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L’École primaire française
Étude sociologique

Guy Vincent

DOI : 10.4000/books.pul.30073
Éditeur : Presses universitaires de Lyon
Année d'édition : 1980
Date de mise en ligne : 7 septembre 2020
Collection : Sociologie
ISBN électronique : 9782729709730

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782729700683
Nombre de pages : 346
 

Référence électronique
VINCENT, Guy. L’École primaire française : Étude sociologique. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : Presses
universitaires de Lyon, 1980 (généré le 08 septembre 2020). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/pul/30073>. ISBN : 9782729709730. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pul.
30073.

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GUY VINCENT
Professeur de sociologie à l’université Lumière-Lyon 2 où il a exercé de 1961 à 2000.

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SOMMAIRE

Introduction

Chapitre I. L’éducation et l’école

Chapitre II. La forme scolaire

Chapitre III. Pédagogie et politique

Chapitre IV. École et industrialisation

Chapitre V. La révolution pédagogique

Chapitre VI. Langue et discipline

Chapitre VII. Calcul et idéologie


I. Méthodes Pédagogiques
II. Le contenu de l’enseignement

Chapitre VIII. L’école et la nation

Chapitre IX. L’école éclatée

Chapitre X. Leçons et devoirs

Conclusion

Documents

Annexe I. L’analyse du contenu des manuels d’arithmétique

Annexe II. « Lire et écrire » de F. Furet et J. Ozouf

Annexe III. Les écoles du département du Rhône et la fréquentation du théâtre pour enfants

Bibliographie

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Introduction

A ma femme,
A mes amis instituteurs
et institutrices de l’école publique
1 A lire ou relire les travaux nombreux et parfois anciens consacrés au système scolaire
par les sociologues surtout, mais aussi par les historiens, on a le sentiment que tout a
été dit sur notre école et, en même temps, que plusieurs aspects importants, voire
essentiels, restent mal éclairés.
2 C’est ainsi que toute une série de travaux et de discussions approfondies ont porté sur
les inégalités sociales face à l’enseignement et sur le rôle du système d’enseignement
dans le maintien des inégalités sociales1. De plus, depuis L. Febvre jusqu’à C. Baudelot et
R. Establet2, on a insisté sur le manque d’unité de notre système scolaire, sur la dualité
de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire, soit en référence à l’idéal
démocratique d’une école unique, soit en référence à l’analyse marxiste de la division
des sociétés capitalistes en (tendanciellement) deux classes antagonistes. Mais d’abord
on ne peut plus parler de dualité aujourd’hui comme on en parlait avant la seconde
guerre mondiale, à une époque où les lycéens ne passaient pas par la communale et où
les élèves de l’école primaire n’accédaient, sauf brillantes exceptions, qu’à l’école
primaire supérieure. De plus, les auteurs de L’école capitaliste en France, après avoir posé
l’existence de deux réseaux (primaire-professionnel et secondaire-supérieur) de
scolarisation, doivent reconnaître qu’investie d’un double rôle « l’école primaire
divise », c’est-à-dire ventile les élèves entre les deux réseaux ; ils nous montrent la
même inculcation idéologique – sous des formes différentes – à l’œuvre dans toute
l’école ; enfin ils ont quelque mal à différencier les méthodes pédagogiques des deux
réseaux. Si l’on ajoute qu’il fut une époque où la distinction entre petites écoles et
collèges paraît avoir été assez floue, que selon certains historiens enfants de paysans et
de bourgeois se côtoyaient sur les mêmes bancs au moins jusqu’au XIXème siècle, et
qu’aujourd’hui comme hier les problèmes de réformes pédagogiques affectent primaire
et secondaire, il faut admettre que la question de l’unité et de la diversité de l’école
n’est pas simple.
3 Sans nier la division de notre société en classes et les rapports qu’entretient le système
scolaire avec celles-ci, nous ne renverrons pas purement et simplement l’unité de

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l’école aux apparences institutionnelles et aux formes récentes de l’idéologie


bourgeoise. Par principe de méthode, et sans nier l’apport des analyses de l’école
divisée et divisante, nous nous attacherons surtout à ce qu’ont de commun les
enseignements (au sens large) primaire et secondaire, autrement dit à l’école comme
telle. On privilégiera donc ce que laissent trop souvent inexpliqué, lorsqu’elles
l’abordent, les études sur le système d’enseignement, résidu qui constitue pourtant la
trame de la vie quotidienne de l’écolier et du lycéen : devoirs et leçons, récompenses et
punitions, local scolaire et emploi du temps, livres et cahiers, etc . On ne considérera
pas comme dénués d’importance ou comme relevant seulement de la psycho-pédagogie
les outils de l’élève, ses productions, les techniques du maître, la posture et les gestes
des uns et des autres. On n’abandonnera pas à une littérature des curiosités ou à la
dénonciation des profits d’entreprises capitalistes la substitution du stylobille à la
plume « sergent-major » et de celle-ci à la plume d’oie. Mais pour étudier l’école comme
telle, il faut centrer l’analyse sur l’école primaire qui, dès l’origine, est au moins
intentionnellement l’école pour tous, et non pas l’instrument spécifique de formation
de catégories et de groupes professionnels et sociaux (commerçants, clercs, etc.).
4 Les analyses du système scolaire ont aussi surtout porté – et ce second trait est lié au
premier – sur ses aspects économiques et idéologiques. Chargée de sélectionner l’élite
des futurs dirigeants et de former rapidement les futurs travailleurs, l’école transmet
aux premiers, sous le nom de culture, l’idéologie de la classe dominante, dote les
seconds du minimum de qualités requis par l’industrie capitaliste et en même temps
leur inculque ce qui leur fera accepter leur condition. L’inculcation idéologique est la
principale, sinon l’unique fonction de « l’école capitaliste » et ceux qui, avec et après A.
Gramsci et L. Althusser, définissent l’école comme l’un des appareils composant l’Etat
capitaliste, en font un « appareil idéologique d’Etat » 3. S’il y a bien, de la part des
militants des mouvements issus de mai 1968, des tentatives répétées pour dévoiler et
faire éclater les contradictions politiques de l’école, c’est surtout la répression
idéologique qui est prise pour cible et la dénonciation du « pouvoir » magistral se
heurte à la difficulté de l’assimiler purement et simplement aux autres pouvoirs. C’est à
cette dimension proprement politique de l’école que nous entendons nous attacher, en
distinguant le politique de l’idéologique, ou plutôt en refusant de ramener le premier à
la lutte idéologique de classes.
5 Encore faudra-t-il, pour cela, éviter de s’engager dans les impasses où, de Durkheim à
nos jours, a conduit la théorie de l’école-reflet sous ses divers aspects. L’idée peu
contestable selon laquelle l’éducation varie selon les formes de sociétés (en particulier
leurs formes politiques), jointe à l’idée que l’école prépare les nouvelles générations à
vivre dans la société, conduisent en effet à faire de l’école un microcosme social : elle
refléterait la société parce qu’elle serait chargée de la perpétuer, ou encore elle la
reproduirait aux différents sens du terme. Selon ces postulats, on cherche dans la
gestion des écoles un reflet du gouvernement de la société correspondante ; par
exemple on établit un parallèle entre les récompenses et punitions scolaires et
l’évolution des sanctions pénales. Mais de tels principes conduisent rapidement à
l’impasse puisqu’il suffît de constater une inadéquation, une absence de parallélisme –
et ce constat doit être fait fréquemment – pour être contraint de l’expliquer par un
pseudo-fait lui-même inexpliqué : le retard des institutions éducatives par rapport aux
autres institutions. C’est ce retard que l’on évoque par exemple lorsqu’on s’étonne de
voir très peu de parlements scolaires dans les démocraties occidentales. Plutôt que de

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considérer l’école comme un reflet de l’organisation politique, nous éprouverons la


fécondité de l’hypothèse selon laquelle elle en serait un relai.
6 Enfin l’analyse de l’éducation a souffert de la séparation institutionnelle,
particulièrement prononcée en France, entre l’histoire et la sociologie. Trop souvent se
juxtaposent d’une part des histoires de l’école, récits privilégiant la politique scolaire et
tout au plus accompagnés de quelques concepts sociologiques (inégalités sociales, école
de classe par exemple), d’autre part des études entièrement situées dans la
« synchronie » et ne recourant au passé que lorsqu’un résidu inexpliqué peut être
avantageusement considéré comme survivance. Il arrive même que des tenants du
matérialisme historique achèvent un ouvrage sur l’école en déclarant qu’il resterait à
faire l’histoire de la forme scolaire. Cette séparation est sans doute, avec le privilège
accordé à l’idéologie, l’une des causes de la lacune que l’on proposait récemment de
combler par une « histoire sociologisante » des mœurs, de la discipline scolaire et de la
conduite de la classe4 ; histoire prenant appui sur l’étude des emplois du temps, des
cahiers, des devoirs, des rapports d’inspection, des guides du maître, essayant de
préciser le rôle de « moule » des pratiques pédagogiques qu’à côté de leur rôle
idéologique, jusqu’ici seul évoqué, ont pu jouer les écoles normales primaires.
7 Encore faut-il s’interroger sur le sens que peut avoir, en particulier lorsqu’il s’agit des
institutions scolaires, le recours à l’histoire. Il a été souvent justifié par une théorie plus
ou moins explicitée selon laquelle tout est déjà dans le germe : l’examen de ce dernier
permettrait de voir dans la simplicité primitive ce qui serait plus ou moins obscurci par
les développements et accidents ultérieurs5. Mais lorsqu’on cherche ainsi dans le passé
l’origine de tel ou tel trait ou élément institutionnel, d’abord on ne dit rien de ses
raisons actuelles d’exister (parler de survivances est-il autre chose qu’énoncer un
problème ?), ensuite on s’expose à méconnaître et la signification que paraît avoir cet
élément dans un autre ensemble et celle qu’il peut avoir acquise dans le contexte
actuel. Il en est ainsi de la tentative de chercher l’origine de certaines caractéristiques
des enseignants actuels dans le fait qu’autrefois ils étaient des clercs (ce qui est
d’ailleurs trop vite dit) et que, plus récemment, ils étaient encore astreints au célibat.
De même lorsque Ph. Ariès explique par ses origines (écoles de charité) le caractère
populaire de l’enseignement primaire du XIXème siècle. Enfin si l’on veut faire place
aux changements qui ne manquent pas de se manifester, n’est-on pas conduit à la thèse
inverse, selon laquelle c’est le terme et non l’origine de l’évolution qui indique
l’essence6 ? L’homme est alors la vérité du singe7.
8 Ces difficultés n’expliquent-elles pas les oscillations de certains auteurs entre une
généalogie et une archéologie ? La première, outre qu’elle est condamnée à ne savoir où
s’arrêter dans la série des filiations, a été de fait souvent liée à la quête apologétique ou
polémique des ancêtres célèbres ou des tares paternelles, les Jésuites ou les
Révolutionnaires, Napoléon ou Jules Ferry conférant leur lustre ou leur infâmie à ce
qu’ils sont censés avoir procréé, l’évocation des décuries des anciens collèges ou celle
de l’école libératrice tenant lieu d’analyse de la discipline scolaire. Quant à
l’archéologie, elle découvre des réemplois, et la difficulté est alors que, comme
l’expérimente n’importe quel bricoleur, tout peut être utilisé pour n’importe quel
usage. Qu’importe à l’analyse de l’emploi du temps de nos modernes écoliers que les
moines du Moyen-Age aient été astreints à des activités et exercices rythmés par les
cloches ?

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9 C’est pourquoi il ne faut pas isoler, pour faire l’historique de chacun d’eux, des traits
(populaire, pratique...) ou des éléments (orthographe, classement, croix d’honneur…)
de l’école : nous essayerons au contraire de voir se dessiner des formes 8 et de suivre des
transformations, étant entendu qu’une forme ne surgit pas tout à coup et sans raison,
et que les nouveaux rapports sociaux, selon la formule célèbre, se constituent dans
l’ancienne société.
10 Sans prétendre posséder à la fois le métier d’historien et le métier de sociologue, on
voudrait donc ici décrire de façon précise la forme scolaire – c’est-à-dire l’ensemble et
la configuration des éléments constitutifs de ce que nous appelons l’école – et, partant
du principe que celle-ci n’est ni éternelle ni universelle, rechercher quand et comment
cette forme s’est constituée.
11 Education, école, pédagogie : nous utilisons donc ces mots en leur sens restreint, pour
désigner des configurations et processus sociaux apparus à un certain moment, dans
certaines sociétés. Il est certes permis de parler d’école pour d’autres types de
formations sociales, mais contrairement à une perspective généalogique qui nous
renverrait de l’école du XIXème siècle européen à celle de l’Occident au VIème siècle,
puis à celle de l’Antiquité gréco-romaine, on tiendra compte de la grande différence,
soulignée par des sociologues comme Durkheim et des historiens comme Marrou, entre
une école « milieu moral » et celle qui, apparue en Grèce après l’époque archaïque,
« resta toujours un peu méprisée, disqualifiée dans son rôle technique d’instruction,
non d’éducation »9.
12 Cette démarche, qui relève de la sociologie historique, n’ôte rien de leur intérêt aux
analyses qu’ont faites P. Bourdieu et J.C. Passeron10 de l’action pédagogique définie par
la violence symbolique exercée « en toute formation sociale » 11 par des agents et
institutions aussi divers que la famille ou le prophète. Mais une telle définition, qui
conduit à ranger dans une seule et même classe d’instruments tous les types de
manuels, les bréviaires, les compilations de sentences, etc. 12, ferait manquer, si elle
n’était accompagnée d’autres analyses, la spécificité des rapports qu’entretiennent
dans une formation sociale comme la nôtre, le pédagogique, le religieux, le politique.
13 Tout en remettant à plus tard, voire en laissant à d’autres, la tâche de déterminer les
dernières instances13, si faire se peut, nous ne saurions cependant nous contenter de
l’impression d’explication que fournit le rattachement du présent au passé : rechercher
comment est apparue, dans nos sociétés, la forme scolaire, c’est rechercher à quelles
autres transformations sa constitution est liée. Ce qui nécessite un patient travail
historique et non simplement une rapide reconstruction à partir d’une définition de
l’école capitaliste et d’une liste des appareils idéologiques.
14 Plusieurs auteurs, pour qui il n’y a à proprement parler d’école que lorsque le mode de
production capitaliste est dominant, ont en effet soutenu qu’il n’existait auparavant
que des éléments de cette école, inclus dans d’autres appareils, en particulier l’Église.
La naissance de l’école (primaire) serait la constitution d’un appareil autonome, à partir
de ces éléments. Mais l’étude des écoles des XVIIème et XVIIIème siècles, au moins dans
les villes, rend difficile de les considérer comme de simples éléments. En outre peut-on
faire de l’Église un appareil idéologique d’Etat parmi d’autres et réduire la religion à
l’appareil religieux ? Le sacré n’est-il pas une dimension essentielle de tout pouvoir ?
15 On voit qu’étudier de manière assez précise et détaillée la constitution de l’école,
analyser la disposition matérielle des locaux, le sens que peuvent avoir le type de

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« discipline » qui y règne, la manière dont on y enseigne la langue, etc., ce sera tenter
d’apporter un début de réponse à des problèmes dont les modes intellectuelles ne
suffisent pas à expliquer qu’ils se posent en ce moment à nous : celui du pouvoir et de
ses formes, celui du rapport de l’école et du pouvoir, celui de la mort ou de la
transfiguration – selon le lien qu’elle a avec le capitalisme – de l’école.

NOTES
1. Sans pouvoir fournir de liste exhaustive ni évoquer les divergences d’interprétation, citons P.
Bourdieu et J.C. Passeron, Les Héritiers, Paris, éd. de Minuit, 1964 ; « Population » et l’enseignement
(dir. A. Girard), Paris, PUF, 1970 ; A Girard, La réussite sociale en France, ses caractères, ses lois, ses
effets, Paris, PUF, 1970 ; R. Boudon, L’inégalité des chances, Paris, A. Colin, 1973.
2. Cf. Encyclopédie française, t. XV, « Education et instruction » ; C. Baudelot et R. Establet, L’école
capitaliste en France, Paris, Maspéro, 1971.
3. L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », La Pensée, n° 151, juin 1970, p. 3-48.
4. A. Prost, « Jalons pour une histoire de la pratique pédagogique », dans Histoire de l’enseignement
de 1610 à nos jours, Actes du 95ème Congrès national des Sociétés savantes (Reims, 1970), Paris,
Bibliothèque nationale, 1974, p. 105-112.
5. On sait que si Durkheim entreprend, dans L ’ évolution pédagogique en France, une étude
historique de l’enseignement secondaire, c’est-à-dire remontre aux origines de l’institution, c’est
que selon lui, pour une institution comme pour un organisme vivant, « le rôle du germe est
considérable » (op. cit., Paris, Alcan, 1938,1.1, p. 24).
6. C’est sans doute pourquoi Ph. Ariès déclare, non sans ambiguïté, qu’un phénomène se
caractérise moins par ses origines que par la chaîne des autres phénomènes qu’il a déterminés
(L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Ṛégime, Paris, Le Seuil, 1973, p. 143).
7. Sur la manière dont se combinent, chez Marx, analyse diachronique et analyse synchronique,
voir le commentaire des Gründrisse fait par R. Aron, D’une Sainte-Famille à l’autre, Essais sur les
marxismes imaginaires, Paris, Gallimard, 1969, p. 164-165.
8. Sur la définition de la forme, au sens de Gestalt, et l’utilisation de cette notion pour
caractériser la méthode des sciences de l’homme, en particulier de la sociologie, voir M. Merleau-
Ponty, Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948, p. 175-185 et passim.
9. H.I. Marrou, cité dans M. Cherkaoui, « Socialisation et conflit ; les systèmes éducatifs et leur
histoire selon Durkheim », Ṛevue Française de Sociologie, VIII, 2, 1976. n° spécial sur Durkheim.
10. P. Bourdieu et J.C. Passeron, La reproduction, Paris, éd. de Minuit, 1970, 1ère partie.
11. Op. cit., p. 20.
12. Op. cit., p. 74-75.
13. Beaucoup d’analyses marxistes de l’éducation ont consisté, après avoir rapidement situé
celle-ci dans la superstructure, à la rattacher directement à l’économique, au mode de
production. A titre d’exemple, voir J. Launay, « Eléments pour une économie politique de
l’éducation », Economie et politique, novembre 1969.

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Chapitre I. L’éducation et l’école

1 Les écoles normales, en recyclant tous les instituteurs en place, sont peut-être en train
de substituer une nouvelle école primaire à celle dont l’organisation, parachevée en
France de 1880 à 1890, avait subsisté jusqu’à la crise de ces dernières années. Si les
syndicats d’enseignants comme une partie des usagers s’interrogent sur le bien fondé
des réformes en cours, c’est que l’on garde le souvenir d’une école qui fonctionnait à la
satisfaction de tous, et à laquelle on avait pu attribuer jadis la victoire de 1918 comme
récemment le bond en avant économique des années 50. Le débat politique pose le
problème des impératifs auxquels répondait l’école primaire de la troisième
république ; il s’agirait de savoir ce qui, dans sa constitution, est devenu inadéquat par
rapport à des besoins sociaux qui auraient changé.
2 Or ce problème ne peut recevoir simplement une réponse circonstancielle : il est
évident que l’école de 1880 n’est pas seulement la réponse donnée par Jules Ferry et ses
amis à la Commune de 1870, puisque des écoles semblables sont nées dans des pays
dont l’histoire sociale fut moins mouvementée que la nôtre. Les événements – la
Commune ou la Révolution de 1830, les lois scolaires – manifestent quelque chose de
plus profond qu’il faut rechercher. De plus, si 1880 marque l’avènement de quelque
chose de nouveau (il a fallu un nombre considérable de lois et décrets, beaucoup
d’argent et de temps pour réaliser cette école), il apparaît aussi comme un
aboutissement.
3 Il ne s’agit pas ici de reprendre une histoire légendaire de l’école républicaine qui,
de 1789 à 1887, décrirait le triomphe progressif des idées révolutionnaires, la victoire
des lumières sur l’obscurantisme, l’avènement inéluctable malgré les forces hostiles de
l’enseignement populaire1. Ni, non plus, de renverser simplement cette légende et de
voir dans la victoire de l’école laïque le triomphe de l’école des Frères, patiemment
mise en place depuis le XVIIème siècle2. Il s’agit de discerner ce qui, dans la politique
scolaire et l’école de la fin du XIXèrne siècle, renvoie à des politiques et des « écoles »
antérieures – non seulement 1830, mais le XVIIIème voire le XVIIème siècle – donc à
des contextes économiques, politiques plus ou moins différents 3. On n’entend pas ainsi
poser la fausse question de la poule et de l’œuf et tenter de montrer soit que
l’expression « école capitaliste » n’est pas une définition énonçant le caractère essentiel
parce que l’école aurait précédé le capitalisme, soit même que l’école a engendré le
capitalisme et non l’inverse. En recherchant les « antécédents » de notre école – celle

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qui a duré au moins jusqu’à la moitié du XXème siècle – on se demandera si l’on est en
présence de simples éléments, à partir desquels se serait constituée la forme scolaire
proprement dite, ou d’éléments qui auraient changé de sens en passant d’une forme à
une autre. Poser le problème en ces termes, et il faut le poser ainsi, exige un examen
détaillé de l’école. Un texte de 1880 oppose, par exemple, le silence qui règne dans
l’école appliquant les nouvelles méthodes à celui qui régnait chez les Frères. De même,
il ne suffit pas de dire qu’ici et là (chez les maîtres-écrivains de l’Ancien Régime, auprès
des instituteurs de campagne, etc.) les enfants apprennent à écrire : l’écriture peut
avoir un sens, une portée très différente selon les écritures enseignées et la manière
dont elles sont enseignées. N’y a-t-il qu’une forme scolaire, la forme que revêt le procès
de socialisation dans les sociétés capitalistes (et, question subsidiaire, l’école est-elle
appelée à disparaître lors d’un passage au socialisme) ou bien y a-t-il des formes
scolaires, différentes selon les sociétés ?
4 Caractérisant l’école comme « lieu collectif de formation séparé des autres pratiques
sociales », G. Lapassade affirme de façon particulièrement nette la thèse de l’école
capitaliste : « nous savons que cette idée de l’école est apparue à une certaine époque
de l’histoire, et qu’elle est liée, fondamentalement, au mode de production capitaliste,
qui universalise cette forme de transmission »4. Soutenir cette thèse oblige à considérer
qu’il n’existe pas auparavant d’école. C’est ce qu’ont soutenu, avec plus ou moins de
nuances, divers auteurs. Pour D. Laporte, « seul le mode de production capitaliste
développe l’institution scolaire et lui donne une place dominante dans l’ensemble des
appareils idéologiques »5. Tout en dénonçant l’illusion rétrospective qui « consiste à
assimiler purement et simplement toutes les formes d’éducation et de formation à des
formes particulières de la scolarisation »6, il finit par distinguer « trois formes de
scolarisation » : « les formes anté-diluviennes » (modes de production antique et
féodal), « les formes primitives » (« par exemple les Petites Ecoles et les Collèges
d’Ancien Régime »), et enfin les « formes développées », les secondes étant déjà
« constitutives d’une phase de l’histoire de la scolarisation qui conduira à l’instauration
d’un appareil scolaire autonome »7. De manière plus radicale, et sans doute aussi plus
cohérente, pour E. Balibar et P. Macherey, « le développement de la forme scolaire est
un fait historique récent qui résulte tendanciellement du développement du mode de
production capitaliste. Mais des éléments disparates, qui entreront plus tard dans le
fonctionnement de cette forme, et qui apparaîtront donc rétrospectivement comme
scolaires, se constituent cependant d’abord sous d’autres rapports sociaux, au sein d’
autres appareils idéologiques » 8, notamment l’Église. Cette position a le mérite de la
netteté et de la rigueur : elle se déduit d’un ensemble d’hypothèses et de propositions
d’ordre théorique (séparation d’une « formation » réservée aux enfants liée au mode de
production capitaliste, liste des « appareils idéologiques d’état », ...). Mais elle soulève
des difficultés dès qu’elle est appliquée à l’examen des faits : s’il est facile, en effet, de
considérer comme un simple élément le calcul qu’apprenaient les futurs marchands, ou
des pratiques telles que celles des maîtres-écrivains, comment le faire pour les Petites
Ecoles ? Ne sont-elles pas une alliance d’éléments et, sinon la forme, du moins une
forme scolaire, puisque les pratiques qui les constituent sont séparées des activités,
professionnelles et autres, correspondantes ?
5 Formes scolaires différentes, simples éléments ? On le voit, la réponse n’est pas simple
et elle exige un examen minutieux des faits, examen qui risque de remettre en cause les
hypothèses sur lesquelles reposent les réponses que nous venons d’évoquer.

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6 Vers 1880, les républicains au pouvoir imposent par tout un arsenal législatif une
scolarisation que toute une série de mesures et de besoins antérieurs avaient déjà plus
qu’ébauchée. Obligation et gratuité scolaires : non seulement la grande majorité des
enfants va déjà à l’école, mais les mesures pour aider, encourager et souvent
contraindre tous les parents, même pauvres, à scolariser les enfants durent depuis
longtemps. Obligation faite aux communes de créer et d’entretenir une ou plusieurs
écoles, aux départements de créer des écoles normales d’instituteurs et d’institutrices :
non seulement sous les précédents régimes (y compris les plus éloignés de la
République), l’Université de France a blâmé les communes négligentes et obtenu
l’intervention des préfets, mais le principe d’une école par paroisse, les « séminaires de
maîtres » datent du XVIIème siècle. Organisation pédagogique nouvelle : mais elle
s’élabore depuis la loi Guizot et nombre de ses traits évoquent irrésistiblement, quand
ils ne la définissent pas dans les mêmes termes, celle de « l’école paroissiale » ou de la
Conduite des Ecoles chrétiennes. Il n’est pas jusqu’à la laïcité, qui passait pour le caractère
distinctif de cet enseignement et qui a engendré des luttes politiques non encore
apaisées, à laquelle on ne puisse trouver des antécédents : le personnel enseignant est
en majorité laïc depuis le XVIIIème siècle9, – le Frère des écoles chrétiennes est un
« maître » et ne doit pas être prêtre, – l’enseignement mutuel, triomphant un instant
au début du siècle, a été déjà accusé d’être irréligieux.
7 Si les fondateurs de l’école primaire laïque se sont donné Pestalozzi comme l’un de
leurs ancêtres « pédagogues », celui qui fut considéré comme son ennemi, le Père
Girard, ne fut pas seulement l’auteur, en 1798, d’un Projet d’éducation pour toute l’Helvétie,
projet d’éducation nationale dont la France révolutionnaire n’eut pas le monopole.
Appelé par la municipalité de Fribourg à diriger, avec ses confrères franciscains, les
petites écoles de la ville, son zèle le fit bientôt nommer préfet des écoles. L’un des
premiers objectifs qu’il se donna, fut de faire adopter par les autorités le principe de
l’instruction obligatoire. « Le vulgaire, écrivait-il, sent peu la nécessité de l’instruction ;
s’il la sent, c’est un sentiment passager que dissipent bientôt les exigences de la vie.
Pour la multitude, qui est partout la même, l’instruction est un insigne bienfait, mais il
faut un peu de violence pour la lui faire accepter »10. On ne saurait être plus clair : il n’y
a pas de demande populaire d’instruction – du moins sous forme scolaire – et
l’obligation est une violence. L’école n’est d’ailleurs qu’une pièce d’un système que tous
les philantrophes de l’époque veulent mettre en place : maisons d’orphelins, maisons de
correction, fabriques de bienfaisance... Si l’on ajoute que le moine fribourgeois crée
aussi une société d’économie destinée à développer l’industrie, on sera tenté de voir
dans son œuvre une entreprise destinée à favoriser le développement du capitalisme
industriel et à en soigner les maux. En ce qui concerne plus particulièrement l’école, il
s’agirait de mettre au travail les enfants du peuple en les y rendant aptes. Mais outre
que cette école, comme beaucoup d’autres ailleurs, attire aussi des enfants d’autres
classes de la société, son but explicite (sinon son résultat, comme l’affirment les
biographes) était la transformation morale de la jeunesse : « les habitudes grossières,
les cris sauvages, les atteintes à la propriété et la répugnance pour l’école avaient fait
place à des manières convenables »11. La fonction de cette école n’est-elle pas plus
politique qu’économique ? En tout cas si l’on ajoute que le Père Girard a aussi substitué
des instituteurs laïques aux moines, qu’il a aussi importé d’Angleterre, via Paris et la
Société pour l’enseignement élémentaire, la méthode mutuelle, on peut voir ici réunis

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un ensemble de traits caractéristiques que l’on retrouve ailleurs, et dont on peut se


demander si on ne les rencontre pas avant le XIXème siècle.
8 Le père Girard, comme ses correspondants français, les comtes de Laborde et de
Lasteyrie, apparaît en effet comme un héritier ; et un héritier de cette longue lignée
d’hommes qui, avant les Lumières et de façon moins restrictive qu’au XVIIIème siècle,
ont non seulement préconisé mais tenté de réaliser l’instruction pour tous. Ce que les
physiocrates et d’autres à leur suite réclamaient contre cette partie de la bourgeoisie
dont Voltaire était le porte-parole, c’était l’instruction du peuple . Ce que des hommes
dont il faudra essayer de préciser la position sociale ont, sous l’Ancien Régime,
demandé et souvent réussi à imposer, c’était d’instruire ou plutôt d’éduquer tous les
enfants, même les pauvres. « Même les pauvres », comme « même les filles » : il s’agit
d’une conséquence, d’une sorte de corollaire de l’instruction pour tous. Il importe donc
de comprendre comment à un moment donné de l’histoire de notre formation sociale,
l’« éducation » – le mot et la chose sont nouveaux – apparaît comme nécessaire.
9 Admettre gratuitement dans les petites écoles les pauvres qui ne peuvent payer
l’écolage, créer des « écoles de charité », inciter par divers moyens (par exemple la
suppression des secours) les parents à envoyer leurs enfants à l’école pour y être
instruits et formés aux bonnes mœurs, voilà ce que le XVIIème et le XVIIIème réalisent
(non sans mal et inégalement). « Désirant remédier à l’ingorance qui régnait dans leurs
paroisses, principalement parmi les pauvres, dont les enfants, faute d’argent, ne
pouvant aller aux écoles ordinaires, demeuraient pour la plupart errants et vagabonds
dans les rues, sans discipline, et dans une ignorance si extrême des principes de leur
religion, les curés de la ville ont cru qu’il n’y avait pas de meilleur moyen pour y
remédier que d’établir des écoles de charité »12. « Les maîtres recevront les enfants des
pauvres avec la même affection que ceux des riches. Ils auront le même soin de leur
éducation » : voilà l’un des articles du règlement qui accompagne l’acte de nomination,
par le chantre de Sens, d’un maître à St-Loup-des-Vignes, « lui permettant d’y tenir les
petites écoles, d’y recevoir les enfants, de leur enseigner les principes de la religion, de
leur apprendre à lire, écrire et généralement de les former dans toutes les
connaissances utiles à régler les mœurs »13.
10 Pourquoi, presque subitement, faut-il mettre tous les enfants à l’école ? Les textes cités,
entre autres, nous le révèlent : il n’est pas question seulement d’apprendre à lire, si
possible écrire, et si possible d’un peu de catéchisme, mais aussi et surtout de
discipliner. Non pas qu’il y ait opposition entre religion et mœurs ; mais désormais, le
bon chrétien, c’est celui dont les mœurs sont réglées. Et cela n’a rien à voir avec
l’instantanéité du salut obtenu par le rite : cela exige du temps et, précisément, cette
entreprise nouvelle que l’on appelle l’éducation. « Rien ne contribue davantage à
former des bons chrétiens que la bonne éducation des enfants », explique le curé de
Boulogne14. Former est utiliser ici au sens premier – donner l’être et la forme – et
l’éducation apparaît comme un moyen de former, le meilleur moyen sinon le seul. Si
elle implique l’acquisition de connaissances, l’entreprise dépasse ainsi de beaucoup la
simple instruction. C’est pourquoi il faut un mot nouveau pour la désigner.
11 « Education » est un mot récent, souligne le Dictionnaire de Littré : autrefois on disait
nourriture, institution. C’est en effet au début du XVIIème siècle qu’est reconnu dans
les dictionnaires un mot que commençaient à utiliser, concurremment aux précédents,
des écrivains comme Montaigne (« j’accuse toute violence en l’éducation d’une âme
tendre »). Quant à « éduquer », c’est un néologisme dont Littré s’étonne qu’il continue à

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soulever la répugnance qu’éprouvait déjà Voltaire (« La langue s’embellit tous les


jours ; on commence à éduquer les enfants au lieu de les élever ») 15. « Vous devez être
des éducateurs » : c’est ce que ne cessent de répéter ministres et inspecteurs aux
instituteurs de 1880.
12 On pourrait appeler moralisation ce quelque chose de plus que doit faire le maître par
rapport au simple instructeur. Mais le mot est trop faible et pourrait laisser croire à
une juxtaposition d’une activité (la moralisation) à une autre (la transmission des
savoirs et des savoir-faire). Car il s’agit en fait d’une action totale sur l’ensemble de
l’être (éduqué), englobant la transmission des connaissances et lui conférant ces
caractéristiques qui exigeront une « pédagogie ». C’est précisément cette action totale
dont Durkheim a noté la naissance, en même temps que celle des collèges : « le
christianisme devait nécessairement tendre à envelopper l’enfant tout entier dans un
système qui le prenne, dans toute son existence intellectuelle aussi bien que physique
et morale, afin de le pénétrer plus complètement et plus profondément, afin de ne
laisser échapper aucune partie de sa nature »16. Il faudra revenir sur l’origine
chrétienne du mouvement et sur l’idée de la nature qui lui est liée ; contentons-nous
pour l’instant de souligner que l’éducation (donnons au mot la signification précise qui
est la sienne) apparaît à un certain moment dans nos formations sociales et que
l’institution nécessaire à cette action est l’école.
13 L’emprise sur la totalité de l’être exige que celui-ci ne soit pas laissé libre de faire ce
qu’il veut, même provisoirement. Elle exige du temps pour être profonde et, si possible,
définitive : l’éducation doit se prolonger longtemps. Elle exige enfin que l’être soit sans
cesse soumis à l’action, donc soit jour et nuit dans le milieu spécial (l’école) où s’exerce
l’action éducative. Cela constitue la solution extrême de l’internat ; à défaut, les autres
milieux, en particulier la famille, devront être « éducatifs », c’est-à-dire scolaires. Si,
vers 1830, sont créées en France les salles d’asile, c’est pour que le jeune enfant reçoive
une éducation avant même d’entrer à l’école, et le Journal des connaissances utiles tente
d’inculquer aux familles riches comme aux familles pauvres leurs devoirs d’éducateurs :
« Cette période qui sépare... le berceau... de l’école... compte à peine pour quelque chose
dans notre système d’éducation… Alors, aux enfants des riches, abandonnés le plus
souvent sans aucun sage contrôle aux mille caprices de leur imagination, on demande
un peu de gentillesse, de grâce, de vivacité, et cela suffit ; aux enfants des pauvres, bien
autrement et plus délaissés, on ne demande pas même cela. Tous alors sont ou livrés à
eux-mêmes, ou corrigés par impatience, sans réflexion »17. Ayant combattu l’idée selon
laquelle la vie, les premières années, serait seulement instinctive et le caractère ne
percerait qu’à l’âge de l’école, l’auteur conclut : « l’éducation morale des enfants
devrait commencer en quelque sorte avec la vie »18, le visage de la mère, son sourire ou
son air sérieux devant constituer les premières sanctions. Et il prescrit : « que vos
maisons soient comme des salles d’asile pour vos propres enfants » 19. L’école ou une
famille-école dès le début de la vie (en attendant l’école à vie : l’éducation permanente),
voilà ce à quoi est obligé l’enfant du pauvre, comme celui du riche, les tapis mœlleux
équivalant à la fange des rues dès lors que les enfants y sont abandonnés, laissés à eux-
mêmes.
14 Que toute la jeunesse, dès la prime enfance, soit éduquée en tout (« omnes omnia
doceantur ») voilà ce à quoi œuvrait déjà Comenius, Galilée de l’éducation selon
Michelet, lorsqu’il tentait de prouver aux magistrats et aux gouvernants la nécessité de
l’éducation, de l’école pour faire des hommes (« schola officina humanitatis ») 20. C’est

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tout un système scolaire qu’a conçu le grand pédagogue : « Le premier dans la


civilisation occidentale, Comenius préconise vers le milieu du XVIIème siècle une école
commune à tous, non seulement garçons et filles, mais enfants de toutes conditions...
C’est là la première conception d’un système scolaire à proprement parler » 21. La
« schola vernacula » ne doit pas être l’école des pauvres, mais l’école de tous, par
laquelle passent même ceux qui iront par la suite dans les « gymnases ». Elle doit être
précédée d’une « école maternelle » : Comenius écrit un ouvrage spécial, visant à
transformer les mères en éducatrices, leur demandant d’allaiter elles-mêmes leurs
enfants, de faire l’éducation physique du nouveau-né, bref inaugurant ces conseils aux
mères qui feront plus tard l’objet d’une abondante littérature. Le système est un
système d’éducation, et non simplement d’enseignement : la morale fait partie, à côté
de la religion, de ce qu’on apprend à l’école, et l’auteur est l’un des premiers à rattacher
la moralité à la discipline scolaire, par laquelle l’enfant apprend à se dominer, à aimer
le bien pour le bien. S’il faut ainsi tout apprendre à tous dès la naissance, c’est que l’on
ne peut faire confiance à la nature : l’homme n’est homme que par l’éducation.
15 De tels principes, qui nous paraissent évidents après trois siècles de pédagogisme,
étaient alors révolutionnaires. A la suite de Ph. Ariès, plusieurs historiens 22 ont montré
la nouveauté de cette éducation (dans les collèges transformés et les petites écoles) par
rapport à l’ancien apprentissage par voir-faire et ouï-dire, et l’ont opposée à d’autres
formes de socialisation (initiation des sociétés archaïques, paidéia des Grecs…), y
compris à celles qui paraissent inclure ce qu’on ne peut guère nommer « écoles ».
Comment en effet appeler du même nom un lieu où des enfants apprennent à lire et
écrire pour tenir une comptabilité commerciale et cette école-officine d’humanité où la
lecture et l’écriture sont incluses dans un système de pratiques qui sert essentiellement
à « moraliser » ?
16 Il y a une grande distance entre l’étudiant menant une vie très libre et suivant
librement les cours de la me du Fouarre d’une part, d’autre part le collégien, élève des
Jésuites ou d’autres, transformé en « honnête homme » grâce à une série d’exercices
intensifs et à une discipline qui, pour douce qu’elle doive être, n’en est pas moins
stricte. Il y a loin de la simple transmission de techniques de nature professionnelle
(même lorsqu’il s’agit de celles qui font la compétence du clerc, ou du clergeon des
« écoles » presbytérales) à la formation du bon chrétien et du bon citoyen 23. Il ne suffit
pas, comme l’on fait M. Foucault et déjà en un sens Ph. Ariès 24, de décrire ce passage
comme un accroissement de la discipline scolaire ou comme une invasion du processus
d’enseignement par des « disciplines » venues d’ailleurs. Il faut plutôt y voir
l’apparition d’une forme scolaire au sens propre du terme, et situer cette formation à
l’âge classique pour le primaire comme pour le secondaire. Si, en effet, on s’accorde
généralement à chercher non seulement dans les lycées napoléoniens mais dans les
collèges de l’Ancien Régime, les ancêtres de nos lycées, on a fait souvent naître l’école
primaire en projet à la Révolution et en réalité en 188025. Pour les besoins de la cause,
on oppose l’école de la IIIème République – avec sa gratuité, ses beaux locaux, son
programme, etc. – au maigre enseignement que donnaient jusque dans les écuries de
pauvres régents ou maîtres exerçant en même temps d’autres métiers. C’est oublier les
écoles gratuites qui, depuis Ch. Démia à Lyon et J.B. de La Salle ailleurs, c’est-à-dire
depuis le début du XVIIème, fonctionnaient dans les villes, même petites, avec une
organisation et dans des conditions telles que l’on peut y voir plus que de simples
ébauches.

