travail, médiateur (fichiers
cadre rythme) autocorrectifs, matériel
sensoriel)
• Des ressources outils
(affichages, outils d’aide,
ressources documentaires)
• Des personnes-ressources
(adultes et pairs)

C’est tout l’enjeu de penser la globalité de la situation, de penser sa classe


comme un milieu étayant à partir des différents leviers identifiés pour que les
enfants aient au quotidien des appuis réfléchis pour leurs apprentissages dans
toutes ces dimensions. Nous avons ainsi dissocié pour la commodité de la
présentation les trois dimensions (cadre/ressources/interactions), mais il est
bien évident qu’elles sont toutes liées dans une systémique. En travaillant sur
l’organisation matérielle de la classe par exemple, je structure à la fois un cadre,
des ressources et permets le développement d’interactions.
Nous allons donc maintenant chercher à traduire pédagogiquement les grands
principes évoqués dans cette modélisation pour envisager des pistes pédago-
giques facilitatrices afin de construire un milieu scolaire « mieux étayant ».

111
3
Concevoir un espace scolaire
« mieux étayant »

N   ous constatons aujourd’hui des difficultés de fonctionnement, dans le


  système scolaire français, qui se traduisent par de faibles résultats pour une
partie du public scolaire, bien en deçà des espérances de la société. Un sentiment
d’impuissance se développe chez des collègues enseignants dont le « logiciel
pédagogique » ne semble plus correctement fonctionner avec un public différent,
non adapté à la forme scolaire classique.
L’injonction au changement est donc omniprésente dans le discours officiel,
mais nous pouvons nous interroger sur la nature du changement proposé et sur
ses logiques. La littérature prescriptive issue de l’institution scolaire ou d’une
partie du monde de la recherche se caractérise par une forme de fuite en avant
dans l’hyperrationalisation des pratiques en cherchant à mieux concevoir les
enseignements dans le cadre des programmes, à maîtriser et contrôler l’ensemble
des paramètres de la situation pédagogique renouant avec l’idée d’une « péda-
gogie scientifique ».
Cette idée que l’on puisse sortir par le haut de la situation actuelle en s’éver-
tuant à toujours mieux planifier, contrôler, évaluer est éminemment discutable,
car illusoire. Les programmes correspondent à ce que les enseignants, les forma-
teurs visent et non à ce que les personnes apprennent réellement, et cet écart
doit nous questionner. De la même façon que doit nous interroger la réponse
fréquente « On n’a pas le temps, il faut boucler le programme » face à une propo-
sition de changement. En effet, le rapport au programme est symptomatique d’un
« dérèglement pédagogique » et il constitue une norme contraignante potentiel-
lement contre-productive, car son statut fait l’objet d’un malentendu récurrent.
Alors qu’il devrait simplement tracer un cadre permettant de baliser les
apprentissages et une variable parmi d’autres dans l’élaboration des planifi-
cations d’activité (avec le contexte, les besoins et compétences des élèves), le
programme est bien souvent perçu dans la forme scolaire traditionnelle comme
l’organisateur exclusif des actions, les progressions découlant directement de ces
programmes et de leur temporalité (et l’évaluation des enseignants également…),
ce qui renforce considérablement le processus enseigner : quand toute l’attention

113
Construire des situations pour apprendre

de l’enseignant est focalisée sur l’idée d’avoir « fait le programme », quand peut-il
être attentif aux besoins et particularités de l’élève ? Autrement dit, au lieu d’être
simplement un cadre d’objectifs à atteindre dans le moyen terme, le programme
devient l’organisateur obsessionnel dans le court terme, et cette temporalité peut
empêcher le développement de pratiques pédagogiques innovantes et une véri-
table prise en compte des besoins des élèves.
À partir de la réflexion sur les apprentissages et les étayages précédemment
évoqués, nous postulons donc que l’urgence n’est pas de continuer à chercher
à construire des dispositifs toujours plus sophistiqués, mais plutôt de renouer
avec la recherche d’un équilibre dans la construction d’un milieu éducatif étayant,
prenant en compte l’ensemble des besoins de l’enfant, intégrant la nécessité de
conduire l’activité de l’enfant par des organisations structurantes, mais en accep-
tant l’idée que l’enseignant ne peut pas contrôler tous les paramètres et qu’il doit
savoir à certains moments « lâcher prise » pour s’ajuster aux situations telles
qu’elles se présentent.
Ainsi, il serait plus pertinent de penser les situations plutôt en termes de plan
d’action dans l’esprit développé par Musial, Pradère et Tricot en référence à De
Vecchi et Giordan : « Planifier revient à décrire la manière d’investiguer le champ
notionnel en prenant en compte, d’une part, les processus d’apprentissage, la
motivation des élèves et la métacognition et, d’autre part, les recommanda-
tions institutionnelles en termes d’approches didactiques disciplinaires, et de
démarches d’enseignement. Le plan d’action, support de la planification, est une
prévision qui ne signifie pas une progression réelle. Il ne s’agit pas de tailler dans
le marbre une succession d’actions dont l’enseignant s’interdira de sortir. Mais
plutôt de prévoir des “possibles” qui seront mis en place, avec opportunisme, en
fonction des événements réels de la classe1. »
Cela implique de sortir de la pensée de la « toute-puissance didactique » qui
consiste à croire que si l’on décrète un apprentissage en l’intégrant dans une
planification, cet apprentissage sera effectué. La seule chose que l’on peut garan-
tir est que la notion a été abordée : que les élèves l’aient apprise et se la soient
appropriée est une autre question. Tout éducateur sait empiriquement que ce
projet est vain, et la tension bien décrite par Meirieu entre postulat d’éducabilité
et principe de liberté nous permet de comprendre les limites de cette entrée.

1. Musial M., Pradère F., Tricot A. (2012), Comment concevoir un enseignement ?, Bruxelles,
De Boeck.

114
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

« En référence à l’histoire des doctrines pédagogiques et aux tensions qu’elle révèle,


la pédagogie se reconnaît au fait qu’elle se coltine la contradiction entre éducabilité et
liberté, et travaille à la dépasser. Pour elle :
– Tout le monde peut apprendre et nul ne peut jamais décider pour une personne donnée
qu’un apprentissage est définitivement impossible : c’est le postulat d’éducabilité.
– L’apprentissage ne se décrète pas… et rien ne permet de l’imposer à quiconque. Tout
apprentissage s’effectue pour chacun à sa propre initiative et requiert de sa part un
engagement personnel : c’est le principe de liberté.2 »

Le postulat d’éducabilité invite à de l’optimisme en éducation en affirmant


la possibilité que, quelle que soit la situation de la personne, elle soit toujours
en mesure d’apprendre quelque chose en termes de savoirs ou de compétences
générales méthodologiques. Cependant, le principe de liberté renvoie à la ques-
tion de l’émancipation et nous rappelle qu’il est bien difficile de mobiliser un sujet
si le désir (ou l’intérêt) n’est pas le moteur de l’action. L’enseignant ne peut donc
que chercher à construire des situations les plus adaptées possible permettant
d’apprendre, mais ne peut garantir la systématicité de l’apprentissage. Pourtant,
cette « pensée magique » de l’hyperrationalisation reste bien souvent organisa-
trice des actions dans la croyance que l’on pourrait tout prévoir et maîtriser tous
les leviers, ce qui nous permet de mieux comprendre l’obsession récurrente des
lieux de formation pour les fiches de préparation.
Bien penser une situation sur le plan didactique est important mais ne peut
être suffisant, et il nous faut réfléchir à son statut. Ce n’est pas une fin en soi mais
principalement un déclencheur, et l’apprentissage lui-même se joue en fait dans
l’appropriation de la situation par les élèves, l’engagement et la « dévolution ».
Du côté de l’enseignant, ce sont ses adaptations, la manière dont il va pouvoir
faire jouer les différents leviers des étayages, qui vont être déterminants : intera-
gir de manière différenciée, offrir des ressources, modifier le cadre de la situation.
Il est donc important que les éducateurs aient à leur disposition des visées (des
objectifs) et des cadres organisateurs (scénarisés à partir des travaux des didacti-
ciens et des pédagogues), mais ceux-ci ne doivent pas devenir des carcans enfer-
mants. Nous allons donc développer dans cette partie différentes réflexions issues
des travaux en sciences de l’éducation permettant de restructurer les pratiques
pédagogiques en s’appuyant sur les apports des pédagogies alternatives.
L’enjeu est donc de repenser les espaces éducatifs pour offrir aux enfants des
occasions de développer des connaissances et des compétences dans la pers-
pective d’une nouvelle forme scolaire, plus respectueuse des besoins de l’enfant.
Cela ne conduit pas forcément à un basculement vers des pratiques relevant de
ce que nous appelons « pédagogies alternatives », mais implique de reconsidérer

2. Meirieu P. (2007), Pédagogie. Le devoir de résister, Paris, ESF Sciences humaines, p. 80-82.

115
Construire des situations pour apprendre

pragmatiquement la place de l’élève et le pouvoir réel de l’enseignant comme


Perrenoud nous y invite : « Toute perspective constructiviste et interactionniste le
réaffirme : c’est l’élève qui apprend, à son rythme, en suivant ses propres modes
de pensée. Les enseignants ne peuvent qu’aménager des situations didactiques,
en espérant qu’elles seront fécondes, qu’elles se présenteront au bon moment,
que l’élève voudra et pourra s’y investir3. »
Enseigner, c’est donc organiser des situations qui augmentent la probabi-
lité d’apprentissage à partir de situations déclenchantes, et cela suppose de
structurer le cadre à partir des invariants des situations : aménager et réguler
des espaces et temporalités, favoriser un apprentissage dans un cadre social
permettant la coopération. Mais il convient d’abord d’identifier clairement les
domaines dans lesquels les enfants ont besoin d’être accompagnés dans leurs
apprentissages.

Des besoins d’étayage dans différents domaines


En miroir des besoins évoqués en première partie, nous pouvons nous ques-
tionner sur les domaines dans lesquels un enfant a besoin d’étayage pour réussir
en milieu scolaire. Autrement dit, il s’agit de penser les différents registres dans
lesquels les enfants sont susceptibles d’avoir des besoins d’étayage pour faciliter
les apprentissages.
Nous nous appuyons ici sur un travail de recherche visant à catégoriser les
orientations des activités d’aide des enseignants spécialisés à partir de plusieurs
pôles organisateurs : les connaissances, les méthodes et procédures de travail, les
processus cognitifs, la motivation et la mobilisation dans les apprentissages, l’expli-
cation des implicites du scolaire et les dimensions « méta » des apprentissages.
À un premier niveau, les enfants ont besoin d’être aidés dans le milieu d’ap-
prentissage dans le registre des savoirs et compétences scolaires eux-mêmes en
lien avec le registre culturel. Nous l’avons vu, l’apprentissage en autoconstruction
est rare, et beaucoup d’enfants sont en situation d’avoir besoin d’étayage pour
comprendre les notions, les structurer et se les approprier.

3. Perrenoud P. (1992), « Différenciation de l’enseignement : résistances, deuils et paradoxes »,


in Cahiers pédagogiques, 1992, n° 306, pp. 49-55. Repris dans Perrenoud Ph. (1995), La pédagogie
à l’école des différences (2e édition 1996), Paris, ESF Sciences humaines.

116
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Figure 5. Domaines de besoin d’étayage


Étayages dans l’acquisition des
compétences et des savoirs
scolaires (connaissances et
métaconnaissances)

Étayages des procédures


Étayages dans la de travail (méthodologie)
construction du projet
scolaire et le sens
du scolaire

Étayages du symbolique
Étayages du cognitif identitaire (ex. : sentiment
et du métacognitif d’efficacité, régulation
émotionnelle)

Étayages dans le rapport


au savoir et à l’apprendre

Contrairement à ce que prétendent certains pamphlétaires qui se réveillent


à chaque nouvelle réforme pour dénoncer le « pédagogisme » accusé de brader
la culture et les savoirs, la transmission de la culture a toujours été (et reste) un
enjeu fondamental pour la pensée pédagogique. Le débat porte sur les conditions
de cette transmission, sur l’idée qu’une présentation ostentatoire des savoirs
pourrait être un moyen suffisant pour permettre à tous d’apprendre. Or, comme
nous l’avons vu, les connaissances ne s’acquièrent pas par une simple exposition
au savoir accompagnée d’un conditionnement, mais bien par une activité du
sujet qui met en jeu différents registres. La structuration des connaissances et
des compétences doit donc faire l’objet d’une attention soutenue à travers les
constructions didactiques proposées aux élèves. Celles-ci sont nécessaires mais
non suffisantes pour de nombreux élèves, car les travaux de psychologie et de
sociologie nous montrent clairement que d’autres dimensions interviennent dans
les apprentissages qu’il nous faut prendre en compte très spécifiquement, car
elles fonctionnent comme des catégories invisibles.
Ainsi, en complément d’étayages dans le domaine des compétences et connais-
sances scolaires, le pédagogue doit pouvoir aider à construire de nombreuses
compétences liées au fonctionnement cognitif, le processus cognitif étant relatif
à tout « ce qui concerne le traitement des informations4 ». Le registre cognitif,
notamment dans le courant des dispositifs de prise en charge de la difficulté
scolaire, fait l’objet d’un intérêt particulier dans la perspective d’une « éducabilité

4. Ibid.

117
Construire des situations pour apprendre

cognitive5 ». La psychologie cognitive et plus récemment les neurosciences ont


mis en perspective des fonctions cognitives importantes dans le développement
de l’intelligence que les enfants construisent dès leur petite enfance dans leurs
apprentissages informels mais également dans le cadre scolaire. L’intégration
de cette dimension nous invite à réfléchir dans quelles activités les enfants vont
pouvoir construire, par exemple, leurs fonctions exécutives, les compétences de
catégorisation, de sériation.
D’autre part, pour bien apprendre, il est important d’être accompagné dans la
compréhension des éléments implicites des situations, ce qui relève du « méta ».
Au sens littéral, le concept de métacognition intègre les activités de réflexion du
sujet sur sa propre activité mentale, ses stratégies et son fonctionnement cognitif
et prend en compte différentes dimensions. Nous nous arrêterons à une définition
générale comme celle de Loarer, Chartier, Huteau et Lautrey désignant par ce
terme « les procédures de contrôle et de régulation que le sujet met en œuvre sur
son propre fonctionnement cognitif et la connaissance de ce fonctionnement6 ».
Cependant, ce terme est utilisé dans une perspective élargie en contexte
scolaire (Doly7) en relation avec des considérations philosophiques sur la
conscience de soi, la pensée critique et réflexive. Ainsi pour Meirieu, la métaco-
gnition « c’est le fait d’effectuer un retour sur son propre processus d’apprentis-
sage et d’interroger de l’extérieur en quelque sorte, avec l’aide de ses pairs, de
ses maîtres et des supports culturels nécessaires, la dynamique même du trans-
fert de connaissance8 ».
Toutefois, les formes pédagogiques que peut prendre un travail sur cette
dimension sont beaucoup moins explicites. Dans nos recherches, ce terme est
utilisé par les acteurs pour qualifier toutes les pratiques consistant à faire réfléchir
l’élève. Ainsi, dès qu’un travail porte sur les notions de stratégies, démarches,
procédures, il est fréquemment associé par les personnes à la pratique d’une méta-
cognition alors que certaines activités peuvent être exclusivement procédurales
en demandant aux élèves d’appliquer systématiquement des démarches. Des
confusions sont donc possibles, et on peut se demander si toutes les activités

5. C’est une conception des apprentissages basée sur l’idée que l’intelligence est éducable,
qu’elle est de l’ordre du construit, de l’acquis et non de l’inné. Le postulat est donc que
l’intelligence d’un sujet n’a pas de valeur immuable et que les individus ont une plasticité cogni-
tive qui autorise à parier sur la modifiabilité des compétences. Cette réflexion est à appréhender
dans la perspective d’une définition de l’intelligence comme étant un ensemble de capacités et
stratégies mentales permettant l’apprentissage et l’adaptation à des situations nouvelles.
6. Loarer E., Chartier D., Huteau M., Lautrey J. (1995), Peut-on éduquer l’intelligence ? L’évaluation
d’une méthode cognitive, Berne, Peter Lang, p. 9.
7. Doly A. M. (2006), « La métacognition : de sa définition par la psychologie à sa mise en œuvre
à l’école », in Fédération nationale des associations de maîtres E, Apprendre et comprendre. Place
et rôle de la métacognition dans l’aide spécialisée, Cahors, Retz, p. 83-124.
8. Meirieu P. (1996), Frankenstein pédagogue, Paris, ESF Sciences humaines, p. 103.

118
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

présentées comme « métacognitives » sont effectivement du domaine de la


réflexion sur les procédures de pensée.
En effet, si on se réfère à la définition du concept de métacognition comme une
« activité de réflexion que le sujet peut avoir de sa propre activité mentale, ses
stratégies et son fonctionnement cognitif », de nombreuses interventions perçues
comme métacognitives n’en relèvent pas vraiment.
Nous avons donc, pour les besoins de l’analyse des pratiques, cherché à
construire une grille distinctive de ces différents registres d’intervention qui ne
prétend ni à l’objectivité ni à l’exhaustivité, mais peut servir d’indicateur pour
discriminer des pratiques. Nous appuyant sur un des sens du terme « méta »
comme « élargir », « prendre du recul », nous avons décidé de nommer deux
autres types d’interventions à partir de ce préfixe en relation à deux dimensions
réflexives à construire avec l’élève dont les exemples précédents témoignent : le
fonctionnement implicite des connaissances scolaires et le fonctionnement impli-
cite des apprentissages scolaires.
Le terme « méta-connaissance » peut donc désigner dans cette perspective
des situations visant à « parler sur » les connaissances scolaires et à détailler
leur fonctionnement implicite9. Par exemple, dans l’apprentissage du français, un
travail sur l’implicite du fonctionnement de la langue et les concepts sous-jacents
est important pour donner les clés de compréhension des systèmes de règles. On
va également chercher à aider les élèves à distinguer le fait de lire et de raconter
pour les aider à se construire une représentation adéquate de la tâche « lire » ou
en mathématiques centrer le travail sur la compréhension des liens entre numé-
ration orale et écrite.
D’autre part, nous pouvons employer le terme de « méta-scolaire » pour dési-
gner les actions visant à « parler sur » le scolaire et à en expliciter la « règle du
jeu » implicite. Cette dimension de travail vise à faire évoluer les représentations
des enfants sur les liens entre les différents savoirs et leur fonctionnalité ou à
expliciter le contrat scolaire réel : « Parfois, ça n’a pas un vrai sens. » Cette notion
renvoie aux éléments développés en première partie sur le « curriculum caché »
et le « rapport au savoir et à l’apprendre ».
Ces distinctions permettent de ne désigner sous le terme de « métacognition »
que des activités relevant de la réflexivité cognitive proprement dite au sens de

9. Au sens littéral, la méta-connaissance serait la « connaissance sur la connaissance », et nous


avons choisi d’utiliser cette expression dans ce sens restreint, car il permet de caractériser
une dimension des actions. Cet emploi du terme est à distinguer de son usage dans le champ
psychologique, car il peut être utilisé de façon équivalente avec le terme de métacognition
comme pour Grangeat (1999) pour lequel le terme désigne « tout ce que le sujet sait sur la manière
d’apprendre, sur la façon d’effectuer au mieux telle tâche cognitive, ou sur les stratégies efficaces
pour réussir » (p. 116) en distinction d’un autre aspect de la métacognition que constitue la
régulation métacognitive.

119
Construire des situations pour apprendre

la définition de Flavel : « La métacognition se rapporte à la connaissance qu’on


a de ses propres processus cognitifs, de leurs produits et de tout ce qui touche,
par exemple, les propriétés pertinentes pour l’apprentissage d’informations et
de données… La métacognition se rapporte entre autres choses, à l’évaluation
active, à la régulation et l’organisation de ces processus en fonction des objets
cognitifs ou des données sur lesquelles ils portent, habituellement pour servir
un but ou un objectif concret10. »
À partir de ces critères, il n’y aurait donc pas un mais des « méta » englobant
les différentes dimensions de l’implicite dans le registre des connaissances,
du fonctionnement du scolaire et du cognitif résumées par le schéma suivant :

Figure 6. Paradigmes de l’évaluation dans le registre pédagogique


et didactique d’après De Ketele

MÉTA
« connaissance
sur… »

MÉTACONNAISSANCES MÉTACOGNITIF MÉTASCOLAIRE

Réflexion sur Réflexion du sujet Réflexion sur le fonctionne-


le fonctionnement sur ses propres ment implicite des
implicite des connaissances démarches d'action apprentissages scolaires
scolaires et de et de leurs enjeux
raisonnement

Travailler ces dimensions permet de contribuer aux étayages dans les diffé-
rents apprentissages des élèves : le cognitif et le métacognitif, la construction du
projet scolaire et le sens du scolaire, le rapport au savoir et à l’apprendre.
Il nous faut distinguer de ces entrées, la perspective plus spécifiquement
« méthodologique » d’étayage des procédures de travail. Elle vise à aider les
élèves à construire des méthodes de travail efficaces mais en tant qu’instrument
d’un point de vue extérieur au sujet. Cela peut passer par une habituation à des
formes d’organisation, la transmission d’algorithmes de résolution permettant de
résoudre les problèmes, et nous sommes ici dans une approche plus procédurale

10. Flavell J. H., (1976), “Metacognitive Aspects of Problem-Solving”, in L. B. Resnick (dir.), The
Nature of Intelligence, Hillsdale N. J., Lawrence Erlbaum Associates.

120
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

et applicationniste dans laquelle la réflexivité du sujet n’est pas spécifiquement


sollicitée. Ainsi, si l’on se réfère à ces critères, si une fiche méthodologique est
construite par les enfants à partir d’une verbalisation de leurs démarches person-
nelles, l’activité peut être située dans le registre de la métacognition, mais si
l’adulte leur donne une démarche à suivre et leur demande de l’appliquer, l’acti-
vité relève plutôt de la perspective méthodologique.
Enfin, comme nous l’avons vu dans la première partie, les besoins relatifs
aux fonctions conatives, tout « ce qui touche à la motivation, l’affectivité, les
émotions, le tempérament, la personnalité 11 » doivent pouvoir également être
pris en compte. Penser les dimensions d’étayage psychoaffectif renvoyant au
sentiment d’efficacité et de compétence, à la mobilisation est un enjeu important
qui implique de penser le milieu pédagogique pour qu’il permette de vivre ces
émotions dans un cadre sécurisant et régulé.
La déclinaison de ces catégories permet d’identifier des domaines d’interven-
tion sous-investis qui peuvent constituer autant d’espaces de renouvellement des
accompagnements à construire pour la réussite scolaire. En effet, dans les obser-
vations de situations de classe ou d’aide aux élèves en milieu périscolaire, nous
constatons un déséquilibre important dans les préoccupations des professionnels
dont les interventions sont centrées essentiellement sur les enjeux d’acquisition
directe de connaissances et compétences scolaires (en mode majeur) associée
à un travail d’entraînement sur la méthodologie et les procédures (en mode
mineur). À première vue, cela peut paraître logique mais est en fait très réduc-
teur, car cela conduit, en termes d’aides, à l’hégémonie de la pensée de la reprise
scolaire et à l’absence d’un travail conscientisé sur les dimensions indirectes des
apprentissages. La prédominance de cette pensée peut donc limiter les étayages
à la répétition du même, l’incantation à l’effort et au travail en occultant d’autres
dimensions tout aussi fondamentales pour les apprentissages. L’analyse des
bulletins scolaires des élèves en secondaire témoigne bien de cette tendance : la
plupart des remarques faites aux élèves pour commenter leur travail sont liées à
des catégories d’explication simplificatrices.
Dans les aides en classe ou dans les dispositifs, ce sont en fait les explications
formalisées qui sont les plus présentes dans les observations : on explique (ou
réexplique) à un enfant une notion ou on lui propose de suivre un cheminement
didactique préconstruit sur un mode procédural. Sur le plan méthodologique, les
enseignants et les accompagnateurs privilégient la recherche de « procédures effi-
caces » à court terme qui consistent essentiellement à fournir aux élèves les outils
leur permettant de venir à bout, quasiment immédiatement, de la tâche proposée.
Mais la dimension réflexivité sur les processus de travail est bien souvent limitée,

11. Perraudeau M. (1996), Les Méthodes cognitives. Apprendre autrement à l’école, Paris, Armand
Colin, p. 76.

121
Construire des situations pour apprendre

car les conditions matérielles autorisent difficilement des interactions longues, et


la conduite d’interactions réflexives implique des compétences que la plupart des
enseignants n’ont pas développées dans leur formation.
Ainsi, même si le « discours de formation » participe principalement d’une
vulgate constructiviste, les approches par le conditionnement (dont relèvent les
entrées par les procédures) restent en fait très présentes dans les pratiques. Si un
discours est bien tenu sur la question méthodologique, elle est donc pensée prin-
cipalement du côté procédural et très peu dans les enjeux de réflexivité épistémo-
logique et métacognitive. A contrario, d’autres dimensions apparaissent comme
absentes des intentions et des visées explicites des agents intervenants. Sur le
pôle « apprendre à apprendre », les dimensions de métacognition et de rapport
au savoir sont généralement implicites tout comme l’orientation des actions sur
l’explicitation du scolaire, de son fonctionnement et de ses attendus. Ces deux
domaines constituent potentiellement des objets d’intervention à investir par les
équipes et interrogent les pratiques professionnelles enseignantes : quand expli-
cite-t-on à un élève les règles du jeu de l’école ? Les procédures méthodologiques
ou les critères d’évaluation sont-ils annoncés et clairs pour les élèves ? Prend-on
le temps de réfléchir avec eux aux démarches et stratégies efficaces pour réaliser
les tâches ? Comment les aide-t-on à faire les liens entre les objets culturels de
leur vie quotidienne et les objets culturels scolaires ?
Si l’on prend en compte l’ensemble des dimensions évoquées susceptibles de
devoir faire l’objet d’étayages, le pédagogue est donc dans la situation de devoir
gérer une multitude de variables pour construire son milieu d’apprentissage
et doit articuler ses actions pour permettre des apprentissages dans différents
domaines résumés dans le tableau ci-contre.
La formation des acteurs les prépare peu à envisager l’ensemble de ces
dimensions comme en témoignent de nombreux entretiens conduits avec des
enseignants ou des intervenants périscolaires dans nos recherches. Les éduca-
teurs ne peuvent voir que ce que leur « paire de lunette » théorique leur permet
d’appréhender. Ils sont dépendants de ce que leur formation les a préparé à
observer, à prendre en considération comme l’illustre cet aphorisme attribué
généralement à Mark Twain : « If all you have is a hammer, then all problems look
like nails » (Quand vous n’avez pour seul outil qu’un marteau, tous vos problèmes
ressemblent à des clous).
Intégrer ces différents domaines dans les éléments explicatifs de la situation
des élèves, chercher à penser l’environnement pour que l’ensemble de ces dimen-
sions soient présentes devrait pouvoir contribuer à favoriser la réussite scolaire,
mais également plus globalement la réussite éducative.

122
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Tableau 14. Modélisation des orientations des étayages

Besoin Domaine d’étayage Objectifs Dimensions

Acquisition des savoirs Compréhension Réexplicitation,


et compétences scolaires des notions et entraînement
compétences

automatisation
Savoirs et

scolaires

Méta-connaissances Concepts génériques Réflexivité sur


sous-jacents aux le fonctionnement
connaissances des systèmes de
connaissance
Compétences Construction Structuration
cognitives de concepts du raisonnement
Cognition

Conceptualisation Compétences cognitives Processus de pensée


transversales d’analyse
et de traitement
des situations
Méthodologique Construction de Articulation du travail
procédures de travail méthodologique sur
efficaces des contenus
Métacognition Réflexivité sur ses Analyse des stratégies
Apprendre à Apprendre

propres stratégies et processus en jeu


mentales, apprendre dans les tâches
à connaître ses propres
manières d’apprendre
Rapport au savoir Réflexivité sur les Représentations
et à l’apprendre dynamiques de de l’apprendre
l’apprentissage (pensée Fonctionnalité
magique), les attendus des savoirs scolaires
des enseignants
(appropriation/transfert Obstacles
plutôt que restitution) épistémologiques

Projet d’apprenant Prendre conscience Dimension


et projet scolaire de sa situation dans d’évaluation formative
Mobilisation

les apprentissages et et prise de conscience


se mettre en projet de ses besoins, de la
à court terme faisabilité de ses projets
(mobilisation) et
à long terme (projet
d’orientation)
Méta-scolaire Métier d’élève et métier Travail sur le curriculum
Rapport à l’école d’apprenant caché, les attendus
Explicitation

Sens du scolaire Lever les malentendus implicites et les


et curriculum caché scolaires malentendus scolaires

123
Construire des situations pour apprendre

Repenser le cadre scolaire pour faciliter les apprentissages :


un pragmatisme pédagogique
De l’efficacité des pratiques : quelle réussite cherchons-nous ?
La question de l’efficacité des pratiques d’enseignement est devenue omnipré-
sente dans le débat contemporain sur l’école et, lorsqu’on présente en formation
des pistes de pratiques un peu différentes, il est très fréquent d’être interrogé sur
ce point : « Cela a l’air intéressant mais est-ce que c’est plus efficace ? » Il est diffi-
cile de répondre à une telle question, car tout le problème est de savoir ce qu’on
vise… Si l’on prend comme critère la capacité à répondre à des tests scolaires
et à réussir des examens, il serait bien imprudent de positionner les approches
différentes comme « plus efficaces ». Nous avons peu de travaux sur la question.
Quelques enquêtes disponibles sur la pédagogie Freinet, par exemple, montrent
des effets intéressants (Avanzini12, Reuter13), mais ils sont limités dans le registre
des apprentissages scolaires. Alvarez14 soutient également l’idée que la pratique
d’une pédagogie inspirée de la pédagogie Montessori aurait contribué à des
progrès très importants pour les enfants ayant participé à son expérimentation,
mais cette étude reste à confirmer et fait l’objet de contestations dans le monde
universitaire. Si nous voulons rester prudents, nous pouvons juste conclure que
ces pratiques ne seraient pas forcément plus efficaces en termes de résultats
scolaires mais pas moins non plus…
La controverse actuelle sur la question des « pédagogies explicites » et
des « pédagogies efficaces » témoigne de cette tension. En effet, un courant
critique remet en question les méthodes d’enseignement inspirées du modèle
constructiviste à partir de travaux de recherche de type « processus-produit »,
notamment dans l’expérience américaine du projet « follow strough ». Ces travaux
ont comparé dans les années 1960 les effets de neuf méthodes d’instruction de
manière longitudinale pour conclure à la supériorité des « approches centrées sur
l’enseignement » sur les « approches centrées sur l’élève15 ». Dans cette contro-
verse, chaque partie s’appuie sur des « arguments d’autorité » issus d’enquêtes

12. Avanzini G. (1969-1970), « À propos d’un projet d’école expérimentale : quelques remarques
sur les conditions de validation des techniques Freinet », Bulletin de psychologie du groupe
d’études de psychologie de l’université de Paris, volume 23, no 279-280.
13. Reuter Y. (dir.). (2007), Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative
en milieu populaire, Paris, L’Harmattan.
14. Alvarez C. (2016), Les Lois naturelles de l’enfant, Paris, Les Arènes.
15. Bissonnette S., Richard M., Gauthier C. (2005), « Interventions pédagogiques efficaces et
réussite scolaire des élèves provenant de milieux défavorisés », Revue française de pédagogie,
volume 150, no 1, p. 87-141.

124
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

scientifiques contradictoires, mais dans lesquelles la dimension éminemment


idéologique des conceptions de l’enseignement est importante16.
Carette17 montre ainsi que la notion d’« efficacité » est à considérer au regard
des formes d’évaluation employées. Sur cette question des pédagogies efficaces,
si elles sont standardisées et dans une approche de restitution et d’application,
elles font apparaître mécaniquement les élèves les plus « scolaires » des pédago-
gies de l’empreinte et du conditionnement comme plus efficaces sur ce type de
tâche. Cependant, si l’évaluation s’articule sur une logique de compétences, ce
sont les approches centrées sur l’élève d’inspiration constructiviste qui auraient,
dans ses enquêtes, les meilleurs résultats. Paquay18 développe également une
critique de cette thèse de la supériorité du modèle de l’enseignement direct en
en montrant les limites contextuelles, méthodologiques, mais en acceptant le
débat de fond sur la difficulté, pour certains publics, d’entrer dans des approches
d’autoconstruction du savoir, dans un espace scolaire où de nombreux éléments
sont implicites pour les élèves de milieu populaire. Il est donc difficile aujourd’hui
de trancher le débat sur l’efficacité des méthodes dans le registre des compé-
tences directement scolaires, mais nous pouvons faire l’hypothèse, en revanche,
que dans d’autres domaines elles ne développent pas les mêmes compétences
au regard de la notion de « réussite éducative » qui permet de dépasser la seule
analyse dans la visée de réussite scolaire.
Bouchard et Saint-Amant indiquent ainsi que la notion de réussite se subdi-
vise en trois concepts : la réussite scolaire, la réussite éducative et la réussite
sociale. La réussite scolaire qualifierait la performance scolaire : « […] l’atteinte
d’objectifs de scolarisation, liés à la maîtrise de savoirs déterminés. C’est-à-dire
au cheminement parcouru par l’élève à l’intérieur du réseau scolaire19. » La réus-
site éducative serait plutôt dans le registre des résultats d’une socialisation réus-
sie tant dans l’environnement familial qu’à l’école : « […] l’atteinte d’objectifs liés
au processus, d’acquisition, d’attitudes, de comportements et de valeurs. » Enfin,
ils définissent ce qu’ils qualifient de « réussite sociale » ce qui relève d’une inté-
gration et une d’insertion pleine dans la société grâce à l’acquisition de savoirs,

16. Ainsi, dans l’espace social, l’instrumentalisation de travaux scientifiques partiels pour
aboutir à des conclusions générales sur les méthodes d’enseignement à valoriser est une tenta-
tion récurrente comme le montrent très bien les évolutions des prescriptions et discours minis-
tériels sur un enjeu comme l’apprentissage de la lecture réactivé encore en 2017 par l’arrivée
d’un nouveau ministre.
17. Carette V. (2008), « Les caractéristiques des enseignants efficaces en question », Revue fran-
çaise de pédagogie, Recherches en éducation, no 162, p. 81-93.
18. Paquay L. (2008), « Mais y a-t-il une bonne façon d’enseigner ? Mise en question de la thèse de
C. Gauthier », in Les Dossiers des sciences de l’éducation, no 19, Toulouse, Presses universitaires
du Mirail.
19. Bouchard P. Saint-Amant J.-C. (1996), « Le retour aux études : les facteurs de réussite dans
quatre écoles spécialisées au Québec », Revue canadienne de l’éducation, no 21, p. 1-17. Consulté
le 28/11/2017 sur : http://journals.sfu.ca/cje/index.php/cje-rce/article/viewFile/2720/2024

125
Construire des situations pour apprendre

d’un savoir-être et d’un savoir-faire : « réussit celui ou celle qui acquiert certains
savoirs définis, ainsi que certaines valeurs et attitudes qui vont lui permettre de
s’insérer socialement et de participer pleinement aux transformations sociales ».
Il est donc intéressant d’interroger les pratiques scolaires sur leurs effets dans
ces différentes dimensions et ne pas être obnubilé par la seule question de la
réussite scolaire. Glasman montre que l’idée de « réussite éducative20 » permet de
prendre en compte d’autres dimensions de la réussite liées au bien-être person-
nel, à la réalisation de ses projets de vie sur le plan familial et professionnel. Cette
réussite relèverait à la fois d’un état et d’un processus ; cela rend particulièrement
délicate son évaluation, car les points de repère sont variés et difficilement mesu-
rables. Comme état, elle serait « ce à quoi parvient un enfant ou un adolescent
au terme d’une période donnée, au cours de laquelle il a été soumis à une action
éducative, et qui se caractérise par un bien-être physique et psychique, une
énergie disponible pour apprendre et pour entreprendre, une capacité à utiliser
pertinemment le langage et à entrer en relation, une conscience acquise de ce que
l’école peut lui apporter et de ce qu’il peut en attendre, une ouverture d’esprit à
son entourage et au monde ».
Comme processus, la réussite éducative serait « l’ensemble des initiatives
prises et des actions mises en œuvre par ses parents, par son entourage ou par
des professionnels pour permettre à l’enfant ou à l’adolescent de se rapprocher
et d’atteindre cet état, et la progressive appropriation par l’intéressé de ce qui lui
est fourni ».
Penser la réussite éducative implique par conséquent de s’intéresser à
l’ensemble des éléments de la vie de l’individu qui participent de son éducation.
L’éducation familiale, les lieux sociaux d’apprentissages non formels constituent
ainsi des espaces essentiels dont les actions s’articulent avec celles du champ
scolaire21. A contrario, la réussite scolaire correspond à une dimension particu-
lière de la vie de l’individu, celle de sa performance dans les productions spécifi-
quement scolaires, et est plus facilement évaluable par des repères de notation,
de certification ou d’orientation.
Le contexte actuel se caractérise donc par une tension entre ces deux formes
de réussite comme le relève Feyfant : « On a noté l’interdépendance entre la
réussite éducative et la réussite scolaire. Si la réussite éducative transcende la
réussite scolaire, elle en est dépendante et concomitante […] la réussite éducative

20. Glasman D. (2007), « Il n’y a pas que la réussite scolaire ! », Informations sociales, volume 7,
no 141, p. 74-85. Disponible sur : www.cairn.info/revue-informations-sociales-2007-5-page-74.htm
21. Berthet J.-M., Kus S. (2014), « Questions vives du partenariat et réussite éducative. Quel
partenariat interinstitutionnel pour appuyer les acteurs de la réussite scolaire et éducative »,
rapport de séminaire de l’Ifé. Disponible sur : http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/
documents/documents-sk/quel-partenariat-interinstitutionnel-pour-appuyer-les-acteurs-de-la-
reussite-scolaire-et-educative

126
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

est une immense enveloppe à l’intérieur de laquelle on insère quasiment toutes


les problématiques liées à l’éducation, la scolarité, la socialisation des enfants et
des jeunes22. »
Si nous souhaitons prendre en compte les besoins de l’enfant et du formé en
pédagogie, nous ne pouvons pas faire l’impasse sur cette question, et il nous faut
donc élargir la perspective des finalités de l’action. Or, nous pouvons constater
une prédominance des enjeux directs de réussite scolaire dans le milieu scolaire
et dans les dispositifs dévolus aux étayages des apprentissages, car la demande
sociale est orientée sur des enjeux de performance à court terme, et le découpage
annuel du temps scolaire renforce ces phénomènes en empêchant un regard
global et de long terme sur le devenir des élèves.
L’idée de « réussite éducative » constitue en fait essentiellement une rhéto-
rique des politiques éducatives, tout particulièrement dans l’éducation prioritaire,
permettant d’associer formellement des actions relevant de champs éducatifs
plus juxtaposés qu’interdépendants. Nous devons donc pouvoir la travailler plus
spécifiquement en analysant les situations d’élèves à partir de critères mettant
en évidence ces dimensions : le plaisir des enfants ou des adolescents à être
présents à l’école, leur engagement dans des projets collectifs et personnels, leur
capacité à vivre et à s’intégrer dans un collectif, à prendre des responsabilités et
à les assumer, à être autonome dans le cadre scolaire et en dehors.
À partir de ces critères, nous pouvons analyser avec nuance les effets des
différentes pratiques pédagogiques, car il est clair que la pédagogie tradition-
nelle ne travaille pas explicitement nombre de ces compétences, pourtant essen-
tielles, alors que les pédagogies alternatives en font un enjeu au même titre que
les acquisitions purement scolaires.

Tableau 15. Distinction des critères de réussite scolaire et de réussite éducative

Réussite scolaire Réussite éducative


• Construction des connaissances • Plaisir d’apprendre et bien-être
et attendus du curriculum scolaire • Engagement dans des projets collectifs
• Parcours scolaire • Atteinte de ses objectifs personnels
• Certifications et diplômes • Capacité à vivre et à s’intégrer en société
• Capacité à prendre des responsabilités
et à les assumer
• Autonomie sociale

22. Feyfant A. (2014), « Réussite éducative, réussite scolaire ? », Dossier d’actualité Veille et
Analyses de l’Ifé.

127
Construire des situations pour apprendre

Cependant, poursuivre des objectifs de réussite éducative ne doit pas servir


non plus à masquer un abandon des objectifs de réussite scolaire. Il nous faut
donc être attentifs aux critiques des pédagogies actives présentes dans les
travaux sociologiques contemporains sur les inégalités d’apprentissage et tout
particulièrement les risques liés à une baisse d’ambition scolaire pour des publics
en difficulté au nom de leur prise en compte.
Réussite éducative et réussite scolaire sont donc des dimensions complé-
mentaires que l’on ne peut opposer. Le pédagogue doit pouvoir penser ces deux
visées de manière concomitante. Penser les apprentissages des enfants en étant
attentifs à l’ensemble des dimensions de leurs réussites constitue un objectif
important pour renouveler les pratiques, structurer un milieu « mieux étayant »
qui prenne en compte l’ensemble des besoins pour étayer les apprentissages
dans différents domaines.

Le lieu scolaire : un espace-temps à structurer

Aménagement de l’espace et des ressources


Dans le registre pédagogique, penser le cadre d’apprentissage peut être
également mis en relation avec les réflexions sur l’architecture scolaire, l’amé-
nagement de l’espace et les temporalités. Dans le champ scolaire, si la question
de l’aménagement est présente dans les maternelles, elle est beaucoup moins
investie en élémentaire et dans le second degré, où l’architecture des établisse-
ments et des classes semble « figée ». Pourtant, la manière dont va être aménagé
l’espace d’apprentissage est déterminante, car celui-ci va permettre ou non le
développement d’une autonomie chez l’élève, faciliter les échanges.
L’enseignant qui chercherait des références sur cette question risque d’avoir
des difficultés à trouver des sources d’inspiration, car cette dimension de
la pratique est peu traitée dans les ouvrages de pédagogie contemporains.
Pourtant, elle a fait historiquement l’objet de réflexions importantes dans le
champ pédagogique en lien avec les enjeux « politiques » des choix liés à l’archi-
tecture scolaire au xixe siècle23. Derouet-Besson24 montre que l’organisation
spatiale des établissements que nous connaissons est le fruit d’une construction
historique, de l’imposition d’un modèle standardisé lié aux besoins organisa-
tionnels de l’enseignement simultané. Ainsi dans le modèle de l’enseignement
individuel, l’espace scolaire se confondait avec le logement de l’enseignant qui
recevait les élèves chez lui. Le développement du cours magistral a conduit à la
construction de bâtiments scolaires spécifiques équipés pour apprendre assis

23. http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.
php?id=2075
24. Derouet-Besson M.-C. (2005), « Architecture scolaire », in P. Champy, C. Étévé, Dictionnaire ency-
clopédique de l’éducation et de la formation, Paris, Retz, p. 90-93.

128
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

dans des salles de classe différentes permettant à des groupes d’âge différents de
travailler en parallèle. Ce modèle s’est imposé au service d’une standardisation
des pratiques, et les espaces d’enseignement caractéristiques de nos écoles (une
salle par classe, un tableau, un bureau par enfant) sont en fait intrinsèquement
liés au modèle de la pédagogie traditionnelle. Cette disposition constitue un
système organisationnel intériorisé par les enseignants, quasi « naturalisé » que
nous pouvons remettre en question. Si pour l’éducation traditionnelle, un espace
classe austère dédié à la leçon et à l’étude est souhaitable, nous devons le penser
autrement dans la perspective d’un lieu d’apprentissage mobilisateur que nous
souhaitons développer : comment favoriser des apprentissages entre pairs si les
élèves ne peuvent pas se déplacer facilement pour travailler en groupe, si des
espaces de regroupement ne sont pas déjà aménagés ? Comment développer un
apprentissage autonome si des ressources ne sont pas disponibles et accessibles
aux enfants ?
L’école du xxie siècle doit pouvoir être pensée pour permettre des pratiques
pédagogiques différentes sur le plan du fonctionnement de l’établissement et de
la classe, sortir de la logique de l’« école caserne » dénoncée par Fernand Oury.
Sur ce plan, nous avons connu en France dans les années 1970 une vague
d’innovations avec des projets d’écoles plus ouvertes avec des espaces classes
intégrant des « coins » aux fonctions variées, des dispositions de bureaux diffé-
rentes invitant à rompre avec le modèle classique de la « classe autobus ». Même
si ce grand projet de rénovation de l’espace scolaire n’a pas été la révolution
escomptée, nous pouvons noter qu’il a influencé les pratiques pédagogiques en
primaire. Il n’est pas rare de voir dans les classes maternelles ou élémentaires
des dispositions en îlots, en U qui cohabitent avec des espaces permettant de
travailler en plus petits groupes ou en individuel. Il est alors possible de penser la
classe dans une perspective modulaire, les espaces pouvant changer de fonction
selon les moments de la journée et les besoins en déplaçant quelques bureaux.
L’architecture scolaire devient un levier facilitateur de la différenciation pédago-
gique, et l’environnement d’apprentissage peut être aménagé pour faciliter le
travail autonome, les interactions entre élèves et la diversification des formes de
travail (collectif/groupes/individuels), l’accès à des ressources documentaires ou
technologiques.
Ces évolutions sont plus difficiles à envisager dans le secondaire car, les
espaces classe étant souvent partagés, il est très difficile pour les enseignants
(et pour les élèves) de les investir et de les aménager par des affichages, des
ressources permanentes et mobilisables au quotidien. On pourrait souhaiter que
la réflexion sur des classes dédiées par discipline, ou sur la possibilité de lais-
ser les élèves d’une classe dans un même lieu auquel ils pourraient s’identifier
comme en élémentaire, soit rouverte dans les établissements, car cela permettrait

129
Construire des situations pour apprendre

de penser les aménagements pour faciliter les apprentissages autonomes avec


des ressources permanentes.

Un espace dédié et aménagé pour favoriser une pédagogie différente


Pour développer une pédagogie coopérative, une équipe d’enseignants en collège
avec laquelle j’ai pu travailler a fait le choix de privilégier un local dédié à la classe
coopérative : les élèves sont toujours dans le même espace sauf pour les disciplines
nécessitant un matériel spécifique comme la musique ou la technologie.
Les élèves ont pu ainsi investir symboliquement et matériellement le lieu, définir
ensemble les règles d’usage et les différentes dispositions à adopter selon le type
d’activité. Les enseignants peuvent laisser des ressources permanentes, des affichages
et le lieu invite beaucoup plus au travail qu’une salle de classe vide et anonyme.

Des études anglo-saxonnes récentes25 posent ainsi la question de la qualité


environnementale (air, lumière, température) et démontrent l’importance que
l’espace classe soit stimulant et flexible de manière à pouvoir varier les activités
pour garantir l’engagement et l’attention des élèves. Ces travaux renouent avec
des préceptes de bon sens, car il paraît évident que l’on a de bonnes chances
de mieux travailler dans un cadre agréable, respectueux de nos besoins physio-
logiques. Mais, d’une certaine manière, cela va mieux en le disant, car le fait de
le verbaliser peut nous interpeller sur les conditions d’accueil de certains élèves
dans des établissements parfois vétustes, dans des classes surchargées aboutis-
sant à un climat d’apprentissage peu engageant.
Au niveau des établissements, nous sommes amenés à penser l’architecture
comme un élément déterminant du fonctionnement pédagogique. Dans un travail
sur les établissements secondaires, Mazalto26 propose de revisiter l’aménage-
ment des établissements pour différencier des espaces permettant de favoriser
des pédagogies différentes : salles spécialisées, lieux de travail autonome ou en
petits groupes, centres de documentation, espaces de détente, d’animation, cafe-

25. Un article intéressant du Huffington Post (http://www.huffingtonpost.fr/2013/02/18/


un-amenagement-salles-classe-plus-flexible-augmenterait-lattention-des-eleves_n_2709950.
html) relaie ainsi une étude récente de l’université de Salford au Royaume-Uni qui conclue à
une corrélation entre le niveau d’apprentissage des étudiants et l’environnement des salles
de classe : quantité de lumière naturelle qui pénètre dans la classe, bruits environnants,
couleurs de peintures murales, qualité de l’air et température ambiante. D’autres chercheurs
de l’université d’État de Caroline du Nord ont également essayé d’élaborer une salle de classe
structurée sur l’idée de flexibilité et d’interactivité par des infrastructures mobiles (pour config-
urer la classe selon les besoins du professeur et des étudiants) et des technologies récentes
comme les ordinateurs (pour concerner davantage les étudiants et permettre une plus grande
interactivité entre la classe et l’enseignant) dont ils évaluent positivement les effets. https://
news.ncsu.edu/2013/02/wms-miller-cochran-flex/
26. Mazalto M. (2017), Concevoir des espaces scolaires pour le bien-être et la réussite, Paris,
L’harmattan.

130
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

teria. Il est évident que, à l’échelle des établissements, beaucoup de paramètres


échappent aux enseignants et que les contingences matérielles (nombre de
salles, emploi du temps, personnel) constituent un cadre de contrainte important.
Néanmoins, dans les interstices, des aménagements sont possibles, et il faudrait
pouvoir être attentif à cette dimension.
D’autres éléments ne dépendent que des enseignants dans leurs choix péda-
gogiques et didactiques. Ainsi, les différentes dispositions groupales permettant
de travailler sont un premier levier intéressant pour favoriser des dynamiques
différentes , car elles n’induisent pas les mêmes types de relations27 et donc les
mêmes possibilités pédagogiques.
À partir des propositions de Daniel Noyé (INSEP, 1989), Muller28 distingue diffé-
rents formats pouvant inspirer les enseignants dans leur réflexion sur la disposition
du mobilier dans leur classe. Ainsi, les dispositions peuvent favoriser la transmis-
sion d’information ou plutôt les activités de groupe, de synthèse et débats. Les
relations de travail induites sont de nature différente et ces différents schémas
organisationnels peuvent être combinés ou variés selon les besoins de la classe.

Figure 7. Exemples de dispositifs d’après Noyé et Muller

Transmission Activités de production Activités


d’informations sur dossier de synthèse

Classe traditionnelle en Groupes de 4 établis Classe en U en grand


grand groupe organisée par sociogramme. groupe
pour un cours magistral. Le professeur se déplace Interactivité et
Cette disposition selon les besoins. participation de tous.
favorise la communica- Permet d’alterner Le professeur se donne
tion en sens unique la réflexion en petits les moyens de focaliser
et la passivité : elle groupes et la reprise l’attention sur lui ou
freine les échanges en grand groupe sans ce qui est au tableau.
au sein du groupe. changer de disposition. Coélaboration progres-
sive du travail collectif.