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17 Nécessité d’éduquer tous les enfants, voilà ce qui crée l’obligation, avec sa face claire (la
gratuité) et sa face sombre (la contrainte), et cette obligation est une obligation
scolaire. La spécificité de l’action « éducative » est telle, en effet, qu’elle doit s’exercer
dans un milieu à part, séparé des lieux où s’accomplissent les autres activités, et
organisé de façon à accomplir sa fonction de moralisation. Nous allons étudier les
règlements et les agencements qui, dès le XVIIème, caractérisent l’école. Pour cela nous
nous attacherons principalement à l’école des Frères de J.B. de La Salle, pour plusieurs
raisons : elle est l’achèvement d’un processus de transformation et porte ce qui
s’ébauchait à l’époque (avec P. Fourier, les religieuses de Notre-Dame, Ch. Démia, etc.) à
un point de perfection tel que le modèle s’impose au moins pendant deux siècles 26 ; elle
est aussi dominante numériquement, puisqu’elle se répand dans presque toutes les
villes de France et que l’on passe de vingt écoles à la mort du fondateur à cent seize
en 178927 ; elle renaît avec la Restauration, fait de nombreux émules et affronte les
écoles concurrentes ; enfin la Conduite des écoles chrétiennes, plusieurs fois rééditée,
permet de suivre la constitution et l’évolution d’une pédagogie qui n’était pas
purement idéale puisqu’elle s’imposait comme une règle intangible à tous les frères-
enseignants et que ceux-ci acceptaient de tenir une école seulement si les conditions
normales de fonctionnement étaient assurées.
18 La Conduite fait partie de ces écrits (L’école paroissiale, les Ṛèglements lyonnais, etc.) dont
la subite prolifération depuis la deuxième moitié du XVIIème, révèle, comme le
souligne justement Ph. Ariès28, que l’on a affaire à la naissance d’institutions originales.
« Cette conduite n’a été rédigée en forme de règlement qu’après un très grand nombre
de conférences... et après une expérience de plusieurs années : on n’y a rien mis qui
n’ait été bien concerté et bien éprouvé »29. Qu’est ce donc que cette « école », si
différente de ce qui se faisait et continue à se faire – pour longtemps encore, en
particulier dans les campagnes – qu’il a fallu du temps et des esquisses successives pour
la mettre au point ?
19 C’est d’abord un espace spécifique adapté à sa fonction : dès 1720, un chapitre spécial
traite « de la structure et de l’uniformité des écoles, et des meubles qui y
conviennent ». C’est ensuite au moins deux « classes », c’est-à-dire deux divisions,
dotées chacune d’un maître qui n’est que cela et qui n’est pas clerc. Ce sont des
« écoliers » qui, selon un emploi du temps fixe et minuté, sont astreints, grâce à des
récompenses et surtout des « corrections », à des « exercices » de lecture (en français,
puis en latin), écriture, orthographe, arithmétique, catéchisme. Ils apprennent
ensemble, simultanément et non plus individuellement, à l’aide d’un matériel uniforme
(« cartes » ou tableaux de lettres, de chiffres, etc., livres).
20 P. Fourier voulait dès le XVIIème siècle que « les escoles fussent expressément bâties et
préparées pour l’enseignement ». Ce vœu ne fut pas partout réalisé, bien qu’il y eût au
XVIIIème, par exemple en Lorraine, des « maisons d’école » spécialement construites à
cet usage30. Mais il témoigne à lui seul de la nécessité de rompre, à cause de la
nouveauté des pratiques éducatives, avec des cadres qui deviennent inadéquats : celui
de la maison du maître (les gravures montrent sa chambre ou son échoppe), celui du
lieu du culte (certaines gravures montrent une disposition des écoliers en « chapitre »
avec deux rangées parallèles d’écoliers se faisant face). C’est bien la « maison – d’école »
qui apparaît, par opposition à la maison (n’importe laquelle, celle du curé ou du
cabaretier, le couvent des sœurs, etc.) où se tient l’école, plus exactement où se fait un

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enseignement. La maison d’école est composée de une ou plusieurs salles d’école et d’un
logement pour le maître31.
21 L’école séparée de la vie, c’est donc d’abord un bâtiment distinct des autres,
spécialement construit ou à défaut choisi et aménagé de façon à ce que puisse s’y
exercer cette activité distincte des autres activités sociales : l’enseignement, ou plutôt
l’éducation. Car à la formulation de P. Fourier, J.B. de La Salle en substitue une
nouvelle : « les Ecoles doivent être disposées de telle manière que les Maîtres et les
Ecoliers y puissent facilement s’acquitter de leurs devoirs » 32. Autrement dit l’espace
scolaire n’est pas structuré selon des exigences intellectuelles, mais selon des exigences
morales. Plus exactement, tout ce qu’ont a à accomplir maîtres et écoliers, s’agirait-il
simplement de tailler les plumes ou de lire, est devoir moral. On pourrait en effet
s’étonner qu’après l’énoncé du principe évoqué ci-dessus, la Conduite n’énumère que
des dispositions matérielles qui paraissent relever de la simple commodité : fenêtres
élevées et suffisantes pour qu’il y ait « un beau jour et un bon air », – classes
communicantes pour que les maîtres puissent se voir l’un l’autre, mais disposant d’une
entrée chacune afin que les écoliers n’aient pas à traverser une classe pour entrer dans
l’autre, – « commodités » (lieux d’aisance) à proximité des salles afin que les enfants ne
soient pas obligés d’aller dans la me, – tables et bancs de différentes hauteurs, selon la
taille des écoliers, etc. Mais voir là un espace purement fonctionnel serait oublier que
ce chapitre clôt la deuxième partie de la Conduite, qui traite des « moyens d’établir et de
maintenir l’ordre dans les écoles » (la première traitant des différents exercices).
Certaines dispositions spatiales renvoient à ces moyens : ainsi la surveillance incessante
des écoliers par les maîtres, des écoliers entre eux et des maîtres entre eux. D’autres
servent à maintenir un ordre qui est moral : la proximité des « commodités », les tables
où l’on doit poser les mains sont des techniques contre la masturbation. Enfin l’une des
pièces essentielles du mobilier qui doit figurer dans toutes les salles est un jeu de
tableaux où sont écrites les « cinq sentences contenant les devoirs des écoliers » 33 : « il
faut s’appliquer dans l’école à étudier sa leçon », « il faut toujours écrire sans perdre le
temps », « il faut écouter attentivement le Catéchisme », « il faut prier Dieu avec piété
dans l’Église et dans l’Ecole », « il ne faut ni s’absenter de l’Ecole ni y venir tard sans
permission ». C’est le manquement à l’une de ces obligations qui entraîne la
« correction », punition corporelle infligée à l’aide du fouet ou de la férule.
22 On remarquera que les sentences mettent sur le même plan la prière et l’écriture : tout
se passe comme si la religion devenait un chapitre de la morale. Sans approfondir, pour
l’instant, ce point sur lequel il faudra revenir, notons que l’espace scolaire n’est pas une
sorte d’annexe d’un espace religieux dont il se serait séparé peu à peu sans s’en
distinguer. Ce qui est peut-être vrai de l’école presbytérale ou de l’école claustrale du
Moyen-Age ne l’est pas de l’école chrétienne. Certes le premier chapitre de la Conduite,
« de l’entrée des écoliers dans l’école », prescrit des gestes de piété : « inclination au
crucifix », courte prière34. Mais ces gestes font partie d’un ensemble de gestes (entrer
posément, les uns derrrière les autres, rester à sa place, etc.) qui tous procèdent de
l’attitude de « modestie », vertu cardinale de l’écolier, et non de la piété. La Conduite du
XIXème achève d’ailleurs le processus de désacralisation de l’espace qu’entamait déjà
celle du XVIIIème : la phrase « on leur imposera d’entrer dans leurs classes avec un
profond respect dans la vue de la présence de Dieu »35 y est supprimée, et la prière
prescrite aux écoliers doit se faire « dans un endroit de la classe destiné à cette fin » 36.
Autrement dit, il n’y a plus qu’un lieu qui garde le caractère religieux à l’intérieur d’une
école laïcisée37. Le silence qui doit régner aux abords et à l’intérieur de l’école n’est plus

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celui qui s’impose lorsqu’on doit entendre une parole divine – le silence des couvents et
des églises – mais un aspect d’un ordre proprement scolaire, auquel préside, non plus
cet officiant et cet interprète qu’est le prêtre, mais un être social nouveau : le maître.
23 On n’en finirait pas d’énumérer les prescriptions par lesquelles J.B. de La Salle entend
faire distinguer le Frère du prêtre : il ne doit pas parler (lorsqu’il parle) comme en
prêchant, il ne doit pas se prononcer sur le caractère véniel ou mortel d’une faute, il
doit oublier le latin ou la théologie qu’il aurait appris, etc. A la différence de Démia,
pour qui l’enseignement est une tâche momentanée du clerc, La Salle dissocie de la
fonction sacerdotale celle du maître, sans pour autant l’assimiler à une profession
quelconque : c’est pourquoi il décrit minutieusement, dans un traité spécial, l’habit que
devra porter le frère des écoles et prévoit pour lui une formation spéciale.
24 L’une des raisons pour lesquelles les Frères des écoles chrétiennes se répandirent
presque dans toutes les villes de France sauf à Lyon, est que Démia et ses continuateurs
y avaient développé un type d’écoles que l’on pourrait définir comme baroques (en
particulier par le décor de la classe, comprenant des gravures du Jugement dernier) et
cléricales : ce sont les séminaristes qui tiennent école. Après la mort du fondateur, les
partisans de la venue des Frères développent des arguments significatifs : la vocation
de maître est « toute singulière » et le futur maître ne doit pas être un futur prêtre, car
« il ne doit être occupé que du soin d’apprendre l’art de bien enseigner » 38.
25 S’il y eut, chez les Frères, sans doute dès l’origine, une Conduite des formateurs, c’est que
d’autre part le « maître d’école » ne devait pas être un simple maître, au sens de
l’artisan avec ses compagnons, un transmetteur de techniques, comme l’était le maître-
écrivain, et qu’il devait posséder un certain nombre de qualités que le formateur était
chargé de lui faire acquérir : gravité, silence, humilité, douceur, vigilance, etc. 39.
Corrélativement il y a des défauts (le parler, la légèreté, la familiarité, etc.) dont cette
Conduite donne les moyens de les « ôter », de les « déraciner... dans un nouveau maître »
40
. Ses disciples et ses apologistes n’ont pas tort, on le voit, de soutenir que J.B. de La
Salle a inventé les écoles normales : le maître n’est pas, comme dans l’Université du
Moyen-Age, un élève qui, sitôt qu’il a acquis un savoir se met à le transmettre à
d’autres. Il n’acquiert pas simplement sur le tas un savoir et, dans le même mouvement,
les modalités de transmission inhérentes à ce savoir. Il est formé, c’est-à-dire modelé ou
remodelé, il devient – à moins qu’il y soit rebelle – cet être spécial capable d’instaurer,
par la manière d’enseigner un certain nombre de matières et par un ensemble de
pratiques telles que le silence, les récompenses et punitions, etc., l’ordre scolaire, c’est-
à-dire capable de former l’être-écolier.
26 Ce quelque chose de plus par rapport à ce qui serait strictement nécessaire pour
apprendre à lire et à calculer, cette manière spéciale de transmettre un savoir ou un
savoir-faire, ce quelque chose de plus par rapport à l’ensemble des enseignements et
qui est l’école, constituent, avec la réflexion sur ces pratiques, ce qu’on appellera plus
tard la pédagogie en un sens nouveau du terme, mais qui, et pour cause, ne pourra
jamais être débarrassé de ses connotations morales. Selon une formule qui sera reprise
par Durkleim, le Dictionnaire de F. Buisson définit en effet la pédagogie comme « à la fois
la science et l’art de l’éducation »41 ; rejetant le sens ancien, seul donné par Littré,
« éducation morale des enfants », il finit cependant par dire que dans « l’objet total de
la pédagogie, l’éducation morale prime tout le reste ». Non seulement instruire mais
éduquer, primat de l’éducation morale : n’est-ce pas renvoyer à cette emprise sur la
totalité de l’être dont nous avons parlé ? Il y a pédagogie dans la mesure où un savoir,

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un savoir-faire se transmettent dans des formes qui peuvent être travaillées, non
seulement pour accroître la rapidité de la transmission, la durée de l’acquisition, mais
obtenir des effets indépendants des effets de ce qui est transmis, en particulier des
effets de pouvoir.
27 S’il en est ainsi, Jean-Baptiste de La Salle mérite bien le nom de Saint Pédagogue qui lui
a été décerné42. Pour s’en tenir à un exemple, apprendre à écrire n’est pas simplement,
dans l’école chrétienne, apprendre cet art de la calligraphie qu’enseignaient aussi les
maîtres-écrivains, mais surtout faire des écoliers, selon la juste expression de M.
Foucault, des « corps dociles »43 : « le maître leur fera garder exactement toutes les
manières qui regardent la posture du corps, comme elles sont marquées dans la règle
de l’écriture »44. La Salle fait même mieux que d’autres avant et après lui : le pédagogue
est pour ainsi dire au maximum dans ce maître de l’école chrétienne qui n’enseigne
pas, ne parle pas (ou le moins possible). Le livre classique, ce que nous appelons le
manuel, qui aujourd’hui sert à l’élève, quand il lui sert, en dehors de la classe, était
alors utilisé non seulement pour gagner du temps (mode simultané : tous les écoliers
d’un même ordre lisent ensemble) mais parce que le maître ne parlait pas : il faisait lire
ou réciter, et, comme on sait, se servait du « signal » pour éviter les ordres verbaux.
« La statue du silence, le doigt sur la bouche, se dresse au seuil de la seconde partie » de
la Conduite, dit G. Rigault45 : c’est encore trop peu dire, car la règle du silence s’impose
aussi au maître et elle est sans cesse rappelée dès la première partie, qui concerne les
matières enseignées, par des expressions telles que « le maître fera lire », « fera
écrire », « ne dira que… ». Même pour le catéchisme, « il aura égard de beaucoup
interroger et de parler fort peu »46, et les questions qu’il pose sont les « demandes » et
« sous-demandes » inscrites dans le livre47, les écoliers donnant tour à tour les réponses
apprises. Lorsque le maître donne aux écoliers, comme il doit le faire à chaque leçon
(c’est-à-dire lecture) de catéchisme, des règles de conduite chrétienne, « il réduira ces
pratiques et ces points de morale en demandes et réponses » 48. On voit donc que
maîtres et écoliers ne font que re-dire, répéter le livre, qu’il n’y a dans la classe aucune
parole libre. Lorsque le maître parle en dehors du livre, ou bien il ne fait, comme en
arithmétique, qu’« expliquer » les termes savants49, ou bien son discours reste asservi à
la structure par demandes et réponses. On sait que cette structure se retrouve, fort
avant dans le XIXème siècle, dans tous les livres de classe, y compris en ces matières
nouvelles que sont la géographie ou la grammaire, et qu’on peut même en trouver une
prolongation dans les manuels contemporains qui font suivre chaque leçon de
questions. On aurait tort de l’appeler catéchétique en entendant par là, dans une
perspective généalogique, qu’elle est d’origine religieuse. Il faut la reconnaître comme
proprement scolaire et, comme nous le verrons, considérer le « catéchisme » comme
une forme scolaire de transmission de la religion.
28 Il faut donc se représenter un maître parlant peu, dont le siège est placé dans la classe
latéralement par rapport aux bancs et tables des écoliers, qui doivent tourner la tête de
côté pour lire et réciter. Les frères ignorantins – selon l’expression, moins péjorative
qu’elle ne paraît aujourd’hui, de leurs ennemis jansénistes – ne transmettent pas leur
savoir. Ils contrôlent plutôt qu’ils n’enseignent. Aussi lit-on dans le chapitre intitulé
« De la posture que les maîtres et les écoliers doivent tenir, et de la manière dont ils
doivent se comporter pendant des leçons » : « le maître pour bien s’acquitter de son
devoir doit être formé à devoir faire ces trois choses en même temps :

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29 1° – veiller sur tous les écoliers, afin de les engager à faire leur devoir et les tenir dans
l’ordre et le silence,
30 2° – avoir en main pendant toute la leçon le livre qu’on dit actuellement et être exact à
suivre le lecteur,
31 3° – faire attention à celui qui lit et à la manière dont il lit, afin de le reprendre quand il
manque »50.
On serait donc tenté de dire, comme M. Foucault analysant les instructions et
règlements de Batencour et de Démia, que la fonction de surveillance s’intègre au
« rapport pédagogique »51. Mais il serait sans doute plus juste de dire qu’avec l’école,
tout particulièrement l’école lasallienne, la relation maître-élève devient une relation
pédagogique, au sens que nous avons donné à ce dernier terme. Car ce que fait le
maître d’école ne peut se définir par enseigner plus surveiller. Pour mieux comprendre
la spécificité de cette relation, il faut chercher la raison pour laquelle la Conduite insiste
tant sur la « posture » des écoliers et des maîtres, posture qui se trouve toute entière
définie par l’un des mots les plus fréquents de l’ouvrage : la modestie.
32 On peut se demander comment faisaient ces maîtres qui n’avaient pour eux le prestige
ni du prêtre ni du savant, pour imposer l’ordre et le travail là où les régents qu’ils
remplaçaient avaient échoué, pour obtenir que « les plus stupides profitent de leurs
leçons » et que les plus indisciplinés se soumettent52. En tenant compte des
complaisances et exagérations hagiographiques, on doit admettre que ce n’était pas
pour rien que l’on faisait appel à ces nouveaux maîtres d’écoles.
33 A Mézières, en 1733, selon Monsieur d’Argy, curé53, la plupart des garçons « étaient
dans l’ignorance de tous les devoirs du christianisme » et « ne savaient ni lire ni
écrire ». Le régent n’est pas à la hauteur de sa tâche et l’on décide de le remplacer par
deux frères : une nouvelle école est préparée et meublée, par la ville, selon les plans du
Directeur. « Les enfants y entrèrent sans aucun respect, fiers, et résolus d’en user avec
les nouveaux maîtres comme par le passé ». Mais le curé arrive avec les maîtres et se
met à leur parler à voix basse : « est immédiatement appliquée, ajoute le
commentateur, l’une des règles fondamentales de la Conduite... Le calme du maître
impose le calme aux élèves ; le bruit tombe devant une volonté inflexible de silence ;
l’ordre s’établit par gestes, par brefs commandements, par la substitution d’une loi
générale aux interventions multipliées et individuelles »54. Le maître s’impose aux
élèves en s’imposant à lui-même les attitudes (silence, retenue) qu’il doit leur imposer :
avant même qu’il donne un ordre ou plutôt fasse un signe, toute son attitude signifie ce
qu’on doit être. Les premiers paragraphes de la Conduite, « Du commencement de
l’école », insistent sur ces points : « les maîtres iront dans les classes... sans s’arrêter
dans aucune place de la maison. Ils marcheront dans une grande modestie, en silence,
d’un pas non précipité mais modeste et ayant les yeux et tout leur extérieur dans une
grande retenue... Depuis que les maîtres seront assis à leur place, jusqu’à ce que l’on
commence l’école, ils s’appliqueront à lire dans le Nouveau Testament, et demeureront
dans le silence pour en donner l’exemple à leur écoliers » 55. Simples et banales recettes
d’une pédagogia perennis ? Bien plutôt rupture historico-sociale fondamentale.
34 On la désigne couramment par le passage du mode individuel au mode simultané, qui
n’est pas, contrairement à ce que l’on dit souvent, une méthode d’enseignement
destinée à en accroître la productivité : l’école lasallienne n’a jamais cherché la
rapidité, comme le fera l’école mutuelle, puisqu’il fallait au contraire garder les écoliers

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le plus longtemps possible pour avoir le temps de les former. Dans le mode individuel –
qui eut longtemps ses partisans, peut-être pas seulement parce que les parents, qui
payaient, voulaient que le maître s’occupe de leur enfant en particulier – la relation
maître-écolier est une série de relations duelles, faisant place, par nature, à toute une
gamme de sentiments et d’émotions variées. Regardons les gravures : un écolier est
près du maître, dont le visage et les gestes manifestent le contentement ou, plus
souvent, la colère, tandis que les autres enfants lisent, se chauffent, s’amusent, etc.
Avec le mode simultané, le groupe-classe est constitué face au maître impassible, et à la
succession des relations interpersonnelles s’est substituée la soumission de tous à un
ordre impersonnel. C’est sans doute la raison pour laquelle, à une époque qui n’était
pas encore aussi obsédée par la sexualité que le sera le XIXème siècle 56, la Conduite
interdit au maître non seulement les « acceptions particulières », mais toute
« familiarité » avec l’écolier : « le maître aura égard d’avoir une grande gravité sans se
laisser aller à rien de bas, ni qui ressente l’enfant ou l’écolier, comme serait de rire ou
de faire quelque chose qui puisse exciter les écoliers à rire... Le maître prendra garde
surtout de ne se point familiariser avec les écoliers » 57. La fameuse distance pédagogique
est ici instaurée, et elle est aussi spatiale : à la différence de ce qui se passe dans le
mode individuel, l’écolier n’approche jamais le maître, ni inversement, sauf, cas de
force majeure, lorsqu’il faut corriger l’écriture ; alors c’est le maître qui se déplace et
« visite » le groupe des « écrivains ».
35 Qu’est ce qui fait donc l’autorité pédagogique ? Rien d’autre, tout compte fait, qu’une
posture, cette posture par laquelle le maître affiche qu’il se soumet à la loi. Silence,
modestie : avant les écoliers et mieux qu’eux, il se tait, marche avec retenue, lit
attentivement... Et le fouet, dira-t-on ? Mais précisément, rien mieux que les
châtiments ne permet de discerner cette forme scolaire dont nous cherchons à dessiner
les contours. On sait que – Lumières et Humanité obligent – l’usage des verges a été
interdit au XVIIIème : l’édition princeps de la Conduite (1720), par rapport aux copies du
manuscrit de 1706, recommande d’unir la douceur à la fermeté, et le Chapitre de 1777,
tout en maintenant la férule, interdira les verges58. Certes, des témoignages et des
plaintes en justice attestent que l’utilisation, et même l’abus, persistèrent ; mais là n’est
pas l’important. Il est dans la manière de châtier, dans l’usage qui est fait de la férule,
tel que le réglemente la Conduite. Tout d’abord, les « corrections » ne sont pas le
principal moyen de maintenir l’ordre : « ce sont le silence, la vigilance et la retenue
d’un maître qui établissent le bon ordre dans une école, et non pas la dureté et les
coups »59. Ensuite, parmi les dix conditions que doit remplir toute correction, plusieurs
visent à exclure l’affectivité et la personnalité de la relation qui s’établit alors entre le
maître et l’écolier fautif : la correction doit être « pure et désintéressée », « paisible »
(« que celui qui corrige ait un très grand soin de ne rien faire paraître qui puisse faire
remarquer qu’il est fâché »), « silencieuse », « respectueuse de la part de l’écolier »
(« comme il recevrait un châtiment dont Dieu le punirait lui-même ») 60. Enfin
considérons le cérémonial du châtiment : le maître indique avec son « signal » qu’une
faute a été commise, il désigne sans parler à laquelle des « sentences » affichées au mur
il a été fait infraction et fait signe à l’écolier fautif de se rendre au lieu prévu pour
recevoir la correction61. On le voit, la mise en scène est soigneuse : un maître automate
est le simple instrument d’un châtiment qui découle du manquement à un impératif
catégorique (« il faut... », « il ne faut pas... »).
36 Un espace spécifique, un maître désacralisé et en un sens dépersonnalisé, l’école c’est
encore une organisation du temps, une répartition des matières et des exercices dans la

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durée de la scolarité, dans la semaine et dans la journée. On appellera plus tard


« organisation pédagogique » (programme et emploi du temps) ce que la Conduite du
XVIIIème commence à introduire.
37 « Leçons » (c’est-à-dire lecture), écriture, arithmétique, orthographe, catéchisme, voilà
les matières qu’énumère et réglemente la première partie de l’ouvrage de J.B. de La
Salle. Il faut ajouter à cette liste les enseignements professionnels qui furent donnés,
dans certaines villes, à la demande d’une partie des utilisateurs des écoles chrétiennes
(soulignons au passage qu’elles ne sont pas faites seulement pour les pauvres). Par
exemple, en 1762, à Cahors, sont organisées des leçons « d’architecture et de
planimétrie » ; à la même époque, à Castres, sont données à certains élèves des leçons
de tenue des livres en partie double62. Si l’école se constitue ainsi en annexant des
apprentissages professionnels (dessin, comptabilité, etc.), à une époque qui n’est pas
encore celle du progrès technique, c’est que sa fonction est, non pas de formation d’une
force de travail améliorée et adaptée aux changements, mais de moralisation. C’est ce
que montre l’exemple des pensions des Frères, qui sont souvent à la fois 63 maisons de
force, où sont enfermés les « libertins », et pensionnats libres, où sont placés des jeunes
gens indisciplinés que leurs parents veulent voir en même temps soumis à correction et
instruits dans les matières nécessaires à certains métiers. H ne faudrait donc pas croire
que l’école chrétienne soit la juxtaposition d’un enseignement religieux et de la
transmission de savoir-faire (lire, écrire, compter). On ne saurait opposer
l’alphabétisation du XVIIIème à l’acculturation réalisée par l’instruction primaire du
XIXème64, du moins lorsqu’il s’agit de l’école, et non pas du travail qu’accomplissent
d’humbles régents, artisans saisonniers de la transmission de rudiments
instrumentaux. L’écriture apprise à l’école n’est pas seulement, on l’a vu, une technique
ou un art, mais une discipline.
38 Prenons encore le cas de la lecture : on le sait, mais on n’en a peut-être pas bien
discerné toutes les raisons, l’école lasallienne, après les « Petites écoles » de Port-Royal,
apprend à lire (d’abord) en français. Apprendre à lire « dans le latin », pour ceux qui
n’apprenaient pas la langue latine, c’était acquérir une technique de décryptage
applicable à tout écrit, et le sens de ce qui était lu n’importait pas. Apprendre à lire
dans le français et selon le mode simultané, c’est lire d’abord les « cartes » d’alphabet et
de syllabes, puis des livres adoptés pour plusieurs écoles ou spécialement composés
pour l’ensemble des écoles : Instructions chrétiennes, Civilité… Que le sens de ce qui est lu
et relu importe – importe à l’entreprise d’éducation – c’est ce que prouve la manière
dont on procède au découpage des leçons que l’écolier doit préparer chaque jour avant
la classe : « on donnera chaque fois deux à trois pages pour leçon, depuis un sens arrêté
jusqu’à un autre sens »65. C’est ce que prouve aussi le fait que J.B. de La Salle avait pris la
peine de composer spécialement, entre autres livres, Les règles de la bienséance et de la
civilité chrétienne, alors même qu’il existait de nombreuses civilités éditées en français :
c’est assez dire l’importance qu’il attachait au savoir-vivre 66, à la règlementation des
manières d’être et de faire. En apprenant à lire, l’écolier apprenait certes des choses
utiles à la vie (savoir déchiffrer les « registres », actes, quittances, etc.), mais il
apprenait surtout à se conduire.
39 Mais plus encore que le contenu des matières enseignées importe la manière dont elles
sont apprises. On s’est parfois étonné, en particulier pour l’apprentissage de la lecture,
du faible rendement, de l’illogisme, du caractère anti-psychologique des méthodes
pédagogiques. N’est-ce pas oublier qu’elles ont des fonctions autres que strictement

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didactiques ? Selon le Manuel des aspirants de 1844, avec l’ancienne méthode


d’épellation, « plusieurs années étaient nécessaires avant d’arriver à la lecture
courante. Encore ne fallait-il rien moins que l’ancienne rigidité des maîtres d’école,
secondée par la férule et le fouet, pour faire dévorer l’ennui, le dégoût et le
découragement qui s’emparaient des enfants »67. Pascal avait pourtant fait adopter
dans les Petites Ecoles de Port-Royal une méthode phonétique (BE, KE, FE au lieu de Bé,
Cé, Eff) qu’avait exposée Arnauld ; plus tard au XVIIIème siècle, des grammairiens, des
éducateurs comme Delaunay, défendent des méthodes analogues et en vantent la
rapidité68. Malgré cela La Salle, ses successeurs, les maîtres n’appartenant pas à l’ordre,
s’en tiennent au procédé préconisé par la Conduite : pé, o, i, enne, té, point 69. Comment
comprendre cette résistance à l’innovation, sinon en faisant l’hypothèse que la
méthode présente des avantages pédagogiques – c’est-à-dire moraux – à savoir imposer
à l’écolier et lui faire acquérir les qualités du bon écolier : acceptation de l’effort,
attention, méticulosité, etc.? Il suffit de lire les instructions aux inspecteurs des écoles,
chargés du « changement » des écoliers (du passage d’un « ordre » à un autre), pour
s’apercevoir que l’on ne vise pas du tout la rapidité, bien au contraire, l’éducation
devant par essence être longue : « A l’égard des petits qui ont beaucoup d’esprit et de
mémoire, il ne les faut pas toujours changer, lorsqu’ils en sont capables, parce
qu’autrement ils ne viendraient pas assez longtemps à l’école » 70. Et il suffit de lire les
prescriptions de la Conduite concernant l’exercice de lecture pour discerner les
principes sous-jacents : aller lentement, ne pas passer à l’étape suivante avant de
connaître parfaitement ce qui précède, fignoler les détails...
« Il faut remarquer qu’il est d’une très grande conséquence de ne point faire cesser
un écolier d’apprendre l’alphabet qu’il ne le sache parfaitement ; car sans cela il ne
pourra jamais savoir bien lire »71 ; « Il est même bien plus à craindre et il y a
beaucoup plus d’inconvénients d’épeler et lire trop vite, en disant les leçons, que
trop lentement » ;
« Les écoliers n’auront point ce livre pour leçon qu’ils ne sachent lire parfaitement
sans hésiter » ;
« Les écoliers qui lisent dans les registres seront distribués en six ordres, selon
l’ordre des paquets de registres plus faciles ou plus difficiles » ;
« Le maître aura soin que celui qui lit ouvre bien sa bouche et qu’il ne prononce pas
ses lettres entre ses dents. . ni avec aucun ton ou manière qui ressente
l’affectation » ;
« Tous les lisants dans ce livre ne liront que par syllabes, c’est-à-dire avec pause
égale entre chaque syllabe, ... par exemple : Es – ti – en – ne » ;
« … parfaitement bien prononcer les syllabes et les mots et faire sonner les
consonnes à la fin des mots… »72.
40 Ne faudrait-il pas dès lors renverser l’opinion courante et admettre que les difficultés
sont graduées non pas pour faciliter l’apprentissage, mais pour habituer
progressivement l’écolier à affronter des difficultés croissantes (lettres ordinaires,
caractères « de civilité », manuscrits). Tels seraient le sens et l’efficace de la progression,
qui est un des éléments constitutifs de la pédagogie : la première petite montagne
cache toutes celles qu’il faudra ensuite gravir, et l’on s’habitue peu à peu à marcher, on
accepte petit à petit la peine. On a aussi l’impression, à lire ces prescriptions
pédagogiques, que les exigences sont en quelque sorte multipliées, renforcées : il ne
s’agit pas simplement de savoir lire, de lire couramment, mais de bien lire, et ce bien n’a
pas de sens esthétique, mais renvoie probablement à un certain rapport au texte lu et à
sa vérité. Lorsque le maître dit quelque chose, il doit « s’exprimer nettement » et non
« en mangeant la moitié de (ses) paroles »73. De la part de l’écolier, de même, rien n’est

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autant redouté que le bredouillement, sans doute parce qu’il est signe d’incertitude, de
tâtonnement, d’hésitation : l’énoncé ferme et distinct doit au contraire manifester
l’évidence et le caractère intangible d’une vérité qui s’impose. N’est-ce pas pour cette
raison que les mêmes règles de prononciation, liées aux attitudes de soumission, se
retrouvent lors du catéchisme, pour le maître et pour les écoliers ? « L’écolier qui
répondra pendant le catéchisme aura les yeux modestement baissés, et ne regardera
pas fixement » ; « il (le maître) tiendra le corps droit et les deux pieds modestement
posés à terre... Il parlera surtout posément et distinctement afin qu’on puisse entendre
non seulement les mots, mais aussi toutes les syllabes » 74.
41 Ce que l’on vient de voir à propos de la progression à l’intérieur d’une matière comme
l’écriture pourrait être répété à propos de l’ensemble des matières. Si en effet « mode
simultané » ne signifie nullement simultanéité de l’enseignement des diverses
matières, il n’en demeure pas moins qu’à la différence de l’enfant qui allait chez le
régent apprendre à lire, puis, si ses parents pouvaient payer, à écrire, puis à un tarif
encore plus élevé, à compter, l’écolier qui fréquente l’école chrétienne apprend à écrire
en même temps qu’il commence à lire la Civilité, apprend l’arithmétique dès qu’il arrive
dans le quatrième ordre des « écrivains en ronde » et l’orthographe quand il est dans le
septième. Il y a donc dans une même classe des groupes d’écoliers plus ou moins
avancés, et disposés dans la salle en fonction de cela 75, apprenant plusieurs matières. La
Conduite procède à un découpage méticuleux du temps et organise les exercices de
manière à ce qu’aucun écolier ou groupe d’écoliers ne reste oisif. Emploi du temps
avant la lettre : écriture le matin de 8 à 9 heures et l’après-midi de 3 à 4 heures ;
arithmétique le lundi matin au commencement de l’écriture, le mardi ou vendredi
après-midi d’une heure et demie à deux heures, etc. De plus, pour chaque école, selon le
nombre d’écoliers dans chaque groupe, l’inspecteur ou le directeur fixe le temps que
doit durer chaque leçon (c’est-à-dire chaque lecture) et le nombre de lignes à lire selon
un calcul complexe dont la Règle de l’inspecteur donne la base : « douze écoliers
peuvent lire facilement chacun trois fois la ligne dans la carte d’alphabet en une demi-
heure ;... douze écoliers lisant dans le troisième livre peuvent facilement lire : les
commençants chacun 8 lignes et les avancés chacun douze à quinze… » 76. Le découpage
évite qu’il y ait du « temps inutile », autrement dit des temps morts. Et cela pour aucun
écolier : chacun lisant tour à tour, il faut en effet que les autres « suivent » (le maître
prend soin d’en surprendre de temps en temps quelques uns). Ceci vaut même pour les
écoliers de « leçons » différentes : « ceux qui apprennent dans la première carte
regarderont et suivront pendant que les autres liront », et inversement, « ceux qui
lisent l’alphabet suivront et regarderont avec ceux qui ont les syllabes pour leçon » 77. La
chasse à l’oisiveté a donc ici pour corollaire un principe pédagogique fondamental : la
répétition. Les écoliers ont en un sens déjà vu ce qu’ils commencent à apprendre et ils
revoient sans cesse ce qu’ils ont déjà appris.
42 Horaire rigoureux, travail incessant, détermination par calcul de la tâche à accomplir,
répartition des écoliers en classes et ordres agencés de manière à rendre possible une
marche d’ensemble, ... ces principes scolaires pourraient passer pour la préfiguration
de l’organisation scientifique du travail. Ce serait oublier qu’il ne s’agit pas du tout de
faire apprendre le maximum de choses le plus rapidement possible au plus grand
nombre possible d’écoliers. S’il n’y a rien que cette pédagogie redoute autant que la
vitesse, le sens de la lenteur calculée qui la caractérise nous est dévoilé par des
prescriptions comme celle-ci : l’inspecteur « ne mettra dans le sixième ordre des

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écrivains que ceux... qui feront le corps des lettres d’égale hauteur et les têtes et les
queues de la hauteur qui leur est propre selon la règle »78. La perfection exigée à chaque
étape est celle de la soumission à la règle, et l’occupation incessante de l’écolier rendue
possible par l’organisation du temps n’a pas une fonction (économique) de rendement,
mais une fonction (politique) d’emprise totale79.
43 Répéter mot à mot – syllabe par syllabe même –, obéir aux signaux d’un maître qui est
bien davantage une sorte de sémaphore qu’un enseignant, voilà ce que fait l’écolier
nouvelle manière tel qu’il commence à apparaître fin XVIIème, enfermé dans une école
qui, quoiqu’on dise parfois, n’a rien d’un couvent80 : le mot « règle » y a pris son sens de
consigne règlementaire en cessant de désigner la règle de vie, le silence qui y règne n’a
pas pour fin de permettre d’entendre une Parole, mais d’abolir toute parole. Comment
appeler, sinon dressage, l’action ainsi accomplie ? On en verra une confirmation dans le
fait que la Conduite est obligée de compléter son système de signes 81 : à la série des cinq
sentences traditionnelles (« il faut s’appliquer... » etc.) que le maître désigne de son
signal lorsque l’écolier y manque, vient s’en ajouter une nouvelle, « il faut faire
attention aux signes »82. C’est qu’en effet l’enfant, à la différence de l’animal, est
capable de s’évader en pensée hors les murs de la classe : tel est le danger à écarter en
créant une sorte de signe au second degré (le signal d’attention aux signaux), en
enfermant l’enfant dans le cercle de l’attention. L’attention : notion inventée par la
psychologie traditionnelle, dira Guillaume. Ne faudrait-il pas ajouter : pour prêter
mainforte aux pédagogues ?

NOTES
1. On trouve parfois cette vue dans les ouvrages, au demeurant irremplaçables, de M. Gontard :
« Ainsi, par l’action de chaque régime, l’enseignement populaire, à travers vents et marées d’une
histoire politique agitée, poursuivait sa progression continue, lente, insensible à l’échelle des
années, mais appréciable à celle des siècles » (M. Gontard, L’enseignement primaire en France de la
Ṛévolution à la loi Guizot, Paris, les Belles Lettres, s. d., p. 547).
2. Voir le chapitre d’A. Querrien, « Pourquoi les Frères ont-ils gagné », in « L’enseignement, 1.
l’école primaire », Ṛecherches, n° 23, juin 1976.
3. Cf. A. Sauvy et A. Girard, Vers l’enseignement pour tous, Bruxelles, Elsevier Séquoia, 1974 –
Systématisant et prolongeant un ensemble important de travaux conduits selon la
problématique des inégalités sociales face à l’enseignement, les auteurs montrent non seulement
que la question de l’égalité se pose dès la fin du XVIIIème siècle, mais que les philosophes des
Lumières prennent le relai de la Réforme et de la Contre-Réforme.
4. G. Lapassade, « L’analyse institutionnelle et l’intervention », Connexions, n° 4, 1972.
5. D. Laporte, « Histoire de l’éducation », Ornicar, n° 2, p. 43.
6. Id., ibid., p. 43.
7. Id., Ibid., p. 49 (les mots soulignés le sont pour nous).
8. Présentation de l’ouvrage de R. Balibar et D. Laporte, Le français national, Paris, Hachette, 1974,
p. 25. Mots soulignés par les auteurs.
9. Les travaux d’historiens comme M. Garden l’ont récemment établi.

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10. Cité par F. Buisson, Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 1ère partie, Paris,
Hachette, 1882, p. 1779.
11. Op. cit., p. 1779.
12. « Plaidoyer en faveur des curés de Paris », 1680, cit. dans J. Leif et G. Rustin, Histoire des
institutions scolaires, Paris, Delagrave, 1954, p. 76. Les exhortations des évêques sont beaucoup plus
anciennes. Mais c’est à partir du XVIIème siècle qu’il y eut, les adversaires de l’Ancien Régime
eux-mêmes le reconnaissent, une multiplication effective des maîtres d’école.
13. Cité par F. Buisson, Dictionnaire de Pédagogie, 1ère partie, 1882, art. « Orléanais », p. 2181.
14. J. Leif et G. Rustin, op. cit., p. 77.
15. Voir E. Littré, Dictionnaire de la langue française, et F. Buisson, Dictionnaire de Pédagogie,
1882,1ère partie.
16. E. Durkheim, L’évolution pédagogique en France, Paris, P.U.F., 1969, p. 139.
17. Journal des connaissances utiles, n° 8, août 1836, p. 163.
18. Ibid., p. 163. La Civilité de Courtin, en 1671, adressait déjà les mêmes récriminations aux
parents : « On fait passer le temps à ces petits esprits sans prendre garde que c’est bien ou mal...
Les pères et mères disent, quand ils seront grands on les corrigera. Ne serait-il pas plus à propos
de faire en sorte qu’il n’y eût rien à corriger ? » (cité dans Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous
l’Ancien Ṛégime, Paris, Le Seuil, 1973, p. 120).
19. Ibid., p. 164. Notons qu’à la différence des futures « maternelles » et de l’idéologie anti-
scolaire qui les marquera, les salles d’asile furent d’abord conçues commes des écoles.
20. Sur l’auteur de la Grande didactique (1630), qui fut aussi un inlassable organisateur et
réformateur d’écoles, que l’Angleterre et la Suède se disputaient, voir F. Buisson, Dictionnaire de
Pédagogie, 1ère partie et Encyclopaedia Universalis, Art. « Comenius ».
21. V. Isambert-Jamati, « Education : types et fins », dans Encyclopaedia universalis, vol. 5, art.
« Education », p. 963 a.
22. Voir surtout R. Chartier, M.M. Compère, D. Julia, L’éducation en France du XVIème siècle, Paris,
Sedes-CDU, 1976.
23. La seconde expression, accolée à la première, apparaît bien avant la Révolution.
24. Ph. Ariès, op. cit., M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
25. Dans L’évolution pédagogique en France (Paris, P.U.F., 1969, p. 25) Durkheim soutient, sans
apporter de justifications, que l’enseignement primaire ne prend chez nous son essor qu’après la
Révolution ; moyennant quoi il privilégie l’enseignement secondaire.
26. Voir entre autres ce que révèle le cas de la Lorraine : « Les Frères des Ecoles chrétiennes ont
eu sur le développement de la pédagogie scolaire une influence comparable à celle des filles de
Saint P. Fourier. Un nombre relativement peu élevé de garçons bénéficièrent de leurs méthodes
en Lorraine, puisque nous avons vu qu’ils ne s’installèrent qu’à Metz, Nancy et Lunéville, mais le
rayonnement de leurs théories fut vaste » (A. de Rohan-Chabot, Les écoles de campagne en Lorraine
au XVIIIème siècle, Thèse de 3ème cycle, Paris, 1967, p. 150).
27. G. Rigault, Histoire générale de l’institut des Frères des Ecoles chrétiennes, t. II, Paris, Plon, 1938,
p. 513.
28. Ph. Ariès, L‘enfant et la vie familiale sous l’Ancien Ṛégime, Paris, éd. du Seuil, 1973, p. 321.
29. Préface (p. 5) de La Conduite des Ecoles chrétiennes, par Saint Jean-Baptiste de La Salle, éd. du
manuscrit français… Introduction et notes comparatives avec l’éd. princeps de 1720, par F.
Anselme, F.S.C., Paris, 1951.
30. Voir les plans de ces maisons, retrouvés dans les archives, dans l’ouvrage cité de A. de Rohan-
Chabot, p. 116 et suiv., et voir Documento supra.
31. Les premiers fondateurs d’écoles de filles en Lorraine voulaient qu’on les bâtisse « de manière
à ne pouvoir loger des bestiaux dans les usuaires » (Rohan-Chabot, op. cit., p. 123) : l’école n’est
que cela et ne doit pas servir à d’autres activités qu’exerceraient les maîtres.
32. Conduite des écoles chrétiennes, éd. par F. Anselme, p. 298.