27. Voir sur ce sujet une ressource intéressante : Atelier.on.ca. Plans d’aménagement de la
classe selon la situation d’apprentissage. Imprimeur de la Reine pour l’Ontario, 2005. Disponible
sur : http://www.eworkshop.on.ca/edu/pdf/Mod20_B_plans.pdf
28. Muller F. (2017), Des enseignant qui apprennent, ce sont des élèves qui réussissent, Paris, ESF
Sciences humaines, p. 107.

131
Construire des situations pour apprendre

Ces différentes dispositions illustrent bien la variété des possibles et le lien


évident entre ces aménagements et les possibilités – ou non – de développer des
approches pédagogiques interactives, de diversifier les formats de travail. Cette
réflexion revient de manière importante en lien avec l’intégration des nouvelles
technologies dans la réflexion pédagogique29. Ainsi, des collègues expérimentent
des aménagements de classe en îlots avec accès à des ressources numériques30,
mais plus globalement, l’idée que nous pouvons défendre est de chercher avant
tout à penser des espaces modulables, qui prennent en compte le besoin de
chacun de voir les affichages collectifs comme le tableau et dans lesquels le mode
communicationnel puisse être changé très rapidement avec des déplacements
rapides de mobilier.
Dans la classe coopérative en collège, les élèves ont ainsi été amenés à réflé-
chir la disposition qui leur convenait le mieux, et ils ont plébiscité l’organisation
suivante permettant au quotidien de suivre un cours collectif, de travailler en
binômes et simplement, en déplaçant quelques tables, de passer à un mode
travail de groupe.

Figure 8. Exemples d’organisation en collège

Mode « activité quotidienne et binôme » Mode « travail de groupe »


rangement

rangement

ordinateurs ordinateurs

Dans une telle configuration, en très peu de temps, il est possible de bouger le
matériel pour changer la dynamique d’échange, et comme l’opération fait partie
désormais des habitudes de la classe, elle se fait sans chahut ni bruit particulier.

29. Musset M. (2012), « De l’architecture scolaire aux espaces d’apprentissage : au bonheur


d’apprendre ? », Dossier d’actualité́ Veille et Analyses de l’Ifé, no 75, Lyon, ENS de Lyon.
30. http://www.cahiers-pedagogiques.com/Travailler-en-ilots

132
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Du point de vue psychosocial, toutes ces dispositions permettent de développer


différents formats d’interactions collectives, de mettre en œuvre des activités colla-
boratives beaucoup plus facilement parce que le milieu est pensé pour en amont.
À l’université, lorsque vous êtes dans une toute petite salle où les étudiants
sont entassés sur un mode frontal, il est particulièrement compliqué de dévelop-
per des échanges entre l’enseignant et les étudiants et surtout entre eux. Je fais
régulièrement l’expérience qu’une organisation différente de la même salle en
îlots pour le travail de groupe contribue (avec le même groupe) à favoriser ces
échanges, mais c’est souvent difficile de développer ces pratiques si le milieu
n’est pas préalablement aménagé, car les étudiants n’en voient pas l’intérêt et
peuvent rechigner à déplacer des tables, être bousculé dans leurs habitudes de
dispositions qu’ils connaissent mieux (et qui les renvoie à la forme scolaire telle
qu’elle devrait être de leur point de vue). C’est pourquoi chercher à aménager des
salles spécifiques permanentes favorisant ce type d’interactions constitue une
piste judicieuse. En effet si, comme en école primaire, l’enseignant a la possibilité
d’aménager en totalité son espace classe, il est possible d’aller beaucoup plus
loin dans la réflexion en construisant son environnement en respectant quelques
principes simples :
• Diversification et spécialisation des espaces : des espaces aux règles de
fonctionnement différentes associées à des catégories d’activités peuvent
être distingués et facilitent les variations de registre d’activité (collectif,
groupe, individuel).
• Accessibilité des ressources et des supports : l’espace doit garantir un accès
visuel pour tous les enfants aux éléments d’affichage utile et aux supports
collectifs (tableau, vidéoprojecteur). Sur le plan matériel, les outils facilita-
teurs du travail des élèves doivent être organisés, rangés dans des endroits
clairement identifiés par les élèves et facilement accessibles.
• Circulation dans l’espace : les dispositions doivent autoriser des déplace-
ments faciles pour accéder aux ressources, s’entraider.
• Modularité et flexibilité : le matériel doit être pensé pour être facilement
déplaçable de manière à pouvoir changer aisément les configurations des
interactions, et les différents outils ressources doivent être évolutifs, renou-
velés en fonction des besoins et de l’expérience de vie du groupe (quoi de
plus déprimant que des affichages jaunis au mur d’une classe ?).
• Implication et appropriation par les élèves : pour investir le milieu d’appren-
tissage, les enfants doivent pouvoir être associés aux décisions concernant
l’organisation matérielle de la classe, identifier la logique qui préside à
l’organisation et se sentir inscrits dans ce lieu par l’affichage de leurs
productions et de ressources personnalisées.

133
Construire des situations pour apprendre

L’enjeu d’organisation est donc très important pour que les ressources puissent
réellement être mobilisées. Nous pouvons observer fréquemment des classes orga-
nisées en principe avec des « espaces de ressources » pas très fonctionnels, car ils
sont encombrés de documents et de supports qui ne servent pas vraiment. Dans
ce cas de figure, l’observateur distingue très rapidement l’espace de travail central
relatif à l’enseignement collectif et des espaces périphériques peu mobilisés sinon
de manière anecdotique, comme pour isoler un enfant. Sur ce point, la taille des
salles de classe est souvent un frein, mais il ne faudrait pas réduire la réflexion à
cette question car, a contrario, nous avons pu observer des classes coopératives
exiguës dans lesquelles l’ensemble de l’environnement est utilisé au quotidien par
les enfants dans une variation des activités et des formes de travail.

L’emploi du temps : contrainte ou levier ?


Penser le cadre, c’est également penser les temporalités : temporalité didac-
tique dans l’organisation des situations d’apprentissage, mais plus globalement
temporalité entre les moments nécessitant de l’attention, de la concentration, des
alternances entre collectif et individuel. Sur ce point, nous devons préalablement
déconstruire deux conceptions qui font souvent obstacle à la réflexion.
Les travaux de psychologie mettent en évidence dans des travaux expérimen-
taux des capacités d’attention variables des enfants sur les tâches selon leurs
stades de développement : le temps d’attention d’un enfant de maternelle ne
peut pas être comparé à celui d’un collégien, et ces travaux permettent d’attirer
l’attention des éducateurs sur l’importance de prendre en compte cette variable
dans l’organisation des activités afin de ne pas demander aux enfants des tâches
insurmontables. Ils ont conduit à des prescriptions sur les emplois du temps sur
la nécessaire variation des activités, des temps maximums à ne pas dépasser qui
constituent une forme de vulgate à interroger, car elle peut devenir sclérosante si
l’ensemble des temporalités sont pensées à partir de ces principes.
Husti montre ainsi que, si la qualité des apprentissages de l’élève est effecti-
vement influencée par des facteurs biologiques et psychologiques, nous pouvons
relativiser l’argumentaire justifiant le séquençage des apprentissages en « heures
de cours » en se référant aux durées d’attention minutées par la médecine : « La
périodicité biologique générale du fonctionnement de l’individu, donc de son état
d’éveil, représente un laps de temps potentiel – et non pas absolu – d’un niveau
de vigilance plus élevé. Pendant ces périodes l’apprentissage est facilité, mais
l’élève n’atteindra pas une meilleure performance si le contenu ne l’intéresse pas,
si la manière d’apprendre ne le motive pas, si le climat général de la vie scolaire,
les relations, les communications ne sont pas satisfaisants pour lui31. »

31. Husti A. (1999), « Quelle organisation du temps pour quel enseignement ? », in M. Berbain,
M. Caujolle, C. Étévé, Repères pour enseigner aujourd’hui, INRP, p. 101.

134
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

En effet, sur le temps d’activité et de concentration des enfants, il est évident, à


l’observation, que celui-ci reste en fait très variable selon le niveau d’engagement
de l’enfant dans l’activité. Nous avons tous fait l’expérience dans notre entourage
de voir de jeunes enfants rester concentrés longtemps sur une activité dès lors qu’ils
y sont investis. Dans des classes coopératives, nous pouvons voir fréquemment des
élèves travailler longuement sur leur texte ou leurs exposés en demandant à conti-
nuer pendant la récréation… La question de la capacité de travail est donc dépen-
dante de celle de la nature de la tâche à effectuer : nous avons une plus grande
capacité d’attention et de mobilisation sur des activités qui nous intéressent, et
c’est à travers ce prisme qu’il faut regarder cette question des temporalités.
Sur la question des rythmes, l’enjeu n’est pas principalement la durée de la jour-
née scolaire (qui est un facteur important parmi d’autres), mais bien l’alternance
dans cette journée de moments très stimulants (et engageants cognitivement) et
de moments dans lesquels l’enfant peut se reposer, se ressourcer dans un « lâcher-
prise » par rapport aux objectifs scolaires : accéder à des situations plus « frivoles »
sans enjeu d’acquisition immédiat dans le registre du « jouer et apprendre » sur le
mode informel. Contrairement à une pensée stakhanoviste du temps scolaire cher-
chant à rentabiliser didactiquement chaque moment de la vie scolaire de l’enfant,
nous pouvons penser que les enfants travailleront d’autant mieux qu’ils auront
également l’occasion de jouer et d’être en activités libres à certains moments.
C’est ce qu’on peut observer dans les ambiances Montessori dans lesquelles
les enfants sont laissés libres de faire ou de ne pas faire, de choisir leur activité
et dans lesquelles, à la fin de la journée, le temps de mobilisation effective des
enfants sur des tâches d’apprentissage a été néanmoins important. Une même
dynamique est observable dans les espaces Freinet ou en pédagogie institution-
nelle à travers la recherche d’un travail choisi et émancipateur.
La question n’est donc pas seulement d’avoir un temps didactique d’ensei-
gnement, mais bien d’avoir un temps didactique efficace dans lequel les enfants
sont disponibles et engagés dans les situations. Les pédagogies alternatives nous
invitent ainsi à envisager l’idée que moins de contrôle de l’activité des enfants peut
avoir des effets positifs si la contrepartie est un engagement plus fort quand ils
sont en activité, ce qui contribue à l’arrivée à plus de temps d’apprentissage en fait.
D’autre part, la place du programme scolaire comme organisateur direct des
situations conduit à confondre deux types de temporalité : celle des enseigne-
ments et celle des apprentissages. Si l’on peut planifier effectivement des conte-
nus d’enseignement, structurer des progressions, elles ne sont que des occasions
offertes pour apprendre, mais rien ne garantit que c’est sur ces moments spéci-
fiquement que les acquisitions vont se faire. Chacun a fait l’expérience de ces
moments où l’on comprend bien après coup une notion, un savoir-faire que l’on a
cherché à vous transmettre. Le temps de l’enseignement n’est donc pas le temps

135
Construire des situations pour apprendre

de l’apprentissage qui dépend lui de l’expérience du sujet, de la manière dont il va


investir, intégrer dans un temps long ce qu’on a cherché à lui enseigner.
De ce fait, l’approche programmatique et uniforme des temporalités apparaît bien
naïve et limitée. S’il est utile d’organiser une planification d’enseignements, nous
devons être vigilants sur sa portée, et le pragmatisme implique d’assumer le fait
qu’un rythme unique dans un espace d’apprentissage ne peut par définition corres-
pondre aux besoins de tous. Nous devons donc nécessairement chercher à penser la
polyrythmie qui consiste à permettre des cheminements et des points d’entrée diffé-
rents pour chacun en fonction de ses besoins. Par exemple en pédagogie Freinet, le
travail s’opère sur des temps longs, ce ne sont plus seulement les temps didactiques
ou disciplinaires qui organisent la journée, mais les nécessités pratiques liées à la vie
du groupe et aux projets personnels et collectifs (Forcadel et Lescouarch32).
Travailler dans ce sens suppose d’accepter une souplesse organisationnelle
à l’intérieur d’un système de contraintes temporelles pour s’adapter aux besoins
et au rythme des enfants. Travailler à certains moments de la journée par plan
de travail dans lesquels les enfants sont libres de décider de l’ordre dans lequel
ils vont réaliser leurs tâches, s’auto-organisent et régulent leur activité peut être
un choix pertinent pour favoriser une différenciation des rythmes.

Le travail individualisé comme espace de régulation des temporalités

On présente souvent le travail individualisé par plan de travail comme un outil de


différenciation et d’adaptation des contenus aux élèves, ce qu’il est assurément.
Très organisé, cet outil permet en principe à chaque enfant de se situer dans ses
acquisitions, d’être responsabilisé dans son suivi d’une progression construite par
l’enseignant (ou par les concepteurs de l’outil si le travail s’effectue à partir de
fichiers d’éditeurs).
Dans le principe des pédagogies alternatives, les enfants s’engagent sur des tâches à
effectuer sur une période donnée et choisissent à quel moment ils vont les effectuer
dans des créneaux prévus dans l’emploi du temps pour ce travail individuel. Cette
liberté dans l’organisation laissée aux élèves change radicalement la situation au
niveau des rythmes et de l’engagement par rapport à un travail classique en ateliers
dans lequel les tâches sont imposées en extériorité par l’adulte.
Ainsi, dans le travail d’expérimentation de cet outil construit avec des collègues
de cycle 2, nous avons simplement proposé aux élèves de fonctionner en plan de
travail sur des tâches d’entraînement qu’ils faisaient habituellement en ateliers
imposés. Les tâches retenues étaient simples, connues des enfants comme : « faire
un tangram », « remplir une frise », « utiliser du matériel syllabique de reconstitution
de mots ».

32. Lescouarch L. et Forcadel C. (Accepté à paraître 2018), La pédagogie Freinet : une autre forme
scolaire ?, L’année de la recherche en Sciences de l’Éducation.

136
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Nous avons pu constater très rapidement un investissement des enfants très diffé-
rent dès lors qu’ils peuvent eux-mêmes choisir la tâche qu’ils font à ce moment-là.
Responsabilisés, ils travaillent à leur rythme, peuvent s’autoriser des pauses (et
certains peuvent parfois en abuser…), mais généralement les enseignants s’investis-
sant dans ces outils constatent que, pour la plus grande partie des élèves, ce type
d’organisation est un démultiplicateur du travail effectif des élèves.
Ainsi, le simple fait de demander aux enfants de se positionner sur l’activité qu’ils
veulent faire à ce moment précis, de s’organiser et donc de gérer par eux-mêmes
leur degré d’investissement (à un moment donné dans un créneau horaire) permet
de diminuer dans les fins de journée le sentiment de fatigue et de rendre de nouveau
efficient cet espace temporel.

Ce peut être aussi tout simplement pour l’enseignant de chercher à organiser


les moments de transition entre différentes activités en initiant dans le fonction-
nement de la classe un projet personnel à réaliser en autonomie dès lors que
l’on a terminé son activité afin de laisser plus de temps à certains élèves pour
finir leur travail. L’emploi du temps doit être souple et différencié pour intégrer
l’imprévu, et les temps interstitiels sont en fait tout aussi importants que les
moments d’enseignement prévus. Ainsi, les récréations peuvent devenir des
prolongements du temps de classe pour avancer sur un projet, finaliser un atelier,
poursuivre le plan de travail. L’enjeu est donc d’organiser un cadre de vie global
pour les enfants prenant en compte leurs rythmes de vie. Penser le cadre sur le
registre des temporalités implique ainsi de sortir de la seule pensée du planning
scolaire pour intégrer une réflexion sur les conditions de l’activité, son sens, sa
capacité à offrir des espaces de respiration (ou non) pour l’enfant.
Par exemple, aussi importantes que la question de la durée des cours, les
conditions de la récréation sont à réfléchir comme moment pédagogique : à qui
cela sert-il de chercher à favoriser des conditions didactiques optimales si les
enfants en reviennent indisponibles cognitivement ? Cette question des condi-
tions de la récréation est une réflexion trop peu investie actuellement. Elle peut en
effet être autre chose qu’un moment périphérique, un défouloir (qui vient souvent
en fait perturber les apprentissages, car les enfants peuvent en revenir moins
disponibles qu’en partant si les conditions ne sont pas bonnes).
Dans les écoles primaires, penser les temporalités peut donc nous conduire
à réfléchir jusqu’à l’aménagement de la cour de récréation pour qu’elle permette
une diversité d’activités également respectueuses des besoins de l’enfant comme
l’ont travaillé de longue date les mouvements pédagogiques33. Prévoir et organi-

33. Collectif ICEM, « Aménager les cours d’école », collection « Les Pourquoi-Comment ? » de
l’école moderne pédagogie Freinet. Disponible sur : https://www.icem-pedagogie-freinet.org/
node/6287

137
Construire des situations pour apprendre

ser des activités libres, dans l’espace récréatif ou en classe, n’est pas une ques-
tion périphérique de l’emploi du temps. L’alternance entre activités nécessitant
attention et concentration et activités moins sollicitantes dans une journée d’en-
fants est en fait une des conditions de la disponibilité à apprendre. Cela paraît
évident dans le registre de l’éducation informelle, mais le monde scolaire devrait
aussi se reposer cette question, accepter que tous les instants de vie d’une classe
ne soient pas immédiatement rentables scolairement.
La question centrale est donc celle des conditions dans lesquelles les enfants
sont accueillis par les enseignants et les animateurs pour permettre leur dispo-
nibilité et leur engagement. Or, sur ce plan, malgré les réformes successives, la
journée d’un écolier reste extrêmement standardisée et fatigante sur le temps
scolaire, mais également potentiellement sur le temps périscolaire. Nous avons
bien conscience sur ce point d’aller à contre-courant tant la pensée program-
mative est dominante. Il n’est pas rare de croiser des collègues enseignants
en difficulté, car ils sentent bien que leurs élèves ne sont plus disponibles aux
apprentissages à certains moments de la journée, mais ne se sentent pas auto-
risés à « lâcher du lest » et se sentent obligés de continuer à « faire cours » pour
être en conformité, quand bien même le moment de travail qui va suivre ne sera
en fait qu’occupationnel.
Ce constat est problématique, car une partie du temps en milieu scolaire est
alors inutile, inefficace, et nous devrions nous interroger un peu plus sur la portée
de méthodes qui conduisent souvent les élèves à vivre des activités scolaires
comme un pensum, une tâche obligatoire dépourvue de signification dont on se
débarrasse. Il ne s’agit pas ici de prétendre que le temps didactique ne doit pas
être structuré ni balisé au risque de tomber dans le travers inverse d’une croyance
naïve dans les apprentissages spontanés. La porte de sortie de cette tension est
pour nous la recherche d’un équilibre des temps, la construction d’un espace
permettant des alternances de forme d’activités, ouvrant une part aux apprentis-
sages informels non planifiés.
Dans une telle configuration, l’élève est doublement responsabilisé : par
rapport à son travail et par rapport à la gestion de son temps, ce qui permet de
diversifier concrètement les rythmes de chacun au quotidien dans la classe. Cette
polyrythmie, entendue comme possibilité d’offrir des parcours différenciés en
modalités et en temps à chacun, est rendue possible par les aménagements du
milieu et la construction d’un cadre ritualisé régulé par l’adulte que nous avons
précédemment évoqués.
Sur les temporalités, pour que l’élève puisse se projeter, se mettre en projet et
ne pas avoir en permanence l’objet des décisions arbitraires de l’adulte, il peut être
important de rajouter simplement en début de journée le programme formalisé de
ce qu’on va y faire. D’autre part, dans cette organisation de journée, nous pouvons

138
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

chercher à faire varier les types de situation de manière à ce que l’enfant puisse
à l’intérieur trouver une forme de régulation de son propre rythme, comme nous
pouvons le faire, nous, adultes en formation. Nous pouvons donc laisser ouverts
des moments de travail libre, d’auto-organisation dans des temporalités négociées
collectivement à l’avance et articulées avec les droits et devoirs de la classe.

Exemple de déroulement d’une journée dans une classe coopérative


8 h 30 Accueil : activités libres
Jeux, plan de travail
8 h 45 Quoi de neuf
9h Programme de la journée
9 h 05 Travail individualisé (plan de travail)
Exemples : fichiers autocorrectifs, « mots du jour », textes libres,
recherches mathématiques, préparation des exposés
10 h 15 Récréation
10 h 30 Activités collectives
Exemples : phrase du jour et analyse collective, situations-problèmes
mathématiques, recherches en découverte du monde
11 h 45-13 h 45 Pause méridienne
13 h 45-14 h 45 Activités collectives
Exemples : activités d’écriture, mathématiques, découverte du
monde, EPS, activités artistiques. Présentation des exposés, « classe
promenade34 »
14 h 45-15 h 40 Travail individualisé (plan de travail)
Exemples : fichiers autocorrectifs, textes libres, recherches
mathématiques, préparation des exposés
15 h 35-15 h 45 Rangement et « Bilan météo »
Bilan de la journée : avancée du travail et régulation du vivre
ensemble

Une telle structuration peut varier selon les journées en intégrant les moments de
régulation collective, le « conseil », les « ateliers philos », les sorties et des moments
supports de la création des questionnements.

34. La « classe-promenade » est une approche théorisée par Freinet qui regroupe diverses tech-
niques pour l’étude du milieu permettant de relier les savoirs scolaires à la « vraie vie » : « visites
organisées, enquêtes, recherches documentaires, recherches guidées par des fiches, synthèses,
réalisations d’albums, d’articles dans le journal scolaire, conférences des enfants, des intervenants,
échanges par la correspondance, puis, actuellement, réalisation de documents multimédias à
communiquer et archiver dans la bibliothèque de travail coopérative. […] Ainsi, la classe est ouverte
sur la vie par une culture interactive qui s’enracine dans le réel. »
Lémery E. (2006), « À l’origine, la “classe-promenade” », Le Nouvel Éducateur, no 183, p. 8-9.
Disponible sur : https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/6109

139
Construire des situations pour apprendre

Toutefois, si cette démarche est particulièrement intéressante, il ne faut


pas sous-estimer le degré de rupture qu’elle implique pour les professionnels :
rupture dans l’organisation du temps, dans le rapport aux élèves. Elle s’ins-
crit également en opposition avec la conception actuellement dominante du
« progressisme administratif » qui a renforcé au contraire la demande de contrôle
permanent de l’activité des enfants dans un « tout prévoir » illusoire néanmoins
organisateur de la prescription. Un professionnel qui souhaiterait intégrer cette
réflexion à sa modélisation pédagogique de travail doit donc pouvoir trouver des
points d’équilibre pour ne pas se mettre en danger ni en porte-à-faux par rapport
à la demande institutionnelle.
L’alternance dans l’emploi du temps de moments structurés conduits par l’ensei-
gnant et de situations plus « ouvertes » laissant une place à l’activité personnelle de
l’élève, à ses projets, serait une évolution intéressante dans beaucoup de classes et
constituerait un premier point d’équilibre pour envisager des pratiques différentes.

Sécurité affective et autorité éducative

« L’école de demain […] sera au contraire la mieux disciplinée qui soit parce que
supérieurement organisée. Ce qui aura disparu, c’est effectivement cette disci-
pline extérieure formelle sans laquelle l’école actuelle ne serait que chaos et néant.
La discipline de l’école de demain sera l’expression naturelle et la résultante
de l’organisation fonctionnelle de l’activité et de la communauté scolaire35. »

Pour apprendre, les enfants ont besoin de ritualisation et de prévisibilité. Cela


conduit à penser les systèmes de règles, de fonctionnement intérieur de la classe
comme lieu de vie de manière à ce que les élèves puissent y trouver une place.
C’est sous cet angle que nous pouvons appréhender la notion de « bienveillance
éducative » qui est devenue un lieu commun du langage institutionnel, mais qui
attire notre attention sur une condition essentielle du développement : le besoin
de se sentir en sécurité dans le milieu d’apprentissage, la possibilité pour l’enfant
de venir à l’école sans stress particulier. L’espace scolaire doit donc rompre avec
les traditions coercitives de la forme scolaire classique, les systèmes de contrainte
et de punition, pour devenir un espace plus respectueux des besoins de l’enfant
ne mettant pas en cause l’« estime de soi ». Il ne s’agit pas de penser à un espace
permissif et libertaire dans lequel l’enfant serait systématiquement materné, mais
bien un espace de respect et d’exigence où on peut éprouver sans risque toutes
les joies et les difficultés de l’apprendre. Ce lieu doit donner effectivement accès
à la « saveur des savoirs », mais également au plaisir de savoir-faire, de prouver
ses capacités, de se sentir réussir, sans risquer d’être moqué, stigmatisé, quand
on échoue momentanément.

35. Freinet C. (1976), Pour l’école du peuple, p. 21.

140
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Le cadre, c’est aussi bien évidemment la question de l’autorité des systèmes


de règles qui peuvent être proposés à l’enfant et la posture que doit incarner
l’adulte par rapport à la construction, la relation aux autres. Pour se positionner,
l’enjeu est principalement de faire autorité et nom d’être autoritaire, distinction
de sens commun, mais qui mérite d’être rappelée. Houssaye36 montre la diversité
des points de vue issus de la psychologie sur cette question, et il n’est pas facile
pour les éducateurs de se situer dans cette problématique. Pour Obin, on peut
donc identifier une triple signification à ce terme : être l’autorité (autorité statu-
taire – potestas), avoir de l’autorité (autorité qui s’autorise – auctor – et fait gran-
dir l’autre – augere) et faire autorité (autorité de capacité et de compétences).
L’éducateur doit se situer en rapport à ces trois pôles que nous pouvons résumer
comme suit.

Figure 9. Les trois registres de l’autorité

Autorité statutaire
(être l'autorité)

Autorité de capacité
Autorité personnelle
et de compétences
(avoir de l'autorité)
(faire autorité)

Cette modélisation est intéressante, car elle nous aide à comprendre les
difficultés que peuvent rencontrer sur ce point les éducateurs s’ils sont dans la
croyance que leur statut va suffire à exercer l’autorité ou que tout est affaire de
caractéristiques personnelles. Quand on observe différentes classes avec les
mêmes techniques, nous pouvons voir, très vite, que la personnalité de l’ensei-
gnant est un élément important, mais nous ne pouvons pas réduire cette question
à ces paramètres. De nombreux jeunes enseignants sont mis en difficulté dans
leurs premières expériences, car ils pensent que leur statut va suffire à assurer la
régulation de la classe et, si cela ne fonctionne pas bien, vont ensuite interroger
leur capacité à « avoir de l’autorité » en termes de dispositions personnelles :
« Je n’ai pas d’autorité » ; « Je ne suis pas fait pour ce métier ».

36. Houssaye J. (1998), « Le rapport de l’enseignant à l’autorité », Migrants formation, no 112,


p. 118-133.

141
Construire des situations pour apprendre

L’important est de comprendre que, si ces dimensions fonctionnent en arrière-


plan, la question pédagogique se joue dans les techniques éducatives que l’on peut
mettre en œuvre afin de construire un cadre de régulation indépendant des facteurs
personnels. Dans les espaces éducatifs qui fonctionnent, nous pouvons observer
des systèmes de régulation appuyés sur des règles, des ritualisations et un cadre
relationnel qui représentent bien souvent la partie immergée de l’iceberg. Dans
le milieu, des équilibres subtils sont construits, avec les enfants, constitutifs d’un
cadre de fonctionnement qui est le véritable socle de la relation éducative.
Il existe donc de nombreuses techniques éducatives pouvant être mobilisées
par les professionnels qu’il est important d’analyser, car elles renvoient à des
systèmes de valeur différents, des visées éducatives divergentes dans la tension
entre la domestication et l’affranchissement que nous avons précédemment
évoquée. Ainsi, dans ses travaux, Robbes37 identifie trois approches organisa-
trices de l’autorité en pédagogie : l’autorité autoritariste, l’autorité évacuée et
l’autorité éducative.
L’« autorité autoritariste » est à mettre en lien avec l’héritage coercitif de
nombreux espaces éducatifs, l’imposition d’une discipline par la contrainte avec
des systèmes de récompense et de punition. Une éducation strictement autorita-
riste peut tourner à la brimade, et certaines situations de classe pourraient être
analysées dans ce registre-là quand les systèmes de contrôle, d’évaluation, de
sanction sont détournés pour l’imposition d’une discipline qui ne se justifie pas.
En miroir inversé de cette forme d’autorité qui a marqué nos sociétés, d’autres
attitudes éducatives se sont développées caractérisées par l’abandon de la verti-
calité de la relation, un puérocentrisme parfois naïf conduisant à une mise en
retrait des adultes sur cette question, ce que Robbes désigne sous l’expression
d’« autorité évacuée ». Enfin, un troisième courant, dans lequel nous allons tenter
de nous situer est celui de l’« autorité éducative » qui cherche à assumer l’asymé-
trie des statuts dans la relation éducative, mais en fondant l’autorité non sur la
coercition mais sur la responsabilisation.
Tout éducateur doit pouvoir se positionner face à ces questions pour déter-
miner quelle est sa conception et penser les limites de ses pratiques. L’autorité
autoritariste peut conduire à des relations difficiles entre les adultes et les enfants
si la relation se construit sur une forme de chantage permanent, sur la recherche
d’imposition d’une volonté à une autre volonté dans une forme de violence
symbolique. Cette démarche va produire parfois de l’obéissance et de la soumis-
sion, mais peut également se traduire par des cycles relationnels destructeurs
quand l’élève finit par ne plus accepter cette position. Il peut alors contester cette

37. Robbes B. (2006), « Les trois conceptions actuelles de l’autorité », Cahiers pédagogiques.
Disponible sur : http://www.cahiers-pedagogiques.com/Les-trois-conceptions-actuelles-de-l-
autorite

142
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

autorité dans le passage à l’acte et la transgression, ouvrant ainsi un cycle de


punitions-sanctions qui n’en finit plus, produit peu d’effets de prise de conscience
sur des élèves pouvant les interpréter comme une « vengeance personnelle »
(« C’est parce qu’il ne m’aime pas que le prof me punit… ») et aggrave la difficulté
de l’enseignant à réguler son groupe.

Tableau 16. Approches de l’autorité selon Robbes

L’autorité autoritariste L’autorité évacuée L’autorité éducative


Dans cette perspective, Dans cette perspective, Cette forme d’autorité
l’éducateur s’appuie sur l’éducateur n’assume plus reconnait à l’enfant son
différentes techniques l’asymétrie inhérente statut de sujet-auteur et
relevant d’un registre à la relation éducative l’éducateur est en position
coercitif de contrainte par refus de toute situation de transmettre des repères,
(usage de la force physique, conflictuelle. de fixer des limites
pressions psychologiques) contenantes au service
ou dans une perspective du développement
de séduction (autorité dite de l’autonomie
« charismatique »).

À l’opposé, la tendance sociétale à la « bienveillance » que nous avons


évoquée peut conduire certains à penser la relation éducative dans le registre
libertaire de l’autorité évacuée en n’assumant plus d’être le garant du cadre
et de ses règles. Le malentendu serait alors de croire qu’il s’agirait de limiter
les systèmes de règles et de contraintes pour éviter la frustration des enfants,
attendre dans un rousseauisme naïf l’avènement de leur bonne nature, ce qui
peut renforcer, en fait, chez eux un sentiment de toute-puissance qui ne les aidera
pas forcément à grandir. Ce qu’il nous faut penser, c’est donc les conditions d’une
« autorité éducative » dans les espaces, une forme d’autorité qui aide à grandir,
à s’autonomiser dans la confrontation à un cadre collectif jouant à la fois son
rôle de contrôle et de protection. L’autorité est donc une influence libératrice,
temporaire, qui n’est pas une volonté qui s’impose à une autre volonté pour la
soumettre, mais relève d’une alliance et doit être reconnue par le sujet qui en est
le bénéficiaire (Prairat38).
Dans la recherche de construction d’un cadre permettant une « autorité
éducative », un déplacement de l’adulte dans la relation fait partie des invariants
à respecter. La création d’institution de régulation permet de faire un « pas de
côté » et de sortir des relations interpersonnelles mortifères. L’éducateur ne se
pense plus comme incarnant l’autorité mais comme un médiateur, un tiers, entre
l’enfant et les règles qui permettent de vivre et de travailler ensemble.

38. Prairat E. (2003), « Autorité et respect en éducation », Le Portique. Revue de philosophie et


de sciences humaines, no 11. Disponible sur : http://leportique.revues.org/document562.html
Prairat E. (2017), Éduquer avec tact, Paris, ESF Sciences humaines.

143
Construire des situations pour apprendre

L’entrée passe par la responsabilisation progressive par rapport à soi et aux


autres qui met l’enfant face aux conséquences de ses actes. Autrement dit, il
s’agit de positionner que toute intervention dans le registre de l’autorité ne
relève pas de l’arbitraire, mais de la simple application de la loi et des règles de
vie rendues nécessaires par le vivre ensemble. Il y a une différence importante
entre dire à un enfant qui ne respecte pas les règles « Tu m’embêtes » et « Ton
comportement nous empêche de travailler ». Dans le premier cas, l’intervention
le renvoie à sa personne et à un registre relationnel. Dans le second cas, c’est
son comportement qui est pointé (et il peut être différent à d’autres moments), et
l’intervention prend un autre sens, car elle ne vise pas à une imposition arbitraire
d’une discipline extérieure, mais elle est fondée par la nécessité de garantir un
climat collectif permettant de travailler dont l’adulte est le garant.
La relation d’autorité n’est plus dans le face-à-face, mais elle est médiée par
le groupe positionné comme tiers, ce qui autorise la réflexivité et la remise en
question pour évoluer, tout en maintenant l’équilibre interne des règles de vie. La
sanction peut être comprise plutôt que subie et peut ainsi prendre un autre sens,
ce qui nous permet de participer au développement d’une « autodiscipline » qui
s’appuie sur les institutions d’organisation du travail.
Pour les pédagogies coopératives et les pédagogies institutionnelles, les
institutions collectives comme le « quoi de neuf », les métiers ou responsabilités,
les ateliers philosophiques, les bilans de journée, mais surtout les conseils (ou
réunions de vie collective) sont ainsi des outils médiateurs pour aider à mettre en
délibération et réguler dans la classe la question des règles, du « vivre et travail-
ler ensemble » dans un contexte « désaffectivé » et ritualisé. Dans ce quotidien,
l’adulte est le garant de ce fonctionnement des institutions collectives, et des
sanctions peuvent être prises quand un élève ne respecte pas le contrat collectif,
mais elles s’inscrivent dans la perspective d’une « sanction éducative ».
Comme l’indique Flavier39, pour que la sanction puisse être acceptée par
l’élève, il faut qu’il en ait compris le sens, qu’elle soit appréhendée comme la
réparation du tort causé au groupe et que l’enfant soit en mesure de prendre
conscience des raisons pour lesquelles il est sanctionné ainsi que des règles
auxquelles la sanction se réfère. Les règles doivent donc être explicites dans
le lieu de vie, de manière à ce que les réponses aux transgressions soient
anticipables par les enfants. Elles ne doivent pas pouvoir être perçues comme
arbitraires et se justifient par ce qui rassemble l’ensemble des membres de la
classe (enseignant compris), que chacun puisse vivre dans un espace où les
conditions sont réunies pour qu’on puisse y apprendre quelque chose.

39. Flavier É. (2007), « La “sanction éducative” dans la gestion des conflits : réalité ou
utopie   ? », Cahiers pédagogiques, no 451. Disponible sur : http://www.cahiers-pedagogiques.
com/La-sanction-educative-dans-la-gestion-des-conflits-realite-ou-utopie

144
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Les sanctions doivent être proportionnées à l’acte et être pensées plutôt dans
le registre de la réparation pour éviter les formes punitives héritées de notre
histoire mise en évidence par Prairat40 : la punition expiation (dans le registre
corporel, comme le coup de règle sur les doigts ou la claque, par exemple,
fortement pratiqués par les instituteurs de la IIIe République.), la punition
signe (touchant à l’humiliation et singularisant le puni comme le bonnet d’âne),
la punition exercice (cherchant à dresser le corps par une activité pénible comme
la copie), la punition bannissement (exclusion).
La sanction ne peut être qu’individuelle et doit donc porter sur un acte et non
sur une personne (l’enfant en tant que personne n’est pas réduit à ses actes). Elle
est à penser plutôt comme la privation temporaire d’un droit en s’appuyant sur la
frustration, mais sans mobiliser le levier de l’humiliation et de la culpabilisation.
Orientée vers le changement positif, elle doit chercher à intégrer une procédure
réparatoire, responsabilisante, afin de se situer dans une perspective de dévelop-
pement. À titre d’exemple, j’ai eu l’occasion de travailler avec des classes coopé-
ratives pratiquant la technique du « message clair » popularisée par Connac41 qui
consiste à faire réguler en amont les petits conflits par les élèves en ritualisant le
fait d’exprimer les conflits et en cherchant des solutions de résolution ensemble.
Associé à la régulation collective des problèmes plus importants de la vie
de la classe qui sont gérés, eux, dans le cadre du conseil coopératif, cet outil
permet d’apaiser fortement le climat, de donner sens aux sanctions qui portent
effectivement sur la question des droits à travers un système de ceinture de
grandissement. Pour l’observateur, les sanctions apparaissent bien comprises
par les enfants et perçues généralement comme justes parce qu’elles ont été
argumentées, discutées et portent exclusivement sur les actes. Par exemple,
lorsqu’un enfant développe un comportement empêchant les autres de travailler,
il peut être envoyé dans une autre classe dans une mise à l’écart temporaire, mais
c’est pour y travailler, et il retrouvera ensuite son droit de travailler dans sa classe
dès lors que son comportement changera.
Ce changement de perspective pourrait paraître anecdotique, mais fonder la
sanction sur les trois pôles de la frustration, de la mise à l’écart temporaire justi-
fiée par le comportement du moment et de la réparation permettent de travailler
une responsabilisation de l’enfant par rapport à la question de la règle. C’est un
moyen de sortir du cercle vicieux de la pédagogie traditionnelle dans laquelle
la punition coercitive est perçue bien souvent par les enfants comme une forme
de « règlement de comptes personnel ».

40. Prairat E. (2011), La Sanction en éducation (5e édition), Paris, PUF, collection « Que sais-je ?  »
n° 3684.
41. Connac S. (2015), « Des messages clairs pour coopérer », Cahiers pédagogiques, no 523.
Disponible sur : http://www.cahiers-pedagogiques.com/Des-messages-clairs-pour-cooperer

145
Construire des situations pour apprendre

Ce n’est bien entendu pas une panacée et, même dans les classes où ces
fonctionnements sont en place, l’adulte est obligé de reprendre les rênes à
certains moments, car nous sommes bien dans un espace de cogestion et non
d’autogestion. Il reste en dernier recours le garant du cadre et de la sécurité de
tous. Cependant, comme le travail sur l’école Freinet de Mons-en-Barœul a pu le
montrer (Carra et Faggianelli42), ces organisations contribuent fortement à apaiser
le climat scolaire et à diminuer les incivilités. L’adulte instaure en fait un espace
qui relève des dimensions de « cadre contrôle » et de « cadre protection » mis en
évidence par Glasman précédemment évoquées.
Penser le cadre d’autorité est donc une dimension importante de la construc-
tion d’un milieu étayant dans lequel la sécurité physique et affective est garantie,
et les approches coopératives constituent un point de repère intéressant pour les
éducateurs, à condition de ne pas détourner leurs outils dans une optique plus
normalisatrice et conditionnante.

Apprendre dans un cadre social : développer la coopération


Nous l’avons vu, notre habituation à la forme scolaire traditionnelle nous
conduit à voir le groupe comme un élément problématique et à oublier trop
souvent que l’enseignement dans un cadre social collectif peut être aussi un
point d’appui. C’est, en tout cas, le postulat des pédagogies coopératives qui
connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt bienvenu et dans lesquelles nous
pouvons retrouver des techniques éducatives éprouvées permettant d’enrichir les
perspectives d’étayage des apprentissages.
Si nous nous situons dans la perspective d’un apprentissage social interaction-
niste comme nous l’avons évoqué dans le chapitre 1, la coopération entre élèves
peut être un levier très riche pour favoriser une approche différente des situations
d’apprentissage. Connac a bien mis en évidence l’intérêt de telles approches
pédagogiques pour créer un environnement plus propice aux apprentissages,
plus différencié, car permettant une prise en compte des singularités de chacun
dans un « collectif apprenant » favorisant la coopération dans la vie sociale et
dans les apprentissages. Pour lui : « Une pédagogie coopérative peut se définir
comme une forme d’enseignement, donc les apprentissages sont possibles par
la coopération entre les personnes qui composent le groupe ou celles qui inte-
ragissent avec lui. Nous entendons par coopération toutes les situations où des
individus ont la possibilité de s’entraider par et dans la rencontre éducative43. »

42. Carra C., Faggianelli D. (2005), « Quand une école bouscule les normes… Étude d’une école
expérimentale Freinet en réseau d’éducation prioritaire », VEI Diversité, no 140, p. 85-92.
43. Connac S. (2015), Apprendre avec les pédagogies coopératives. Démarches et outils pour l’école
(5e édition), Paris, ESF Sciences humaines, p. 21.

146
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Cette approche s’inscrit dans une forme de relation pédagogique particulière


impliquant pour l’adulte une forme d’« institutionnalisation du lâcher-prise » en
créant des espaces permettant de responsabiliser les élèves. Il peut y avoir des
degrés différents dans les pédagogies coopératives, mais elles commencent dès
lors que le cadre est tenu par des institutions collectives auxquelles participent
les enfants et non par l’arbitraire autocratique de l’adulte. Elles se déploient
ensuite dans deux dimensions complémentaires : coopération dans la vie sociale,
coopération dans les apprentissages.
Pour Connac44, dans une classe coopérative, l’enseignant se met en posture
de médiateur entre l’élève et le savoir qu’il doit construire. Garant du cadre, il ne
dirige plus l’activité des élèves et est en fait le « pilote » d’un organisme complexe
dans lequel il n’a plus la mainmise sur tous les rôles de « pouvoir » (pouvoir du
détenteur unique du savoir, pouvoir de réguler le groupe, pouvoir d’imposer une
tâche à accomplir ici et maintenant…). En déléguant une partie de ses respon-
sabilités aux élèves eux-mêmes, l’enseignant n’est plus le référent unique vers
lequel se tourner pour déterminer ce qu’ils doivent faire ou comment le faire, pour
obtenir de l’aide. Dans la classe, les relations ne sont plus basées sur le pouvoir
de l’un sur tous les autres, et cette situation permet de penser différemment
les régulations de vie collective et les enseignements en s’appuyant sur des
techniques comme le travail de groupe, les aides entre pairs.

Un exemple de pédagogie coopérative : la pédagogie Freinet

Élaborée par Célestin Freinet dans le cadre de son mouvement de l’école moderne à
partir de 1920, cette pédagogie constitue une tentative originale de mise en œuvre
d’une approche naturelle fondée sur la coopération, l’expression libre des enfants et le
travail. Elle s’appuie sur différentes techniques dont les plus connues sont l’imprimerie,
le plan de travail, la production de textes libres, les enquêtes et conférences, la corres-
pondance scolaire, la réunion de coopérative, les ateliers d’expression et de création.
Les enseignants s’inscrivant dans cette pédagogie recherchent une approche natu-
relle en opposition à l’artificialité de ce que Freinet désignait sous le nom de « scolas-
tique » pour désigner les situations scolaires relevant d’une règle de travail et de vie
particulière à l’école qu’il qualifiait de « méthodes traditionnelles » en opposition
à des « méthodes naturelles ». Freinet partait donc du postulat qu’il existe une
manière naturelle de construire des apprentissages par imprégnation, imitation,
tâtonnement qui aurait un caractère universel et serait valable pour l’acquisition de
toutes sortes de savoirs. Les savoirs scolaires pourraient donc être acquis en suivant
le même processus naturel que les mécanismes vitaux sur le modèle de l’apprentis-
sage du langage oral ou de la marche et donc sans s’inscrire dans une planification
préalable de tous les objectifs d’acquisition.

44. Sylvain Connac résume très bien sa vision dans la conférence « Actualité et défis de la péda-
gogie Freinet aujourd’hui », organisée à Nantes le 4 décembre 2014. Disponible sur : https://
www.youtube.com/watch?v=qE4eK4fJ8GU

147
Construire des situations pour apprendre

Les apprentissages sont pensés dans un milieu coopératif, une « classe atelier »
dans laquelle les processus en œuvre s’appuient sur des dynamiques d’apprentis-
sage entre pairs à partir de techniques éducatives fonctionnelles : journal scolaire,
imprimerie, conférences, mathématiques naturelles, plan de travail individualisé,
classe-promenade sont autant de supports pédagogiques en rupture avec la forme
scolaire traditionnelle qui proposent de changer la place de l’enfant dans le proces-
sus d’apprentissage. De passif, il devient acteur et même auteur, inscrit dans une
communauté apprenante.
La collectivité fonctionne sur la base d’une institutionnalisation d’espaces de gestion
de la vie collective pour coordonner avec les élèves le suivi des apprentissages, le
déroulé des activités et l’emploi du temps. Ces instances servent également à mettre
en place et réguler les règles permettant de vivre ensemble dans un espace de travail
coopératif.
« À l’école Freinet, les deux dernières heures de classe du samedi sont consacrées
à la réunion hebdomadaire de la coopérative. réunion d’un caractère particulier qui
lui donne une grande importance dans la vie de l’école. Les responsables ont lavé la
classe de fond en comble puis disposé dans la grande salle les chaises en demi-cercle
autour des deux tables où s’installera le bureau de la coopérative. Le responsable du
magnétophone a préparé son appareil et installé le micro pour les enregistrements
indispensables. Il y a des fleurs sur les tables. D’autres responsables ont disposé
dans le couloir, et, si nécessaire dans la 2e classe, l’exposition des travaux du samedi.
Notre plan de travail nécessite en effet des réalisations dont enfants et adultes sont
heureux de voir l’aboutissement. Les brevets y ont une place de choix ainsi que les
albums, les pages de vie, les envois de correspondants. Des peintures garnissent
les murs ; si on a cuit au four, les tables débordent de céramiques […] Les adultes
sont à la place qui leur est réservée, dans le rang, car ils auront évidemment leur rôle
éminent à jouer […] Tous les enfants sont là, car cette réunion est attendue par tous
comme une occasion unique de se situer dans la communauté, et de s’y situer dyna-
miquement, non pas en écoliers mais en hommes […] L’instant est solennel et cette
atmosphère de solennité, indispensable, doit être préparée et entretenue. »
Célestin Freinet, L’Éducation morale et civique, BEM, 1960.

Le travail de groupe
La base de la coopération est la possibilité de travailler en groupes. Cette
forme de travail est censée favoriser le conflit sociocognitif, car l’élève en se
confrontant à d’autres peut profiter des interactions pour construire ses appren-
tissages. Le précurseur de ces pratiques est le pédagogue Roger Cousinet qui
pensait que « L’élève n’est pas un enseigné, mais un apprenant » et a donc
construit un modèle pédagogique d’apprentissage libre par groupes45.

45. Cousinet R. (1969), Une méthode de travail libre par groupes, Paris, Édition du Cerf.

148
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Raillon46 rappelle que ce qui sous-tend cette approche pédagogique, c’est le


fait de penser l’enfant comme un « être d’activité scientifique » en capacité de faire
des choix en fonction de ses centres d’intérêt et de s’organiser librement dans un
collectif comme le font librement les enfants dans leurs jeux informels. Dans cette
approche éducative, le travail en groupe doit permettre le développement de la
personnalité, de l’expression et de l’écoute par la confrontation aux autres.
La méthode élaborée dans cette perspective peut continuer à inspirer des
pratiques contemporaines. L’idée est de penser la classe comme un milieu où
des activités sont pré-organisées, mais les enfants sont libres de choisir entre
« des activités de créations » (activités artistiques, manuelles ou d’expressions
dramatiques, cuisine, jardinage, élevage, bricolage, dessin, etc.) et « des activités
de connaissances » (sciences, histoire ou géographie). Les enfants s’auto-orga-
nisent pour les réaliser en décidant avec qui ils vont travailler, et l’enseignant est
en situation de ressource et corrige le travail. Cousinet a inspiré de nombreuses
pratiques dans le mouvement de l’éducation nouvelle, et ce type de travail en
groupe dans ce registre choisi est observable aujourd’hui dans les classes coopé-
ratives pratiquant la présentation d’exposés par les élèves. Elle a effectivement
l’intérêt de mobiliser les élèves et de susciter des questionnements partagés.
Cependant, le succès de cette forme pédagogique a dépassé le cadre des péda-
gogies alternatives, et l’idée de proposer du travail de groupe est devenue un lieu
commun des préconisations didactiques contemporaines.
Cependant, cette approche n’est pas exempte de limites, obstacles à la véri-
table construction des apprentissages comme l’a montré le travail de Meirieu.
Quand le groupe est organisé dans une logique de production collective, il peut
y avoir le risque de « dérive productiviste » aboutissant à une division du travail
à partir des compétences de chacun mais empêchant en fait la dynamique inte-
ractive pour le primat de l’efficacité de la production. Chacun peut devenir une
sorte d’ouvrier spécialisé au sein du groupe qui n’est plus qu’une juxtaposition
d’individualités s’étant réparties les tâches. La seconde dérive potentielle est
fusionnelle, car le groupe peut se centrer sur l’affectif et le bien-être de chacun en
évacuant les enjeux d’apprentissage. Cette technique n’est donc pas la panacée,
et il est important d’organiser le travail de groupe pour qu’il puisse avoir une effi-
cacité dans les apprentissages. Cette remarque vaut également pour la formation
des adultes dans laquelle le travail des groupes s’est particulièrement développé
avec l’idée parfois naïve qu’il suffirait de mettre les formés en groupe pour qu’ils
construisent quelque chose ensemble.

46. Raillon L. (1993), « Roger Cousinet », Perspectives. Revue trimestrielle d’éducation comparée,
volume 23, p. 225-236.

149
Construire des situations pour apprendre

Pour éviter ces écueils, Meirieu47 propose de chercher à travailler en « groupe


d’apprentissage » pour bénéficier de la dynamique coopérative, mais en contrôlant
les biais liés au risque de division du travail pour que chacun trouve sa place dans
la réalisation par une rotation des tâches par exemple. Donc, pour que le travail
de groupe puisse être un outil intéressant, il doit être encadré et institué avec
des durées explicites, une organisation du travail collectif et des tâches à réaliser
explicite, et l’objectif de production doit être clairement énoncé sinon il risque de
n’être qu’un moment d’échange entre enfants non producteur d’apprentissage.

Structurer le travail de groupes


Afin que le travail de groupe puisse être productif, il est nécessaire que son déroulé soit
très encadré sinon les échanges risquent d’être limités à des discussions peu fécondes.
Ce cadrage peut prendre la forme d’une feuille de route fixant les buts de production,
les étapes, et dans laquelle la part de chacun doit apparaître. Cela nécessite de prendre
du temps en classe pour organiser le travail : établir une liste des choses à faire, distri-
buer les tâches et attribuer les rôles.
Par exemple, le fonctionnement consistant à désigner des « ambassadeurs du savoir »
utilisé en collège peut être une piste intéressante. Au début de l’activité collective,
chaque élève sait qu’il devra ensuite être « ambassadeur » de la réflexion de son
groupe auprès des autres (par exemple, un élève de chaque groupe va présenter
les travaux de son groupe aux membres d’un autre groupe). On peut envisager
par ailleurs de proposer aux élèves de préparer la restitution pour l’ensemble de
la classe en se répartissant des parties du contenu à présenter, ce qui oblige chacun à
s’investir dans le travail pour être en capacité d’en faire un compte rendu.
Cette forme de travail nécessitant une socialisation progressive, l’adulte doit guider
l’organisation dans les premières phases et être le garant de l’activité collective en
contrôlant les avancées à chaque étape. Mais il peut également progressivement
mettre en place des éléments d’autoévaluation du travail du groupe à partir de grilles
critériées à remplir par chacun. Ces grilles vont inciter les élèves à ne pas rester
au niveau du vécu de l’activité, mais à commencer à « secondariser » les savoirs
en cherchant ce qu’« on a appris » à travers l’activité.

Les aides et tutorats entre pairs


Mais le travail coopératif, ce n’est pas seulement à l’échelle du groupe,
cela peut également se construire dans les relations entre pairs en binômes.
Connac distingue ainsi plusieurs formes de coopération entre élèves. Dans le
registre informel, l’aide relève d’une situation dans laquelle un enfant possédant
une connaissance la transmet à un autre qui ne la possède pas. Dans un registre

47. Meirieu. Itinéraire des pédagogies de groupe – Apprendre en groupe 1, Lyon, Chronique
sociale, 1984.

150
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

informel, ces interactions constituent potentiellement des formes d’étayage


implicites. En vivant dans le même lieu, en s’observant les uns les autres et en
s’aidant dans le milieu vivant que constitue la classe, les enfants vont représenter
des modèles potentiels les uns pour les autres, être en situation de montrer et
d’expliquer autrement, démultipliant ainsi les occasions d’apprendre à condition
que les interactions entre eux soient autorisées.
Dans l’entraide, plusieurs élèves se réunissent pour résoudre une tâche
commune sans que des relations particulières soient instituées. Dans ce registre,
les activités en binômes apparaissent particulièrement fécondes, car elles
peuvent se mettre en place facilement sans changer en profondeur le fonctionne-
ment de la classe.
La notion de tutorat renvoie, par contre, à une situation instituée dans laquelle
un élève reçoit des consignes spécifiques afin d’accompagner un de ses pairs
sur une période donnée, mais nécessite une institutionnalisation de la relation.
Développer de telles pratiques suppose de rompre avec l’idée fortement répan-
due que les enseignants (ou les formateurs) seraient toujours les mieux placés
pour démontrer, expliquer. Ce préjugé est souvent intégré par les apprenants eux-
mêmes qui sont socialisés à une forme d’apprentissage où le savoir ne peut venir
que de l’autorité légitime. Pourtant, nous avons tous fait l’expérience de situa-
tions dans lesquelles une explication par un pair a pu nous permettre de mieux
comprendre une notion ou un savoir-faire parce que le registre d’explication nous
était en fait beaucoup plus accessible. Le tutorat entre pairs est donc un outil qui
peut venir compléter la relation d’apprentissage enseignant/enseigné.
Baudrit montre que les effets peuvent dépendre fortement du contexte et de la
compétence du tuteur dans le domaine de la congruence cognitive, la congruence
étant ici dans une définition large le fait de coïncider, de s’ajuster parfaitement :
« […] la faisabilité de la congruence cognitive tient à deux aspects. D’un côté, le
tuteur est dans l’obligation de maîtriser suffisamment les contenus enseignés ; de
l’autre, il doit se montrer le plus proche possible des tutorés. Sans la première,
que peut-il leur apporter ? En l’absence de la seconde, comment peut-il les aider ?
Expertise et congruence sociale sont les deux constituants indispensables de la
congruence cognitive48. »
Cette nécessité d’une combinaison entre expertise et congruence sociale
correspond tout à fait aux observations qui ont pu être conduites dans les dispo-
sitifs d’aide et dans les classes utilisant cette technique. Nous ne pouvons pas
attendre des retombées importantes et systématiques de ces interactions, car la
compétence à assumer des actions de guidage peut être parfois trop complexe

48. Baudrit A. (2003), « Le tutorat à l’école. Que peuvent faire les élèves tuteurs ? », Carrefours
de l’éducation, volume 1, no 15, p. 118-134 (p. 119).

151
Construire des situations pour apprendre

pour des enfants. Le pédagogue doit donc bien définir les tâches qui peuvent
leur être dévolues.
Différents types de situations peuvent être favorisés par ces dispositifs comme
l’imitation, le monitorat, l’enseignement mutuel. Pour Marchive, la situation de
tutelle entre enfants leur permet de jouer un rôle de « transducteur49 », un trans-
metteur d’informations, de connaissances et un traducteur de ces dernières dans
le langage propre de l’enfant. Même si le registre de langage n’est pas seconda-
risé, ce type d’intervention donne accès à des savoirs vulgarisés déclencheurs de
compréhension. Ils ne sont pas suffisants en eux-mêmes, mais peuvent jouer un
rôle important pour certains enfants à condition que les explications de l’enfant
tuteur soient adaptées et en congruence avec les besoins du tutoré.
D’autre part, le processus ne peut fonctionner que si l’élève tuteur est en
situation de transmettre quelque chose qui relève de ce que Marchive appelle de
manière très juste la « zone proximale d’enseignement » en analogie à Vygotsky :
« Alors que la zone proximale de développement est l’écart entre ce que l’enfant
est capable de réaliser seul et ce qu’il est capable de réaliser avec l’aide d’un
expert, adulte ou enfant, la “zone proximale d’enseignement” serait l’écart entre
ce que l’enfant est capable de réaliser seul et ce qu’il est capable d’expliquer, en
tant qu’expert à quelqu’un d’autre le plus souvent 50. »
Pour être efficaces et pertinentes, les pratiques de tutorat entre élèves néces-
sitent donc d’être institutionnalisées afin que les tuteurs soient bien en capacité
d’aider et que ceux qui sont aidés soient en demande. L’intégration dans la vie de
la classe de « brevets de tuteurs » dans lesquels les enfants sont « adoubés » par
le groupe pour aider dans un domaine particulier des apprentissages ou à travers
des systèmes niveaux reconnus comme dans les classes utilisant les ceintures de
compétences facilitent ces pratiques. Ces pratiques doivent s’accompagner d’une
formation des tuteurs sur les types d’intervention qu’ils peuvent avoir auprès de
ceux qu’ils aident comme a pu en proposer Le Ménahèze51.
Il est important également que le dispositif prévoit des outils permettant à
un enfant de demander de l’aide sans déranger le fonctionnement collectif : par
exemple, une demande d’aide que l’on peut déposer sur le bureau d’un cama-
rade ou le tetra’aide proposé par Demauge52 sont des éléments facilitateurs. Ces

49. Marchive A. (1997), « L’interaction de tutelle entre pairs : approche psychologique et usage
didactique », Psychologie et éducation, no 30, p. 29-43.
50. Ibid, p. 33.
51. Le Ménaheze F. (2002), « Coopération et travail individualisé », in Coopération et pédagogie
Freinet, Éditions ICEM Pédagogie Freinet, no 33, p. 52.
52. Le tetra’aide est un solide avec des couleurs différentes à chaque pointe indiquant l’état
du travail de chaque enfant qu’il peut utiliser de manière non verbale avec l’enseignant ou son
tuteur. Le vert signifie que « Tout va bien », le bleu que l’enfant aide ou est aidé(e) par quelqu’un
et n’a pas besoin de l’adulte, le jaune qu’il aurait besoin d’aide mais que ce n’est pas urgent et
le rouge qu’il a besoin de l’aide de l’adulte. http://bdemauge.free.fr/index.htm

152
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

pratiques d’aide et tutorat entre élèves nécessitent donc de penser des espaces
de régulation collective pour que ces différents outils puissent fonctionner,
être appropriés par les enfants, ajustés à la situation de la classe.

Le tutorat entre pairs :


conditions de l’aide institutionnalisée entre élèves

Fixer un contrat pédagogique explicite avec les tuteurs sur ce qu’ils peuvent faire,
leurs droits et leurs devoirs.
––Tu as le droit de montrer les erreurs.
––Tu peux expliquer pourquoi c’est une erreur.
––Tu peux montrer comment tu aurais fait mais sans donner la solution.
––Tu dois demander de l’aide à l’adulte si tu ne sais pas comment aider ou expliquer.
Ce tutorat doit être basé sur le volontariat afin de ne pas mettre en difficulté les
tuteurs et porter sur différents domaines de compétences afin que chacun dans le
groupe puisse à un moment donné être référent dans un domaine de compétences
reconnu par le groupe.

Régulation collective des apprentissages


La collaboration ne s’improvise pas, elle nécessite une organisation collective
et une inscription dans les rituels de travail de la classe. Comme nous l’avons
évoqué sur la question de l’autorité, la construction d’instances de régulation
collective est d’une grande importance pour pouvoir réguler et piloter les appren-
tissages. Différentes techniques peuvent être utilisées dans les classes et doivent
être appréhendées dans une systémique. Nous pouvons distinguer les techniques
d’organisation du travail et les techniques de régulation du vivre ensemble.
Ces différents espaces sont l’occasion de responsabiliser les enfants en leur
ouvrant la possibilité d’exprimer leur ressenti, d’échanger des points de vue par
la discussion, de se situer dans les apprentissages, de proposer et prendre des
décisions, ce qui les intègre en totalité dans une communauté d’apprentissage.
L’adulte est le garant de ce cadre en faisant respecter des principes organisateurs
des échanges : « Toute personne qui prend la parole dans la classe a le silence en
échange, que ce soit un adulte ou un enfant. » Les élèves ne sont donc pas lais-
sés seuls dans cette régulation des échanges ritualisés, et il est fréquent que les
adultes aient besoin de reposer les règles de fonctionnement, mais la dynamique
globale permet une responsabilisation progressive de chacun.

153
Construire des situations pour apprendre

Tableau 17. Techniques observées en classe coopérative en élémentaire53

Exemples de techniques
• Espaces de parole et d’expression : conseil coopératif
• Quoi de neuf
Organisation
• Bilan météo
du travail
• Plan de travail
• Ceintures d’apprentissage
• Espaces de parole et d’expression : conseil coopératif
• Chartes et règlements
• Permis d’aide
Organisation du vivre
• Permis de circulation
ensemble
• Les métiers
• « Messages clairs »
• Ceintures de grandissement
• Discussions à visée philosophique
Apprentissages
• Conférences d’enfants et exposés
collaboratifs
• Créations mathématiques

Si les approches coopératives constituent indéniablement un réservoir d’outils


et de techniques pouvant inspirer les actions, il n’est pas nécessaire de travailler
sous la forme d’une classe coopérative pour chercher à bénéficier des avantages
de l’apprentissage coopératif. Nous pouvons ainsi observer des classes dans
lesquelles des dispositifs de travail de groupe, de tutorat et d’entraide entre
élèves sont institutionnalisés ainsi que des moments collectifs de régulation
sans que pour autant une partie du pouvoir ait été dévolue aux élèves. Dans ces
classes, c’est l’enseignant qui reste l’organisateur et le décideur, mais il s’appuie
sur des dynamiques d’apprentissage entre pairs.
De ce fait, il serait peut-être important de distinguer ce qui relève stricto sensu
des pédagogies coopératives de rupture développées dans les pédagogies alter-
natives et ce qui relève des démarches collaboratives dans les apprentissages
qui vont également pouvoir mobiliser entraide, tutorat, recherches collectives
sans toucher pour autant au cadre de régulation de la classe. Ainsi, pour favo-
riser des processus de différenciation pédagogique, qui apparaissent souvent
extrêmement compliqués à faire tenir pour les enseignants dans des interactions
individualisées (s’ils sont seuls à aider), l’entraide entre élèves peut être utilisée
dans des configurations très simples : demander à des élèves avancés de lire une
consigne à un pair et l’expliquer est, par exemple, une habitude qui peut très
facilement être intégrée au quotidien de la classe.

53. Ces différentes techniques sont décrites avec détail dans l’ouvrage déjà abondamment cité de
Sylvain Connac, Apprendre avec les pédagogies coopératives, Paris, ESF Sciences humaines, 2015.

154
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

De même, favoriser dans les situations de classe des moments dans lesquels
une recherche en binôme est possible, autoriser les élèves à demander de l’aide
à un autre élève « explicateur/vérificateur » dans le cadre du contrat collectif,
sont déjà des premiers pas pour favoriser ces dynamiques que les enseignants
peuvent assez facilement intégrer à leurs pratiques. Si les échanges sont régulés
dans un cadre de travail, les enseignants n’ont pas grand-chose à y perdre car, a
minima, ces moments seront l’occasion d’apprentissages dans le registre infor-
mel et un levier pour entrer dans la diversification pédagogique.

Institutionnaliser des fonctionnements pour mieux coopérer


Dans le travail déjà évoqué en éducation prioritaire avec une équipe d’enseignant de
collège, l’entrée dans la coopération est passée par l’institutionnalisation en début de
semaine d’un « quoi de neuf » inspiré de la pédagogie Freinet, et en fin de semaine
d’une réunion de vie collective permettant de faire un point sur la question du vivre
ensemble et les apprentissages de chacun. L’instauration de ces deux moments avec
des élèves qui, au départ, étaient peu enclins à coopérer, échanger, argumenter, sous
la médiation de cet enseignant, a permis de voir très vite évoluer ces élèves dans une
forme de responsabilisation par rapport à leurs apprentissages, de développer au
quotidien des attitudes coopératives et a favorisé le développement d’autres formes
pédagogiques : travail de groupe, exposés, tutorat.
Ce projet est une bonne illustration de l’intérêt de développer des approches coopéra-
tives mais cela suppose un déplacement de professionnalité important pour des
enseignants qui ne sont pas familiers des pédagogies alternatives. Ces pratiques sont
en effet difficiles à envisager pour de nombreux éducateurs car elles impliquent la
construction d’une nouvelle forme de relation pédagogique et l’entrée par les pédago-
gies coopératives, qui touche aux relations de pouvoir dans la classe, peut être perçue
comme déstabilisante.

Différenciations des apprentissages

« L’école actuelle veut toujours hiérarchiser ; ce qui importe avant tout, c’est de différen-
cier. Cette idée fixe de hiérarchie provient de l’emploi des divers systèmes usités pour
aiguillonner les écoliers : bonnes ou mauvaises notes, rangs, punitions, concours, prix…
Mais il est entendu que, dans l’école de demain, tous ces expédients seront mis au rancart,
ou n’auront en tout cas plus l’importance d’antan. L’intérêt, tel sera le grand levier qui
dispensera des autres54. »

54. Claparède É. (1920), L’École sur mesure, Lausanne-Genève, Payot (p. 30).

155
Construire des situations pour apprendre

Les voies de la différenciation


Dans la perspective de la pédagogie traditionnelle (Houssaye55), la différencia-
tion pédagogique n’est pas particulièrement développée, car le système fonctionne
sur l’idée d’une répartition d’élèves par groupes homogènes permettant la mise
en œuvre d’un enseignement simultané. Dans une telle vision, les contenus sont
en principe adaptés aux élèves, et la réussite ou l’échec sont donc renvoyés aux
mérites personnels des individus, les élèves en échec pouvant être perçus, d’un
certain point de vue, comme responsables de leur situation ou « inéducables ».
Considérer que c’est aux enseignants de s’adapter à la diversité des élèves et à
l’hétérogénéité des publics nous inscrit donc dans une perspective radicalement
différente à mettre en relation avec le développement du « postulat d’éducabilité ».
Chercher à inventer des médiations qui permettent à tout sujet d’apprendre,
quelle que soit sa situation, devient alors une forme d’obligation éthique pour
l’éducateur pour diversifier les cheminements d’apprentissage d’un public, de
fait hétérogène (Kociemba56). La régulation de cette hétérogénéité nécessite
des adaptations institutionnelles ou pédagogiques qui font l’objet de nombreux
travaux en sciences de l’éducation (Legrand57, Meirieu58, Perrenoud59) depuis une
trentaine d’années. Mais les effets sur les pratiques restent limités, car cette
approche fait l’objet de nombreux malentendus dans les représentations des
professionnels. Nous allons donc chercher à réfléchir les obstacles au développe-
ment de ce type d’actions pour envisager les moyens de développer ces actions.

Trois formes de différenciation


Legrand indique que « différencier » peut avoir deux significations complé-
mentaires et donc relever de deux modalités pour prendre en compte les besoins
des élèves en fonction de deux objectifs différents : « ou bien adapter l’enseigne-
ment à la destination sociale et professionnelle des élèves, ou bien, un objectif
pédagogique commun étant défini et affiché, prendre en compte la diversité
individuelle pour y conduire60. »
Cette première approche relève d’une « différenciation institutionnelle »
ou d’une « différenciation des parcours » par l’orientation. Cette logique s’est
concrétisée par la création d’institutions de formations aux objectifs, aux curri-
culums différents selon les caractéristiques des élèves avec un système scolaire

55. Houssaye J. (2014), La Pédagogie traditionnelle. Une histoire de la pédagogie, Paris, Fabert.
56. Kociemba V. (2004), Aider les élèves en difficulté. Enseigner en ZEP, Paris, Bordas/SEJER (p. 43).
57. Legrand L. (1995), Les Différenciations de la pédagogie, Paris, PUF.
58. Meirieu P. (1985), L’École, mode d’emploi. Des méthodes actives à la pédagogie différenciée,
Paris, ESF Sciences humaines.
59. Perrenoud P. (2010), Pédagogie différenciée. Des intentions à l’action, Paris, ESF Sciences
humaines.
60. Legrand L. (1994), « Pédagogie différenciée », in Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et
de la formation, Paris, Nathan Université.

156
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

à plusieurs vitesses et différenciés dans les parcours proposés. La variable essen-


tielle est alors celle de l’orientation, et cette logique a été dominante dans le
système français jusque dans les années 1970 avec la multiplication de filières et
d’orientations successives à différents niveaux du cursus (Prost61, Gillig62).
Cependant, sous l’influence des mouvements d’éducation nouvelle et de cher-
cheurs en sciences de l’éducation, la prise de conscience de la dimension poten-
tiellement ségrégative d’un système structuré sur des filières a conduit à valoriser
l’unification du curriculum et des structures, dans le cadre d’une massification
scolaire permettant au plus grand nombre d’entrer dans l’enseignement secon-
daire. Cette évolution a conduit, par exemple, à une réforme essentielle relative à
la création du collège unique en 1975 qui implique de penser non plus en termes de
différenciation institutionnelle mais de « différenciation pédagogique ». En effet,
dans le cadre d’une école et d’un collège unique, le levier à mobiliser ne serait plus
l’orientation, mais la diversification des formes pédagogiques prenant en compte
les particularités des élèves, leurs besoins spécifiques. Le système éducatif a donc
basculé officiellement dans cette perspective de « différenciation pédagogique »
qui constitue un objectif intéressant, mais implique une évolution importante des
pratiques du champ scolaire, dans sa capacité à traiter les élèves sur un modèle
moins standardisé pour personnaliser les parcours d’apprentissages.
Legrand63 met ainsi en évidence que l’expression de « pédagogie différen-
ciée » ou « différenciation de la pédagogie » est relativement nouvelle dans le
vocabulaire en usage dans le contexte français et lie son histoire au dévelop-
pement d’un enseignement populaire au xviiie siècle. On la retrouve au cœur de
la réflexion du mouvement de l’éducation nouvelle avec des expérimentations
comme celle de Parkhurst en 1916, cherchant à systématiser l’utilisation de
programme individualisé de travail (connue sous le nom de Plan dalton), de
Washburn à Winnetka en 1922 pour articuler du travail en fichiers autocorrectifs
et travail de groupe. D’autres pédagogues comme Dottrens et son enseignement
individualisé, Freinet et sa classe coopérative64 au début du xxe siècle ont permis
de structurer des organisations pédagogiques rompant avec le mode magistral
pour prendre en compte la singularité des élèves en développant des techniques
facilitant l’individualisation du travail, le travail de groupe.
Ces différentes expérimentations témoignent du fait qu’une approche
plus différenciée des apprentissages est possible à condition de rompre avec
les pratiques habituelles en cherchant à s’inspirer de nouveaux principes bien

61. Prost A. (1990), Éloge des pédagogues, Paris, Seuil.


62. Gillig J.-M. (1999), Les Pédagogies différenciées. Origine, actualité, perspectives, Bruxelles, De
Boeck Université.
63. Ibid.
64. Ces expériences sont présentées dans l’ouvrage de J.-M. Gillig (1999), Les Pédagogies diffé-
renciées. Origine, actualité, perspectives, Bruxelles, De Boeck Université.

157
Construire des situations pour apprendre

résumés par Perrenoud : « Qu’est-ce que la différenciation pédagogique ? Il


s’agit d’une “démarche qui cherche à mettre en œuvre un ensemble diversifié de
moyens et de procédures d’enseignement et d’apprentissage afin de permettre à
des élèves d’âge, d’aptitudes, de comportements et de savoir-faire hétérogènes,
mais regroupés dans une même division, d’atteindre, par des voies différentes
des objectifs communs ou en partie communs”65. »
Une telle orientation se confronte à la tradition française de l’enseignement
centrée sur le mode simultané (un enseignant fait cours unique à un groupe théo-
riquement homogène) à laquelle beaucoup d’enseignants sont attachés, à défaut
de connaître et d’avoir été formés à d’autres pratiques pragmatiques. La formation
continue des enseignants étant relativement réduite, nous ne pouvons que consta-
ter que, dépourvus de modèles pragmatiques pour agir, de nombreux éducateurs
se sentent démunis sur cette question et vivent l’injonction de différenciation
comme un but inatteignable, une vue de l’esprit des sciences de l’éducation.
Il est donc important de comprendre et d’analyser ces freins au développement
d’une différenciation pédagogique quotidienne car, de ce fait, c’est une troisième
forme de différenciation qui s’est développée ces dernières années dans une
logique intermédiaire, une « différenciation institutionnelle par le soutien externa-
lisé ». En effet, face à la difficulté de diversifier les apprentissages dans la classe,
l’idée est d’orienter momentanément les élèves dans des dispositifs de rattrapage
pour adapter les contenus, les approches pédagogiques dans des espaces dédiés
à part tout en maintenant les élèves dans le cursus ordinaire. Nous retrouvons
cette tendance dans les nombreux dispositifs d’accompagnement ou d’aide qui
ont été institués ces vingt dernières années (accompagnement personnalisé en
lycée, aides personnalisées et spécialisées en primaire, aide individualisée au
collège). Le levier privilégié n’est donc plus l’orientation à long terme dans des
filières distinctes, mais la différenciation du parcours de ces élèves en leur propo-
sant des remédiations, des compléments en dehors du temps de classe. Cette
approche a l’avantage de pouvoir maintenir le mode d’enseignement simultané
tout en proposant des réponses particulières à certains élèves, mais ne constitue
pas, à proprement parler, une différenciation pédagogique, car elle ne modifie
en rien les conditions d’apprentissage habituelles dans la classe.

65. Perrenoud P. (1999), Dix Nouvelles compétences pour enseigner, Paris, ESF Sciences humaines.

158
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Figure 10. Trois modèles de différenciation

Différenciation
institutionnelle Différenciation
institutionnelle Différenciation
des parcours
par le soutien pédagogique
par l'orientation
dans les filières externalisé

Ces trois logiques sont présentes de manière concomitante dans l’espace


scolaire contemporain, mais peuvent se développer en opposition les unes avec
les autres. Ainsi, pour Houssaye66, le soutien ne constitue pas à proprement
parler une forme de la différenciation pédagogique et vient empêcher son déve-
loppement, car il favorise de fait le maintien de la forme pédagogique simultanée
traditionnelle. Cette approche ne contribue pas à modifier les pratiques de classe
usuelles et s’appuie sur une « démarche pédagogique » spécifique liée à l’idée
de reprise (Perraudeau) qui peut prendre des formes variées : soit en reprenant
les méthodologies, démarches et supports habituels de la classe constituant
ainsi un « soutien renforcement », soit en utilisant d’autres supports et d’autres
cheminements pédagogiques pour constituer un « soutien contrasté » (Baillé et
Chardon67).
Cette distinction entre « soutien externalisé » et « différenciation pédagogique »
est une clé de lecture féconde pour comprendre le relatif échec des pratiques
d’aide aux élèves en difficulté ces dernières années. En effet, le soutien, que les
équipes peuvent appeler également « remédiation », tel que nous venons de le
définir, est omniprésent, mais cette focale, dominante depuis une quarantaine
d’années, apparaît très restrictive et peu efficace. Ainsi, récemment, le rapport
de la Cour des comptes (2015)68 sur l’efficience et le coût du suivi des dispositifs
d’aide aux élèves a remis fortement en question la pertinence des formes pédago-
giques de soutien mises en œuvre dans le système éducatif français.

66. Ibid.
67. Baillé J., Chardon S. (2002), « Soutien en lecture : prise en compte des méthodes
d’apprentissage », Revue française de pédagogie, no 139, p. 19-37.
68. « Le suivi des élèves », rapport de la Cour des comptes, 2015. Consulté le 10/12/2015 sur :
https://www.ccomptes.fr/Publications/Publications/Le-suivi-individualise-des-eleves-une-
ambition-a-concilier-avec-l-organisation-du-systeme-educatif

159
Construire des situations pour apprendre

Les résultats des enquêtes internationales comme PISA69 (de 2003 à 2012),
des enquêtes internes de la DEPP70 ou encore des travaux plus ciblés comme
ceux de Manesse, Cogis 71 sur l’orthographe sont convergents pour montrer une
évolution négative des résultats et compétences de la frange la plus en difficulté
de la population scolaire française. Nous pouvons donc considérer que les effets
de cette politique sur la réussite scolaire sont extrêmement limités et que le
soutien n’a pas d’effets automatiques sur les apprentissages, contrairement à
une croyance fortement répandue.
Par exemple, dans une recherche fondatrice sur les effets de l’accompagne-
ment scolaire à partir de l’étude d’une cinquantaine de dispositifs, Piquée72 a pu
montrer que de manière apparemment paradoxale certains enfants participant à
des dispositifs n’avaient pas forcément de meilleurs résultats que ceux qui n’y
participaient pas, voire en cycle 2 que les résultats pouvaient être moins bons.
Les explications renvoient à l’hypothèse d’un effet potentiellement négatif des
aides si elles arrivent comme une surcharge cognitive ou ne sont pas adaptées
aux besoins spécifiques des enfants. Cela nous permet de prendre conscience
que le « travailler plus pour apprendre plus » ne fonctionne pas dans un registre
de cause à effet, mais que les conditions des aides et accompagnements sont à
interroger, dans une perspective différentielle, selon les profils et les besoins des
publics concernés. Il est cependant possible d’analyser les dispositifs de soutien
externalisés dans leurs limites de fonctionnement pour chercher à les améliorer.

Repenser les remédiations


Au regard des différentes visées possibles pour les actions d’étayage que
nous avons identifiées, nous pouvons faire l’hypothèse que, indépendamment
du fait que les remédiations constituent une entrée différente de celle de la
différenciation pédagogique, nous pourrions déjà chercher à les rendre plus effi-
caces en en repensant le contenu. Dans une thèse récente, Emery73 montre que
des activités d’accompagnement personnalisé en élémentaire, ne se limitant pas

69. Keskpaik S., Salles F. (2013), « Les élèves de 15 ans en France selon PISA 2012 en culture
mathématique : baisse des performances et augmentation des inégalités depuis 2003 », note
d’information no 13-31, DEPP-MEN. Consulté le 20/12/2015 sur : http://cache.media.education.
gouv.fr/file/2013/92/9/DEPP_NI_2013_31_eleves_15_ans_France_selon_PISA_2012_culture_
mathematique_baisse_performances_augmentation_inegalites_depuis_2003_285929.pdf
70. Ben Ali L., Vourc’h R. (2015), « Acquis des élèves au collège : les écarts se renforcent entre la
sixième et la troisième en fonction de l’origine sociale et culturelle », note d’information no 25,
DEPP-MEN. Consulté le 20/12/2015 sur : http://cache.media.education.gouv.fr/file/2015/78/4/
DEPP-NI-2015-25-Acquis-eleves-college-ecarts-origine-sociale-culturelle_455784.pdf
71. Manesse D., Cogis D., (2007), Orthographe. À qui la faute ?, Paris, ESF Sciences humaines.
72. Piquée C. (2003), Public, modes de fonctionnement et efficacité pédagogique de l’accompagne-
ment à la scolarité, Ville-École-Intégration-Enjeux, no 132, p. 188-203.
73. Emery P. (2017), Débats sociocognitifs étayés : étude de l’effet d’un dispositif d’aide aux élèves en
difficulté en mathématiques au cycle 3 dans le cadre des activités pédagogiques complémentaires,
thèse de doctorat en sciences de l’éducation, université de Rouen-Normandie, Mont-Saint-
Aignan.

160
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

à du renforcement scolaire et structurées sur la base de « débats sociocognitifs


étayés », peuvent contribuer à une amélioration notable des résultats de certains
élèves en mathématiques. Les dispositifs d’aides spécialisés comme les Rased
en élémentaire, qui travaillent sur des compétences sociales, métacognitives
ou métascolaires, apportent des aides profitables à de nombreux élèves mais à
condition que les actions soient pensées en complémentarité d’une différencia-
tion pédagogique dans la classe.
Le premier constat est que les remédiations sont bien plus souvent subies
que choisies par les élèves et cela limite fortement leur portée, car l’engagement
des élèves peut être limité. Pour qu’elles puissent fonctionner avec profit pour
les élèves, les remédiations devraient pouvoir inclure la recherche d’une prise
de conscience de leurs besoins par les élèves à travers l’intégration de moments
d’entretien et d’échange sur ce qu’ils maîtrisent et devraient maîtriser, en les
associant à la réflexion sur les objectifs à atteindre et l’état de leurs compétences.
Ainsi, au moment de la création des aides personnalisées en élémentaire,
qui se sont très vite transformées en moments de renforcement scolaire, j’avais
proposé d’intégrer un travail réflexif d’autoévaluation à la démarche par des
entretiens d’explicitation avec les élèves. Reprendre simplement un exercice
réussi et un exercice échoué pour discuter avec l’enfant de ce qu’il pense de ce
travail, de pourquoi il s’est trompé ou au contraire de ce qu’il a mis en œuvre
qui lui a permis de réussir afin d’entrer dans les dimensions de réflexivité et de
positionnement sur ses apprentissages avant d’envisager toute forme de nouvel
entraînement.
L’idée est ensuite de refaire avec lui l’exercice échoué en étayant le déroulé
par une guidance assumée de manière à lui faire vivre l’expérience de la réussite,
à lui montrer que la tâche n’est pas insurmontable à condition de bien l’analyser
et de mobiliser une méthodologie appropriée. Nous ne travaillons plus ici unique-
ment sur l’axe du renforcement scolaire, mais bien également sur le rapport au
savoir et à l’apprendre, et le soutien proposé se trouve considérablement enrichi.
En secondaire, cette idée d’une remédiation comprise peut même aller vers
une remédiation choisie si on propose des dispositifs dans lesquels les élèves
s’inscrivent eux-mêmes. Les enseignants peuvent prévoir des créneaux de
remédiation dans l’emploi du temps, et après un travail de positionnement, de
réflexion avec l’élève sur ses besoins, il s’inscrit de lui-même à un moment d’aide
sur des thématiques spécifiques identifiées.

161
Construire des situations pour apprendre

Tableau 18. Différents rapports de l’élève à la remédiation

Remédiation Remédiation Remédiation


subie comprise choisie
L’élève n’est pas L’élève est en Après une analyse
acteur dans le situation d’analyser de ses besoins, l’élève
processus, il est objet ses besoins avec est responsabilisé
d’une prescription l’enseignant pour dans le choix des
Place
externe et non comprendre pourquoi contenus qu’il
de l’élève
impliqué dans on lui propose une souhaite travailler
la démarche remédiation et décide de la
remédiation
qu’il va suivre
Contenus de Les contenus de Les contenus de
la remédiation la remédiation sont la remédiation sont
Élaboration
élaborés par explicités et justifiés explicités et élaborés
des contenus
l’enseignant auprès de l’élève en collaboration avec
et imposés à l’élève l’élève
Positionnement Imposition Implication Décision
de l’élève
par rapport
au dispositif

Nous pouvons faire l’hypothèse qu’une plus grande implication de l’élève


dans le dispositif augmente considérablement les chances qu’il ait une forme
d’efficacité, car l’élève va aborder différemment l’aide qui lui est apportée,
comme une réponse à un besoin qu’il ressent. Ces fonctionnements sont obser-
vables dans certains collèges ou lycées cherchant à impliquer les élèves, mais
nécessitent, une fois encore, d’accepter de « perdre un peu de temps pour en
gagner » en accordant une importance particulière dans ces dispositifs à l’enjeu
de positionnement.
Dans un collège-lycée expérimental avec lequel j’ai pu conduire une enquête
très riche, tout le dispositif de remédiation prend sa source dans un travail
préalable de prise de conscience avec son référent dans des entretiens de suivi
individuel ou dans des moments collectifs coopératifs au conseil hebdomadaire.
Cette dynamique peut être observable en élémentaire dans les classes coopéra-
tives quand un enfant commence à formuler un besoin : « Je n’ai pas compris la
multiplication, j’aurais besoin que quelqu’un m’aide. » Dans ce cas précis, ce sera
le déclenchement d’un tutorat par un élève volontaire, mais la dynamique est la
même, mettre en œuvre des outils pour une prise de conscience des besoins afin
que la remédiation prenne du sens pour l’élève.

162
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

De plus, si le contenu des actions ne porte que sur de la reprise scolaire et


de l’entraînement, les effets risquent d’être limités. Le travail de Goigoux74, iden-
tifiant sept entrées possibles dans les aides personnalisées (désignées par des
verbes d’action), peut être un repère intéressant pour diversifier les activités dans
les actions de « remédiation-soutien » :
1. Exercer (systématiser, automatiser) : les activités portent sur de l’entraîne-
ment et permettent d’offrir à des élèves, qui ont besoin de plus de temps
pour intégrer et s’approprier les contenus, un espace-temps supplémen-
taire pour le faire.
2. Réviser (synthétiser, préparer une évaluation commune).
3. Soutenir (observer/accompagner l’élève au travail, étayer sa réalisation,
verbaliser les objectifs et les contenus, expliciter les procédures).
4. Anticiper (préparer, réunir les conditions de la compréhension de la future
séance collective) : l’idée est de différencier « en amont » de la séquence
d’apprentissage à venir pour travailler avec les élèves les prérequis néces-
saires à la notion qui va être abordée afin de leur permettre de suivre dans
la classe « comme les autres ».
5. Revenir en arrière (reprendre les bases, combler des « lacunes ») : nous
sommes ici dans une reprise des contenus en proposant de vivre (ou
revivre) un cheminement didactique complet par rapport à une notion non
acquise sur la même base que celle de la classe.
6. Compenser (enseigner des connaissances et des compétences requises par
les tâches scolaires habituelles mais peu ou non enseignées).
7. Faire autrement (enseigner la même chose autrement ou la faire enseigner
par quelqu’un d’autre) : nous sommes ici dans une reprise en amont des
contenus en proposant de vivre (ou revivre) un cheminement didactique
complet par rapport à une notion non acquise, mais en jouant sur le
contraste en travaillant à partir d’un autre support ou avec une médiation
différente lié à l’adulte.
Si certains de ces verbes d’action désignent des pratiques très fréquentes
dans les dispositifs (réviser, exercer, revenir en arrière, faire autrement), la pers-
pective de chercher à anticiper les activités à venir, de compenser en offrant des
étayages indirects au scolaire ou de soutenir par l’observation et l’étayage pour
entrer dans les procédures de travail peut effectivement constituer un point
d’appui intéressant pour rendre ces aides plus efficaces, car cela participe d’une
diversification des entrées pour l’élève. Dans un travail avec des enseignants
de collège, nous avons pu élaborer une réflexion sur la restructuration de

74. « Que faire de l’aide personnalisée ? », entretien avec Roland Goigoux », Le Café péda-
gogique. Disponible sur : http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/primaire/
elementaire/Pages/2009/105_elem_aide.aspx

163
Construire des situations pour apprendre

séquences de remédiation en les pensant comme un accompagnement global


cherchant à intégrer les différents besoins des collégiens pour que les aides
puissent être mieux comprises et ainsi, travailler à la diversité des besoins
d’étayage.

Proposition d’étapes dans une séquence de remédiation

1) Entrer par le relationnel : positionnement de l’élève sur sa situation scolaire


(apprentissages et relations).
2) Susciter l’autoévaluation et la prise de conscience de besoins (projet d’apprendre).
3) S’arrêter sur un objectif à atteindre avec l’élève et se donner les moyens de
l’atteindre.
4) Reprise de connaissances et analyse des démarches (métacognition).
5) Travail sur les méthodes efficaces (apprendre à apprendre).
6) Entraînement (expérience de la réussite/mobilisation).
7) Bilan (prise de conscience).

Bien souvent, ces espaces privilégiés que constituent les dispositifs de remé-
diation externalisés se caractérisent par des effectifs restreints et sont donc
l’occasion de construire une relation pédagogique différente, d’offrir aux ensei-
gnants l’opportunité d’être plus disponibles à la compréhension de la situation de
l’élève. Ils peuvent donc avoir une forme d’efficacité à condition que ces moments
soient investis dans une logique de diversification des stratégies d’apprentis-
sage, afin de profiter d’un effectif plus restreint pour « faire autrement ». Si on ne
joue que sur l’effet taille en gardant strictement les mêmes méthodes qui n’ont
pas fonctionné une première fois sans changer les modes d’enseignement en
intégrant des médiations plus individualisées et compréhensives, il y a de fortes
chances que les mêmes causes produisent les mêmes effets et que ces aides
soient peu efficaces.
Cela est vrai pour toutes les expérimentations de diminution des effectifs
dans les classes qui sont remobilisées aujourd’hui en éducation prioritaire, par
exemple avec le lancement d’une expérimentation de CP à douze en 2017. Les
effets ne sont pas automatiques, car la variable « taille de classe » est à mettre en
relation avec celle de contexte (Monso75), et nous pouvons partager l’analyse de

75. Monso O. (2014), « L’effet d’une réduction de la taille des classes sur la réussite scolaire en
France : développements récents », Éducation et Formations, no 85, p. 47-61.

164
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Connac76 qui ne voit dans ce dispositif un véritable intérêt que s’il est l’occasion
de faire la classe autrement, en profitant des effectifs plus faibles pour mettre en
œuvre des apprentissages plus coopératifs et interactifs. Cette remarque peut
être appliquée également aux dispositifs de soutien externalisés qui sont massi-
vement investis dans le registre d’aides individualisées alors qu’il pourrait être de
même intéressant de profiter de ces espaces pour favoriser des formes de travail
en groupe, de l’aide entre pairs dans un contexte beaucoup plus facilitateur que
celui de la classe.

Le travail des « maîtres E » en Rased

En élémentaire, les élèves en grande difficulté scolaire peuvent bénéficier d’aides


spécialisées avec des enseignants ayant reçu une formation supplémentaire dans le
cadre des Rased : des rééducateurs et des « maîtres E ». Ce dispositif constitue une
forme de soutien externalisé particulier, car les actions ne relèvent pas du soutien
scolaire ni de la remédiation renforcement.
Les aides spécialisées sont orientées historiquement dans les textes vers des dimen-
sions non- didactiques des apprentissages (pour permettre indirectement l’investis-
sement didactique au sein de la classe elle-même). Les actions des « maîtres E » s’ins-
crivent donc dans une professionnalité clairement distincte de celle des enseignants
généralistes en investissant des dimensions des apprentissages qui ne relèvent pas
de la remédiation didactique, mais plutôt de l’accompagnement des élèves dans leur
structuration cognitive, leurs rapports aux savoirs et à l’apprendre.
Ce déplacement se traduit par une organisation du travail, un champ de mission et
d’intervention particulier. Ainsi, Merini, Ponté et Thomazet positionnent le travail
dans des dimensions relatives à la redynamisation des apprentissages chez l’enfant
et à un rôle d’interface dans des dynamiques collaboratives systémiques.
À partir de médiations particulières dans des espaces moins scolaires, le travail vise
à développer des compétences cognitives, à expliciter les malentendus scolaires
(Bautier, Rayou77) et le curriculum caché du métier d’élève (Perrenoud78).

L’entrée par des dispositifs de soutien externalisés peut donc être intéres-
sante si elle est bien pensée et ne contribue pas à limiter la diversification des
actions ni le développement de formes pédagogiques alternatives dans les
classes. Si nous voulons construire un milieu d’apprentissage mieux étayant,
nous ne pouvons donc nous contenter de réfléchir en termes de dispositif de

76. Connac S. (2017), « Douze élèves par classe en éducation prioritaire ? », Cahiers pédago-
giques. Disponible sur : http://www.cahiers-pedagogiques.com/Douze-eleves-par-classe-en-
education-prioritaire
77. Bautier É, Rayou P. (2009), Les Inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malenten-
dus scolaires, Paris, PUF.
78. Perrenoud P. (1994), Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF Sciences humaines.

165
Construire des situations pour apprendre

soutien externalisé, mais devons pouvoir penser des formes de différenciation


pédagogique utilisables au quotidien dans les classes, de passer « d’une péda-
gogie de soutien à un soutien de la pédagogie79 » selon l’expression très parlante
de Echegut et Martin.

Différenciations pédagogiques
Pour penser la différenciation pédagogique quotidienne, nous pouvons nous
inspirer des propositions de Meirieu80 qui distingue deux formes d’organisation.
Pour lui, dans une classe, le premier niveau serait ce qu’il nomme « différencia-
tion successive ». Dans cette optique, le fonctionnement habituel de la classe est
conservé mais, au cours du déroulement de l’activité, différents outils et diffé-
rentes situations d’apprentissage sont proposés en alternance pour prendre en
compte les différents styles d’apprentissage des élèves. La deuxième modalité
identifiée par Meirieu est la « différenciation simultanée » consistant à propo-
ser plutôt des tâches de nature différente selon les élèves pendant une même
séance, certains pouvant être mobilisés sur une recherche particulière, d’autres
sur des exercices de remédiation. L’idée est que tous les élèves ne font plus la
même chose en même temps, et les tâches sont donc diversifiées. Cela demande
à l’enseignant un renversement total de perspective : il doit se focaliser sur
l’organisation d’un travail différencié et non plus penser en termes de séquence
d’apprentissage commune.

Figure 11. Distinction des formes de différenciation selon Meirieu

• Des apprenants sur des tâches


Différenciation différentes en même temps

simultanée • Un environnement d'apprentissage


non uniforme

• Prendre en compte les différents


Différenciation styles d'apprentissage

successive • Diversifier les entrées dans un espace


collectif

79. Echegut J.-L., Martin F. (1995), « D’une pédagogie de soutien à… un soutien de la pédagogie »,
Cahiers pédagogiques, no 336, p. 75-76.
80. Meirieu P. (1985), L’école, mode d’emploi. Des méthodes actives à la pédagogie différenciée,
Paris, ESF Sciences humaines.

166
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

La différenciation successive est souvent présente dans les salles de classe,


mais plutôt dans le registre d’une action non conscientisée comme forme de
différenciation pédagogique. Les enseignants varient effectivement dans une
même séquence les entrées sur la notion, et peuvent ainsi diversifier les supports
d’accès à la notion (écrit, audiovisuel), mais les pratiques ne sont pas systéma-
tiques et elles pourraient être bien plus développées en cherchant pour chaque
séquence à bien vérifier qu’on propose plusieurs cheminements vers la notion
à travailler.
La différenciation simultanée est plus difficile à mettre en œuvre, car elle
implique de repenser l’ensemble de l’organisation du travail, puisque tous les
enfants ne font pas la même chose en même temps, constituant ainsi une rupture
déstabilisante avec l’enseignement collectif de la pédagogie traditionnelle. L’idée
d’investir cette modalité de travail apparaît problématique pour de nombreux
enseignants qui voient mal comment concilier la poursuite de buts d’appren-
tissage collectifs avec la possibilité de cheminements personnalisés pour les
élèves, et ce, d’autant plus qu’on peut remarquer une confusion fréquente dans
les représentations entre différenciation pédagogique et individualisation des
apprentissages.
Dans la classe, différenciation et individualisation : une confusion ?
En effet, lorsque nous interrogeons les enseignants sur leurs pratiques de
différenciation et les difficultés qu’ils peuvent rencontrer, les propos témoignent
d’une association dans leur conception entre différenciation et individualisation :
« J’essaie de faire des exercices différents, mais je ne peux pas préparer un travail
pour chacun : je ne peux pas aider chacun individuellement. » L’idée dominante
est que la différenciation pédagogique reviendrait à individualiser les progres-
sions d’apprentissage, ce qui suppose effectivement un travail prométhéen pour
les enseignants.
Cette association est réductrice, car l’« enseignement individualisé » n’est
qu’une approche de la différenciation parmi d’autres qui s’est développée en
France sous le nom de « pédagogie différenciée ». Inspirée des fonctionnements
de la pédagogie de maîtrise (ou pédagogie par objectifs) conçue par Bloom,
cette démarche suppose une évaluation diagnostique préalable, permettant de
situer individuellement les compétences de l’apprenant, pour proposer ensuite
des progressions d’apprentissage individualisées régulées par une dynamique
d’évaluation formative.

167
Construire des situations pour apprendre

La pédagogie de maîtrise : un héritage omniprésent

La forme pédagogique préconisée depuis une trentaine d’années sous le nom de


« pédagogie différenciée » relève de la pédagogie de maîtrise lancée par Bloom qui
constitue une forme moderne de l’enseignement individualisé. Pour lui, la variable
principale à prendre en considération est celle du temps afin de permettre à chacun
de suivre à son rythme une progression adaptée à ses compétences81.
Cela amène ainsi à la mise en place d’un cycle pour chaque objectif ou groupes
d’objectifs d’apprentissage à partir de trois principes directeurs : cibler les actes
d’enseignement sur les apprentissages à réaliser ; ne jamais aborder un apprentis-
sage nouveau sans être assuré que les élèves maîtrisent les apprentissages anté-
rieurs ; s’assurer que chaque élève bénéficie d’un temps d’apprentissage suffisant.
Propositions de Bloom (1976) pour organiser une pédagogie de maîtrise82:
––définir clairement les objectifs à atteindre ;
––indiquer, le plus simplement possible, quel apprentissage est attendu par les
élèves ;
––évaluer les prérequis et procéder à une remise à niveau ;
––decomposer la matière à enseigner en unités structurées ;
––augmenter le temps d’apprentissage des élèves dans la tâche ;
––évaluer la maîtrise des compétences enseignées à la fin de chaque unité ;
––proposer des exercices supplémentaires.
L’essentiel de cette pédagogie de maîtrise est construit sur l’idée d’un encadrement
temporel de l’apprentissage par des prises d’informations objectives avant et après,
portant sur les données cognitives et affectives. Nous pouvons repérer les parentés
avec le modèle du conditionnement et les présupposés du béhaviorisme dans cette
entrée surtout si, dans sa mise en œuvre, les dimensions « garde-fous » que consti-
tuent chez Bloom la recherche d’une coopération entre élèves et la prise en compte
des rythmes d’apprentissage différents ne sont pas garanties83.

81. Eisner E. W., « Benjamin Bloom 1913-1999 ». (2000), Perspectives. Revue trimestrielle d’éduca-
tion comparée. (Paris, Unesco : Bureau international d’éducation, volume 30, no 3, p. 437-446.
©Unesco : Bureau international d’éducation).
82. Bloom B. (1979), Caractéristiques individuelles et apprentissages scolaires, Bruxelles, Labor/
Paris, Nathan.
83. La pédagogie de maîtrise connaît un regain d’intérêt dans le cadre des approches de la diffi-
culté scolaire et de la construction de programmes personnalisés de réussite éducative (PPRE)
qui centrent les actions sur la construction de programmations d’apprentissage individualisés
centrées sur des objectifs précis de compétences et de connaissances à acquérir dans la lignée
de la pédagogie de maîtrise.

168
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Le modèle est séduisant, et les enseignants formés ces trente dernières


années reconnaîtront aisément dans les principes de la pédagogie de maîtrise les
fondements des prescriptions qui leur sont faites. Cette idée d’un enseignement
individualisé renoue avec la pensée préfectorale et constitue une forme d’idéal
pour de nombreuses personnes, mais il est important de l’envisager dans un
registre pragmatique.
L’organisation d’une telle approche nécessite un travail très important, en
amont, des situations d’apprentissage, pour identifier les objectifs, construire
des supports et des progressions par matière, penser les évaluations et les remé-
diations. Si l’enseignement individualisé est particulièrement développé dans
les dispositifs de formation des adultes, qui ont intégré depuis longtemps ces
pratiques avec des publics motivés et en capacité de travail autonome, il reste
souvent perçu comme une utopie dans l’enseignement scolaire.
Nous pouvons avoir tendance à minorer l’impact de ces pratiques sur le temps
de travail des enseignants qui se voient sommés de préparer des contenus très
différents, ajustés à chaque élève, ce qui peut être particulièrement difficile
dans le démarrage du métier. En effet, l’enseignement individualisé renvoie aux
professionnels une image de classe « quasi expérimentale », peu compatible avec
leur système de contrainte lié à la gestion du groupe, à la nécessité de garantir
l’avancée dans le programme collectif. Il apparaît comme un modèle intenable au
quotidien à moins d’avoir des effectifs très restreints et de disposer préalable-
ment d’outils didactiques performants.
Il nous faut entendre ces réticences à l’individualisation des apprentissages,
car l’argumentaire est fondé sur des constats réels : bien souvent les conditions
matérielles de préparation, de suivi, permettent difficilement de proposer un
travail « sur mesure » à des élèves peu habitués à travailler en autonomie. De
ce fait, cette perspective d’un « enseignement individualisé » en totalité, perçu
comme infaisable, peut servir de repoussoir, d’« épouvantail », pour des éduca-
teurs qui souhaiteraient intégrer une dose d’individualisation, sans pour autant
abandonner un modèle d’enseignement collectif.
De plus, si nous allons plus loin, il n’est pas sûr que l’individualisation totale
soit souhaitable, car nous risquons de perdre la dimension groupale, essentielle
dans les apprentissages. De ce fait, dans la recherche d’équilibre entre « appren-
tissages collectifs » et « apprentissages individualisés », deux types de pratiques
apparaissent plus « raisonnables » à développer dans les classes, au regard des
systèmes de contrainte auxquels les enseignants sont confrontés : le travail indi-
vidualisé à certains moments des séquences d’apprentissage et les remédiations
individualisées dans les séquences différenciées.