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33. Conduite..., Paris, Moronval, 1837, p. 124. Les éditions du XVIIIème siècle disent : « sentences…
qui marqueront l’obligation de faire ces cinq choses ».
34. Conduite..., par F. Anselme, p. 8.
35. Conduite..., par F. Anselme, p. 8.
36. Conduite…, éd. de 1837, p. 10.
37. On peut étudier parallèlement la transformation du statut juridique des locaux scolaires :
« Petit à petit au long du siècle, les écoles perdent leur statut de bien d’Église ; c’est un nouveau
pas vers la laïcisation de l’enseignement public » (A. de Rohan-Chabot, op. cit., p. 113).
38. Cité dans Y. Poutet, « St Jean-Baptiste de La Salle en face des problèmes de la formation des
maîtres de la ville de Lyon (1683-1714) », Histoire de l’enseignement de 1610 à nos jours, Actes du 95e
Congrès national des Sociétés savantes (Reims, 1970), Paris, Bibliothèque nationale, 1974, p. 595.
Les Frères ne viendront à Lyon que sous l’Empire.
39. Certaines éditions du XIXème contiennent une Conduite des formateurs. On lira dans l’édition
de F. Anselme (p. 305 sq.) le texte de la Ṛègle du formateur des nouveaux maistres, manuscrit du
XVIIIème.
40. Loc. cit., p. 306.
41. Dictionnaire de Pédagogie…, par F. Buisson, 1ère partie, 1882. L’article est de H. Marion. Il sera
remplacé par celui de Durkheim dans le Nouveau Dictionnaire, publié en 1911.
42. Alain Grosrichard, « Le Saint Pédagogue », Omicar, n° 2, mars 1975. L’article ne justifie guère
le titre et les interprétations que nous proposons divergent de celles esquissées par l’auteur.
Rappelons que J.B. de La Salle a été fait, depuis peu, patron des éducateurs par l’Église catholique.
43. M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 154.
44. Conduite..., par F. Anselme, p. 58.
45. Histoire générale de l’institut des Frères des écoles chrétiennes, t. I, Paris, Plon, 1937, p. 579.
46. Conduite..., F. Anselme, p. 101.
47. Selon le manuscrit original de la Conduite, le maître peut ajouter des sous-demandes destinées
à l’écolier qui a mal compris la demande ; mais il doit les soumettre auparavant au frère directeur
(loc. cit., p. 102).
48. Conduite..., F. Anselme, p. 101.
49. « Pendant le temps qu’un écolier fera la règle de sa leçon, le maître lui fera plusieurs
questions touchant cette règle, pour la lui mieux faire concevoir et retenir, et, si le maître se sert
de termes que l’écolier n’entend pas, qui sont des termes de l’art, il les lui expliquera tous, et les
lui fera répéter, avant que de passer plus avant » (p. 73).
50. Conduite..., par F. Anselme, p. 24.
51. M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 177 sq. L’auteur s’en tient au rôle
dévolu aux « officiers », écoliers choisis parmi les meilleurs et qui doivent à la fois enseigner à
d’autres écoliers par exemple à tenir la plume, et « marquer » pour le maître ceux qui se
dissipent. Il en conclut que surveiller devient une fonction définie, mais qui s’inscrit au cœur de
la pratique d’enseignement (p. 179).
52. G. Rigault, op. cit., t. II, p. 202.
53. Voir ce récit dans G. Rigault, op. cit., t. II, p. 269-270.
54. G. Rigault, op. cit., t. II, p. 270.
55. Conduite..., par F. Anselme, p. 10-11.
56. Plusieurs analyses récentes de la relation pédagogique ou, plus spécialement, du type d’école
qui nous occupe, insistent sur l’angoisse, l’interdit à l’égard de l’homosexualité, etc. Nous ne
songeons pas à récuser ces interprétations, mais de notre point de vue, il faut, comme disait
Durkheim, expliquer le social par le social, voire même le psychologique par le social.
57. Conduite..., par F. Anselme, p. 24.
58. L’histoire de l’éducation, pas plus qu’une autre, n’est linéaire : on ne va pas d’une utilisation
immémoriale du fouet à la suppression des châtiments corporels. Le fouet fut introduit à une

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certaine époque dans les écoles. De même on ne va pas du prêtre-enseignant au maître laïc : la
conjonction curé-magister apparaît au XIIème siècle.
59. Conduite..., par F. Anselme, p. 154.
60. Ibid., p. 155-156.
61. Ibid., p. 171-172.
62. G. Rigault, Histoire générale de l’institut des Frères des écoles chrétiennes, t. II, Paris, Plon, 1938,
p. 376-380.
63. La cohabitation partielle de pensionnaires très différents crée des difficultés, par exemple à
Angers. Sur ces points, voir G. Rigault, op. cit., pp. 257-258, 325-326, 548-567.
64. C’est ce que fait P. Chaunu en distinguant 3 vagues successives : alphabétisation d’une élite
au 16ème, alphabétisation de masse au 17-18ème, puis véritable instruction primaire, la Prusse
superposant rapidement ces deux dernières vagues. Chavatte, au 17ème, est un pauvre qui lit et
écrit, mais sa culture traditionnelle n’en est guère entamée. Voir P. Chaunu, La civilisation de
l’Europe des Lumières, Paris, Arthaud, 1971, p. 143-149.
65. Conduite…, par F. Anselme, p. 39.
66. Sur ce problème voir en particulier N. Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy,
1973.
Paru à Troyes en 1711, l’ouvrage de J.B. de La Salle eut un énorme succès : débordant le cadre
scolaire pour lequel il avait été conçu, il fut réédité de nombreuses fois, jusqu’en 1822, et eut de
nombreuses imitations (ou concurrents, comme la Civilité Ṛépublicaine de l’an VII).
67. Cité dans H.C. Rulon et Ph. Friot, Un siècle de pédagogie dans les écoles primaires (1820-1940),
Paris, Vrin, 1962, p. 23.
68. En 1719 paraît La Méthode du sieur Py-Poulain de Launay ou l’art d’apprendre à lire le français et le
latin, par un nouveau système si aisé et si naturel qu’on y fait plus de progrès en trois mois qu’en trois ans
par la manière ordinaire. Un an après, la Conduite imprimée garde le primat du français, mais refuse
la prononciation des consonnes par l’e muet. La méthode de Delaunay ne se répandit d’ailleurs
pas et son fils, profitant de cette espèce de censure, pourra prétendre vingt ans plus tard, en
publiant son propre ouvrage, que son père n’était pas satisfait du sien et que le livre n’avait pas
été mis en vente. Tout se passe comme si ce qui est « aisé », « naturel » et rapide était refusé par
les pédagogues… (Sur l’histoire des méthodes de lecture, voir le Dictionnaire de Pédagogie de F.
Buisson, 1ère partie).
69. H.C. Rulon et Ph. Friot, op. cit., p. 33.
70. « Des devoirs de l’inspecteur des écoles », 3ème partie de la Conduite (éd. de F. Anselme,
p. 265) ; cette 3ème partie ne figurait pas dans l’édition de 1720, mais était présentée comme déjà
ancienne dans la préface au projet d’édition de 1787 (voir op. cit., Introduction, p. 44).
71. Conduite..., par F. Anselme, p. 31-32.
72. Ibid., respectivement p. 35, p. 37, p. 46, p. 33, p. 38 et p. 39.
73. « Règle du formateur », Ibid., p. 313-314.
74. Op. cit., p. 104-105.
75. « Les écoliers des plus hautes leçons seront placés dans les bancs les plus proches de la
muraille, et les autres ensuite, selon l’ordre des leçons, en avançant vers le milieu de la classe »
(p. 250).
76. Conduite…, par F. Anselme, p. 260-261. Il est prévu 50 à 60 élèves par classe.
77. Réédition de la Conduite, Cahiers lasalliens, n° 24 (s. d.), p. 26-27.
78. Conduite..., par F. Anselme, p. 255.
79. Cette interprétation diffère de celle proposée par M. Foucault ( Surveiller et punir, op. cit.,
p. 151-152) qui, évoquant l’emploi du temps dans les écoles, hôpitaux et ateliers, établit une
continuité entre le temps religieux – celui des monastères – et le « temps industriel », « mesuré »
et « intégralement utile » parce que « payé ». A l’inverse de l’auteur, nous opposerons l’école
lasallienne et l’école mutuelle. Voir aussi (p. 154), la façon dont l’auteur interprète les

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prescriptions de la Conduite concernant l’écriture comme « mise en corrélation du corps et du


geste », ayant pour fin d’en assurer « l’efficacité » et la « rapidité ».
80. La volonté de rompre avec le modèle du monastère se retrouve au XVIIème pour tous les
types d’écoles. Elle est par exemple explicite en ce qui concerne St Cyr pour l’éducation des
jeunes filles, et crée des difficultés pour Madame de Maintenon, qui doit inventer quelque chose
de nouveau.
81. C’est ce qui apparaît lorsqu’on compare l’édition du XVIIIème avec les éditions, d’ailleurs peu
modifiées, du début du XIXème, sans que nous puissions dater cette adjonction.
82. Voir Conduite…, éd. de 1837, revue et corrigée, p. 125 : les modèles de ces affiches sont donnés
en annexe à l’ouvrage avec les plans de mobilier.

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Chapitre II. La forme scolaire

1 « Pour obtenir du silence de cette foule animée, pour la rendre attentive, il faudra avoir
recours à un système d’ordre particulier Tout devra être calculé, exercices, jeux, tout
jusqu’au moindre mouvement de ces enfants, dont la turbulence est l’essence » 1.
« Celui-ci (le maître), assis immédiatement en face de tous, ne peut perdre de vue aucun
de leurs mouvements ; il attire incessamment leurs regards, et c’est dans une telle
position qu’il lui est le plus facile de les exercer à obéir à ses moindres signes » 2.
Institutions nouvelles au début du XIXème, les salles d’asile sont conçues comme des
écoles, c’est-à-dire comme des lieux où les jeunes enfants reçoivent des principes
élémentaires de lecture, de calcul et d’écriture, mais surtout une première éducation
morale. Il est rarement affirmé aussi nettement que dans les instructions les régissant
que l’éducation (morale) n’est pas une autre chose, qui s’ajouterait aux exercices
scolaires, mais leur résultat, et que l’instruction n’est qu’un moyen : « il faut, au moyen
de ces différents exercices... leur donner des habitudes d’obéissance, d’ordre et
d’application »3. Et le langage des promoteurs, insistant sur le silence et l’attention,
comme les conseils pratiques qu’ils donnent aux maîtres – utiliser des signaux
convenus, faire répéter vingt fois s’il le faut les mêmes mouvements... – retrouvent les
termes et les directives apparus plus de cent ans auparavant 4. De 1830 à nos jours, il est
possible de suivre les éléments constitutifs de cette « école », les aspects essentiels de
cette forme scolaire que nous avons vu apparaître. Il faudra ensuite se demander à
quelles autres formes sociales elle est liée.
2 Le Ṛèglement pour les écoles primaires de l’Arrondissement de Lyon 5, signé du Préfet,
président du Comité d’arrondissement, est l’un de ceux qui, de partout en France après
la loi Guizot6, s’imposent à tous les instituteurs voulant ouvrir une école et à ceux des
écoles que chaque commune est désormais obligée d’ouvrir. Les prescriptions
concernent d’abord le local et le mobilier. Des « surveillants spéciaux » viendront
constater si le local, qui doit être bien éclairé et aéré, « convient à l’établissement d’une
école » (§ 1er, 1). Cette convenance aux fonctions scolaires qui spécifie, on l’a vu, la
maison d’école, s’accompagne d’un dispositif spatial nouveau : la « cour ». Elle doit
permettre de résoudre un problème que la Conduite des écoles chrétiennes posait sans
bien le résoudre : celui de la réunion des élèves avant l’entrée dans l’école. Elle doit
permettre aussi (l’expression subsiste jusqu’à nos jours) de « garder » ces élèves « en

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récréation ». Elle est donc un espace de transition entre la rue et l’école et un moyen de
fermeture totale de l’espace scolaire.
3 Quant au mobilier et à son arrangement dans l’espace de la classe, ils sont toujours
définis comme au XVIIIème siècle, par référence à une fonction essentielle : celle de
surveillance. C’est pour la faciliter que les tables larges, à deux rangées d’élèves se
faisant face, sont déconseillées ; c’est aussi pour qu’il puisse « voir » que le maître a sa
table sur une estrade. Mais celle-ci est désormais située face aux rangées d’élèves (§ 1er,
3 – 4). C’est enfin cette surveillance – ici celle des mœurs – qui commande
l’emplacement des « lieux d’aisance », la présence dans la salle de classe d’une « petite
planche qui indiquera s’il y a ou non un élève aux lieux », et peut être encore les clous
prévus au mur pour y placer les chapeaux7.
4 Le matériel pédagogique, outre les tableaux destinés principalement au calcul,
comprend des « cartons où seront écrits en grosses lettres les principaux devoirs que
les élèves ont à remplir » (§ 1er, 6). On reconnaît là les célèbres « sentences » de l’école
des Frères, et l’on ne s’étonnera pas qu’au paragraphe intitulé « discipline » – mot qui
désigne désormais ce qu’on appelait auparavant maintien de l’ordre – ce Ṛèglement
reprenne les dispositions essentielles de la Conduite. Et d’abord le silence d’un maître (il
est aussi appelé « instituteur ») surveillant sans cesse des élèves qui doivent
constamment être occupés. « Autant que possible le maître doit s’abstenir de parler
pour les divers commandements » (§ II, 31). « C’est en occupant constamment tous les
élèves, même les plus jeunes ; c’est en exerçant tout le temps de la classe une
surveillance infatigable, que le maître parviendra à maintenir l’ordre et la discipline
sans beaucoup de punitions » (§ II, 41). L’un des moyens de punir, pour le maître qui
doit « s’interdire toute familiarité » (§ II, 30) avec les élèves, est, comme pour son
ancêtre ou son collègue lasallien, de faire lire au fautif, sur le mur, la maxime qu’il a
violée (§ II, 41) ; sévère, mais calme et ne se laissant pas aller à la colère, il doit donc
manifester, par toute son attitude, que la faute n’est pas désobéissance à sa volonté
personnelle mais non-respect d’une règle impersonnelle ou supra-personnelle.
5 Ce maître, dont les dispositions de la loi Guizot ont laïcisé le statut 8, n’est pas davantage
que celui de la Conduite un enseignant, bien qu’il soit placé face aux élèves. Il fait lire,
fait réciter : « les élèves apprendront les demandes et les réponses du catéchisme. Ils
s’interrogeront mutuellement » (§ II, 82). Il ne reprend jamais lui-même un élève qui se
trompe, mais le fait reprendre par un autre. Lire et répéter ce qu’il y a dans les livres
« uniformes », voilà en quoi consiste l’activité des élèves, répartis en « classes »
(correspondant aux leçons et ordres de l’école chrétienne) pour chaque matière : le
calcul commençant dès le début de la scolarité, alors que la simultanéité des matières
n’était que partielle dans la Conduite, les élèves d’une même classe de calcul (addition et
soustraction par exemple) peuvent faire partie d’une autre classe de lecture ou
d’écriture. C’est donc chaque fois un groupe d’élèves différents que le maître fait venir
autour de lui pour lire ou calculer, tandis que les autres « classes » écrivent. Dans le
groupe-classe, chaque élève ou suit attentivement ou récite avec les autres. Ainsi jamais
personne n’est inoccupé.
6 On pourrait donc croire que les principes pédagogiques lasalliens sont simplement
repris avec quelques retouches et perfectionnements de détail, pour ces écoles
primaires que Guizot et ceux qui le soutiennent s’efforcent, non sans succès, de
propager. Et cependant, un certain nombre d’éléments nouveaux apparaissent. Il ne
bouleversent sans doute rien, mais ils tendent à donner à cette école un

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infléchissement sur la signification duquel il faudra s’interroger ultérieurement.


Contentons-nous pour l’instant de les noter. Tout d’abord la « place », au sens de rang
obtenu dans la compétition inter-individuelle organisée pour chaque exercice : « les
élèves qui auront été le plus souvent premiers auront... la croix ou le ruban qu’ils
porteront pendant toute la semaine » (§ II, 37). Contrairement à ce qu’on croit souvent,
cette « émulation » et le folklore qui l’accompagne ne sont pas aussi vieux que l’école,
et au XVIIIème, même avec le mode simultané, on enregistrait la progression de chaque
élève. En second lieu, on note une certaine déconfessionalisation et une prééminence
de l’instruction morale sur l’instruction religieuse. L’instituteur doit s’interdire tout
prosélytisme, ne favoriser aucun culte, et insister sur les « principes communs à toutes
les croyances, la foi en la Providence, la sainteté du devoir, l’amour de la patrie, la
soumission à l’autorité paternelle, le respect dû aux lois, au prince, aux droits de tous,
et la charité fraternelle » (§ III, 46). Une morale surtout sociale dont un article présente
une religion naturelle, ne sommes-nous pas déjà très près de cette morale laïque qui,
pilier de l’ordre social, ne sera détachée de la religion que pour mieux échapper au
discrédit qui frappe cette dernière ? Enfin au chapitre de l’instruction, la liste des
matières s’accroît. L’orthographe, auparavant sorte d’annexe de l’écriture, devient
l’objet de leçons spéciales ; la grammaire apparaît. Un souci nouveau d’efficacité et de
rapidité modifie les matières fondamentales : pour la lecture, il faut renoncer à
« l’ancienne épellation, qui retarde les progrès des élèves » (§ IV, 54) et pour l’écriture,
apprise en même temps que la lecture afin d’occuper les jeunes élèves, le but à
atteindre est une « expédiée » bien lisible. Cependant les anciennes finalités et les
vieilles techniques ne disparaissent pas : le Ṛèglement précise que l’instituteur est «
moins chargé de former des maîtres d’écriture que de donner à ses élèves une écriture
lisible » (§ IV, 6) et l’introduction de l’ardoise n’alla pas sans difficultés et sans
résistances. Préconisée « pour épargner aux parents la dépense de papier, plumes et
encre » (§ IV, 68), l’ardoise, avec le crayon spécial et le porte-crayon de cuivre, rendait,
selon les maîtres, l’écriture raide en ne permettant pas de former les pleins et les déliés.
Aussi, en 1880 encore, devra-t-on en recommander l’utilisation générale, en donnant
l’exemple de l’Angleterre et des Etats-Unis9.
7 Ces éléments nouveaux modifient-ils l’essentiel, à savoir l’espace, le temps et la relation
pédagogiques tels que nous les avons définis ?
8 « Le banc fixe et continu donne place à huit ou dix élèves. On comprend tous les
dangers d’une semblable agglomération pour l’attention et la morale ; il y a là mille
causes de dissipation et d’autres choses auxquelles la surveillance du maître ne peut
porter remède, puisqu’il ne peut circuler entre les élèves, et que ceux placés au milieu
du banc échappent presque complètement à son regard »10. Ce réquisitoire fait partie
d’un ensemble important de discussions, qui se multiplient à partir de 1850, en
particulier dans le cadre des grandes Expositions, sur les bâtiments, le mobilier et le
matériel scolaires. Mais les innovations qui se répandent peu à peu sont seulement
techniques : en remplaçant l’ancien mobilier par un nouveau, il ne s’agit pas de changer
la pédagogie, mais de mieux accomplir les anciennes fonctions pédagogiques.
9 Ainsi le nouveau banc doit, mieux que l’ancien, permettre à l’écolier d’être attentif et
au maître d’exercer sa surveillance morale. Si la question de la distance entre le banc et
la table tient une place telle, dans l’abondante littérature internationale consacrée à ces
problèmes, que l’on finit par dire « la distance » tout court, c’est qu’il s’agit de faire en
sorte que l’écolier écrive « d’après les principes »11. Ces principes sont ceux que la

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Conduite des écoles chrétiennes énonçait avec une particulière netteté et tant de détails :
le maître fait connaître aux écoliers « comment il faut qu’ils plient et allongent les
doigts, comment porter leur bras sans trop l’appuyer sur la table... » 12. Certes on
proclame des principes puérocentriques (le banc doit s’accomoder à l’enfant, et non
l’enfant au banc)13 et l’on fait abondamment appel à des sciences nouvelles comme
l’hygiène. Mais il s’agit toujours de faire en sorte que l’écolier accomplisse les mêmes
devoirs : bien écrire, se lever quand on l’interroge, avoir une bonne tenue... Pour
parodier Durkheim, disons que l’« enfant » de ces pédagogues n’est pas l’enfant tel que
la nature le fait mais tel que l’école veut qu’il soit.
10 Seulement il faut se garder d’aller contre le but recherché, de faire naître le dégoût de
l’école, la révolte contre l’éducation en exigeant trop ou en méconnaissant les lois de la
nature. Soit l’exemple du banc sans dossier et du devoir de se tenir droit : « Ce que les
maîtres reprennent par des punitions, sous le nom de mauvaise tenue, n’est le plus
souvent que le résultat de la fatigue. On comprend du reste qu’elle arrive vite, avec un
cortège de maux de tête, de congestions, de mauvaises digestions, dans une posture où
les fausses côtes compriment l’estomac et les intestins, et où les organes de la poitrine
sont constamment entravés dans leur jeu. De ces inconvénients résultent un arrêt du
développement physique de l’enfant et un véritable dégoût pour l’étude qui entraîne de
semblables tortures »14. De même, au sujet du banc uni à la table par une traverse et
prévu pour cinq à dix élèves, les médecins, à travers l’Europe, dressent la statistique,
qualifiée d’effrayante, des colonnes vertébrales déviées : c’est qu’il s’agit de concilier le
devoir moral fait à l’écolier de se lever pour réciter sa leçon, saluer l’entrée du maître,
etc., avec la réduction de la distance nécessaire pour écrire selon les principes.
11 Se tenir droit, se lever15, voilà des impératifs qui ne sont jamais remis en question.
L’hygiène, la médecine sont au service de cette morale, comme elles sont au service de
la politique, de l’art de gouverner la classe : en 1871, Gréard fait substituer dans les
écoles parisiennes des tables de trois à cinq places aux anciennes longues tables, afin de
faciliter la surveillance et aussi, dit-il, d’éviter « ces entassements qui créent et qui
propagent les maladies épidémiques »16. On le sait, en ce siècle et à cette date,
entassement signifiait foule et foule signifiait émeute. Aussi ne faut-il pas s’étonner de
la solution trouvée au problème du banc vers 1880 et des attendus par lesquels on l’a
justifiée. Le Dictionnaire de Pédagogie de F. Buisson, véritable Bible de l’école de la IIIème
République, rédigé par ceux-là même qui participent à l’œuvre scolaire, donne la
préférence à la table à deux places, avec casier sous-jacent. L’élève, lorsqu’il est
interrogé, se tient debout dans le passage ainsi aménagé. Aux rangées de tables,
s’ajoutent des files : c’est donc un quadrillage de l’espace-classe qui est ainsi réalisé. Le
maître, à qui il est désormais conseillé de se déplacer au lieu de rester sur son estrade,
peut ainsi, en circulant plus facilement entre les tables, mieux exercer sa surveillance
et assurer « le maintien de l’ordre » ou « discipline » 17. On suggère même de remplacer
la planche du fond de casier par un grillage, afin d’assurer la propreté et de permettre
aux maîtres de veiller « à ce que rien de suspect ne puisse se dérober à leurs regards » 18.
Ce sont là des améliorations considérables par rapport aux dispositifs de l’école
chrétienne. Cependant il ne faut pas oublier que, dans la Conduite du XVIIIème, il était
prescrit d’adapter les tables à la taille des enfants et le maître quittait sa place pour
corriger l’écriture. De plus, et surtout, la nouvelle organisation spatiale est définie par
les mêmes finalités. Pour en donner encore un exemple, selon le Dictionnaire de

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Pédagogie, le maître aura aussi une table à découvert afin que son attitude soit une leçon
indirecte pour les élèves.
12 Cette organisation matérielle qui se mettra en place à partir de 1880 ne doit pas être
ramenée à de simples procédés de police, à des aspects négatifs et répressifs. Il ne suffit
pas de pouvoir surveiller pour punir les délits scolaires ou les prévenir. « Rien n’est
indifférent, rien n’est insignifiant dans ce détail de l’organisation matérielle des
classes... Une classe bien aménagée, bien ordonnée, où l’élève entre avec un sentiment
de plaisir mêlé de respect, le dispose et le contraint moralement, pour ainsi dire, à
l’application et au travail »19. Le cadre scolaire a donc une fonction pédagogique : les
objets parlent (donnent des leçons) et contribuent à former cet être nouveau, doté des
habitudes que l’éducation doit lui faire acquérir. « On ne saurait trop insister sur ce
qu’a d’efficace ce langage des objets extérieurs et sur l’importance dont seront pour les
nouvelles générations, ces habitudes de propreté, ce goût de l’ordre que l’on veut
inspirer par le soin apporté à l’installation matérielle des écoles » 20.
13 En aidant à construire sur tout le territoire ce qu’on qualifiera de palais scolaires, la
IIIème République fait donc œuvre de moralisation. Aussi, dans l’espace social, le
bâtiment scolaire s’oppose-t-il désormais aux mauvais lieux : des circulaires
de 1875 et 1876 recommandent que les écoles ne soient pas proches « d’établissements
nuisibles soit à l’hygiène, soit même à la morale, tels que les cabarets, auberges, etc » 21.
Fini le temps où des cabaretiers faisaient l’école : le pouvoir se méfie de ces foyers
d’agitation politique. En 1858 déjà, on prescrivait que la maison d’école soit choisie ou
construite en un lieu central et à l’écart de « toute habitation bruyante ou malsaine qui
exposerait les enfants à recevoir des impressions, soit morales, soit physiques, non
moins contraires à leurs mœurs qu’à leur santé »22.
14 Attardons-nous un instant sur ces directives qui seront reprises trente années plus
tard. Fuir les voisinages bruyants et malsains, cela veut-il dire que l’école doit être
placée dans ce qu’on appelle aujourd’hui des zones vertes, ou tout au moins assez loin
des manufactures, de leur bruit et de leur fumée ? Bien au contraire, car « c’est dans ces
ateliers, dans ces manufactures que travailleront un jour les enfants aujourd’hui à
l’école, et de bonne heure ils doivent s’habituer au milieu dans lequel ils vivront plus
tard »23. L’école ne doit pas enlever les enfants à leur milieu, mais être placée au milieu
des populations à scolariser, c’est-à-dire à (trans-) former. Voilà ce que signifie la
centralité exigée : pour l’emplacement, « la première, la plus indispensable des
conditions à remplir, celle sans laquelle l’école n’est pas possible, parce qu’alors les
élèves lui font défaut, est de se trouver au centre de la population qui doit la
fréquenter »24. Il ne suffit pas, en effet, de faire de la fréquentation scolaire une
obligation juridique ; il faut encore que l’accès à l’école soit matériellement possible.
Mais-il y a plus : la proximité de l’école a aussi, sinon surtout, pour fonction d’éviter
l’influence néfaste sur l’enfant de ce milieu dont pourtant il ne doit pas sortir. Il faut lui
ôter « tout prétexte à vagabondage, tout séjour prolongé dans les rues » 25. L’école vient
donc sur place pour mettre l’enfant à l’abri, l’enfermer dans un lieu spécifique où il sera
éduqué. Mais cette opération ne date pas de cette fin du XIXème : bien avant que la
police pourchasse les enfants « vagabonds » dans les villes transformées par l’industrie
capitaliste, les pédagogues se sont acharnés à arracher l’enfant à la rue 26 : réglant
l’entrée et la sortie de l’école, J.B. de La Salle prévoyait des trajets en groupe avec
surveillance par l’un des écoliers et délation, car il voyait dans la rue uniquement de
grands dangers.

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15 De non moindre importance que l’environnement de l’école et le mobilier sont les


bâtiments scolaires eux-mêmes : au fur et à mesure que l’on oblige les communes à les
aménager ou à les faire construire, on en contrôle, puis réglemente les structures. Aussi
les directives données aux architectes et aux administrateurs chargés du contrôle des
bâtiments scolaires entrent-elles dans le détail des dimensions des cours, préaux, salles,
de la forme et de la place des fenêtres et bouches d’aération, des différents procédés de
chauffage, des matériaux à utiliser en tenant compte des ressources et habitudes
régionales, etc. La science qui sert à justifier ces prescriptions est désormais cette
partie de la médecine qu’on nomme hygiène. Elle est moins une science qu’une vertu,
disait Rousseau. En tout cas, qu’elle soit au service de la fonction moralisatrice de
l’école, c’est ce que suffit à montrer la critique faite en son nom des locaux scolaires
dont se contentent, même en 1850, certaines communes : « Celles-ci (ces écoles)
manquent d’air ou sont trop petites pour les pauvres enfants qui y sont agglomérés au
point d’être presque asphyxiés par les exhalaisons fétides qu’ils y respirent. Que des
enfants placés dans de telles conditions hygiéniques soient indociles, paresseux,
inattentifs, il n’y a pas de quoi s’étonner »27.
16 Mais ce qui est redouté, c’est, tout autant que l’inadéquation de locaux existants, la
libre création architecturale. Dès 1833, les plans de travaux durent être soumis à
l’approbation de l’autorité administrative et l’on songea à établir des plans-types, « afin
que ces projets reçussent une direction technique et ne fussent pas abandonnés à la
fantaisie des architectes »28. L’initiative de Guizot fut reprise, même sous la République
de 1848 : « Le ministre de l’instruction publique sera chargé de faire dresser un certain
nombre de plans d’école qui seront ensuite uniformément appliqués partout » 29.
En 1880, lorsque l’énorme effort qui aboutira à la création ou à la rénovation de 30.
000 écoles30 est entrepris, les principes essentiels comme le détail des aménagements
sont fermement indiqués : « La classe doit avoir la forme d’un rectangle, toute forme
polygonale ou circulaire est proscrite... Une classe trop large ne permet pas au maître, à
moins qu’il n’ait les yeux constamment en mouvement, de surveiller les deux
extrémités de la salle... L’emplacement de l’estrade du maître, des tableaux, des
modèles, des appareils de chauffage ne doit pas davantage être abandonné au hasard »
31
.
17 Il ne faudrait donc pas attribuer à un phénomène bureaucratique inhérent à toute
organisation ce souci d’uniformité que manifestait aussi la Conduite des Ecoles chrétiennes
: il s’agit bien d’imposer une forme scolaire, contre d’autres qui pourraient naître, à
travers une organisation spatiale adaptée à une fonction pédagogique.
18 Aux plans-modèles qui régissent l’espace scolaire et le définissent comme tel s’ajoutent
les plans d’études. « Toutes heures soient unes, toutes places soient études », la phrase
célèbre de Montaigne est formellement rejetée par le Dictionnaire de F. Buisson 32, qui lui
oppose une « organisation pédagogique » officialisée à l’époque et généralisée, mais
déjà mise au point et expérimentée depuis 1868 dans la Seine. Pas plus que
l’emplacement des meubles dans la salle de classe, la marche des études ne doit être
laissée au « hasard » : elle doit être à la fois régularisée et soumise à une règle. Ce
hasard honni des pédagogues, c’est, bien sûr, la liberté d’apprendre et d’enseigner
qu’engendrent le désir de savoir et le plaisir de connaître : « Comment empêcher
chaque maître de se laisser aller à ses préférences et de s’arrêter complaisamment sur
quelque partie de ce programme qui, pour être élémentaire, n’en est pas moins très
vaste ? Comment l’empêcher d’en trop dire, comment l’amener à en dire assez ? En lui

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traçant sa voie, en l’enfermant dans des limites »33. Les dispositifs adoptés pour ce faire
sont la répartition mensuelle de chacune des matières du programme, et un emploi du
temps, qui détermine l’importance respective à donner à chaque matière par semaine et
par jour. Du simple énoncé des matières d’enseignement qui figurait dans les lois et
décrets depuis la Révolution on est passé en effet au programme détaillé : il assigne au
contenu de l’enseignement des limites à ne pas dépasser. Il fait de l’enseignement
primaire un enseignement complet en son genre. Mais il ne faut pas qu’une partie du
programme (une matière ou une question à l’intérieur d’une matière) soit privilégiée
par rapport aux autres. L’emploi du temps est certes fait pour empêcher les pertes de
temps, mais il est surtout une « règle » : elle « tempère l’ardeur irréfléchie des élèves
qui seraient tentés de sacrifier certaines études à celle qui a leurs préférences » 34. Et
« pour que cet emploi du temps, ajouté au programme, constitue avec ce dernier un
plan complet d’études, il faut encore qu’il détermine quelle partie du programme doit
être étudiée dans un temps donné. C’est là le but de la répartition mensuelle » 35.
19 Qu’est-ce donc que « l’organisation pédagogique » qu’ont mise en place, en une
cinquantaine d’années, des administrateurs comme O. Gréard à Paris ou J.J. Rapet en
province ? Définie en extension, c’est un programme réparti sur trois cours (ou
divisions), une répartition mensuelle, un emploi du temps. Définie en compréhension
c’est, dans tous les sens de l’expression, une mise au pas. L’organisation pédagogique
empêche d’aller librement, le plus loin possible, aussi vite que possible dans
l’acquisition des connaissances.
20 Il n’est pas ici besoin d’effectuer des comparaisons : en donnant à l’école sa « loi », ces
organisateurs se réfèrent explicitement à un modèle, celui des « écoles
congréganistes »36. Font-ils autre chose que le perfectionner ? On a vu avec quelle
lenteur calculée la Conduite enjoignait de procéder dans les études, et combien elle se
méfiait des maîtres, leur enjoignant de ne dire que le nécessaire et de ne pas s’écarter
du livre. Il n’est pas indifférent d’ajouter qu’elle leur recommandait d’éviter
« l’empressement et la promptitude » en toutes choses et, en se rendant en classe, de
marcher « d’un pas non précipité »37. La Conduite des formateurs montre qu’il s’agit là
d’un ensemble de techniques pour contrôler les désirs : « ils (les jeunes gens)
voudraient que leurs désirs fussent aussitôt remplis que conçus, sans considérer que
chaque chose doit premièrement être prévue ; qu’ensuite il faut préparer mûrement les
moyens de l’effectuer avec sagesse, et mettre le temps nécessaire pour les employer
avec précaution »38.
21 On pourrait croire que l’organisation de trois cours successifs (cours élémentaire,
moyen et supérieur), comportant dès le début l’ensemble des matières à étudier, avait
pour sens à la fois l’extension et l’approfondissement progressifs des études. En réalité,
le résultat d’un programme vaste assorti d’une régulation du temps limitant le
développement que l’instituteur doit donner à chaque question, c’est que rien ne peut
être approfondi. D’où cet encyclopédisme superficiel que l’on reprochera à
l’enseignement primaire. De plus, en 1880, sauf en histoire, le « parallélisme » des trois
cours est conservé39 : l’élève du cours supérieur revoit ce qu’il a déjà vu en cours
élémentaire et moyen. Lorsqu’il y a une seule classe à plusieurs cours, comme en
campagne, il y a même des leçons communes. Ainsi persiste le vieux principe de la
pédagogie lasallienne : la répétition.
22 Re-voir, répéter, c’est en un sens perdre du temps. Mais, si l’emploi du temps a pu être
un moment, dans l’école mututelle40, un principe d’efficience, de maximalisation, ce

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n’est pas le cas ici. C’est ce que révèlent les vertus psychologiques et morales qui lui
sont attribuées : Il « prépare les enfants à mettre plus tard dans leur vie d’homme
l’ordre qui en est la dignité et la ponctualité qui en est la force » 41. Soumettre le
déroulement de sa voie à un découpage en séquences temporelles prévu à l’avance, ne
faire les choses qu’à point nommé, n’est-ce pas avoir acquis la forme d’une moralité qui
est celle du devoir ? La soumission à une loi s’oppose par là non seulement à
l’obéissance aux désirs, qui implique une temporalité de l’instant, mais à la soumission
à une volonté autre, qui implique un temps discontinu, haché par des irruptions
imprévisibles. Ni l’immoraliste, ni le mystique attendant que Dieu l’inspire n’ont
d’emploi du temps. Par contre toute une lignée de pédagogues et de moralistes a
recommandé de se fixer à soi-même des heures pour remplir ses obligations et
accomplir les tâches imposées.
23 Réglant le temps scolaire, « l’organisation pédagogique » a donc d’abord pour fonction
d’empêcher le vagabondage intellectuel – acquisition de connaissances qui serait
guidée par les seuls intérêts – comme l’essaimage des écoles obligatoires dans l’espace a
pour fonction de mettre fin au vagabondage tout court. Quelquefois appelée, en
traduisant l’expression allemande, « plan d’étude », elle a aussi une fonction
moralisatrice, comme l’espace scolaire était, depuis l’école lasallienne, agencé pour que
les écoliers y accomplissent leurs devoirs.
24 Il ne faut donc pas s’étonner de l’importance qu’a, dans l’école de la fin du XIXème, ce
qu’on appelle désormais la discipline scolaire. Assurant « la bonne tenue des élèves, le
silence et l’ordre pendant les différents exercices », elle est considérée comme la base
de l’organisation de l’école42. Le Dictionnaire de Pédagogie reprend, parfois en les citant,
les prescriptions de la Conduite concernant l’entrée des élèves à l’école. Ils doivent y
venir « posément, sans courir, sans crier, sans insulter les passants » 43 ; arriver à l’heure
règlementaire, les mains et le visage propres. Le rassemblement se fait dans le préau. Ce
dispositif spatial nouveau figure désormais sur tous les plans d’écoles : servant à la
gymnastique, il complète la cour (ainsi utilisable par mauvais temps) et permet d’éviter
que les élèves, entrant directement dans la classe, s’habituent à y parler, à s’y déplacer
sans ordre : « S’ils pénétraient dans la classe au fur et à mesure de leur arrivée, il en
résulterait un désordre qui nuirait au respect qu’ils doivent avoir pour le lieu consacré
à l’étude, et il deviendrait bien difficile au maître d’obtenir le silence, après avoir toléré
d’abord le bavardage et la dissipation »44. C’est aussi le souci de créer des habitudes
d’ordre qui conduit à exiger des déplacements en silence, en file et dans la posture
caractéristique des bras croisés ; la marche au pas est, de plus, une des choses que l’on
conserve de l’école mutuelle.
25 Toutes les activités des élèves sont gouvernées par un système de signes : s’asseoir à sa
place, prendre l’ardoise, etc. « C’est sur un signe que cesse un exercice ou qu’un autre
commence..., sur un signe que leur attention est appelée sur le tableau ou sur la carte,
sur un signe qu’un enfant succède à un autre dans la lecture à haute voix... » 45. Ici
encore on reconnaît la pédagogie perfectionnée des frères (l’instrument, le « signal »,
est discrètement mentionné), à laquelle est peut-être emprunté le signe le plus
important : celui qui commande silence et immobilité. Les attendus de ce système – le
calme du maître inspire le respect – montrent quel en est l’enjeu : l’autorité magistrale.
Une sorte d’autorité apparue dès la fin du XVIIème, et qui est en quelque sorte
extérieure, qui est faite d’attitudes (gravité et fermeté tempérée de bienveillance) et de
gestes (les signaux), qui ne doit rien à une parole s’imposant par l’évidence des raisons

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ou la chaleur des sentiments. Le silence est en effet toujours la loi de l’école : si l’élève
peut prendre l’initiative de répondre à une question, au lieu d’attendre d’être désigné,
il doit en demander la permission. D’où un signe nouveau par rapport à ceux en usage
dans l’école chrétienne : lever le doigt . Le sens de cette pratique et du principe qui
l’accompagne est clair jamais un élève ne prend la parole sans permission. Autrement
dit, jamais il ne prend la parole.
26 Pour que règne l’ordre, l’élève doit être enfin constamment occupé et aucun de ses faits
et gestes ne doit échapper à la « vigilance » du maître, dont il est dit : « il faut qu’il
prévoie et qu’il voie tout »46.
27 Au chapitre des qualités du maître, c’est-à-dire des moyens d’obtenir l’ordre, à côté de
la « patience » et de l’amour des enfants, on trouve aussi la capacité à donner
l’exemple. Le langage des Lumières – le maître ne doit pas être un « tyran », celui qui ne
se soumet pas à ce qu’il impose – permet d’exprimer un type de rapports maître-élèves
qu’on pouvait lire en filigrane dans la Conduite : le régime de la règle impersonnelle, à
laquelle tous, y compris le maître, doivent se soumettre. Donner l’exemple n’est pas un
moyen parmi d’autres d’instaurer la discipline : c’est manifester le caractère essentiel
de cet ordre à instaurer. Il n’est pas ce qu’une volonté (un désir) impose à une autre, qui
peut toujours s’y opposer en tant que telle, mais ce qui s’impose à toutes les volontés.
En donnant l’exemple, le maître montre qu’il se soumet à une loi commune, non pas en
ce sens qu’elle serait le résultat d’une convention entre les personnes, mais en ce sens
qu’elle est supra-personnelle. Et les élèves qui ne se livrent pas au désordre 47 lorsque
l’instituteur est remplacé par un sous-maître ou par un élève montrent qu’ils ont appris
à obéir à une règle impersonnelle.
28 La surveillance, le silence, l’ordre rebaptisé discipline, serait-ce là tout ce que propose
cette pédagogie qui se veut nouvelle ? Le maître n’a-t-il changé de place, dans l’espace
de la classe, que pour mieux instaurer un rapport inchangé ? Il faut remarquer d’abord
le soin qui est pris pour souligner les différences : ainsi le silence, toujours nécessaire,
est-il à distinguer du « silence glacial, établi par une sorte de terreur » 48. Il n’est pas un
silence absolu ; il y a un petit bruit analogue à celui de la ruche, et qui dénote « une
sorte de communication intime entre les élèves et le maître » 49. D’ailleurs les
physionomies sont éveillées, et tout compte fait, imposer le silence, c’est simplement
empêcher le bavardage. Le visage de l’élève des écoles laïques ne serait donc plus celui,
figé dans la modestie, de l’élève des écoles chrétiennes.
29 Mais les responsables du Dictionnaire de Pédagogie50 ne se sont pas contentés de telles
nuances : à l’article « discipline scolaire » est juxtaposé un article « discipline » qui
apporte des principes contradictoires des précédents. Il condamne la discipline
autoritaire, qui agit du dehors, et réclame une discipline libérale, qui tient à se « faire
comprendre »51. Bien plus, il dénie le nom de discipline et le caractère de devoirs
moraux aux prescriptions des règlements scolaires (silence, immobilité, etc). Nous
avons donc là une remise en question, l’indice d’une crise dont il faudra examiner
comment elle s’est développée.
30 Trouvera-t-on au moins avec les célèbres instituteurs de la IIIème République, formés
dans les Ecoles normales et dont on vanta tant les mérites, une rupture nette avec
l’école du passé ? Ici encore 1880 marque un achèvement : celui du réseau d’Écoles
normales d’instituteurs et d’institutrices qui avaient commencé à se mettre en place
avec la Restauration. Corrélativement, c’est la fin des artisans-instituteurs, des maîtres
amateurs, de tous ces gens qui se faisaient embaucher pour tenir l’école : c’est à eux

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que l’on oppose les nouveaux maîtres formés dans les Ecoles Normales, et pas
seulement aux frères en tant que laïcs. La mise en place des Ecoles normales, c’est le
contrôle de l’enseignement élémentaire, l’instauration de la profession d’enseignant
primaire, la fonctionnarisation de l’instituteur. Et cette opération en rappelle d’autres,
qu’avaient effectuées bien avant des gens comme Ch. Démia 52. Après avoir obtenu que
tous les maîtres, même ceux des riches, tenant l’école payante, demandent la
permission de l’archevêque de Lyon, il obtient pour lui-même le droit de contrôle,
élabore des règlements particuliers et – ce qui fut peut-être la première conférence
pédagogique – réunit en assemblée tous les maîtres et maîtresses du diocèse 53. Au cours
du XVIIIème siècle, maîtres-écrivains et maîtres d’écoles sont constitués en corps et un
arrêt du Parlement permet aux syndics de pourchasser les enseignants non autorisés. A
la même époque, se développe l’idée d’une formation de maîtres (laïcs) se substituant à
l’examen et à l’autorisation : c’est ainsi que le Journal de Troyes de mars 1784, publie une
polémique entre un certain Chevalier de B..., qui veut maintenir la tradition du maître
auxiliaire du curé, choisi et instruit par lui, et le curé de Ste-Savine réclamant la
création d’une sorte de séminaire laïque où tous ceux qui voudraient diriger une école
seraient contraints de passer pour y apprendre à enseigner « par principes » 54. Une
école pour maîtres, cela apparaît donc comme la limite d’un contrôle, comme la
meilleure solution au problème des instituteurs clandestins, dont on redoute moins
l’ignorance que l’inaptitude à donner à la jeunesse ces bonnes mœurs que l’école a pour
fin de leur donner. A Lyon la police pourchasse les maîtres demi-errants, « oubliant et
méconnaissant leurs devoirs, compromettant la sûreté et la tranquillité publiques » 55.
31 Après la loi Guizot, un demi-siècle plus tard, les mêmes reproches seront adressés, par
l’administration, à des maîtres qui pourtant donnaient satisfaction aux communautés
villageoises qui les avaient embauchés : les comités locaux établis par le gouvernement
dénoncent les instituteurs qui exercent une surveillance insuffisante sur les écoliers,
ceux qui ne forment pas les « mœurs de la jeunesse », et, bien sûr, ceux qui affichent
des sympathies politiques indésirables56. Si la même loi fait obligation aux
départements de créer une Ecole normale de garçons, on peut supposer que la fonction
de cette institution sera de remplacer les artisans-instituteurs par des maîtres-
éducateurs.
32 De fait, contrairement à ce qu’a toujours tendu à faire croire son histoire légendaire,
l’Ecole Normale du XIXème n’est pas la fille de celle de la Convention. On oublie trop
que celle-ci fut supprimée par la réaction thermidorienne, parce qu’elle avait donné,
comme le dit Daunou, « un enseignement direct des sciences » plutôt que « les
méthodes qu’il faut suivre en enseignant »57. Par contre le décret de 1808, bien qu’il
crée des classes normales à l’intérieur des lycées, met l’accent sur « l’art d’enseigner »
(art. 107) et demande qu’on apprenne aux futurs maîtres « les méthodes les plus
propres à perfectionner l’art de montrer à lire, à écrire et à chiffrer » (art. 108) 58.
De 1833 à 1860 des Ecoles normales s’établissent sous le double signe de la limitation
des matières enseignées (on reproche à ces établissements de former des demi-savants
et, selon l’expression de M. Dupanloup, de dénaturer le caractère et la mission des
instituteurs) et de l’austérité de la discipline. Lorsque, aux alentours de 1865, dans la
phase libérale du Second Empire, V. Duruy rétablit les enseignements supprimés, il
institue aussitôt les conférences pédagogiques de sortie sur « la mission et les devoirs
des instituteurs ». Ces conférences sont bientôt étendues pour constituer un cours
régulier de pédagogie59.