169
Construire des situations pour apprendre

Figure 12. Les formes de l’individualisation

Enseignement individualisé
• La construction des contenus est pensée dans un processus individualisé
en totalité

Remédiations individualisées
• La construction des notions est réalisée dans un contexte collectif et , dans un second
temps, un processus de remédiation individualisé « sur mesure » est mis en place.

Travail individualisé
• Les élèves travaillent à certains moments de la séquence (ou de la journée) dans
le cadre d'un plan de travail individualisé.

Le plan de travail comme moyen de l’individualisation des apprentissages


Mettre en place des plans de travail individualisé peut constituer un moyen
d’entrer assez facilement dans cette perspective d’individualisation. L’idée est
de mettre en place un outil de planification des activités à réaliser pour chaque
enfant sur des créneaux de « travail individualisé » intégrés à l’emploi du temps.
Sur ces moments, les enfants doivent faire les activités prévues sur leur fiche
et peuvent les faire dans n’importe quel ordre à condition qu’à la fin de la période
prévue elles aient toutes été réalisées, et cette organisation permet une diversifi-
cation des cheminements des enfants, une responsabilisation par rapport à leurs
apprentissages dans un espace pédagogique contractualisé comme l’exprime
Robo : « C’est un outil de programmation en fonction du projet individuel de
l’enfant, du projet de la classe, du projet personnel de l’enseignant. C’est aussi
un outil d’évaluation permettant à l’enfant de mesurer l’écart entre le principe de
désir et celui de réalité. Le plan de travail individuel nécessite un contrat bipar-
tite entre l’enfant et l’enseignant, ainsi qu’une prévision de créneaux horaires
dans l’emploi du temps pour les activités personnelles ou de groupes. Le plan
de travail aide à respecter les rythmes personnels de chaque enfant et lui donne
même le droit de ne rien faire à certains moments (à condition de ne pas déranger
ceux qui travaillent84 !) »
Pour que cela puisse fonctionner, il faudrait prévoir un moment régulier de
bilan de ce TI pour que les enfants rendent compte au collectif du travail qu’ils
ont effectué sur la période. L’espace doit être aménagé pour faciliter les dépla-
cements, et des règles d’utilisation du matériel pédagogique (fichiers, matériel
support) doivent être explicitement fixées.

84. Robo P. in Berthet M. (1996), « Les plans de travail », Le Nouvel Éducateur, p. 15-21. Disponible
sur : https://www.icem-freinet.fr/archives/ne/ne/78/pratiques78-pdf.pdf

170
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Au début, il est essentiel de travailler avec les élèves sur le report dans le
plan de travail des éléments effectués et de leur évaluation ainsi que de rituali-
ser un mode de fonctionnement pour être aidé ou évalué par l’adulte : comment
demande-t-on de l’aide ? Que fait-on si on est bloqué ? Par exemple, il est possible
d’utiliser un système d’inscription au tableau pour demander la venue de l’ensei-
gnant afin d’être évalué ou aidé. Pour éviter que les enfants restent en attente,
après avoir demandé une aide, ils doivent se consacrer à un autre travail en atten-
dant la venue de l’adulte.
Ces pratiques peuvent être associées également à des aides par les tuteurs,
quand cela est institué dans la classe, et nous disposons ainsi d’une forme de
travail riche, responsabilisante, mais qui suppose un gros travail au départ sur
l’autonomisation des élèves en les accompagnant progressivement dans l’utilisa-
tion des différents outils.

Figure 13. Exemple de plan de travail en début de cycle 2

PLAN DE TRAVAIL INDIVIDUALISÉ

Je m’appelle .....................................
Du ..................................... au .....................................
Fiches et jeux sélectionnés

L’évaluation
Mon auto-
Exemples Date de la 2e chance
évaluation maîtresse

Conceptuel/
Activité lecture manipulation :
étiquettes, jeu

Graphisme :
Activité de fiches
graphisme

Activité Figures
géométrique Tracer et repérer

Fiches
Activité d’opération
mathématique Calcul

Jeu de Tangram
construction
Activité de Écrire un texte
production libre
d’écrit Autodictée

171
Construire des situations pour apprendre

C’est un outil qui doit être pensé comme évolutif en fonction des différentes
notions abordées dans la classe selon les périodes, et il peut évoluer en négocia-
tion avec les élèves qui peuvent souhaiter y voir intégrer des activités usuelles
de la classe. Il est également important de préciser que cette forme de travail
est complémentaire d’autres moments collectifs et ne représente en fait qu’une
partie des entrées sur les contenus. Nous pouvons considérer qu’en élémentaire
le travail individualisé ne devrait pas dépasser une à deux heures par jour au
risque de perdre la dimension sociale et groupale des apprentissages.

Un exemple de démarche individualisée : le projet PIDAPI85


Les créateurs de cette démarche PIDAPI (parcours individualisés et différenciés des
apprentissages en pédagogie institutionnelle) sont des enseignants militants des
pédagogies coopératives qui cherchent à construire des outils pour permettre aux
élèves de suivre des parcours d’apprentissage différenciés dans la logique de suivi
d’un plan de travail hebdomadairement établi, complété par des moments de travail
collectif. La démarche s’appuie sur des fiches de travail regroupant l’ensemble des
compétences relatives au cycle 3 d’école élémentaire dans différentes disciplines :
mathématiques, français, histoire, géographie et sciences.
La régulation du dispositif de travail s’appuie sur le système de ceintures disciplinaires
élaboré en pédagogie institutionnelle. Les différentes compétences sont ordonnées
selon des couleurs de ceintures (jaune et orange pour des compétences en lien avec
le cycle 2, et vert, bleu et marron pour celles de cycle 3). Chaque enfant est positionné
dans ces ceintures de compétences et est responsabilisé dans le suivi de son plan de
travail sous le contrôle hebdomadaire de la classe en réunions collectives (choix de la
ceinture qu’ils souhaitent travailler ainsi que les compétences qui y correspondent).
Comme l’indiquent les concepteurs, l’outil est structuré comme suit :
« Chaque fiche s’appuie sur un même modèle afin qu’il y ait une moindre gêne entre
les divers supports : les enfants savent directement quelle est la nature de la consigne
pour toutes les compétences. Sur le recto de la feuille :
1. “Qu’est-ce que je sais faire ?” : cette première partie vise à aider l’enfant à déterminer
ce qu’il maîtrise déjà et à orienter la nature de la tâche à fournir.
2. “Conseil” : une sorte de digest de ce qui est à retenir ou des astuces utiles à l’appren-
tissage de la compétence. Ces conseils sont illustrés, le plus souvent, d’exemples
significatifs.
3. “Entraînements” : ils se présentent sous forme de trois types d’exercices permet-
tant aux élèves de travailler ce qu’ils n’ont pas réussi dans la première partie.
Sur le verso : 4 – “Test” : un petit exercice visant l’évaluation des acquis en fin
d’entraînement.
5. “Correction à Qu’est-ce que je sais faire ?”
6. “Correction aux entraînements”. »

85. http://pidapi-asso.fr/guide-enseignant/9-presentation-de-la-demarche

172
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Comme dans la perspective des fichiers autocorrectifs Freinet, l’intérêt de cette


démarche est de s’appuyer sur des supports construits pour être utilisés en autonomie
avec les enfants et organisés en progression cohérente. Le système de ceintures invite
les enfants à entrer dans une perspective autoévaluative, mais également à se projeter
dans les futurs apprentissages à construire. En revanche, lorsque nous observons des
classes utilisant cette démarche, nous constatons que certains élèves peuvent n’en
voir que l’aspect exercice et l’investir de manière très mécanique pour « faire de la
fiche » afin de s’acquitter de ce qu’ils ont compris de leur métier d’élève : travailler.
Une telle démarche n’est pas autosuffisante et ne constitue qu’un support parmi
d’autres pour apprendre dans la classe. Elle ne prend donc sens que dans un contexte
plus global de pédagogie coopérative, car elle doit être collectivement régulée.

Remédiation individualisée
La remédiation individualisée dans les séquences d’apprentissage constitue
une seconde entrée qui concilie une phase d’enseignement collectif et une phase
de travail individualisé. Même si cette approche a des parentés avec la pensée du
soutien externalisé (et en partage donc certaines limites), elle est intéressante,
car elle cherche à intégrer les remédiations « au fil de l’eau » dans le processus
d’apprentissage en réinternalisant les aides plutôt que de les organiser après un
constat d’échec sous forme de rattrapage.
Le fonctionnement est assez simple sur le principe. La séquence d’enseigne-
ment sur une notion donnée est découpée en plusieurs étapes. Les premières
sont collectives et suivent un déroulé didactique désormais classique : une
activité de découverte et de questionnement par situation-problème permet de
structurer la notion et de la formaliser.
Ensuite des activités systématiques d’entraînement sont conduites pour stabi-
liser l’apprentissage qui doit ensuite être évalué, mais l’évaluation est pensée
ici dans un registre formatif afin d’être le déclencheur d’une nouvelle phase de
l’apprentissage.
En fonction de leur état de compétences sur la notion travaillée, les élèves
peuvent se voir proposer des activités de reprise en remédiation inclusive pour
ceux qui ne la maîtrisent pas, des activités renforcement/consolidation pour ceux
qui ont besoin de continuer à s’entraîner pour construire des automatismes et des
activités de prolongement pour ceux qui l’ont d’ores et déjà acquise.
Cette deuxième phase des activités peut être organisée en groupes de besoin,
notion élaborée par Meirieu86 pour désigner un fonctionnement en groupes à
l’échelle de plusieurs classes, consistant à répartir les élèves en fonction de leurs

86. Meirieu P. (1985), L’École mode d’emploi. Des méthodes actives à la pédagogie différenciée,
Paris, ESF Sciences humaines.

173
Construire des situations pour apprendre

différents types de besoins pour les aider à la fin d’une séquence d’apprentis-
sage. Cela permet de recréer momentanément une homogénéité sur des besoins
identifiés et permet de proposer à moyens constants des moments de renforce-
ment aux élèves en difficulté et des moments d’approfondissement ou de prolon-
gement aux élèves en réussite. La remédiation peut prendre également la forme
de tâches individuelles, et aboutira ensuite à une évaluation certificative finale.

Figure 14. Déroulé d’une séquence différenciée


Découverte / situation-problème

Formalisation

Entraînement

Évaluation formative

Groupes de besoin ou aides individualisées


Dépassement / prolongement
Renforcement / consolidation
Reprise / remédiation inclusive

Évaluation certificative

Le modèle est intéressant, car il permet de maintenir la dimension collec-


tive du travail et de répondre également aux besoins différenciés des élèves.
Cependant, l’organisation de telles séquences suppose de consacrer à chaque
notion un temps beaucoup plus long dans l’emploi du temps que dans l’entrée de
la pédagogie traditionnelle qui se résume généralement à un triptyque « leçon/
exercice/évaluation contrôle ».
D’autre part, comme pour l’entrée par l’enseignement individualisé, cela
nécessite de la part de l’enseignant un important travail d’évaluation et de prépa-
ration au milieu de la séquence pour bien situer les besoins des élèves et leur
proposer les remédiations adaptées.
Cette forme de travail est donc potentiellement chronophage, surtout si
l’enseignant ne dispose pas de supports préconstruits. La focale utilisée étant
trop réductrice et renvoyant à un travail perçu comme insurmontable, beaucoup
de collègues finissent par considérer que la différenciation pédagogique n’est pas
possible. Ce constat est un facteur d’explication de la difficulté à généraliser les
actions de différenciation pédagogique. Or, si l’on raisonne en termes d’étayages
à partir des différentes dimensions que nous avons identifiées (cadre, ressources
et interactions), nous disposons de bien d’autres leviers que l’individualisation

174
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

des contenus d’apprentissage pour différencier. Cela suppose cependant de


rompre préalablement avec trois conceptions qui font obstacle à des approches
différentes de la différenciation pédagogique.

Sortir de la pensée du « diagnostic a priori » pour travailler


dans le registre de l’« approximation féconde »
La « pédagogie différenciée » portée par l’institution scolaire, qui est en fait
une « pédagogie par objectifs individualisée » (PPOI), s’inscrit dans le courant
du progressisme administratif que nous avons évoqué dans la distinction entre
« alternatives pédagogiques » et « pédagogies alternatives ». Elle se veut donc
respectueuse de l’objectivation issue de la tradition de la « pédagogie scien-
tifique » et s’inspire du modèle médical dans ses protocoles en cherchant à
établir un diagnostic de la situation de l’élève avant de lui proposer des conte-
nus individualisés (ou des remédiations dans le cadre des aides). Ce modèle est
tellement dominant et paré des vertus de l’objectivation qu’il finit par ne plus
être questionné. Cependant, Meirieu fait une distinction éclairante entre deux
conceptions de la différenciation qui nous permet de comprendre les difficultés
rencontrées par les enseignants : l’orientation « applicationniste » et l’hypo-
thèse du « diagnostic préalable » et l’orientation régulatrice et l’hypothèse de
l’« approximation féconde ».
Dans l’orientation applicationniste, l’idée est qu’on ne peut différencier sans
objectiver au préalable la situation de l’élève par des séries de tests pour iden-
tifier un niveau de développement scolaire et cognitif, un profil psychopédago-
gique pour proposer des réponses pédagogiques ajustées très précisément aux
besoins d’un individu donné. Nous retrouvons ici une description de la tendance
dominante dans la pédagogie différenciée que résume bien l’expression l’« école
sur mesure » de Claparède qui renvoie à une vision très scientiste de l’acte éduca-
tif comme l’indique très clairement Meirieu à partir d’une métaphore informa-
tique : « Une différenciation qui serait conçue à la manière d’un grand ordinateur
dans lequel on mettrait, en quelque sorte, toutes les informations préalables
sur les élèves et qui nous permettrait d’obtenir, en fonction des objectifs définis
à l’avance, tout ce que nous devons faire faire aux élèves, le temps que nous
devons passer, le type d’exercices qu’ils doivent faire, les méthodes à utiliser,
etc., cette différenciation-là est plus proche de cette utopie éducative qu’est Le
Meilleur des mondes d’Huxley que de l’idée qu’on peut se faire d’une éducation
émancipatrice, d’une éducation prenant en compte le sujet et permettant à ce
sujet d’exister et de grandir 87. »

87. Meirieu P. (1995), « Différencier, c’est possible et ça peut rapporter gros ! », in Vers le change-
ment… espoirs et craintes, actes du premier Forum sur la rénovation de l’enseignement primaire,
Genève, Département de l’instruction publique, p. 11-41 (p. 17).

175
Construire des situations pour apprendre

La dimension mécanique du protocole conduit le pédagogue à être dans une


démarche applicationniste et conditionnante à laquelle nous pouvons opposer
une seconde démarche plus pragmatique qui ne cherche pas à faire correspondre
de manière systématique une analyse diagnostique de la situation de l’élève
a priori avec une réponse particulière, mais envisage plutôt la différenciation
comme une régulation de l’action in situ en acceptant les approximations de la
situation de prise de décision à partir de recueil d’informations diverses. Dans
cette perspective, l’éducateur accepte de ne jamais être sûr que les situations
sont adéquates, que l’élève investira les situations conformément à ce qu’on a
construit pour lui. Nous sommes ici dans une « approximation féconde » qui, si on
y réfléchit bien, est constitutive de l’acte éducatif tant il est impossible en vérité
de déterminer réellement ce qui va fonctionner dans une situation.
Cette distinction fonde des démarches pédagogiques radicalement différentes
et nous renvoie aux modèles de professionnalité (sous-jacents à nos actions). Nos
observations en classe révèlent que, pour être prêts à répondre en situation aux
obstacles non prévus rencontrés par l’élève, les enseignants sont fréquemment
en position de mettre en œuvre des actions peu rationnalisées qui relèvent plus
d’un « bricolage » au sens noble développé par Levi-Strauss. « Le bricoleur est
apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de
l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’entre elles à l’obtention de matières
premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers
instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les
“moyens du bord” […] 88. »
Cette idée de « s’arranger avec les moyens du bord » correspond bien à la
dynamique des interventions que nous pouvons observer, car les intervenants
sont fréquemment en position de découverte de l’obstacle rencontré par l’appre-
nant dans la réalisation de son travail. Ils sont en situation d’inventer une réponse
contextualisée, ce qui est une compétence essentielle mais peu valorisée dans un
univers qui cherche à fonctionner dans le « tout prévu ». Ils se situent de fait dans
la dimension désignée par Perrenoud sous le terme d’« improvisation réglée89 » :
« improvisation » parce que l’enseignant répond à des questions ou improvise
des situations qu’il n’avait pas prévues ni « réglées ». L’intervention se construit
à partir de schèmes d’actions existants dans l’habitus enseignant.

88. Lévi-Strauss C. (1962), La Pensée sauvage, Paris, Plon, p. 27.


89. Perrenoud P. (1994), « La pratique pédagogique entre l’improvisation réglée et le bricolage »,
in La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’harmattan, p. 21-41.

176
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Schèmes et habitus pédagogiques selon Perrenoud90

Perrenoud s’appuie sur la notion de schème construite par Piaget 91 pour analyser les
pratiques pédagogiques des enseignants. Les schèmes d’action sont « ce qui, dans
une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable d’une situation à
la suivante, autrement dit ce qu’il y a de commun aux diverses répétitions ou appli-
cations de la même action ».
Cette notion de « schème » renvoie aux connaissances-en-acte du sujet, aux éléments
cognitifs qui permettent à son action d’être ajustée au plus près de la situation. Face
à un problème nouveau, l’enseignant est en situation d’« improviser » une solution,
mais cette dernière n’est pas une création en soi, la réponse est élaborée à partir des
schèmes préalablement construits. Par exemple, pour aider un élève dans l’appren-
tissage de la multiplication, il faudra mobiliser des compétences en relation avec
les obstacles et les cheminements didactiques liés à cette notion et des techniques
d’accompagnement qui sont transférables d’une situation à une autre.
C’est ce qui permet aux éducateurs de réagir aux situations, d’inventer des solutions
en contexte en mobilisant des savoir-faire constituant les « gammes » supports des
interventions et qui sont constitutives de l’« habitus professionnel » au sens de
Bourdieu, un « système de dispositions durables et transposables qui, intégrant
toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice
de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de
tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permet-
tant de résoudre les problèmes de même forme92 ».

L’« approximation » assumée ici et l’« improvisation réglée » constituent


en fait des compétences expertes, et les professionnels savent bien qu’aucune
séance ne se passe jamais comme prévu, qu’ils doivent à tout moment construire
des variations sur le thème à partir de leurs gammes, comme dans l’improvisation
musicale. Ce déplacement dans la conception du métier est essentiel, car il rouvre
le jeu, autorise le professionnel à sortir de la pensée magique du contrôle et de la
maîtrise pour accueillir les productions de l’élève et s’y ajuster.
C’est une situation peu confortable d’assumer l’imperfection de chacune des
méthodes, car on n’est jamais sûr de bien faire, mais il faut sortir de l’illusion
sclérosante de l’existence d’une pédagogie parfaite pour penser une pédagogie
plus ouverte, laissant au praticien plus d’initiative, sous réserve qu’il ait construit
dans sa formation des invariants de réponse aux différentes situations que l’on
peut rencontrer et qu’il soit dans l’analyse et la remise en question permanente.

90. Perrenoud P. (1996), « Le travail sur l’habitus dans la formation des enseignants. Analyse des
pratiques et prise de conscience », in L. Paquay, M. Altet, É. Charlier, P. Perrenoud (dir.), Former
des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ? (1996, 3e éd. 2001),
Bruxelles, De Boeck, p. 181-208.
91. Piaget J. (1973), Biologie et connaissance, coll. « Idées », Paris, Gallimard, p. 23-24.
92. Bourdieu P. (1972,) Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, p. 178-179.

177
Construire des situations pour apprendre

Passer de la pensée du « sur-mesure » au « prêt-à-porter adapté » :


personnaliser les apprentissages
La différenciation pédagogique ne peut donc être restreinte à la question de
l’individualisation des apprentissages qui en constitue en fait une des modalités.
De plus, elle n’est pas exempte de dérives comme le montre Étienne93 et risque
notamment de contribuer à isoler les élèves dans des tâches individuelles au
détriment des interactions sociales pourtant nécessaires aux apprentissages.
Dans cette continuité de pensée, Connac théorise une distinction intéressante
entre une « individualisation » renvoyant à des dispositifs d’organisation péda-
gogique techniques prenant en compte les besoins individualisés des apprenants
et une « personnalisation des apprentissages » entendue dans une perspective
éducative plus globale et politique comme « l’ensemble des organisations péda-
gogiques qui considèrent l’élève comme une personne, c’est-à-dire qui recon-
naissent à la fois sa dimension d’individu et le caractère politique de sa condition
humaine94 ».
Nous pouvons lier cette réflexion à celle, complémentaire, de Saujat ou
Goigoux sur la tension entre le « sur-mesure » lié à un transfert de la pensée médi-
cale de l’aide (diagnostic individuel et remédiation adaptée) et le « prêt-à-porter »
comme ajustement et personnalisation dans un cadre collectif. Pour ces auteurs,
la recherche d’une individualisation des situations constitue une impasse, et ils
proposent plutôt de penser une adaptation mesurée des interactions dans un
déroulé didactique « standard » : « Pour continuer à filer la métaphore vestimen-
taire, le prêt-à-porter me semble plus réaliste. Construit sur une diversité standar-
disée de gabarits, il permet de procéder à des groupements d’élèves en prenant
appui sur leurs ressemblances même si, évidemment, tous sont singuliers95. »
La régulation des interactions avec l’enseignant, mais également entre élèves
dans un collectif par les leviers du cadre, des interactions et des ressources,
permet ainsi de manière plus souple de favoriser une différenciation au quotidien
dans les classes. La pensée du « sur-mesure » est en effet un modèle difficilement
généralisable, et les « étayages différenciés » sont constitutifs d’une approche
plus pragmatique élargissant la palette d’intervention au-delà de l’adaptation des
supports et des progressions.
Cela suppose une différenciation pédagogique qui réfléchisse particulière-
ment l’aménagement du milieu, qui pense la question des ressources pour les
élèves, et des régulations des interactions explicitement structurées. Ce travail
peut contribuer dans les actions de formation à « mettre en mots » et à donner

93. Étienne R. (2012), « Préface », in S. Connac, La Personnalisation des apprentissages. Agir face à
l’hétérogénéité à l’école et au collège, Paris, ESF Sciences humaines.
94. Connac S. (2012), La Personnalisation des apprentissages. Agir face à l’hétérogénéité à l’école et
au collège, Paris, ESF Sciences humaines, p. 18.
95. http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2012/04/19042012_RGoigoux.aspx

178
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

ses lettres de noblesse à la « prose de M. Jourdain de la différenciation » non


conscientisée que les collègues mettent en œuvre au quotidien mais qu’ils ont
du mal à percevoir comme une activité relevant légitimement de leur action de
différenciation pédagogique.

Figure 15. Distinction des logiques d’individualisation et de personnalisation

Individualisation Personnalisation

Travailler seul.
Parcours
Adapter la tâche
d'apprentissage
et le support
différencié dans un
à la singularité
collectif
de l'apprenant

« Prêt-à-porter
« Sur mesure »
adapté »

Cette recherche de « personnalisation des apprentissages » implique pour le


pédagogue de ne pas s’intéresser qu’à la construction de contenus sur mesure,
mais à envisager plus particulièrement la différenciation par les ressources et les
interactions dans une classe pensée comme un espace d’apprentissage social
offrant des étayages différenciés.

Des pistes « nouvelles » pour mieux personnaliser


Développer des étayages différenciés
Quand nous travaillons en formation avec des équipes enseignantes, nous
constatons que de nombreuses pistes sous-exploitées dans les classes pour-
raient être mieux investies. En distinction d’une différenciation par le support,
nous pouvons ainsi théoriser l’intérêt d’une différenciation par les étayages
relative à l’aménagement des conditions de la tâche sur un même support. Les
enseignants peuvent alors faire varier trois paramètres d’étayage dénommés
« aide », « consigne » et « outil » : ils permettent de personnaliser les situations,
de prendre en compte les besoins particuliers, sans pour autant chercher à indi-
vidualiser les situations.
Le premier levier de différenciation facile à mettre en œuvre peut être de cher-
cher à faire varier les consignes sur un même support. En effet, pour beaucoup
d’enseignants interrogés, le travail de préparation est un frein à la différenciation
pédagogique par l’individualisation. Dans la perspective d’une différenciation des
consignes, un même support de travail est proposé à tous les élèves, mais selon

179
Construire des situations pour apprendre

leurs besoins et leurs capacités, ils ne sont pas confrontés, de fait, à la même
tâche.
Par exemple, en cycle 3 en éducation prioritaire, en maîtrise de la langue,
l’enseignant peut proposer une tâche classique consistant à ranger les mots
par catégories déterminant/adjectif/nom/préposition/conjonction. Le support
est identique pour tous mais, en revanche, au lieu de donner à tous la même
consigne, quatre consignes différentes à difficulté progressive peuvent être énon-
cées et, selon leur groupe de besoins dans le domaine, les enfants doivent démar-
rer le travail à leur niveau de difficulté. Le fonctionnement est ritualisé et, après
avoir réussi avec la première consigne, les enfants savent qu’ils doivent essayer
la suivante. Cette organisation permet une différenciation souple des niveaux de
tâches tout en mettant les élèves dans une perspective évolutive puisque l’objec-
tif pour tous reste, à terme, d’arriver à réaliser la tâche la plus difficile.
Par ailleurs, pendant la réalisation de l’activité, la possibilité ou non pour
certains enfants d’utiliser des outils d’aide (cahiers, leçons, répertoires, affi-
chages…) pour réaliser la tâche en change la nature. Écrire un texte avec la possi-
bilité de recourir à des outils d’aide orthographique est une tâche plus facile que
de l’écrire avec uniquement ses propres ressources cognitives. Cela suppose que
les outils d’aide disponibles soient présents et institués dans la classe de sorte
que l’on puisse également de manière très souple utiliser ce levier, qui peut être
articulé avec la différenciation par la consigne dès la présentation de la tâche.
Enfin, dans le cadre d’un étayage par l’« aide », la variable est la possibilité
d’être aidé ou non pendant la réalisation de la tâche. Le levier de différenciation
est donc l’intervention d’un tiers « aidant » qui va contribuer à ce que la tâche
puisse être réalisée. Comme nous l’avons vu dans la réflexion sur les étayages
par l’interaction, cette aide peut venir soit d’un adulte (enseignant ou accompa-
gnateur), soit d’un pair dans le cas de l’aide d’un autre enfant dans la perspective
d’un tutorat, et change totalement le niveau de difficulté de la tâche à effectuer.

Figure 16. Leviers pour des étayages différenciés

Consignes

Outils Aide

180
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Cette approche des différenciations a l’intérêt de garder la structure collective


de la classe et du groupe. Elle limite le travail de préparation des enseignants
qui doivent, par contre, penser autrement la construction de leurs supports
en prenant l’habitude de penser des consignes à difficulté progressive et des
ressources en amont afin que les enfants puissent avoir un travail correspondant
à leurs capacités. Dans les préparations, cela suppose de prendre l’habitude de
réfléchir ces différentes dimensions en amont. Par exemple, pour la tâche « écrire
un texte », nous pouvons avoir plusieurs leviers de variation pour aboutir à des
tâches de fait différenciées alors que la classe reste dans une activité collective.

Tableau 19. Exemples d’étayages différenciées sur la tâche « écrire un texte»

Consigne Outils Aide


• Écrire une phrase • Écrire sans aide • Faire seul
• Écrire • Écrire en s’aidant du • Faire la tâche avec
Éléments
un paragraphe répertoire de mots et des l’aide de l’adulte
de variation
• Écrire un texte ressources grammaticales • Faire la tâche
complet • Écrire en s’aidant du avec l’aide d’un
correcteur orthographique autre enfant

La présentation en formation de cette modélisation est généralement bien


accueillie par les collègues qui y perçoivent une approche plus pragmatique, réali-
sable dans leur quotidien, car ce sont en fait des dimensions déjà investies, mais
dans un registre mineur comme une « roue de secours » à certains moments. L’idée
est de chercher à développer ce type de différenciations, à les intégrer aux pratiques
quotidiennes en les systématisant, ce qui suppose d’organiser le fonctionnement
de la classe pour que les aides puissent être facilement mises en œuvre sans gêner
le groupe, que les ressources soient présentes et facilement accessibles.
Travailler en binômes d’enseignants
Une seconde piste d’évolution des pratiques à exploiter peut être la recherche
de situations de travail en binômes pour les enseignants. En effet, nous avons
intégré l’idée que l’enseignement devait reposer sur une relation d’un enseignant
avec une classe, mais d’autres configurations sont possibles et peuvent être inté-
ressantes à développer.
La création de statuts d’enseignants surnuméraires dans certains dispositifs
d’éducation prioritaire permet en effet de développer des situations dans lesquelles
plusieurs enseignants travaillent ensemble dans une même classe, ce qui peut
favoriser l’étayage des apprentissages en démultipliant les possibilités d’accompa-
gnement. Ces pratiques sont également développées dans les collaborations entre
enseignants généralistes et spécialisés, et elles constituent une occasion intéres-
sante de travailler autrement pour faciliter la différenciation pédagogique.

181
Construire des situations pour apprendre

Sur le plan organisationnel, cette situation de travail en binôme va pouvoir


être investie selon différentes modalités recensées par Toullec-Théry (dans
une recherche sur le dispositif « Plus de maîtres que de classe96 » en référence
aux travaux anglo-saxons de Marilyn Friend et Lynne Cook) sur le coenseigne-
ment97. Toullec-Théry distingue les situations d’enseignement en tandem dans
lesquelles les deux intervenants travaillent simultanément avec tout le groupe
dans une symétrie des rôles en prenant éventuellement en charge chacun leur
tour la conduite de l’activité, les situations d’enseignement en ateliers ou en
groupes différenciés dans lesquelles, par exemple, un enseignant peut prendre
la responsabilité de l’ensemble du groupe, tandis que l’autre conduit une activité
spécifique avec un petit groupe de niveau ou de besoin. Trois organisations nous
paraissent particulièrement intéressantes à développer pour favoriser les accom-
pagnements des élèves : un enseignant peut aider pendant que l’autre gère le
groupe, les deux peuvent se mettre en situation d’aider ou un des deux peut être
dégagés de l’intervention pour observer les élèves au travail (voir figure 17, page
suivante).
Ce travail en binôme peut concerner différents statuts d’intervenants. Lorsque
le travail concerne deux enseignants qui interviennent dans le registre de
construction des connaissances ordinaires de la classe, nous parlerons plutôt de
« coenseignement ». Dans les configurations où les deux adultes sont de statut
différent avec chacun sa propre spécificité d’intervention comme dans les colla-
borations entre enseignants généralistes et spécialisés, nous parlerons plutôt de
« co-intervention ».
La diversité des configurations possibles illustre la richesse potentielle de ces
pratiques : garantir des accompagnements plus systématiques dans la zone de
proche développement, travailler plus facilement en groupes de besoin, être en
situation d’observer les élèves sans responsabilité de conduite d’enseignement
pour mieux analyser leur fonctionnement (et leurs difficultés potentielles), sont
autant d’éléments qui vont faciliter les étayages aux apprentissages.
Plus globalement, par la présence de deux adultes dans un même espace, ce
dernier se trouve enrichi dans sa possibilité de répondre au plus près aux besoins
des enfants, et ce type d’organisation est un bon moyen de contribuer à la réin-
ternalisation des aides, d’introduire de la souplesse et des facilités pour conduire
des médiations individualisées ou en petits groupes.

96. Toullec-Théry M., « Quelles incidences sur les apprentissages ont les formats d’intervention des
enseignants quand ils travaillent à deux ? », texte pour le Comité national « Plus de maîtres que
de classes ». Disponible sur : https://cache.media.eduscol.education.fr/file/PDMQDC/08/3/
Annexe2_Note2_416083.pdf
97. http://www.snuipp.fr/IMG/pdf/PDMQDC/plus_de_maitres_que_de_classes.pdf

182
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Figure 17. Exemples de dispositions en coenseignement


d’après Toullec-Théry, Marilyn Friend et Lynne Cook

L’un enseigne,
l’autre aide

Un des intervenants a la responsabilité de


l’enseignement tandis que le second est en position
d’apporter des aides individualisées aux enfants
qui en ont besoin.

Les deux aident

Alors que les élèves sont en situation de travail


individualisé, les deux intervenants conduisent
des aides en parallèle, ce qui permet d’amener
plus d’interactions ou de consacrer plus de temps
à chacun dans des interactions plus longues.

L’un enseigne,
l’autre observe

Cette organisation facilite l’analyse des besoins


des élèves, pour observer leur entrée dans le travail
et les démarches qu’ils emploient. Elle peut être un
outil très intéressant d’évaluation.

Pour avoir pratiqué des co-interventions en tant qu’enseignant spécialisé


pendant de nombreuses années, une autre dimension m’apparaît essentielle,
l’occasion d’offrir des interactions avec différents adultes. Tous les profession-
nels ne conduisent pas leurs interactions de la même manière, et chacun a fait
l’expérience qu’une même notion expliquée par deux personnes différentes peut
être comprise dans un cas, et pas dans l’autre, selon ses modalités d’explication,
d’accompagnement. Par conséquent, offrir la possibilité aux enfants d’avoir des

183
Construire des situations pour apprendre

aidants différents (et pas uniquement des enseignants, mais également des
accompagnateurs auxiliaires par exemple) est un enrichissement intéressant de
l’environnement.
De plus, ces pratiques contribuent à construire des regards partagés sur
les élèves et conduisent les différents intervenants à confronter leurs analyses,
à partager leurs hypothèses sur la situation des enfants et les pistes qui leur
paraissent pertinentes notamment dans le modèle « l’un enseigne, l’autre
observe ». On parle du même enfant vu dans un même contexte, et cette orga-
nisation permet de rompre avec l’isolement du métier tel qu’il est pensé dans la
forme scolaire traditionnelle.
Si on considère ce modèle intéressant, il n’est pas nécessaire d’être dans des
dispositifs particuliers comme le « Plus de maître que de classe » pour chercher
à développer des pratiques de travail en binôme. Quand les effectifs ne sont pas
trop chargés, deux enseignants peuvent à certains moments regrouper volon-
tairement leurs élèves pour certains enseignements afin de bénéficier de cette
dynamique. Dans le secondaire, plutôt que d’externaliser les remédiations, il peut
être possible d’utiliser ces heures d’accompagnements prévus dans le service
des collègues pour venir plutôt intervenir en binôme dans des classes. Mais
cela nécessite en revanche un travail de réflexion sur les manières de travailler
ensemble et une forme de préparation en commun.

La co-intervention entre enseignants spécialisés et généralistes

Les modalités en « coenseignement » correspondent aux besoins et enjeux du renfor-


cement de la différenciation pédagogique en classe en permettant une diversifica-
tion, la conduite d’interactions plus ciblées sur des groupes d’enfants dans le travail
quotidien. Centrées sur des apports didactiques ciblés, elles peuvent permettre aux
enfants d’être mieux accompagnés, de bénéficier de plusieurs démarches et d’être
confrontés à différents adultes.
Cependant, pour les enseignants spécialisés, qui poursuivent des objectifs spéci-
fiques, deux modèles peuvent apparaître plus pertinents pour ne pas glisser dans le
soutien scolaire :
––Dans la prévention, la conduite par l’enseignant spécialisé d’activités collectives
permettant de repérer les registres de difficulté et de mettre le collègue en situation
d’observateur de ses élèves.
––Dans le cadre des aides aux enfants, l’aide individuelle en classe en contractualisa-
tion avec l’enseignant et non en copréparation qui apparaît constituer un modèle trop
chronophage pour être généralisable.

184
Concevoir un espace scolaire « mieux étayant »

Cependant, ces pratiques ont du mal à se développer car, toujours dans


l’imaginaire de la maîtrise caractéristique des tendances actuelles, il est souvent
demandé aux enseignants de copréparer la situation en prévoyant l’ensemble des
éléments qui vont être abordés, ce qui va devenir très vite chronophage. C’est
le cas dans les modèles d’« enseignement en ateliers » ou d’« enseignement en
parallèle », ou d’« enseignement en binôme » où une coordination est effective-
ment nécessaire.
Par contre, un autre mode de structuration, plus pragmatique, peut être de
raisonner non pas en copréparation mais en contractualisation, c’est-à-dire de
fixer ensemble les conditions globales de l’intervention dans une séquence,
les « droits et les devoirs » de chacun en quelque sorte, afin que les situations
puissent être mises en œuvre sans nécessiter systématiquement de rencontres
préalables. Cela fonctionne très bien dans le modèle « l’un enseigne, l’autre
aide » sur du travail individuel, car la responsabilité didactique du contenu est
portée par un des acteurs et celui qui aide a juste besoin d’être informé des objec-
tifs et enjeux et peut se mettre ensuite en situation d’adaptation et ajustement
au plus près des productions des élèves, en travaillant en contexte sur les leviers
de la différenciation.
Comme nous l’avons vu, cette idée d’une intervention non préparée et « sans
filet » est déstabilisante pour de nombreux collègues formés dans l’idée du
contrôle permanent de l’activité, du « tout planifié » et de l’interdit de l’impro-
visation. Pourtant, à l’observation, c’est en fait une compétence essentielle que
l’on retrouve au cœur des pratiques des pédagogies différentes. Au démarrage
d’une séance en travail individualisé ou dans ses situations d’aide non préparées,
l’adulte ne sait pas précisément sur quoi il va être amené à intervenir. Il connaît
les catégories de situations liées au contenu enseigné, les cheminements didac-
tiques usuels, les leviers possibles d’aménagement de la tâche et de l’activité,
mais il construit au fur et à mesure ses interventions en ajustement. C’est une
compétence experte qu’il serait important de conscientiser et d’intégrer à la
vision de la professionnalité en s’y préparant dès la formation initiale.
Comme dans toute pratique collaborative, la place de chacun doit être clai-
rement définie selon les schémas retenus : qui est le référent ? Quels sont les
rôles de chacun ? Qui fait quoi à quel moment ? Pour que la collaboration puisse
se dérouler sereinement, il est particulièrement important de fixer le cadre déon-
tologique et éthique du travail en commun. En effet, ces pratiques impliquent
d’être sous le regard les uns les autres, ce qui n’est pas usuel dans un système où
chacun a appris à exercer un métier où on est « maître chez soi ». Devoir travailler
dans le même espace qu’un autre collègue peut activer une peur d’être jugé pour
des enseignants habitués à travailler seul avec leurs élèves, et pour lesquels les
seuls moments d’observation qu’ils ont vécus se sont joués dans le registre de
l’inspection. Pour éviter les dysfonctionnements, il est important que des règles

185
de confiance réciproques soient établies dans un climat de sérénité : « Chacun a
ses pratiques et je n’ai pas le droit de parler de ce que j’ai vu dans tes pratiques
pour les critiquer… (Sauf mise en cause de la sécurité physique et affective des
enfants). »
Quand le cadre est assez clair, ces fonctionnements peuvent être très riches. Ils
facilitent la diversification et permettent effectivement de sortir de l’isolement, de
penser à plusieurs, ce qui constitue un étayage également pour les enseignants.
4
Élargir la focale
pour des pratiques pédagogiques
renouvelées

Construire un environnement de travail explicite,


bienveillant et autonomisant
Les dimensions permettant de faire évoluer le milieu d’apprentissage des
enfants sont nombreuses et nous en avons déjà évoqué plusieurs. Dans le
registre de la différenciation pédagogique quotidienne, nous souhaitons dévelop-
per plus particulièrement quatre dimensions sur lesquelles l’éducateur praticien
peut faire évoluer ses pratiques : repenser les formes de l’évaluation pour la
mettre au service des apprentissages, conscientiser ses interventions dans les
interactions avec les enfants, favoriser la conceptualisation des enfants et clarifier
le contrat pédagogique.

Repenser l’évaluation

« Les erreurs fraîches rendent compte de quelque chose que l’enfant a compris à la place
d’autre chose et généralement avec des raisons ; raisons qui généralement échappent
à la rationalité de l’enseignant, et qu’il est utile voire passionnant de découvrir.1 »

Nous avons vu que les pratiques évaluatives pouvaient être sources de diffi-
culté dans la construction d’un rapport au stress, à l’erreur. C’est un constat para-
doxal, car, comme le rappellent Meirieu, ou Reboul, l’école a été historiquement
créée pour être un lieu de simulation affranchi de la « vraie vie » permettant l’er-
reur. Jacquard a très bien résumé ce rapport de principe entre l’école et l’erreur :
« Il est de la nature même de l’école d’être le lieu de l’erreur possible, le lieu
de l’erreur bénéfique, le lieu où il faut se tromper et comprendre ses erreurs pour
ne plus se tromper quand on sort de l’école. »
Ainsi, la place accordée à l’erreur est un révélateur des pratiques pédago-
giques et s’inscrit dans une perspective sociétale, culturelle associée à la forme

1. Baruk S. (2003), Compte pour petits et grands, volume 2, Paris, Magnard, p. 21.

187
Construire des situations pour apprendre

scolaire. Dans les approches informelles, l’erreur fait partie du processus même
d’apprentissage. En effet, apprendre, c’est se mettre en danger, et cela suppose
d’accepter de prendre le risque de se tromper et de tirer leçon de ses erreurs
pour réadapter ses réponses à la situation. L’apprentissage implique ainsi une
mise en déséquilibre qui peut être source de difficultés et une réorganisation.
Par conséquent, apprendre, c’est changer : à travers l’apprentissage, l’individu se
transforme et devient « quelqu’un d’autre » ne pouvant revenir à l’état antérieur.
C’est donc un changement qui peut faire l’objet de résistances et être source
de déstabilisation, mais implique des phases dans lesquelles on se trompe :
personne n’a appris à marcher ou à parler du premier coup, et il n’y a rien de plus
normal que de faire des erreurs. Pourquoi prend-elle un statut particulier et est-
elle surinvestie dans le contexte scolaire ?
Astolfi2 montre que selon les approches de l’apprentissage, le statut de
l’erreur est différent. Dans les entrées traditionnelles transmissives, elle est une
faute et doit être évitée. L’étude des bulletins scolaires au collège illustre cette
tendance à analyser la difficulté par des causes externes, relatives à l’élève qui
témoignent des catégories d’explication de sens commun. Dans le modèle du
conditionnement, elle est appréhendée comme un « bug » et devrait en principe
être évitée mais, dans la perspective socioconstructiviste qui est la nôtre, elle est
à prendre en considération comme une information sur l’état des conceptions et
des processus mis en œuvre par le sujet, l’indice d’une intelligence en construc-
tion comme l’indique Brousseau dans une perspective bachelardienne : « L’erreur
n’est pas seulement l’effet de l’ignorance, de l’incertitude, du hasard [...], mais
l’effet d’une connaissance antérieure qui avait son intérêt, ses succès, mais qui,
maintenant, se révèle fausse, ou simplement inadaptée3. »
L’enjeu pour le système éducatif est d’être en mesure de changer le « statut de
l’erreur » pour qu’elle soit un élément constitutif de la démarche même d’appren-
tissage et qu’elle puisse devenir un « outil pour enseigner4 ». Cela renvoie à une
vieille conception philosophique si l’on se réfère à cette maxime généralement
attribuée à Confucius : « Vous devez apprendre des erreurs des autres. Vous
n’aurez jamais assez de temps pour les faire toutes vous-même. »
Ainsi, les travaux de la psychologie neurocognitive en rapport aux émotions,
que nous avons précédemment évoqués, mettent en évidence l’impact négatif
du stress sur la production de performances. Cette notion est donc à considérer
dans ses impacts affectifs sur la mobilisation et démobilisation des élèves. Favre
précise ainsi que « l’efficacité de l’espace réservé à l’apprentissage dépend alors

2. Astolfi J.-P. (1992), L’École pour apprendre. L’élève face aux savoirs, Paris, ESF Sciences
humaines.
3. Brousseau G. (1998), Théories des situations didactiques, Grenoble, La pensée sauvage.
4. Astolfi J.-P. (1997), L’Erreur, un outil pour enseigner, Paris, ESF Sciences humaines.

188
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

de la relation affective que l’apprenant entretient avec ses erreurs et, par consé-
quent, avec ses savoirs5. […] Le processus de maturation peut être entravé si les
erreurs commises par l’apprenant sont assimilées au registre de faute (et donc
du mal) et si son auteur est considéré comme “mauvais”. Les élèves considérés
comme mauvais ne vont même plus se confronter aux apprentissages6. »
A contrario, ces travaux mettent également en évidence un « cercle vertueux »
de mobilisation et de motivation à travers la satisfaction endogène de la réussite
de la tâche. Cela nous invite à repenser l’évaluation dans une empathie positive
qui favorise les réussites et dédramatise la difficulté. L’enjeu pour le pédagogue
est d’être en capacité d’accueillir l’erreur comme l’indice d’une forme d’intelli-
gence. Parfois elle peut nous paraître absurde, mais elle est à interroger dans ce
qu’elle nous donne à voir de l’état de la pensée, des conceptions de l’élève.
Par exemple sur un travail de mathématiques, lorsqu’un élève n’utilise pas
la bonne opération, il est important de repenser aux travaux de Baruk sur l’âge
du capitaine et de se demander quel sens la situation a pour lui. L’état de ses
connaissances en mathématiques peut être un élément d’explication, mais égale-
ment nous devons nous demander s’il n’est pas en difficulté dans son passage
entre des connaissances abstraites et un usage concret ou encore s’il ne fait pas
que s’acquitter de son métier d’élève tel que lui le perçoit, c’est-à-dire « faire pour
faire » sans enjeu d’apprentissage.
Entrer par la question de l’erreur nous conduit inévitablement à interroger les
formes d’évaluation des apprentissages. Alors que le débat social porte essentiel-
lement sur les modalités de l’évaluation, il nous semble nécessaire de déplacer
le questionnement pour penser plus globalement la place de l’évaluation dans
le processus d’apprentissage, de sortir de la focale de la mesure des effets
d’apprentissage (nécessaire mais non suffisante) pour envisager « l’évaluation au
service des apprentissages ».
Pour structurer cette réflexion, nous pouvons nous appuyer sur les travaux
de sciences de l’éducation nombreux sur cette question de l’évaluation. Selon
Deketele et Roegiers, évaluer peut être défini comme « confronter un ensemble
d’informations à un ensemble de critères en vue de prendre en décision7 ».
Hadji8 développe l’idée que toute évaluation se singularise, notamment, par
son ancrage théorique, sa finalité, sa démarche. Cette notion peut être réfléchie
à plusieurs niveaux du système éducatif : dans le registre des évaluations institu-
tionnelles ou dans le registre des apprentissages.

5. Favre D. (1999), Cessons de démotiver les élèves (2e édition, 2015), Paris, Dunod, p. 49.
6. Ibid., p. 52.
7. Cité dans Cardinet J. (2005), « Évaluation », in Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de
la formation, Paris, Retz, p. 391-394.
8. Hadji C. (1997), L’Évaluation démystifiée, Paris, ESF Sciences humaines.

189
Construire des situations pour apprendre

Pour penser les pratiques pédagogiques, ce sont les travaux liés à ce second
registre qui nous intéressent plus particulièrement, et nous pouvons constater
l’existence de démarches très différentes. Se dégagent ainsi différents para-
digmes de l’évaluation dont certains travaillent spécifiquement le registre péda-
gogique et didactique.

Tableau 20. Paradigmes de l’évaluation selon De Ketele9

L’évaluation est ici conçue dans sa dimension pragmatique,


imposée par les conditions matérielles et temporelles de
Le paradigme
l’enseignement. L’évaluation, très personnalisée et tout entière
de l’intuition
articulée autour de la note, revêt avant tout une fonction de gestion
pragmatique
sociale, avant même celle de certification. L’aspect prédominant
de l’évaluation est celui de l’évaluation sommative.

Ce paradigme s’articule autour de la notion centrale des


Le paradigme objectifs d’apprentissage, définis par l’enseignant en accord
de l’évaluation avec les programmes. Ceux-ci déterminent ensuite la situation
centrée sur d’apprentissage et la forme de l’évaluation (épreuves, tests,
les objectifs évaluation critériée). De ce fait, l’évaluation revient uniquement
à confronter les performances finales au regard des objectifs fixés
en début d’apprentissage.

Cette évaluation formative, menée en cours d’apprentissage et


centrée sur l’élève, va se dérouler en trois étapes : recueillir des
Le paradigme
informations permettant de situer les réussites et les difficultés
de l’évaluation
de l’élève ; identifier, par l’analyse de ces informations, les facteurs
formative dans
à l’origine des difficultés rencontrées ; réorienter les activités
un enseignement
d’apprentissage en prenant en compte cette analyse, avec pour
différencié
finalité de permettre à l’élève de surmonter ses difficultés.
L’évaluation formative ainsi définie, même axée sur l’élève,
vise une régulation externe de l’apprentissage.

Ce paradigme se réfère à une pédagogie de l’intégration construite


Le modèle en opposition à une pédagogie du « saucissonnage » des
de l’évaluation apprentissages, autour d’objectifs d’intégration. La rupture porte
au service sur les objets d’apprentissage structurés en compétences. Elle
d’une pédagogie s’appuie sur l’idée de la compétence comme activité complexe, et
de l’intégration sur la complexité des situations, telle que l’élève y sera confronté
dans sa vie sociale. La démarche reprend les trois temps : sommatif/
formatif/certificatif.

Le paradigme Ce paradigme prend comme postulat que l’évaluation est avant tout
de l’évaluation un processus de régulation des apprentissages soit en système
comme processus fermé comme un « contrôle de qualité » des apprentissages soit en
de régulation système ouvert pour privilégier plutôt la « recherche de sens ».