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33 Ces Ecoles normales auxquelles Jules Ferry n’aura guère qu’à donner plus de lustre et
de moyens, se constituent donc sous une forme qui est exactement à l’opposé de ce
que 1789 avait un instant fait surgir. On serait davantage tenté de rapprocher les
fonctions que remplissent ce qu’on a très longtemps appelé des séminaires laïcs, de la
formation des maîtres des écoles chrétiennes. Dès 1832, dans son Cours normal, de
Gérando donnait en effet le ton de cette « pédagogie » qui sera inculquée, par
l’enseignement et par la pratique dans les écoles d’application, aux élèves-maîtres.
S’efforçant de persuader ses auditeurs qu’ils ne devront pas être de simples maîtres de
lecture, d’écriture et d’arithmétique, mais ceux qui formeront l’enfance, définissant
leur activité non comme une simple profession mais comme un « ministère moral » 60,
faisant de l’instruction une branche subordonnée de l’éducation, il insiste, parmi les
qualités que devra posséder ou acquérir l’instituteur, sur le calme, qui maintient
l’ordre, la modestie, le maintien « grave et réservé »61, la vigilance, l’exemple à donner.
Le cinquième entretien, sur l’éducation intellectuelle, place en tête de toutes les
facultés, l’attention. Par cette « éducation » le maître doit empêcher le vagabondage
intellectuel : « les jeunes intelligences qu’on lui confie ont été jusque là abandonnées au
hasard, recevant mille impressions confuses, ... errant sans dessein…, ne se fixant sur
rien, redoutant tout effort »62. L’instituteur est aussi « un gardien préposé pour garantir
de tout danger cette faculté précieuse, mais aveugle »63, qu’est l’imagination. Il doit
encore étudier les lois de l’habitude, car c’est elle qui « détermine les mœurs » 64 et, de
matière plus générale, apprendre quelles sont les caractéristiques de l’enfance. Nous
avons là, mieux qu’ébauché, le programme de la psychologie infantile et juvénile, de la
psychologie appliquée à l’éducation ou psycho-pédagogie qui caractériseront
l’enseignement des Ecoles normales jusqu’à nos jours.
34 Essentiellement éducateur, formateur d’élèves attentifs et disciplinés, l’instituteur n’est
donc pas quelqu’un qui aurait acquis des connaissances et les transmettrait : formé
dans des écoles spéciales, non dans les lycées et les universités, détenteur des seuls
savoirs « élémentaires » ou encore « primaires », l’instituteur du XIXème n’est pas un
intellectuel comme l’est le professeur ou le médecin et, dans la société locale, il n’est ni
un artisan ni un bourgeois ou un notable. Comme son prédécesseur et concurrent le
frère ingorantin, il est un être un peu hybride. Il est toujours le « maître » et s’appellera
longtemps « pédagogue », agent choisi, soigneusement formé et étroitement surveillé
d’une entreprise enfin réalisée : l’éducation scolaire de tous les enfants.
35 Ce type de maîtres et le genre d’école où ils exerçaient ont-ils aujourd’hui disparu ?
36 Les élèves d’une petite école rurale de l’Ain furent récemment invités à écrire sur le
thème « si j’étais instituteur », « si j’étais institutrice » 65. Certains textes révèlent que
des traits archaïques de l’école, et même des éléments dont les formes anciennes ont
disparu, sont présents dans la conscience des enfants. Il en est ainsi en particulier pour
l’enfermement et les châtiments corporels, mais aussi pour l’interrogation d’admission
à l’école et le contrôle de la tenue à l’entrée en classe66 (162) :
« La cave serait une sorte de prison que les élèves n’aimeraient pas du tout ».
« Si j’étais instituteur je donnerais des coups de poing sur le nez des élèves qui ne
sauraient pas faire les exercices ».
« Je demanderais à mes élèves quel âge ils ont, en quelle année ils sont nés et s’ils
ont eu le B.C.G., s’ils ont des frères et sœurs ».
« Si j’étais institutrice, tous les jours, avant que les élèves rentrent en classe, je leur
ferais laver leurs chaussures, brosser leurs dents, peigner leurs cheveux... ».

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37 De plus, l’insistance des élèves sur le tableau (qu’ils veulent très grand) et sur
l’orthographe (souvent traitée ironiquement), montre assez l’importance que gardent
ces éléments traditionnels de l’école :
« Si j’étais maître, je leur demanderais s’ils veulent faire de l’orthographe ».
« Quand ils rentreraient en classe, je les ferais asseoir et en croisant les bras. Je
commencerais par leur faire faire une dictée.
Celui qui ferait plus de deux fautes, aurait tous les mots de la dictée à analyser ».
38 De manière générale, les élèves ne modifient guère l’emploi du temps (et encore moins
ne le suppriment), se contentant d’augmenter la durée ou la fréquence des récréations,
des classes-promenades, des voyages, des activités de jardinage, etc. Leur aspiration à
davantage de liberté ne fait que souligner la contrainte à laquelle ils se sentent soumis
lors des exercices scolaires :
« Si j’étais maître mes écoliers seraient toujours traités gentiment et s’ils ne
voulaient plus écrire je leur dirais : amusez-vous ».
« ... je ne ferais lire qu’une phrase à chaque élève, je leur dirais : vous pouvez vous
amuser ».
39 Outre cette image inverse du maître contraignant, on trouve dans les textes l’image du
maître nouvelle manière :
« Je demanderais à mes élèves de ne pas être trop turbulents, ... d’être collectifs...,
de ne pas être rapporteurs..., de s’exprimer, de donner leurs idées, de dire ce qu’ils
pensent de mes projets ».
40 Dans la conscience des élèves, l’école d’aujourd’hui serait donc une juxtaposition
d’éléments traditionnels, voire archaïques, et d’éléments modernes.
41 Les quelques études qui ont été faites sur les instituteurs et institutrices montraient
aussi naguère une persistance de traits caractéristiques parfois très anciens. Après une
enquête réalisée en 1955 dans la Seine, I. Berger notait : « même s’ils reconnaissent ce
qu’il y a de désuet dans la vision du monde des humanitaires du XVIIIème siècle et des
révolutionnaires de 1789, les enseignants demeurent encore aujourd’hui fidèles à ce qui
fait l’essentiel de cette idéologie »67. Fait encore plus révélateur, lorsqu’on leur
demandait s’ils se considéraient comme des éducateurs, 24 à 30 % seulement des
maîtres et maîtresses des écoles primaires se disaient seulement enseignants et ils le
regrettaient, attribuant cette limitation de leur rôle aux conditions d’exercice du
métier68.
42 « Le groupe-scolaire urbain, l’école-caseene, est vouée à la pédagogie traditionnelle, à
la discipline automatique et autoritaire, à la rigidité et à la stagnation » 69. Si l’on en
croit ces actuels adversaires de l’école, celle-ci présente toujours, aggravés par les
circonstances, les traits que nous avons tenté de mettre en lumière. Une organisation
spatio-temporelle de type militaire, une pédagogie à base d’interdictions bloquant
l’accès au langage70 et montant des mécanismes d’inhibition au lieu de favoriser la
maîtrise volontaire, voilà ce que serait cette école où l’on oblige les élèves à travailler
mécaniquement au lieu de cultiver les fonctions supérieures. « Découpé en matières, en
cours, en classes, en heures, le savoir devient programme et manuel » 71. « Isolés du
monde extérieur et coupés de leurs intérêts actuels, les élèves, assis, bras croisés,
écoutent la leçon du programme, puis lisent ce qu’il faut lire, écrivent sous la dictée,
corrigent leurs fautes, font des exercices et récitent ce qu’on leur a donné à
apprendre »72. Les maîtres « éducateurs » transforment toutes les erreurs en fautes
morales et substituent la culpabilité à la responsabilité ; les « prétendues nécessités de

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la discipline » font dégénérer l’initiative créatrice73. Une surveillance continuelle est


nécessaire pour limiter les réactions d’inadaptation créées chez les élèves ; le sifflet
tend à remplacer le langage.
43 Sous les sombres couleurs du pathologique dénoncé par ces médecins, nous avons là
l’école bien organisée et le bon maître élogieusement décrits voici trois siècles. En 1880,
lorsque J. Ferry entreprit à la fois la réforme du secondaire et celle du primaire, n’y
aurait-il eu de révolution pédagogique que dans quelques discours ? Ou bien y a-t-il eu
véritablement innovation, forme scolaire nouvelle, et le mal ci-dessus diagnostiqué est-
il une régression ? Pour répondre à cette question il faudra revenir sur la crise du début
du XIXème, dont nous n’avons noté que quelques manifestations, mais qui a donné lieu
à la confrontation de plusieurs modèles scolaires dans le cadre de luttes politiques.
Auparavant il faut approfondir la signification de l’entreprise de scolarisation que l’on
vient d’évoquer, situer cette forme scolaire dans un agencement de formes sociales.

NOTES
1. Instructions élémentaires pour la formation et la tenue des salles d’Asyle de l’enfance, 2ème éd., Paris,
Delalain, 1883, p. 9.
2. Ibid., p. 11.
3. Ibid., p. 5.
4. Les salles d’asile, créées à l’imitation des Infant Schools anglaises, le furent cependant à
l’initiative de laïcs (de Gérando, Mme de Pastoret, Cochin) qui n’avaient rien à voir avec les Frères
des Ecoles chrétiennes. L’appellation écoles maternelles date de 1837 et elle est liée à l’emprise de
l’instruction publique sur ces établissements.
5. Lyon, G. Ayne, 1834 (Bibliothèque universitaire, Lyon, cote : 14. 165/13).
6. Ces règlements, transmis aux comités locaux pour exécution, sont faits sur le modèle du Statut
des écoles primaires élémentaires qui suivit la loi. Voir J. Leif et G. Rustin, Histoire des institutions
scolaires, Paris, Delagrave, 1954, p. 150 et suiv.
7. § I, 8 et 10. La Conduite interdit, pour raisons explicites de « pureté », les chapeaux tenus sur les
genoux.
8. Nommé par le Comité d’arrondissement, où les autorités civiles étaient prépondérantes,
l’instituteur devait posséder outre le brevet de capacité, un certificat de moralité du maire : « il
devenait, d’une certaine manière, un fonctionnaire d’Etat », concluent J. Leif et G. Rustin (op. cit.,
p. 151).
9. Voir à ce sujet le Dictionnaire de Pédagogie de F. Buisson (1882, 1ère partie, art. « Ardoises »), qui
ne peut dater cette innovation, mais indique qu’elle est postérieure à l’école mutuelle, où les
jeunes élèves utilisaient les « carrés de sable fin ». Ce dernier procédé ne disparaît pas pour
autant d’ailleurs, comme en témoigne le Ṛèglement cité : « … corriger les petites classes qui
écrivent sur l’ardoise ou le sable… » (§ IV, 69).
Le Dictionnaire a été pour nous un objet d’analyse. Nous ne donnons la page que lorsque le passage
cité se trouve dans un article long et/ou sert de référence pour notre texte.
10. Ecoles et Mairies, Ṛecueil des principaux types de bâtiments scolaires, d’après les travaux de MM.
Labrousse, Cordier, Deconchy…, éd. Lévy, Paris, 1878, 6ème série, II, Mobilier scolaire, § II (cet
ouvrage se trouve au Musée pédagogique de Paris).

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11. Loc. cit., § II, « Dangers de l’ancien mobilier scolaire ».


12. Conduite..., par F. Anselme, p. 66.
13. Les multiples versions et applications de cet adage eurent un énorme succès et passèrent
pour définir l’éducation nouvelle. La formule ici évoquée semble être de F. Buisson (cf.
Dictionnaire de Pédagogie..., 1882, 1ère partie, art. « Mobilier scolaire »),
14. Ecoles et Mairies, op. cit. § II (ouvrage non paginé).
15. A l’école chrétienne, l’élève désigné pour lire ou réciter devait ôter son chapeau.
16. Gréard, Rapport au Préfet de la Seine, 1871-1872, cit. dans Dictionnaire de Pédagogie..., op. cit.,
art. « Mobilier scolaire », p. 1941.
17. Loc. cit. L’estrade de 30 cm de hauteur sur toute la longueur de la salle est copiée sur les
écoles des Etats-Unis. Les expositions intemationeles ont permis certainement aux industries en
développement de réaliser des bénéfices, mais elles ont aussi permis des perfectionnements
importants des techniques pédagogiques, et leur diffusion.
18. Ibid., Avec la clôture, l’emplacement fonctionnel et le rang, le quadrillage fait partie, selon M.
Foucault (Surveiller et punir, op. cit., p. 140 et suiv.) de ces techniques de répartition constituant les
« disciplines » ou formules générales de domination, apparues au XVIIème siècle. En ce qui
concerne le rang, nous verrons qu’il est apparu plus tard et se distingue de la place.
19. O. Gréard, dans Dictionnaire de Pédagogie…, loc. cit. Gréard fut un de ces administrateurs
minutieux qui mettent peu à peu au point une organisation que les hommes politiques, ensuite,
font adopter.
20. Dictionnaire de Pédagogie…, ibid.
21. Ecoles et Mairies, loc. cit., § I.
22. Ibid.
23. Dictionnaire de Pédagogie…, ibid. On voit que l’hygiène est sacrifiée dès qu’elle n’est plus au
service de la politique.
24. Dictionnaire de Pédagogie…, ibid.
25. Dictionnaire de Pédagogie…, ibid.
26. Il ne s’agit pas de prendre le contre-pied des idéologues de l’école et de poser une sorte de
paradis perdu de l’enfance libre : on ne saurait oublier la dure condition de l’enfant condamné à
chercher sa subsistance dans les rues. Il s’agit de voir que l’école est aussi assujettissement.
27. L’Education, sept. 1851, cité dans H.C. Rulon et P. Friot, Un siècle de pédagogie dans les écoles
primaires, p. 64. J’ai dépouillé les archives du village d’Orliénas, près de Lyon. En 1850, une lettre
de l’Académie au maire lui enjoint de trouver pour l’école un « local convenable ». La commune
tente de résister en proposant un instituteur qui se contenterait du local existant.
28. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., art. « Maison d’école », p. 1781.
29. Ibid.
30. Voir M. Gontard, L’œuvre scolaire de la IIIème Ṛépublique, C.R.D.P., Toulouse, s. d.
31. Dictionnaire de Pédagogie…, loc. cit.
32. Op. cit., art. « Emploi du temps ». Cela n’empêche pas de faire de Montaigne, avec Rabelais et
Rousseau, l’un des ancêtres illustres de la « pédagogie ».
33. Op. cit., art. « Mois ».
34. Op. cit., art. « Emploi du temps ».
35. Op. cit., art. « Mois ».
36. Op. cit., art. « Emploi du temps ».
37. Conduite..., par F. Anselme, p. 10.
38. Conduite…, éd. 1837, p. 214.
39. Sur tout ceci, voir l’article « Cours élémentaire » du Dictionnaire cité, et l’article
« Organisation pédagogique ».
40. Nous étudierons plus loin ces « écoles mutuelles », qui apparurent et se multiplièrent sous la
Restauration.

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41. Op. cit., art. « Emploi du temps ».


42. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., art. « Discipline scolaire », p. 717.
43. Ibid.
44. Ibid.
45. Ibid.
46. Ibid., p. 715.
47. Nous n’employons pas le mot « chahut », bien qu’il apparaisse au début du XIXème siècle,
parce qu’il appartient à la langue de l’enseignement secondaire et supérieur.
48. Dictionnaire de Pédagogie…, ibid.
49. Ibid.
50. On sait que Ferdinand Buisson fut un des membres les plus importants de l’équipe qui, sous
l’égide de Jules Ferry, mit en place la nouvelle école.
51. Ibid., art. « Discipline ».
52. A la mi-XVIIème, on déplore unanimement l’incapacité et les mauvaises mœurs des maîtres
des petites écoles urbaines. (R. Chartier, M.M. Compère, D. Julia, L’éducation en France du XVIème
au XVIIIème siècle, Paris, CDU et SEDES, 1976, p. 69).
53. Sur ces points, cf. M. Garden, « Ecoles et maîtres : Lyon au XVIIIème siècle », Cahiers d’Histoire,
1976, n° 1-2, p. 133 et suiv. On trouvera dans cet article la bibliographie concernant Ch. Démia,
dont l’œuvre, parce que novatrice, a été abondamment commentée.
54. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., art. « Courtalon (Jean-Charles) ». C’est L. Maggiolo qui
signale l’intérêt des réactions suscitées par le projet de Courtalon pour connaître ce qu’étaient à
l’époque les maîtres de campagne.
55. Ordonnance de police de 1774, citée par M. Garden, loc. cit., p. 141, note.
56. J. Ruffet, « Instituteurs sanctionnés et solidarité villageoise en Haute-Marne, au XIXème
siècle », Le Doctrinal de Sapience, n° 2, 1976, p. 12-13.
57. E. Jacoulet, Notice historique sur les Ecoles normales d’instituteurs et d’institutrices, Mémoires et
Documents scolaires, 2ème série, fasc. II, Paris, 1889, p. 11.
58. Décret du 17 mars 1808, cité dans A. Rendu, Essai sur l’instruction publique, Paris, A. Egron,
1819, t. II, p. 374.
59. E. Jacoulet, op. cit., p. 46 et suiv.
60. Cours normal des instituteurs primaires ou directions relatives à l’éducation physique, morale et
intellectuelle dans les écoles primaires, par M. Degerando, Paris, Renouard, 1832, p. 40 et p. 2. Un avis
de l’éditeur signale qu’il s’agit du premier ouvrage de ce genre publié en français et que le cours a
été professé dans l’Ecole normale créée par M. de Chabrol une quinzaine d’années auparavant.
61. Ibid., p. 30.
62. Ibid., p. 84.
63. Ibid., p. 98.
64. Ibid., p. 329.
65. Les textes ont été publiés par l’institut coopératif de l’Ecole moderne (B.T. n° 861). Nous les
prenons comme une sorte de témoignage et non comme le résultat d’une analyse scientifique de
l’image de l’école, analyse qui reste à faire.
66. La Conduite des écoles chrétiennes, dès le XVIIIème siècle, indiquait les questions à poser aux
parents avant d’admettre les enfants ; ces questions portaient en particulier sur la santé et les
mœurs. Quant aux cahots scolaires, on en trouvait encore au XIXème siècle dans certains pays
d’Europe.
67. I. Berger et R. Benjamin, L’univers des instituteurs, Paris, Ed. de Minuit, 1964, p. 43.
68. Op. cit., p. 53.
69. F. Oury, J. Pain, Chronique de l’école-caserne, Paris, Maspéro, 1972, p. 115.
70. Op. cit., p. 116.
71. Op. cit., p. 373.

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72. Op. cit., p. 116.


73. 0p. cit., p. 118.

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Chapitre III. Pédagogie et politique

1 « Le mot pédagogue, dans la littérature française classique, depuis le XVIIème siècle


jusqu’à nos jours, a été pris à peu près invariablement en mauvaise part » 1. La langue
enregistre une opposition à une entreprise qui a été le plus souvent présentée
seulement sous ses aspects attrayants et bienfaisants. Cette opposition a pris parfois
des formes violentes, et il faudra bien, un jour, qu’en contrepoint à toutes nos trop
belles histoires des institutions scolaires, soit fait non plus seulement le récit des
malheurs individuels d’enfants trop sensibles, mais celui des révoltes collectives
d’écoliers et de collégiens : on s’apercevra alors que l’histoire véridique de l’école est
« pleine de bruit et de fureur », parfois de sang2.
2 Il ne faut pas, en effet, penser la scolarisation qui débute à l’époque classique comme
secours apporté aux miséreux. Les écoles de pauvres, où l’on contraignait à aller, par
des moyens divers, les enfants des pauvres, viennent s’ajouter aux écoles 3 fonctionnant
dans le cadre de l’organisation hospitalière et accueillant, ou plutôt enfermant pour
éduquer4, les enfants abandonnés ou errants. De plus, l’entreprise de scolarisation
comprend non seulement les « petites écoles », payantes et donc recevant des
catégories de population relativement aisées, mais les collèges, qui deviennent ce qu’ils
n’étaient pas auparavant, à savoir des lieux où sont assurés à la fois l’enseignement et
une discipline jusque là inconnue des « écoliers ». Si l’on a pu parler du rapt 5 des
enfants de pauvres, ne peut-on en dire autant au sujet des jeunes filles nobles que
Madame de Maintenon éduquait à St-Cyr ? La scolarisation ne vise donc pas seulement
le peuple, ou les pauvres, mais tous ceux qu’on appellera désormais en un sens nouveau
des enfants6, et elle n’est pas œuvre de charité mais entreprise de moralisation. Ce
rapport nouveau qu’une société établit avec sa jeunesse est corrélatif de l’instauration
d’un nouveau mode d’assujettissement. En reprenant ces différents points, on verra que
pour comprendre l’école – la forme scolaire – il ne faut pas d’abord la rapporter à
l’économique et à la lutte des classes.
3 Certains admirateurs de la société d’Ancien Régime sont peut-être allés bien loin en
soutenant que riches et pauvres, mêlés dans les rues, se côtoyaient aussi sur les bancs
des écoles7. Il est vrai que certains collèges n’accueillaient pas seulement des fils de
bourgeois riches, mais aussi les enfants de certaines catégories d’artisans et de paysans.
De même, dans l’Angleterre du XVIIIème siècle, certaines grammar schools de fondation
ancienne et situées à la campagne reçoivent les garçons et filles du voisinage et

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diffèrent peu des écoles de charité ; dans les villages, les enfants du squire (on cite
même le cas du Duc de Buckingham) vont à l’école avec les enfants d’artisans et de
certains paysans8. Pour en revenir à la France, la qualité (ou la quantité...) de
l’enseignement dispensé dans certaines écoles de pauvres, en particulier chez les
Frères, attirait des familles relativement aisées. On ne saurait cependant en conclure à
une école unique précédant la sécession scolaire et urbaine effectuée par la
bourgeoisie9. Il n’en demeure pas moins, et c’est le plus important pour notre problème,
que l’école de pauvre et le collège ont une organisation, une discipline (au sens large)
très semblables. Les enfants de riches, et même de nobles, comme l’attestent de
nombreux témoignages, n’échappent pas aux coups et aux punitions infâmantes ; ce
n’est pas seulement à l’école des pauvres que l’enfant est contraint à écrire sans cesse
et à apprendre par cœur. Plus tard, l’entrée au collège ou au lycée ne sera pas moins
dure, bien au contraire, pour les enfants, que l’entrée à l’école primaire ; la réforme
pédagogique de 1880 ne sera pas seulement une tentative pour modifier les méthodes
pédagogiques des maîtres d’écoles, mais aussi une tentative pour modifier les méthodes
utilisées dans les lycées.
4 On peut donc, sans nier la différenciation des classes sociales, parler de « l’école » et de
« l’enfant ». Il y a des pratiques, des sentiments, des représentations, sans doute
modulés selon les groupes sociaux, mais qui permettent de définir, en relation avec les
autres rapports sociaux10, un rapport à l’enfant propre à chaque société. Pour situer ce
dernier, on peut tenter de définir, dans les diverses sociétés, différentes attitudes
possibles à l’égard de l’enfant. Soit le traiter comme un petit adulte et l’intégrer très
jeune au monde adulte, soit lui attribuer plus ou moins longtemps le privilège
d’échapper aux normes de la société (obligation de travailler, règlementation de la
sexualité, etc.). On peut aussi traiter et concevoir l’enfance comme d’autres catégories
d’anormalité et assimiler plus ou moins les uns aux autres l’enfant, le « simple
d’esprit », le fou, le primitif. On peut encore attribuer à l’enfant en tant que tel les
écarts par rapport aux normes sociales : il est ingorant et il faut l’instruire, il est
égocentrique et il faut le moraliser. Il faudrait, pour aboutir à une typologie,
approfondir ces quelques notations et reprendre tout un ensemble d’études
ethnologiques et historiques, mais on voit que la définition sociale de l’enfance
s’effectue toujours par référence aux normes, c’est-à-dire au pouvoir.
5 Il faut donc essayer de comprendre le rapport d’enfance qui s’instaure entre le XVIème
et le XVIIIème siècle (et dont Ph. Ariès a décrit plusieurs aspects) 11, à savoir la mise à
part de l’enfant et le traitement spécifique dont il devient l’objet : une éducation,
réalisée en particulier dans les collèges transformés et dans les petites écoles qui se
développent. Ce traitement, avec le cortège de représentations et de sentiments qui
l’accompagne et qu’il utilise, apparaît comme le résultat d’un échec antérieur, un
moyen pour abattre ou contourner une résistance rencontrée par un pouvoir. C’est
ainsi que le clergé des paroisses, que les évêques avaient peu à peu astreint aux prônes
dominicaux, constatant leur inefficacité religieuse et morale, en vint à mettre les
enfants à part des adultes pour leur faire le catéchisme et à les enfermer dans des
écoles pour leur faire apprendre les vérités de la religion et observer les devoirs du
chrétien. « La paroisse la mieux prêchée s’il n’y a point d’école publique ne sera pas
toujours la plus éclairée et la mieux réglée. La raison en est sensible. C’est que
l’instruction la plus solide... ne fait qu’une impression d’un moment et ne frappe qu’en
passant et comme un éclair. Elle est oubliée dès qu’elle est prononcée surtout par des
gens qui ne savent pas réfléchir, qui ne se conduisent que par les sens et qui sont

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continuellement distraits, occupés, accablés par les sens et les embarras de la vie
animale »12. Cette défense des écoles contre l’hostilité naissante, à l’époque des
Lumières, de la bourgeoisie, reprend des arguments fondés sur une expérience
séculaire : le seul remède à la corruption du genre humain, proclamait Coménius, est
une bonne éducation de la jeunesse. Il faut enlever l’enfant à un entourage mauvais 13 –
soumis à l’empire des sens, s’adonnant à la superstition ou à l’hérésie – et le mettre
dans un milieu spécial ; le préserver et le soumettre à une éducation lente et
progressive. Un éclair momentané et des rappels à l’ordre sont insuffisants : il faut la
longue inculcation et la discipline créatrice d’habitudes.
6 A cette expérience d’une résistance, que seule l’école peut vaincre, est liée une idée de
la nature et de l’enfant : la nature humaine doit être bien mauvaise, ou corrompue,
pour qu’il soit si difficile d’obtenir que l’homme reconnaisse la vérité et fasse son
devoir. L’enfant lui-même n’a que l’innocence14 qui lui a été conférée par le baptême :
l’école, milieu fermé (une cage, a-t-on dit des écoles de Port-Royal) 15, à la fois préserve
contre les forces externes du mal cet acquis fragile par lequel l’enfant apparaît comme
un être admirable et aimable, et combat les mauvaises tendances pour réaliser de force
le bon chrétien. L’éducation crée un être nouveau ; l’école est ce milieu et cet ensemble
de techniques grâce auxquelles l’homme devient ce qu’il n’est pas naturellement.
7 L’école, au lieu de l’apprentissage, finit par s’imposer même au groupe qui croyait le
plus au don naturel, à savoir la noblesse. Désirant justifier la création de l’Ecole
militaire et la dure formation qu’on y subit, le Comte de Saint-Germain devait avouer :
« Le courage... est peut-être autant une vertu d’éducation qu’un don de la nature » 16.
L’édit de création de l’Ecole (1750) célébrait ce qu’on pourrait attendre de la noblesse
lorsqu’on aurait ajouté l’éducation à l’honneur qui la gouvernait. Le « plan d’éducation »
de 1776 va plus loin : il assigne pour tâche à des éducateurs d’instruire « par les
principes de l’honneur des hommes que l’honneur doit guider » 17.
8 On dira que l’Ecole militaire recrutait dans la noblesse pauvre. Mais précisément, ici
comme dans les autres écoles, le mot pauvre désigne moins un état économique qu’un
état moral, dont il faut sortir (e-ducere). Le pauvre et l’enfant sont le négatif de
l’éducation : c’est pourquoi ils sont considérés comme proches de la nature, sauvages.
Lorsque l’abbé Pépin du Montet demande au roi (1752) les lettres patentes pour la
petite école militaire qu’il vient d’ouvrir en Bretagne, la façon dont il décrit les
« pauvres gentilshommes » – leur « misère », leur « habitations délabrées », leurs
« habits de toile » – rappelle celle de l’abbé Démia et de bien d’autres décrivant les
pauvres et leurs enfants vagabondant dans les villes : « ils n’ont souvent pas plus
d’éducation que leurs enfants, qui vivent dans les campagnes comme des espèces de
sauvages, ne s’occupant à rien, ignorant ce qu’ils sont et ce qu’ils pourraient être ;... ils
deviennent des membres inutiles à la France »18. On a pu montrer19 que la pauvreté de
cette noblesse était relative et que de telles descriptions relevaient d’une légende noire.
Mais le portrait n’est pas noirci par plaisir : il a pour fonction de légitimer l’entreprise
de destruction d’un mode de vie désormais jugé inadmissible. Et les riches ne sont pas
moins visés que les pauvres : de même que les écoles charitables cherchent à atteindre
la famille par l’enfant20 et à faire en sorte que la famille éduque comme l’école, l’Ecole
militaire doit servir de « modèle aux pères qui sont en état de procurer (l’éducation) à
leurs enfants »21.
9 Considérer le jeune gentilhomme ou le petit pauvre comme un sauvage, ses activités
comme de l’oisiveté ou de mauvaises actions, ce qu’il pense comme ignorance, ce que

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lui transmet son père comme rien, ce sont là divers aspects d’une dévalorisation de
l’enfance, d’une infantilisation de l’enfant, qui est corrélative de l’éducation scolaire et
qui est une modalité d’instauration et d’exercice d’un pouvoir, c’est-à-dire un moyen de
contraindre à agir, penser et sentir d’une certaine façon. On voit bien aujourd’hui
comment l’ancienne génération, qui n’accepte pas l’indépendance de la suivante, tente
de maintenir sa suprématie : « j’ai encore quelque chose à vous apprendre », laissent
entendre ou proclament les parents vieillissants à leurs fils ou leurs filles même
parvenus à l’âge adulte. Et ils ne peuvent ainsi tenter de s’affirmer qu’en invalidant,
qu’il s’agisse de l’exercice du métier ou de l’élevage des nourrissons, les techniques et
les savoirs de la nouvelle génération. Après plusieurs siècles de pédagogisme, le
procédé est de mieux en mieux affiné et de plus en plus étendu : nous assistons à sa
quasi généralisation avec l’« éducation des adultes » prolongée jusqu’au « troisième
âge », les multiples campagnes d’information diffusée par les moyens de
communication de masse, les formes subtiles de « sensibilisation » réalisées dans les
petits groupes, etc.22.
10 Il faut donc, pour le former par l’éducation, prendre le plus tôt possible 23 et garder le
plus longtemps possible l’être dont on ne peut rien attendre du développement naturel
dans son milieu. Autrement dit, il faut un système scolaire.
« Pour former à la fois de bons ecclésiastiques et en nombre suffisant, il faudrait
qu’à l’exemple de ce qui se pratiquait dans l’ancienne Eglise, les enfants, dès l’âge le
plus tendre, fussent élevés pour l’état ecclésiastique ; il faudrait qu’il y eût des
pensions ou petits séminaires où ces enfants puissent être reçus, tantôt
gratuitement, tantôt avec une diminution plus ou moins considérable du prix de la
pension ; il faudrait qu’au sortir de ces premières pensions ils puissent passer dans
des séminaires consacrés aux études supérieures ; il faudrait que dans ces
séminaires la pension fût aussi gratuite ou modique suivant les besoins des sujets ; il
faudrait enfin qu’au moyen de ces divers secours ils puissent passer tout le temps de
leurs études sous l’œil et la conduite de maîtres intelligents et acquérir ainsi par une
éducation continuelle et non interrompue les vertus et la science de leur état » 24.
11 Il suffirait de remplacer « bons ecclésiastiques » par « bons citoyens » (ou « bons
chrétiens et bons citoyens »), « petits séminaires » par « petites écoles », etc., pour
avoir l’un de ces plans d’éducation qui fleurissent à l’époque révolutionnaire, mais qui
étaient déjà apparus au XVIIème siècle, par exemple en Angleterre, où, au moment de
la « Révolution puritaine », on réclama un système d’éducation étatique, obligatoire et
universelle25. Et bien loin que les plans nationaux soient une extension d’un système
d’abord réalisé pour les clercs, ce dernier n’est qu’un cas particulier, une application à
la formation des clercs, désormais distincte, d’une formule valable pour tous :
agencement d’écoles successives auxquelles correspondent des âges précis (mettant
ainsi fin à l’ancienne indistinction des âges de ceux qui apprennent), – caractère
progressif des études, – éducation précoce, longue et ininterrompue, – alliance étroite,
définissant l’école, de l’enseignement et de la « conduite » chez le « maître », de
l’acquisition de la science et de la vertu par l’élève, – gratuité et mesures financières
rendant possible la scolarisation.
12 L’enfant justiciable d’un tel traitement est nécessairement représenté en négatif (il
n’est pas ce qu’il doit être) et comme un être passif (il faut lui inculquer une « science »
et le moraliser). Une telle représentation a été maintes fois dénoncée, jusque chez
Rousseau26, par les idéologies de « l’éducation nouvelle » et on peut la trouver dans les
textes et propos, même récents, définissant la pratique scolaire. « L’enfant du Code
Soleil27 est un non-être, un adulte en négatif... Il est ignorant... On lui refuse même la

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curiosité : puisque le maître doit la susciter, c’est qu’au mieux elle est souvent
endormie. Ce n’est pas un être moral... Ce n’est pas un être libre : il faut l’affranchir de
ses instincts, lui apprendre la maîtrise de soi, l’accoutumer à la liberté. Il n’aime pas
travailler : il faut lui donner le goût de l’effort. Enfin c’est un mineur, donc un être
dépendant qu’il faut surveiller constamment »28. On a pu montrer, de même, que dans
la description qu’ils donnent de la classe, les rapports d’inspection contemporains
contiennent une image de la « nature enfantine, marquée d’impuissance et
d’imperfection » et qui « doit être tirée vers la norme »29.
13 Le nouveau rapport à l’enfant qui s’instaure à une époque dans nos sociétés est très
certainement lié aux autres rapports sociaux, et à leur transformation, mais la
scolarisation de l’enfance ne peut être identifiée à une opération bourgeoise de
transformation des enfants pauvres en travailleurs utiles. La clôture de l’espace
scolaire, l’enfermement des enfants quelle que soit leur condition, la séparation de
l’école par rapport au monde et à la vie, n’apparaissent pas comme la conséquence de la
division capitaliste du travail, d’une séparation entre travail intellectuel et travail
manuel liée à la contradiction capital-travail30, mais comme un moyen d’assurer une
emprise que ne permettent pas les interventions tardives et intermittentes dans le
milieu. De même, on l’a vu, l’emploi du temps scolaire et la méthode simultanée dont il
est inséparable ne répondent pas à un impératif de productivité, mais à l’instauration
d’un nouveau type de pouvoir : soumission constante et totale à des règles
impersonnelles et non plus acceptation momentanée de volontés imprévisibles. En
proscrivant l’oisiveté, en imposant à chacun de prévoir un emploi du temps et de s’y
tenir, les prédicateurs de l’époque classique combattent non les pertes de temps mais le
désordre. Recommandant à son paroissien de se faire une « règle qui marque en détail »
ce qu’il doit faire du matin au soir, le curé de Gap ajoutait : « c’est un grand désordre de
vivre au jour la journée, et pour ainsi dire au hasard »31. En préférant à une autre, dit de
son côté Nicole, l’activité que nous nous sommes prescrite en règlant notre journée,
« nous évitons la légèreté, le désordre et le changement et... ainsi nous avons sujet de
croire que nous agissons d’une manière plus conforme à la volonté de Dieu, dont toutes
les œuvres sont ordonnées »32.
14 Lui aussi soumis à ces règles qui gouvernent chaque activité tout au long de la journée,
le maître doit donner l’exemple. Ici encore, comme pour l’espace et le temps, ce n’est
pas l’efficacité et la rapidité qui comptent, mais la conformité de l’acte aux
« principes » qui le régissent. On voit par l’exemple de l’écriture combien ces règles
multipliées comme à plaisir vont bien au delà de buts qui seraient la lisibilité ou même
l’élégance de l’écrit. L’apparition et le développement d’une pédagogie n’est que l’un des
aspects de cette idée qui ne vaut pas seulement pour l’enseignement : il existerait,
indépendamment du savoir à transmettre, un art d’enseigner, des principes qu’il faut
connaître et qui, par conséquent, font eux-mêmes l’objet d’un enseignement. D’où
l’idée des écoles normales, qui ne sont pas des écoles ordinaires où le futur maître ferait
un apprentissage sur le tas. Le nouveau maître, à la différence de ces maîtres d’occasion
que l’on trouve longtemps dans les campagnes, enseigne selon les principes. Le curé de
Troyes qui, en 1784, réclame des séminaires laïques par lesquels devraient passer tous
ceux qui veulent diriger une école, critique les maîtres qui écrivent « machinalement et
sans principes »33.
15 Alors que l’apprenti, en tout domaine, faisait d’emblée une œuvre, puis plusieurs
jusqu’à ce qu’il parvienne au chef d’œuvre, l’écolier, de manière très différente, non

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seulement est astreint à faire selon les règles (le résultat n’est pas seul à compter), mais
surtout est astreint à faire et refaire des exercices d’application des règles. On voit très
bien ce qu’est cette pédagogie, ce qui la constitue et l’accompagne, lorsqu’elle atteint
l’apprentissage de la musique. Alors que J.S. Bach, par exemple, faisait jouer à ses élèves
de petites pièces, puis, très rapidement, des œuvres (même difficiles), on en vient à
considérer, au XIXème siècle, qu’il y a une technique à acquérir avant l’exécution des
morceaux, lesquels devront ensuite seulement être joués avec « expression ». Czerny
publie L’école de la vélocité, L’art de la dextérité, Cramer publie en deux tomes des Etudes
pour le piano forte en quarante deux exercices dans les différents tons, calculés pour faciliter le
progrès de ceux qui se proposent d’étudier cet instrument à fond (1804 – 1810). Les
professeurs obligent même ceux qui jouent déjà à « commencer à zéro » et à faire des
exercices programmés pendant des années (certains n’acceptent d’élèves que pour cinq
ans). A la moindre « faute », ils se mettent en colère et obligent l’élève à aller répéter 34
avant de comparaître à nouveau devant eux. La répétition d’exercices progressifs, la
contrainte, les sanctions extérieures substituées au plaisir inhérent à l’activité et à la
réussite35, nous reconnaissons là quelques uns des traits constitutifs de l’école.
16 Espace clos ordonné à l’accomplissement des devoirs, temps réglé, activités soumises à
des règles impersonnelles : l’œuvre scolaire apparaît bien comme une entreprise de
moralisation. Elle est liée à une transformation de la religion, donc du pouvoir,
transformation que l’on peut décrire par des traits convergents.
17 Commençons par l’aspect le plus immédiatement lié à l’école : le catéchisme. Il apparaît
au moment où se développe la forme scolaire (ce n’est sans doute pas par hasard qu’il
vient de disparaître avec la crise de celle-là). On ne l’a pas assez souligné, c’est
seulement au XVIème siècle que, dans les Eglises chrétiennes, la « catéchèse » prend la
forme de catéchismes, tels qu’on les a connus jusqu’à la fin de la première moitié du
XXème siècle. Institution de l’Église primitive, le catéchuménat, qui conduit les adultes
à l’initiation baptismale, comprend un enseignement des principales vérités de la
religion chrétienne, ainsi que des pratiques ascétiques et des rites 36. Puis, dans les pays
où l’Église latine a triomphé, on instruit les néophytes et, lorsqu’ils ont atteint l’âge dit
de raison, les enfants baptisés, par des « catéchismes » : le mot désigne d’abord cette
instruction orale et familière donnée par les parents, les parrains, les prêtres, puis les
livres qui, éventuellement, servent de guides à ces derniers pour donner cette
instruction37. Calvin, au contraire, avec son Formulaire de 1541, fait du catéchisme un
manuel destiné aux enfants, divisé en leçons, et présenté sous la forme de questions et
réponses susceptibles d’être apprises par cœur. Ce procédé, imité bientôt par la Contre-
Réforme, constitue une nouveauté très grande et va donner au catéchisme sa forme
traditionnelle pour plus de trois siècles.
18 J.C. Dhotel exprime bien cette nouveauté en disant que Calvin donne au catéchisme « la
forme scolaire » et la sanction de l’examen38. Les Ordonnances imposaient en effet
d’envoyer les enfants au catéchisme tous les jours, de les y interroger afin de savoir s’ils
avaient compris et retenu ce qu’on leur avait fait apprendre, de les faire réciter en
présence de l’église assemblée avant de les intégrer, c’est-à-dire de les admettre à la
Cène39. Le père Auger, un jésuite, fait du premier catéchisme catholique un frère de
celui de Calvin : « désormais, la doctrine n’est plus seulement expliquée avant d’être
résumée en quelques formules symboliques faciles à retenir. Elle doit être apprise dans
le détail et récitée par cœur »40.