9. De Ketele J.-M. (1993), « L’évaluation conjuguée en paradigmes », Revue française de pédagogie,


103(1), p. 59-80.

190
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Plusieurs de ces paradigmes sont particulièrement présents aujourd’hui


dans les pratiques enseignantes : le premier est celui de l’intuition pragmatique
centrée sur la note comme évaluation sommative pour laquelle Perrenoud utilise
l’expression très parlante de « jugement dernier10 ». De Ketele montre que les
fonctions de cette approche de l’évaluation sont ambiguës et qu’elle ne sert pas
seulement à certifier des acquisitions, mais joue aussi un rôle important dans la
régulation sociale de la classe dans l’approche traditionnelle par le pouvoir de
sanction et de motivation de la note. Ce constat est intéressant car, en fait, modi-
fier les formes de l’évaluation, a pour conséquence de changer les relations de
pouvoir dans la classe, car la note est également pour de nombreux enseignants
un moyen de pression, de contrôle sur les élèves dans un chantage implicite
(ou explicite).
Le second paradigme utilisé par les enseignants est celui de l’« évaluation
centrée sur les objectifs » porté par les espaces de formation qui conduit les
enseignants à structurer leurs séquences d’enseignement en fonction d’objectifs
précis et prédéterminés supports de l’évaluation. Il s’est enrichi des apports du
courant lié à l’évaluation formative pour aboutir à une trilogie devenue un lieu
commun de la formation :
• L’évaluation diagnostique, située en début d’apprentissage, doit permettre
de faire le point sur les connaissances et compétences maîtrisées par
l’élève et nécessaires à l’apprentissage établi.
• L’évaluation formative se pratique en cours d’apprentissage et doit infor-
mer l’enseignant sur le cheminement de l’élève dans les apprentissages,
permettre l’introduction de rétroactions ou d’adaptations pour atteindre
l’objectif souhaité.
• L’évaluation sommative est ensuite proposée à la fin de l’apprentissage et
doit permettre de contrôler l’atteinte ou non de cet objectif.
Ce modèle centré sur les objectifs est aujourd’hui remplacé dans les prescrip-
tions par l’approche par compétences venant de la pédagogie de l’intégration
sans que les enseignants comprennent vraiment l’intérêt et la plus-value de ces
changements. La mise en œuvre d’une évaluation par compétences se heurte
à des malentendus sur la notion même. Si l’on suit toujours Perrenoud, « une
compétence se manifeste dans l’action, comme mise en œuvre de ressources
cognitives diverses (savoirs, savoir-faire, schèmes de pensée, information,
normes, valeurs, attitudes) pour prendre une décision, résoudre un problème,
conduire une action dans une situation complexe11 ».

10. Perrenoud P. (2001), « Évaluation formative et évaluation certificative : postures contradictoires


ou complémentaires ? », Formation professionnelle suisse, no 4, p. 25-28 (p. 25).
11. Ibid.

191
Construire des situations pour apprendre

Par définition l’évaluation sommative se situe donc dans une logique fonc-
tionnelle contrairement à la logique de l’évaluation de connaissances qui peut
être non fonctionnelle et qui se construit en découpant les savoirs, savoir-faire
en unités parcellaires qui peuvent aboutir effectivement à un « saucissonnage »
des éléments. Elle implique donc de construire des outils permettant de vérifier
la capacité à utiliser en action des connaissances dans une situation complexe.
L’approche par compétences devrait être pensée dans une entrée alternative, une
autre manière d’envisager les apprentissages, leur sens et les évaluations, car
évaluer par compétences nécessite d’enseigner par compétences.
En revanche, l’idée d’une évaluation pensée comme régulation interne est peu
présente, et il serait intéressant de la réfléchir plus avant dans les pratiques. En
effet, l’évaluation formative est pensée essentiellement comme étant une évalua-
tion externe par l’enseignant pour réguler la situation d’apprentissage, mais elle
peut également être une évaluation au service de l’apprenant. L’évaluation peut
alors devenir formatrice en permettant une régulation interne de l’apprentissage
comme l’explicite Nunziati : « Nous dirons que l’appropriation par les élèves des
critères des enseignants, de même que l’autogestion des erreurs et la maîtrise
des outils d’anticipation et de planification de l’action s’imposèrent très vite
comme des objectifs prioritaires. L’apprentissage de l’autoévaluation prenait
alors une importance particulière12. »
Ce déplacement vers l’appropriation des enjeux de l’apprentissage visé par
l’élève lui-même constitue une rupture importante et potentiellement féconde.
Nous pouvons, sur ce point, nous appuyer sur la taxonomie de Bloom (1956)
relative aux apprentissages de type cognitif situant l’évaluation comme une
compétence complexe. Elle est construite sur l’idée que les opérations cognitives
peuvent être catégorisées en niveaux de complexité croissante. La capacité d’éva-
luer constitue le plus haut niveau de cette taxonomie cognitive, car elle implique
pour l’apprenant d’être en capacité « de détenir les informations nécessaires, de
les comprendre, de les appliquer, de les analyser, de les synthétiser, pour finale-
ment les évaluer13. »

12. Nunziati G. (1990), « Pour construire un dispositif d’évaluation formatrice », Cahiers pédago-
giques, no 280, p. 47-64 (p. 48).
13. Eisner W. E. (2000), « Benjamin Bloom », Perspectives. Revue trimestrielle d’éducation compa-
rée, volume 30, no 3, p. 437-446.

192
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Tableau 21. Différents niveaux de la taxonomie de Bloom

1 CONNAISSANCE Retenir des connaissances et pouvoir les restituer.


S’approprier les connaissances en en saisissant la signification
2 COMPRÉHENSION
et en les interprétant.
Pouvoir appliquer un principe, réutiliser des méthodes,
3 APPLICATION
des connaissances dans des situations nouvelles.
Savoir distinguer, identifier les éléments d’un tout, les classer
4 ANALYSE
et les mettre en relation.
Être en capacité de construire des généralisations à partir
5 SYNTHÈSE de l’analyse d’éléments et en mettant en rapport des
connaissances issues de plusieurs domaines.
Savoir estimer, critiquer une production à partir de critères
6 ÉVALUATION
que l’on s’est construits.

Révisée par Krathwohl qui y ajoute la créativité, la taxonomie de Bloom invite


à distinguer différents niveaux de complexité permettant à la fois d’analyser les
activités et de concevoir des actions, et vient renforcer l’idée que développer des
compétences évaluatives chez les élèves serait une piste pédagogique intéres-
sante pour les aider à apprendre. Dans la perspective « formatrice » l’élève n’est
plus dépendant de l’évaluation externe de son action par l’enseignant, mais est
incité à élaborer lui-même les critères de l’évaluation considérant que s’il est en
capacité de repérer les critères de réussite de la tâche, il est en fait en situation
de s’en approprier les déterminants et donc d’apprendre.
Ces réflexions nous permettent de distinguer trois « familles » de situations
évaluatives qui relèvent de dynamiques différentes et que les enseignants
devraient pouvoir utiliser en connaissance de cause.
La première, la plus utilisée relève d’une « évaluation photographie » et
consiste à mettre en place des moments évaluatifs spécifiques pour disposer
d’un bilan « état des lieux » des acquisitions, des connaissances et compétences.
Elle peut être diagnostique ou certificative selon le positionnement dans les
séquences et porter sur des objets différenciés, mais sa logique reste de mesurer
une performance.
La deuxième relève de l’évaluation formative en cherchant à intégrer l’évalua-
tion dans la dynamique de l’apprentissage lui-même par un retour d’information
à l’apprenant au cours du processus ou une demande de positionnement de
l’apprenant sur ses propres productions.
Enfin, l’évaluation formatrice, telle que nous l’entendons, est pensée comme
un moyen de l’apprentissage lui-même, car elle vise à mettre le sujet en position
de construire lui-même les critères de l’évaluation et de la conduire dans une

193
Construire des situations pour apprendre

dynamique autoévaluative. Comme l’indique Nunziati14, ces deux types d’éva-


luation se distinguent plus par les objectifs qu’elles servent que par leurs outils.

Tableau 22. Familles d’évaluation selon leurs visées

Évaluation sommative Évaluation Évaluation


« photographie » ou bilan formative formatrice

Faire le point des Faire le point des Utiliser la dynamique de


acquisitions en amont acquisitions de l’évaluation par l’élève
Principe

(diagnostique) ou en aval l’apprenant avec lui et lui-même dans le cadre


(finale ou certificative) intégrer cette information de ses apprentissages
à sa dynamique de travail

MESURE, RÉGULATION (pour COMPRÉHENSION


Dynamique

CONTRÔLE DE l’enseignant, pour (pour l’apprenant)


PERFORMANCES l’apprenant)

Tests Utilisation par les élèves Coconstruction des


Exemple

Contrôles de de grilles d’autoévaluation évaluations avec


connaissances avec des critères explicites les élèves
et de compétences proposés par l’enseignant

Pensée comme formatrice, l’évaluation peut constituer un étayage important


si elle permet de clarifier les buts d’apprentissage, d’expliciter les attendus et de
faire évoluer les rapports à l’apprendre. Malgré l’ancienneté de la réflexion, l’idée
même d’une évaluation plutôt formatrice apparaît comme une vision minoritaire
et peu développée dans les pratiques effectives.
En effet, les débats scolaires sur l’évaluation portent essentiellement sur ses
formes (mettre des notes ou non) ou son objet (objectifs de connaissances ou
de compétences), mais beaucoup plus rarement sur sa fonction. Par exemple,
l’attention sociale est focalisée sur la question des notes, et il est vrai que ce
dispositif d’évaluation comporte de nombreux défauts, mais c’est un problème
secondaire (et du secondaire), car on peut très bien utiliser une approche par
compétences dans une perspective exclusivement sommative et ne changer que
marginalement les pratiques. C’est ce que l’on peut observer dans les réformes
actuelles. Alors que pour évaluer par compétences, il faudrait préalablement
penser l’enseignement par compétences (dans une logique de tâches complexes
et d’objectifs noyaux), beaucoup d’enseignants peu formés aux subtilités des

14. Nunziati G. (1990), « Pour construire un dispositif d’évaluation formatrice », Cahiers pédago-
giques, no 280, p. 47-64.

194
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

différentes approches continuent en fait à construire leurs enseignements par


notions disciplinaires et à évaluer « comme avant » en rattachant simplement a
posteriori les résultats des élèves au référentiel de compétences attendus.
Cela leur fait beaucoup plus de travail mais ne change rien à la dynamique
pédagogique, et même les éducateurs qui investissent réellement l’enseigne-
ment par situations complexes peuvent très bien maintenir totalement les formes
d’évaluation externalisées liées à l’optique de contrôle sans permettre vraiment
à l’élève de rentrer dans la logique formative. Ce n’est pas sans enjeux pour les
professionnels qui de fait enseignent autrement, mais cela ne constitue pas une
rupture radicale dans le rapport des élèves à l’évaluation. A contrario, il y a des
usages du cotage par échelle (note) qui peuvent s’inscrire dans une perspective
formative si les enjeux de performance et de concurrence sont dédramatisés.
L’enjeu est plutôt de réfléchir le rôle que l’on fait jouer à l’évaluation, pour
permettre d’intégrer l’élève à la compréhension de ce qui lui reste à apprendre,
en sortant d’un modèle où elle est vécue comme extérieure et arbitraire. Le statut
donné à la « correction » dans les pratiques est très révélateur sur ce point. Dans
les classes traditionnelles, elle est rarement perçue par les élèves comme un
moment où on apprend. C’est le moment où « on sait si on a bon ou faux », mais
il pourrait – devrait – être une occasion de prendre conscience de ce que l’on sait
faire, de ce que l’on ne sait pas faire, de se questionner sur pourquoi on n’a pas
compris et sur ce qu’il reste à apprendre.
Appréhendée ainsi, l’évaluation est au service de la compréhension et des
apprentissages, au cœur du processus. Nous avons là encore un changement de
regard, un déplacement de conception à opérer. Pourtant dans les diverses forma-
tions dans lesquelles je peux intervenir, je constate que le regard sur l’évaluation
portée par les enseignants reste massivement du côté de la mesure, du contrôle
de performance en extériorité dans des enjeux de certification et d’orientation (et
implicitement dans certains cas du pouvoir sur le groupe).
L’évaluation doit être remise à sa « juste place », un moyen de rendre compte
des évolutions d’apprentissage et des progrès sans dramatisation excessive de
ses enjeux. Cela est à associer avec une logique d’équité et non d’égalitarisme
dans l’évaluation, sinon nous courrons le risque que ce soit l’outil d’évaluation
qui détermine la réussite et non les compétences en elles-mêmes comme l’illustre
bien cette citation attribuée à Einstein : « Tout le monde est un génie. Mais si vous
jugez un poisson rouge sur sa capacité à grimper aux arbres, il passera sa vie
entière persuadée qu’il est totalement stupide. »

195
Construire des situations pour apprendre

L’évaluation pour l’enseignant


Le déplacement que nous proposons porte donc sur la fonction et les modali-
tés de l’évaluation dans la modélisation pédagogique. Accompagner au plus près
des besoins implique de penser l’évaluation non seulement dans sa dimension de
production de performance, mais également dans les registres des stratégies et
manières de faire. Quatre dimensions devraient pouvoir faire l’objet de construc-
tion d’outils pour les professionnels : la mesure des performances, mais aussi la
mesure des progrès dans la perspective de rendre compte de la dynamique des
élèves, la compréhension des stratégies et méthodes utilisées par les apprenants
et l’analyse des dimensions psychoaffectives liées à la situation d’apprentissage.

Figure 18. Dimensions à évaluer dans les apprentissages

Identification
Contrôle des
des stratégies
performances
et méthodes
et des
utilisées par
compétences
les apprenants

Analyse des
dimensions
Mesure psychoaffectives
des progrès liées à
la situation
d'apprentissage

Une telle schématisation permet de montrer que le système scolaire a


construit essentiellement des techniques et outils de mesure des performances
et que les autres dimensions sont sous-estimées dans les enjeux de formation.
Ce constat peut sans doute s’expliquer par la prédominance dans la pensée de
l’évaluation de la perspective d’une pédagogie par objectifs héritée du béhavio-
risme se centrant sur la mesure d’observables, mais nous ne pouvons pas nous
en contenter. Les enseignants doivent donc pouvoir se construire des outils pour
analyser ces différentes dimensions
Du côté de la mesure, les outils sont nombreux et très élaborés, car ces
pratiques font partie de la culture enseignante usuelle. En complément du précé-
dent développement, nous pouvons cependant noter que tous les outils ne se
valent pas et que la question « Qu’est-ce qu’on mesure ? » reste fondamentale.
Les travaux de docimologie ont ainsi démontré de longue date que l’acte évalua-
tif était sujet à de nombreux biais limitant son objectivité : fidélité de la note

196
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

(stabilité de la notation avec différents évaluateurs), validité (correspondance


entre ce qui est évalué et ce qui est censé être travaillé).
Plus récemment, loin d’une objectivation réelle des compétences des élèves,
Antibi15 a pu montrer qu’en milieu scolaire la notation s’effectue inconsciemment
souvent dans une distribution statistique en trois tiers (bons, moyens, forts), les
enseignants répartissant les notes en fonction de leurs représentations impli-
cites. En effet, par le recours à des notions de statistiques, il développe l’idée
que la situation de notation en classe ne relève pas d’un phénomène naturel,
contrairement à une répartition de poids et de taille, et qu’il n’y a aucune raison
que les notes soient statistiquement réparties de cette manière dans une classe,
contrairement à une idée reçue. Il interprète cette situation par l’intégration par
les enseignants du phénomène de « constante macabre ». La crédibilité d’une
évaluation dans le système scolaire actuel serait en relation avec la nécessité
pour l’évaluateur d’attribuer un certain nombre de mauvaises notes indépendam-
ment du caractère qualitatif réel des productions des élèves. C’est ce constat qui
conduit Antibi à proposer de substituer à la logique d’évaluation actuelle, qui
serait en fait un concours déguisé, une évaluation par contrat de confiance repo-
sant sur des critères explicites et visant une « pédagogie de la réussite ». Pour
ce faire, il faudrait modifier la manière dont sont évalués les élèves en explicitant
clairement sur quoi ils le seront, tout en mettant en œuvre des pré-contrôles.
D’autre part, même si nous ne l’avons pas posé comme central dans notre
réflexion, le débat que nous avons précédemment évoqué entre approches par
objectifs disciplinaires et approche par compétences reste important à envisager,
car la question de la mesure ne joue pas du tout de la même manière. Une compé-
tence est un savoir en acte et se concrétise dans une production ou s’observe
dans un « savoir-faire ». Cela joue considérablement sur les modalités d’évalua-
tion qui ne peuvent plus être pensées dans le registre du contrôle scolaire.
Sur ce point, nous pouvons également distinguer les différentes postures
que l’enseignant va pouvoir prendre dans l’acte évaluatif. Jorro16 distingue quatre
postures qui renvoient à des approches différentes et complémentaires du rôle
évaluatif : l’évaluateur-contrôleur, l’évaluateur-pisteur-talonneur, l’évaluateur-
conseiller et l’évaluateur consultant : « En tant que contrôleur, il mesure, vérifie
si les acquisitions sont faites et renvoie les informations à l’élève, sereinement.
Dans sa posture de pisteur-talonneur, il découpe le savoir en unités et recourt à
toute une technologie éducative. Comme conseiller, il intervient à la demande de
l’élève qui bute sur une démarche, ne comprend pas une consigne, mais il résiste

15. Antibi A. (2003), La Constante macabre ou comment a-t-on découragé des générations d’élèves ?,
s.l., Math’Adore.
16. Jorro A (2000), L’Enseignant et l’évaluation. Des gestes évaluatifs en question, Bruxelles,
De Boeck, p. 33-42.

197
Construire des situations pour apprendre

à certaines demandes pour aider l’élève à grandir. Enfin, sa position de consultant


s’adresse plutôt au décrocheur, à qui il cherche à faire comprendre que l’école est
un lieu où il peut gagner quelque chose, ne pas perdre son temps17. »
Pour Jorro, l’enseignant doit pouvoir s’appuyer sur ces différentes postures
afin de devenir un « ami critique » qui peut allier la bienveillance (du regard, de
l’écoute, de la parole) à l’exigence. Cette expression est très intéressante pour
incarner une posture évaluative ancrée dans les valeurs d’éducabilité, dans la
suspension du jugement, tout en cherchant par respect de l’élève à objectiver sa
situation dans les apprentissages. Ces déplacements conduisent donc les profes-
sionnels à devoir contrôler différemment les performances et les compétences,
ce qui passe par l’intégration à la « boîte à outils » professionnelle de nouvelles
procédures de travail. En effet, nous sommes habitués à penser l’évaluation dans
le cadre de moments spécifiques dédiés, mais si l’on suit notre raisonnement,
elle est à réintégrer dans la quotidienneté du processus d’apprentissage et peut
passer par l’observation des productions et des attitudes des apprenants.
Dans beaucoup d’espaces professionnels des métiers de l’interaction humaine,
l’observation est reconnue comme une technique d’évaluation à part entière.
Alors que les enseignants passent leurs journées avec les élèves, à les voir faire,
réussir et se tromper, et recueillent des informations implicites qui les aident à
construire leur ressenti, à réguler leurs pratiques, rares sont ceux à considérer
cette pratique comme relevant de leur travail évaluatif.
Ce constat questionne la place de l’observation comme démarche d’évaluation
pour les enseignants et la construction d’outils en vue de l’utiliser comme tech-
nique évaluative. Dans leurs tests, les psychologues savent bien que le résultat
est une chose, mais que, pour l’expliquer, il y a des éléments auxquels nous ne
pouvons accéder que par l’observation in situ de la réalisation de la tâche. Dans
l’aide aux élèves, le plus important est d’être présent au moment de son travail
pour analyser les stratégies et les erreurs, formuler des hypothèses, produire des
modèles d’interprétation offrant un levier pour penser l’action pédagogique. Par
conséquent, en complément de la mesure de performance, l’observation est une
technique très importante à développer pour évaluer les élèves.
Apprendre à observer les élèves à partir de critères, observer les différentes
dimensions des apprentissages sont autant d’informations qui nous permettront
d’intervenir au plus fin, au plus juste de l’activité. Cela inclut tout particulièrement
de prêter attention aux conditions de l’engagement dans le travail, aux manières
de résoudre les situations-problèmes, de construire les relations aux autres. C’est
également constater de facto les résultats de l’activité en termes d’atteinte des
buts fixés. Cela permet d’élargir la focale de ce qu’on évalue pour accéder aux

17. Jorro A. (2009), « Devenir ami critique », Entrée libre, no 38. Disponible sur : http://www.
entrees-libres.be/n38_pdf/jorro.pdf

198
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

dimensions que nous avons évoquées dans les visées des étayages : les straté-
gies et méthodes utilisées par les élèves et les dimensions psychoaffectives des
apprentissages. Sur le plan psychoaffectif, nous pouvons intégrer à nos grilles
d’analyse la manière dont les enfants se comportent face aux situations : est-ce
que cela produit de l’angoisse chez eux ou au contraire sont-ils en confiance ?
Donnent-ils des signes d’assurance, d’hésitation ? Nous sommes ici dans une
approche quasiment clinique de la situation de l’élève qui participe également de
l’évaluation, cette approche est essentielle pour pouvoir interpréter, contextuali-
ser les productions.
Nous pouvons proposer une grille pour instrumenter ce regard, en cherchant à
certains moments à s’arrêter plus précisément sur le cas d’un élève pour « obser-
ver » les dimensions suivantes :

Figure 19. Exemple de fiche d’observation pour l’enseignant

Travail à effectuer :
Analyse/
………………………… Observations Pistes
Hypothèses
………………………

Production de l’enfant

Compréhension de la
tâche et de la consigne

Obstacle didactique

Démarches mobilisées
(déductives/inductives/
tâtonnement essai
erreur, tâtonnement
expérimental)

Engagement et
mobilisation sur le travail
individuel (mise au
travail, étapes de l’action)
et autonomie

Mobilisation dans le
travail collectif (attention,
participation, prise
en compte des
explications des autres)

État affectif
face à la difficulté

199
Construire des situations pour apprendre

Ces types d’outils ne peuvent pas être utilisés au quotidien dans la conduite
de classe, mais il est intéressant de les mobiliser à des moments particuliers
comme les aides en groupes restreints. Les situations de coenseignement et de
co-intervention sont particulièrement propices à ce type de pratiques, l’impor-
tant étant de prendre l’habitude d’observer ces dimensions, de s’approprier les
critères pour ensuite les faire fonctionner en « toile de fond » dans l’analyse quoti-
dienne informelle de la classe.
D’autres outils complémentaires liés à l’analyse de l’erreur peuvent ensuite
être mobilisés pour penser les pistes d’action afin d’étayer les apprentissages des
élèves. Pour ce faire, nous pouvons nous appuyer sur la catégorisation, très riche,
des registres d’erreur élaborée par Astolfi18 qui renvoie à différentes dimensions
potentiellement sources de difficultés et peut nous aider dans la construction de
démarches pédagogiques pour ne pas oublier d’aller observer ces dimensions et
afin de réguler les actions.

Tableau 23. Catégories d’erreur d’après Astolfi

Dimension Pistes pédagogiques

Erreurs relevant de la compréhension Consignes parfois trop à l’oral ou implicite,


des consignes (attention et renvoi au sens. Écrire les consignes.
compréhension). Passer du temps à expliquer/ritualiser.

Repréciser le contrat pédagogique et la place


Erreurs résultant d’habitudes
de l’erreur dans celui-ci.
scolaires ou d’un mauvais décodage
Un climat d’apprentissage à construire dans
des attentes. (malentendus scolaires).
un temps long.

Erreurs témoignant des conceptions Clarifier le langage secondarisé/lien avec


alternatives des élèves (visions le langage commun.
fausses, conceptions premières Reconstruire les concepts sous-jacents.
erronées).

Erreurs liées aux opérations Repréciser les concepts. Vérifier qu’ils connaissent
intellectuelles impliquées (notions les notions…, langage secondarisé.
et concepts, stratégies).

Erreurs portant sur les démarches Entraînement/répétition.


adoptées (production, technique). Clarification des déroulés et pratiques.

Importance de créer un climat accueillant


Erreurs dues à une surcharge positivement l’erreur et dédramatisant les enjeux.
cognitive et/ou état émotionnel Pour l’élève : savoir lâcher prise dans les « instants
(disponibilité). critiques »/pour l’enseignant : donner du temps/
suspendre les enjeux momentanément.

18. Astolfi J.-P. (1997), L’erreur, un outil pour enseigner, Paris, ESF Sciences humaines.

200
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Enfin, un point particulièrement important serait de se doter d’outils pour


évaluer les évolutions et les progrès. C’est une question cruciale tout particuliè-
rement pour les élèves en difficulté scolaire qui, alors même qu’ils progressent de
fait dans leurs apprentissages, restent loin de la norme attendue. Nous devons
donc à la fois positionner leurs performances et compétences par rapport au
référentiel, mais dans le même temps leur permettre de se sentir évoluer. Sur ce
point, l’approche par compétences est particulièrement féconde, car elle facilite
une démarche permettant à la fois de savoir explicitement ce qu’il y a à apprendre
et de voir, par période, ce qui est construit.
Les démarches d’évaluation en plusieurs temps sont également intéressantes,
et dans cette perspective, il peut être important de reconfronter régulièrement
les élèves à des tâches identiques pour qu’ils puissent prendre conscience que
désormais ils y arrivent et que « c’est facile finalement ». Or, pour des raisons de
contrainte temporelle, nous avons tendance à vite tourner la page et à passer à
autre chose quand l’enfant réussit. Être toujours à la moyenne ne permet pas de
se sentir progresser par rapport à soi-même, et nous pensons que les enseignants
devraient pouvoir être plus sensibles à cette dimension afin également d’installer
un sentiment d’efficacité et de réussite. C’est donc la recherche d’un changement
du rapport des élèves eux-mêmes à l’évaluation qui pourrait constituer un levier
pertinent d’évolution des pratiques.

Un autre rapport à l’évaluation pour l’élève


« – M’dame, c’est noté ? – Non, ce n’est pas noté, c’est évalué !19 »

Changer le rapport des élèves à l’évaluation n’est pas une mince affaire tant
celui-ci s’inscrit dans un habitus scolaire intégré et renforcé par toutes les caté-
gories d’acteurs. Si, dans un premier temps, il est important que les enseignants
puissent prendre eux-mêmes du recul sur cette question pour envisager le
changement, cela risque de résister du côté des élèves qui sont habitués à cette
« règle du jeu » de l’évaluation sommative. Les enseignants avec lesquels nous
travaillons qui s’essayent à des pratiques différentes se heurtent souvent dans un
premier temps à des incompréhensions des élèves et des familles déstabilisées
par ce nouveau contrat pédagogique.
Pourtant, lorsque les élèves investissent ces formes pédagogiques, les résul-
tats peuvent être remarquables. Dans le cadre d’une classe de collège en REP,
après une pratique régulière de coconstruction des évaluations avec les élèves
(relevant donc de l’évaluation formatrice), nous avons pu observer chez eux des
compétences très fines d’explicitation des critères attendus et des capacités
à analyser le travail des pairs particulièrement riches.

19. Dossier « L’évaluation des élèves » (2005), Cahiers pédagogiques, no 438.

201
Construire des situations pour apprendre

Cela nous conduit à réfléchir des formats de pratiques évaluatives intégrant


les élèves dans les registres de l’évaluation formative et/ou formatrice en étant
eux-mêmes acteurs des processus d’évaluation. Deux familles de pratiques
qui peuvent s’intégrer facilement dans les séquences d’apprentissage nous
paraissent particulièrement intéressantes à développer : l’autoévaluation et la
coévaluation.

Figure 20. Formes de l’évaluation par les élèves

Formative
Critères construits • Autoévaluation
en externalité • Coévaluation
par l'enseignant

Formatrice
Coconstruction : • Autoévaluation
critères travaillés • Coévaluation
avec les élèves

L’autoévaluation désigne des situations dans lesquelles les élèves sont


amenés à analyser eux-mêmes leur production et sont incités à s’approprier les
critères de leur évaluation pour réguler leurs apprentissages dans une perspective
d’autonomisation. Elle peut se faire à partir de critères externes comme lorsqu’on
donne une grille de critères à un élève (ce qui contribue à sortir de l’arbitraire et à
expliciter le contrat) ou à partir de critères coconstruits avec les élèves.
Rogers a bien montré l’intérêt de cette dynamique d’autoévaluation dans le
déplacement du processus : « C’est lorsque chacun doit décider quels critères
sont importants pour lui, quels buts il a essayé d’atteindre, et dans quelle mesure
il y est arrivé, qu’il apprend réellement à prendre la responsabilité de lui-même
et de ses choix20. » L’autoévaluation est donc à la fois une « mesure autonome »
et un élément d’un positionnement personnel dans son chemin d’apprentissage
car, comme l’indique Bélair, « le processus d’autoévaluation exige d’entrer dans
la situation que l’on vient de créer et de la comprendre de l’intérieur, pour ensuite
s’en distancier et être en mesure de la regarder autrement par l’exploration de
nouveaux dispositifs ou de nouvelles représentations21. »
Nous avons là une piste majeure qui peut commencer à se mettre en place
simplement, en habituant les élèves à porter un regard personnel sur leur travail
avant de s’en remettre à l’évaluation officielle. L’idée est donc de chercher à

20. Rogers C. R. (1976), Liberté pour apprendre ?, Paris, Bordas, p. 142.


21. Bélair L. M. (1999), L’Évaluation dans l’école, Paris, ESF Sciences humaines.

202
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

ritualiser des pratiques de double évaluation : à la fin du travail, à partir des


critères énoncés ou coconstruits, l’élève est incité à se positionner. L’évaluation
de l’enseignant n’intervient alors que dans un second temps, et les écarts entre
l’évaluation par l’élève et l’évaluation par l’enseignant pourront être discutés au
besoin dans les phases de remédiation.
Contrairement à un fantasme parfois véhiculé sur cette démarche pédago-
gique, il ne s’agit pas de demander aux élèves de se « noter tout seul » mais de
les inciter à se positionner, à entrer dans la compréhension des attendus, dans
l’analyse des productions. Cela contribue à l’explicitation et à la secondarisation
des savoirs et permet de lutter contre la perception d’un arbitraire dans le proces-
sus évaluatif. En effet, a priori, dans le cadre de l’évaluation d’une production,
nous devrions être en mesure de savoir à l’issue du travail si nous avons réussi
ou non. Or, dans le cadre scolaire, de nombreux élèves (et pas seulement les plus
en difficulté) sont dans l’incapacité d’anticiper quelle va être leur notation, s’ils
ont réussi ou non.
Afin de développer ces pratiques, des modifications dans la structuration des
séquences sont nécessaires : prendre du temps pour expliciter ou coconstruire les
critères (Jouet22) et intégrer un moment d’autoévaluation à l’issue de la séquence.

La coconstruction des évaluations : une piste intéressante


Sur la coconstruction des évaluations, par exemple, dans le collège REP avec lequel
nous travaillons, un dispositif de préparation des évaluations au fonctionnement assez
simple en amont avec les élèves a pu être mis en œuvre afin de rendre l’évaluation
plus formative.
En prévision de l’évaluation finale de connaissances, les élèves sont invités une
semaine avant à rechercher les questions de l’évaluation selon un schéma ritualisé. Ce
travail se fait d’abord individuellement puis en collectif pour aboutir à une validation
des questions qui seront pour certaines intégrées au contrôle final. L’idée est qu’à
travers une telle démarche, en connaissant une partie des questions et en ayant réflé-
chi aux attendus, les élèves doivent pouvoir réviser plus facilement et être davantage
mobilisés et en confiance en n’étant plus face à une situation aléatoire mais prévis-
ible. Le travail sur les critères, devenus plus explicites, doit permettre aux élèves de
s’approprier les attendus, de faire un travail réflexif sur les notions, et ces moments
sont également une occasion de feed-back pour l’enseignant sur les éléments de
connaissance non compris. L’évaluation finale est donc transparente et sans surprise
pour les élèves, et la démarche est donc en elle-même un élément de construction
de connaissances. Cependant, si les élèves continuent d’investir l’évaluation unique-
ment sous l’angle de la certification, il peut y avoir un effet de « bachotage », et tout
l’enjeu est d’arriver à travers ces pratiques à les aider à intégrer progressivement

22. Jouet M. (2017), « La parole des élèves », Cahiers pédagogiques, no 538, coordonné par
Bastien Sueur et Michel Tozzi.

203
Construire des situations pour apprendre

l’habitude de penser les critères et à changer leur rapport au savoir, mais cela
implique préalablement que les enseignants eux-mêmes changent leur rapport
à l’évaluation…

De plus, avec du matériel didactique conçu spécifiquement dans cette visée,


comme des fichiers autocorrectifs, l’autoévaluation peut même être au cœur du
processus pédagogique. Parmi les techniques favorisant cette évaluation objec-
tivée et positive, le système de ceintures de compétences proposé par la péda-
gogie institutionnelle est intéressant. Le dispositif d’évaluation est organisé par
paliers de compétences dont l’acquisition est symbolisée par une gradation de
couleurs dans le même esprit que les ceintures de judo. Pour Connac, « une cein-
ture est donc la représentation symbolique d’un niveau de maîtrise correspon-
dant à un ensemble de compétences identifiées23. », et cette organisation permet
de mettre en place au sein de la classe une évaluation continue par compétences
(allant des plus simples aux plus complexes) et d’intégrer les enfants à l’analyse
de leurs productions et de mesurer leurs progrès. Sur le principe, ils sont en situa-
tion de connaître précisément où ils en sont dans l’apprentissage de telle ou telle
notion (« Je suis ceinture verte en numération ») et sont incités en permanence
à s’autoévaluer.
Nous retrouvons le même principe autoévaluatif dans le portfolio, ou dossier
d’apprentissage, qui peut également être mis en œuvre dans les classes. Dans un
dossier personnel organisé par rubriques, l’élève est invité à choisir et à dépo-
ser des travaux personnels significatifs qui attestent de son parcours et de ses
progrès. Ils sont mis en relation avec les objectifs d’apprentissage, et cet outil est
le support d’échanges avec l’enseignant sur l’état des acquisitions, les progrès
effectués et invite à une responsabilisation par rapport à l’évaluation, une prise
de recul. Pour les enseignants, ce type d’outils permet de changer de regard sur
l’élève en n’étant plus centré uniquement sur ses performances finales en termes
de manques mais en ayant des éléments pour analyser les évolutions de l’élève
(Jalbert24).
Cependant l’autoévaluation peut être difficile au début pour des élèves peu
habitués à porter un regard critique sur leur propre travail comme l’explicite
toujours Bélair : « En effet, les exigences d’un tel recul et d’une telle distancia-
tion sont considérables, car elles obligent l’évalué à se regarder, à s’analyser, à
fouiller dans ses propres difficultés, au risque entre autres d’altérer son image de

23. Connac S. (2015), Apprendre avec les pédagogies coopératives. Démarches et outils pour l’école
(5e édition), Paris, ESF Sciences humaines, p. 111.
24. Jalbert P. (1997), « Le “portfolio scolaire” : une autre façon d’évaluer les apprentissages », Vie
pédagogique, no 103, p. 31-33. Disponible sur : https://oraprdnt.uqtr.uquebec.ca/pls/public/
docs/GSC1/F1322645658_VP103_portfolio.pdf

204
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

soi et ainsi de devoir la construire à nouveau ou sous d’autres angles. Il devient


alors plus confortable pour l’élève d’ignorer pour une large part ses capacités,
de voir l’échec comme une fatalité et de “faire avec” les évaluations provenant
d’une autre personne25. »
Une seconde piste intermédiaire participant de la même approche serait donc
de chercher à développer des pratiques de coévaluation, consistant à demander
aux élèves à l’issue d’une production de se faire évaluer par un autre élève à partir
de critères explicites. Il est en effet plus facile de porter un regard distancié sur
la production d’un pair que sur la sienne. Cela suppose cependant un climat de
classe dans lequel les élèves sont habitués à accepter la critique de leur travail
(au bon sens du terme) par leurs camarades, et il est clair que ces techniques
pédagogiques sont beaucoup plus faciles à mettre en œuvre dans le contexte
de classes coopératives.
Les propositions ci-dessus restent cependant difficiles à construire pour des
raisons temporelles et d’organisation matérielle. D’autres organisations plus
souples sont néanmoins envisageables pour des enseignants qui souhaiteraient
développer ce type de pratiques sans remettre en question de manière impor-
tante leur organisation. En effet, si on considère que cet enjeu est fondamental,
il peut être possible d’intégrer ces pratiques plutôt dans le cadre plus ciblé des
dispositifs d’accompagnement scolaire (accompagnement individuel, accompa-
gnement personnalisé, soutien scolaire). Plutôt que de chercher à faire dans ces
dispositifs de la reprise scolaire souvent peu opérante, ceux-ci pourraient être
l’occasion d’effectuer un zoom arrière sur la question des productions des élèves
en entrant dans un dialogue pédagogique les incitant à des formes d’autoévalua-
tion. Prendre le temps dans des groupes plus restreints de demander aux enfants
de revenir sur un travail, d’expliquer pourquoi à leur avis ils ont eu bon ou faux, de
chercher à comprendre ce qui était attendu et ensuite de refaire le travail avec une
connaissance explicite des critères serait probablement beaucoup plus fécond
que de renforcer des automatismes sans compréhension ni des mécanismes
ni des enjeux.
Toutes les pratiques visant à responsabiliser les élèves par rapport à l’éva-
luation, à expliciter les attendus contribuent à un étayage des apprentissages,
et ces démarches s’inscrivent dans la perspective d’une évaluation positive et
transparente : elle doit permettre de renouveler la réflexion en cherchant à passer
d’une évaluation centrée sur le contrôle de la performance des élèves (nécessaire
mais non suffisante) à une évaluation au service des apprentissages engageant
les élèves dans un rapport à l’apprendre différent.

25. Bélair L. M. (1999), L’Évaluation dans l’école, Paris, ESF Sciences humaines.

205
Construire des situations pour apprendre

Ce courant, qui renoue en fait avec la philosophie de la « pédagogie de la


réussite », considère qu’il y a tout à gagner à valoriser les efforts réalisés par
les élèves, à encourager et reconnaître les progrès même minimes pour éviter la
démobilisation de l’apprenant et construire un plaisir d’apprendre.

Principes organisateurs d’une « évaluation positive »

• Au service des apprentissages et pas seulement du contrôle de performance.


• Qui rend compte des évolutions et valorise les progrès.
• Respectueuse de l’élève : exigence et bienveillance.
• Qui s’inscrit dans la sécurité affective dans un cadre dans lequel l’erreur a un
statut dédramatisé :
––dans une pédagogie de la réussite ;
––dans une transparence du contrat pédagogique et des attendus avec des
critères explicites et annoncés.

La loi de 2013 sur l’éducation en France a contribué à ce que cette perspec-


tive soit développée fortement dans les prescriptions, mais il reste beaucoup de
chemin à faire pour que les pratiques quotidiennes évoluent dans les classes, car
il ne s’agit pas seulement d’intégrer de nouvelles techniques, mais bien d’opérer
un véritable changement du centre de gravité des pratiques évaluatives.

S’ajuster aux besoins des élèves


« L’enfant ne peut grandir seul, il ne peut construire son propre savoir
sans l’aide rigoureuse de l’adulte, sans un regard bienveillant
et un environnement stimulant qu’il revient à ses éducateurs
de mettre en œuvre et de mettre en place. »

Philippe Meirieu26

Nous avons vu qu’un axe possible d’évolution des pratiques pour mieux étayer
est lié aux conduites interactives qui vont pouvoir soutenir les apprentissages. À
travers la variation des postures allant du guidage à l’accompagnement, l’ensei-
gnant (ou l’accompagnateur scolaire) doit pouvoir aider l’enfant à aller plus loin
que ce qu’il aurait pu faire seul en intervenant dans la situation. Nous allons donc
chercher à réfléchir plus en profondeur les conditions d’usage de ces différentes
postures dans la quotidienneté des actions pédagogiques dans le registre d’une
« improvisation réglée » précédemment évoquée. En effet, il est impossible de
prévoir ce qu’un élève va produire à un moment donné. L’ajustement in situ est
donc une compétence essentielle que nous aurions peut-être intérêt à plus déve-

26. Meirieu P. (2015), La Pédagogie Freinet. Concepts, valeurs, pratiques de classe, Lyon, Chronique
sociale, p. 13.

206
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

lopper dans la formation des professionnels afin que ces improvisations puissent
s’appuyer sur des techniques réfléchies, des schèmes d’action, et non sur des brico-
lages parfois extrêmement pertinents, mais également potentiellement limités.
Développer une réflexion sur les conditions d’improvisation, sur la construc-
tion d’interventions en adaptation et ajustement aux productions des élèves,
est donc un enjeu fondamental pour permettre aux enseignants d’accéder à des
outils heuristiques susceptibles de réguler leur action.
Le principe est de pouvoir construire une trame de travail qui va structurer le
déroulé de situation et de pouvoir dans cette trame faire varier les temporalités
et les interactions en fonction des besoins des enfants. Les différents modèles
comme la zone de proche développement chez Vygotsky, l’interaction de tutelle
chez Bruner constituent donc des points de repère, des balises, pour penser ces
interventions.

Adapter le niveau des tâches


La théorie de la « zone proximale de développement » ou de « zone de proche
développement » de Vygotsky (Bronckart et Schneuwly27, Vergnaud28) peut être
un premier point d’appui pour le pédagogue pour réfléchir ses interventions, si
l’on prend en compte les niveaux de tâche pour le sujet et les besoins d’interac-
tion qui y sont liés. Dans cette théorie que nous avons précédemment brièvement
évoquée, Vygotsky distingue ainsi la zone actuelle de développement (ZAD)
correspondant aux tâches que le sujet est capable de réussir seul, la zone proxi-
male de développement (ZPD) correspondant aux tâches que le sujet peut réussir
avec une aide (médiation) et la zone extérieure de développement (ZED) corres-
pondant aux tâches que le sujet ne peut effectuer même avec de l’aide.
Prenons l’exemple d’une tâche comme « lire une phrase inconnue », en janvier
d’une année de CP : quelques élèves (ne maîtrisant pas du tout les codages
grapho-phonologiques pour lire un mot inconnu) n’ont aucune chance de la
réaliser même avec de l’aide et sont alors en ZED. D’autres élèves, décodant
sans problème des mots inconnus et disposant d’un lexique orthographique
suffisant, savent faire la tâche seuls et sont donc en ZAD. Ils n’apprennent rien
de nouveau, mais entretiennent et renforcent ce qu’ils savent. Enfin, beaucoup
d’élèves maîtrisant certaines techniques ne sont cependant pas en mesure de le
faire seuls et ont besoin d’une aide de l’adulte pour réussir la tâche. Ils sont alors
en ZPD. Lorsqu’un savoir est maîtrisé et que l’individu devient capable de faire la

27. Bronckart J.-P., Schneuwly B. (1985), Vygotsky aujourd’hui, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.
Concernant Vygotsky, selon les traducteurs, l’orthographe utilisée peut être différente. Dans
cette note, nous nous appuierons sur l’orthographe utilisée par Bronckart et Schneuwly dans cet
ouvrage fondateur qui permit de faire mieux connaître Vygotsky en langue française.
28. Vergnaud G. (2000), Lev Vygotski. Pédagogue et penseur de notre temps, Paris, Hachette
Éducation.

207
Construire des situations pour apprendre

tâche seul, cette dernière passe en ZAD et, pour l’individu, il y a un nouvel espace
d’apprentissage à investir.
Ce modèle se situe donc dans une perspective dynamique d’évolution et peut
nous aider à penser l’organisation afin de bien situer le niveau de la tâche propo-
sée aux élèves pour ajuster l’intervention.

Figure 21. Grille de lecture pour l’adaptation de la tâche


aux possibilités des sujets

Échec
Démobilisation
ZED

Réussite
ZPD Nouvel apprentissage
Aide

Autonomie
Renforcement
ZAD narcissique
Sentiment d'efficacité

TÂCHE

La première chose à se demander est de savoir si l’enfant est en capacité de


faire seul ou non la tâche qui lui est proposée. Si c’est le cas nous sommes en zone
actuelle de développement et par conséquent nous pouvons attendre de l’autono-
mie de la part de l’enfant. Bien qu’il soit fréquent d’entendre que ce niveau de tâche
ne serait pas à proposer en milieu scolaire, puisque effectivement de nouveaux
apprentissages ne sont pas construits, cette affirmation rapide est à nuancer.
Même si elles n’offrent pas effectivement l’occasion de constructions nouvelles,
ces tâches (ZAD) permettent cependant à l’enfant de s’entraîner et d’automatiser
ses apprentissages, de vivre un sentiment d’efficacité. Or, être en situation de vivre
l’expérience de la réussite, d’éprouver le plaisir de son pouvoir sur les choses, est
un élément important de la construction de l’estime de soi, et il suffit de voir de
jeunes enfants s’exercer longtemps à répéter des tâches qu’ils savent déjà faire
pour comprendre que cela fait partie des besoins de tout individu.
Bien évidemment, ce serait problématique qu’un enfant soit confronté
uniquement à des tâches de ce niveau-là, car il n’apprendrait pas grand-chose de
nouveau, mais en proposer régulièrement, notamment aux élèves en difficulté,
peut leur permettre de se sentir en capacité de faire et de réussir et de travailler
en autonomie. Au second niveau de tâches, nous sommes dans le cadre de la
ZPD et, dans ce type de situation, il est impératif qu’une médiation soit prévue.

208
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Par conséquent, dès lors que la tâche est de ce registre, l’éducateur doit avoir
organisé le milieu pour que des ressources et des aides (par l’enseignant ou par
des pairs) soient accessibles. En effet, lorsqu’on est confronté à des tâches qu’on
ne peut réaliser seul et que le contexte ne permet pas d’être aidé, nous bascu-
lons de fait dans une tâche inaccessible. Quoi de plus démobilisant que d’être
confronté à une situation-problème que l’on n’a aucune chance de résoudre ?
Pourtant, il est malheureusement fréquent que des élèves soient face à ce
type de tâches qui seraient appropriées si on pouvait garantir une aide ou une
ressource, mais qui sont très problématiques si ce n’est pas le cas. En effet, l’en-
fant ne fait pas que perdre son temps dans ce type de situations, il peut renforcer
son sentiment d’incompétence et se démobiliser.
Il en est de même pour les tâches trop difficiles qui sont dans la zone exté-
rieure de développement que l’on devrait chercher à éviter en analysant précisé-
ment la correspondance entre les compétences actuelles de l’enfant et ce qui lui
est demandé, en utilisant les leviers de différenciation pédagogique. Comme nous
l’avons évoqué en première partie à partir des travaux d’Higelé29 sur le travail de
dimensions cognitives à partir de supports scolaires, il serait donc essentiel pour
tout enseignant de bien penser le niveau cognitif de la tâche proposée aux élèves
afin de ne pas en changer le niveau de difficulté par des variantes qui, en fait,
seraient d’abord et avant tout des sauts cognitifs conduisant à mettre la tâche en
zone extérieure de développement, ce qui mène à l’échec et la démobilisation.
Nous pensons que ces travaux offrent un modèle d’analyse très pertinent des
situations d’apprentissage pour l’enseignant permettant également de penser
l’organisation de situations d’apprentissage et la différenciation pédagogique
à partir de critères simples.
Le pédagogue devrait donc prendre en compte l’ensemble de ces paramètres
pour être en mesure de proposer à l’élève une alternance de tâches relevant
de l’automatisation (et de la réassurance) et de tâches relevant de nouveaux
apprentissages. Il devrait également être en mesure de garantir que, lorsque
des tâches nécessitent une aide pour être réalisées, celle-ci soit effective. Sur
ce plan, les observations en pédagogie Montessori sont très significatives car,
dans le fonctionnement de l’ambiance, nous pouvons remarquer une alternance
entre des tâches en zone actuelle de développement et des tâches en zone de
proche développement avec le guidage et l’accompagnement de l’éducateur. En
effet, l’aménagement très minutieux du cadre permet l’autonomie des enfants
qui choisissent la plupart de leurs activités quotidiennes parmi des situations
qu’ils connaissent. Cette organisation rend l’adulte disponible pour présenter
de nouvelles activités nécessitant une médiation (et d’être garant de son

29. Higelé P. (1997), Construire le raisonnement chez les enfants, Paris, Retz.

209
Construire des situations pour apprendre

déroulement) et d’être personne-ressource pour réguler à la marge si l’autonomie


sur une activité n’est pas encore complète.

Tableau 24. Intérêt pédagogique et limites


selon les niveaux de tâches proposées aux élèves

Intérêt Limites
Type de tâches
pédagogique et conditions
Production qui Entraînement et Pas de nouvel
rentre dans des automatisation apprentissage
compétences déjà Renforcement Démobilisation
Zone actuelle construites et peut du sentiment possible si les
de développement être réalisée sans d’efficacité tâches « non
aide personnelle : plaisir stimulantes » sont
de savoir faire trop fréquentes
Travail en autonomie
Production que le Nouvel Nécessite de
sujet peut réussir apprentissage garantir un milieu
avec une aide Plaisir d’apprendre organisé avec des
(médiation) et d’acquérir ressources et des
de nouvelles aides
Zone de proche
développement compétences Si les aides ne sont
pas effectivement
disponibles, la tâche
est irréalisable :
risque de
démobilisation
Production, activité Aucun Échec,
que le sujet n’est démobilisation
pas encore en Ces situations
Zone extérieure de mesure de réaliser
développement sont à éviter
même avec de l’aide dans le contexte
d’enseignements
formels

Exemple d’aide d’une enfant de cycle 3 en conjugaison.


Dans le cadre d’une situation d’écriture, une enfant cherche à conjuguer le verbe
« prendre » au futur, mais manifestement la tâche n’est pas dans sa zone actuelle de
développement, car la situation décontextualisée est difficile à appréhender, et les
réponses au hasard se succèdent.
La tâche étant cependant en zone de proche développement, l’intervention de l’adulte
va permettre de « débloquer » la situation en réduisant les degrés de libertés sur la
tâche et en faisant appel à une situation plus concrète en appui sur le langage oral. La
médiation consiste ici à inciter l’enfant à conjuguer une vraie phrase en la formulant
d’abord à l’oral pour retrouver le verbe : « Je prendrai le bus… » Donc « Dounia et Alice,

210
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

demain, elles prendr… ? le bus. » Le verbe recontextualisé dans un contexte de sens de


langage commun, l’enfant trouve immédiatement la solution : « Bah elles prendront le
bus. » L’enfant trouve alors beaucoup plus facilement la terminaison et peut utiliser ses
outils ressources pour la vérifier.
Ce type de situation à partir de « trucs » permet de passer des connaissances langagières
primaires intégrées à des connaissances secondarisées sur la conjugaison. C’est dans cet
aller et retour entre sens commun et connaissances scolaires secondarisées que va se
construire la conceptualisation de la notion. Sans la médiation de l’adulte, il est fort prob-
able que l’enfant aurait continué de répondre dans un registre de tâtonnement au hasard,
et cette situation illustre bien l’importance d’être garant d’une possibilité de médiation
dès lors qu’une tâche est située en zone de proche développement.