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19 La substitution des questions et réponses aux instructions représente un tel


changement qu’il faut vingt années pour qu’il s’impose. La nouvelle manière se heurte à
la tradition d’une instruction familière : parents et prêtres apprenant les principales
prières aux enfants, commentant les scènes représentées par les sculptures des églises,
rimant des cantilènes, etc. Elle est corrélative de changements dans la nature même de
la religion. Le « formulaire », les brèves « demandes et sous-demandes » à savoir à la
lettre sont au dialogue41 entre l’apôtre et le futur disciple (dialogues familiers, avec des
développements relativement longs, qu’étaient censés reproduire les livres de
catéchisme pré-calvinistes) ce que le dogme imposé est à la vérité qui illumine 42. On
voit ici s’instaurer un rapport proprement pédagogique et il n’est pas étonnant que le
catéchisme (au sens de livre) ait la forme qui sera pour longtemps celle de tous les
manuels scolaires. Il n’est pas étonnant non plus que ce qui doit être appris et su de
cette façon, le soit peu à peu, pas à pas, que beaucoup de temps soit nécessaire, qu’on
doive procéder morceau par morceau – en commençant si possible par le plus simple,
en découpant l’ensemble en leçons, chaque leçon en demandes, chaque demande en
sous-demandes –, qu’enfin on doive répéter, revoir... Ce découpage et cette progression
sont pédagogiques, c’est-à-dire caractérisent la forme scolaire, telle qu’elle apparaît
avec les classes organisées chez les Frères de la Vie commune 43, avant que le dispositif
s’impose dans les Collèges des Jésuites, puis dans les Petites Ecoles. Au début du
XVIIème siècle, les catéchismes paroissiaux que même les adultes « ignorants » doivent
suivre pour accéder, après un examen subi à Pâques, aux sacrements, sont organisés de
façon nouvelle : il y a un ordre des matières, commençant par le plus facile, et les
participants sont divisés en classes comme, dit-on, dans les collèges 44.
20 Ainsi le prêtre devient maître, ou est remplacé par un maître qui reçoit des Instructions
pour bien faire le catéchisme. Il devient par là même éducateur : tandis que les théologiens
continuent à controverser sur la grâce et la liberté, « les catéchistes, en travaillant à
éduquer les consciences, affirment une certaine confiance en l’homme et lui remettent
progressivement les règles humaines d’une vie chrétienne » ; ils enseignent
« principalement ce que nous appelons la morale »45. Des siècles de moralisme nous ont
fait oublier non seulement qu’il n’y a peut-être pas de lien nécessaire entre religion et
morale et qu’aux yeux de certains peuples les dieux ne s’occupent pas de bien et de
mal46, mais qu’il y a une différence essentielle entre le salut par l’amour d’une personne
divine et la soumission à une série de devoirs. Or, en analysant les catéchismes des
XVIème et XVIIème siècles, qui donneront la formule des suivants quand ils ne seront
pas purement et simplement réimprimés, on a pu noter que les effets des sacrements y
étaient décrits en termes exclusivement moraux : « Le visage du Christ, sur qui porter
ses regards pour y conformer sa vie, disparaît derrière les prescriptions d’un code
sévère »47.
21 Cette remarque peut être généralisée. La soumission à des règles impersonnelles nous
est apparue, en effet, comme l’une des caractéristiques de la vie scolaire. La réforme
des collèges, à partir du moment où les comportements jusqu’alors admis paraissent
scandaleux, ne consiste pas à les transformer en couvents. Ce qui définit ces derniers
c’est l’acceptation par la communauté d’une règle de vie ; ce qui caractérise les
nouveaux établissements scolaires, c’est l’imposition d’un règlement. Ph. Ariès a décrit
ce mouvement qui aboutit aux collèges des Jésuites et par lequel on passe « d’une
communauté de maîtres et d’élèves au gouvernement sévère des élèves par les
maîtres », de l’énoncé des conditions d’un genre de vie à un « règlement de discipline »

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(mot nouveau au XVIIème siècle) déterminant avec rigueur et détails chaque


occupation de la journée48.
22 La même règlementation, le même souci moral caractérisent les petites écoles, et aux
moralités tirées de la doctrine lors de la leçon de catéchisme s’ajoute la lecture des
Devoirs d’un chrétien49 et de la Civilité. Grâce à cette dernière, l’école régit les mœurs,
codifie chaque geste de l’existence quotidienne et instaure un rapport défini au corps.
En écrivant une Civilité chrétienne, destinée à devenir l’un des plus importants de nos
manuels scolaires, J.B. de La Salle fait autre chose que de donner une épithète nouvelle
à de vieux traités et une légère coloration religieuse à des conseils mondains : il étend
le champ de l’entreprise disciplinaire aux manières, qui auparavant ne relevaient que
de la coutume ou du désir de prestige social. L’osmose qui s’opère entre la morale et
cette codification des pratiques n’est pas propre aux écoles lasalliennes et elle est si
complète que le plan du traité de civilité à enseigner dans « l’école paroissiale » devient
le schéme de l’examen de conscience : devoirs envers Dieu, envers le prochain, envers
nous-même50.
23 Lorsque la relation de l’homme à son Dieu est ramenée à l’observance de devoirs envers
lui, ce dernier n’est pas loin de n’être plus qu’une sorte de surveillant. Or qu’est-ce que
l’école, sinon un lieu où l’enfant est sans cesse surveillé, sans cesse rappelé à l’ordre
imposé par le règlement, sans cesse persuadé qu’il est vu, même lorsqu’il est seul 51.
Dans l’école chrétienne, l’image de l’ange gardien, affichée au mur de la salle avec les
sentences énonçant les devoirs, rappelle ce regard.
24 Ainsi, ce qui vaut pour la partie – le catéchisme – vaut pour le tout : l’école. En
analysant les transformations de la religion dont participe le nouveau catéchisme, ce ne
sont pas seulement les caractéristiques d’une matière scolaire que l’on explique, mais
celles de l’ensemble de l’école. Si la temporalité est un caractère fondamental de toute
forme, on peut en reprenant et prolongeant les observations qui précèdent, tenter de
montrer comment le temps long et ordonné de l’éducation scolaire se substitue au
temps de la religion. A la brusque irruption d’une vérité qui illumine et apporte le salut,
au soudain embrasement de l’amour décrit par les mystiques, s’opposent, au cours de
journées ordonnées selon un emploi du temps, la lente mémorisation des articles du
dogme, la stricte observation des devoirs, la longue acquisition des habitudes grâce
auxquelles tous les gestes deviennent conformes à des règles détaillées. Cela ne va pas
sans résistances, dont témoignent les luttes contre les hérésies qui se veulent retour à
la religion primitive52.
25 On ne saurait trop souligner l’importance de ces changements. P. Chaunu a montré que,
si l’Europe classique n’avait pas connu de bouleversement des structures économiques,
elle avait été le théâtre de deux révolutions. D’abord l’alphabétisation : à la fin du
XVIème siècle dans les pays calvinistes, à la mi-XVIIème dans les pays touchés par la
Contre-Réforme de type français, les seuils de 70-80 % pour les hommes, de 30-40 %
pour les femmes sont atteints53. D’autre part dans l’ordre des mœurs, le XVIIème siècle
apparaît comme le seul siècle révolutionnaire, rompant avec une civilisation
« relativement conciliante à l’égard de l’instinct »54 : ainsi, pour ne prendre qu’un
exemple, l’Église ne célèbre plus les fiançailles que quelques jours avant le mariage,
provoquant la laïcisation de l’accordée. C’est en ce siècle que naît, dans l’école, une
« discipline qui se substitue à la simple violence du Moyen-Age finissant » 55.
Alphabétisation et discipline scolaire ne seraient-elles pas l’une la conséquence, l’autre
un aspect du contrôle des mœurs ?

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26 Les transformations de la religion, auxquelles il paraît possible de lier la constitution de


l’école, ne peuvent elles-mêmes être comprises que par rapport à des transformations
du pouvoir.
27 Lorsque Durkheim, on l’a rappelé, rattache l’école à la religion chrétienne en tant
qu’elle doit exercer une emprise totale sur l’être, il n’explique pas pourquoi l’école au
sens strict n’apparaît qu’à partir du XVIème siècle, car il omet d’analyser les
changements du christianisme et les modalités – nouvelles – de l’emprise. Ceci étant
dit, peut-on faire simplement de la scolarisation une œuvre d’Eglise, dont l’Etat se
serait ensuite emparé après l’avoir longtemps négligée ? L’histoire de l’école est
souvent perçue et décrite comme une sorte de jeu institutionnel à trois protagonistes
(Eglise, Etat, Ecole) ou à deux (l’école constituant l’enjeu, dont il faut s’emparer ou se
débarrasser, d’une lutte entre l’Église et l’Etat).
28 On a ainsi souvent considéré que l’école élémentaire, nécessaire à la religion réformée
puisque tous les fidèles doivent avoir accès aux Livres, avait été une arme dont la
Contre-Réforme s’était emparée pour reconquérir les âmes, puis que l’Etat avait prise à
son tour pour la retourner contre l’Église. On a aussi présenté les difficultés de la
scolarisation sous l’Ancien Régime comme étant dues aux réticences de l’Etat et des
autorités locales à développer une entreprise onéreuse et dont les résultats pouvaient
être à double tranchant : les gens d’église adressaient des « remontrances » aux
consuls, inégalement disposés à allouer des rentes pour fonder des écoles, les
intendants étaient souvent hostiles à l’instruction, etc.56.
29 Mais outre qu’il est difficile de faire de l’école un instrument passif ou un pouvoir
distinct dont on pourrait s’emparer – toute notre analyse tend à la saisir comme
modalité d’un pouvoir –, peut-on s’en tenir au niveau des institutions 57, ou même du
droit et de la scène politique, et méconnaître le caractère indissociablement politico-
religieux du pouvoir ? « Le sacré fait partie de la structure même du pouvoir ; de tout
pouvoir… L’État contemporain n’échappe pas à cette définition » 58.
30 Inversement, on montrerait aisément que tout changement religieux est corrélatif de
modifications dans la nature et le rôle de l’Etat. Pour ce qui nous concerne, les
Réformes protestantes, qui ont été conçues comme à l’origine de l’instruction
populaire, pourraient être sans doute plus justement pensés comme l’origine de l’école
(laïque) d’Etat. La nécessité pour chacun d’avoir accès aux livres saints ne peut rendre
compte, en effet, de l’école : un apprentissage de la lecture auprès des pasteurs ou
d’autres, une instruction religieuse dominicale y suffisent. C’est ce qu’on appelle à
travers l’Europe l’école du dimanche. On a pu montrer que, en pays réformé, comme en
pays catholique, l’alphabétisation à finalité strictement religieuse se limitait à
l’apprentissage de la lecture ; la carte des pourcentages de personnes sachant
seulement lire au début du XIXème ne s’éclaire que par comparaison avec celle de la
pratique religieuse contemporaine59. Si Luther proclame qu’« il est du devoir des
gouvernants de forcer les sujets à fréquenter les écoles »60, c’est que pour lui l’Église
n’est pas seule à avoir besoin de membres instruits, et l’instruction religieuse n’est pas
seule en cause : « le monde aussi a besoin pour ses affaires d’hommes et de femmes
cultivés et habiles »61. Devant contribuer à l’ordre et à la prospérité de la Cité, l’école est
« causa mixta » entre l’Église et l’Etat. Plus profondément, en liant le salut à la
prédestination arbitraire (Calvin) ou à la foi (Luther), la Réforme donne une place à une
morale naturelle, à un ensemble de principes purement humains dans la conduite des
choses de ce monde. De même, du côté de ce qu’on a appelé la Réforme catholique, il

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existe pour certains jansénistes des droits naturels, fondements d’institutions


raisonnables62 et, de façon générale, le jansénisme participe d’un vaste mouvement de
redéfinition des rapports du spirituel et du profane, de l’Église et de l’Etat.
31 Pour des raisons très proches, il paraît impossible de faire de l’Église et de l’Ecole deux
« appareils idéologiques d’Etat ». Reprenant le concept gramscien tel que l’utilisait
Althusser63, E. Balibar et P. Macherey considèrent que l’école n’existe, c’est-à-dire n’est
un AIE spécial, autonome par rapport à l’église, à la famille, etc. 64, qu’avec la deuxième
phase historique du mode de production capitaliste. Cette autonomie commence à la
Révolution, bien que la période 1750 – 1850 corresponde à une régression de
l’instruction des masses, régression due au travail des enfants. Auparavant, il n’existe
que des « éléments disparates qui entreront plus tard dans le fonctionnement » de la
forme scolaire65, des « pratiques d’instruction et d’éducation » qui ne sont pas un AIE
scolaire mais font partie d’autres appareils idéologiques 66, en particulier de l’église.
32 Les principes sur lesquels repose une telle analyse ne permettent pas de comprendre ce
qui se constitue et ce qui advient du XVIème au XIXème siècle. Tout d’abord, parmi les
éléments qui entreront ensuite dans la forme scolaire, les auteurs citent les
enseignements spécialisés (écrire, compter) « mis au point par les marchands » dès le
Moyen-Age et l’enseignement « dispensé, en particulier à la campagne, par l’Église et
les ordres religieux à l’époque classique »67. Or, peut-on mettre les deux choses dans la
même catégorie ? Il n’est certes pas question de revenir au récit mythique de
l’avènement inéluctable de l’Ecole, de Charlemagne à Jules Ferry, et il faudra se
demander s’il y a plusieurs formes scolaires. Il est juste de considérer les maîtres-
écrivains d’Ancien Régime comme faisant apprendre des techniques professionnelles
(les « écritures » nécessaires à toute activité commerciale). On ne peut, on l’a vu,
considérer que comme instruction ce que font, entre autres activités, des curés ou des
artisans à la campagne. Mais il faut considérer comme école ce qui se constitue dans les
villes dès le XVIIème siècle, par la fusion d’éléments (lecture, écriture, civilité...)
recevant de ce fait une signification nouvelle. Et dès lors, on ne peut définir comme
élément ce qu’on est obligé de caractériser comme enseignement « complet en lui-
même », qui « allie systématiquement des pratiques éducatives jusqu’alors sans
rapports mutuels : lire et chanter, pratiques d’origine religieuse ; écrire et compter,
pratiques d’origine artisanale et commerciale ; se bien tenir, être bien élevé, pratiques
d’origine familiale »68.
33 De telles difficultés, sinon contradictions, tiennent au fait qu’ont été admises sans
discussion la thèse de l’école capitaliste et la méthode consistant à rapporter
directement à l’économique tout ce qu’on veut expliquer. Pour nos auteurs, l’âge
classique est la période de l’accumulation primitive du capital ; cette accumulation a
« pour résultat de lâcher, au sens strict, sur les routes » des masses importantes de
« pauvres », de « gueux », dépossédés de leurs moyens de production. Il est donc
nécessaire de créer des « institutions de travail forcé et de contrainte morale » pour les
classes populaires : la « scolarisation » du XVIIème (le mot est mis entre guillemets
pour signifier son impropriété), « c’est tout simplement l’asile, l’ouvroir, le
workhouse »69. De même qu’il ne peut y avoir d’école dans cette période, il y a
« impossibilité matérielle » de scolarisation et il doit y avoir « dèscolarisation »
de 1750 à 1850, progrès de l’analphabétisme ; l’extension du travail des enfants
caractérise, en effet, la révolution « industrielle » capitaliste 70. Or si cette dernière
affirmation ne prête guère à controverses, les travaux historiques actuels nuancent

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beaucoup la thèse partisane d’un recul de l’alphabétisation dans la période


révolutionnaire et au début du XIXème siècle71.
34 Pour achever de tirer du relatif échec de cette analyse les conclusions méthodologiques
qu’il suggère, il faut enfin remettre en question la notion même d’appareil idéologique
d’Etat. Appareil en premier lieu : à identifier cette notion avec celle de forme (scolaire)
on s’expose à méconnaître qu’il existe des écoles avant que naisse un système scolaire,
c’est-à-dire une organisation répartissant dans diverses catégories d’écoles et dans
différentes voies des catégories définies d’enfants. Appareil idéologique ensuite : la
forme scolaire est considérée par les auteurs que nous commentons comme la forme
que prend dans la société capitaliste le « processus d’éducation », défini comme
« processus social d’assujettissement à l’idéologie dominante » 72. Or si l’analyse de la
fonction idéologique de l’école ouvre un champ de recherches important et permet de
comprendre le contenu de l’enseignement73, elle laisse de côté toute une série d’aspects
auxquels le concept de disciplines s’applique mieux que celui d’idéologie. Autrement dit,
on ne saurait réduire l’école à sa fonction idéologique.
35 Reste enfin à savoir comment l’école est d’Etat, une fois entendu que l’existence
d’écoles privées n’est pas une objection. L’école se serait donc constituée comme AIE
autonome à partir, notamment, d’une partie de « l’ AIE de l’Eglise » 74. Or il apparaît
difficile de réduire la religion à une idéologie – même si elle a rempli cette fonction – et
de faire des Eglises des appareils d’Etat situés sur le même plan que les AIE familial,
juridique, etc. Il est de plus discutable de réduire l’Etat à la collection de ces appareils,
et de n’utiliser le concept de pouvoir que pour désigner le pouvoir d’Etat au sens de
main-mise sur les appareils.
36 Sans prétendre développer une théorie sociologique de la religion et de l’Etat, il faut
esquisser les quelques propositions auxquelles conduit l’analyse de l’école ci-dessus
entreprise. La forme scolaire du procès de socialisation apparaît en réunissant des
éléments (écriture et calcul concurremment transmis par les maîtres-écrivains, civilité
conseillée à ceux qui veulent maintenir ou acquérir un rang social supérieur,
instruction religieuse donnée par les curés ou les pasteurs...) auxquels elle confère un
sens, une fonction et donc une structure nouvelles. Les formes dans lesquelles s’opère
la transmission des savoirs et des savoir-faire sont choisies et travaillées de manière à
produire des effets (moralisation, discipline, dit Ph. Ariès, suivi par M. Foucault) qui
nous sont apparus comme des effets de pouvoir. « Tous les procédés d’enseignement
sont ou doivent être des moyens disciplinaires qui concourent à l’éducation » 75. L’école
correspondrait donc à une manière d’obtenir un type nouveau76 d’assujettissement, à
une modalité nouvelle d’exercice du pouvoir. L’éducation permanente imposée
aujourd’hui à tous jusqu’à la mort permet de comprendre le sens d’une entreprise
qu’on crut d’abord réservée aux enfants.
37 La constitution de l’école est liée à une transformation de la religion, et celle-ci doit
être conçue comme l’un des pôles du pouvoir ou du champ politique 77. Si l’on admet
cette hypothèse, on comprend d’une part qu’il n’y ait pas de transformation de la
religion sans redéfinition des rapports entre le civil et le religieux dans ce champ 78,
d’autre part que, dès l’origine, l’école présente certains caractères « laïcs » :
constitution progressive d’un corps enseignant distinct du corps sacerdotal, –
apparition d’une morale et d’une discipline des mœurs distinctes de la règle de vie
chrétienne, – spécialisation, restructuration et désacralisation de l’espace scolaire, etc.

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38 On trouverait chez Rousseau, chez Hegel et Marx, et même chez Gramsci des éléments
pour préciser cette hypothèse. Tous en effet se sont affrontés à un problème que l’on ne
peut éviter qu’en réduisant la religion à l’opium du peuple et le politique à l’Etat conçu
comme instrument entre les mains de la classe dominante. Il semble bien que Gramsci,
par exemple, lorsqu’il tente l’analyse historique de l’Église du Moyen-Age à nos jours,
ne puisse s’en tenir à la définition par l’appareil idéologique d’Etat. Dans la société
féodale, dont l’Église est l’une des origines, non seulement le clergé monopolise des
« services » tels que la philosophie et la science (l’idéologie), « l’instruction, la morale,
la justice, la bienfaisance », mais la prééminence et la multifonctionnalité de l’Église
sont telles que l’on peut parler de sa suzeraineté idéologique et politique sur l’Etat
féodal79. Et ce qui se produit ensuite, ce n’est pas seulement une émancipation
d’intellectuels par rapport au monopole idéologique, mais une émancipation de
l’appareil d’Etat. Par opposition, la période de la Contre-Réforme est analysée comme
subordination de l’Église à l’Etat absolutiste, la première devenant (ce qu’elle n’était
donc pas auparavant) un véritable appareil idéologique d’Etat 80. A ce changement est lié
une transformation de l’Église qui « devient elle-même une organisation disciplinaire
par un changement de fonction de ses organisations de masse » 81. Le développement de
la Compagnie de Jésus82, l’apparition de nouvelles formes de prédication83 sont analysés
selon les mêmes principes.
39 Si donc il ne saurait être question de nier que les églises aient souvent fourni au
pouvoir politique une « puissance de légitimation » et un « moyen de domestication des
dominés »84, en toute société le rapport que l’homme entretient avec le sacré implique
toujours la possibilité – révolutionnaire – de la transgression et de l’eschatologie qui
définissent ce sacré. S’il n’est pas question non plus de nier les rapports, au demeurant
complexes, de la religion avec les luttes de classes, on ne saurait ramener celle-ci aux
accoutrements recouvrant des intérêts de classe étroits. Gramsci n’aurait pas défini la
Révolution française comme hérésie religieuse (plus proche en cela de Tocqueville que
d’Engels)85 et le marxisme comme réforme intellectuelle et morale, Marx lui-même
n’aurait pu attribuer au prolétariat le rôle qu’il lui assigne s’il en était autrement.
40 Peut-être faut-il voir dans la volonté politique et dans la croyance religieuse ce que
capte le pouvoir ecclésiastique et étatique. La première concernerait la manière d’être
des hommes entre eux, la seconde le sens même de leur existence. Dès lors, la tâche de
la sociologie n’est pas d’étudier l’église comme une société à l’intérieur de la société ou
d’expliquer les uns par les autres ces phénomènes extérieurs les uns aux autres que
seraient les phénomènes religieux, économiques, politiques, etc. Comme le disait
Merleau-Ponty à propos de Durkheim, « la sociologie ne cherchera pas l’explication du
religieux dans le social, ni d’ailleurs du social dans le religieux, elle les considérera
comme deux aspects du lien humain réel et fantastique tel qu’il a été élaboré par la
civilisation considérée et elle tentera d’objectiver la solution que cette civilisation
invente dans sa religion comme dans son économie ou dans sa politique pour le
problème des relations de l’homme avec la nature et avec l’homme » 86. N’est-ce pas la
démarche même de Max Weber ? Comme l’a montré R. Aron, celui-ci donne toujours
« le sentiment d’une humanité qui s’est posée et qui continue à se poser la question
fondamentale du sens de l’existence », et il n’a pas voulu réfuter le matérialisme
historique, mais « démontrer que les conduites des hommes dans les différentes
sociétés ne sont intelligibles que dans le cadre de la conception générale que ces
hommes se sont faite de l’existence »87.

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41 Mais la définition complète de la nature et des rapports du religieux et du politique, de


l’Église et de l’Etat, exigerait encore un long travail et de plus amples justifications. Les
remarques ci-dessus sont cependant suffisantes pour nous permettre de poursuivre
l’analyse de l’école. Si la description de la forme scolaire en révèle les aspects de
pouvoir, c’est que sa constitution est à rattacher à une restructuration du champ
politico-religieux. Restructuration et non simplement partition du champ, le partage, la
délimitation des prérogatives étant, dans les institutions, la manifestation de cette
restructuration, et pouvant s’effectuer d’ailleurs de plusieurs manières (ce qui permet
d’expliquer la diversité des solutions européennes au problème de la laïcité de l’école).
A un tel changement correspond nécessairement une modification des modalités
d’exercice du pouvoir. L’Eglise devient à un certain moment – celui où apparaît l’école –
« disciplinaire » et, selon la plaisante expression de B. Groethuysen, rapprochant les
« transformations qui se font en religion » au XVIIème siècle et « celles qu’on verra se
produire en politique », Dieu devient « constitutionnel »88. Adoptant le terme discipline,
dont la polysémie est intéressante, nous avons cru pouvoir caractériser par l’obéissance
à des règles le type d’assujettissement que l’école tente de produire.
42 Mais il est plusieurs façons d’obéir à des règles et il a fallu faire l’hypothèse de
l’existence de plusieurs formes scolaires. Pour traiter ce problème, nous nous placerons
à l’époque où, dans la formation sociale française, coexistent et sont en compétition
plusieurs types d’écoles ou d’enseignements, avant que, en 1880, l’un d’eux triomphe.

NOTES
1. Dictionnaire de Philosophie, par A. Lalande, art. « Pédagogie ».
2. On trouve quelques indications sur les révoltes et leur répression dans P. Gerbod, La vie
quotidienne des lycées et collèges au XIXème siècle, Paris, Hachette, 1968, (voir en particulier p. 104 et
suivantes).
3. Voir à ce sujet, bien qu’il ait tendance à confondre les différentes sortes d’écoles, M. Fosseyeux,
Les écoles de charité à Paris sous l’Ancien Ṛégime et dans la première partie du XIXème siècle, Paris, 1912.
4. Cf. R. Chartier, M.M. Compère et D. Julia, op. cit., p. 58.
5. R. Scherer et G. Hocqueghem, « Co-ire », Ṛecherches, n° 22, mai 1976.
6. Voir sur ce point les travaux, célèbres, de Ph. Ariès.
7. Voir la bibliographie concernant cette question et de nouvelles données dans l’ouvrage cité de
R. Chartier, M.M. Compère et D. Julia.
8. Cf. J. Lawson and H. Silver, A social History of Education in England, London, Methuen, 1973,
p. 182 et p. 112.
9. Cf. P. Ariès, L’enfant et la vie familiale…, op. cit.
10. Des recherches sur l’enfance comme rapport social sont conduites, au sein du Groupe de
recherche sur le procès de socialisation par A. Battegay. Voir « L’enfant vagabond » et « les
Sociétés de patronage » dans Cahiers de recherche, n° 1, juin 1977, Université Lyon II (ronéoté) et
« Disciplines à domicile », Ṛecherches, n° 28, nov. 1977, Annexe.
11. Voir en particulier L’enfant et la vie familiale…, op. cit.

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12. Déclaration des curés de Vézelay, en 1769, citée dans R. Chartier, M.M. Compère et D. Julia, op.
cit., p. 39.
13. Charles Démia envisageait, pour les écoles de pauvres de Lyon, d’augmenter le temps de
présence des écoliers (normalement « l’ordre », c’est-à-dire l’horaire, était 7 h – 10 h, 13 h 30 –
16 h 30), afin d’enlever le plus complètement possible l’enfant à l’influence, jugée néfaste, de son
milieu. « Comme il serait d’un grand fruit de retirer les enfants d’auprès de leurs parents,
desquels bien souvent ils n’ont pas tout le bon exemple nécessaire, il serait à souhaiter qu’on pût
les garder toute la journée à l’école, ce qui se pourrait faire, si chaque enfant apportait sa petite
portion pour le dîner… On tâcherait de leur procurer du travail pour les occuper le reste du jour,
comme serait la dentelle, le bouton, le tricotage, etc, et tant devant, que pendant, qu’après ce
travail, on observerait certains petits exercices de piété » (Ṛèglements pour les écoles de la ville et
diocèse de Lyon, dressés par M. Charles Démia, Lyon, André Olyer, s. d., Archives municipales de
Lyon, n° 66150). Saint-Cyran veut, qu’il s’agisse d’un enfant de menuisier ou du fils de la duchesse
de Guize, en être entièrement maître, et Madame de Maintenon n’autorise les demoiselles à voir
leurs parents qu’une fois par trimestre (F. Cadet, L’éducation à Port-Ṛoyal, Paris, Hachette, 1887,
p. 5).
14. Ph. Ariès, dans L’Enfant et la vie familiale (op. cit.) a bien noté l’ambiguïté de l’idée d’innocence
enfantine.
15. Ph. Ariès, op. cit., p. 119.
16. Plan d’éducation des élèves (1776), cité dans R. Chartier, M.M. Compère et D. Julia, op. cit., p. 220.
17. Ibid.
18. Cité dans R. Chartier et al., op. cit., p. 218.
19. J. Meyer, cité ibid.
20. Voir I. Joseph et Ph. Fritsch, « Disciplines à domicile », Ṛecherches, n° 28, nov. 1977.
21. R. Chartier et al., op. cit., p. 218.
22. W. Gombrowicz a, en 1937, écrit le cauchemar des infantilisations, dont celle de l’école, où son
héros est contraint de retourner (Ferdydurke, Paris, Julliard, 1958).
23. « Je voudrais les avoir plus tôt », s’écrie un violoniste célèbre, qui a fondé une école pour
jeunes virtuoses.
24. Mgr. Loménie de Brienne à l’Assemblée du Clergé de France de 1775, cité dans R. Chartier et
al., op. cit., p. 211-212, pour montrer la séparation définitive de la culture profane et de la culture
religieuse. Les expressions soulignées le sont par nous.
25. J. Lawson, H. Silver, op. cit., p. 154.
26. J. Piaget ( Encyclopédie Française, t. XV, « Education et instruction », 15.26.5) reproche à
Rousseau d’établir des différences principalement négatives lorsqu’il marque la spécificité de
l’enfance par rapport à l’âge adulte.
27. Il s’agit du Livre des Instituteurs, par J. Soleil, ouvrage ancien mais toujours réédité et mis à
jour, qui donne au maître tous les renseignements et conseils d’ordre administratif et même
pédagogique dont il peut avoir besoin (G.V.).
28. M.F. Bourgeois, « L’image de l’enfant dans le Code Soleil », Le Doctrinal de Sapience, 1976, n° 2,
p. 23. Tout en ayant peut-être tort de le finaliser, l’auteur voit bien le rapport qui existe entre
cette image de l’enfant et l’obligation scolaire : « A quoi sert une telle définition de l’enfant ? À
justifier la nécessité de l’enseignement obligatoire. Pour devenir quelqu’un..., il faut que l’enfant
aille à l’école ! ».
29. J. Voluzan, L’école primaire jugée, Paris, Larousse, 1975, p. 65.
30. « Cette séparation matérielle des pratiques scolaires et des pratiques productives en général
est elle-même l’un des effets de la division du travail manuel et du travail intellectuel ». « On
n’oubliera pas, pour commencer, que la famille comme l’école sont des formes imposées à la
classe ouvrière par la bourgeoisie » (C. Baudelot et R. Establet, L’école capitaliste en France, Paris,
Maspéro, 1971, p. 278 et p. 291).

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31. Cité par B. Groethuysen, Origines de l’esprit bourgeois en France, I, l’Eglise et la bourgeoisie, Paris,
Gallimard, 1927, p. 218.
32. Nicole, Traité de la vigilance chrétienne, cit. ibid., p. 220. Groethuysen concluait de tout cela,
logiquement, que l’Église a contribué à former la moyenne bourgeoisie des bureaux, mais qu’elle
n’aimait pas le bourgeois énergique qui se pousse en avant.
33. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., art. « Courtalon ». Le maître, dans le même journal de
Troyes, se défend : « Je sais leur enseigner, par principes, à lire, à écrire, les règles de
l’orthographe... ».
34. Sur ces points, et sur la résistance de pianistes comme May Fay, qui refuse de passer par ce
système, voir G. Kaemper, Techniques pianistiques, Paris, Alphonse Leduc, 1968.
35. Inversement, l’apprentissage moderne du piano est ainsi défini par G. Kaemper : des
morceaux au lieu d’études, des gestes au lieu de notes, des expériences au lieu de répétitions
(l’apprenti est invité à goûter les sensations données par le son et par l’aisance du geste).
36. Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Letouzay et Ané, 1923, art. « Catéchèse ».
37. Ibid., art. « Catéchisme » ; J.C. Dhotel, Les origines du catéchisme moderne, d’après les premiers
manuels imprimés en France, Paris, Aubier, 1967, p. 18 et p. 32.
38. Op. cit., p. 17.
39. Op. cit., p. 40.
40. Op. cit., p. 62.
41. Catéchèse vient du mot grec katèkéô, qui signifie au sens propre faire retentir et au sens
figuré instruire oralement, la parole du maître faisant écho à l’interrogation du disciple et
inversement (Dictionnaire de théologie catholique, op. cit., art. « Catéchèseb »),
42. On sait que, par rapport à Luther, Calvin restaure l’autorité ecclésiastique. C’est l’une des
raisons pour lesquelles il n’est pas besoin ici d’opposer Réforme et Contre-Réforme.
43. R. Chartier, M.M. Compère, et D. Julia (L’éducation en France, op. cit., p. 148 et suiv.) ont à juste
titre souligné l’importance pédagogique de ce courant réformateur, plus connu pour être à
l’origine de la devotio moderna.
44. J.C. Dhotel, op. cit., p. 244. ;
45. Ibid., p. 369. ;
46. Cf. J. Lizot, Le cercle des feux, Paris, éd. du Seuil, 1976 : les Yanomanis croient en un pays des
âmes et en de mauvais esprits, sources de maux, mais ils ont droit au meurtre et à la
concupiscence.
47. J.C. Dhotel, op. cit., p. 423. L’auteur signale plusieurs déplacements corrélatifs de ce
changement : la robe blanche du baptême, jadis symbole de résurrection, devient signe de
pureté ; l’adultère n’est plus considéré comme atteinte à autrui mais comme aspect de l’impureté,
manquement à un devoir individuel, que pourchassent les éducateurs ; le curé devient conseiller
des familles (pp. 376, 407 et 428).
48. Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale…, op. cit., p. 182. Le collège, très différent de ce qu’il était au
XIVème siècle et plus proche des lycées modernes, devient ainsi, note l’auteur, institution « de
surveillance et d’encadrement de la jeunesse » (p. 185).
49. Les devoirs d’un Chrétien et La vie chrétienne font partie des ouvrages classiques, c’est-à-dire des
manuels, dont J.B. de La Salle obtient privilège en 1703.
50. J.C. Dhotel, op. cit., p. 369. L’auteur voit dans cet enseignement de la civilité l’origine de la
morale laïque et de l’instruction civique. Nous reviendrons sur ce problème au chapitre VIII.
51. J.C. Dhotel, op. cit., p. 435, décrivant le développement d’une liturgie spectaculaire et certains
aspects nouveaux du culte comme l’exposition du Saint-Sacrement, montre que, au XVIIème,
Dieu est essentiellement conçu comme celui qui voit.
52. Par exemple la relative anomie dans la vie quotidienne des bons-hommes cathares, leur
croyance au consolamentum assurant, à l’article de la mort, le salut, sont opposés par E. Le Roy
Ladurie d’une part au catholicisme que tentent d’imposer, par la chaire et le confessionnal, les

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Ordres mendiants (Mineurs et Prêcheurs) du XIVème siècle, d’autre part aux Réformes catholique
et protestante ultérieures E. Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan, de 1294 à 1324, Paris,
Gallimard, 1975, p. 543-555).
53. P. Chaunu, La civilisation de l’Europe classique, Paris, Arthaud, 1966, p. 188.
54. P. Chaunu, op. cit., p. 209.
55. Id. Ibid., p. 596.
56. Ces lignes étaient écrites lorsqu’à paru l’ouvrage de F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire,
l’alphabétisation des français de Calvin à Jules Ferry, Paris, éd. de Minuit, 1977. Ce livre apporte une
contribution fondamentale à l’étude historique des phénomènes ici analysés (voir ci-dessous
Annexe II).
57. Cette remarque n’enlève aucune valeur aux analyses historiques telles que celle de M. Ozouf,
L’Ecole, l’Eglise et la Ṛépublique, 1871-1914, Paris, A. Colin, 1963.
58. Le pouvoir et le sacré, par L. de Heusch, P. Derchain et al., Annales du Centre d’étude des
Religions, 1, Université libre de Bruxelles, 1962, p. 15. L. de Heusch justifie ainsi son affirmation :
« l’exercice du pouvoir souverain présente, dans ses origines, et en dehors des éléments de
contrainte brutale, voire de consentement ou d’accord qui accompagnent l’établissement de tout
pouvoir, un résidu non intégrable de caractère irrationnel, qui s’identifie avec les principes
mêmes que l’on attribue au sacré : crainte d’une transgression..., vénération… » (op. cit., p. 11).
59. R. Chartier et al., op. cit., p. 106.
60. Cité dans Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., art. « Luther ».
61. Cité ibid., art. « Protestantisme ».
62. Voir sur ce point R. Taveneaux, Jansénisme et politique, Paris, A. Colin, 1965, p. 9 et suiv.
63. L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », La Pensée, n° 151, juin 1970. Les AIE
se présentent sous forme d’institutions distinctes : AIE religieux (les différentes églises), AIE
scolaire (les écoles publiques et privées), AIE familial, juridique, etc. Appareils d’Etat bien que
certaines de ces institutions appartiennent au privé et non au public. Appareils idéologiques en
tant qu’ils « fonctionnent à l’idéologie », par opposition à l’appareil répressif (gouvernement,
tribunaux...) qui fonctionne principalement à la violence (p. 4).
64. « Présentation » de Le français national, par R. Balibar et D. Laporte, Paris, Hachette, 1974.
Nous pouvons maintenant apporter une réponse aux questions posées au chapitre I à propos de
cette thèse.
65. Ibid., p. 25.
66. Ibid., p. 22 note 1. En procédant ainsi, les auteurs peuvent-ils échapper aux critiques
qu’adresse R. Aron à la combinatoire structuraliste, condamnée à ne jamais rendre compte des
diversités et changements que par la position, dominante ou non, d’éléments, de régions ou
d’instances identiques ? « Il faudrait... savoir en quel sens une instance dite spécifique demeure
conceptuellement la même dans les diverses formations sociales » (R. Aron, D’une Saint-Famille à
l’autre, Essais sur les marxismes imaginaires, Paris, Gallimard, 1969, p. 125).
67. Ibid., p. 25.
68. Ibid., p. 25. Ajoutons que les analyses des chapitres précédents obligent à faire plusieurs
réserves sur cette liste de pratiques et sur l’origine qui leur est attribuée par nos auteurs.
69. Ibid., p. 27.
70. Ibid., p. 27.
71. Voir l’article et la bibliographie de J. Houdaille, « les signatures au mariage de 1740 à 1829 »,
Population, Janv. 1977, n° 1. Voir surtout le livre cité de F. Furet et J. Ozouf.
72. Op. cit., p. 22.
73. Voir ci-dessous, chapitre VII.
74. « L’AIE de l’Église qui a partie liée au pouvoir d’Etat monarchique » (op. cit., p. 28).
75. Travaux d’instituteurs français, recueillis à l’Exposition universelle de Paris (1878), Paris, Hachette,
1879, p. 20.

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76. Nouveau dans nos sociétés : il n’est pas exclu que, avec les différences dues aux conditions
économiques et sociales différentes, quelque chose comme une école ait fonctionné ou
fonctionne dans d’autres types de sociétés.
77. Voir G. Balandier, Anthropologie politique, PUF, Paris, 1967.
78. Reprenant les analyses de P. Clastres dans La société contre l’Etat, M. Gauchet a tenté de
démontrer, dans une perspective anthropologique, qu’il n’y avait « pas d’accomplissement de
l’Etat sans liquidation de la religion », pas de naissance de l’Etat sans transformation du discours
religieux (M. Gauchet, « La dette du sens et les racines de l’Etat », Libre, 1977, 2, éd. Payot, p. 39).
79. H. Portelli, Gramsci et la question religieuse, Paris, Anthropos, 1974, p. 75.
80. Ces expressions appartiennent au commentaire d’H. Portelli (p. 110). Nous gardons la
responsabilité des conclusions que nous croyons pouvoir en tirer.
81. H. Portelli, op. cit., p. 110.
82. A. Gramsci, Il materialismo storico…, cité ibid., p. 109.
83. Ibid., p. 119-120.
84. P. Bourdieu, « Une interprétation de la religion selon M. Weber », Archives européennes de
sociologie, XVI, 1, 1971. Voir aussi « Genèse et structure du champ religieux », Ṛevue française de
Sociologie, XII, 3, 1971. Reprenant M. Weber, mais aussi Durkheim et Marx, l’auteur apporte une
contribution extrêmement importante pour l’analyse des phénomènes religieux. Cependant, si la
définition d’un « champ religieux » par l’intérêt religieux et la demande idéologique des groupes
est légitime, celle de la religion comme système symbolique structuré, construisant l’expérience
et consacrant un éthos par explicitation, nous paraît réductrice.
85. H. Portelli, op. cit., p. 120.
86. M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948, p. 179-180.
87. R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 545 et 530.
88. B. Groethuysen, Origines de l’esprit bourgeois en France, Paris, Gallimard, 1927, p. 111.

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Chapitre IV. École et


industrialisation

1 A la fin du premier tiers du XIXème siècle, la France est, quant à l’instruction populaire,
en retard sur presque tous les pays d’Europe. Il y a de grandes différences selon les
régions, mais en 1815, « sur presque trois millions d’enfants d’âge scolaire, un million
seulement fréquentait l’école »1. Sous l’Empire, en effet, la situation des écoles rurales
et de leurs maîtres n’a guère varié par rapport à l’Ancien Régime, et, bien que Napoléon
se soit résolu à « rétablir les frères ignorantins »2 chassés par la Révolution, les écoles
congréganistes ne fonctionnent que dans les villes et seulement lorsque le financement
est assuré.
2 Comment « procurer facilement et rapidement l’instruction et l’éducation à deux
millions d’enfants »3, telle est la question que se pose une partie des classes supérieures
qui juge nécessaire de tirer le peuple de l’ignorance. Et c’est pour résoudre ce problème
que des hommes comme le baron de Gérando, les comtes de Laborde et de Lasteyrie
vont voir ce qui est fait à l’étranger, voient fonctionner en Angleterre le « monitorial
System » et créent (en 1815) la célèbre Société pour l’instruction élémentaire, qui
répandra la « méthode mutuelle ». Ces hommes ne sont pas des pédagogues de
profession et il n’y a pas chez eux, au moins au départ, d’engouement pour une
méthode nouvelle. Leurs biographies montrent que ces philantropes voient là un
« mode d’éducation si prompt, si facile, si bon marché, qu’il peut comprendre tous les
enfants pauvres d’un pays sans le secours du gouvernement, ni les contributions des
communes »4.
3 Les écoles mutuelles se répandent et le nombre des enfants qui fréquentent les petites
écoles passe de 165 000 en 1816 à 1 123 000 en 1820 5. De telle sorte qu’à cette époque
coexistent en France, indépendamment de leur statut, trois sortes d’écoles. Les
« écoles » rurales, tenues par des régents peu différents de ceux de l’Ancien Régime : on
y pratique ce qu’on appelle le mode individuel (le maître fait lire et éventuellement
écrire chaque élève, tour à tour), la rétribution par les parents est mensuelle et la
fréquentation saisonnière. Dans les villes fonctionnent, sur le mode fixé par la Conduite
des écoles chrétiennes et appelé mode simultané, les écoles gratuites des Frères, bientôt
imités par d’autres congrégations enseignantes. Enfin, dans les villes surtout, en
concurrence avec les précédentes, et après des luttes politiques souvent décrites,

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s’ouvrent des écoles mutuelles. A l’époque de la loi Guizot, les chiffres respectifs pour
ces trois types d’écoles sont les suivants6 :

4 Qu’est donc ce mode mutuel d’enseignement que l’on essaya de répandre dans les
campagnes7 et auquel un Ambroise Rendu tenta de rallier les Frères 8 ? Il serait inutile et
vain de chercher une fois de plus l’origine de l’utilisation de moniteurs dans
l’enseignement : tel qu’il est importé d’Angleterre (où Bell et Lancaster l’avaient
« vinventé »), tel qu’il se répand dans plusieurs pays d’Europe et dans leurs colonies, le
mode mutuel fait de ce qui avait été parfois un simple procédé destiné à faciliter la
tâche du maître la base d’un véritable système. Faut-il le considérer comme une forme
scolaire et l’opposer à celle que nous avons essayé de caractériser d’après le modèle
qu’en fournit la Conduite 1 Ou bien, en dépit de ce que tendent à faire croire les
polémistes de l’époque, parfois suivis par quelques uns de nos contemporains 9, ne
s’agit-il que d’une variante ?
5 Une école mutuelle frappait les observateurs de l’époque par sa disposition et son
organisation. Elle était faite d’une seule grande salle rectangulaire, d’au
moins 8 à 9 mètres de hauteur10. Sur toute la longueur de la salle, des rangées de tables
et de bancs pouvant contenir chacune une dizaine d’élèves. A l’extrémité droite de
chaque table, le pupitre du moniteur, la planchette des modèles d’écriture, surmontée
d’une tige (le « télégraphe ») où le moniteur suspend des inscriptions indiquant les
mouvements à exécuter. Tout le long des parois de la salle (les fenêtres doivent être
à 2 ou 3 mètres de hauteur), des demi-cercles en fer (ou peints sur le sol) marquent
l’emplacement où doit se tenir chaque groupe d’élèves, devant un tableau noir, pour les
leçons de lecture, de grammaire et d’arithmétique ; le moniteur se tient au centre,
muni d’une baguette.
6 Les bancs sans dossiers font corps avec les tables, étroites (22 à 24 cm selon qu’on
utilise l’ardoise ou le papier). Leur hauteur est variable selon la taille des élèves (de 0,
68 m pour la première classe à 0, 73 m pour la classe la plus avancée) ; la première
permet l’écriture sur sable et la dernière porte des encriers.
7 Une longue estrade, qui selon les manuels d’enseignement mutuel doit mesurer cinq
mètres de long, deux mètres de large et 0, 65 m de hauteur, supporte le bureau du
maître, qui doit pouvoir surveiller l’ensemble de la salle et commande de la voix, du
geste ou du sifflet, aidé par les moniteurs généraux qui l’entourent. Derrière lui, un
tableau noir, un crucifix et un buste du roi, une horloge. Des écriteaux portent des
principes d’ordre et de morale : « Une place pour chaque chose et chaque chose à sa

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place », « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît »,
« Chérissons nos parents, nos maîtres, notre Roi et notre patrie » 11.
8 Le matériel comportait encore, outre les ardoises, dont l’usage fut généralisé, les
« tableaux » (feuilles collées sur carton ou sur bois) de lecture, d’arithmétique, de
grammaire, de géographie et de dessin linéaire que chaque moniteur plaçait pour
l’exercice du jour. Ces tableaux qui rendaient inutiles les livres, la Société pour
l’instruction élémentaire avait chargé des savants comme Jomard et Peigné de les
rédiger. Le procédé passait pour avoir été déjà utilisé par Démia.
9 Tel était donc le cadre matériel. Comment fonctionnaient ces écoles à une seule salle
contenant parfois plusieurs centaines d’élèves, et à plusieurs classes ? On aura
remarqué qu’à la différence du maître lasallien, celui de l’école mutuelle se tient devant
les élèves ; mais d’une part il est remplacé au poste latéral par le moniteur, d’autre part,
il ne fait que surveiller et diriger les mouvements. Selon le mot d’O. Gréard, il règle la
manœuvre de l’enseignement comme un capitaine sur le pont de son navire 12. C’est
qu’en effet tout est réglé d’avance – les exercices et la préparation aux exercices –,
chaque geste est codifié, chaque déplacement se fait en mesure, de sorte qu’il n’y a plus
qu’à faire des signaux convenus (coups de clochette, mouvements de la main...) et à
donner des ordres brefs (« Moniteurs d’écriture », « Attention »...) pour que le
processus se déclanche et se déroule. Processus qui n’est pas un enseignement donné
par le maître ou par les moniteurs : ces derniers font lire, écrire, copier, compter les
élèves. Ils ont eu, avant le début de la classe, à apprendre les mêmes tableaux qui seront
utilisés pour les autres élèves et en outre à réciter au maître les procédés normaux de
l’enseignement mutuel qu’ils doivent utiliser. Si l’on ajoute que les tableaux, par
exemple de grammaire et de calcul, qui servaient aux groupes, étaient constitués de
séries de questions et de réponses toutes faites à apprendre par cœur, autrement dit
utilisaient la méthode catéchistique, on pourra se demander si l’école mutuelle n’était
pas une sorte de machine à enseigner.
10 Pourtant, dans cette mécanique bien montée, il faut, pour qu’elle se meuve, une
énergie, un ressort. Ce ressort n’est pas la crainte. Dans cette école où il ne peut y avoir
aucune parole et aucun geste libres, tout manquement aux règles est repéré grâce au
système de surveillance hiérarchisée. Le ou les moniteurs généraux surveillent les
moniteurs particuliers et font leur rapport au maître, qui peut destituer les moniteurs.
Cette surveillance s’exerce même en dehors de l’école puisque des « conducteurs » sont
chargés de noter les élèves qui causent du désordre en rentrant chez eux. Mais l’école
mutuelle fut célébrée pour substituer l’habitude de l’ordre et le sentiment de l’honneur
à la crainte des châtiments.
11 Les peines corporelles sont en effet proscrites et Jomard, avec bien d’autres, leur
reproche de perdre sans remède des enfants qui, par d’autres méthodes, deviendraient
des sujets distingués13. Il existe certes des punitions : divers écritaux infâmants peuvent
être suspendus au cou de l’écolier paresseux ou indiscipliné. Mais on compte surtout
sur la série innombrables des « petites manœuvres continuelles » 14, comme marcher au
pas, mettre les mains derrière le dos ou sur les genoux, pour faire acquérir la docilité,
l’habitude d’une discipline qui ne sera plus ressentie comme pesante. La Société pour
l’instruction élémentaire a délibérément augmenté et perfectionné les moyens déjà
utilisés à l’étranger pour automatiser les mouvements. Soit le commandement
« Entrez... dans vos bancs » ; au premier mot, les enfants posent avec bruit la main
droite sur la table et, en même temps, passent la jambe dans le banc ; aux mots

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suivants, ils entrent dans le banc, etc. On reconnaît là les procédés grâce auxquels,
depuis une certaine époque, est imposée la discipline militaire 15.
12 Mais c’est surtout sur l’émulation que l’on compte pour faire agir les élèves. L’école
mutuelle n’invente pas, on le sait, les récompenses et les punitions, mais elle en modifie
le système. De plus et surtout elle introduit systématiquement quelque chose de
nouveau et qui va jouer un rôle important pour des générations d’écoliers : le
classement, la place.
13 En effet, il y a des billets de récompense distribués par les moniteurs particuliers ; à
partir de 1830, on introduit le tableau d’honneur et les médailles ou « croix ». Les
moniteurs ne peuvent punir eux-mêmes : ils marquent l’élève (lui mettent la marque au
cou) et l’envoient au maître, qui punit selon un code défini dans les guides de
l’enseignement mutuel, faisant correspondre une sanction à chaque faute. Les
punitions diminuent au fil des années : le cachot, le poteau auquel on attachait l’élève
sont supprimés. On se contente, en principe, de mettre à genoux sur l’estrade, et
surtout de faire rétrograder d’une ou plusieurs places.
14 Là se situe la nouveauté par rapport à l’émulation des écoles lasalliennes. En effet, on
peut bien appeler émulation le désir d’égaler les meilleurs et d’obtenir les récompenses
honorifiques qu’obtiennent ceux-ci pour leur assiduité, leur piété, leurs bonnes
réponses. C’est ainsi que la Conduite du XVIIIème siècle concevait les choses, mais elle
n’utilisait pas le terme « émulation » et surtout elle prescrivait de consigner dans des
registres les performances de chaque élève, en marquant ses progrès ou sa stagnation,
jamais en le comparant aux autres. Dans l’école mutuelle, aux récompenses, aux
examens bimestriels pour le changement de classe, à l’honneur de devenir moniteur
s’ajoute le classement incessant. Les élèves étant groupés à chaque cercle dans l’ordre
résultant de la leçon précédente, et étant interrogés tour à tour, toute mauvaise
réponse entraîne la perte du rang. Plutôt que d’émulation, il faudrait parler de cette
rivalité dont les moralistes classiques prenaient bien soin de la distinguer.
15 Cette émulation d’une nouvelle sorte remplit des fonctions que l’on pourrait appeler
économiques et idéologiques. Tout d’abord, en excitant l’ardeur des élèves, elle permet
de gagner du temps, souci tout à fait étranger, comme on l’a vu, à l’ancienne école. Les
promoteurs de l’enseignement mutuel se flattent que deux ans suffisent aux moins
intelligents pour achever leurs études : sont ainsi libres pour le travail à dix ans des
enfants qui, à cet âge, commençaient l’écriture chez les Frères. C’est aussi la raison
pour laquelle on apprend à lire et à écrire (et même, dans une école comme celle
d’Anzin, à compter) en même temps : parce qu’on ne comprend pas pourquoi l’école
lasallienne gardait les enfants le plus longtemps possible, on s’étonne qu’on n’ait pas
découvert plus tôt un procédé aussi évident. L’école mutuelle est ainsi la première à
pratiquer la simultanéité des matières d’enseignement.
16 Mais l’attribution des places participe d’un autre souci, qui va aussi avoir des
répercussions sur le système des classes. Dans chaque groupe, pour chaque matière,
tout élève a le rang qu’il mérite par son attention, sa bonne volonté à apprendre. Dans
les premières écoles mutuelles, les élèves étaient mis dans la classe correspondant à
leur degré d’avancement en lecture (classe signifie ici division et correspond aux
« ordres » des écoles lasalliennes : il y a 8 classes pour la lecture, 10 pour le calcul,
depuis la numération jusqu’à la règle de trois). Il en résultait des entorses à un principe
que la Commission royale de 1818 rappelait avec force : « situer constamment l’élève au
poste dont il se montre digne »16. En effet, lorsqu’un élève était meilleur en écriture

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qu’en lecture, il n’était pas récompensé selon son mérite : on décida donc de séparer les
classements dans les deux matières.
17 Ainsi, à l’école mutuelle, tout travail mérite salaire (les « billets » échangeables contre
des « cartes » permettent d’obtenir des prix) et tout mérite est récompensé. Un élève
est toujours classé et placé : la multiplicité des tâches est telle qu’il peut presque
toujours espérer devenir moniteur (particulier, général, d’ordre, occasionnel, etc.). Au
nom de la morale et de l’austère satisfaction du devoir accompli, des voix s’élèveront
cinquante ans plus tard contre ce système ; mais elles se heurtent à ceux qui pensent
que pour engendrer le respect des institutions établies, il est nécessaire de convaincre
l’enfant que la richesse, le rang et les honneurs récompensent le travail et le mérite 17.
18 Punitions et récompenses, examens mensuels de passage d’une classe à l’autre et
examens annuels donnant lieu à une fête, emploi du temps minuté, commandements
par signes, tels sont, avec les moniteurs et les registres, les six « moyens disciplinaires »
qu’indique au maître d’école mutuelle le Manuel de Lamotte et Lorrain. Quant à la
description des matières à enseigner, elle révèle plusieurs innovations par rapport au
modèle lasallien. Lecture et calcul sont étudiés selon les méthodes traditionnelles (le
tableau remplaçant le livre individuel) ; mais l’accent est davantage mis, en ce qui
concerne le contenu, sur les besoins de la vie courante, et les 18 tableaux de la dernière
classe de lecture contiennent des notions d’agriculture, d’hygiène et de droit
constitutionnel. Les travaux de la Société pour l’instruction élémentaire ont abouti,
pour l’arithmétique, au refus de la méthode de Pestalozzi, jugée trop lente, mais celle
qui est élaborée par Gomes, négociant à Bayonne, fait appel à l’intuition (doigts de la
main, traits et barres donnent une idée des nombres) et elle est dite s’adresser à
l’intelligence, bien que le maître ne donne jamais d’explication 18.
19 La modification de l’écriture est beaucoup plus radicale et l’on pourrait sans doute dire
que cette matière change de sens. La Société, dès la fondation de la première école,
s’occupe de déterminer de nouvelles normes et d’aboutir à une écriture qui soit avant
tout courante et lisible. Répondant à un principe nouveau de fonctionnalité, l’écriture
appelée « la cursive » sera l’un des principaux apports de l’école mutuelle.
20 Enfin, quatrième matière traditionnelle dans les petites écoles, le catéchisme est appris
(l’instruction religieuse est obligatoire), là encore selon le procédé des tableaux. On
peut s’étonner, dans ces conditions, que l’école mutuelle ait été taxée d’irréligion. On le
comprendra mieux si l’on note d’abord que les adversaires ultras critiquent une
méthode importée d’un pays étranger, non catholique, et où, au surplus elle a provoqué
l’hostilité de l’Église anglicane, qui opposait Bell à Lancaster (ce dernier faisait
simplement lire la Bible en classe, sans autre enseignement religieux). De plus la
Société pour l’instruction élémentaire, en définissant le programme des « nouvelles
écoles pour les pauvres », avait indiqué : « notions fondamentales de la morale et bases
de l’enseignement religieux, dont les développements doivent être réservés aux
ministres du culte »19. Cette séparation de la morale et de la religion est voulue par des
hommes qui entendent sauver la première du naufrage de la seconde. Prenant
l’exemple de l’Italie, le comte de Lasteyrie, membre éminent de la Société, écrivait : « La
conduite morale des peuples n’est pas toujours en raison de l’enseignement religieux
qu’ils reçoivent ou des pratiques extérieures auxquelles on les habitue » 20. Un peu de
catéchisme donc, mais le maître ne conduit pas les élèves à l’office : c’est sans doute
pourquoi, lorsque Guizot cesse de soutenir l’école mutuelle, il lui reproche l’absence

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d’« atmosphère religieuse » et déclare que « la religion n’est pas une étude ou un
exercice auquel on assigne son lieu et son heure »21.
21 L’école mutuelle apparaît donc comme une école laïcisée. Mais elle ne l’est pas
seulement négativement, par restriction de la place faite à l’éducation religieuse : elle
l’est positivement, par l’introduction d’un nouveau contenu. La Société pour
l’instruction élémentaire trouvera trop restrictif le programme fixé par la loi Guizot et
demandera qu’on y ajoute « l’étude des bases de notre gouvernement et des principaux
droits et devoirs du citoyen »22. Lors des tentatives de rapprochement, elle demande
aux congrégations de faire acception, à côté des « idées de piété », des « idées de
nationalité »23. Plus concrètement, on s’efforce d’introduire, par le biais des tableaux et
des dictées, des notions d’histoire, de géographie. L’enseignement de cette matière est
prévu dans les Manuels (on a d’abord appelé ainsi les ouvrages servant de guide aux
instituteurs, non les livres d’élèves). On adopte une méthode visuelle, avec tableaux et
cartes, empruntée à l’abbé Gaultier, célèbre inventeur de méthodes fondées sur le jeu. Il
y a aussi des initiatives isolées : à Valenciennes, un maître fait apprendre 800 réponses
à des questions d’histoire et de géographie : chiffres de population, dates des grandes
inventions, etc24.
22 Enfin l’école mutuelle comporte trois autres matières nouvelles. La première est le
dessin linéaire25, qui a sans doute été enseigné en cours d’adultes, et dont la finalité est
clairement affichée : il s’agit de développer la sûreté de main chez les enfants
d’ouvriers et d’artisans qui constituent la clientèle principale de ces écoles, recevant,
semble-t-il, moins d’indigents que les Frères. Quant à la grammaire, son introduction
constitue une innovation si fondamentale, qu’il faudra y revenir de manière
approfondie : contentons-nous de noter, pour l’instant, qu’est en jeu, dans cet
enseignement de « la langue », un rapport à la norme et que cette matière nouvelle
donne un sens nouveau à la dictée. L’orthographe, comme on peut le voir dans la
Conduite des écoles chrétiennes, s’apprenait déjà au XVIIIème siècle, par copie, récitation
écrite des leçons et dictées, suivies les unes et les autres de corrections, c’est-à-dire de
rectifications faites par le maître, sans explications. L’étude de la grammaire donne
lieu, dans l’école mutuelle, à des analyses (nature des mots, mode et temps des verbes,
mais on laisse de côté les fonctions) et à des dictées qui sont des exercices d’application
des règles.
23 Pour achever de décrire la transformation du programme scolaire par l’école mutuelle,
il faut noter que la Société pour l’instruction élémentaire mit au concours un ouvrage,
« où seraient tracés avec simplicité, précision et sagesse les principes de religion
chrétienne, de morale, de prudence sociale qui doivent diriger la conduite des hommes
dans toutes les conditions, et les qualités de père, de fils, de mari, de citoyen, de sujet,
de maître et d’ouvrier »26. Le livre de L.P. de Jussieu, Simon de Nantua, fut couronné et
eut un énorme succès ; il fut utilisé comme livre de lecture et, remplaçant en somme les
Devoirs du Chrétien et la Civilité, il annonce le célèbre Tour de France par deux enfants.
24 Mais quelle que soit l’importance de ces transformations de l’enseignement, ce qui était
essentiel aux yeux des contemporains, ce qui a suscité non seulement de multiples
débats, mais une véritable guerre scolaire, c’est la mutualité. Or, bien que cette querelle
ait été plusieurs fois évoquée par les historiens de l’éducation, ses raisons restent
obscures ; plus exactement, les raisons que l’on aperçoit ne paraissent pas expliquer
l’ampleur de la bataille, l’ardeur des adversaires27. Pourquoi ce qui était apparu au
départ comme un simple moyen pour alphabétiser rapidement toute la génération des

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pauvres, a-t-il été doté par les uns de vertus morales et sociales immenses et pourquoi
d’autres y ont-ils vu la ruine de la religion et de l’Etat ? Pourquoi une école qui avait
suscité tant d’enthousiasme et tant d’opprobre est-elle morte debout, dans
l’indifférence, les fondateurs vieillissants étant les seuls à protester ?
25 L’hypothèse que nous voudrions tenter de vérifier diffère de celles jusqu’ici avancées
(querelle des ultras et des libéraux, hostilité de la hiérarchie ecclésiastique à une forme
révolutionnaire d’instruction et triomphe des congréganistes, etc.). L’école mutuelle
répond à un certain moment, en Europe, à des exigences d’ordre économique au sens
large. Mais, au même moment pèsent des exigences d’un autre ordre, auxquelles on
essaie d’abord de satisfaire par l’école mutuelle, puis en quelque sorte en marge du
système mutuel, jusqu’à ce que celui-ci, inadéquat, laisse place à un nouveau type
d’école qui se constitue entre 1830 et 1880.
26 Le monitorial system a sûrement été d’abord un instrument d’alphabétisation massive,
rapide et bon marché. A l’époque où les 50 000 F. inscrits au budget de l’Etat pour
l’instruction publique étaient menacés, les partisans de l’instruction populaire étaient
obligés de se livrer à des calculs serrés. Ainsi le Comte de Laborde dans le Journal
d’éducation28 : « Un local de 150 pieds de long sur 30 de large devait contenir 1 000 élèves
dirigés beaucoup plus facilement par un seul maître que 30 enfants dans l’ancien
système. De plus, on n’avait besoin que d’un seul livre de 140 à 200 pages et que les
enfants ne touchaient jamais. Ce qui lui assurait une durée de plusieurs années. Pour les
moniteurs une somme annuelle de 360 F. suffisait dans les écoles les plus nombreuses,
la gratification qu’ils se partageaient étant graduée de 60 à 180 F. Quant aux familles, là
où l’instruction n’était pas gratuite, la dépense qu’elles avaient à supporter se réduisait
à 5 à 6 F. par an et par tête d’enfant. Bref, avec une somme annuelle de 10 000 F.,
accordée pendant quelques années par l’Etat, la génération toute entière des pauvres,
en France, pourrait être élevée en 12 ans, et il n’existerait plus nulle part un seul
individu inférieur à un autre dans les éléments si importants de l’instruction ». Le Guide
des fondateurs et des maîtres calcule que, par rapport à la méthode simultanée,
l’instruction élémentaire de 50 000 petits parisiens coûterait 2 729 000 F. de moins par
le nouveau procédé29. Il s’agit, on le voit, d’apprendre ce qu’on apprend dans les écoles
existantes (lire, écrire et compter), mais plus rapidement et à moindre frais.
27 L’insistance sur les éléments (instruction « élémentaire ») montre bien les limites
assignées à l’entreprise. La gratification prévue pour les moniteurs montre qu’ils sont
conçus comme des sous-maîtres (sous-payés), ce qu’ils deviendront d’ailleurs
officiellement plus tard. Ce que nous avons vu du cadre spatio-temporel et du
fonctionnement de l’école mutuelle donnerait raison à A. Rendu, qui, non sans arrière-
pensées, soutenait qu’elle était l’école des Frères, améliorée. Le maître mutuel, comme
le maître lasallien, surveille ; les moniteurs font apprendre dans les tableaux (plus
économiques que les livres) et réciter par cœur les réponses aux demandes. Quant aux
effets attendus de cette instruction, les discours des philanthropes qui les énoncent ne
diffèrent que par des nuances de vocabulaire de ceux que l’on connaissait depuis le
XVIIème siècle : en remédiant à l’ingorance, on remédiera aux maux politiques et
économiques qu’elle engendre. Il s’agit, déclare le comte de Laborde en achevant le
texte cité, de faire « un chrétien éclairé, un ouvrier intelligent, un homme vertueux » 30,
et encore des « agriculteurs éclairés », des « commerçants industrieux ».
28 Très vite cependant, le contenu de l’enseignement fut élargi. Très vite aussi la fonction
morale et politique du monitorat fut âprement discutée. L’école mutuelle, selon les

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adversaires, détruit l’autorité, supprime l’obéissance, ne donne pas d’éducation morale.


« Habituer les enfants au commandement, leur déléguer l’autorité magistrale, les
rendre juges de leurs camarades, n’est-ce pas là prendre le contrepied de l’ancienne
éducation, n’est-ce pas transformer chaque établissement scolaire en république ? » 31.
« Prend-on l’habitude de l’obéissance ? » demande F. de Lamennais, qui ajoute : « on y
dénature la notion même de pouvoir en remettant à l’enfance le commandement et en
rendant l’autorité aussi mobile que la variété de trois cent marmots, qui... doivent
conclure que le pouvoir est une supériorité de l’esprit et qu’il appartient de droit au
plus habile ». « Ni l’âge, ni l’habileté dans l’état... ne sont les véritables titres à
l’autorité », proclame de son côté J.M. de Lamennais, qui accuse le système de renverser
l’Etat et la famille32.
29 En se situant sur le même terrain de l’idéologie politique, les partisans du monitorial
System prétendent avec autant de hauteur qu’il est l’expression de la monarchie
constitutionnelle, à la différence de l’école théocratique : « l’enseignement mutuel est
le régime constitutionnel introduit dans l’éducation, la charte qui assure à l’enfant la
part de sa volonté dans la loi à laquelle il obéit » 33. La subordination, précisément parce
qu’elle s’établit entre enfants, « l’action et la réaction non interrompues de l’obéissance
et du commandement »34, inspirent l’amour de l’ordre et du bien public. Reprenant de
nombreux témoignages Jomard déclare : « partout l’on admire la docilité, la douceur, la
sagesse, la tenue des enfants... Tous contractent l’habitude de l’ordre, de l’obéissance,
de la soumission et du travail. Ils apprennent à être justes » 35.
30 L’institution du jury est destinée à inculquer le sentiment de justice et surtout à assurer
cette éducation morale dont les adversaires dénoncent l’absence. Le Journal d’éducation
de 1817 décrit de façon volontairement émouvante une séance de ces tribunaux
d’enfants :
« Le 21 février dernier, après l’heure de l’école du soir, une rixe s’éleva dans la rue,
entre les nommés Baron et Fauchet, tous deux élèves de l’école de la rue du Petit-
Musc, dirigée par M. Cambier. Baron, terrassé par Fauchet, eut le bras cassé... Le
lendemain, cet événement étant connu à l’école, M. Cambier, pour se conformer aux
règles de la méthode, annonce à ses élèves que le jury des moniteurs va être formé
et qu’il s’occupera sur le champ d’examiner la conduite de Fauchet et de le juger.
Le jury se trouva composé des élèves : Jodin, président ; Maillard, Charles Faucheux,
Defrance et Bertrand, rapporteur…
Le président Jodin a lu à l’accusé le jugement par lequel les jurés venaient de le
condamner, à l’unanimité, à ne plus fréquenter l’école. S’étant acquitté de cette
tâche avec une modération et une décence vraiment remarquables, le petit
président a adressé au pauvre condamné une très grave exhortation pour l’engager
à changer de conduite et à devenir un bon sujet ; puis il s’est efforcé de démontrer
de son mieux à l’auditoire les dangers que l’on court à polissonner dans les rues. A
coup sûr cette éloquence enfantine et ces remontrances faites par un camarade, un
égal, ont plus de poids, plus d’influence sur l’esprit de toute une école que tout ce
que pourrait faire ou dire le maître le plus habile. Le malheureux Fauchet a éclaté
en sanglots... Les juges et l’auditoire, vivement touchés, versaient tous des larmes...
D’un mouvement spontané on demanda à ouvrir le tronc de l’école ; tout l’argent
qui y est enfermé est offert au pauvre Fauchet, qui s’éloigne enfin le cœur gros » 36.
31 Dans ce récit édifiant (mais considéré comme exact par Gréard), il faut remarquer
plusieurs choses. D’abord le système de délation par les « conducteurs » surveillant la
sortie des écoles, système copié sur l’école chrétienne, a fonctionné. Ensuite, ce n’est
pas la classe qui est érigée en tribunal, comme on l’a dit parfois : le tribunal est
automatiquement constitué de ceux qui, nommés moniteurs par le maître parce qu’ils

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sont les plus instruits, les plus grands, les plus fermes et les plus distingués par leur
bonne conduite37, ont en quelque sorte un pouvoir délégué. Enfin les enfants ne font
qu’appliquer la sanction prévue par le code pénal scolaire (exclusion pour les atteintes
aux personnes et aux biens), tant et si bien qu’ils peuvent donner libre cours à leur pitié
pour le condamné.
32 Qu’est donc finalement le rapport maître-moniteurs-élèves, même dans cette
institution un peu marginale et rapportée qu’est le tribunal ? On serait tenté de
répondre : d’abord un nouveau pas dans la voie de la dé-personnalisation du pouvoir.
Le système de l’alternance commandement-obéissance ne peut produire les résultats
escomptés (habituer à l’obéissance) et même ne peut fonctionner que si le
commandement n’est pas manifestation d’une volonté personnelle, mais rappel de la
loi et signal d’exécution. « Il y a une législation fixe » souligne le Guide de l’enseignement
mutuel38 ; le chef ne peut qu’appliquer des lois qu’il a reçues, explique le recteur de
Limoges39 ; dans la mutuelle dépendance « se forme et s’établit l’idée de devoirs »,
proclame le Journal d’éducation40. D’où l’importance des signes, la substitution des
signaux aux ordres : chacun sait ce qu’il doit faire en chaque circonstance (commencer
à écrire, montrer son ardoise, ...), et il suffit de lui signaler quand commencer. D’où
aussi l’importance de la surveillance : dans cette mécanique bien réglée, tout risque de
s’enrayer si un seul individu ne fait pas ce qu’il doit faire au moment voulu. Le
directeur du « cours normal », où sont formés les futurs maîtres, définit leurs devoirs
sous deux titres : surveillance et administration ; le maître, dit-on, qui sortirait de son
rôle d’inspecteur non seulement s’épuiserait inutilement, mais détruirait tout le
système mutuel41. La filiale de Marseille est condamnée par la Société pour l’instruction
élémentaire lorsqu’elle propose d’aménager les salles de classe en disposant les bancs
en demi-cercle. Motif : la surveillance des moniteurs par le maître serait difficile 42.
33 Tout compte fait, l’école mutuelle pourrait bien apparaître comme une sœur ennemie
de l’école chrétienne. Non pas que les officiers des écoles de Démia et de la La Salle
soient des moniteurs. Sur ce point l’institut des Frères avait raison de refuser
l’amalgame : l’officier se voit confier comme un honneur des tâches matérielles
annexes (portier, balayeur, récitateur de prières, etc.) ou des fonctions de surveillance
(inspecteur, visiteur des absents…), tandis que les moniteurs sont des sous-maîtres,
plus exactement le maître dé-multiplié. Mais, plus fondamentalement, les deux écoles
fonctionnent selon le même principe de soumission à la règle. La recherche d’une
efficacité accrue, le fait que le travail ne soit plus simplement un moyen d’obtenir
l’ordre mais un objectif adjoint à l’ordre, entraînent une accentuation du caractère
mécaniste de la pédagogie mutuelle. Ce que déplorent même ceux qui ne sont pas
hostiles par principe, c’est qu’elle n’obtienne qu’une obéissance extérieure au lieu du
sentiment d’un devoir bien compris, qu’elle exerce la mémoire au détriment du
jugement. Les maîtres « laissent sans explication tableaux et livres de lecture, en sorte
que leur enseignement, presque machinal..., se réduit à des mots », disent les
inspecteurs43. C’est pour cette raison que, lorsqu’on en aura les moyens, l’enseignement
mutuel sera abandonné.
34 Mais l’exigence d’autre chose est présente dès le départ. Elle se manifeste dans
l’élargissement du contenu, dans l’institution du jury, dans les tentatives individuelles
pour faire appel à l’intelligence des élèves : c’est ainsi qu’un instituteur de Lyon
essayait d’introduire le « raisonnement » en faisant réciter les moniteurs devant leur
classe et en donnant des explications44. L’œuvre de E. Gorgeret, obscur chef

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d’institution et ancien élève au cours normal d’enseignement mutuel, offrirait aussi un


bon exemple de la nature, des ambitions et des limites du nouveau mode. En
introduction à son Cours complet45, publié en 1820, il écrit : « Il manquait à l’éducation
primaire et secondaire un mode d’enseignement hâtif, clair et facile, au moyen duquel on
pût, en peu de temps, bien enseigner et à une quantité d’élèves à la fois, la lecture,
l’écriture, l’arithmétique, les langues anciennes et modernes, etc., etc. » 46. Puis il
présente sa méthode de lecture et les tableaux qu’il a confectionnés (et qu’il vend).
Cette méthode, analytique, permet d’apprendre vite et avec plaisir : on part
d’expressions entières, ayant un sens et, au moins par les dessins qui les accompagnent,
un attrait (la première ligne du tableau est : âne bâté). L’auteur s’élève contre
l’ancienne méthode non seulement parce qu’elle était longue et contraire à la logique
(aller du connu à l’inconnu), mais parce que la combinaison des lettres fatiguait la
mémoire de l’enfant « des objets les plus insignifiants, des sons les plus ridicules » 47.
Pour l’arithmétique, l’auteur s’est efforcé de réaliser des tableaux. Leurs titres –
« demandes et réponses pour la nème classe d’arithmétique » – en disent assez la
nature. Mais voulant aller jusqu’à la règle de trois composée, aux prix de revient et aux
problèmes (exécution d’un testament, travail fait par 120 hommes en 33 jours, etc.), il
est contraint de préconiser des explications données par les moniteurs. Ici,
manifestement, l’ambition de cet enseignement fait éclater le cadre du mode mutuel :
le moniteur est un maître qui enseigne et non plus celui qui préside à la litanie des
demandes et réponses.
35 L’exigence que l’on tenta d’abord de réaliser par le système mutuel ou, si l’on peut dire,
dans ses marges, est celle d’une école différente aussi bien de l’école mutuelle que des
écoles chrétiennes multipliées à travers la France par les congrégations imitant les
lasalliens. On peut la cerner en examinant la manière dont étaient formés les maîtres
dans l’une des premières écoles normales ayant fonctionné en France : l’« Ecole
normale élémentaire » ouverte à Paris avant 1820 pour répandre ce qu’on appelait les
méthodes perfectionnées. Le baron de Gérando y fit des cours sur « l’éducation
physique, morale et intellectuelle dans les écoles primaires » ; les seize entretiens
furent publiés en 1832, constituant le premier ouvrage d’une longue lignée, les manuels
de pédagogie à l’usage des instituteurs48.
36 Destiné d’abord à inculquer au futur maître l’idée de son propre personnage 49, le cours
définissait l’instituteur comme un « officier public » exerçant un « ministère moral » :
« les bonnes mœurs, l’industrie, le bien être général, la paix, l’ordre public, et
l’« amélioration de la condition des classes laborieuses » sont les fruits attendus de son
action50. Encore faut-il qu’il possède les qualités nécessaires. Celles qu’énumère le
célèbre philantrope ne sont pas toutes différentes des douze vertus demandées aux
disciples de J.B. de La Salle : une fermeté sans rudesse, le calme, l’absence de familiarité,
de légèreté, le maintien grave et réservé, la vigilance, les manières simples et modestes,
l’exemple à donner de soumission à la règle. Il ne manque à cette liste que la piété et le
silence. C’est que ces qualités sont remplacées par d’autres, requises pour l’école
nouvelle qui est définie comme un monde où règnent l’ordre et la sagesse, mais aussi
comme un monde « où pénètrent les lumières de la raison, la chaleur des sentiments
vertueux »51. Il faut donc que le nouveau maître aime les enfants, en particulier les
défavorisés, et qu’il ait des connaissances étendues : il faut savoir plus que ce que l’on
enseigne (à l’inverse de ce que voulait La Salle), et surtout il faut le savoir « non par

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routine mais par réflexion », il faut pouvoir « remonter aux principes » et saisir la
raison de chaque chose52.
37 De quelle école est-il question ? demandera-t-on. La méthode mutuelle est fondée sur la
non-intervention du maître, principal surveillant et émetteur de signaux, mais non
enseignant. Le baron prévient l’objection : il s’agit bien de l’école mutuelle, mais
contrairement à ce qu’on a prétendu, le maître ne doit pas se contenter de faire
mouvoir les rouages. « Vous ne vous imaginerez pas, prévient l’auteur, que votre rôle
est accompli quand vous avez distribué les tâches, donné les signaux…, surveillé l’ordre,
prononcé les punitions… Vous saurez vous ménager avec vos élèves… des entretiens
libres et familiers »53. Voici une grande nouveauté : un maître qui parle. En marge du
système, dans les moments laissés libres par cet accélérateur d’instruction qu’est le
système mutuel, s’instaure une relation maître-élève différente, d’autant plus efficace
que la pédagogie y est plus dissimulée. Au cours de ces entretiens doivent en effet être
transmises les « connaissances usuelles » qui devront remplacer les « préjugés
vulgaires » et seront d’autant mieux reçues qu’elles sont présentées sans « l’appareil
pédagogique ». On pourra profiter des récréations pour susciter les « pourquoi ».
S’adressant soit à l’ensemble des élèves, soit de préférence à quelques uns, le maître
devra aussi, dans des entretiens plus intimes, jouer le rôle d’éveilleur de la conscience
morale, non pas en faisant des leçons, mais en montrant le bien et le mal dans des
exemples54.
38 Sans abandonner les exigences du maintien de l’ordre, Gérando veut y ajouter la clarté
de l’intelligence et l’ardeur de l’intérêt. Traçant la figure-repoussoir des écoles sombres
et tristes où les esprits sont écrasés « sous le poids de formules arides, de règles vides
de sens..., où l’élève n’a rien à chercher, rien à désirer, où il est servilement enchaîné à
quelqu‘imitation machinale »55, il fait aux maîtres un précepte de la gaîté, leur conseille
les procédés de l’abbé Gaultier qui font de l’étude un jeu et insiste sur l’attrait
qu’exercent sur les enfants les mouvements continuels et rythmés de la méthode
mutuelle. On remarque cependant que, de l’aveu même de l’auteur, il s’agit d’intérêts
artificiels et que surtout il est difficile de faire appel à autre chose que la mémoire dans
le cadre de la méthode mutuelle. L’emploi des demandes et réponses doit éviter de
« convertir en une manœuvre toute mécanique le commerce des esprits » 56 et il ne faut
pas de formulaire rédigé d’avance ; l’élève doit pouvoir poser des questions. Comment
est-ce possible avec des moniteurs qui font réciter et un maître qui surveille ?
39 On peut enfin se demander si les effets attendus des rapports entre élèves (jugé par ses
égaux l’enfant apprend à se juger lui-même ; la fonction de moniteur est un
apprentissage pour la raison car il doit se demander comment il agirait lui-même avant
de commander) peuvent être obtenus sous le règne d’une discipline de type militaire.
De manière plus générale, on entrevoit que la mort de l’école mutuelle pourrait avoir
été la conséquence d’une désillusion : elle n’a pas donné ce qu’on espérait, elle n’avait
pas les vertus qu’on lui attribuait. Mais l’essentiel n’est pas là : il est dans ce nouvel
ordre scolaire que des hommes comme Gérando essaient de définir et de mettre en
place.
40 A travers la place que ces pédagogues accordent dans leurs discours au jugement, à
l’expérience, aux habitudes actives, on peut discerner la tentative d’instauration d’un
nouveau rapport aux normes. On pourrait parler de self-government si le mot n’avait
reçu des significations particulières de la part des idéologues de l’éducation nouvelle.
« Il doit savoir se gouverner »57, voilà l’expression sans cesse employée dans le Cours

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normal pour indiquer ce que l’école doit apprendre à l’enfant. Sur le visage de ce
dernier, on doit toujours voir un air de joie : c’est le signe qu’il n’est plus contraint de
l’extérieur, mais pense et agit par lui-même, comprend ce qu’il sait et ce qu’il doit faire.
41 Ne jamais rien faire apprendre qu’on ne l’ait expliqué, faire observer à l’écolier les
choses elles-mêmes sous tous leurs aspects au lieu de le gaver de mots, entretenir
l’activité de l’esprit, substituer le motif au précepte, faire en sorte que les sanctions
éclairent l’élève sur sa conduite, l’appeler à coopérer, telles sont les méthodes que
devra utiliser le nouveau maître58. Méthodes intuitives, méthodes actives, comme on
dira plus tard. Il n’est pas jusqu’à notre fameux « apprendre à apprendre » qu’on ne
retrouverait dans ces textes : « la meilleure des méthodes est celle, non qui donne
l’instruction toute faite, mais qui enseigne à l’élève à y atteindre » 59.
42 La finalité de l’éducation ne change pas : il s’agit toujours de soumettre à la règle
générale et l’on ne craint rien autant dans l’école que la manifestation d’une volonté,
d’un désir, fût-il le bon plaisir. La « discipline » scolaire – mot nouveau qui remplace
l’expression maintien Je l’ordre – est bonne lorsque les élèves voient dans la règle à
laquelle ils obéissent une règle générale et non la volonté personnelle du maître. Ce
dernier doit, autant que possible, « laisser parler la règle toute seule » ; il faut que cette
règle soit « toujours tracée d’avance » et que l’élève en soit prévenu 60. De même, dans
l’éducation intellectuelle, l’élève apprend qu’il y a des lois de la nature, que ce qui se
produit dans le monde n’est pas, selon la croyance populaire, intervention de volontés.
Mais ces règles, ces lois ne doivent pas être assénées à des esprits passifs, imposées de
l’extérieur : l’élève va les faire siennes, parce qu’il aura expérimenté, compris.
L’opération mécanique du dressage qu’effectue l’ancienne école est dénoncée. Il faut
expliquer, mais aussi, mais surtout, amener l’élève à se rendre compte par lui-même
des enchaînements de faits, des conséquences qui résultent des actes. On a vu quelles
étaient les sentences affichées sur les murs de l’école chrétienne. L’école mutuelle les
remplace par trois préceptes61. Le premier évoque le principe d’ordre, sous la forme la
plus fruste mais aussi la plus efficace de l’ordre matériel : « une place pour chaque
chose et chaque chose à sa place ». Les deux autres évoquent des motifs et des
sentiments : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît…
Chérissons nos parents, nos maîtres, notre Roi et notre patrie ».
43 Les avantages des nouveaux procédés sont très importants. D’abord l’élève saura se
conduire, ce qui n’est pas le cas si on le conduit toujours par la main. Cette affirmation
de Gérando évoque cet individu « intro-déterminé » (inner-directed) que définira D.
Riesman comme résultat d’un certain type de socialisation à un stade déterminé de la
société américaine62. A la différence de l’écolier dressé, l’élève qui a assimilé les règles
sait quoi faire lorsque son maître n’est pas ou n’est plus là, et sait s’adapter aux
circonstances changeantes63.
44 Qui dit changement de méthodes, dit par là même changement de la relation
pédagogique. Les maîtres qui « croient conduire une réunion de jeunes intelligences
comme on fait mouvoir une mécanique » et s’occupent uniquement « d’établir leur
empire sur les élèves » sont condamnés64. Se faisant conseiller, voire consolateur, ayant
parfois avec ses élèves des entretiens intimes, le maître saura aussi susciter un respect
qui, à travers sa personne, va à la raison et à la loi morale. A la différence de celui qui,
exerçant une domination mécanique, n’obtient qu’obéissance passive, son autorité sera
« calme, simple, juste et conséquente comme la morale elle-même » 65.