Entre directivité et non directivité


Pour apprendre, l’enfant a besoin d’expérimenter, d’explorer les situations
dans la logique de ce que Freinet désignait sous le terme de « tâtonnement expé-
rimental30 ». Il doit être confronté à des situations qui l’interrogent, le conduisent
à émettre et modifier ses propres hypothèses de résolution qu’il va pouvoir tester
immédiatement pour voir si elles fonctionnent et ajuster ses réponses selon les
effets produits pour ensuite formaliser ce qu’il vient de découvrir. Pour permettre
la mise en œuvre de ce processus. l’éducateur doit donc penser sa posture dans
un premier temps pour savoir se distancier afin de laisser l’enfant explorer l’envi-
ronnement, chercher. Il devient alors accompagnateur ressource pour l’enfant
en « cheminant en partage ». Dans cette perspective, toutes les productions de
l’enfant vont être accueillies comme l’indice d’une intelligence en construction, et
l’adulte va s’abstenir d’être trop inductif dans la situation afin de laisser la possi-
bilité à l’enfant d’explorer différentes pistes.
Pour ce faire, le milieu doit être structuré dans un climat de confiance auto-
risant l’enfant à inventer, explorer différentes solutions, et la responsabilité de
la tâche lui est dévolue. C’est « son travail », et l’adulte est une ressource à sa
disposition pour le réaliser dans une attitude non directive au sens des principes
formulés par le psychologue Carl Rogers. Dans son « approche centrée sur la
personne31 », il valorise trois attitudes (De Peretti32) : la congruence (ou l’authen-
ticité), la considération positive inconditionnelle et l’empathie.

30. Voir à ce propos une description de ce principe théorique sur le site de l’ICEM Pédagogie
Freinet : https ://www.icem-pedagogie-freinet.org/le-tatonnement-experimental
31. Rogers C. R., (1972), Liberté pour apprendre ?, Paris, Dunod, p. 277.
32. Peretti A. de. (2011), « L’actualité de l’Approche centrée sur la personne face à la crise actu-
elle », Pratique et Recherche, volume 1, no 13, p. 56-64.

211
Construire des situations pour apprendre

La congruence est relative à la centration sur soi-même, à l’authenticité et


l’intention d’être sincère, de ne pas tricher, et interroge la dimension de manipu-
lation possible dans la relation éducative et les enjeux d’explicitation du contrat.
La considération positive inconditionnelle se caractérise par un optimisme
fondamental par rapport à l’autre, et une des conditions de l’étayage dans une pers-
pective d’accompagnement nous apparaît être effectivement le regard positif porté
sur l’apprenant et dans la recherche d’une posture d’« adulte suffisamment bon ».
L’empathie renvoie à la capacité de comprendre comment l’autre voit les
choses sans jugement et sans prendre sa place, de rentrer dans le référentiel de
l’autre sans s’y perdre. Ce mode d’interaction « non directive » implique l’absence
d’induction et de guidage dans la relation. Il n’est pas à comprendre comme
une absence d’intervention, mais celle-ci passe par un « faire ensemble », des
échanges non prescriptifs. En effet, dans cette posture, il y a un équilibre à trou-
ver pour chercher à se taire dans un premier temps, se positionner en extériorité
sans jugement et essayer de comprendre le sens de ce que l’enfant construit. Pour
ce faire, il peut être utile dans un second temps d’entrer dans un dialogue avec
lui sur les principes de sa production, ses hypothèses et éventuellement de lui
renvoyer en miroir des incompréhensions ou des incohérences (« À ton avis, donc
si on fait ça… il va se produire… », « Je ne comprends pas bien… Peux-tu m’expli-
quer pourquoi cela va être une bonne réponse… »), des reformulations (« Donc si
j’ai bien compris… Ce que tu vas faire c’est… »).
Il arrive fréquemment dans les aides aux élèves que ce rôle d’accompagna-
teur-miroir permette de favoriser la prise de conscience et constitue un facteur
de prolongement de la pensée de l’enfant en l’incitant à prendre du recul sur son
action pour se l’approprier. Mais, parfois, ce registre d’interaction ne suffit pas à
étayer réellement le processus, et si l’on veut que l’enfant ne vive pas la situation
comme un échec, ce dialogue peut basculer dans une perspective plus inductive
du côté de la médiation et du guidage de l’activité. Le pédagogue doit donc savoir
changer de posture et intervenir quand c’est nécessaire afin que la tâche ne soit
pas insurmontable pour l’enfant.
En effet, nous avons longuement évoqué en première partie les impasses
d’un constructivisme radical et naïf pouvant laisser entendre que la non-inter-
vention serait souhaitable. S’il y a une cohérence théorique dans ces modèles
pédagogiques alternatifs, la traduction concrète de la valorisation d’une posture
d’accompagnement peut être sujette à caution si elle est entendue comme
abstention de la part de l’adulte, car l’enjeu d’apprentissage peut disparaître
derrière l’illusion d’une construction autonome spontanée. À l’inverse, une
éducation trop directive peut vite dériver vers le conditionnement, et c’est donc
une posture intermédiaire que nous devons construire en jouant sur le degré
de directivité selon les situations.

212
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

L’approche Montessori est emblématique de cette tension dans l’apparente


antinomie de la célèbre formule « Aide-moi à faire tout seul ». Nous sommes
bien dans une visée d’autonomisation (« faire tout seul »), mais celle-ci passe
par une dépendance relationnelle, un besoin d’aide momentané (« Aide-moi »).
Par conséquent, dans les observations d’interactions en pédagogie Montessori
dans une ambiance 3-6 ans, le degré de guidage est en effet très fort dans le
début de l’activité avant de s’atténuer pour laisser place à l’activité autonome :
l’adulte commence par nommer les objets, puis montre les « gestes clés » de la
manipulation. Il demande ensuite aux enfants de réaliser la tâche en restant à une
distance rassurante, en réajustant l’activité dans une posture inscrite dans les
gestes de la tutelle de Bruner. C’est ensuite seulement que l’enfant peut faire seul
et utiliser le support en activité libre avec un adulte qui devient progressivement
accompagnateur.
Ce constat est intéressant et doit nous conduire à revisiter nos conceptions
et nos a priori sur la question de la démonstration et du guidage. Ce sont des
éléments qui peuvent malgré tout contribuer à l’autonomisation si la logique n’est
pas conditionnante, si la situation reste suffisamment ouverte pour que l’enfant
puisse rester créatif et qu’il ne soit pas mis en situation de simple reproduction/
répétition.
La régulation des apprentissages par un étayage dans une interaction
individualisée constitue donc un enjeu majeur. Par exemple, dans son travail
de synthèse sur les facteurs de réussite scolaire à partir de plus de 800 méta-
analyses, Hattie33 met en évidence l’importance de deux dimensions qui nous
intéressent tout particulièrement : les feed-back par l’enseignant et la relation
de confiance entre l’enseignant et l’élève. Il est donc très important de penser
pédagogiquement les interactions avec les élèves afin qu’elles puissent consti-
tuer des leviers efficients, et les différentes dimensions de l’interaction de tutelle
peuvent s’ériger alors comme une balise très intéressante pour conscientiser ces
interventions.
Ainsi, les différentes catégories évoquées par Bruner peuvent être reformulées
pour orienter notre action. L’adulte peut procéder à des ajustements de la situa-
tion relatifs à la mobilisation (enrôlement et maintien de l’orientation, contrôle
de la frustration), à l’adaptation de la tâche aux capacités du sujet (réduction des
degrés de liberté) et à la mise en place des éléments d’une appropriation (signa-
lisation des caractéristiques déterminantes et démonstration ou présentation
de modèles).

33. http://www.puq.ca/catalogue/livres/apprentissage-visible-pour-les-enseignants-2967.html

213
Construire des situations pour apprendre

Figure 22. Reformulation des dimensions des interactions de tutelle de Bruner

Accès à des modé-


lisations de l'action Engagement dans la
(présentation de tâche (enrôlement)
modèles)

Régulation
de la production
Régulation
et feed-backs (signali-
émotionnelle (contrôle
sations des caractéris-
de la frustation)
tiques détermi-
nantes)

Adaptation
Régulation
de la tâche aux
de l'engagement
possibilités du sujet
(orientation)
(réduction ddl)

Ces catégories peuvent nous servir d’indicateurs dans une démarche qui relève
en fait d’une approche clinique de la situation. En analysant ces différentes dimen-
sions in situ, l’éducateur va être en situation d’interagir avec l’enfant pour accom-
pagner sa démarche en variant les postures et jouant sur le degré de directivité.
Sur le plan affectif, l’engagement dans la tâche est primordial. Il est donc
important de vérifier que les apprenants perçoivent le but du travail, ont compris
clairement la tâche à effectuer qu’il faut souvent clarifier et expliciter. Cette
fonction peut aller jusqu’à aider l’élève à rentrer dans l’idée d’une utilisation
fonctionnelle de ce qui va être étudié dans le travail, par exemple : « C’est un
exercice d’orthographe, c’est important pour toi parce que cela va t’aider à mieux
écrire… » La contextualisation du travail peut donc être également un moyen de
la mobilisation.
Pour réguler l’engagement et maintenir l’attention, manifester son intérêt par
rapport à l’activité de l’enfant est déjà une première entrée. Au cours de l’activité,
des relances sont souvent nécessaires pour réorienter ou donner de nouvelles
pistes, et la fonction essentielle à mobiliser est celle de feed-back, car bien
souvent, sans sollicitation régulière, les enfants peuvent sortir du travail.
Par rapport à la régulation émotionnelle, au contrôle de la frustration, le
premier élément est, comme nous l’avons précédemment évoqué, de vérifier
la faisabilité de la tâche en l’état des compétences de l’élève. Ensuite, comme

214
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

apprendre crée un déséquilibre, il faut accompagner l’enfant dans la difficulté


en le rassurant sur la « normalité » de l’erreur, sur le fait de ne pas y arriver du
premier coup, l’encourager et étayer l’estime de soi afin qu’il continue de perce-
voir la tâche comme accessible : « Si tu emploies les bonnes méthodes, tu es
capable d’y arriver… »
Dans le registre de la construction des connaissances et compétences elles-
mêmes, l’adaptation de la tâche aux possibilités du sujet, en la réduisant par
exemple en changeant la consigne, en en prenant une partie à sa charge dans un
« faire ensemble », va permettre la continuité de l’action de l’élève. L’enjeu est de
garantir par cette intervention que la tâche reste bien dans la ZPD.
Pour la régulation de la production et afin de faciliter l’acquisition, l’idée de
« signalisation des caractéristiques déterminantes » chez Bruner nous invite
à penser que l’apprenant ne peut pas, seul, être en position métacognitive au
moment où il construit un nouvel apprentissage. Par conséquent, il est de la
responsabilité de la personne en situation d’étayage de formuler les invariants de
la réussite en « effet miroir » pour susciter la prise de conscience des procédures,
des éléments qui permettent de réussir la tâche. Autrement dit, il est essentiel
d’attirer l’attention sur ce qui permet la réussite de l’action : « Tu vois quand tu
utilises cette procédure pour poser ton opération, cela fonctionne… »
Le dernier élément consiste à chercher à faciliter l’accès à des modélisations
de l’action pour l’enfant, ce qui ne va plus de soi dans les relations pédagogiques
en milieu scolaire. En effet, parmi les attitudes observables chez les enseignants,
la vulgate socioconstructiviste a pu conduire non seulement à une posture de
retrait dans l’explication, mais également à une retenue dans la présentation de
modèles pour les élèves, l’idée étant qu’il serait souhaitable que ces derniers
reconstruisent par eux-mêmes les différentes solutions. La demande récurrente
faite aux enfants de trouver par eux-mêmes peut devenir source d’impuissance
quand ils n’y arrivent pas.
Donc il nous faut accepter qu’à partir du moment où l’enfant se pose la ques-
tion, a commencé à chercher, on puisse lui présenter des exemples de résolution
qui fonctionnent, lui fournir des démonstrations et des explications. La présen-
tation de modèles, de situations « exemple », ne doit donc pas être évacuée,
mais elle doit s’inscrire en réponse à un questionnement de l’enfant et dans un
contexte sens pour contribuer à la construction de l’intelligence et éviter l’écueil
du conditionnement. Dans la dernière fonction, il peut donc être facilitateur de
montrer des solutions, des stratégies de réalisation proches du type de tâches
pour donner des points d’appui à l’apprentissage dans la dynamique vicariante.
Nous proposons donc de résumer ces différents leviers de régulation pour
aider les acteurs à mieux réguler leurs interventions auprès des enfants.

215
Construire des situations pour apprendre

Tableau 25. Registres d’intervention dans les étayages par l’interaction

Dimensions Registre d’intervention


• Engagement dans la tâche • Donner du sens à la situation pour
(enrôlement) l’enfant en la fonctionnalisant, en
la mettant en perspective d’utilisation
• Régulation de l’engagement • Donner des feed-back réguliers
MOBILISATION

et maintien de l’orientation • Montrer de l’intérêt, questionner


• Rappeler à la tâche
• Régulation émotionnelle • Vérifier la faisabilité de la tâche pour
• (contrôle de la frustration) l’enfant (et dans la négative jouer
sur la consigne)
• Encouragements
• Projection du résultat comme
accessible
• Adaptation de la tâche aux possibilités • Changer la consigne
du sujet (réduction des degrés de • Prendre une partie de la tâche
liberté) à sa charge : « faire ensemble »
DES COMPÉTENCES
CONSTRUCTION

• Régulation de la production • Formuler les invariants de la réussite


(signalisation des caractéristiques en « effet miroir »
déterminantes)
• Accès à des modélisations de l’action • Montrer des solutions, des stratégies
(présentation de modèles) proches qui peuvent servir de points
d’appui
• Formuler les algorithmes d’action qui
conduisent à la réussite

Les éléments que nous venons de lister permettent de repositionner avec


pragmatisme la question de l’apprentissage dans une variation de posture entre
guidage et accompagnement. Les éducateurs doivent pouvoir se positionner pour
permettre aux enfants d’être laissés libres de chercher, d’explorer. À d’autres
moments, ils doivent pouvoir assumer un rôle plus inductif dans l’interaction. Ils
doivent également veiller à ce que le contrat pédagogique soit bien explicite afin
de limiter les malentendus et permettre aux enfants de bien s’investir dans les
apprentissages.

Exemple de démarche d’étayage en lecture


Face à des enfants qui sont en situation de fonctionner entre le stade alphabétique et
le stade orthographique, des étayages par l’interaction peuvent être très facilitateurs.
Souvent les enfants sont confrontés à plusieurs difficultés successives, lire les mots
inconnus en en identifiant les composantes, garder en mémoire ce qui vient d’être
identifié pour l’associer à ce qu’il va être trouvé ensuite. Ils sont donc très vite en

216
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

situation de saturation de leur mémoire de travail, l’empan mémoriel (la capacité à trai-
ter un nombre d’informations différentes en même temps) étant limité chez les enfants.
L’adulte, en prenant en charge une partie de la mémorisation, peut faciliter l’identifica-
tion et l’accès au sens à travers diverses interventions :
– privilégier des textes avec des phrases courtes. Demander de lire à voix haute pour
pouvoir contrôler l’activité de l’enfant et lui permettre de contrôler la sienne avec un
feed-back oral ;
– aider à identifier les mots en réduisant la tâche, en signalant des caractéristiques (« Il
y a trois syllabes a », « Quelle est cette lettre ? À quel son est-elle associée ? ») ;
– prendre en charge une partie de l’empan mémoriel en reverbalisant systématique-
ment ce qui vient d’être lu et ensuite en reprenant la phrase depuis le début ;
– la faire ensuite relire à l’enfant dans sa totalité ;
– lui demander d’expliquer la phrase et ce qu’elle veut dire avec ses propres mots.
Dans certaines classes avec lesquelles nous travaillons, les mots repérés comme
difficiles à identifier peuvent faire l’objet d’un travail particulier en étant inscrits dans
le cahier de vocabulaire personnel sous une double forme : écrits dans une couleur
différente en syllabogrammes34 (pour limiter la quantité d’information à mémoriser et
favoriser le rappel) et en écriture normale. Chaque jour, les enfants doivent en mémo-
riser cinq, mais avant de les écrire, pour les aider à contrôler leur activité, les ensei-
gnants leur demandent d’être capables de les épeler mentalement à l’unité syllabe.

Clarifier le contrat pédagogique : soutenir la compréhension des implicites


de l’apprendre et mobiliser les élèves
Le soutien à la compréhension des implicites de l’apprendre constitue un autre
domaine dans lequel les pratiques enseignantes pourraient évoluer avec profit.
Nous l’avons vu, trop d’élèves ne donnent pas sens aux activités qu’ils vivent en
milieu scolaire parce que les objets, les finalités restent implicites, et beaucoup
sont également démunis pour lire, décoder les stratégies efficaces et utiles pour
apprendre. Peu investis, ces deux domaines peuvent devenir un espace important
d’évolution des pratiques pédagogiques.

Décoder le scolaire et donner du sens


L’enseignant voit clairement où il veut aller, est en capacité de percevoir
l’intérêt des contenus qu’il enseigne, mais il n’est pas du tout sûr que ce soit le
cas des élèves qui lui sont confiés. C’est d’ailleurs une question que je me pose
fréquemment à l’université, dans un espace où les savoirs sont extrêmement

34. L’entrée par syllabogramme consiste à traiter la syllabe écrite comme une unité de lecture
et d’écriture en soi sur laquelle les enfants sont incités à faire un travail de mémorisation spéci-
fique pour coder l’information et la réutiliser plus rapidement dans la perspective des travaux
développés par André Ouzoulias.
Ouzoulias A., Fischer J.-P., Brissiaud R. (2000), « Comparaison de deux scénarios d’appropriation du
lexique écrit », Enfance, volume 53, no 4, p. 393-416.

217
Construire des situations pour apprendre

morcelés, désarticulés, où la logique de plan de formation a très peu sa place. En


fait si les enseignants peuvent avoir une vision globale de la complémentarité de
différents contenus, il n’est pas du tout garanti que des élèves qui n’ont pas cette
vision générale des enjeux puissent rentrer dans les notions que l’on cherche à
leur faire comprendre. Ils sont en situation de nous faire confiance au mieux, ou
sinon simplement d’envisager la dimension certificative de la formation. Nous
sommes là sur un enjeu fondamental des questions d’étayage.
« Mettre en mots » le scolaire
La littérature pédagogique a grandement abordé le sujet de la motivation
mais, comme l’indique très justement Meirieu, la question est d’abord celle de
la mobilisation, de faire en sorte que le cadre qui va réguler les situations, les
échanges de savoirs formels et informels puisse prendre sens pour l’apprenant.
Le sens est donc une dimension essentielle à étayer. Les élèves ont besoin que la
situation scolaire soit « mise en mots » comme cela peut être fait dans certains
milieux sociaux plus favorisés pour construire des éléments de réponse à des
questions fondamentales : « À quoi ça sert d’aller à l’école ? », « À quoi ça va me
servir d’apprendre cela ? », « Qu’est-ce qu’on attend de moi ? »
Formulées ainsi, ces questions peuvent paraître déplacées et triviales, car le
fait d’être élève devrait constituer en soi une réponse, mais force est de constater
que beaucoup d’enfants ne décodent pas les enjeux du scolaire ni son contrat
pédagogique.
À un premier niveau, sans modifier considérablement leur approche pédagogique,
les enseignants ayant pris conscience de l’importance de cette dimension peuvent
déjà chercher à ritualiser dans le déroulé des séances l’explicitation des enjeux d’ap-
prentissage. Dans certaines classes avec lesquelles j’ai pu travailler, les enseignants
ajoutent simplement deux moments dans le déroulement de leurs séquences :
• Expliquer au début pourquoi on va faire telle notion, ce qu’on va chercher
à apprendre et pourquoi : ce moment permet de contribuer à la « clarté
cognitive » pour les élèves et de les mettre en situation de projection par
rapport à ce qu’ils vont faire.
• À la fin de la séquence, chercher à accompagner le transfert en incitant les
élèves à formuler dans quel autre contexte cette notion pourrait être utili-
sée dans les apprentissages scolaires, mais aussi dans la vie de tous les
jours : l’idée est de créer un lien entre les savoirs secondarisés du monde
scolaire et les connaissances primaires, les « savoirs de la vie ».
Ce type d’activité correspond à une forme d’« explicitation de l’implicite » du
scolaire, qui est construite dans certains milieux sociaux dans le registre informel,
et qu’il convient d’exposer clairement à tous les élèves. De plus, tout le travail sur
l’évaluation et l’explicitation des critères précédemment évoqué peut participer
également de cette clarification des enjeux.

218
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

D’autre part, les enjeux de registre langagier, au sens de Bernstein35, sont


importants à prendre en compte dans cette question du sens. Les élèves sont
confrontés à différents niveaux de langage qui leur sont plus ou moins familiers.
Le langage scolaire se caractérise par le recours à une formalisation et à des
concepts, à des tournures élaborées qui constituent pour certains élèves des
obstacles à la compréhension. Pragmatiquement, nous pouvons donc proposer
de chercher dans les interventions à utiliser de manière complémentaire deux
types de niveaux de langage supports de la conceptualisation :
–– un langage « vulgarisé » qui s’appuie sur l’expérience et les codes langa-
giers des enfants afin de faciliter la compréhension des notions ;
–– un langage savant conceptualisé qui permet d’accéder à la formalisation
et est la condition de la secondarisation des savoirs.

La question du langage
La question langagière est importante pour permettre l’accès au sens et à la concep-
tualisation. Tout d’abord, le vocabulaire peut représenter un obstacle important quand
il est conçu comme usuel par les enseignants mais reste méconnu des enfants. Dans
une classe de cycle 3, j’ai pu voir expliquer en une seule séance, à différents enfants,
des mots simples tels que « palace », « dépenser », « manifestation », « côte »…
À chaque fois, l’incompréhension du vocabulaire même empêche l’accès au sens de la
phrase, de la situation, et l’enrichissement sémantique constitue un besoin évident des
enfants dans ces environnements d’apprentissage.
D’autre part, sur le plan conceptuel, les élèves doivent pouvoir être en situation
d’expérimenter, de formuler sous forme approximative, dans un premier temps, dans
leur propre langage la compréhension qu’ils construisent des phénomènes qu’ils
étudient. Par exemple, sur une situation observée portant sur le concept de « droites
parallèles », les enfants peuvent être mis dans des ateliers visant à réaliser des droites
parallèles en utilisant différents matériaux. L’enjeu est de comprendre, repérer, maté-
rialiser les invariants des droites parallèles : des droites qu’il faut prolonger dans
l’imaginaire et un écart toujours identique entre les deux droites. Cette compréhension
vulgarisée de la notion illustrée dans différentes situations pourra être exprimée sous
une forme « vulgarisée » pour déboucher ensuite sur le savoir géométrique formalisé
(« Une droite parallèle, c’est… ») qui, sans cela, apparaît, pour beaucoup d’élèves,
dépourvu de sens.

Mais cela n’est qu’un aspect de la question du sens. Dans le travail avec des
équipes qui s’inspirent des méthodes actives, une autre entrée privilégiée est
celle de la fonctionnalité des situations à travers la mise en projet des enfants.
Les enseignants cherchent à partir de leurs propositions pour faire en sorte que

35. Bernstein B. (1975), Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social,
Paris, Éditions de Minuit, p. 191-222.

219
Construire des situations pour apprendre

les compétences qu’ils abordent aient une forme d’utilité du point de vue des
élèves : « J’apprends à écrire parce que je veux communiquer quelque chose à
quelqu’un », « Je fais des mathématiques parce que savoir compter peut me servir
dans la vie… »
Même si pour certains c’est parfois difficile, les savoirs scolaires proposés aux
élèves doivent pouvoir être justifiés, explicités dans leur utilisation potentielle,
et l’entrée la plus simple pour ce faire est de leur faire vivre cette fonctionnalité
des savoirs. Le pédagogue doit donc chercher à intéresser les élèves, à susciter
la curiosité en créant un environnement stimulant, et la question de la mise en
projet est donc fondamentale.
De « vrais » projets pour mobiliser les élèves
Le terme de « projet » en milieu scolaire est problématique, car il désigne des
éléments de nature différente. Dans le cadre de ce qu’on appelle la « méthodolo-
gie du projet », le terme renvoie en fait à des documents administratifs qui servent
à organiser l’action en fixant les objectifs à atteindre, les conditions de l’activité et
son évaluation. Cela est potentiellement intéressant, mais l’usage pédagogique
du terme renvoie à autre chose, une forme pédagogique particulière dans laquelle
il s’agit d’utiliser la dynamique de projet (se fixer des buts, structurer des moyens
pour les atteindre) dans le cadre des apprentissages.
Cette idée de travailler en projets est devenue un lieu commun, et les ensei-
gnants sont désormais familiers de ces démarches. Pourtant, bien souvent, si
l’adulte pense une activité sous forme de projet à réaliser, il n’est pas sûr que les
élèves soient, eux, en projet. Pour y voir clair, il nous faut donc distinguer deux
dynamiques d’activité très différentes dans leur principe si l’on prend en compte
deux critères : l’initiative du projet et la conduite de son déroulement.
Pour qu’il y ait dynamique de projet pour l’apprenant, il faut qu’il y soit
engagé, qu’il ait participé à sa genèse et qu’il soit partie prenante de sa régu-
lation. Or, en milieu scolaire, c’est généralement l’enseignant qui fixe les buts,
structure les étapes de réalisation en lien avec des objectifs pédagogiques
prédéterminés de son programme. Sa posture est essentiellement guidante, et
les élèves peuvent très bien vivre l’activité en extériorité, comme un travail sous
une forme un peu différente sans être réellement engagés dans l’activité. Ce n’est
en fait que le projet de l’adulte, un moyen de vivre l’activité un peu autrement,
mais aucunement un projet réel pour les élèves qui peuvent alors reproduire tous
les comportements scolaires d’évitement classiques au grand dam d’enseignants
extrêmement investis qui ne comprennent pas cette réaction des élèves.
Une autre approche est possible que l’on pourrait qualifier de « projets
d’enfants ». Elle consiste à ne pas seulement chercher à « enrôler » les élèves,
mais à les solliciter dans l’émergence du projet même, faire en sorte que l’objec-
tif de production, les buts et les moyens soient définis par les élèves enfants

220
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

eux-mêmes. L’adulte se positionne alors comme un facilitateur et une ressource,


le garant du collectif et sa posture est inscrite dans une perspective d’accompa-
gnement comme nous avons pu la définir.
Distinguer les actions relevant du projet de l’éducateur et du projet de l’appre-
nant en milieu scolaire (ou dans l’animation) est loin d’être anecdotique, car c’est
une clé de compréhension de l’engagement des élèves et un levier pour le susci-
ter (Lescouarch36). En effet, pour aider les élèves à donner sens à ce qu’ils font,
l’environnement scolaire devrait proposer des situations permettant aux enfants
de vivre pleinement une pédagogie de projet au sens fort du terme en les asso-
ciant au processus et en rendant explicites les enjeux. C’est toute la différence
entre vivre une activité imposée et une activité choisie, et nous avons là une piste
extrêmement intéressante et facile à mettre en œuvre : impliquer les élèves dans
les processus en les laissant choisir des activités comme l’indique Perrenoud :
« Pourtant, chacun le sait, le sens d’une activité, pour n’importe qui, dépend forte-
ment de son caractère choisi ou non ; lorsque l’activité elle-même est imposée,
son sens dépend encore de la possibilité de choisir la méthode, les moyens, les
étapes de réalisation, le lieu de travail, les échéances, les partenaires. L’activité
dont il ne choisit aucun aspect a bien peu de chances d’impliquer l’élève37. »
Houssaye38 va même plus loin en théorisant la notion de « pédagogie de la
décision » porteuse d’un véritable basculement dans les pratiques d’animation,
mais qui peut nous inspirer pour penser le scolaire. Il désigne ainsi des pratiques
dans lesquelles l’activité n’est pas choisie, mais décidée par l’enfant lui-même
dans une dynamique de projet. Il oppose ce modèle à celui, fréquent dans les
lieux de loisirs, qu’il désigne comme la « pédagogie du choix » qui consiste à
proposer des activités aux enfants pour qu’ils choisissent parmi des activités
pensées pour eux par un adulte qui « sait » pour l’enfant.
Ce n’est effectivement pas la même chose d’être confronté à des activités
imposées (comme c’est souvent le cas à l’école), de choisir entre différentes
propositions, ce qui engage déjà beaucoup plus le sujet, mais dans un environ-
nement restant potentiellement extérieur à ses centres d’intérêt, et d’être dans
la situation de décider soi-même de ce que l’on va faire, d’être force de proposi-
tion. Cette dimension constitue une rupture flagrante dans les observations des
classes coopératives quand le premier moment de la semaine est structuré sur
l’élaboration du planning avec les élèves dans un déroulé qui leur laisse la possi-
bilité de proposer des projets à la classe, de se missionner pour une recherche
particulière qui les intéresse et qu’ils vont ensuite présenter aux autres. Cette

36. Lescouarch L. (2010), « La pédagogie de projet dans les dynamiques d’enseignement-appren-


tissage », Médiadoc, no 5, p. 9-12.
37. Perrenoud P. (1997), « Impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail. Voyage
autour des compétences », L’Éducateur, n° 14, 28 novembre 1997, p. 24-29.
38. Houssaye J. (1995), Et pourquoi que les colos, elles sont pas comme ça ?, Paris, Matrice.

221
Construire des situations pour apprendre

possibilité qui leur est offerte de décider d’une partie de leur travail (et cela ne
concerne bien qu’une partie du travail, d’autres moments d’enseignement étant
organisés et imposés par l’adulte) change radicalement le sens des activités qu’ils
vivent et leur engagement.
Concrètement, cela suppose de laisser ouverts dans l’emploi du temps de la
classe des moments pour lesquels ce sont les élèves qui organisent le travail,
proposent des sujets d’étude et de réalisation avec un enseignant qui accepte de
se mettre en retrait, au service du projet des élèves dans la perspective définie par
Houssaye : « […] la pédagogie de la décision ouvre un espace qu’elle décide de
laisser ouvert, et par là peut être non maîtrisable : elle est le lieu et le temps d’une
construction commune pouvant être remise en cause, pouvant toujours mettre à
mal le désir de maîtrise et le savoir déjà là de l’éducateur39. »
L’idée d’entrer dans ce type de pratiques peut paraître un peu « folle » pour
des enseignants strictement habitués à la pensée du contrôle et de la program-
mation, mais c’est une organisation qui fonctionne quotidiennement dans des
classes coopératives en élémentaire et au collège, à la condition que des espaces
de régulation collective de ces activités soient ritualisés.
Ces entrées sont un moyen de redonner du sens aux activités et de répondre
aux difficultés constatées chez les élèves dans le registre de l’attention et de
l’engagement. Meirieu met en lien cette question avec celle de l’étonnement
en pédagogie, la mobilisation des intelligences par l’écart entre l’attendu et
l’inattendu et l’émerveillement, le plaisir de la compréhension, le sentiment de
maîtrise lorsqu’on accède à l’intelligibilité des choses : « L’étonnement fondateur
est là : dans le fait que les choses soient intelligibles et que leur compréhension
n’alourdisse pas notre esprit mais l’allège… Quelque chose se passe alors chez les
formés que le formateur perçoit d’autant plus qu’il a accompagné cette démarche
et revécu, dans son engagement pédagogique, l’étonnement fondateur devant
tout savoir émancipateur, devant toute connaissance qui élargit nos horizons
sans écraser nos perspectives40. »
Faire appel à l’intelligence des enfants, susciter leur curiosité et leur permettre
de vivre le plaisir d’apprendre, de se sentir compétent reste le plus sûr moyen de
donner du sens au scolaire, et cela passe par la mise en situation de question-
nements, d’exploration sur des situations mobilisatrices parce que porteuses de
questions fondamentales et complexes. À travers les pédagogies de projet, il est
intéressant de voir des enfants renouer avec ces questionnements fondateurs
de toute démarche d’apprentissage, de voir s’éclairer un visage dans ce moment
d’« insight » de la compréhension qui permet d’éprouver non seulement la

39. Ibid., p. 233.


40. Meirieu P. (2014), « Mais où est donc passé l’étonnement ? », Éducation permanente, no 200,
p. 349.

222
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

« saveur des savoirs », mais également la saveur « de » savoir, d’avoir un peu de


pouvoir sur le monde parce qu’on le comprend mieux.
En revanche, dans l’utilisation de ces approches pédagogiques « actives », il
est important de faire attention à ce que les enjeux d’apprentissage restent expli-
cites et à ce qu’elles ne relèvent pas des « pédagogies invisibles41 ». Bernstein
désigne sous cette expression des approches pédagogiques issues des méthodes
actives qui permettent de vivre des expériences sans que les enjeux d’apprentis-
sage ne soient transparents ni explicites pour les apprenants. Dans le cadre des
innovations pédagogiques, certains dispositifs, notamment liés aux pédagogies
de projet, peuvent fonctionner sur l’idée que la seule expérience pourrait suffire à
apprendre comme dans l’éducation informelle. Or, dès lors que les situations ne
sont pas perçues comme des moments d’apprentissage, elles risquent de ne pas
être investies par les publics qui n’ont pas les codes du scolaire et ne seconda-
risent pas spontanément les savoirs.

Le risque des « pédagogies invisibles »

Comme l’explicite Mangez, Bernstein distingue deux formes typiques de modèles


pédagogiques, les pédagogies visibles et les pédagogies invisibles : « Dans le
modèle invisible, les tâches à effectuer sont des tâches globales (les codes de savoirs
ne sont pas sériés) ; le séquençage est lâche ; l’élève peut difficilement savoir quelles
sont les finalités de la tâche ; seul l’enseignant connaît les objectifs spécifiques qu’il
poursuit ; ces objectifs sont eux-mêmes fortement intégrés (il s’agit par exemple de
travailler à la fois dans une même activité la langue, l’orthographe, la conjugaison,
la créativité, l’observation, l’esprit critique, la lecture et la capacité à trier des infor-
mations et à les synthétiser). La pédagogie visible, à l’inverse, se caractérise par un
découpage et un séquençage explicite du curriculum ; elle met moins l’accent sur
la créativité individuelle ; les évaluations sont explicites dans le sens où l’élève sait
exactement ce qui va être évalué chez lui lors de telle ou telle épreuve42. »
Cette distinction visible/invisible est à comprendre du point de vue de l’élève et
relève d’un continuum entre le pôle visible et le pôle invisible conçus comme des
idéaux-types. Or, les vulgates des pédagogies actives issues de l’éducation nouvelle
se focalisent principalement sur les tâches et les activités des élèves dans l’idée que,
par leur action, ils vont construire les connaissances. Cette approche peut contribuer
à laisser dans l’implicite les enjeux cognitifs et conceptuels des apprentissages à
réaliser pour en permettre le transfert notamment.

41. Bernstein B. (1975), Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social,
Paris, Édition de Minuit.
42. Mangez É. (2007), « Les réformes pédagogiques des années 1990 : de la décision poli-
tique à la réalité locale », Cerisis Info, no 19, université catholique de Louvain, p. 1. Consulté le
15/12/2015 sur : http://info.opes.ucl.ac.be/admin/upload/2rech.pdf

223
Construire des situations pour apprendre

C’est en effet le propre des « pédagogies actives » de s’appuyer sur l’implicite


pour rompre avec les pédagogies traditionnelles, leur magistralité ou la « scolas-
tique » selon l’expression de Freinet. Cette dimension implicite des apprentis-
sages à réaliser peut conduire une partie des élèves à de la difficulté, notamment
ceux de milieu populaire dont l’environnement social est moins bien doté en
ressources extérieures à l’école pour apprendre, et dont la socialisation familiale
(le rapport au langage en code restreint, le rapport à l’écrit, la moindre familia-
rité avec la culture savante, le rapport aux postures réflexives, etc.) n’est pas en
adéquation avec les attendus du scolaire.
Nous sommes ici dans la tension fondatrice évoquée par Meirieu entre prin-
cipe de « finalisation » et principe de « formalisation » : une condition nécessaire
pour bien apprendre est d’être mobilisé dans une activité complexe qui fait sens,
mais dans le même temps l’apprentissage doit être organisé et formalisé pour que
la situation permette d’atteindre les objectifs éducatifs visés.
Nous devons donc chercher à concilier la nécessité de fonctionnaliser les
situations, de leur donner sens du point de vue de l’apprenant tout en étant
très attentif à ce que les enjeux d’apprentissage restent transparents pour les
apprenants afin qu’ils puissent développer une réflexivité sur les enjeux des
apprentissages.

Développer la réflexivité sur les stratégies d’apprentissage


Dans la continuité de la pensée de Montaigne de la nécessité d’avoir une
« tête bien faite43 », il apparaît essentiel de penser les conditions d’appropria-
tion des savoirs. Pour acquérir des connaissances et des compétences, les
enfants ont besoin de maîtriser des stratégies et des démarches, autrement dit
selon la formule controversée d’être en capacité d’« apprendre à apprendre ».
Zakhartchouk montre que cette terminologie renvoie à des dimensions diffé-
rentes et complémentaires : « – à la capacité même à mobiliser des ressources
(savoir utiliser sa mémoire ou savoir chercher sur Internet par exemple) ; – à une
composante des ressources disponibles (méthodes pour décoder des consignes,
pour s’organiser sans perdre de temps, pour prendre des notes) ; – au dévelop-
pement d’attitudes favorables aux apprentissages (d’un côté la rigueur, la plani-
fication, la concentration, de l’autre l’astuce, la créativité, l’adaptation à sa propre
personnalité ou au contexte)44. »
Beaucoup d’enseignants ont bien conscience de l’importance de travailler
ces dimensions, mais sont démunis face à ces enjeux peu travaillés en formation
initiale. Sur le plan méthodologique, l’école exige bien souvent ce qu’elle n’ap-
prend pas, et nous pouvons donc envisager trois axes de pratiques susceptibles

43. Montaigne, Les Essais, xvie siècle.


44. Zakhartchouk J.-M. (2015), Apprendre à Apprendre, Paris, Réseau Canopé, p. 17.

224
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

d’étayer les apprentissages des élèves : structurer des méthodes, des procédures
de travail, développer des attitudes métacognitives et accompagner la construc-
tion de l’abstraction.
La construction de méthodes de travail
Pour apprendre à l’école, les enfants ont besoin de construire et de s’appro-
prier des procédures de travail efficaces. C’est un questionnement récurrent dans
la recherche en sciences de l’éducation à travers la recherche de « compétences
transversales » et de démarches de travail.
Dans cette perspective, l’idée est d’aider les élèves à s’approprier des instru-
ments efficaces pour réussir leurs tâches et pour répondre aux attendus de
présentation des travaux de la forme scolaire comme les différentes étapes pour
« résoudre un problème mathématique » ou « rédiger une synthèse ». Pour toutes
ces activités, nous pouvons parler d’une approche de l’apprendre à apprendre
par la « méthodologie », car ces manières de faire sont identifiées par les adultes
comme pertinentes et ne sont pas construites par les élèves. Elles sont imposées
en extériorité pour réaliser leur travail, les guider dans la conduite de leur activité.
Cela peut porter sur la gestion du temps, du matériel, mais surtout sur l’orga-
nisation et le déroulement du travail lui-même comme l’illustrent très bien les
objectifs définis dans les différentes versions du socle commun de connaissances,
de compétences et de culture. L’idée est de travailler une capacité à apprendre
par soi-même pour favoriser l’autonomisation en organisant des moments dédiés
à l’apprentissage de méthodes et de procédures utilisées en milieu scolaire.
Boniface45 propose ainsi de construire des moments spécifiques pour
apprendre certaines compétences essentielles dans la gestion du temps comme
« planifier ses activités ». Sa réflexion s’appuie sur un modèle plus global qui
suggère d’articuler différents éléments dans les apprentissages méthodologiques
en les pensant également en lien avec le travail scolaire externalisé à la maison46.

45. Boniface C. (2008), « Planifier son travail à la maison en classe », Cahiers pédagogiques,
no 468. Disponible sur : http://www.cahiers-pedagogiques.com/Planifier-son-travail-a-la-
maison-en-classe-deux-seances
46. http://manualzz.com/doc/5125357/m%C3%A9thodologie-du-travail-scolaire

225
Construire des situations pour apprendre

Tableau 26. Registre de travail méthodologique selon Boniface

Dimensions
Registre de travail
méthodologiques
Dans la classe
Gérer son matériel
À la maison
Utiliser des outils de gestion du temps
Gérer son temps Gérer le rythme de travail
Organiser son temps chez soi
Acquérir une bonne maîtrise des consignes
Gérer une tâche donnée
Apprendre à présenter son travail
Maîtriser l’utilisation des différents manuels
Gérer les outils et ouvrages de référence
de connaissance
Gérer la structuration des traces des connaissances
Se repérer parmi les domaines de connaissance
Gérer ses apprentissages et parmi les connaissances
Analyser ses démarches

Ces dimensions, très concrètes, peuvent conduire à viser spécifiquement des


apprentissages dans ces domaines mais, de notre point de vue, il ne s’agit pas de
créer une nouvelle discipline d’enseignement « méthodologie », mais bien d’inté-
grer ces différentes dimensions au quotidien de la classe.
En ce sens, par exemple, le fonctionnement en plan de travail individualisé
est également une approche qui travaille fortement des compétences méthodo-
logiques. En effet, à travers la nécessité de se projeter pour planifier, d’organiser
et tenir son cahier (souvent structuré par rubriques et matières), d’y reporter les
résultats de ses évaluations, l’élève est en situation quotidienne de travailler des
compétences méthodologiques dans le déroulé des séquences.
Les apprentissages méthodologiques doivent donc être appréhendés comme
constitutifs de toute situation d’enseignement, il n’est pas souhaitable de disso-
cier méthode et contenu, y compris dans l’organisation des dispositifs d’aide
externalisés. Les méthodes sont en fait contextualisées et propres à chaque disci-
pline, et il ne peut y avoir à proprement parler de méthodologie générale valable
pour toutes les situations : une synthèse littéraire ne participe pas des mêmes
méthodes qu’une synthèse en histoire par exemple. Nous pouvons cependant
identifier des familles de situation qui peuvent être mises en lien avec des outils
cognitifs transversaux et des étapes de travail communes.

226
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Ainsi, il est fréquent que les élèves en difficulté soient dans l’incapacité de
suivre une démarche dans un temps long, étape par étape, et qu’ils veuillent
mettre d’une certaine manière « la charrue avant les bœufs », aboutir au résultat
avant même d’avoir cherché. Dans les premières étapes d’une aide, pour les aider
à structurer leur activité, il est possible de travailler avec eux sur l’identification
des « passages » obligatoires de tout travail pour ensuite les organiser en algo-
rithmes à respecter impérativement.
Devant toute tâche scolaire, il est nécessaire de lire la consigne, de vérifier
qu’on l’a compris (et c’est une nuance importante), de se demander quelles
notions et quels registres de savoirs sont à mobiliser. Beaucoup d’enfants sont
ainsi dans une vision très parcellaire des situations et ne réalisent pas qu’une
tâche implique de mobiliser des savoirs antérieurs, de faire des liens. Tout est
toujours nouveau pour eux en quelque sorte, et on imagine aisément que, pour
une personne qui ne s’inscrit pas dans une vision cumulative des savoirs, qui
n’est pas en perspective de transférer et réutiliser des savoirs antérieurs, la tâche
peut vite apparaître insurmontable et démobilisatrice.
Un apprentissage essentiel à conduire est donc l’identification des indicateurs
de surface et des indicateurs de structure (Meirieu47). Cette notion renvoie à la
capacité de pouvoir distinguer les éléments seconds de la tâche, son « habil-
lage pédagogique », et ce qui constitue la structure interne de la famille de situa-
tion : derrière un problème de mathématiques, quelle que soit sa présentation,
l’important est de pouvoir raisonner à partir de critères transversaux et invariants
pour identifier, par exemple, la situation comme « additive » et mobiliser les bons
procédés. Meirieu en fait même une condition du transfert dans l’apprentissage
d’un raisonnement en trois temps qui peut guider nos interventions dans l’aide
aux élèves : contextualisation/décontextualisation/recontextualisation.
Cette identification de la tâche effective et de son lien avec des connaissances
et compétences (maîtrisées ou en chantier) est un moment essentiel du travail
qui mérite que l’on y consacre un temps important. Cela peut même constituer
le cœur des médiations d’aide aux élèves en difficulté dans un registre plus ou
moins directif comme nous l’avons vu. C’est seulement si cet obstacle est résolu
que la suite du travail peut prendre sens : projeter les outils et le matériel dont on
aura besoin, réaliser le travail en lui-même (qui n’est que la conséquence logique
de ce qui a précédé et une forme d’application de principes).
Dans les situations d’aide aux élèves, quand la compréhension a précédé
l’action, il est fréquent de les voir ensuite se mettre dans un mode « application-
niste » dans le registre du plaisir de réussir : la tâche est claire, ils savent ce qu’ils
doivent faire et quand ils le font cela fonctionne. Notre passé de « bon élève » qui

47. Meirieu P. (1993), « Existe-t-il des apprentissages méthodologiques ? », in A. Bentolila, (dir.),


Les Entretiens Nathan. Enseigner, apprendre, comprendre, Paris, Nathan, p. 83-118.

227
Construire des situations pour apprendre

caractérise la plupart des enseignants nous a sans doute habitué à trouver cela
normal, mais pour ces enfants, cela constitue une forme de découverte : « Il suffit
d’appliquer la bonne méthode et moi aussi je peux réussir… » Enfin, le dernier
temps à intégrer dans le travail est la vérification qui va structurer une habitude
d’autoévaluation.
Nous pouvons donc résumer cette démarche en six temps distincts, l’idée
étant que, dans un premier temps, cette démarche fait l’objet d’une réflexion et
est formalisée avec les élèves. Ils ont ensuite l’obligation de la respecter avec le
droit de demander l’aide de l’adulte à chaque étape. Elle fait l’objet d’un affichage
aide-mémoire dans la classe ou sur le bureau.

Tableau 27. Organisation algorithmique à respecter par l’enfant.

Consigne Lire (en la vocalisant pour être sûr qu’elle a été lue)
Expliquer la tâche Comprendre et anticiper des démarches
Savoirs Faire des liens avec le « déjà su » et ce qui est au travail dans la classe
Matériel Se projeter dans la réalisation
Faire Suivre une procédure de réalisation/réflexivité
Vérifier Retour sur sa production, critères de réussite et d’autoévaluation

Ce type de démarches peut fonctionner à un niveau exclusivement procédural,


et nous devons être vigilants sur ce point, car le but n’est pas d’aboutir à un condi-
tionnement. La structuration de l’activité permet au contraire à chaque étape de
faire ressortir les obstacles et de susciter du dialogue pédagogique sur le travail,
qui va conduire à une réflexivité relevant progressivement de la métacognition.
Les attitudes métacognitives
L’intérêt de travailler la métacognition est d’inciter les élèves à s’interroger sur
leurs propres stratégies, de leur donner à voir que la différence essentielle entre
ceux qui réussissent et ceux qui ne réussissent pas se joue dans les stratégies et
les méthodes comme le développait de La Garanderie.
Si l’on suit Romainville, Noël et Wolfs48, pour qui la notion de métacognition
désigne « des opérations mentales sur des opérations mentales », trois types
d’activités vont permettre de développer des compétences métacognitives :
• l’explicitation : des moments d’explicitation par l’élève des procédures qu’il
a utilisées lors d’une tâche (par exemple prendre des notes) ;

48. Romainville M., Noël B., Wolfs J.-L. (1995), « La métacognition : facettes et pertinence du
concept en éducation », Revue française de pédagogie, volume 112, no 1, p. 47-56. Disponible sur :
https://doi.org/10.3406/rfp.1995.1225

228
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

• l’analyse : mise en relation d’éléments de sa procédure au regard de leurs


effets ;
• la conceptualisation : abstraction des différentes situations analysées pour
aboutir à des principes génériques, réutilisables et transférables.
Contrairement à l’entrée méthodologique, l’approche métacognitive ne
cherche pas à imposer des procédures de travail en extériorité mais vise à susci-
ter l’autoanalyse de l’activité, éventuellement avec un accompagnement ou en
confrontation avec des pairs. Pour ce faire, il peut être utile de prévoir dans
les déroulés de séquence des moments de « pause réflexive » qui permettent
d’offrir du temps pour la pensée selon l’expression de Meirieu49 et des occasions
d’échanges langagiers supports de l’activité métacognitive.
Cependant, si le discours sur la métacognition fait partie désormais des lieux
communs de la formation, sa traduction pédagogique reste très difficile. Dans
un travail de thèse, j’avais pu ainsi mettre en évidence dans les pratiques des
enseignants spécialisés que des actions présentées comme « métacognitives »
relevaient en fait souvent du registre méthodologique. En effet, demander à
l’enfant « Comment tu fais ? » avant de lui indiquer des stratégies plus efficaces
ne constitue pas réellement une pratique métacognitive. Il faut pouvoir prendre
le temps de la réflexivité dans des espaces, et l’entrée sur la métacognition peut
s’appuyer sur deux familles de situations : le langage et la modélisation.
Le langage est un moyen de mettre à distance les choses, d’étayer et de
prendre du recul sur son activité pour prendre conscience de ces déterminants
par la verbalisation de ce qu’on a fait, comment on a pensé pour s’en construire
une représentation. Il s’agit bien d’une activité métacognitive, « une opération
mentale portant sur d’autres opérations mentales50 » permettant d’accéder à
« tout ce que le sujet sait sur la manière d’apprendre, sur la façon d’effectuer au
mieux telle tâche cognitive, ou sur les stratégies efficaces pour réussir51 ».
Développer des moments langagiers en individuel (dans les médiations avec
l’adulte) ou en collectif va aider à faire émerger les démarches, les stratégies, les
« manières de faire » dont il est essentiel de pouvoir garder une trace formalisée,
organisée permettant de réitérer l’action. Sur ce point le courant de la gestion
mentale de De La Garanderie propose des pistes très intéressantes de schémati-
sation des opérations mentales appropriables par les enfants à la fois pour expli-
citer leurs propres démarches et comprendre celles des autres (Pébrel52).