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45 Tels sont les principes pédagogiques selon lesquels va se constituer l’école de Guizot et
de Ferry, mettant fin à l’expérience fructueuse de l’école mutuelle. Tels sont aussi les
principes que devra tenter d’intégrer l’école chrétienne, dominée après avoir été
dominante.
46 Expert en la matière, puisqu’il fut, légèrement dans l’ombre, l’un des principaux
artisans de la nouvelle organisation pédagogique, O. Gréard écrivait : « le système de
l’enseignement mutuel fut attaqué, au nom de l’enseignement même, lorsqu’on
commença à voir dans l’éducation primaire autre chose qu’un moyen d’apprendre
mécaniquement la lecture, l’écriture, le calcul et les éléments du chant et du dessin » et
lorsqu’on préféra à l’obéissance automatique l’intelligence du devoir 66.
Entre 1830 et 1850 les enquêtes sur l’enseignement primaire en Europe révèlent qu’on
s’éloigne peu à peu du modèle lancastérien. A Londres, on fait des explications de mots,
on interroge les élèves sur les textes qu’ils lisent ; dans une école de filles, l’institutrice
interrompt l’exercice d’écriture pour donner à toute la classe des notions d’économie
domestique. Dans la même ville, E. Rendu constate en 1851 que l’augmentation des pupil
teachers fait de l’enseignement mutuel un enseignement simultané 67. De la même façon,
en France, la loi de 1850 légalise les instituteurs-adjoints et institue les stagiaires. Les
maîtres ont, en effet, peu à peu engagé les moniteurs à passer le brevet de capacité du
premier degré et à devenir adjoints dans des classes indépendantes ou « cours » 68.
47 Mais la mort de l’école mutuelle ne signifie pas le triomphe des Frères. La nouvelle
pédagogie, inculquée dans les écoles normales dont le réseau s’étend et dans les
conférences pédagogiques cantonales pour les instituteurs en place (conférences créées
en 1837), finit par s’imposer même à l’école chrétienne, comme va nous le montrer
l’analyse des rééditions remaniées de la Conduite.
48 La pédagogie du deuxième tiers du XIXème siècle est une pédagogie de transition. Les
manuels juxtaposent ce que mêle le subtil Gérando. Ainsi Lamotte et Lorrain, auteurs
de l’un des premiers manuels de pédagogie à l’usage des instituteurs, ajoutent à une
première partie écrite selon le schéma et parfois le vocabulaire de la Conduite, une
seconde partie traitant de législation et une troisième qui, sous la rubrique « devoirs de
l’instituteur envers les enfants », discute des méthodes d’« éducation intellectuelle »,
« physique » et « morale »69. Ce langage, qui nous est familier, était alors nouveau. Il
avait été employé pour la première fois sans doute au XVIIIème siècle par l’Allemand
H.A. Niemeyer, dont les Principes d’éducation, traduits sur la neuvième édition, sont
publiés à Paris (Librairie du Commerce) en 1837. La table des matières révèle une
structure devenue courante au XIXème siècle : « De l’éducation du corps ou de
l’éducation physique », « Du développement de l’entendement ou de l’éducation
intellectuelle », « Du développement de la faculté de sentir ou de l’éducation
esthétique », « Du développement de la volonté ou de l’éducation morale ».
49 La première partie du manuel de Lamotte et Lorrain décrit les locaux et le matériel,
puis présente les moyens disciplinaires : moniteurs, registres, distribution exacte du
temps et du travail, commandements, punitions et récompenses, examens. (La Conduite
énumérait comme moyens d’établir l’ordre : la vigilance du maître, les
commandements, les signes, les catalogues, les récompenses, les corrections, l’assiduité
et l’exactitude, les officiers, la structure de l’école et son mobilier). Mais toutes ces
questions, comme la façon de procéder dans les différents exercices, sont repris dans la
dernière partie. La position du corps dans l’écriture, les punitions corporelles sont
traitées à nouveau à propos des principes d’éducation physique et morale. La question

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de l’éducation des différentes facultés conduit à accentuer le rôle du raisonnement et


des explications données par le maître, à préconiser l’introduction de la composition
française, qui pourrait remplacer la dictée, seule évoquée dans la première partie. On le
voit, la nouvelle pédagogie n’ajoute pas simplement un langage justificateur, celui de la
psychologie des facultés, à des prescriptions inchangées ; elle ne substitue pas
simplement un type de justification à un autre, la philosophie ou les sciences de
l’homme à la théologie. Elle définit de nouveaux exercices et de nouvelles méthodes.
50 La Conduite des écoles chrétiennes va peu à peu, et non sans difficultés et résistances,
devoir adopter cette pédagogie. Les rééditions du début du XIXème siècle (1811, 1819,
1823) n’apportent de changement par rapport à 1720 qu’en remplaçant les
« corrections afflictives » par le système des bons et des mauvais points et des
pensums : la férule n’est pas supprimée, mais simplement réduite 70. On voit cependant
apparaître l’émulation, qui va prendre une place de plus en plus grande. En 1811, elle
est introduite dans le chapitre qui traite de la lecture et le procédé consiste à diviser les
élèves en deux camps. En 1837, elle est étendue à l’ensemble de l’enseignement et un
chapitre spécial lui est consacré. Le texte en clame les vertus : « L’émulation est l’âme
de l’avancement ; sans elle tout languit dans une classe, et les dispositions les plus
heureuses deviennent inutiles »71. Il s’agit cette fois de l’émulation inter-individuelle,
telle qu’elle avait été introduite dans l’école mutuelle, et le procédé utilisé est celui de
la composition hebdomadaire sur chaque matière d’enseignement, donnant lieu à
l’attribution d’un rang dit « de capacité » 72. En 1860, le principe d’émulation semble
envahir la Conduite. Placé en tête de la deuxième partie, il est l’un des aspects de la
restructuration de celle-ci, qui ne concerne plus seulement les moyens d’obtenir
l’ordre, mais aussi le travail. Présentée comme alternative à une répression par
châtiments corporels désormais interdite73, et substituant donc, comme dans l’école
rivale, la quête de l’honneur à la crainte de « l’affliction », l’émulation a aussi parmi ses
avantages principaux celui de « faire produire beaucoup en peu de temps et sans trop
de fatigue ». La Préface tente de dissimuler la nouveauté (et l’emprunt) en proclamant
que l’économie de temps a toujours caractérisé le mode simultané d’enseignement, par
opposition au mode individuel. Et il est vrai que la formule « il faut toujours écrire sans
perdre de temps » a toujours été inscrite sur les murs de ces écoles. Sa signification
était cependant, on l’a vu, plus politique et morale qu’économique : l’oisiveté trouble
l’ordre de la classe et engendre le vice. Mais on ne peut dire non plus que l’école
chrétienne adopte le souci de rendement qui caractérisait l’école mutuelle : le travail
reste subordonné à l’ordre, et ce n’est pas l’écolier productif que l’on cherche à réaliser,
mais l’écolier soumis et appliqué. On le voit bien dans le choix des moyens d’émulation :
doivent être retenus ceux qui permettent d’obtenir non un zèle momentané et
superficiel, mais une application soutenue.
51 Toutefois les « changements considérables » qu’annonce la préface de 1860 ne
concernent pas l’émulation, mais les méthodes d’enseignement et ces changements
s’imposent de l’extérieur à l’école chrétienne : « L’enseignement élémentaire a pris ces
derniers temps un caractère particulier dont nous devons tenir compte : se proposant
pour but principal de former le jugement de l’élève, il donne moins d’importance
qu’autrefois à la culture de la mémoire ; il se sert surtout des méthodes qui concernent
l’intelligence et portent l’enfant à réfléchir, à se rendre compte des faits, à sortir du
domaine des mots pour entrer dans celui des idées »74. Il s’en faut cependant de
beaucoup que ces nouvelles méthodes soient préconisées à la place des anciennes. Tout
l’effort de la nouvelle Conduite consiste à réaffirmer les anciens principes et, lorsqu’elle

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ne peut réduire les nouveaux au rôle de moyens, elle les juxtapose en leur donnant une
place réduite. Le texte concernant les leçons est à cet égard significatif : « Bien que
l’essentiel dans l’enseignement soit de former le jugement des élèves, il faut néanmoins
attacher une importance convenable aux exercices de mémoire... Les principaux
moyens pour faciliter les exercices de mémoire sont : la division des leçons et
l’explication préalable des textes à étudier »75. Ces explications, traditionnellement
traitées comme la condition pour retenir, devaient au demeurant être fort brèves
puisque l’emploi du temps les place le lundi matin pour toutes les leçons de la semaine.
De manière générale, les conseils sur la réflexion et l’observation sont en quelque sorte
noyés au milieu des dix-neuf préceptes, constituant ce qui est désormais nommé
« méthode », et qui réaffirment les règles en vigueur depuis le XVIIème siècle : silence
du maître, progression pas à pas, répétitions et récapitulations fréquentes,
« enseignement par demandes et réponses… pour toutes les spécialités » 76.
52 C’est seulement en 1903 que la Conduite adopte le nouveau langage de la « pédagogie ».
L’ancienne structure – 1ère partie, les exercices ; 2ème partie, le maintien de l’ordre –
disparaît au profit d’un traité de l’éducation physique, intellectuelle, morale et
religieuse. Les sciences comme la psychologie et l’hygiène fournissent des justifications.
Cependant, des fragments entiers de la Conduite primitive subsistent : on parle
toujours dans les mêmes termes des vertus du maître, en particulier de son silence, de
la répression, etc. Par rapport à l’édition de 1860, la place plus grande accordée aux
nouvelles méthodes aboutit à une pure et simple juxtaposition, faute de conciliation
entre deux systèmes pédagogiques opposés : « Bien que l’essentiel soit de former le
jugement des élèves, il faut néanmoins… »77 ; « En même temps qu’il (l’éducateur) cherche
à leur faire vouloir librement le bien, il les exerce aux actes dont ils doivent contracter
l’habitude »78. « Vivant et actif », attrayant mais non « amusant », l’enseignement doit
exciter la curiosité des enfants, « mais ne supprime pas l’effort » 79.
53 D’où la nécessité de prescrire au maître de jouer un double rôle : celui, traditionnel, de
surveillant muet et celui, nouveau, d’enseignant qui fait des exposés. La plupart des
anciennes règles concernant le rapport du maître et des écoliers sont en effet ici
reprises : garder le silence, ne pas se familiariser avec les élèves, exercer une
« surveillance générale, constante, ferme et calme »80, procéder par demandes et
réponses, faire apprendre « à la lettre » ou « presque littéralement » le catéchisme, les
règles de grammaire, les résumés d’histoire et de leçons de choses, les définitions
d’arithmétique comme de géographie81. Mais il est dit aussi qu’apprendre le manuel ne
peut remplacer la leçon du maître. Celui-ci doit non seulement, en histoire, faire un
récit animé des événements, mais, dans toutes les matières, procéder a une
« exposition » accompagnée de questions (« interrogations ») posées aux élèves 82.
« L’instituteur, note un commentateur contemporain, qui jusqu’alors faisait la classe en
silence, ne prenant la parole qu’aux prières, au catéchisme et subsidiairement aux
ultimes corrections, commença à parler et à faire des cours magistraux » 83. De ce fait, la
place du maître dans la salle de classe doit être modifiée. Cela devait représenter un
bien grand bouleversement par rapport à une tradition séculaire, car ce changement
est annoncé avec précaution et présenté comme concernant les écoliers : « le
placement des élèves en face du maître semble préférable à tout autre » 84.
54 Les transformations successives de la Conduite, marquant la victoire relative de la
nouvelle pédagogie, révèlent un fait plus général. Dès le début du XIXème, l’école
chrétienne est, en dépit de ses progrès quantitatifs, sur la défensive ou plus exactement

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à la remorque d’une évolution qu’elle ne contrôle plus. Il ne s’agit pas seulement de la


laïcisation qui a été jusqu’à présent presque seule étudiée. Il s’agit du système des
sanctions scolaires, de l’organisation pédagogique, des matières enseignées, bref de
toutes ces innovations qui se sont introduites parfois au début dans l’école mutuelle,
mais qui ont fini par la faire éclater elle aussi. Contentons-nous de rappeler quelques
exemples. Les historiens signalent qu’à Lyon, dans les années 1830, c’est devant la
concurrence des écoles mutuelles soutenues par les autorités gouvernementales que les
Frères enseignent le dessin linéaire et ouvrent des cours d’adultes 85. Les trois
« divisions » dans chaque école, avec enseignement de toutes les matières dès la
première division, étaient déjà prévues par le Statut de Guizot en 1834 ; on a vu que la
Conduite de 1837 maintenait le principe selon lequel il faut savoir lire avant de
commencer à écrire. La nouvelle épellation n’est adoptée par les congrégations
qu’après une longue résistance86.
55 Succédant à un affrontement ou une cohabitation de plusieurs sortes d’écoles, la fin du
XIXème siècle voit donc le triomphe de l’une d’entre elles. Ce n’est ni celle des Frères,
ni cette machine à enseigner, qui, à l’époque de l’industrialisation, avait été mise au
point en Angleterre sous le nom de monitorial System, y avait dominé l’éducation
populaire pendant cinquante années87 et s’était répandue à travers le monde. Un
nouveau maître tend à supplanter le maître urbain tel qu’il était apparu deux siècles
auparavant et remplace les anciens régents de campagne. Il est formé dans les Ecoles
normales, dont le réseau s’étend (en 1839, 27 écoles se sont ajoutées au 47 existantes
avant 1833) ; au moyen des Conférences pédagogiques, instaurées en 1837, qui groupent
les instituteurs d’un ou plusieurs cantons une fois par mois, les anciens maîtres sont,
comme on dit aujourd’hui, recyclés. Le changement frappe les contemporains. Les uns
le déplorent : « Avant 1833, l’instruction était faible, mais pure ; l’instituteur était un
villageois humble et sans fiel »88. D’autres se félicitent, comme cet inspecteur des Deux-
Sèvres comparant l’instituteur sorti de l’E.N., qu’on appelle « Monsieur », à celui
d’autrefois qu’on tutoyait et qui fréquentait le cabaret89.
56 Nouveau maître, nouvelle relation pédagogique : comme l’avait vu Max Weber, ce
changement est à rapporter à des transformations de nature politique 90. Lorsque
Weber, en effet, esquissait (se défendant de vouloir faire davantage) une typologie
sociologique des fins et des moyens pédagogiques, il la référait expressément aux types
de domination qu’il avait distingués. Tous les types d’éducation se situent entre deux
pôles opposés : éveiller le charisme, communiquer le savoir spécialisé de l’expert. Le
premier type correspond à la structure charismatique de domination ; le second à la
structure rationnelle et bureaucratique moderne91. Or la domination charismatique
s’oppose aux autres en ce qu’elle ne se réalise pas selon des normes générales, mais
selon des révélations et inspirations concrètes. Et ce qui distingue le type traditionnel
du type légal de domination, c’est que dans le premier cas le système des normes est
considéré comme sacré et toute infraction engendre des maux de nature magique ou
religieuse, alors que l’autorité légale est rationnelle. Spécifiquement moderne
lorsqu’elle atteint son plein développement, elle fait partie du processus général de
rationalisation qui caractérise les sociétés occidentales depuis le XVIème et le XVIIème
siècles92.
57 Reste à s’interroger sur la nouveauté de cette école du XIXème siècle et à décrire de
manière plus précise les aspects de cette forme scolaire. Il ne saurait être question, en
effet, tombant dans le misérabilisme de la plupart des descriptions de l’enseignement

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d’Ancien Régime, ou reprenant l’idéologie laïque, d’opposer comme le jour et la nuit


l’école libératrice à celle de la tyrannie et de l’obscurantisme : un chapitre précédent ne
nous a-t-il pas permis d’établir une certaine continuité entre jadis et aujourd’hui ?

NOTES
1. J. Leif et G. Rustin, Histoire des institutions scolaires, Paris, Delagrave, 1954, p. 130.
2. Déclaration au Conseil d’Etat, rapportée par Lavisse, cit. ibid., p. 127.
3. J. Leif et G. Rustin, op. cit., p. 132.
4. Laborde, cit. dans Dictionnaire de Pédagogie..., par F. Buisson, 1ère partie, 1882, art. « Laborde ».
5. Ibid., art. « Mutuel (Enseignement) », p. 1999, d’après le Journal d’éducation d’octobre 1828.
6. Tableau établi dans le Dictionnaire de Pédagogie, loc. cit.
7. Le Journal des connaissances utiles (janv. 1836) p. 3-6, conseille aux communes rurales, pour
satisfaire à la loi de 1833, de créer une école mutuelle et donne plans et devis.
8. A. Rendu, Essai sur l’instruction publique et particulièrement sur l’instruction primaire, où l’on prouve
que la méthode des écoles chrétiennes est le principe et le modèle de la méthode de l’enseignement mutuel,
Paris, A. Egron, 1819.
9. A l’enthousiasme d’A. Querrien pour cette école ( Ṛecherches, n° 23, juin 1976), R. Scherer
oppose à juste titre que Fourier lui-même n’y voyait qu’un tableau dégradé du véritable
enseignement mutuel tel qu’il l’entendait (ibid., p. 190 sq.).
10. Tous ces renseignements sont pris dans le Dictionnaire de Pédagogie et dans l’étude récente de
R. Tronchot, L’enseignement mutuel en France de 1815 à 1833, 3 tomes, Université de Lille III, 1973. –
Des locaux suffisamment grands sont souvent difficiles à trouver : les écoles s’installent dans
d’anciennes églises, dans les hôpitaux…
11. Lamotte et Lorrain, Manuel complet de l’enseignement mutuel, Paris, Hachette, 2ème édition,
1842, p. 27.
12. Dictionnaire de Pédagogie, loc. cit.
13. R. Tronchot, op. cit., p. 260. Jomard était secrétaire de la Société pour l’instruction
élémentaire.
14. Journal d’éducation, cit. ibid., p. 110.
15. Décrivant une école de Lancaster qu’il avait visitée, Jomard le soulignait : « l’enfant prend une
tablette, la présente sur sa poitrine... ; tout cela se fait par temps et comme l’exercice du fusil »
(R. Tronchot, op. cit., t. I, p. 92). On sait que M. Foucault, dans Surveiller et punir, a insisté sur ce
passage de disciplines d’une institution à une autre.
16. Voir R. Tronchot, op. cit., p. 165.
17. Sur ces controverses, voir l’article « Distribution de prix » dans le Dictionnaire de Pédagogie de
F. Buisson.
18. Voir R. Tronchot, op. cit., 1. I, p. 190 et suiv.
19. Article 3 des Statuts de la Société, reproduits dans le Dictionnaire de Pédagogie, op. cit., art.
« Société pour l’instruction élémentaire ».
20. Cité dans Dictionnaire de Pédagogie, art. « Lasteyrie ». L’époque de la Restauration fut marquée
par une révolte anti-religieuse de la jeunesse, en particulier dans les collèges des Jésuites,
contraints d’exclure chaque année 20 à 30 élèves ; il y eut de nombreux incidents, et même des

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sacrilèges (A. Dansette, Histoire religieuse de la France, t. I, cité dans J. Leif et G. Rustin, op. cit.,
p. 137).
21. Mémoires, cit. dans R. Tronchot, op. cit., t. III, p. 402.
22. Cit. ibid., p. 453.
23. Ibid., p. 529.
24. Voir R. Tronchot, op. cit., 1. I, p. 193 et suiv.
25. Le dessin linéaire avait été enseigné par les Frères, mais dans des pensionnats, et il ne figurait
pas au programme de la Conduite.
26. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., art. « Jussieu ». Frère des célèbres botanistes, L. de Jussieu
écrivit de nombreux ouvrages éducatifs, dont un destiné aux détenus des prisons, et créa un
journal pour la jeunesse.
27. Sous la Restauration, l’enseignement mutuel « devient curieusement une mystique », disent J.
Leif et G. Rustin (op. cit., p. 146). L’école mutuelle, aussi florissante en 1833 qu’en 1820, meurt
dans son triomphe, note de son côté R. Tronchot (op. cit., t. I, p. 111).
28. Cité dans Dictionnaire de Pédagogie..., art. « Mutuel ». Dans la phrase qui suit, « ancien
système » désigne évidemment le mode individuel, qu’on pense améliorer en joignant au maître
des auxiliaires.
29. Ibid.
30. R. Tronchot, op. cit., t. I, p. 107-109.
31. Résumé par G. Rigault des rapports à la réunion plénière de l’archevéché, en 1815 (G. Rigault,
Histoire générale de l’institut des Frères des Ecoles chrétiennes, t. IV, Paris, Plon, 1942, p. 343-344).
32. R. Tronchot, op. cit., t. I, p. 270-271.
33. Archives philosophiques, politiques et littéraires, oct. 1818, cit. dans R. Tronchot, ibid., p. 242. C’est
le recteur de Limoges qui voit dans l’école des Frères « une image du gouvernement
théocratique ».
34. A. Julien, cité ibid., p. 232.
35. Cit. ibid., p. 260.
36. Cit. dans Dictionnaire de Pédagogie, op. cit., art. « Mutuel », p. 2000.
37. Ce sont là les qualités du bon moniteur sur lesquelles insistent les guides de l’enseignement
mutuel ; cf. R. Tronchot, op. cit., t. I, p. 173-176.
38. Cité dans R. Tronchot, ibid., p. 153.
39. Ibid., t. II, p. 446.
40. Ibid., p. 172.
41. Ibid., p. 172.
42. Ibid., p. 238.
43. Voir R. Tronchot, op. cit., p. 265.
44. Ibid., p. 267.
45. E. Gorgeret, Cours complet d’enseignement mutuel, Paris, Imprimerie Denugon, 1820. Il s’agit
bien d’un cours : non seulement l’auteur parle de ses méthodes et de ses outils pédagogiques,
mais il donne par exemple le contenu de chaque leçon d’arithmétique et la manière de la faire
apprendre.
46. Op. cit., p. 1.
47. Op. cit., p. 37.
48. M. Degerando, Cours normal des instituteurs primaires ou directions relatives à l’éducation physique,
morale et intellectuelle dans les écoles primaires, Paris, Renouard, 1832. Selon l’éditeur, c’est le
« premier ouvrage de ce genre qui soit publié dans notre langue ». Il existait, en effet, des
ouvrages allemands qui furent ensuite traduits et adaptés.
49. Selon les époques, cette partie de la formation de l’instituteur entrera dans le cadre de la
pédagogie ou bien sera assuree par des conférences spéciales.
50. Op. cit., p. 2-6.

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51. Op. cit., p. 36-37. Les qualités sont décrites p. 20 à 30.


52. Ibid., p. 32.
53. Ibid., p. 157.
54. 10ème entretien : « Comment l’instituteur primaire inspire à ses élèves le sentiment de leurs
devoirs », p. 228 et suiv.
55. Op. cit., p. 86.
56. Ibid., p. 194.
57. Ibid., p. 129.
58. Ibid., passim.
59. Ibid., p. 172.
60. Ibid., p. 240.
61. Voir Lamotte et Lorrain, Manuel complet de l’enseignement mutuel, Paris, Hachette, 2ème éd.,
1842, p. 27.
62. Cf. Cours normal…, op. cit., p. 128 et D. Riesman, La foule solitaire, Paris, Arthaud, 1964.
63. Cours normal…, p. 120
64. Ibid., p. 312.
65. Ibid., p. 237.
66. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., p. 2002-2003.
67. Dictionnaire de Pédagogie…, loc. cit.
68. Voir R. Tronchot, op. cit., 1. I, p. 111.
69. Lamotte et Lorrain, op. cit. Notons qu’il s’agit d’un ouvrage édité par Hachette, qui occupe dès
le départ une position prépondérante dans l’édition scolaire parce qu’il a aperçu le premier les
conséquences économiques de la loi Guizot. Il faut aussi souligner qu’il y a deux manuels de
Lamotte et Lorrain, l’un pour l’enseignement mutuel, l’autre pour l’enseignement simultané.
Mais ils sont semblables, sauf pour ce qui concerne les moniteurs.
70. Nous avons pu étudier les éditions des XIXème et XXème siècles à la Maison des Frères des
Ecoles chrétiennes de Caluire.
71. Conduite des écoles chrétiennes, Paris, Monroval, 1837, p. 64.
72. Nous nous référons ici à l’Essai de Conduite (Versailles, Beau Jne éd., 1860) qui ne fut pas
modifié comme son titre l’annonçait et fit loi pendant 40 ans.
73. Ibid., p. 65.
74. Essai de conduite, op. cit., p. VII.
75. Gp. cit., p. 16.
76. Ibid., p. 13.
77. Conduite à l’usage des écoles chrétiennes, Paris, 1916, p. 82. Il s’agit d’une réédition, avec
quelques ajouts, de la Conduite de 1903.
78. Op. cit., p. 17. C’est nous qui soulignons.
79. Op. cit., p. 224.
80. Op. cit., p. 263.
81. Op. cit., p. 81. Le « règlement journalier », c’est-à-dire l’emploi du temps, placé en tête de la
Conduite de 1837, prescrit : « Depuis l’ouverture de l’école jusqu’au commencement de la classe,
les enfants étudieront la leçon donnée pour ce jour, selon leur section, et la réciteront aux
Répétiteurs si l’ordre de la classe n’en est pas troublé » (p. VII). Nous avons interrogé d’anciens
élèves passés par les écoles des Frères entre les deux guerres : de telles séances existaient
toujours et constituaient même un de leurs souvenirs les plus marquants.
82. Op. cit., p. 80.
83. P. Zind, « La méthode pédagogique de J.B. de La Salle au début du XVIIIème siècle », Histoire de
l’enseignement de 1610 à nos jours, op. cit., p. 73. L’auteur, malheureusement plus hagiographe
qu’historien, souligne l’importance de ce changement « pour l’avenir du primaire », mais
méconnaît qu’il est lié au conflit sous-jacent à l’opposition mode simultané – mode mutuel.

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84. Conduite…, op. cit., p. 223.


85. R. Tronchot, op. cit., t. III, p. 340.
86. On peut trouver de nombreux autres exemples de ce décalage dans l’étude sur les Frères de
Ploërmel : H.C. Rulon et Ph. Friot, Un siècle de pédagogie dans les écoles primaires (1820-1940), Paris, J.
Vrin, 1962.
87. J. Lawson, H. Silver, A social history…, op. cit., p. 242. La Royal lancasterian Society fut fondée
en 1808 et, peu à peu, les écoles mutuelles remplacèrent les écoles de charité. Le système fut
adopté dans certaines écoles payantes et certaines grammar schools.
88. Mémoires de l’Académie des sciences morales, résumé dans Leif et Rustin, op. cit., p. 157.
89. H.C. Rulon et Ph. Friot, op. cit., p. 27.
90. M. Vaughan et M.S. Archer ( Social conflict and educational change in England and France,
1789-1848, London, Cambridge University Press, 1971) ont tenté de prouver, contre certaines
thèses fonctionnalistes ou marxistes, qu’il n’y avait pas de lien entre le changement des systèmes
éducatifs et l’industrialisation. On peut se demander si une comparaison historique peut ainsi
apporter une preuve expérimentale.
91. Cf. H.H. Gerth and C.W. Mills, From Max Weber, New-York, Oxford Univ. Press, 1958, p. 426.
92. Loc. cit., p. 294-296.

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Chapitre V. La révolution
pédagogique

1 Jules Ferry assignait aux directeurs et directrices d’écoles normales la tâche de


remplacer l’ancien type d’instituteur qui, selon le mot de Bréal, ressemblait à un sous-
officier instructeur, par un éducateur, c’est-à-dire un maître appliquant les « méthodes
qui ont pris tant de développement, ... ces méthodes qui consistent, non plus à dicter
comme un arrêt la règle à l’enfant, mais à la lui faire trouver ; qui se proposent avant
tout d’exciter et d’éveiller la spontanéité de l’enfant, pour en surveiller, en diriger le
développement normal, au lieu de l’emprisonner dans des règles toutes faites
auxquelles il n’entend rien, au lieu de l’enfermer dans des formules dont il ne retire que
de l’ennui, et qui n’aboutissent qu’à jeter dans ces petites têtes des idées vagues et
pesantes »1.
2 Les « leçons de choses », les « méthodes excitatrices de la pensée », voilà qui doit
rompre avec les routines que dénoncent les rapports adressés au ministre sur les
diverses écoles. Ainsi la véhémente Madame Duplessis-Kergomard fait-elle part de ce
qu’elle a observé dans les écoles qui ne s’appellent pas encore maternelles :
« Dans la grande majorité des salles d’asile nous nous trouvons en présence de
machines à réciter des mots, des mots, des mots ! Dès qu’il s’agit d’observation, de
raisonnement, d’un travail intellectuel, quelque élémentaire qu’il soit, directrices et
élèves sont complètement déroutées... Dans 99 salles d’asile sur 100, j’ai posé la
question suivante (c’était une expérience) : Que faites-vous avec votre main droite,
mes enfants ? – Le signe de la croix. – Oui, avant et après la prière ; mais dans la
journée, que faites-vous avec votre main droite ? – Au nom du Père ». La question
« que fait ton père ? » n’obtient pas davantage de réponse : stupéfaits de cette
question « hors cadre », les élèves « restent bouche béante ou regardent la
directrice, espérant qu’elle leur soufflera une réponse »2.
3 Il ne faut pas enseigner les droits de l’homme et du citoyen comme des Tables
descendues du ciel, proclamait Condorcet. Substituer à l’étude des mots l’étude des
choses, disait Diderot3. Liberté, Raison, Bonheur, telles sont les aspirations du XVIIIème
siècle auxquelles il serait tentant de considérer que l’école élémentaire entr’ouve enfin
la porte. Par ailleurs, on n’a pas manqué de rattacher la révolution pédagogique qu’a
constitué le développement de la pédagogie réaliste (création de Realschulen en
Allemagne au XVIIIème, introduction des sciences et des langues vivantes dans

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l’enseignement secondaire, des sciences appliquées et de l’observation dans


l’enseignement élémentaire, etc.) aux initiatives de la bourgeoisie et au développement
du capitalisme4. Mais d’une part il faut rappeler, après Durkheim5, que c’est dès le
XVIème siècle, particulièrement dans les milieux protestants et en Allemagne, que se
manifesta l’orientation vers une pédagogie réaliste ; d’autre part, il faut souligner que
c’est à une éducation du jugement, à une régulation de la liberté par la « raison » que
procède l’école grâce aux nouvelles méthodes. Si bien que l’école de la fin du XIXème
pourrait bien apparaître comme l’une des modalités, présente dès le départ, de ce que
nous avons appelé la forme scolaire et l’importance accordée aux méthodes dites
nouvelles comme la prépondérance sur une autre d’une modalité d’assujettissement.
4 « Nihil doceatur nisi ad usum praesentem » ; « Docendi sunt homines non e libris
sapere, sed e coelo, terra, quercubus et fagis, id est nosse et scrutari res ipsas… ». C’est
en rappelant ces formules de Coménius, celles de Luther s’opposant à l’enseignement
existant et donnant pour objet à l’école « l’état de choses temporel », que Durkheim 6 a
mis en évidence le déclin de l’humanisme dans les pays protestants d’Allemagne dès la
fin du XVIème siècle et la naissance de ce qu’il appelle fort bien la pédagogie réaliste. Il
a montré que non seulement ces idées avaient reçu une très large adhésion (Leibniz
s’en fit le défenseur) mais qu’elles étaient liées à des transformations institutionnelles :
les premières Realschulen, « où l’enseignement des réalités, des choses et des sciences
qui concernent ces choses, prit la place de l’enseignement littéraire » 7. Le mouvement
est en France plus tardif ; il se manifeste dans les projets révolutionnaires d’une
« éducation nationale » et dans des réalisations comme les écoles centrales 8.
5 Pédagogie réaliste ou intuitive et pédagogie de la réflexion sont liées, comme le montre,
entre autres exemples, celui de Felbiger, réformateur des écoles populaires de Silésie et
d'Autriche au XVIIIème siècle. « Les instituteurs d'autrefois, écrit-il, ne s'occupaient que
de la mémoire, et accablaient les enfants de tâches à apprendre par cœur. La nouvelle
méthode cherche au contraire : a) à faire entrer dans la mémoire non pas seulement
des mots, mais des choses ; b) à exercer l'intelligence, à éveiller la réflexion ; c) à
expliquer la raison des choses et à la faire comprendre ; d) à exercer les élèves au
moyen de demandes et de réponses.
6 Aujourd'hui on s'efforce de ne rien enseigner que des choses utiles, et de les enseigner
en vue de la vie pratique, de façon à préparer des gens laborieux, éclairés et moraux . . .
Aujourd'hui on cherche à rendre l'étude agréable aux écoliers » (357). Appel à l'intérêt,
à l'observation et à la réflexion, les trois choses vont ensemble et, on le voit, n'excluent
pas la mémoire : Felbiger préconise même la méthode des tableaux, où les
connaissances à acquérir sont résumées et mises en ordre, et qui guident le travail des
maîtres et des écoliers. Mais la compréhension et l'explication ne sont pas réduites au
minimum et considérées comme des moyens pour permettre la mémorisation, comme
elles le sont, par exemple, pour J.B. de La Salle.
7 Savoir se gouverner, par opposition à obéir à une règle imposée de l'extérieur, est à
l'éducation morale ce que le jugement est à l'éducation intellectuelle.
8 « Faire de tout enfant un homme capable et digne de se conduire », voilà une de ces
idées pédagogiques dont on souligne le succès à la fin du XIX ème. « L'obéissance doit
être, chez l'enfant, aimante et persuade », lit-on dans les Travaux d'instituteurs français,
recueillis à l'exposition universelle de 1878 (358). Or, ici encore, on trouve facilement
avant même le siècle des Lumières l'affirmation et l'application d'un tel principe.

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9 Faire comprendre et faire aimer : on pourrait ainsi résumer ce qui sous tend les conseils
donnés dans les Constitutions de Port-Royal pour la conduite des enfants des Petites
Ecoles. Il faut, certes, « veiller » incessamment les enfants, petites ou grandes, obtenir
Je silence, ne pas trop se familiariser avec elles (359), toutes prescriptions que l'on
trouve pour les autres écoles de l'époque classique. Mais il faut aussi leur parler
souvent, pour les faire réfléchir sur les intentions de leurs actes ou pour leur donner les
raisons pour lesquelles on les reprynd (360). Avec les petites, il faut châtier
immédiatement, afin d'éviter les mensonges d'excuses, et sans paroles de colère, mais
ensuite, il est conseillé de leur dire, ou mieux de leur faire dire, pourquoi on les a
châtiées. Pendant les « instructions », c'est-à-dire l'instruction religieuse faite par la
maîtresse, il est permis et même ordonné aux enfants « de faire de continuelles
questions sur tout ce qu'elles n'entendent pas » (361). Pour employer une distinction
qu'il utilise, c'est l'intérieur et non uniquement l'extérieur, que vise le jansénisme. Les
Constitutions elles-mêmes seront présentées comme des « avis pleins de lumière, qui
éclairent en commandant », et non comme « une lettre sèche, qui commande
simplement » (362). Et, des élèves de Port-Royal, Racine dira : « On ne se contentait pas
de les élever à la piété; on prenait aussi un très grand soin de leur former l’esprit et la
raison, et on travaillait à les rendre également capables d’être un jour ou de parfaites
religieuses, ou d’excellentes mères de famille » 9 ;10 ;11 ;12 ;1314.
10 De plus, la douceur préconisée a pour résultat de faire aimer jusqu’à la présence
constante de la maîtresse surveillante. Et non seulement Lancelot est connu pour avoir,
premier exemple de méthode attrayante, composé en vers français un traité des racines
grecques, mais les pédagogues de Port-Royal voulaient supprimer l’opposition travail-
divertissement : habituées à s’occuper sans cesse, les élèves ne subissent plus cela
comme une charge et « ne trouvent rien de si long que les récréations des fêtes »15. De
même faut-il qu’elles soient « dans le désir » d’aller à l’Office, ce qui leur est accordé
« comme une grâce » : « ce règlement d’aller à l’office tous ces jours-là ne s’observe
point comme une coutume »16.
11 Enfin les exercices scolaires font certes appel à la mémoire ; le règlement des jours de
fête énumère ce qui est à « apprendre par cœur » (Messe, hymnes, Théologie familière…)
et il est affirmé qu’il faut « beaucoup exercer la mémoire des enfants » 17. Mais cela est
plutôt présenté comme un moyen : il s’agit, outre d’occuper les enfants et de les
empêcher de « penser mal », de leur « ouvrir l’esprit »18. De plus, le danger d’habitude,
de routine est combattu : j’ai expliqué la messe, précise l’auteur, car les élèves « n’y
entendaient rien », lisant « par routine » et « sans y faire assez de réflexion » 19. De
même, pas de confession par routine : la pénitence doit être intérieure, et, même de la
part d’enfants, il faut que, rentrant en elles-mêmes, elles voient les racines de leurs
défauts et de leurs passions. Nous sommes ici à l’opposé d’une police des mœurs, qui se
contente d’obtenir une obéissance extérieure et la conformité des pratiques.
12 Il n’est pas étonnant de trouver chez les jansénistes, considérés, par leur mise en
question des rapports de pouvoir dans l’Etat monarchique et dans l’Église catholique,
comme des pré-révolutionnaires et les précurseurs de la conscience moderne, une école
qui, par certains traits, est déviante par rapport à l’école dominante. On a montré que
la théologie de Port-Royal traduisait un désir d’autonomie morale et que la partie de la
bourgeoisie qui y adhérait voulait fonder non seulement la vie religieuse, mais la vie
sociale et politique sur « une discipline plus grande mais plus imprégnée de
conscience »20 ; ce qui pourrait se dire aussi de la vie scolaire. C’est encore dans les

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collèges des Oratoriens, soupçonnés non sans raison de jansénisme, que l’on trouve un
enseignement de l’histoire de France et des sciences21.
13 On comprend donc que l’on ait vu souvent dans les Réformes protestante et catholique
l’origine de l’école moderne. Les nombreux protestants qui collaborèrent à l’entreprise
de J. Ferry ne manquèrent pas de proclamer que si la Réforme n’inaugurait pas un
nouveau contenu enseigné, elle innovait sur les méthodes pédagogiques 22. Mais une
telle affirmation apparaît plus comme une déduction à partir des principes du libre
examen et de l’accès direct de tous aux Ecritures que comme une inférence à partir de
faits historiquement constatés, et les historiens récents de la Réforme, même
protestants, ont eux-mêmes souligné les ressemblances entre Académies d’une part,
petites écoles et collèges d’autre part23.
14 S’il en est ainsi, c’est que la question est beaucoup plus complexe. La doctrine réformée,
et encore moins tel aspect de cette doctrine, n’« explique » pas plus les nouvelles
méthodes que l’école dans son ensemble : savoir lire pour lire les livres sacrés ne
nécessite pas une école au plein sens du terme. Par contre les Réformes participent de
vastes transformations sociales, parmi lesquelles s’insèrent l’école et ses
transformations. Lorsqu’il s’agit de comprendre l’apparition de la pédagogie réaliste,
Durkheim, tout en la situant dans les milieux protestants allemands, est bien loin de se
contenter de ce type d’explication simplifiée. Dans les sociétés européennes, dit-il, « un
moment vint, ici plus tôt, ailleurs plus tardivement, où les intérêts religieux et moraux
ne furent plus les seuls dont on tint compte, où les intérêts économiques,
administratifs, politiques prirent trop d’importance pour qu’on pût continuer à les
traiter comme des quantités négligeables, dont le maître à l’école n’avait pas à se
préoccuper… Un point de vue nouveau s’introduisit en pédagogie, à côté de l’ancien, et,
d’ailleurs, sans l’exclure »24. Les « fonctions temporelles » entretenant la « vie physique
des sociétés » prennent plus d’importance et il faut mettre à l’avance l’enfant en état
d’y satisfaire : la formation du « bon citoyen »25 s’ajoute à celle du bon chrétien. Si c’est
d’abord en pays protestants que cette pédagogie se développe, c’est parce que le
protestantisme était plus apte à saisir ces exigences que le catholicisme.
15 En parlant de « besoins laïques » et de modifications dans l’importance respective des
diverses fonctions sociales, comme, au début de l’ouvrage, en plaçant l’histoire de
l’école sous le signe de la « lutte entre le sacré et le profane » 26, Durkheim nous met sur
la voie. Mais il ne suffit pas de dire qu’ « il y avait dans le protestantisme un sens de la
société laïque et de ses intérêts temporels que n’avait, que ne pouvait avoir le
catholicisme »27, puis d’ajouter que c’est seulement aux approches de la Révolution que
la société française se pense sous la forme laïque et adopte la conception nouvelle de
l’éducation. Il serait sans doute plus éclairant de penser les Réformes et la Révolution
comme des hérésies au sens que Gramsci a donné à ce terme.
16 Alors que Marx et Engels rapprochent Réforme, Révolution anglaise et Révolution
française en raison de leur base sociale commune, à savoir la bourgeoisie, Gramsci,
mettant entre parenthèse cette origine, voit dans la Révolution française
« l’aboutissement de la lutte politique et idéologique menée depuis la Réforme » 28 et
l’achèvement de la crise qui place l’Église en position subalterne. Il s’agissait d’une
hérésie, c’est-à-dire d’une rupture du bloc idéologique, d’une scission entre
intellectuels religieux et masses. En ce sens la Révolution est achevée en 1789, car la
rupture entre « pasteur et troupeau » est accomplie : « l’église comme communauté des
fidèles conserve et développe des principes politiques moraux déterminés, en

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opposition à l’Église comme organisation cléricale »29. Hérésie religieuse encore en ce


sens que cette opposition s’effectue au nom d’une conception chrétienne du monde,
mais laïcisée. Alors que la Contre-Réforme, on l’a vu, avait été le point de rupture entre
démocratie et Eglise, la Révolution doit être définie comme « Réforme libérale-
démocratique »30.
17 Gramsci souligne en effet l’aspect « national-populaire » de ce mouvement. La Réforme
avait déjà un aspect national, mais il était au second plan par rapport à l’autre aspect de
l’hérésie : le retour aux origines. Avec la Révolution se constitue un « bloc national-
populaire » fondé sur une « réforme intellectuelle et morale »31, réforme « plus
complète que la luthérienne en Allemagne, parce qu’elle mit en évidence un solide fond
laïc et qu’elle tenta de substituer à la religion une idéologie complètement laïque,
concrétisée dans les attaches nationales et patriotiques »32.
18 Une sorte de religion nouvelle, disait Tocqueville de la Révolution 33. Gramsci voit de
même dans la tentative jacobine du culte de l’Etre suprême une réforme religieuse,
« une tentative de créer l’identité entre Etat et société civile » et « la première racine de
l’Etat laïc moderne », qui trouve dans la vie nationale « tous les éléments de sa
personnalité »34.
19 Ces analyses, en établissant un lien entre Réforme et Révolution et en définissant ce qui
les lie, à savoir une transformation des rapports entre Eglise et Etat, pourraient nous
permettre de mieux comprendre comment une sorte de variante de la forme scolaire,
présente dès l’origine, a pu ensuite, plus ou moins selon les formations sociales 35, se
faire place. Et il ne s’agit pas seulement de la possibilité de rendre compte de la laïcité
scolaire au sens étroitement juridique du terme ou au sens de la diffusion par l’école
d’une idéologie nationaliste et patriotique. Il s’agit de la possibilité d’éclairer des
transformations pédagogiques en les référant (sans oublier les changements d’ordre
économique et ce qui dépend des conditions matérielles) à des transformations dans le
domaine du politico-religieux.
20 Les auteurs des réformes scolaires de 1880 se sont parfois présentés et ont été souvent
considérés comme réalisant les projets révolutionnaires. On a tendance aujourd’hui, de
divers côtés, à s’opposer à cette histoire légendaire en niant cette filiation ou en
mettant en évidence les carences de 1789 en matière scolaire. On a ainsi récemment
parlé de « déscolarisation » massive36 succédant aux progrès de l’alphabétisation. Or on
pourrait prendre le terme en un sens quasi illitchien et essayer de voir comment, au
début de la Révolution, le procès de socialisation tend à s’effectuer selon des formes
non scolaires, comment les écoles centrales, l’une des rares créations effectives de
l’époque, sont des établissements déscolarisés par rapport aux anciens collèges,
comment enfin les diverses écoles nouvelles tendent à s’organiser avec un contenu
nouveau et des méthodes nouvelles.
21 Il y a d’abord, chez certains hommes comme Condorcet, la pensée d’un dépérissement
de l’école : « Il viendra sans doute un temps… où tout établissement d’instruction
publique deviendra inutile : ce sera celui où aucune erreur générale ne sera plus à
craindre ; où toutes les causes qui appellent l’intérêt ou les passions au secours des
préjugés auront perdu leur influence ; où les lumières seront répandues avec égalité sur
tous les lieux d’un même territoire et dans toutes les classes d’une même société » 37. On
entendit aussi à la Convention, des déclarations du genre de celle-ci : « Citoyens, les
plus belles écoles, les plus utiles, les plus simples, où la jeunesse puisse prendre une
éducation républicaine, sont, n’en doutez pas, les séances publiques des départements,

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des districts, des municipalités, des tribunaux et surtout des sociétés populaires…
N’allons donc pas substituer à cette organisation simple et sublime comme le peuple
qui l’a créée, une organisation factice et calquée sur des statuts académiques qui ne
doivent plus infecter une nation régénérée »38. Ces réunions, ainsi que les fêtes et jeux
civiques, les évolutions militaires, les théâtres, sont conçues, dans certains décrets,
comme une alternative sinon à l’école toute entière, du moins à un aspect de l’école.
22 Les établissements d’instruction créés au début de la Révolution sont aussi, en un sens,
déscolarisés. On a vu que l’Ecole normale – c’est même cela qui la fit très vite
condamner – fut constituée moins comme une école de pédagogie que comme un
établissement où les instituteurs s’instruisaient auprès des savants et s’exerçaient à
retransmettre la science dans des écoles-types. Le rapport de Daunou sur la clôture de
l’Ecole normale montre bien que l’on tranche sans l’avoir résolu le problème « de savoir
jusqu’à quel point l’art d’enseigner une science est (...) séparable de l’enseignement
immédiat de cette science elle-même »39.
23 Quant aux école centrales, non seulement elles sont des établissements où l’on enseigne
les sciences, mais leur organisation est réalisée d’une manière toute nouvelle. Les
adversaires ne s’y sont pas trompés et lorsque, triomphants, ils obtiendront, sous le
nom de lycées, la restauration des anciens collèges, leur réquisitoire sera révélateur :
« les mathématiques et les sciences, écrit Fabry, y avaient la prééminence sur les
langues et les lettres, le système ayant pour résultat de flétrir l’imagination, d’étouffer
la mémoire, de dessécher le cœur ; les élèves âgés de seize ans pouvaient suivre tous les
cours qui leur convenaient, de telle sorte que les plus studieux furent embarrassés dans
le choix de leurs études et se mirent à suivre tous les cours, alors que les fainéants n’en
suivaient aucun ou promenaient leur paresse de l’un à l’autre. Il n’y avait aucune peine
pour la paresse, aucune récompense pour l’assiduité. Il n’y avait ni principal, ni sous-
principal, ni supérieur, ni inférieur, ni régent, ni maître de quartier » 40. Absence de
direction et de hiérarchie, liberté d’étudier ce que l’on veut : est-ce encore, en effet, une
école ?
24 On trouve, plus argumentés, les mêmes reproches sous la plume de Durkheim qui voit
dans l’absence de direction une des causes de la ruine des écoles centrales. Qu’il ait tort
ou raison, il est intéressant de noter la façon négative dont il décrit l’organisation par
cours substituée à l’organisation par classes, et la liberté de choix : « nous avons déjà
fait remarquer ce qu’il y avait d’excessif dans l’incoordination des cours. Cette
incoordination était encore accrue par l’absence de toute direction intérieure : l’Ecole
n’avait pas de chefs. L’objet de chaque enseignement n’était même que très
imparfaitement fixé, et chaque professeur le déterminait un peu à sa guise » 41. Aussi
intéressante est la manière dont Durkheim, devenant normatif, justifie la préférence
qu’il accorde à l’organisation par classes : « un groupe d’enfants qui travaillent en
commun n’a pas seulement besoin d’une certaine homogénéité intellectuelle ; il lui faut
aussi une certaine unité morale, une certaine communauté d’idées et de sentiments,
comme un petit esprit collectif qui serait impossible si les différents groupes n’avaient
pas de fixité et de stabilité, si, d’une heure à l’autre, ils se décomposaient pour se
reformer sur d’autres bases..., si les mêmes élèves... ne vivaient pas d’une même vie,
s’ils ne respiraient pas une même athmosphère morale » 42. Opposant classe et foule, le
commentaire de Durkheim nous permet de souligner les fonctions politico-morales
d’une organisation qui s’était substituée, dans les Collèges du XVIème siècle, à celle de
l’Université, et dont la Révolution s’éloigna à nouveau un moment.