49. Meirieu P. (2014), « À l’école offrir du temps pour la pensée », Esprit, no 401, p. 20‑33.
50. Grangeat M. (1999), « Processus métacognitifs et différenciation pédagogique », in C. Depover,
B. Noël (dir.), L’Évaluation des compétences et des processus cognitifs, modèles pratiques et
contextes, Bruxelles, De Boeck, p. 115-127 (p. 115).
51. Ibid, p. 116.
52. Pébrel C. (1993), La Gestion mentale à l’école. Concepts et fiches pratiques, Paris, Retz.

229
Construire des situations pour apprendre

Figure 23. Exemple d’affichages construits avec les enfants


sur leurs démarches mentales

Lire un mot Résoudre


inconnu un problème
jardinage 1. Lire l’énoncé

2. S’imaginer la situation

3. Faire une représentation


Je cherche un morceau Je construis les
que je connais : morceaux inconnus :
- le « di » de lundi J + A = JA 4. Déduire l’opération
- le « na » de canard JA + R = JAR
G + E = GE
5. Faire les calculs

6. Répondre à la question
jar-di-na-ge

Orthographe
L’orthographe, c’est quand
on apprend à écrire sans erreurs.
Il y a plusieurs manières de réfléchir.
Orthographe

des mots des verbes des règles


Vocabulaire Conjugaison Grammaire

ON NE ON CONNAIT
PEUT PAS ON CONNAIT
LES FAMILLES
DÉDUIRE DES RÈGLES
DE VERBES ET
COMMENT ET ON LES
ON DÉDUIT LES
UN MOT APPLIQUE
TERMINAISONS
S’ÉCRIT

On apprend par
On apprend On réfléchit
cœur les familles
par cœur à partir
de verbes et
les mots des règles
les terminaisons

230
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Les cartes mentales ou « cartes heuristiques », les schématisations sont égale-


ment des supports pertinents pour « donner à voir » des démarches de raisonne-
ment qui, sinon, restent implicites. En effet, une carte mentale est un outil pour
bien structurer ses idées sous une forme différente de l’approche linéaire. Pour
la réaliser, il est nécessaire de chercher à comprendre l’organisation des idées, le
rapport entre les concepts et la hiérarchie des notions en distinguant ce qui est
essentiel de ce qui est accessoire.
Comme pour la méthodologie, l’enjeu de travail sur les dimensions métaco-
gnitives n’est donc pas forcément d’organiser des dispositifs particuliers, mais
d’intégrer des dimensions à la pratique pédagogique quotidienne en prenant
l’habitude de systématiquement demander aux élèves d’expliciter leurs procé-
dures quand ils présentent un travail au collectif, de chercher à « modéliser » les
stratégies et les algorithmes de résolution de la situation afin de donner un point
d’appui à la pensée de chacun.

Le contrôle de son activité par l’enfant

Pour leur permettre d’être autonomes, il est essentiel de donner aux élèves les
moyens de contrôler leur activité. Cela passe souvent par le langage en les amenant à
oraliser et à verbaliser leurs démarches. Par exemple, en lecture, dans la construction
du sens, la vocalisation/subvocalisation est une dimension à prendre en considéra-
tion dans le passage à une activité mentalisée. Beaucoup d’enfants, qui ne sont pas
au stade de la lecture silencieuse, sont mis en difficulté par le fait de devoir travailler
dans un espace mental « silencieux » qui n’est pas encore construit. Un enjeu impor-
tant est donc lié à la subvocalisation comme activité de contrôle de son activité par
l’enfant lui-même (et par l’adulte).
Or l’approche idéologique de la lecture confondant le point d’arrivée (lecture silen-
cieuse) et le moyen, de nombreuses activités proposées dans l’apprentissage aux
élèves se caractérisent par une demande de travail autonome silencieux trop précoce
qui doit interroger le pédagogue, car elle contribue au développement d’une pensée
magique : les démarches n’étant pas perceptibles, certains enfants n’ont aucun
point d’appui pour s’en emparer, et ils vivent le résultat comme « magique », ne les
concernant pas ou plus.
L’omniprésence de « démarches invisibles » : en lecture comme en mathématiques,
le fait de demander très vite aux élèves de travailler sans possibilité de vocaliser ou
subvocaliser, avec des démarches implicites qu’ils sont censés maîtriser (mais ne
maîtrisent pas), peut renforcer le sentiment d’impuissance, la pensée magique et
le fait de produire pour s’acquitter de son « métier d’élève » tel qu’ils le perçoivent.

Toutes les situations qui permettent à l’enfant le moyen d’analyser et de


contrôler son activité sont donc les bienvenues, et intégrer le travail métacognitif
à sa pédagogie, c’est donc chercher à changer le métier d’élève, le responsabiliser

231
Construire des situations pour apprendre

par rapport à ses propres apprentissages en cherchant des moyens de rendre


« visible » son activité mentale pour l’aider à entrer dans l’abstraction.

L’apprentissage de l’abstraction

Une éducabilité cognitive


À l’observation, ce qui apparaît très difficile pour de nombreux élèves est le
passage du concret à l’abstraction. La difficulté est donc de construire des situa-
tions qui relèvent de ce que la recherche en éducation appelle l’« éducabilité
cognitive ». Cette notion s’est construite dans la lignée des travaux de la psycho-
logie cognitive. En opposition à la théorie des dons (certains seraient intelligents
et d’autres non…), cette approche postule que l’« intelligence est acquise » et que
par conséquent il est possible de la développer par des moyens appropriés.
À la suite de la tentative de Binet (1909) de construire des exercices
d’« orthopédie mentale », ce postulat d’éducabilité cognitive s’est traduit dans
les années 1970 par la construction de programmes d’éducation de cette intel-
ligence qui ont connu un certain succès jusqu’à la fin des années 1980 comme
le Programme d’enrichissement instrumental de Feuerstein (PEI) ou les Ateliers
de raisonnement logique (ARL) de Higelé. Si on considère l’intelligence comme
l’ensemble des capacités et stratégies mentales permettant l’apprentissage et
l’adaptation à des situations nouvelles, ces méthodes proposent des activités
décontextualisées visant à éduquer les structures de la connaissance, à déve-
lopper les fonctions intellectuelles, à apprendre à apprendre et à apprendre à
penser. Développées plutôt dans la formation des adultes, elles ont cependant
été vivement critiquées pour l’absence de transfert des compétences construites
dans d’autres contextes.
Nous devons donc aujourd’hui structurer des pratiques pédagogiques permet-
tant de construire ces compétences cognitives en contexte scolaire et ce n’est
pas une mince affaire. Sans entrer plus avant dans la complexité des différentes
opérations mentales impliquant une formation importante à la psychologie cogni-
tive dont sont dépourvus la plupart des enseignants, pour analyser les situations,
nous pouvons à un premier niveau nous appuyer sur la catégorisation de Bruner
relative aux manières d’apprendre.
Barth rappelle ainsi que pour Bruner : « Les êtres humains se représentent
leurs connaissances du monde de trois façons. La première passe par l’action, ce
sont les savoir-faire. La seconde passe par l’image, ce sont les représentations
iconiques. La troisième, finalement, passe par les symboles ; ce sont les enco-
dages symboliques, comme le langage ou les mathématiques. Ce sont ces trois

232
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

modes de représentation dont l’homme dispose pour apprendre : le mode “énac-


tif”, le mode “iconique” et le mode “symbolique”53 ».

Tableau 28. Modes de représentation selon Bruner

Mode énactif Mode iconique Mode symbolique


Savoir en liaison avec Capacité de disposer de Capacité à se représenter
l’action (sensorimotricité) : connaissances par représen- mentalement la réalité
pour apprendre, on a besoin tations mentales imagées : et à l’énoncer : « traduc-
de manipuler les données, pouvoir se représenter les tion » de la représentation
les percevoir par les sens. choses sans les avoir devant iconique en représentations
Ce mode apparait en premier les yeux. abstraites (per exemple :
chronologiquement chez L’action est transformée en mots ou codes.
l’enfant. image mentale : l’enfant C’est le mode le plus élaboré
entre dans la représentation de conceptualisation.
dans un premier pas vers
l’abstraction.

La montée en abstraction doit être pensée dans une progressivité, et le


mode « énactif », manipulatoire, est important pour se construire une première
conception des notions. Lorsqu’on doit faire des tris entre des objets relevant de
différentes catégories comme des figures géométriques, activité fréquente en
milieu scolaire, ce n’est pas la même tâche du tout de l’effectuer en manipulant
des objets concrets que l’on va pouvoir regarder, déplacer et d’être confronté à
une feuille de papier sur laquelle ils sont dessinés et de devoir les projeter. La
seconde tâche nécessite de raisonner en dehors de la présence de l’objet, d’avoir
une représentation préalable du concept, et le niveau d’abstraction lié à la tâche
n’est pas du tout équivalent. La manipulation est donc une étape importante du
développement et reste, dans des stades ultérieurs, un support intéressant pour
vérifier, se reconfronter au réel.
Pourtant, il est frappant de constater dans l’observation de déroulés de
séquences en classe (en élémentaire ou en collège), dans les espaces scolaires
contemporains, que les enfants sont confrontés majoritairement à des tâches
qui se caractérisent par une montée en abstraction très rapide dans le mode
« symbolique ». Les phases de manipulation sont souvent courtes, essentiel-
lement prétextes à la présentation du concept. Ce n’est pas un souci pour des
élèves qui ont été fortement sollicités dans leur milieu éducatif informel et qui se
sont construit une expérience préalable des notions dans la petite enfance, mais
pour d’autres enfants issus de milieux moins sollicitants, lorsque de nouveaux
éléments sont présentés, c’est bien souvent la première fois qu’ils y sont
confrontés. Ils auraient besoin de s’approprier les choses plus longuement dans

53. Barth B.-M. (1985), « Jérôme Bruner et l’innovation pédagogique », Communication et


Langages, volume 66, no 1, p. 46-58 (p. 51).

233
Construire des situations pour apprendre

un mode énactif, expérientiel, avant d’être en situation de les envisager sous un


mode plus abstrait.
L’implication pédagogique de cette réflexion est de chercher à trouver un
équilibre dans le temps didactique entre manipulation/appui sur le concret et
conceptualisation/abstraction. Il est donc important de chercher à construire des
situations qui peuvent constituer un intermédiaire entre une manipulation directe
des objets (ou une reproduction en présence du modèle) et une situation tota-
lement abstraite. Par exemple, une technique intéressante à utiliser dans cette
perspective consiste à inciter les enfants à prendre des repères, à mémoriser,
à se représenter, tout simplement en leur demandant d’agir hors de la présence
du modèle mais avec la possibilité de s’y référer.
C’est une pratique fréquente dans les classes Montessori, par exemple un
enfant doit remettre en ordre les barres de mesure en allant les chercher les unes
après les autres dans une autre pièce. En étant hors de présence du modèle,
l’enfant ne peut plus utiliser une stratégie de comparaison directe et est obligé de
chercher à trouver des critères pour se rappeler quelle barre il doit aller chercher,
l’identifier et la ramener pour ensuite vérifier que c’est la bonne. C’est une tâche
éminemment complexe en fait que le dispositif pédagogique va rendre nécessaire.
Cette idée générique de donner le droit de voir, de consulter un modèle ou une
aide, mais de ne pas l’avoir sous les yeux au moment de la réalisation de la tâche
est pragmatique et très féconde, et elle peut attirer notre attention sur l’impor-
tance des représentations intermédiaires comme les schémas : les situations ne
sont plus vraiment concrètes, car elles sont déjà une représentation symbolique
du réel mais pas totalement abstraites non plus, car le schéma rappelle la situa-
tion contextualisée et permet de mettre en évidence les éléments déterminants
de la situation (Vezin54). Par exemple, dans un travail sur les problèmes mathé-
matiques en SEGPA, des chercheurs ont pu montrer un impact positif de l’usage
systématique de la schématisation pour un groupe d’élèves (Levain, Le Borgne
et Simard55). La schématisation constitue donc une piste d’étayage intéressante
à développer pour aider certains élèves à construire une pensée plus abstraite
nécessaire à la réussite scolaire.

54. Vezin J.-F. (1972), « L’apprentissage des schémas, leur rôle dans l’acquisition des connais-
sances », L’Année psychologique, volume 72, no 1, p. 179-198.
55. Levain J.-P., Le Borgne P., Simard A. (2006), « Apprentissage de schémas et résolution de
problèmes en SEGPA », Revue française de pédagogie. Recherches en éducation, no 155, p. 95-109.

234
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Situation de schématisation avec une enfant de CM2


Prenons le cas d’une enfant de CM2 en difficulté moyenne dans une classe d’éducation
prioritaire, face à une situation-problème fréquente du type : « Il a acheté 9 boîtes
de 12 œufs chacun. ». L’enfant est en difficulté, car elle rentre par la recherche d’une
opération sans chercher à se représenter la situation et utilise des critères inadaptés.
« Ce n’est pas un moins, car on n’enlève pas…, c’est un plus, car il a acheté quelque
chose… »
Le fait de simplement l’obliger à représenter les différentes boîtes en y associant la
valeur de leur contenu constitue alors un registre de réflexion schématique intermé-
diaire entre concret et abstrait, et sitôt la représentation achevée, l’élève a pu formuler
des stratégies plus adéquates : « Alors je peux les additionner ou faire une multiplica-
tion, car c’est plusieurs fois la même chose. »
La schématisation constitue dans ce cas un objet médiateur permettant de débloquer le travail
en favorisant une représentation iconique de la situation donnant accès au symbolique.

Dans les accompagnements des élèves, nous pouvons proposer de chercher


à associer systématiquement ces trois niveaux en articulation : des situations de
manipulation concrète, la recherche d’une abstraction de la situation en mode
iconique (associée à une évocation et une schématisation comme première repré-
sentation symbolique située) pour entrer dans une abstraction liée aux invariants
de la situation. Travailler ces dimensions est essentiel pour habituer les élèves à
fonctionner dans ces différents niveaux et accompagner leur accès à l’abstraction.
Il ne s’agit pas de maintenir les enfants dans une approche concrète des
choses, dérive que l’on a notamment constaté dans l’éducation spécialisée dans
les années 1970, mais bien de partir du concret, de laisser du temps au temps
et de diminuer la part « papier-crayon » des activités pour augmenter le temps
didactique consacré à la manipulation afin que la montée en abstraction passe
progressivement notamment par la schématisation.

Figure 24. Différents niveaux de la situation

Situation Représentation Ancrage dans le sens


Contextualisation
de manipulation directe de la situation

• Représentation Ancrage dans le sens


Évocation symbolique de la situation avec
et schématisation • Abstraction le filtre de l’évocation
de la situation et de la symbolisation

Identification
Abstraction Ancrage dans le sens
Décontextualisation des situations-types,
conceptualisée générique
critères et invariants

235
Construire des situations pour apprendre

Il y a donc un travail d’habituation des élèves à conduire car, très souvent, ils
cherchent à aller directement à la stratégie finale sans mobiliser de stratégies inter-
médiaires. Dans un premier temps, cela peut passer par une obligation de suivre
certaines démarches, par l’instauration de contraintes dans les procédés à mettre
en œuvre. Par exemple, dans les résolutions de problèmes mathématiques, peu
d’élèves utilisent spontanément des représentations graphiques et passent direc-
tement d’une représentation concrète de la situation (une reproduction du réel) à
une conceptualisation de la situation (c’est une situation additive, etc.). Or, une des
manières de les aider à passer d’un de ces niveaux à l’autre est de leur proposer (et
les contraindre souvent dans un premier temps) de passer préalablement par une
représentation symbolique de la situation qui facilitera sa conceptualisation.
Construire en milieu scolaire des outils permettant de faciliter la conceptua-
lisation est donc un enjeu essentiel pour ne pas mobiliser exclusivement les
prérequis sociologiques liés à l’éducation informelle première. Cela concerne
également les modes de raisonnement à mobiliser en lien avec la construction
d’une pensée déductive et catégorielle.

Raisonner de manière déductive et catégorielle


Un second point perturbant pour beaucoup d’enfants est d’être dans un
univers scolaire qui nécessite de raisonner de manière catégorielle et déductive
sans que cette logique de pensée ne leur soit familière. Pour beaucoup d’élèves,
le générique de la situation n’est pas identifié, et ils perçoivent chaque activité
comme singulière. Ils n’identifient pas les invariants des tâches et des notions,
et n’utilisent pas pour beaucoup la comparaison pour analyser les situations.
Ils sont donc en difficulté pour s’appuyer sur ce qui est « déjà su », pour faire le
lien avec d’autres connaissances qu’ils maîtrisent, et ne sont pas en capacité de
transférer le savoir d’une situation à une autre.
Cette dimension est flagrante en conjugaison. Si on n’a pas compris que les
verbes sont une catégorie de mots particuliers organisés en « familles » (les
groupes) qui ont des caractéristiques en commun et se conjuguent de la même
manière (ce qui permet de faire une économie mentale importante en mémorisant
« simplement » les terminaisons par groupe et par verbe), on peut se retrouver
confronté à l’idée d’une tâche impossible : apprendre l’ensemble des verbes un
par un à tous les temps… Malheureusement, en cycle 3 en éducation prioritaire, il
n’est pas rare de croiser des élèves qui n’appréhendent pas la conjugaison sur un
mode catégoriel, et pour lesquels, c’est une tâche non seulement dépourvue de
sens, mais en plus perçue comme insurmontable. Autrement dit, la pensée catégo-
rielle est une dimension essentielle à travailler, car elle permet une organisation de
l’information qui facilite la mémorisation, en diminuant la quantité à mémoriser et
en permettant de la retrouver plus facilement lorsque l’on en a besoin.

236
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Pour éviter que les enfants se mettent à fonctionner en « âge du capitaine » et


cherchent à produire pour produire, sans comprendre les enjeux de la tâche, il est
possible de les habituer à rechercher systématiquement les liens entre les diffé-
rentes situations qu’ils rencontrent, ce que l’on peut appeler le « c’est comme » :
« Conjuguer le verbe jouer, “c’est comme” conjuguer le verbe danser parce qu’ils
sont du même groupe. » Cela peut paraître évident, mais dans les situations
d’aide, il est souvent très surprenant de voir à quel point ces « évidences »
scolaires ne sont pas construites par de nombreux enfants.
En leur demandant systématiquement de chercher à faire des liens entre ces
nouvelles situations qu’ils rencontrent, et celles qu’ils ont déjà connues, nous
pouvons faire l’hypothèse que c’est le processus d’assimilation-accommodation
décrit par Piaget qui pourra se trouver facilité, et cela constitue une piste intéres-
sante et peu coûteuse en temps didactique dans la mesure où cette dimension
doit simplement faire l’objet d’une attention au quotidien dans la classe.
Le second point lié aux modes de pensée présents chez les « bons élèves »,
et qui semble poser des problèmes à de nombreux autres, est relatif à la pensée
inférentielle, la capacité de déduire une réponse d’une autre information, ce que
l’on pourrait appeler le « si… alors ». Par exemple en mathématiques, il est impor-
tant pour identifier les situations d’être capable de se dire que « si on additionne
plusieurs fois la même chose alors… c’est une multiplication », en l’associant
également à une perspective de réversibilité. Or, de nombreux enfants ont beau-
coup de difficultés à fonctionner sur ce mode, car ils s’inscrivent plutôt dans une
pensée par association relevant de ce qu’on pourrait appeler le « devinement » à
dissocier très clairement de la pensée déductive.
Le « devinement » s’inscrit dans un processus de pensée par association,
de tâtonnement hasardeux dans lequel on donne des réponses par association
d’idées, mais sans que l’ensemble des attributs ne soit pris en compte. C’est de
l’ordre du « ça me fait penser à… ». La pensée déductive est, elle, plus systéma-
tique et consiste à associer les indices pour les mettre en lien afin de raisonner en
termes d’hypothèses vérifiées dans le registre de la logique.
Identifier des invariants des situations, déduire, faire des inférences et des
hypothèses, les vérifier, sont donc des compétences cognitives très importantes
à construire mais que le monde scolaire enseigne peu. Nous nous reposons
essentiellement sur les pratiques d’éducation informelle profondément inégali-
taire sur ces registres. C’est pourquoi, les propositions pédagogiques de Barth
sont extrêmement intéressantes, car elles visent à faire travailler les élèves sur la
construction de leur pensée à travers une démarche de conceptualisation.

237
Construire des situations pour apprendre

En effet, pour Barth, la conceptualisation est le processus qui permet « d’or-


ganiser le monde qui nous entoure56 », et un concept, le produit d’une pensée
abstraite, donc une structure, qui réunit trois éléments : le mot qui le désigne
(l’étiquette) ; les attributs qui l’identifient (la définition) ; une pluralité de cas
auxquels les attributs s’appliquent (les exemples). Dans son livre fondateur,
l’Apprentissage de l’abstraction, Barth prend l’exemple du concept de « carré »
qui est lié à ses attributs (quatre segments de droite ; de longueur égale ; formant
quatre angles droits) et peut prendre différentes formes (il y a différents types de
carrés mais qui ont tous ces attributs en commun). Pour elle, deux éléments sont
à penser, les savoirs et leur élaboration.
Du côté des savoirs, cette réflexion peut nous inciter à interroger le type
d’informations et l’organisation des savoirs que nous cherchons à transmettre.
Pour que les savoirs puissent être au service d’une pensée autonome et réfléchie,
et non du côté de l’accumulation d’informations, ils doivent être organisés dans le
registre conceptuel en faisant ressortir les attributs des concepts.
Du côté de la démarche, c’est une habituation à un mode de pensée déductif
et catégoriel qui doit pouvoir être mise en place progressivement. Sur cette base
théorique, Barth a construit un format pédagogique de travail consistant à propo-
ser aux élèves de chercher un concept que l’adulte veut leur faire trouver en leur
donnant au fur et à mesure des indices (des « exemples oui » et des « exemples
non ») permettant d’en identifier les attributs afin de pouvoir le dénommer et
l’étiqueter. La dernière phase consiste à vérifier la compréhension du concept en
demandant aux élèves de chercher eux-mêmes des exemples illustratifs.
Cette démarche structurée sur un dialogue réflexif entre l’enseignant et les
élèves permet à la fois de construire certaines notions mais surtout de se familia-
riser à un mode de pensée essentiel à la réussite scolaire.

Démarche pour susciter la réflexivité des élèves


Dans les interventions auprès des élèves, j’ai été conduit à m’inspirer du dispositif
proposé par Barth pour chercher à développer des situations collectives de réflexivité
dans des « défis » permettant de travailler la pensée déductive associée à la vérifica-
tion. En cycle 2, nous fonctionnons au niveau 1 de la démarche où seuls les attributs
correspondant au concept sont donnés successivement aux enfants, et leur travail
porte sur l’émission d’hypothèses, la vérification de la validité de ces dernières avec
l’apparition de nouveaux indices et la possibilité d’en formuler de nouvelles. Afin de
travailler sur l’inhibition, le groupe ne peut formuler qu’une seule réponse définitive et
doit se mettre d’accord en argumentant pour chercher si « on est sûr », autrement dit,
si d’autres hypothèses ne seraient pas encore possibles.

56. Barth B.-M. (1987), Apprentissage de l’abstraction, Paris, Retz.

238
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

La dynamique de « défi », à laquelle les enfants sont très sensibles, peut être mobili-
sée. Si la réponse est juste, le groupe a « gagné »… Sinon, c’est l’adulte ou l’enfant qui
a élaboré le défi.
Niveau 1 : les indices (attributs du concept) sont fournis par l’adulte. L’activité porte sur
les hypothèses et la vérification de leur pertinence au regard des indices.

Ce qui ne
Indices Idées Nouvelles
correspond plus
successifs (hypothèses) hypothèses
aux indices
Un chien, un cheval,
C’est vivant un arbre, une poule,
une personne
Un chien, un cheval, Personne, arbre Un oiseau,
un chat, un lion, un dauphin,
une poule, un oiseau, un chat, un lion,
C’est un animal
une baleine, une baleine,
un dauphin, une mouche
une mouche
Un chien, un cheval, Une poule,
C’est un nom
un chat, un lion, une mouche,
masculin
un oiseau, un dauphin une baleine
Un chien, un cheval, Un dauphin, Un ours
Il a quatre pattes un chat, un lion, un oiseau
un ours
Un chien Un cheval,
Il aboie un chat, un lion,
un ours

Réponse du groupe : « C’est un chien parce que c’est le seul animal qui aboie. » À ce
stade, la réponse peut être acceptée puisque c’était le mot à trouver dans le cadre de
catégories génériques d’animaux et que l’enjeu est de travailler le mode de raisonne-
ment mais, sur le plan des connaissances, selon le niveau des enfants, il est possible
d’entrer ensuite dans la complexité des classifications.
Au niveau 2, les indices sont donnés en termes d’« exemple oui » et d’« exemple
non » et impliquent une activité d’analyse critériée, une pensée de type hypothético-
déductive et une inhibition beaucoup plus importante. Les élèves doivent à la fois
chercher eux-mêmes les points communs entre les différents indices correspondant à
ce qu’on cherche et exclure au fur et à mesure les éléments liés aux indices négatifs
afin d’éliminer les hypothèses qui ne correspondent plus, ce qui est beaucoup plus
difficile cognitivement.

Intégrer ce type d’activités à certains moments de la journée de classe permet


de travailler de manière plus systématique cette pensée conceptuelle, et cela
ne nécessite pas forcément la construction de dispositifs compliqués relevant
parfois de véritables « usines à gaz ». Toutes les situations pédagogiques, parfois

239
Construire des situations pour apprendre

ludiques, qui impliquent de chercher à résoudre des « énigmes » peuvent consti-


tuer des supports intéressants pour travailler certaines de ces dimensions.
Ainsi, sur l’inhibition, la formulation d’hypothèses et leur vérification, la
pratique régulière de petits jeux inspirés du très connu « jeu du pendu »
vont obliger les enfants à identifier les éléments, à faire des hypothèses sur ce
que cela pourrait être, à inhiber leurs réponses en première intention (comme
le nombre de réponses est limité), à vérifier. Dès la maternelle, les inciter à trou-
ver le « mot caché » en leur donnant au fur et à mesure les différents attributs
du concept participe de cette démarche, et ces pratiques, loin d’être anecdotiques
mériteraient d’être repositionnées comme centrales dans les pratiques scolaires
notamment en éducation prioritaire car, si on y regarde bien, ce sont des types de
situations que les enfants de milieu plus favorisés ont rencontrés, eux, fréquemment
à l’occasion de leurs apprentissages informels comme dans le jeu du « qui est-ce ? ».
Changer des représentations, construire de nouvelles méthodes de travail,
demande du temps, et le travail de type métacognitif ou méthodologique ne peut
pas être évalué dans un temps court. Dans une expérimentation avec des collè-
gues de cycle 3, sur une réflexion métacognitive, métascolaire, sur le fonctionne-
ment de la langue et les démarches à utiliser pour écrire, nous avons pu constater
que l’intégration par les enfants de l’idée même de diversifier leurs démarches, de
penser spontanément à mobiliser les techniques dans le cadre d’activités d’écri-
ture a nécessité trois mois pour voir se dessiner des changements importants
dans les « manières de faire ».
Avec l’usage quasi systématique d’une même démarche dans les classes
obligeant les élèves à faire à la fois une analyse linguistique des situations et à
justifier leurs réponses, nous avons pu voir dans cette temporalité une partie de la
classe évoluer et commencer à se poser des questions en écrivant ce qui constitue
un enjeu très fort notamment en éducation prioritaire. Mais dans ce type d’acti-
vités, le bilan reste contrasté, car ces acquis sont fragiles et non stabilisés. C’est
l’importance que les adultes accordent à cette dimension qui incite probablement
les élèves à se mobiliser.
Développer ces compétences cognitives et métacognitives est donc un enjeu
central pour l’école. Cependant d’autres espaces vont pouvoir contribuer à
ce type d’étayages en offrant à la marge de l’école des espaces susceptibles
de compléter les apprentissages scolaires.

240
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Vers de nouvelles configurations éducatives :


penser les activités périscolaires
L’entrée par les étayages permet de remettre de la transversalité dans l’ana-
lyse, de sortir d’une focale par la multitude de dispositifs juxtaposant les temps
des enfants pour penser les apprentissages dans une globalité. Nous avons
évoqué, dans le chapitre précédent, différentes pistes permettant de repenser
les environnements d’apprentissage dans le cadre d’une variation de la forme
scolaire « classique » en jouant sur différents leviers. Cependant, ces adaptations
pédagogiques et didactiques risquent d’avoir des effets limités si elles ne s’ins-
crivent pas dans une réorganisation plus globale des conditions de l’apprentis-
sage sur le temps scolaire et hors temps scolaire.
Nous risquons fort de rester dans des variations de la forme scolaire ne
permettant pas un changement global des pratiques, et il peut être intéressant
d’élargir encore la focale pour penser les étayages également en lien avec les
registres de l’éducation semi-formelle par les loisirs et l’éducation familiale.
L’accès à la culture n’est pas le domaine exclusif de l’école même si celle-ci en est
bien évidemment un acteur essentiel.
En effet, comme nous l’avons vu en première partie, la forme scolaire n’est
qu’une des « manières d’apprendre » et le non-formel constitue, de fait, un
« apprendre autrement » qu’il nous faudrait mieux prendre en compte. Au-delà
d’un effet de mode langagier sur la thématique du partenariat, je crois qu’il est
aujourd’hui capital de dépasser dans nos représentations les hiérarchisations des
formes d’éducation pour « prendre au sérieux » la question de l’éducation non
formelle et informelle.
Cette question est travaillée dans la littérature pédagogique sous l’angle du
développement des nouvelles configurations éducatives (Maubant57) et de la
coéducation. L’idée sous-jacente est simple et peut être résumée par le proverbe
africain : « Il faut tout un village pour éduquer un enfant. » Ces notions nous
invitent à envisager l’éducation comme une préoccupation partagée. La coédu-
cation est un espace intermédiaire à partir duquel au moins deux personnes ou
institutions articulent des moyens, des compétences et des intentions pour parti-
ciper ensemble, dans la complémentarité, à la construction d’une communauté
éducative visant une éducation globale émancipatrice de l’enfant (Jésu58).

57. Maubant P., Roger L. (dir.). (2010), De nouvelles configurations éducatives. Entre coéducation et
communautés d’apprentissage, Québec, Presses de l’université du Québec.
58. Jésu F. (2010), « Principes et enjeux démocratiques de la coéducation : l’exemple de l’accueil
de la petite enfance et notamment des conseils de crèche », in S. Rayna, M.-N. Rubio, H. Scheu,
Parents-professionnels : la coéducation en questions, Toulouse, Érès, p. 37-48.

241
Construire des situations pour apprendre

En tant qu’espace éducatif, le monde scolaire doit donc envisager de travailler


en collaboration beaucoup plus importante avec les familles, mais également
avec les autres acteurs éducatifs qui participent à l’éducation des enfants.
Le projet coéducatif reste cependant dans la configuration actuelle une douce
utopie, car les pratiques collaboratives sont difficiles et, afin d’avancer pragmati-
quement sur cette question, il serait déjà important de rapprocher les différents
espaces pour une intercompréhension mutuelle, pour poser les premières bases
du développement de ces nouvelles configurations éducatives. C’est pourquoi, il
me paraît important de conclure cette réflexion sur les étayages par une ouverture
sur les pratiques qui se développent à la périphérie de l’école et qui sont souvent
objets de malentendus.

L’école du 3e type : une nouvelle configuration éducative

Dans la perspective de nouvelles configurations éducatives, le projet d’« école du


3e type » développé par Collot59 est particulièrement intéressant. Issu du mouvement
Freinet, cet éducateur a intégré à sa réflexion les travaux contemporains liés au déve-
loppement et suggère d’entrer sur les apprentissages par la question des langages
comme processus cognitif et de la simplexité entendue comme une nouvelle manière
de poser les problèmes.
Cela le conduit à proposer une modélisation pédagogique relevant de ce qu’il appelle
une « école du 3e type » pensée dans un système écologique associant des activités
formelles et informelles. Collot ne propose pas à proprement dit une autre pédago-
gie, mais une autre conception de l’école et de ses fondements en remettant en cause
les représentations de l’acte éducatif et le système éducatif lui-même. Il considère
que les écoles traditionnelles relèvent d’un premier type et les écoles centrées sur les
« méthodes actives » d’un deuxième type mais qu’elles restent avant tout des écoles
fondées sur l’enjeu de transmission.
Dans une pensée plus libertaire dans la mouvance des écoles démocratiques,
donnant une plus grande place au libre choix, à l’autogestion et aux apprentissages
informels, la structure « école » est dépassée pour construire un espace coéducatif
en rupture complète avec la forme scolaire classique. Concrètement, ce type d’éta-
blissement se caractérise par « la volonté de construire une école sans horaires, sans
leçons, sans cahiers, sans programme, sans évaluation, ouverte en permanence aux
parents, à d’autres adultes pendant et hors du temps scolaire, y compris pendant
les vacances ». Nous sommes dans une conception d’éducation globale centrée sur
la finalité de « contribuer à la construction de l’enfant en adulte autonome, dispo-
sant des outils de l’autonomie pour être et agir dans une société où il ne sera pas
passif 60. »

59. Collot B. (2003), Une école du 3e type ou La pédagogie de la mouche, Paris, L’Harmattan.
60. B. Collot en fait une présentation très claire sur son blog : http://education3.canalblog.com/
pages/l-ecole-du-3eme-type--c-est-q669uoi--/29862870.html

242
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Ce que nous propose ce courant, c’est de repenser de manière radicalement diffé-


rente le milieu pour qu’il soit étayant et respecte les besoins de l’enfant tels qu’ils
apparaissent dans les travaux contemporains sur le développement. Dans cette école
envisagée comme une « structure dissipative », la base des apprentissages est infor-
melle à partir d’une pédagogie de projets individuels ou collectifs. En ne distinguant
pas ce qui relèverait du scolaire et du périscolaire, ces propositions peuvent interro-
ger l’éducateur, car elles déplacent la question de la forme scolaire et nous amènent
à faire un pas de côté pour repenser la globalité de la situation de l’enfant.

Nous postulons que les dispositifs périscolaires constituent des espaces


d’étayage différents, complémentaires de ceux de la forme scolaire classique et
intéressant à investir, car ils peuvent permettre de construire des compétences
utiles à la vie sociale et au scolaire. Cependant, la dernière réforme des rythmes
scolaires a contribué à révéler de grandes difficultés à penser les formats organi-
sationnels et pédagogiques de cette complémentarité, car les acteurs s’inscrivent
essentiellement dans une division du travail éducatif (Tardif et Levasseur61) et
juxtaposent leurs actions. Il n’est pas rare que les équipes enseignantes ne se
sentent pas concernées par les dispositifs périscolaires, perçus comme extérieurs
à l’école, et que ces derniers fonctionnent comme des structures autonomes
poursuivant leurs propres objectifs sans que les actions soient réellement arti-
culées entre elles. Les dispositifs proposés peuvent alors se caractériser par une
approche successive de temps scolaires et d’activités d’animation encadrées
(dans des conditions matérielles parfois peu satisfaisantes), potentiellement
contradictoires avec les objets initiaux de la réforme, car cette organisation de la
journée des enfants peut conduire, de manière paradoxale, à les mettre en situa-
tion de surcharge, de fatigue.
Dans les enquêtes que nous avons conduites sur des dispositifs périscolaires,
nous constatons que les enseignants, peu formés à la question de l’animation et
de l’éducation non formelle, ne perçoivent pas toujours l’intérêt éducatif de ces
pratiques et peuvent les considérer comme essentiellement occupationnelles
(Lescouarch62). Du côté des animateurs, la technicisation des interventions peut
conduire une partie des intervenants à percevoir également leurs actions comme
relevant d’un « divertissement » sans que la dimension éducative de leurs actions
ne soit explicite pour eux.
Si nous voulons construire réellement de nouvelles « configurations éduca-
tives » pour mieux étayer les apprentissages intégrant les différents temps de vie
des enfants, il peut être important pour les professionnels d’être au clair sur le

61. Levasseur L., Tardif M. (2010), La Division du travail éducatif, Paris, PUF.
62. Lescouarch L. (2016), « Entre scolaire et périscolaire : le statut difficile du non formel »,
Diversité, volume 1, no 183, p. 40-45.

243
Construire des situations pour apprendre

sens de ces dispositifs et leur intérêt potentiel, afin de mieux les penser pour les
rendre plus efficients.

La justification d’un accompagnement à la scolarité


L’idée de développer des dispositifs périscolaires est apparue dans les
années 1980 dans le cadre des premières réformes liées aux rythmes scolaires
mais est à resituer dans l’argumentaire construit par l’éducation populaire de la
nécessité d’un tiers lieu éducatif. Pour ce mouvement, le temps des loisirs (depuis
la création des premiers patronages et colonies de vacances au xixe siècle) a cette
caractéristique essentielle de poursuivre des objectifs d’éducation et d’appren-
tissage explicites en dehors du champ scolaire en réarticulant les relations entre
l’école et la famille comme le développe Coq : « Qu’entend-on par tiers lieu
éducatif ? Même dans le cas où famille et école accompliraient parfaitement leur
fonction éducatrice, elles ne pourraient pas assumer seules la totalité de la tâche.
Il y a nécessité d’un espace éducatif qui ne soit ni la famille, ni l’école63. »
Ce domaine de pratiques éducatives, structuré principalement sous la forme
de l’animation socioculturelle (Poujol et Mignon64), a considérablement évolué
sous l’influence des besoins sociaux pour investir aujourd’hui ce qu’il est
commode d’appeler le périscolaire, terme entré en force dans le débat éducatif
avec la réforme des rythmes scolaires en élémentaire en 2013.
Dans nos travaux (Lescouarch et Dubois65), nous cherchons à mieux
comprendre les enjeux de ce secteur qui s’est constitué progressivement depuis
les années 1990 pour identifier en quoi les pratiques proposées pouvaient consti-
tuer des étayages aux apprentissages. La charte de l’accompagnement à la scola-
rité (2001) résume assez bien les objectifs des actions de ce secteur : « Ensemble
des actions visant à offrir, aux côtés de l’École, l’appui et les ressources dont les
enfants ont besoin pour réussir à l’École, appui qu’ils ne trouvent pas toujours
dans leur environnement familial et social. […] Ces actions, qui ont lieu en dehors
des temps de l’École, sont centrées sur l’aide aux devoirs et les apports culturels
nécessaires à la réussite scolaire. Ces deux champs d’intervention, complémen-
taires, à vocation éducative, contribuent à l’épanouissement personnel de l’élève
et à de meilleures chances de succès à l’École66. »
L’orientation des actions participe donc d’une logique de complémentarité
avec l’espace scolaire, et institutionnellement cet accompagnement à la scola-
rité tient une place particulière (et problématique) dans le système éducatif :

63. Coq G. (1995), « Tiers lieu éducatif et accompagnement scolaire », Écarts d’identité, no 74,
p. 6-8 (p. 6).
64. Poujol G., Mignon J.-M. (2005), Guide de l’animateur socio-culturel (3e édition), Paris, Dunod.
65. Lescouarch L., Dubois E. (2011), « Les pratiques pédagogiques des accompagnateurs
scolaires », in Colloque international AECSE université Paris-Ouest, Nanterre.
66. Collectif interministériel (2001), Charte de l’accompagnement à la scolarité.

244
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

s’agit-il de venir renforcer la logique scolaire par des pratiques en continuité ou


au contraire de proposer un espace éducatif s’appuyant sur d’autres approches
pédagogiques, construire un espace éducatif spécifique non formel ?
En effet, plusieurs logiques éducatives distinctes peuvent être présentes dans
les différentes structures. La première orientation est directement au service du
scolaire. Ainsi, les nombreux dispositifs d’aide aux devoirs constituent un prolon-
gement du temps scolaire et relèvent de ce que nous pourrions désigner comme
« l’école après l’école ». Les actions se caractérisent alors essentiellement par des
activités directement scolaires, une aide aux apprentissages par l’entraînement,
la reprise et l’accompagnement méthodologique.
Dans un registre différent, les textes institutionnels invitent également à
pratiquer la « pédagogie du détour par l’ouverture culturelle », qui viserait à
compenser les écarts culturels d’accès au monde scolaire. Emblématique des
entrées pédagogiques du « non-formel », elle se caractériserait par la pratique
d’activités sans connotation scolaire visant la construction d’une culture préa-
lable adéquate, une expérience de la réussite. Dans cette orientation, ce secteur
éducatif est positionné comme complémentaire du scolaire, et son développe-
ment implique l’intervention d’acteurs issus d’autres champs. La visée est donc
la maîtrise des prérequis culturels et sociaux nécessaires à la réussite scolaire.
Enfin ces dispositifs visent à jouer un rôle de médiation entre les enfants, les
familles et la culture scolaire dans l’idée de les aider à mieux comprendre pour
mieux comprendre les logiques implicites de l’école (Glasman, 2000).

Figure 25. Visées des dispositifs d’accompagnement à la scolarité

Socialisation et
Renforcement
construction d'un
ou contraste Ouverture
Entraînement capital culturel
culturelle
et reprise et sportive
scolaire
ÉTAYAGES
ÉTAYAGES DIRECTS
INDIRECTS
AU SCOLAIRE
AU SCOLAIRE
Médiations
Apprendre à
vers la culture
apprendre Rapport à l'école, à
scolaire
Méthodologie l'apprendre et aux
et métacognition savoirs des enfants
et des familles

245
Construire des situations pour apprendre

L’accompagnement à la scolarité est donc bien positionné institutionnelle-


ment comme un dispositif d’étayage, mais dans une tension forte entre une « aide
au scolaire directe » et une « aide au scolaire indirecte ». Nous allons développer
successivement les enjeux pédagogiques des trois domaines d’action évoqués
précédemment.

Les devoirs : les penser pour éviter le pensum


Avant la réforme des rythmes scolaires de 2013, les aides directes au scolaire
étaient prédominantes dans les dispositifs d’accompagnement à la scolarité
comme l’indiquaient les constats de la CAF (bilans 200967 et 2011) : « Parmi l’en-
semble des activités proposées dans le cadre de l’accompagnement à la scolarité,
les activités les plus fréquemment citées relèvent de l’aide méthodologique, l’aide
aux devoirs et l’accès aux ressources documentaires. Viennent ensuite les activi-
tés scientifiques et techniques, les sorties et les visites. Parmi les activités moins
souvent proposées, on trouve l’aide dans certaines disciplines, l’initiation aux
outils informatiques, les jeux éducatifs, le soutien à la fonction parentale et les
activités culturelles et artistiques. […] l’aide au travail scolaire demeure l’activité
majoritairement proposée aux enfants et aux adolescents68. »
Le développement de temps d’accueil périscolaire (TAP) plus centrés sur des
pratiques d’activités issues de l’animation a changé ce rapport, mais la volonté
de structurer les espaces périscolaires sur une dominante « aide au travail » reste
très forte et a été réactivée en 2017, par exemple, par la proposition ministérielle
de création d’un dispositif « devoirs faits ». Cette approche de l’accompagnement
à la scolarité est en lien direct avec les réflexions que nous avons précédemment
développées sur le temps scolaire, le besoin de temps d’entraînement et d’auto-
matisation dans les apprentissages. Avec la pression temporelle mise sur les
enseignants à travers les programmes scolaires, une partie du travail d’entraîne-
ment scolaire a progressivement été externalisée sur des temps non scolaires par
le biais des devoirs qui sont des tâches assignées par les enseignants aux élèves
pour être réalisées en dehors du temps scolaire.
Les devoirs constituent une thématique source de controverses pour les
professionnels, certains pensant que les devoirs sont nécessaires et utiles pour
prolonger les apprentissages en classe, d’autres insistant sur les inégalités des
conditions d’accompagnement et le risque qu’ils empiètent sur le temps de loisirs
des enfants après l’école. Selon les périodes, les devoirs sont plus ou moins
valorisés par les institutions scolaires, mais ils restent néanmoins une pratique

67. http://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/bilan_CLAS_2008-2009.pdf
68. CAF (2011). Contrat local d’accompagnement à la scolarité Bilan du questionnaire « Remontée
d’information » 2010 /2011. Disponible sur : http://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/bilan_
CLAS_2010-2011.pdf

246
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

usuelle du monde scolaire, y compris dans l’élémentaire où les devoirs écrits sont
pourtant théoriquement interdits depuis 195669.
Quoi que l’on pense de l’intérêt d’en donner ou pas, nous ne pouvons que
constater que cette pratique est très présente, dès l’école élémentaire, comme
le montrent Glasman et Besson70, ainsi que Cavet71, et est extrêmement dévelop-
pée dans le secondaire. On pourrait même parfois se demander si c’est bien à
l’école que les élèves apprennent ou si l’apprentissage n’aurait pas tendance à
être externalisé vers le travail personnel. Il me paraît donc important que des
professionnels de l’éducation puissent mieux réfléchir à ce que les devoirs
impliquent en termes d’apprentissages et comment on pourrait chercher à les
rendre plus efficients. Pour analyser les formes des devoirs proposés par les
enseignants, il est possible de se référer aux catégories de Cooper72 présentées
par Glasman et Besson. Ces derniers distinguent quatre registres d’activité
n’ayant pas les mêmes implications pour les élèves : les « devoirs de prépara-
tion », les « devoirs de pratique », les « devoirs de prolongement » et les « devoirs
créatifs ».

Tableau 29. Catégories de devoirs de Cooper (Glasman et Besson)

Donner à l’élève une connaissance minimale d’un sujet avant


Devoirs de préparation
d’aborder la leçon en classe
Devoirs de pratique Renforcer les acquis d’une leçon antérieure par de l’exercice
Permettre d’étendre les connaissances des élèves à de
Devoirs de prolongement
nouveaux concepts
Devoirs créatifs Mettre à contribution des concepts dans un contexte nouveau

Les devoirs de préparation concernent des activités qui interviennent en


amont des notions qui vont être étudiées. D’une certaine manière, les démarches
de pédagogie inversée impliquant le travail des notions à la maison pour pouvoir
échanger de manière interactive en cours participent de cette approche. Ces types
de devoirs sont intéressants pour susciter le questionnement avec des élèves

69. La circulaire du 29 décembre 1956 « Suppression des devoirs à la maison » précise ainsi
qu’« aucun devoir écrit, soit obligatoire, soit facultatif, ne sera demandé aux élèves hors de la
classe ».
70. Glasman D., Besson L. (2004), « Le travail des élèves pour l’école en dehors de l’école », rapport
établi à la demande du Haut conseil de l’évaluation de l’école. Disponible sur : http://www.
education.gouv.fr/archives/2012/refondonslecole/wp-content/uploads/2012/07/rapport_
hcee_n_15_le_travail_des_eleves_pour_l_ecole_en_dehors_de_l_ecole_decembre_2004.pdf
71. Cavet A. (2006), « Le soutien scolaire entre éducation populaire et industrie de service »,
Lettre d’information la cellule Veille scientifique et technologique de l’INRP, no 23. Disponible
sur : http://ife.ens-lyon.fr/vst/DA-Veille/23-decembre-2006.pdf
72. Une variante de cette grille est également mobilisée par nos collègues québécois. « Pour soutenir
une réflexion sur les devoirs à l’école primaire », rapport au Conseil supérieur de l’Éducation, p. 15-16.
Disponible sur : https://www.cse.gouv.qc.ca/fichiers/documents/publications/Avis/50-0467.pdf

247
Construire des situations pour apprendre

autonomes, capables de chercher de l’information, mais ils nécessitent la défini-


tion de buts précis pour guider l’activité de l’élève.
Les devoirs de pratique sont les types de devoirs les plus utilisés et sont au
service d’un renforcement de l’activité conduite dans la classe dans le registre
de l’entraînement et de l’autonomisation. Ils ont cependant de grandes limites
comme l’indiquent Glasman et Besson : « Toutefois, selon plusieurs auteurs,
leur efficacité est discutable, car ce travail peut facilement devenir mécanique et
ennuyeux. La rétroaction est ici essentielle pour corriger rapidement les erreurs
des élèves et éviter que ces derniers ne les répètent 73. »
Les devoirs de prolongement se situent en aval de l’apprentissage des notions
elles-mêmes et constituent en fait un nouvel apprentissage autonome « pour aller
plus loin ». Cette approche peut être source de motivation notamment pour les
bons élèves, mais si elle n’est pas accompagnée, la tâche peut vite glisser en zone
extérieure de développement, et cette entrée n’est intéressante que si on peut
garantir les conditions de l’accompagnement d’un nouvel apprentissage.
Les devoirs créatifs doivent mettre à contribution des concepts dans un
contexte nouveau comme dans l’idée de « faire un exposé », d’approfondir des
éléments vus en cours, d’inventer des problèmes. Afin de rendre les devoirs plus
attrayants, il peut être tentant de chercher plutôt à développer ce type de devoirs
créatifs, mais ces formes d’activité renvoient clairement aux inégalités d’envi-
ronnement éducatif et d’accompagnement à la maison. Elles risquent de n’être
accessibles qu’aux élèves en situation d’être aidés ou capables de travailler de
manière autonome, et les élèves en difficulté peuvent être démunis face à ce type
de tâches.
Les dimensions méthodologiques que nous avons précédemment évoquées
pour le travail scolaire jouent également dans le travail externalisé, et les tâches
les plus intéressantes peuvent constituer de fait de nouveaux apprentissages
nécessitant un étayage, une médiation que les enfants en difficulté ne vont pas
forcément trouver à la maison. Cette idée de penser des « devoirs démocra-
tiques » est importante pour éviter l’écueil de l’inégalité des accompagnements.
Cela implique de proposer une activité que l’élève peut mener de façon auto-
nome, sans être dépendant du soutien de ses parents ou d’un tiers.
En effet, si les devoirs ne sont pas pensés, il y a un risque d’externalisation
du travail scolaire peu productive et inégalitaire comme l’a bien mis en évidence
l’équipe de recherche de Rayou74. Dans son enquête, les devoirs apparaissent peu
utiles aux élèves ayant besoin de compléter les apprentissages n’ayant pas été

73. Glasman D., Besson L. (2004), Le travail des élèves pour l’école, en dehors de l’école, Rapport
pour le Haut conseil de l’évaluation de l’école, Chambéry, Université de Savoie, p. 43.
74. Rayou P. (dir.) (2009), Faire ses devoirs. Enjeux cognitifs et sociaux d’une pratique ordinaire,
Rennes, Presses universitaires de Rennes.

248
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

construits de manière satisfaisante pendant les séquences de cours. Les auteurs


montrent que beaucoup d’élèves investissent les aides aux devoirs pour s’acquit-
ter très scrupuleusement de leur tâche mais, face à l’inefficacité de ces dispositifs
pour améliorer leurs performances dans la classe, ils peuvent finir par ne plus les
investir que comme un « pensum », un devoir supplémentaire qu’on impose à un
écolier pour le punir.
Comme le renforcement scolaire, les devoirs constituent donc une pratique
dont les effets de performance dans les apprentissages ne sont pas automa-
tiques. L’évolution actuelle des dispositifs compensatoires hors l’école les revalo-
risant rend nécessaire une réflexion pédagogique sur les enjeux et les conditions
de ces pratiques pour les rendre plus efficientes. En effet, la réalisation de la
tâche immédiate (mémorisation, exercice d’entraînement) peut être première par
rapport à l’enjeu d’apprentissage à long terme et, en lien avec les analyses de
Rayou, il y a effectivement un risque que les élèves ne fassent que s’acquitter de
leur « métier d’élève » sans enjeu d’apprentissage pour eux.
Chouinard, Archambault et Rheault75 proposent donc aux enseignants des
pistes pédagogiques issues des différentes enquêtes sur la question des devoirs.
• Se doter de règles claires et explicites concernant les devoirs : expliciter les
raisons pour lesquelles on donne des travaux à réaliser à la maison et spéci-
fier le temps qui devrait leur être consacré. Ces auteurs pensent également
qu’une concertation entre enseignants d’une même école doit permettre
d’équilibrer le travail à faire à la maison et d’éviter de surcharger les élèves.
• Soutenir les parents : si les enseignants attendent des parents une forme
de rôle d’auxiliaire pédagogique, ils doivent pouvoir les aider à organiser
les devoirs à la maison.
• Privilégier la fréquence à la longueur : plusieurs recherches concluent à
un plus grand impact de la fréquence des devoirs que leur quantité, ce qui
implique de privilégier des devoirs courts, que tous peuvent réussir afin de
laisser aux élèves du temps pour les loisirs.
• Donner des devoirs qui ont du sens : pour Chouinard, Archambault et
Rheault, les devoirs devraient être l’occasion d’apprendre autrement et
devraient chercher à avoir une forme plus ludique, au moins en élémen-
taire. L’idée est que les devoirs soient pensés comme une activité sociale
permettant l’intégration de tous les savoirs de l’élève plutôt qu’une activité
artificielle consistant à remplir les pages d’un cahier d’exercices.

75. Chouinard R., Archambault J., Rheault A. (2006), « Les devoirs, corvée inutile ou élément essen-
tiel de la réussite scolaire ? », Revue des sciences de l’éducation, volume 32, no 2, p. 307-324.
Disponible sur : https://doi.org/10.7202/014410ar

249
Construire des situations pour apprendre

• Particulariser les devoirs, offrir des choix : il est possible de donner du choix
aux élèves dans les devoirs de manière à les mobiliser et les responsabiliser.
• Établir des routines en relation avec les devoirs : il serait important de posi-
tionner le déroulement des devoirs dans un emploi du temps précis et de
faire suivre les périodes de devoir par des activités plus agréables de loisirs.
Dans la continuité, il serait important de bien penser les tâches que l’on
propose aux élèves dans ce contexte. Si l’on part du principe que, dans le cadre
des devoirs, les enfants seront pour beaucoup en situation d’autonomie, ce que
nous avons évoqué pour les tâches scolaires reste valide pour les tâches externa-
lisées. Il est donc essentiel de veiller à situer la tâche dans le cadre de leur zone
actuelle de développement et de suivre quelques règles simples pour limiter les
effets pervers potentiels de cette pratique de devoirs :
–– donner une tâche limitée dans le temps de réalisation et simple qui
permette aux familles de s’investir ;
–– éviter que les devoirs soient des prolongements des situations non termi-
nées en classe, des « fins de séance » qui nécessitent une aide d’un ensei-
gnant et, par conséquent, ont davantage leur place en classe ;
–– intégrer le travail fait en devoirs dans le contexte de la classe au-delà de la
seule vérification pour que l’élève puisse le percevoir comme un élément
important de la dynamique d’apprentissage et non comme un travail rébar-
batif dont il faut se débarrasser pour s’acquitter de son métier d’élève.
Les différents éléments présents dans la grille suivante que nous proposons
aux enseignants pour guider ce travail doivent permettre de mieux penser cette
activité pour ceux qui la considèrent comme importante.

Figure 26. Repères pour préparer les situations de devoirs

Besoin
Nature d’aide ou Temps de Vérification
Situation Objectifs
de la tâche autonomie/ réalisation Restitution
ressources

250
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Le dernier point auquel il faudrait être particulièrement attentif est l’explici-


tation du « contrat pédagogique » des devoirs aux enfants, aux familles et aux
accompagnateurs : quels sont les attendus de travail ? Au niveau de la division
du travail : que peut faire d’utile l’accompagnateur ou le parent ? Cette question
est fondamentale pour permettre le développement d’une logique partenariale
entre les espaces d’accompagnement scolaire, les familles et le monde scolaire.
Les étayages sont à penser dans une collaboration entre enseignants, accom-
pagnateurs scolaires et familles pour coordonner, harmoniser les multiples
interventions autour de l’enfant (Humbeeck76). L’idée est donc de développer
ce qui pourrait être appelé une « alliance éducative » entre les acteurs devenus
partenaires en travaillant dans une complémentarité éducative très concrètement
à la construction d’un « environnement accompagnateur du développement
de l’enfant ». Cela est plus facile à dire qu’à faire tant la question partenariale
est compliquée du fait de nombreux malentendus à dépasser, notamment sur le
rapport des familles de milieu populaire à l’école.
En effet, les travaux de Périer77ou Thin78montrent que les parents de milieu
populaire sont souvent plus démunis que démissionnaires, contrairement à la
perception de nombreux enseignants, et qu’ils ne sont pas toujours en capacité
de jouer le rôle d’« auxiliaire pédagogique » que l’école attend d’eux pour des
raisons matérielles et culturelles.
De plus, la collaboration est rendue difficile, car les conditions d’une relation
égalitaire avec les familles ne sont pas remplies avec celles de milieu populaire
qui n’ont pas les codes de communication et de relation du monde scolaire.
Cela induit un très grand nombre de malentendus dans la relation entre école et
famille. Le travail collaboratif avec les familles autour de la situation scolaire des
enfants et leur accompagnement à la maison est donc un sujet très délicat et ne
peut pas simplement relever d’un discours descendant et prescriptif du monde
scolaire. Les formats pédagogiques permettant de développer ces pratiques
restent, en grande partie, à inventer.

Apprendre : une entrée possible par l’animation, le culturel et les loisirs


La question d’un étayage des apprentissages par le recours aux loisirs et à la
culture est très présente dans les dispositifs d’accompagnement à la scolarité et
d’éducation prioritaire dans la tradition d’une compensation comme appui aux

76. Humbeeck B. (2012), De la relation co-éducative à la cité de l’éducation. Les conditions d’émer-
gence d’une éducation émancipatrice, thèse codirigée par Huguette Desmet (université de Mons)
et Jean Houssaye, université de Rouen.
77. Périer P. (2012), « De quelques principes de justice dans les rapports entre les parents et
l’école », Éducation et Didactique, volume 6, no 1, p. 85-96.
78. Thin D. (2009), « Un travail parental sous tension : les pratiques des familles populaires à
l’épreuve des logiques scolaires », Informations sociales, no 154, p. 70-76.

251
Construire des situations pour apprendre

apprentissages. Ces pratiques pédagogiques se sont construites à la suite des


travaux sur les inégalités sociologiques de chance de réussite scolaire (et des
explications par des différences de « capital culturel » dans la lignée des théories
de Bourdieu79). L’idée est de proposer des espaces pédagogiques compensatoires,
particulièrement pour les élèves de milieu populaire, afin de permettre un accès
facilité aux pratiques culturelles, un détour pour encourager la réussite scolaire.
Lancées dans les années 1980 à partir de la réflexion sur l’aménagement du
temps de l’enfant et des rythmes scolaires, ces politiques ont débouché sur des
réorganisations systémiques importantes, avec la mise en place de plus en plus
fréquente d’activités périscolaires, dont la réforme des rythmes scolaires en
élémentaire en 2013 constitue une forme d’aboutissement en les intégrant dans
l’organisation. Les évolutions vont donc dans le sens d’une reconnaissance de
l’importance de ces formes pédagogiques80.
La logique politique de la réforme a donc conduit à structurer une offre péris-
colaire devant permettre de soutenir les apprentissages, relevant de plusieurs
traditions opposées dans les finalités et les modalités. En effet, ce qui distingue
les pédagogies des loisirs, c’est en principe la volonté de contribuer aux apprentis-
sages sans faire d’enseignements. Comme nous l’avons précédemment évoqué,
le non-formel se caractérise ainsi par des apprentissages qui se construisent
dans l’expérience et l’expérimentation. Ils ne peuvent ni être planifiés, ni faire
l’objet d’une transmission explicite, comme dans la forme scolaire. Ils ont donc un
caractère imprévisible. Si on « apprend en jouant » dans l’animation, il n’est pas
possible de déterminer précisément, en amont, ce qu’on va y apprendre.
Dans cette approche, l’éducateur ne cherche pas à enseigner ou à transmettre
des contenus explicites, il ne peut que contribuer à l’aménagement d’un cadre
favorisant des dynamiques éducatives de socialisation et d’expérimentation sur
des supports d’activités. Il conduit des interactions de médiation/transmission
liées aux situations vécues en espérant favoriser des apprentissages dans le
domaine d’activité utilisé. Cependant, si les apprentissages développés dans les
espaces périscolaires relèvent en principe de cette dynamique non formelle (et à
ce titre, sont légitimes et complémentaires de ceux de l’école), l’argumentaire ne

79. Bourdieu P. (1979), « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences
sociales, volume 30.
80. Le guide pratique pour les activités périscolaires précise ainsi que : « Les activités éducatives
diversifiées, proposées sur les temps de loisirs périscolaires, contribuent à multiplier les champs
d’apprentissage pour les enfants. […]. L’organisation du temps des loisirs offre aux acteurs éducatifs
la possibilité de rééquilibrer les composantes de la relation adultes-enfants en proposant des temps
communs de jeux avec les adultes et des temps libres. Ces derniers, trop souvent perçus négative-
ment comme de l’oisiveté, sont autant d’occasions pour l’enfant de laisser aller son imagination et
de construire sa personnalité. »
MEN (2013), Guide pratique pour des activités périscolaires de qualité. Disponible sur : http://www.
jeunes.gouv.fr/IMG/pdf/GuidePeriscolaire_actualise_web-4.pdf

252
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

fonctionne qu’à condition que les pratiques soient conscientisées et pensées par
les intervenants comme éducatives et non comme occupationnelles.
Or, l’analyse du fonctionnement des dispositifs témoigne d’une forte tension
sur les intentions pédagogiques des acteurs et la lecture des actions par les
usagers (Lescouarch81). Nous pouvons donc distinguer plusieurs entrées diffé-
rentes dans le périscolaire. La première est inscrite dans l’héritage de l’éducation
populaire et de l’animation socioculturelle (Mignon, Poujol82). Elle repose sur
une pratique d’activités de loisirs impliquant, sur le plan culturel, des approches
d’initiation et une mise en relation avec les œuvres. Les différentes expériences
de vie constituent des points d’appui aux apprentissages, et c’est ce qui donne
sens notamment aux pédagogies de l’éveil et du non-formel. On n’y apprend pas
des savoirs directement utiles au scolaire, mais on se constitue une base d’expé-
riences qui va servir de point d’appui pour ces apprentissages. Cette catégorie
peut être résumée sous l’appellation de « loisirs éducatifs » et est omniprésente
dans les séjours de vacances et les accueils de loisirs, mais le monde scolaire
en est également familier dans ses marges à travers les pratiques associatives.
Contrairement à une représentation fortement répandue, il y a une tradition
des apprentissages semi-formels dans le monde scolaire à travers les activités
des clubs thématiques « jeux de société, nature… », des associations sportives
complémentaires comme l’USEP ou l’UNSS, des sorties culturelles.
La deuxième s’inscrit dans une approche plus formelle visant explicitement
des acquisitions culturelles de connaissances et savoir-faire inscrites dans des
pratiques sociales de référence et relève de ce que nous désignons comme une
approche de type « culture savante ou technique » qui, dans le domaine culturel
ou sportif, peut aboutir à des visées « élitaires ». Cette approche de « culture
savante ou technique » est mise en œuvre par des partenaires culturels ou spor-
tifs, des intervenants spécialisés dans des formes d’apprentissage relevant du
formel dans une relation d’enseignement (comme dans les écoles de musique,
par exemple, où il s’agit bien d’enseigner quelque chose). Elle se distingue ainsi
des initiations dans la tradition de l’animation socioculturelle par la recherche
d’effets d’apprentissage explicites et par des organisations relevant d’une forme
scolaire avec des activités structurées et didactisées.
Une troisième approche s’inscrit dans la tradition occupationnelle, dans un
registre strictement informel et n’a pas de visée éducative ni d’apprentissage
explicite, en dehors des perspectives d’encadrement des enfants (garderie) et
de divertissement. Cela ne signifie pas qu’elle ne contribue pas à l’éducation
des enfants, mais l’intention éducative n’est pas explicite pour les acteurs. Les

81. Lescouarch L. (2016), « Entre scolaire et périscolaire : le statut difficile du non formel »,
Diversité, volume 1, no 183, p. 40-45.
82. Poujol G., Mignon J.-M. (2005), Guide de l’animateur socio-culturel (3e édition), Paris, Dunod.

253
Construire des situations pour apprendre

apprentissages sont informels à travers le fait de « vivre des activités » dans un


espace social collectif. Nous pouvons donc distinguer trois approches de l’anima-
tion différentes dans les espaces périscolaires.
La présence de ces trois approches dans les structures rend difficile la lisibi-
lité de l’intérêt des actions pour des non-initiés aux approches semi-formelles de
l’éducation. Dans nos enquêtes, deux dimensions ressortent tout particulière-
ment : une difficulté à construire un cadre-rythme journalier en adéquation avec
les besoins de l’enfant et une difficile reconnaissance des activités non formelles
comme point d’appui aux apprentissages scolaires.

Figure 27. Les différentes approches de l’animation

Animation Animation
Animation
dynamique dynamique
formalisée
semi-formelle informelle

Cadrage pédagogique de
Didactisation de l'activité Activité vécue
l'activité de loisirs

Apprentissages de savoirs,
savoir-faire, savoir-être Objectifs liés au curriculum Objectifs de divertissement
indirectement liés au scolaire et d'encadrement
curriculum scolaire

Difficulté : nécessite une com- Risque : faire hors temps


Risque : occupationnel,
pétence experte d'accompagne- scolaire ce qu'on ne fait plus
absence de technicité et
ment et de secondarisation / sur le temps scolaire (activité
de pensée pédagogique
institutionnalisation des savoirs physique, culturel)

Ainsi, l’entrée par les « rythmes de l’enfant » fondatrice de la réforme, qui


implique de réaménager la journée scolaire pour rendre les enfants plus dispo-
nibles aux apprentissages scolaires en facilitant des alternances entre des
moments sollicitants cognitivement (et donc potentiellement fatigants) et des
moments plus calmes et reposants, conduirait plutôt à valoriser les pratiques non
scolaires de l’« animation non formelle ». Cependant les réformes ont été présen-
tées comme devant susciter une « plus-value d’apprentissage » par la pratique
d’activités sportives et culturelles permettant de compléter les enseignements
scolaires, et cela incite les enseignants et les familles à attendre de ces espaces
qu’ils offrent l’occasion de pratiques d’activités à vocation explicite d’appren-
tissage directement utiles au scolaire (dans la même dynamique d’« auxiliariat
pédagogique » attendue pour les familles).

254
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

À travers différentes familles d’activités (jeux libres, jeux dirigés, ateliers,


pédagogies de projet), les enfants doivent donc pouvoir construire différentes
compétences favorisant leur développement : des habiletés cognitives, des
apprentissages moteurs, une évolution dans le registre relationnel et la socialisa-
tion. C’est en ce sens que le périscolaire peut contribuer aux apprentissages en
développant différents savoirs, savoir-être et savoir-faire utiles au développement
de l’enfant sur la base de supports relevant du loisir.
Les « savoirs » sont liés aux connaissances elles-mêmes, aux enjeux d’appro-
priation ou d’élaboration de concepts. Ils sont au centre des objectifs de l’école
et de l’organisation de la forme scolaire mais, à travers certaines activités spéci-
fiques, ils peuvent aussi être au cœur des démarches d’animation. Les « savoir-
faire » renvoient à la fois aux habiletés motrices de l’élève, mais également
aux connaissances procédurales qu’une personne est susceptible d’appliquer
dans une situation, et la dimension pratique des activités proposées dans les
espaces de loisir contribue à la construction de telles capacités. Enfin, la notion
de « savoir-être » désigne la capacité d’un individu à utiliser des savoirs compor-
tementaux dans différentes situations de vie, à ajuster ses comportements en
fonction des caractéristiques de l’environnement, des enjeux de la situation et
du type d’interlocuteur. Le savoir-être est donc un « savoir-faire comportemen-
tal » qui peut être associé dans les espaces éducatifs aux enjeux de développe-
ment d’une citoyenneté, à la capacité à s’intégrer dans un cadre collectif réglé
et à construire des relations avec les adultes et les pairs.

Tableau 30. Registres d’apprentissage dans le semi-formel

Savoirs Savoir-être Savoir-faire


Se construire un « capital Développer des compé- Développer des habiletés
culturel » tences sociales à travers cognitives et motrices
l’activité et la vie collective

La question de l’activité est donc centrale dans la compréhension de l’inté-


rêt de ces actions car, les supports étant essentiellement ludiques ou liés aux
loisirs, les enseignants ou les familles peuvent très souvent n’en percevoir que la
dimension « divertissement », alors qu’elles peuvent effectivement contribuer aux
apprentissages mais dans un registre différent.
L’activité : une occasion d’apprendre
Nous avons vu, en première partie, que la notion d’activité utilisée dans l’ani-
mation s’inscrit dans la continuité de la conception de l’éducation nouvelle (Lainé,

255
Construire des situations pour apprendre

Lelarge, Best83) comme un « agir » lié au sujet qui met en jeu toute sa personnalité
et permet d’apprendre. Organiser l’activité, ce n’est donc pas mettre forcément
en place des moments spécifiques menés et dévolus à des productions, mais
bien organiser un espace pédagogique permettant à l’enfant de développer son
activité. En ce sens, différentes entrées pédagogiques peuvent être des occasions
d’activité, d’expérience et d’expérimentation pour l’enfant à partir des interac-
tions avec les adultes ou entre pairs.
Dans les dispositifs périscolaires, sur le plan pédagogique, nous pouvons
distinguer différentes familles proposées aux enfants : des activités structurées
à visée d’apprentissage, des activités d’animation moins structurées dans un
registre d’un milieu aménagé pour solliciter une activité autonome des enfants
(dans lesquelles les médiations se veulent éducatives), enfin des situations
d’activités libres où les adultes sont essentiellement en position de surveillance.
Nous retrouvons donc les trois approches de l’animation évoquées précédem-
ment qui se traduisent par des « formats pédagogiques différents » (ateliers,
projets, jeux…) que nous pouvons résumer dans le tableau suivant.

Tableau 31. Formats pédagogiques des activités dans le périscolaire

Ateliers dirigés et projets Jeux dirigés :


dirigés : – jeux sportifs et grands jeux
IMPOSITION

Organisation
– activités scientifiques – jeux de société
et conduite de
– découverte du milieu
l’activité par les
– arts créatifs
adultes
– activités « manuelles »
– théâtre
Organisation Coins permanents d’activités :
CHOIX/DÉCISION

d’un espace – lecture


d’activité par – peinture et activités artistiques
les adultes mais – activités « manuelles »
investissement
libre par les Coins permanents jeux
enfants
Coorganisation Projets d’enfants Jeux libres
de leur activité
par les enfants
DÉCISION

avec un adulte
ressource,
garant de
la sécurité
physique et
affective

83. Best F. (1979), « Éducation nouvelle. Courants pédagogiques actuels : problèmes


idéologiques et philosophiques ». Disponible sur : http://tmtdm.free.fr/media/textes/Courants-
pedagogiques-dans-l-Education-Nouvelle-Francine-Best.pdf

256
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Dans la famille des activités dirigées, correspondant plutôt à la demande


sociale, l’activité est organisée et conduite par les adultes dans le cadre de situa-
tions planifiées dans une méthodologie du projet impliquant une intention d’ap-
prentissage explicite. Les formes privilégiées peuvent être des « ateliers », des
espaces destinés à la fabrication dans lesquels un animateur propose une réali-
sation que les enfants doivent effectuer en appliquant des procédures. L’activité
est contrôlée par les adultes, et cette approche n’est pas sans parenté avec les
déterminants de la forme scolaire comme le montrent Besse-Patin et David84 dans
leur critique des formes de l’animation contemporaine centrée sur la pédagogie
du thème et les « jeux éducatifs ».
Ainsi, l’organisation de beaucoup de structures est construite sur un véritable
catalogue de propositions dans lequel les activités doivent se justifier par leur
plus-value d’apprentissage potentielle en complément du scolaire, ce qui conduit
à avoir des intervenants dans des domaines très proches des disciplines scolaires
(éducateurs sportifs, intervenants musicaux ou artistiques, intervenants spécia-
lisés sur l’éducation au développement durable par exemple…). Dans cette pers-
pective, le temps périscolaire peut devenir une extension, une prolongation, de
fait, du temps scolaire avec des modes d’encadrement (se mettre en rang, lever le
doigt pour parler, réaliser dans un temps contraint) qui ne relèvent pas des loisirs
mais du scolaire. Ce constat est doublement problématique car, en élémentaire, il
y a un véritable risque d’externalisation de certaines disciplines scolaires perçues
comme moins importantes par le champ social et d’un rallongement en réalité de
la journée scolaire des enfants qui participent à ces dispositifs. C’est un paradoxe
complet au regard des objectifs d’une réforme qui visait à diminuer la durée de la
journée scolaire pour les enfants…
Pour que ces espaces éducatifs puissent jouer leur rôle d’étayage aux
apprentissages, il faudrait plutôt pouvoir les penser, non pas en continuité de
l’école mais en rupture sur le plan des formats pédagogiques, en assumant leur
particularité, une entrée par les loisirs. Meirieu rappelle que l’enfant a besoin de
discontinuités éducatives, car « ce sont ces discontinuités éducatives qui l’aident
à se positionner et à se construire, à réfléchir et à progresser, car elles l’obligent
à apprendre à jouer sur plusieurs registres85 ».
Les formats organisationnels dans lesquels l’enfant ou l’adolescent peut avoir
l’occasion de découvrir, explorer, choisir et décider de son activité en se posi-
tionnant réellement comme acteur ou auteur de son activité doivent être privi-
légiés. Des pratiques organisationnelles caractéristiques de l’animation comme

84. David R., Besse-Patin B. (2013), « Pour une critique radicale des impensés de l’animation »,
Vers l’éducation nouvelle, no 551, p. 44-61. Disponible sur : https://hal.archives-ouvertes.fr/
hal-01059362/document
85. Meirieu P. (2016), « L’enfant a besoin de discontinuités éducatives », Diversité, volume 1, no 183,
p. 12-16 (p. 12-13). Disponible sur : https://cdn.reseau-canope.fr/archivage/valid/N-8443-11808.pdf

257
Construire des situations pour apprendre

les « coins permanents » peuvent alors être considérées comme une entrée très
riche et pertinente. Dans cette perspective, les adultes aménagent en amont des
espaces dans lesquels une activité autonome pourra se développer en mettant
à disposition du matériel, des exemples de réalisation pour susciter l’envie et,
dans cet espace, les enfants sont libres de leur activité. Comme dans les accueils
collectifs de mineurs, il peut être possible d’aménager des coins lecture, peinture,
jeux, expression ou de mettre simplement à disposition du matériel dans des
« coins découvertes » ou des « terrains d’aventure » afin que l’enfant s’en empare
et puisse créer sa propre activité.
Nous sommes dans une perspective d’animation radicalement différente avec
des animateurs qui se mettent en position d’accompagnement et de ressource
pour conduire des interactions éducatives en « improvisation réglée ». Cela
suppose, en revanche, de réfléchir à un étayage par le cadre et les ressources,
et de disposer d’un environnement matériel facilitateur, condition qui n’est pas
effective dans de nombreux dispositifs périscolaires cantonnés à utiliser dans les
écoles des salles multiactivités non aménagées.
Si l’on poursuit cette réflexion, il serait possible également de s’appuyer, dans
ces dispositifs, sur les pédagogies de projets d’enfants déjà évoquées afin de leur
permettre de vivre un investissement dans un temps long en coorganisation, en
jouant sur les différences entre « activité subie »/« activité choisie », « activité
décidée » (Gheno86). Les entrées par des « clubs » organisés avec les enfants, la
possibilité de proposer des activités coconstruites avec les adultes participeraient
également de cette logique et pourraient constituer une approche très différente
des activités périscolaires inspirée des pédagogies nouvelles.
Cependant, les modalités organisationnelles des espaces périscolaires, avec
des planifications d’activités, l’affichage quasi systématique d’un catalogue pour
valoriser la dimension « éducative » des dispositifs, un turn-over des enfants
participants, rendent difficile le développement de ce type d’entrées mais, dans
les interstices, il serait intéressant d’introduire une part de responsabilisation
des enfants (en leur proposant de choisir, proposer ou décider) pour chercher à
bénéficier de ces dynamiques. Un grand travail d’explication est donc à conduire
sur l’intérêt d’une rupture de forme peu interrogée par des animateurs qui repro-
duisent bien souvent le modèle de l’activité dirigée sans conscientisation particu-
lière des enjeux éducatifs.
Le dernier support fortement mobilisé est le jeu, notion qui fait également
l’objet de nombreux malentendus et peut être instrumentalisée au même titre que
les activités que nous venons d’évoquer.

86. Gheno A. (2012), « De l’activité : tout ce qui s’agite n’agit pas », Vers l’éducation nouvelle, no 545.

258
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Jouer pour apprendre ou apprendre en jouant ?


Au sens littéral, le jeu est un amusement libre à dimension fictionnelle. Pour
Mauriras-Bousquet, ce terme désigne « toute activité physique ou mentale trou-
vant sa satisfaction et son but en elle-même87».
Si l’on prend cette définition, il peut être problématique de chercher à utiliser
le jeu dans un cadre dévolu à la réussite scolaire, car l’utilisation sociale du jeu
pour des finalités d’apprentissage explicites et programmées peut conduire à
sa dénaturation. Le terme peut désigner aussi bien des activités relevant du jeu
spontané dans le développement de l’enfant que des « exercices amusants ». Les
travaux de Brougère88 nous permettent de disposer de critères pour analyser les
approches ludiques de l’activité : second degré, décision, règle, frivolité et incer-
titude seraient les marqueurs du jeu, car il relève du « pour de faux », doit être
librement choisi et ne pas avoir de conséquences autres que lui-même avec un
dénouement toujours renouvelé.
Tout ce qui est appelé « jeu » dans le champ social ne rentre donc pas dans
ces différents critères et, en fait, les différents espaces éducatifs utilisateurs de
jeux (structures de petite enfance, éducation spécialisée, animation mais égale-
ment école) sont confrontés à cette tension entre un jeu spontané, libre, choisi
par l’enfant et un « jeu éducatif » non spontané, organisé par les adultes à des
fins explicites d’apprentissage qui fonctionne en réalité comme une ruse péda-
gogique. Ainsi, j’ai été amené il y a plusieurs années à faire une distinction entre
« exercices à connotation ludique » et « jeu » (Lescouarch89) en milieu scolaire au
regard des différents critères caractérisant le jeu.
Les « exercices à connotation ludique » renvoient à des situations qui n’ont
rien de ludiques au départ mais font l’objet d’un habillage lié à l’émulation (par
exemple compter des points, faire des équipes) pour motiver les participants.
Nous pouvons distinguer cette catégorie d’une seconde, les « jeux de tradition
instrumentalisés », qui consiste à s’emparer de jeux du patrimoine ludique mais à
les proposer spécifiquement pour des objectifs d’apprentissage précis du registre
scolaire (jouer à la bataille navale pour apprendre à se déplacer sur un quadril-
lage…). Ces jeux peuvent être utilisés dans leur principe initial mais sont souvent
détournés pour des objectifs d’apprentissage spécifiques, et, dans ces deux cas
de figure, nous sommes dans le « jouer pour apprendre » qui risque fortement de
dénaturer le jeu… Il n’est pas sûr que les participants aient toujours l’impression
de jouer dans ces entrées quand tout est contrôlé par l’adulte et que l’issue de la
situation est dépendante avant tout des objectifs d’apprentissage.

87. Mauriras-Bousquet, « Jeu » dans Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation,


Nathan Université, 1994.
88. Brougère G. (2005), Jouer/Apprendre, Paris, Economica.
89. Lescouarch L. (2006), « L’impossible quête ? », Cahiers pédagogiques, no 448, p. 13-15.

259
Construire des situations pour apprendre

Le jeu libre qui s’inscrit dans la totalité des critères définis par Brougère est à
proprement parler du jeu, mais il suppose, de la part de l’éducateur, une volonté
de ne pas spécifiquement chercher à le rendre éducatif, d’offrir un environnement
permettant au jeu de l’enfant de se déployer comme l’indique Houssaye dans sa
réflexion sur l’opposition entre « jeu éducatif » et « jeu libre » : « Même si le jeu
éduque, la condition pour qu’il le fasse c’est qu’on se garde de l’organiser, de le
vouloir, de l’exploiter90. »

Tableau 32. Catégorisation des approches ludiques des apprentissages

« Jouer » pour apprendre Apprendre en jouant


Exercice
Jeu de tradition
à connotation Jeu libre
instrumentalisé
ludique
Objectifs explicites Objectifs explicites Dimension
éducative comme
Aspects liés aux
conséquence
apprentissages
indirecte non
prévisible
Exercice à forme Plaisir de jouer Plaisir de jouer
attrayante dans la limite de Gratuité et frivolité
Vécu pour l’enfant
l’intervention de
l’adulte
Obligatoire Obligatoire Facultatif
Cadre de la situation
Négociable
Place de la Habillage Prétexte Fin en soi
dimension ludique

Comme l’école, les centres de vacances et de loisirs, le périscolaire sont en


tension sur cette question du jeu, et la recherche de « plus-value d’apprentis-
sage » peut les conduire à privilégier le « jeu éducatif », car il fait plus sérieux,
donne une légitimité plus grande aux acteurs dans leur fonction d’éducateur au
risque de devenir un prolongement direct du scolaire. Comme souvent en pédago-
gie, c’est un point d’équilibre qu’il faut trouver dans les dispositifs, en libérant des
espaces pour un véritable jeu sans arrière-pensée pédagogique dans les espaces
de loisirs.

90. Houssaye J. (2006), « C’est pas du jeu ! », Cahiers pédagogiques, n° 448.

260
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

Apprendre en jouant

Les espaces éducatifs doivent pouvoir être structurés pour favoriser l’activité ludique
des enfants en mettant à leur disposition des temps libres et du matériel permettant
la mise en œuvre d’un jeu autonome qui va contribuer à construire des apprentis-
sages dans un registre non formalisé.
Les adultes peuvent chercher à aménager l’environnement afin de faciliter les expé-
riences ludiques des enfants en « jeu libre ». Par exemple, les projets d’aménagement
développés dans la continuité des terrains d’aventure, comme l’expérimentation
de « la boîte à jouer », sont intéressants pour offrir un espace de créativité. L’idée
est assez simple : il s’agit de proposer aux enfants dans la cour de récréation un
rangement rempli de différents objets et matériaux en vrac : tubes en carton, pneus,
morceaux de tissu, filets, cordes… Ce ne sont pas a priori des jouets, mais les enfants
vont pouvoir exercer leur créativité et leur imagination en les détournant, les utilisant
au service de leur jeu. Dans les écoles expérimentant cette pratique91, cette structure
est ouverte quotidiennement au moment des pauses périscolaires et extrascolaires
de jeu en extérieur, et tous les enfants sont libres d’y accéder sous la surveillance
des adultes.
Les concepteurs de ces projets pensent que ces pratiques vont permettre de déve-
lopper la créativité naturelle des enfants, leur autonomie et leur confiance en eux,
leur intelligence manuelle, mais qu’ils vont également faciliter le développement de
collaborations, une meilleure intégration sociale et rendre les enfants plus dispo-
nibles pour les apprentissages scolaires dans la mesure où leur besoin de jouer aura
été satisfait.
Dans les espaces de loisirs, mais aussi dans les écoles, il peut être également intéres-
sant de proposer des espaces de jeu individuels ou collectifs aménagés comme des
« coins jeux de société » offrant l’occasion aux enfants de jouer « pour de vrai » dans
une perspective de loisir, d’accéder à une culture commune comme celle des jeux de
tradition qu’ils ne connaissent pas toujours (le jeu de l’oie, le loto, les petits chevaux,
les jeux de cartes, les jeux de dominos ou de dames…) ou de découvrir des jeux
structurant pour la pensée catégorielle et les stratégies (par exemple le Qui-est-ce, le
Mastermind, le Puissance 4, le Mille Bornes) ou la mémoire, l’attention et la discrimi-
nation (comme le Memory, le Lynx, le Tam-tam…)
Les supports sont nombreux mais, pour que ces pratiques soient concluantes, les
adultes doivent pouvoir accompagner ces jeux en aménageant un milieu calme et
propice aux échanges, en pensant leur accessibilité (dans des rangements adaptés)
et en guidant l’activité par l’explicitation des règles, par la régulation des premières
parties afin de développer progressivement un usage autonome.

91. Un rapport très intéressant sur cette expérimentation a été rédigé par l’équipe de recherche
du laboratoire Expérience de l’université Paris-XIII. Disponible sur : http://www.jouerpourvivre.
org/wp-content/uploads/2017/04/IO5_A3-Synth%C3%A8se-g%C3%A9n%C3%A9rale_FR.pdf

261
Construire des situations pour apprendre

Or, la scolarisation des espaces de loisirs (Houssaye92) conduit au contraire


à chercher plutôt à instrumentaliser le jeu des enfants dans des perspectives
d’apprentissage au risque de le transformer en exercice. C’est une question
importante pour permettre que ces dispositifs continuent de jouer un rôle de
complémentarité avec le scolaire, et nous pouvons donc inviter les animateurs,
mais également les enseignants, à repenser la manière dont ils appréhendent la
question du jeu dans leur dispositif pédagogique : y a-t-il des temps pour jouer ?
Quels types de jeux sont proposés aux enfants ? Quels équilibres entre des situa-
tions contrôlées et des espaces de liberté ?
Cette question ne concerne pas que le périscolaire. Je voudrais défendre ici
l’importance de proposer aux enfants des situations de « vrais jeux » dans les
espaces non formels, mais également dans les espaces scolaires.

La question du jeu dans l’enseignement : ouvrir des espaces ludiques


Tout le travail développé dans les ludothèques montre bien la richesse du jeu
dans la construction développementale mais cognitive également. Les situations
ludiques sont présentes en milieu scolaire dans les marges : la récréation, les
dispositifs particuliers d’accompagnement. En effet, cette forme de l’appren-
tissage est mobilisatrice pour les enfants, généralement plus motivés, car ils
s’amusent. L’entrée par les situations ludiques est donc intéressante en complé-
ment de situations typiquement scolaires comme les leçons ou les exercices, à
condition que la didactisation des apprentissages ne soit pas centrale à travers
des supports bien pensés et que l’on maintienne des formes de médiation relevant
du registre informel : jouer au Memory avec des enfants, à des jeux de cartes de
lecture, à des jeux de son, sont des manières d’apprendre pertinentes, et il faut
pouvoir les inscrire dans le déroulé, dans l’aménagement du milieu et le cadre
d’apprentissage.
Par exemple, dans une école en éducation prioritaire avec laquelle j’ai eu
l’occasion de travailler, l’accueil du matin en cycle 3 intègre des ateliers « jeux
de société » en autonomie permettant de démarrer la journée avec un espace
transitionnel, qui offre également l’occasion aux enfants, qui ne les connaissent
pas toujours, de découvrir et s’approprier les jeux de tradition. Au secondaire,
le développement de formes pédagogiques comme des « clubs jeux de société »
pourrait être un élément important permettant de laisser une place à l’activité
libre de l’enfant sur le temps scolaire.
Les espaces ludiques pourraient également être plus présents à l’école, notam-
ment à travers la liberté pédagogique qui est offerte en élémentaire dans les acti-
vités pédagogiques complémentaires (APC) ou au secondaire dans les dispositifs

92. Houssaye J. (1998), « Le centre de vacances et de loisirs prisonnier de la forme scolaire », Revue
française de pédagogie, volume 125, no 1, p. 95-107.

262
Élargir la focale pour des pratiques pédagogiques renouvelées

d’accompagnement éducatif. Ce serait assez facile pour des enseignants, inscrits


plutôt dans une forme scolaire classique, d’expérimenter, de réintégrer, dans ces
moments, ces formes pédagogiques qui apparaissent importantes dans l’équi-
libre des enfants sans bouleverser leur modèle de travail quotidien.
Pour conclure sur cette question des apprentissages par des formes non
scolaires, nous pouvons insister sur le fait que le périscolaire est donc bien un
espace pédagogique important qui mérite d’être reconnu pour ses apports poten-
tiels à l’éducation de l’enfant en évitant tout malentendu sur son objet. Il n’a pas à
être un prolongement de l’école mais, en tant qu’espace semi-formel, il offre des
occasions d’apprendre des savoirs, savoir-faire et savoir-être à partir de pratiques
d’animation qui sont tout aussi légitimes que les pratiques d’enseignement.

263
Conclusion
Une question d’équilibre

N   ous avons cherché dans cet ouvrage à développer une réflexion au service
  du changement pédagogique à partir d’un postulat fondateur : nous appre-
nons dans un environnement qui fait étayage, sert de point d’appui parce qu’il
propose un cadre, offre des ressources et permet des interactions supports
d’apprentissage. L’enseignant est donc comme un artisan maçon en situation
d’élaborer des structures provisoires, des étais, qui vont permettre de soutenir
la construction des savoirs de l’enfant pour lui permettre de se développer.
Pour ce faire, les différentes dimensions évoquées sont importantes à repen-
ser dans une systémique de classe. Chacun de ces points, seul, peut paraître
anecdotique mais, mis en relation, ils peuvent contribuer à un changement radical
de fonctionnement du milieu d’apprentissage. Ces réflexions nous amènent en
effet à repenser des modélisations pédagogiques permettant de renouveler les
pratiques en essayant de prendre en compte à la fois les besoins liés au dévelop-
pement de l’enfant tout en intégrant les impératifs des apprentissages seconda-
risés en milieu scolaire.
Loin de l’image d’un professeur se contentant d’appliquer une méthode préé-
tablie, le travail d’enseignant tel que nous l’avons envisagé au long de ces pages
est celui d’un équilibriste en situation de penser l’architecture d’un environne-
ment complexe, de jouer sur différents curseurs matériels, psychoaffectifs, socio-
cognitifs, didactiques pour offrir aux élèves qui lui sont confiés des occasions
d’apprendre. Les notions en construction dans ce travail donnent, je l’espère,
des clés de lecture pour les praticiens en vue d’intégrer ce questionnement dans
leur « logiciel », d’éclairer la complexité inhérente aux situations d’enseignement
et d’apprentissage et de les aider à construire une nouvelle forme scolaire plus
respectueuse de la nature de l’enfant en trouvant un équilibre entre différentes
tensions inhérentes à l’acte éducatif.
Toutefois s’il est possible de s’inscrire dans une rupture importante à partir
des pédagogies alternatives, régulièrement évoquées dans l’ouvrage, l’enjeu
pour beaucoup d’enseignants n’est pas celui d’une rupture radicale avec leurs
pratiques d’enseignement déjà installées, mais plutôt d’un enrichissement des
modèles d’action en pensant la complémentarité des méthodes. Goigoux résume

265
Construire des situations pour apprendre

bien l’esprit de cette approche pragmatique avec son expression de « pédagogie


éclectique ». Il cherche à articuler un modèle pédagogique réaliste s’appuyant
sur le bilan des différentes méthodes pratiquées en en conciliant les avantages.
Cette pédagogie éclectique consiste à : « […] concilier les acquis des pédagogies
actives avec les exigences des pédagogies explicites et structurées. Elle combine
des phases d’enseignement déclaratif (exposition de règles, de procédures ou de
notions), des phases de résolution guidée sous la tutelle étroite de l’enseignant
et des phases de tâtonnement, d’exploration ou de découverte (recours à des
situations-problèmes) tout en accordant le plus grand soin aux phases d’entraî-
nement, d’exercice ou de jeu qui favorisent la mémorisation des notions et l’auto-
matisation des procédures1. »
Je souhaiterais donc que cet ouvrage puisse être un élément permettant de
prendre conscience de la nécessité de repenser « à nouveaux frais » les ques-
tions d’enseignement renouant avec une forme de « bon sens pédagogique ».
Reconsidérer les doxas issues de la tentative d’hyperrationalisation et technicisa-
tion des actions, tout comme les vulgates des approches actives, dans lesquelles
de nombreux enseignants peinent à se reconnaître, est aujourd’hui une question
essentielle pour restructurer les pratiques.
Les différents éléments évoqués incitent également à repenser la question
de la formation, que ce soit la formation des enseignants, mais aussi de tous ces
accompagnateurs d’apprentissage dans les espaces formels, non formels et infor-
mels. Cela passe par la revalorisation, dans la formation des éducateurs, d’une
dynamique de « recherche pédagogique » pour les impliquer, partir de leurs ques-
tionnements et construire en collaboration au plus près du terrain des réponses
pédagogiques articulant les savoirs de la recherche et les savoirs praticiens.
En effet, du fait de l’héritage « pédagogie expérimentale » qui a marqué
fortement la construction du champ de la formation au métier d’enseignant,
la recherche en éducation n’est généralement perçue par les acteurs que dans
son versant directement utilitaire, potentiellement prescriptif pour organiser
des actions. Mais cela est une manière de voir peut-être réductrice, car elle
occulte complètement, dans un utilitarisme à court terme, l’apport potentiel de
la recherche en éducation à la construction d’une véritable pratique réflexive des
acteurs enseignants. Les savoirs sur l’éducation sont indirectement opérationnels
pour le praticien, car ils lui fournissent des grilles de lecture pour comprendre
son environnement, situer ses pratiques, et en positionner les enjeux dans la
perspective du modèle pédagogique tel que le définit Meirieu : un acteur pouvant
articuler des techniques en cohérence avec une épistémologie mais aussi avec
des choix de valeurs.

1. Goigoux R. (2011), « Une pédagogie éclectique au service des élèves qui ont le plus besoin de
l’école », La Nouvelle Revue de l’adaptation et de la scolarisation, no 52, p. 22-30.

266
Conclusion

Par exemple, l’histoire des idées pédagogiques est un savoir fonctionnel


qui permet de ne pas se laisser prendre au piège des fausses innovations et de
disposer d’un réservoir de techniques mobilisables, à condition qu’on puisse
les appréhender de manière critique. Cette inscription des propositions pédago-
giques dans leur histoire garantit donc de ne pas réinventer sans cesse le « fil à
couper le beurre » pédagogique pour s’appuyer sur les bilans des innovations et
leurs limites afin de construire des pratiques plus pertinentes.
La recherche en éducation n’est donc pas un boulet accroché à la formation
des enseignants comme semblent le vivre de nombreux étudiants des nouveaux
masters enseignement, mais elle peut en être un élément important en mettant les
personnes en situation de rapport critique par rapport aux postures prescriptives.
Elle peut donc contribuer à former des professionnels éclairés capables d’évolu-
tion dans un environnement où les savoirs en éducation sont mouvants comme
tous les autres. Et le véritable débat est là. S’agit-il de former des enseignants à
des savoirs pratico-pratiques en se pliant aux demandes parfois court-termistes
des étudiants et de l’institution Éducation nationale ou s’agit-il de former des
pédagogues au sens de Houssaye : des théoriciens-praticiens de l’action éduca-
tive capables de faire des choix en conscience et d’évoluer dans leurs pratiques ?
Cette question est pour moi d’autant plus fondamentale que la pratique de la
recherche en éducation est également un moyen de prendre ses distances avec
le « prêt-à-porter » didactique et pédagogique, d’avoir un regard aussi sur la
manière dont sont produits les savoirs qui, à un moment, vont potentiellement
devenir prescriptifs alors que leur validité peut être remise en cause sur le plan
scientifique ou éthique. Il me paraît urgent que la communauté des formateurs
d’enseignants s’empare de cette question en sortant d’une posture réduisant la
recherche à sa dimension strictement applicative pour la présenter dans toute sa
dimension d’enrichissement de mise en sens du métier pour les professionnels
comme l’indiquait Gal :

« La chose la plus importante, c’est de développer chez le futur maître, en plus de l’amour
de son métier et des enfants, le désir et la capacité de se perfectionner constamment.
N’emporterait-il que cette inquiétude et ce désir, nous aurions fait l’essentiel. Car la meil-
leure méthode, du moment qu’elle se complaît en elle-même et qu’elle se contente de se
répéter, est vouée à devenir vite une façon de faire mécanique, froide et sans âme. Elle
retombe au niveau de la technique et de la recette. Au contraire, donner à l’éducateur le
souci de bien penser sa méthode, ses intentions et ses moyens, d’en contrôler lucidement
les résultats et d’en perfectionner les instruments conduit immanquablement au progrès
et à la vie. Et cela lui permet d’entretenir cette attitude active et vivante, cette capacité

267
Construire des situations pour apprendre

de rester jeune tout au long de sa vie, de retrouver chaque fois l’étonnement, le désir de
savoir et l’émerveillement de la jeunesse.2 »

Enfin, puisque le propos de cet ouvrage est d’inviter au changement péda-


gogique, il est important de préciser deux points, objets de malentendus
fréquents. Avoir conscience des inconvénients liés aux outils que nous utilisons
ou privilégions n’invalide en aucune sorte la pertinence de ceux-ci, mais permet
d’envisager des évolutions, des améliorations des techniques utilisées et un
enrichissement du modèle pédagogique global proposé aux élèves qui nous sont
confiés. Autrement dit, l’évolution pédagogique ne se construit pas sur la culpa-
bilité d’avoir utilisé des techniques ou des méthodes dont on prend conscience
des limites, et il ne faudrait pas du jour à lendemain renoncer à tout ce qu’on a
patiemment construit parce qu’on en perçoit aujourd’hui certains écueils. Il s’agit
de rester dans une perspective dynamique pour les améliorer en faisant atten-
tion à bien rester appuyé sur ce que l’on maîtrise, comme l’indiquait Freinet de
manière imagée à partir d’une métaphore d’escalade en invitant le pédagogue à
ne jamais lâcher des mains… « avant de toucher des pieds ».
Le changement en pédagogie doit se penser dans un temps long et n’est
possible que si l’éducateur est lui-même en sécurité affective dans le processus.
Il ne peut être que progressif avec une prise de risque mesurée qui doit prendre
en compte « ce que l’on se sent capable de faire », mais également les représen-
tations des autres acteurs (collègues enseignants, accompagnateurs, familles,
élèves) pour leur proposer un changement « acceptable ». J’espère que les diffé-
rentes réflexions et pistes développées dans cet ouvrage pourront contribuer à
conforter et enrichir les pratiques des enseignants engagés dans ces processus
de changement au bénéfice de leurs élèves.

2. Gal R. (1964), « Quelle formation pour les maîtres et quelle pédagogie dans une école
démocratique ? », in Où en est la pédagogie ? (1re édition, 1961, Paris, Buchet-Chastel). Disponible
sur : http://www.meirieu.com/PATRIMOINE/rogergal.pdf

268
Ne vous lâchez jamais des mains…
avant de toucher des pieds ! 3

C’   est une grande loi psychologique de l’expérience tâtonnée. Elle est


  permanente et universelle comme le besoin supérieur de conserver et de
défendre la vie. Il ne viendra à l’idée de personne de se jeter du haut d’un mur
histoire de voir comment on s’aplatira en bas sur la terre dure. Et les audacieux
eux-mêmes n’apparaissent parfois téméraires que parce qu’ils ne mesurent pas à
sa valeur la profondeur du précipice. Ils espèrent se cramponner des mains assez
longtemps pour rebondir sur leurs jambes en tombant. S’ils se trompent, c’est la
catastrophe.
La même loi est valable en pédagogie. Vous n’abandonnerez une méthode
de travail que lorsque vous aurez trouvé mieux pour vous raccrocher. Vous ferez
comme l’excursionniste qui veut avancer et monter, certes, puisque la destinée
de l’homme est de toujours partir à la conquête d’un morceau de ciel bleu tentant
au-dessus de la ligne des montagnes. Vous suivrez les sentiers battus le plus
longtemps possible, tant qu’ils mènent dans la direction désirée ; vous vous
arrêterez pour dormir et vous ravitailler dans les refuges accueillants, installés
il y a cent ans par les audacieux comme vous qui ouvrirent la voie. Vous partirez
ensuite de là, bien équipés, avec un guide, pour affronter la montagne invaincue.
Mais vous irez alors lentement et méthodiquement, ne hasardant un pas que
lorsque la place pour poser le pied est déjà taillée dans le roc ; ne vous lançant
au-dessus d’un névé que s’il reste sur la rive sûre les autres membres de la
cordée, prêts à vous retenir et à vous rattraper s’il y a imprudence ou faux pas.
Les audacieux qui ne sont qu’audacieux sont toujours vaincus par la montagne.
Pour la vaincre, il faut savoir l’affronter selon les lois de la conquête et de la vie.
Vous ferez de même en pédagogie. Vous avancerez prudemment en utilisant
le plus loin possible les vieux chemins sûrs, en vous ressaisissant aux haltes qui
jalonnent, tels des calvaires, le rude chemin qui mène vers les cimes. Et vous
attaquerez les difficultés sans vous lâcher des mains, solidement liés à la cordée
qui vous ramènera, s’il le faut, non sans quelque brutalité, sur le terre-plein d’où
vous pourrez à nouveau repartir pour l’inéluctable conquête.
Célestin Freinet – Juillet 1948

3. http://www.icem-freinet.fr/archives/educ/47-48/19-20-juillet48/5.pdf

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