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25 Par rapport aux écoles d’Ancien Régime, la Révolution innove encore en mettant en
place une pédagogie réaliste et en préconisant des méthodes qui éclairent et
« développent ». Pour les élèves des écoles centrales, « on ne bornera plus leurs facultés
intellectuelles à la seule étude des mots et des phrases : ce sont des faits, ce sont des
choses, dont on nourrira leur esprit... Nos jeunes gens auront l’esprit meublé de
connaissances utiles »43. En exerçant la seule mémoire, les anciens collèges « fatiguaient
et dépravaient l’enfance »44. Dans les petites écoles, qu’il faut se contenter de contrôler
faute de pouvoir créer les écoles primaires projetées, on veille non seulement sur les
livres utilisés et la célébration des fêtes républicaines, mais sur les méthodes
d’enseignement et sur le type de discipline exercée : des membres des administrations
municipales doivent effectuer des visites mensuelles, au cours desquelles ils vérifient
« si l’on donne à la santé des enfants tous les soins qu’exige la faiblesse de leur âge, si la
discipline ne tend pas à dégrader le caractère, si les exercices développent les facultés »
45
.
26 Lumières et douceur en éducation, déscolarisation, voire société sans école : comme
toute Révolution, 1789 va d’abord très loin dans l’affirmation d’une société transformée
et d’un système politique nouveau. Trop loin même au regard de certains et parfois
pour les mêmes hommes, après un certain temps : alors l’affection et l’intérêt
deviennent des moyens de capter, les lumières éclairent les lois auxquelles il faut se
soumettre, la science de la nature est moins remède aux préjugés et superstitions que
moyen d’endiguer la liberté, la raison, nouveau dieu intérieur, est une discipline.
27 Mais en tout cas, la nouvelle éducation n’est pas seulement un moyen de perpétuer le
nouveau système en modelant la nouvelle génération, elle n’est pas seulement liée au
système politique : elle en fait partie. « Parce que les lumières doivent finir par être la
seule puissance dominatrice de l’univers », va jusqu’à dire Boissy d’Anglas 46 ; parce que
le gouvernement républicain suppose que « les idées et les habitudes de la raison
deviennent générales » et que la volonté soit sage, proclame-t-on lors de la rentrée des
Ecoles centrales47. Non seulement donc la réapparition des anciens pouvoirs va devenir
impossible (« on n’égarera point, au nom d’un pouvoir capricieux et jaloux, l’homme
une fois convaincu que la nature entière est soumise à des lois générales et
nécessaires »)48, mais un nouveau type de pouvoir va s’instaurer.
28 L’enseignement, y compris celui d’une morale distincte de toute religion, est ce par
quoi s’établit une nouvelle sorte de rapport à la loi. On le voit par l’exemple de l’armée :
un homme comme Condorcet prévoyait pour les soldats-citoyens une conférence
hebdomadaire, au cours de laquelle leur seraient expliqués les règlements militaires et
les lois. C’est que pour lui, « l’obéissance du soldat à la discipline ne doit plus se
distinguer de la soumission du citoyen à la loi ; elle doit être également commandée par
la raison, par l’amour de la patrie, avant de l’être par la force ou la crainte de la peine »
49
.
29 L’opposition contre l’arbitraire du pouvoir, qui caractérise le XVIIIème siècle, suscite
l’affirmation à la fois d’une règle et d’un principe de conduite intérieur à l’homme.
« Plus rien ne paraît justifier le rapport arbitraire entre l’autorité et les sujets
obéissants. Comme le dira Kant, les hommes des lumières ont résolu de ne plus obéir à
une loi étrangère : ils veulent être autonomes, soumis à une loi qu’ils perçoivent et
reconnaissent en eux-mêmes »50. La destruction des statues, images des anciens
pouvoirs, marque l’avènement d’une religion nouvelle, la reconnaissance en l’homme
d’une « part divine », d’un « pouvoir intérieur qui, en chacun, éclaire et soutient sa

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nature d’homme, et l’unit aux autres hommes »51. Les fêtes révolutionnaires, où les
seuls emblèmes sont des arbres et des êtres de chair, célèbrent cette divinité qui
« surgit lorsque la foule s’assemble » : les serments signifient une communion
instantanée qui s’oppose au sacre, « rite d’instauration par intervention du dehors » 52.
30 Mais tout le monde ne voit pas de manière si élevée la nouvelle relation des citoyens
entre eux et à la loi. Le rapport de Barrère « sur la nécessité de révolutionner la
langue » s’en prend au despotisme, qui ne connaît que la langue de la force et maintient
la variété des idiomes. Si la démocratie exclut l’ignorance populaire et la confusion des
langues, c’est parce que « les lois d’une république supposent une attention singulière
de tous les citoyens les uns sur les autres, et une surveillance constante sur
l’observation des lois et sur la conduite des fonctionnaires publics » 53. Ici, le dieu
toujours présent qui, quoiqu’invisible, voit tout manquement à la loi, est simplement
remplacé par la surveillance réciproque généralisée des « citoyens ».
31 Ce qu’on a appelé la révolution – pédagogique celle-là – de 1880 devrait sans doute être
conçu moins comme la porte plus ou moins ouverte (moins dans l’école officielle, plus
dans des écoles privées et marginales) aux Lumières, à la Liberté et au Bonheur que
comme une nouvelle façon d’assujettir : cette éçole. dont nous venons de voir les
antécédents historiques54 et qui, lieu d’exiger une obéissance aveugle à la règle, cherche
à en faire comprendre la nécessité, qui demande une adhésion et non une pure et
simple soumission, apparut à une fraction de la bourgeoisie, dès le début du XIXème
siècle, comme la seule adéquate, parce que la seule capable de détourner et d’utiliser au
lieu de réprimer des volontés collectives qui s’étaient manifestées avec éclat quelques
décennies plus tôt. Il suffit de lire Gérando pour saisir ce qu’est le bonheur scolaire,
quel sens ont le refus de la « mémoire » et de l’ancienne discipline, l’appel au
« jugement » et à la libre volonté. Les besoins reconnus à l’enfant sont réglés en même
temps que satisfaits et, même dans les salles d’asile où l’on accueille l’enfant à un âge
tendre, il s’agit de le conduire, par le bonheur, à la sagesse 55. Bien plus, dans la mesure
où le bonheur est une fin, il n’est pas ce que l’être cherche et trouve spontanément. Il
est supposé devoir être appris et le pédagogue prête à l’être qu’il veut éduquer une
demande d’éducation. « Enseignez-nous à être heureux », sont censés dire les enfants à
leurs instituteurs par la bouche du pédagogue qui forme ces derniers 56.
32 Enfin, cette école n’est pas le lieu où l’intelligence déploie son activité, mais celui où
elle est éduquée. Elle n’est même pas essentiellement le lieu où l’ignorance,
séculairement dénoncée comme cause de tous les maux, est vaincue par l’instruction :
l’instruction sans éducation est déclarée dangereuse57. L’éducation intellectuelle est,
avec l’éducation physique et l’éducation morale, l’un des trois axes qui définissent le
champ pédagogique. Ayant perçu l’inadéquation aussi bien du vieux cadre de l’école
dite chrétienne que du cadre provisoire de l’école mutuelle, des hommes comme
Gérando travaillent à la mise en place de nouveaux procédés et au développement
d’une science chargée d’étudier les nouvelles emprises sur l’enfant. Ils inaugurent ainsi
plus d’un siècle de psycho-pédagogie.
33 Attention, raison, imagination, conscience, imitation... il a été fait de ces notions un
usage particulier à la fin du XIXème siècle, même lorsqu’elles ne sont pas nées à cette
époque et dans cette conjonction de savoirs et d’une nouvelle école. L’avantage de
livres comme ceux utilisés dans les premières écoles normales est qu’ils ne distinguent
pas ce qui sera plus tard dissocié dans les programmes (la pédagogie générale, la
pédagogie spéciale, la psychologie appliquée à l’éducation, etc.) et ils nous permettent

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de voir l’utilisation pédagogique précise de chaque notion. Par exemple les chapitres
sur l’éducation intellectuelle évoquent à la fois ce que sont chez l’enfant l’imagination,
le jugement, etc., et les exercices et comportements scolaires qui mettent en jeu ces
« facultés » en même temps qu’ils les éduquent.
34 Plus que toute autre, une pédagogie qui veut atteindre l’intérieur de l’être doit se
définir en définissant une certaine image de l’enfant. Avant même qu’il y ait une
psychologie génétique de l’enfant, est élaborée et enseignée aux instituteurs, sous
l’étiquette de philosophie ou de psychologie, une science psychologique de l’enfant, qui
porte à la fois sur ce qui est à éduquer et sur les ressorts de l’éducation. Lorsque les
maîtres étaient simplement dressés à dresser les écoliers, on pouvait se contenter de
leur donner des recettes assorties de quelques conseils sur la manière de procéder en
fonction des caractères enfantins : ainsi la Conduite des Ecoles chrétiennes 58
recommandait-elle d’observer les écoliers, de distinguer ceux qui ont l’esprit doux et
timide, etc., et d’user différemment de la correction selon les cas. Mais lorsqu’il s’agit
de former des éducateurs, il faut les former intelligemment et les doter de savoirs
complexes : s’appliquer « avant toutes choses à bien étudier les enfants », soit dans
leurs traits communs soit dans leurs caractères particuliers, voilà le premier conseil qui
est donné aux futurs instituteurs59.
35 L’enfant tel qu’on le représente en fonction d’un nouveau type d’entreprise éducative
est doté des mêmes facultés que l’adulte, mais présente toujours par rapport à ce
dernier à la fois une distance et un écart (qui justifient l’entreprise). D’une part, en
effet, ses facultés sont peu développées, ou bien même à l’état de simples virtualités :
l’enfant est peu curieux, inattentif, sa conscience morale n’est pas développée. D’autre
part, et surtout, son intelligence ne se fixe pas, il juge beaucoup mais selon ses
impressions... ; bref, il est différent de l’adulte.
36 Dans le condensé de psychologie que fournit le Dictionnaire de Pédagogie, on montre
d’abord que toutes les facultés ont chez l’enfant des caractères particuliers, ensuite
qu’elles existent toutes chez lui, « au moins à l’état rudimentaire » 60. « C’est à tort que
les pédagogues ont prétendu retrouver chez l’enfant l’équivalent de toutes les formes
de l’intelligence adulte. L’attention que l’on prête à l’enfant n’est que l’ombre et le
fantôme de l’attention véritable ». L’enfant raisonne, mais à sa manière. Il a beaucoup
de mémoire, mais localise mal ses souvenirs. Son imagination est incohérente. Sa
volonté « ne voit que les manifestations de ses désirs » ; elle est même inexistante, si on
entend par là une libre détermination. Cependant toutes les facultés sont en l’enfant.
Ainsi la généralisation, considérée comme le fait d’une intelligence développée, est
pratiquée par l’enfant : il appellera, par exemple, « canard » l’eau et les oiseaux après
qu’on lui ait désigné par ce mot un oiseau sur un étang.
37 Cela justifie donc l’intervention du maître-éducateur, qui, s’appuyant sur des
virtualités, pourra utiliser des méthodes non cœrcitives, aider un développement,
appeler l’élève à coopérer, mais qui devra cependant redresser, corriger, réduire des
différences. Il ne s’agit plus de dresser, mais il faut régler. A cela contribuent non
seulement les matières enseignées, mais la manière de les enseigner, le cadre de l’école,
les manières de se comporter à l’égard de l’écolier, etc.
38 Considérons d’abord l’éducation intellectuelle et les facultés correspondantes : il faut,
selon Gérando, faire naître l’attention, cultiver l’imagination en la réglant par la
mémoire, former le jugement et développer la raison. L’attention, la plus importante
des facultés intellectuelles, n’existe pas en effet chez l’enfant : « les jeunes intelligences

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qu’on lui confie (à l’instituteur) ont été jusque là abandonnées au hasard, recevant
mille impressions confuses, … errant sans dessein, ... ne se fixant sur rien, redoutant
tout effort, fuyant tout ce qui paraît sérieux »61. Fixer une intelligence vagabondant
selon son désir : voici donc ce que doit d’abord faire l’école. Mais elle ne le fera plus en
supprimant tout plaisir : il faut, au début du moins, rendre l’étude attrayante, quitte à
amener progressivement l’élève à accepter l’effort que demande tout travail. A point
nommé, les psychologues appelleront attention volontaire62 ce qu’il s’agit de créer ainsi
chez l’enfant.
39 Cette opposition écolier attentif / enfant dissipé, qui définit l’un des axes principaux de
la pédagogie, n’a pas que des aspects intellectuels : celui qui ne sait pas écouter avec
attention « sera négligent et relâché dans l’exécution » des conseils et des ordres qu’il
recevra plus tard dans la vie, « commettra des oublis, des bévues, des fautes » 63. Aussi le
futur maître reçoit-il une série de directives et d’éclaircissements, qui doivent lui
permettre de reconnaître l’attention chez les élèves, en la distinguant de l’apparence
d’intérêt que savent donner certains, et surtout lui permettre de l’obtenir : rester en
place et exiger que tous les yeux soient tournés vers lui, détecter la « tenue penchée »
ou les « yeux vagues », parler doucement, adresser des questions à l’ensemble de la
classe, exposer avec ordre, précision et un air d’intérêt, sans chercher à amuser…
40 La fixation de l’écolier est également le but à atteindre par l’éducation de l’imagination.
A la différence de l’attention, l’imagination n’est pas à susciter, car l’enfant n’en
manque pas. On ne doit pas non plus l’étouffer, car elle est nécessaire à l’industrie de
l’homme, à sa prévoyance64. Mais cette faculté se « dérègle » voire même se « déprave ».
L’instituteur sera donc « un gardien préposé pour garantir de tout danger cette faculté
précieuse, mais aveugle »65. Elle sera contre-balancée par la mémoire et réglée par la
raison.
41 L’instituteur devra encore veiller à ce que le jugement des élèves « procède avec
rectitude »66. Car, là encore, les enfants pèchent par excès : ils jugent beaucoup, et sans
savoir. Il va donc falloir réprimer : « ne lui faites jamais grâce, quand vous le voyez
parler sans savoir ce qu’il dit ; contraignez-le alors par vos questions à se l’avouer à lui-
même... Il apprendra à s’abstenir »67. C’est ici qu’intervient la raison comme régulatrice,
et aussi l’observation des choses. N’entretenir l’enfant que de notions simples, ou du
moins toujours partir du simple en procédant par enchaînement progressif d’idées,
donner une formule sensible, un corps aux idées par des exemples et de nombreuses
applications, c’est faire en sorte qu’on ne se paie pas de mots et qu’on n’avance rien à la
légère. La raison est encore développée grâce aux nouvelles méthodes : écrire en
déduisant les formes composées des formes simples, lire avec la nouvelle épellation
exercent l’intelligence, alors que l’on procédait autrefois de façon mécanique. De plus
l’instruction comprend désormais d’autres matières.
42 Le défaut de jugement, « mille fois pire que l’ignorance » 68, doit être combattu par
l’observation portant sur les faits. Ce sera l’un des rôles de l’histoire naturelle, et plus
généralement de cette méthode intuitive préconisée par celui que l’on considère
toujours comme le plus grand pédagogue de tous les temps : Pestalozzi. L’enfant est
léger, mobile : il faut l’habituer à considérer un objet sous toutes ses faces, car l’esprit
faux ne voit qu’un côté des choses. Les élèves doivent enfin, selon un principe
rousseauiste, être amenés à observer, en matière morale, les conséquences de leurs
actes.

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43 Il faut, d’une certaine manière laisser l’enfant expérimenter, essayer, voir par lui-même
les erreurs qu’il commet, car si on le tient toujours par la main, il ne saura jamais se
conduire. Ses jugements hâtifs, il vaut mieux qu’il les corrige par ses propres réflexions,
au lieu que ce soit l’instituteur qui le corrige. La raison est donc ce pouvoir sur soi-
même qui remplace le pouvoir d’un autre, exercé de l’extérieur. La raison des
pédagogues est une discipline, plus précisément l’auto-discipline. En la développant
chez l’enfant, l’école mène un combat. Contre quoi ? Gérando le dit nettement : « la
raison est dans l’homme la compagne de la liberté : c’est parce qu’il est libre d’agir,
qu’il doit savoir se gouverner »69.
44 En matière morale, c’est par la conscience que « l’homme devient son propre
régulateur ». Les sentiments nobles, les affections bienveillantes qui peuvent être
développés à l’école ne suffisent pas. Exerçant un « sacerdoce moral », l’instituteur doit
présider aux premiers avertissements de la conscience, « cette voix intérieure qui nous
enseigne à discerner le bien et le mal et qui nous révèle la sainte autorité du devoir » 70.
La loi de 1882, en fixant les caractères de la méthode d’enseignement moral, ne
dissimulera pas que cette voix intérieure est le résultat d’une intériorisation : « la tâche
(de l’instituteur) se borne à accumuler dans l’esprit et le cœur de l’enfant qu’il
entreprend de façonner à la vie morale assez de beaux exemples, assez de bonnes
impressions, assez de saines idées, d’habitudes salutaires et de nobles aspirations pour
que cet enfant emporte de l’école, avec son petit patrimoine de connaissances
élémentaires, un trésor plus précieux encore : une conscience droite » 71. Mais si ce sur
quoi l’éducation s’exerce est toujours présenté comme conscience et sens, c’est que les
méthodes autoritaires sont rejetées : croire que l’enfant n’a pas le sentiment du devoir
et se laisse conduire uniquement par l’autorité et l’imitation est, selon Gérando,
l’erreur funeste de l’ancienne école.
45 Cette école fondée sur la « puissance arbitraire de la contrainte et de la force » 72 est, en
effet, dangereuse pour l’ordre social, plus exactement pour le nouvel ordre, où
l’autorité est respectée parce qu’elle incarne la loi. La discipline scolaire ne doit plus
être une domination mécanique qui irrite, mais une discipline sage, raisonnée, et
comprise comme l’ensemble des règles nécessaires à l’étude ainsi qu’à l’harmonie entre
élèves.
46 Toute intérieure également est la force qui résiste aux séductions, le « caractère ». A
l’enfant inattentif de l’éducation intellectuelle correspond, pour l’éducation morale,
l’enfant « dissipé », qui manque d’« application ». On peut encore trouver de nos jours,
dans les carnets de notes des élèves, des appréciations de ce type, qui révèlent moins
les catégories de l’entendement de l’instituteur que celles à lui imposées par le
système73. La dissipation, équivalent enfantin du dérèglement adulte 74, est l’absence de
maîtrise de soi ; la qualité qu’il s’agit de faire acquérir à l’élève est la modération. Ici
apparaît le lien, dans la pédagogie, entre le politique et ce qu’on appelle parfois la
question du désir : « au milieu de l’inégalité des rangs et des conditions que les progrès
de la civilisation ont introduite dans la société humaine, c’est la modification des désirs
qui préserve la paix publique »75. Obtenir que l’élève s’applique, c’est enfin développer
en lui une qualité qui est le courage, nécessaire pour affronter les difficultés de la vie.
47 De quels moyens dispose l’école pour cette éducation ? Il y a, bien sûr, les exercices, la
gymnastique, les entretiens sur des exemples... Mais il y a surtout la discipline : arriver
à l’heure, renoncer au jeu pour entrer en classe, rester tranquille et observer le silence,
bien se tenir, tout cela oblige l’élève à « une série de petits triomphes sur les

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penchants »76. Seulement là encore, il s’agit d’obtenir une disposition interne et


permanente, une acceptation volontaire. Si l’élève subit par crainte, on n’obtiendra
qu’une obéissance de surface et momentanée, qui laissera vite place à l’envie, au
mécontentement, au refus. Le caractère, force permettant de résister aux penchants
qui sollicitent la volonté, est précisément ce grâce à quoi l’enfant ne subira pas malgré
soi un ordre imposé de l’extérieur mais accomplira son devoir. Aussi la discipline ne
devra pas être trop minutieuse et trop rigoureuse et il faudra accorder à l’élève une
certaine liberté : seules les méthodes qui « appellent l’enfant à coopérer » peuvent
produire le résultat attendu77.
48 La liberté introduite dans l’école est donc ce grâce à quoi sera obtenue une soumission.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que cette pédagogie ne renonce pas aux moyens
qu’utilisait l’ancienne : tout au plus les modifie-t-elle et leur donne-t-elle une place
subordonnée. Ainsi le Cours normal traite de l’habitude et de l’imitation comme ressorts
de l’éducation. L’utilisation exclusive de la mémoire, habitude de l’esprit, a été
condamnée ; il faut que l’élève apprenne à juger (correctement, on l’a vu), car sinon il
appliquera mal des principes qu’il aura simplement retenus. Mais, une fois qu’il a
compris, il faut qu’il apprenne. De même la fidélité au devoir fondée sur la seule
habitude n’a que les effets extérieurs de la vertu : il faut la conscience pour que l’élève
soit vraiment attaché à son devoir. L’habitude doit cependant être utilisée comme
auxiliaire. On en vient ainsi à une distinction, empruntée à Maine de Biran, entre
habitudes passives et habitudes actives. De même la disposition qu’ont les enfants à
imiter doit être utilisée par l’instituteur, qui les aidera à distinguer la fausse et la vraie
supériorité, en particulier par les sanctions : l’imitation sera alors « éclairée par le
jugement » et « déterminée par l’estime »78.
49 La nouvelle éducation n’est donc pas en rupture totale avec l’ancienne. Les impératifs
qu’elle introduit convergent toujours vers l’odre. Le Cours normal de Gérando s’achève
sur un véritable hymne : s’il demande aux instituteurs d’introduire « avant tout »
l’ordre matériel dans l’école, c’est que celui-ci participe de l’Ordre, qui « assigne à
chaque chose son but », sa place, son temps et sa mesure, qui « classe », « distribue »,
« proportionne » et « règle »79. On retrouve ici les accents des prédicateurs et des
moralistes du XVIIème : arranger et prévoir, ne rien faire hors de propos... Seulement
c’est désormais par l’intérieur de lui-même que l’être est assujetti à l’ordre.
50 De plus, comme on l’a vu avec les rééditions de la Conduite, la pédagogie du XIXème
adjoint à l’ordre le travail. S’agit-il d’une autre finalité, et faut-il y rattacher certaines
au moins des transformations que nous avons repérées ? La préparation du futur
travailleur est, bien sûr, un souci pour les hommes qui ont formé une Société pour
l’instruction élémentaire après une Société pour l’encouragement de l’industrie nationale 80.
« L’instituteur primaire, en donnant à son élève le goût et l’habitude du travail, lui
enseignera à bien travailler, c’est-à-dire à faire chaque chose avec méthode, à opérer
avec suite, à finir, à perfectionner ; il tâchera de lui rendre la main leste, de lui faire
acquérir un coup d’œil prompt et juste »81. Mais cette formation du travailleur
d’industrie est seconde par rapport aux effets moralisateurs du travail scolaire :
l’essentiel, c’est que ce dernier protège contre la mollesse, règle une activité
primitivement « incertaine et vagabonde »82, préserve de l’ennui et du désordre,
enseigne à se maîtriser.
51 Le travail est donc étroitement lié à l’ordre : il l’établit et le conserve, tandis que
l’ordre, à son tour, apporte le succès dans le travail. Finalement, nous ne sommes pas si

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loin de l’impératif auquel le mode simultané permettait de satisfaire : faire en sorte que
l’élève soit toujours occupé, travaille sans cesse, afin qu’il ne s’habitue pas à la
dangereuse oisiveté. Seulement l’école est désormais dotée d’un maître qui parle. Aussi
lui est-il recommandé de faire comprendre aux élèves les conséquences de l’oisiveté : le
mendiant, le vagabond, le débauché, le criminel, ... figures-repoussoirs que l’école n’a
pas fini d’exhiber.
52 L’école du XIXème ne forme pas l’ouvrier productif, mais le travailleur soumis et, plus
généralement, le citoyen. En tant que telle, l’école a-t-elle d’ailleurs quelquefois formé
la force de travail ? Comme le montrerait l’exemple de l’enseignement professionnel,
lorsque l’industrie veut des producteurs sur mesure, elle détruit l’école. S’il y a, dans la
« révolution pédagogique » du XIXème siècle, une recherche d’efficacité et d’économie,
elle est politique. Témoin cette conférence aux instituteurs de Brême (1882) : « Les
jeunes gens dressés de la sorte » (il s’agit des anciennes méthodes) « constituent plus
tard au sein de la société un élément des plus dangereux ; incapables d’une obéissance
intelligente et volontaire à la loi, ils sont de fait les pires ennemis des libertés
publiques ; habitués à la férule, ils sont honnêtes par crainte de la police et ils coûtent
plus en frais de gendarmerie à l’Etat que ne valent les services forcés qu’ils lui
rendent »83.
53 Certes, les classe laborieuses sont la cible principale de l’action pédagogique dont nous
venons de voir les méthodes. Gérando, à la différence de nombre de ses successeurs, qui
l’imiteront en tout sauf en cela, déclare attendre des « lumières de la raison » qu’elles
conduisent les futurs ouvriers à se contenter de leur sort, à ne pas attenter à la
propriété, à reconnaître l’utilité des machines... Lorsqu’il analyse les facultés, il glisse
souvent de l’enfant en général à l’enfant de condition peu aisée, plus rude dans ses
mœurs, dépourvu de bonnes manières, plus ignorant, plus simple aussi. Mais peut-être
faut-il le prendre au mot : l’enfant des classes laborieuses n’est qu’un cas-limite, et tous
les enfants sont justiciables du même traitement. De toutes façons, à ceux qui
voudraient voir dans les méthodes pédagogiques essentiellement un instrument de
domination et d’exploitation du prolétariat par la bourgeoisie, il incomberait
d’expliquer qu’elles soient si semblables et qu’elles soient réformés en même temps
dans les écoles primaires et dans les lycées.
54 L’un des premiers actes de J. Ferry accédant au Ministère de l’instruction fut, en effet,
de réformer profondément, comme l’a montré V. Isambert-Jamati 84, l’enseignement
secondaire : réforme des programmes (renforcement du français et des sciences
naturelles au détriment du grec et du latin), mais aussi des méthodes. Il faut « donner
l’habitude de la réflexion... et fortifier le jugement », aller des exemples à la règle, « du
concret à l’abstrait »85 ; la discipline est assouplie. Plus tard, de 1895 à 1905, les discours
de distribution des prix montrent que « le combat laïc » se déroule aussi dans les lycées,
où il se traduit « par un intense culte des lumières, et par une grande confiance dans les
possibilités humaines »86.
55 L’école primaire qui s’élabore entre 1830 et 1880 (en France), se définit donc par ces
méthodes, mais aussi par des matières nouvelles et une nouvelle façon de pratiquer les
anciennes, en particulier la lecture et l’écriture. Retracer la constitution de ce qu’on
nommera assez bien des disciplines va permettre de voir en particulier si les analyses
de l’idéologie bourgeoise qu’elles diffusent en épuisent le sens.

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NOTES
1. Discours au Congrès pédagogique, 2 avril 1880, cité dans P. Chevallier et B. Grosperrin,
L’enseignement français de la Ṛévolution à nos jours, t. II, Paris, Mouton, 1971, p. 305.
2. Rapport sur les salles d’asile, 1881, cit. ibid., p. 301.
3. Cité dans Durkheim, L’évolution pédagogique en France, Paris, Alcan, 1938, t. II, p. 150.
4. Voir par exemple H. Waldeyer, « Zur enstehung der Realschulen in Preussen im 18.
Jahrhundert… », in Schule und Staat im 18. und 19. Jahrhundert, Frankfurt, Suhrkamp, 1974,
p. 146-170.
5. Op. cit., p. 143.
6. E. Durkheim, L’évolution pédagogique en France, 2ème éd., Paris, P.U.F., 1969, p. 327-328.
7. Id. Ibid., p. 330. L’auteur les appelle écoles secondaires : il s’agit plutôt d’écoles moyennes et les
écoles primaires supérieures françaises seront un moment conçues selon ce modèle. La première
Realschule fut créée en 1706.
8. Dictionnaire de pédagogie…, op. cit., art. « Felbiger ». Prélat catholique né en 1724, s’intéressant
aux premières Realschulen, Felbiger fut, à la demande du gouvernement prussien, puis de Marie-
Thérèse, l’un des principaux artisans d’une réforme qui, en 1774, rendait l’école obligatoire,
créait une Hauptschule prolongeant la Trivialschule, et une Ecole normale.
9. H. Marion, Le mouvement des idées pédagogiques en France depuis 1870, Mémoires et documents
scolaires, 2ème série, n° 1, Paris, 1889, Imprimerie nationale, p. 29 ; Travaux d’instituteurs…, Paris,
Hachette, 1879, p. 19.
10. Constitutions du Monastère de Port-Ṛoyal du Saint-Sacrement, Paris, G. Desprez, 1721, p. 434-440.
11. Op. cit., p. 440-445.
12. Op. cit., p. 474.
13. Op. cit., « Avis sur la publication » (sans pagination).
14. Abrégé de l’histoire de Port-Ṛoyal, cité par F. Cadet, L’éducation à Port-Ṛoyal, Paris, Hachette, 1887,
p. 56.
15. Op. cit., p. 392 et Sainte-Beuve, Port-Ṛoyal, Paris, Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 454.
16. Op. cit., p. 395.
17. Op. cit., p. 410. Comme dans toutes les petites écoles, les élèves apprenaient lecture, écriture,
arithmétique et catéchisme.
18. Op. cit., p. 410.
19. Op. cit., p. 409.
20. P. Benichou, Morales du Grand-Siècle, Paris, Gallimard, 1948, p. 187 et p. 196.
21. Voir P. Lallemand, Essai sur l’histoire de l’éducation dans l’ancien Oratoire de France, Paris, E.
Thorin, 1887.
22. Voir les articles « Protestantisme », « Luther », etc. du Dictionnaire de Pédagogie de F. Buisson.
23. Voir La Ṛéforme et l’éducation, sous la direction de J. Boisset, Toulouse, Privat, 1974.
24. E. Durkheim, op. cit., p. 325-326. Les mots soulignés le sont par nous.
25. Ibid., p. 326.
26. Ibid., p. 34.
27. Ibid., p. 327.
28. H. Portelli, Gramsci et la question religieuse, Paris, Anthropos, 1974, p. 111.
29. Cité ibid., p. 112.
30. Cité ibid., p. 111 et p. 112.
31. Ibid., p. 94-95.
32. Cité ibid., p. 113.

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33. Cité ibid., p. 120. Voir aussi, sur le lien révolution politique-révolution religieuse, R. Aron, Les
étapes de la pensée sociologiques, op. cit., p. 241.
34. Cité ibid., p. 115. Ce texte peut, malgré tout ce qui les sépare, être rapproché de celui où
Durkheim parle du développement de l’idée d’éducation nationale et du moment où la société se
pense sous sa forme laïque.
35. Par exemple l’Italie, en raison de son passé et des concordats avec le Vatican, présente, en
matière scolaire, des particularités par rapport à d’autres pays même catholiques. Gramsci
montre comment le monopole de l’enseignement primaire y a été laissé à l’Église.
36. L’expression est dans la préface au livre cité de R. Balibar et D. Laporte, Le français national. On
ne peut que souscrire à l’intention des auteurs de débarrasser l’histoire de la scolarisation de
toute téléologie et dénoncer avec eux la fonction du mythe de 89 dans l’idéologie bourgeoise
de 1880. Mais nous ne pouvons faire nôtres les interprétations qu’ils donnent de la politique
scolaire révolutionnaire.
37. Cité dans Le génie de la Ṛévolution considéré dans l’éducation, (par J.B.G. Fabry) t. I, Paris,
Lenormant, 1817, p. 32.
38. Bouquier, cité ibid., p. 68-69.
39. Rapport de Daunou et Décret du 26 avril 1795, cité ibid., p. 220.
40. J.B.G. Fabry, op. cit., p. 205. Le titre du livre ne doit pas faire illusion : le « génie de la
Révolution » est, pour l’auteur, le malin génie. Le sous-titre du Tome II est : « où l’on voit les
efforts réunis de la Législation et de la Philosophie du XVIIIème siècle pour anéantir le
Christianisme ». Cet ouvrage est intéressant car, le plaidoyer laissant place aux pièces à
conviction, il réunit des textes mal connus et épars.
41. L’évolution pédagogie en France, op. cit., p. 348.
42. Op. cit., p. 346.
43. Rapport de Fourcroy, 13 juillet 1796, cit. dans Le Génie de la Ṛévolution..., op. cit., t. II, p. 279.
44. Daunou, cit. ibid., p. 228.
45. Cit. ibid., p. 349.
46. Cit. IWd., p. 196.
47. Ibid., p. 304.
48. Condorcet, cit. ibid., t. I, p. 25.
49. Cité ibid., t. I, p. 30. Notons en passant le paradoxe du développement du capitalisme et de la
fin des armées de mercenaires.
50. J. Starobinski, L’invention de la liberté, Genève, Skira, 1964, p. 12.
51. J. Starobinski, « 1789 et le langage des principes », Preuves, n° 203, janvier 1968, p. 27.
52. Id. ibid., p. 28. Sur la fête révolutionnaire, voir également M. Ozouf, La fête révolutionnaire
(1789-1799), Paris, Gallimard, 1976.
53. Cité dans Le génie de la Ṛévolution, op. cit., t. II, p. 75.
54. Le style éducatif des Jansénistes semble s’être prolongé dans des écoles comme celles des
Frères du Faubourg Saint-Antoine, fondées par l’abbé Tabourin en 1712.
55. Cours normal des instituteurs primaires..., par M. Degérando, Paris, Renouard, 1832, p. 202.
56. Ibid., p. 201.
57. Ibid., p. 44.
58. Chapitre V de la 2ème partie : « Des corrections ».
59. Cours normal…, op. cit., p. 383.
60. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., art. « Facultés de l’âme ». L’article « Psychologie » montre
simplement l’utilité de cette science pour les éducateurs et la manière dont elle doit être
enseignée dans les Ecoles normales.
61. Cours normal…, op. cit., p. 84.
62. L’exemple que donnent les psychologues de l’attention volontaire, distinguée de l’attention
spontanée, est généralement celui de l’attention de l’écolier...

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63. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., art. « Attention ».


64. Cours normal…, op. cit., p. 95.
65. Ibid., p. 98.
66. Ibid., p. 108-115.
67. Ibid., p. 116.
68. Ibid., p. 108.
69. Ibid., p. 129.
70. Ibid., p. 227.
71. Programme des écoles primaires (Exposé préliminaire) du 25 juillet 1882, cité dans
Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., art. « Morale ».
72. Cours normal… op cit., p. 234.
73. P. Bourdieu et M. de Saint-Martin, « Les catégories de l’entendement professoral », Actes de la
recherche en sciences sociales, Mai 1975, n° 3, p. 68 et suiv. Cet article montre le lien qui existe entre
les appréciations des professeurs et la classe sociale à laquelle appartient l’élève.
74. Cours normal… op. cit., p. 316.
75. Ibid., p. 315.
76. Ibid., p. 322.
77. Ibid., p. 323. Il faut évoquer ici le rôle que prendra la coopération dans la psychologie
génétique et la pédagogie de J. Piaget.
78. Ibid., p. 355-356.
79. Ibid., p. 375-376.
80. Créée en 1800. Le baron de Gérando en fut aussi secrétaire général.
81. Cours normal…, op. cit., p. 369.
82. Ibid., p. 371.
83. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., art. « Punitions ».
84. V. Isambert-Jamati, Crises de la société, crises de l’enseignement, Paris, P.U.F., 1970.
85. Op. cit., p. 108.
86. 0p. cit., p. 323.

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Chapitre VI. Langue et discipline

1 Les difficultés de la mise en place d’une institution comme l’école primaire (avec les
instruments de normalisation qui l’accompagnent : écoles normales, conférences et
manuels pédagogiques, inspection, etc.) en éclairent à la fois la nature et, pour ainsi
dire, l’insertion dans le corps social. La lecture des Rapports d’inspection générale
de 1880 suffit à montrer que cette mise en place n’est pas achevée à cette date : des
obstacles, des résistances restent à vaincre pour que soient enseignées les nouvelles
matières mises au programme et aussi pour que l’ensemble des exercices soient
effectués selon les nouvelles méthodes, concourent à cette éducation intellectuelle,
morale et physique dont parle la nouvelle science pédagogique.
2 Chaque inspecteur dresse le tableau, parfois chiffré, de la situation de l’enseignement
primaire dans le département qu’il a été chargé de visiter, fait état de l’application des
mesures prises et suggère des solutions. Le tableau est généralement assez sombre :
ainsi pour les académies de Paris et Bordeaux, qui ne devaient pas être parmi les plus
défavorisées, on estime à 20 ou 25 % de ce qu’il pourrait être le rendement de la
machine scolaire. On déplore l’absence de méthodes intuitives – par exemple pour
l’enseignement du calcul – et le culte persistant de la mémoire. Les enseignements
nouveaux, lorsqu’ils sont assurés, se font sans explications et exercices préalables, tel le
dessin. D’autres exercices se font sans que le maître ait compris les normes auxquelles
ils doivent obéir : un instituteur de Dordogne, rapporte l’inspecteur, m’a déclaré
« n’avoir qu’un seul chant pour tous les mouvements et exercices : et que faisait-il
chanter à une vingtaine de pauvres petits paysans à peu près tous pieds nus ? –
Consacrons notre vie au plaisir, à la folie ! »1. Ailleurs les procédés en honneur à l’école
mutuelle subsistent ou réapparaissent : en Normandie, on ne trouve souvent, en fait de
chant, « que des marches qu’on exécute pendant les entrées et les sorties » 2.
3 D’autres inspecteurs préfèrent insister sur les bons débuts et les espoirs : étude de la
langue faite de façon rationnelle, programme d’histoire passé en revue entièrement
jusqu’à nos jours, géographie enseignée par des cartes, gymnastique en progrès... Mais
que ce soit à travers les satisfecit ou à travers les blâmes, il est possible de discerner les
fonctions d’un programme primaire souvent jugé très ambitieux.
4 Parfois aussi dangereux, entre autres pour les adversaires de la loi Guizot, selon
lesquels elle avait « jeté dans l’intelligence des peuples une multitude de connaissances

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superficielles, dont la plupart étaient étrangères aux besoins de la vie et qui n’étaient
propres qu’à inspirer un orgueil irrémédiable et à faire naître des désirs extravagants »
3
. Les adversaires d’un élargissement du programme, qui, on l’a vu, avait commencé dès
l’époque de l’école mutuelle, obtinrent quelques succès au milieu du XIXème siècle 4.
Leurs craintes étaient-elles fondées ? Lorsque, au siècle des Lumières, des voix
prestigieuses s’étaient élevées contre les projets d’instruction du peuple, Philipon de la
Madeleine, déclarant sans ambages que la science était une arme dangereuse, avait
trouvé la formule susceptible de tout concilier : pour la classe des hommes voués aux
travaux manuels, l’école sans la science. Dans un ouvrage qui eut un grand succès, il
répond à la question de savoir s’il est avantageux à l’Etat que le peuple soit instruit :
« oui, si l’on entend par là qu’il faut lui apprendre à connaître les choses qui peuvent
influer sur son bien-être, façonner son âme à la vertu, former ses organes aux diverses
professions qui lui sont propres… Mais si, à ce mot d’instruction l’on attache l’idée
d’étude des langues, des sciences, des lettres, des beaux-arts, sans contredit on doit
l’éloigner du peuple ; l’ignorance est préférable. Je ne connais pas d’arme plus
dangereuse que le savoir entre les mains du peuple »5. Oter l’ignorance sans donner le
savoir, n’est-ce pas un but de même ordre que poursuit Gérando cent ans après, en
essayant d’élaborer une éducation intellectuelle, dans laquelle l’éducation pallierait aux
dangers de l’instruction ?
5 Si l’on ajoute que lors de l’enquête de 1860 les instituteurs réclament que soit élevé le
niveau d’instruction primaire en insistant sur ses effets moralisateurs 6, il apparaît
nécessaire de s’interroger sur les formes et la signification des matières composant le
programme primaire.

6 « On ne dira jamais assez qu’apprendre à lire est le principal de la tâche de l’instituteur,


sinon de tous ceux qui enseignent à quelque degré que ce soit » 7. Cette déclaration, qui
n’aurait pas étonné à l’époque de la lutte contre l’analphabétisme, lorsque l’école avait
pour tâche quasi unique d’apprendre à lire, peut surprendre dans la bouche de
contemporains. En réalité, pour ces pédagogues, la lecture est plus que lire : opposant
Alain (« savoir lire est le tout ») à Rousseau (qui voulait bannir les livres jusqu’à quinze
ans), ils voient dans l’apprentissage de la lecture une œuvre d’humanisation et de
civilisation. L’expérience, la réflexion de l’enfant sur ce qu’il voit sont insuffisantes : il
faut « qu’il se forme au contact de la pensée imprimée ». Il importe que très vite il
accède à des textes qui dépassent ce qu’il pense naturellement et ce qu’on dit dans son
entourage : « lire, c’est alors se plier à des formes verbales et à des modes de pensée et
de sensibilité au-dessus de ce qui lui est familier » 8.
7 Il faut bien d’ailleurs que l’accès à la langue écrite soit important pour que plusieurs
catégories d’hommes de pouvoir aient entrepris de l’organiser « même pour les
pauvres », à une époque où les conditions matérielles de l’entreprise étaient loin d’être
réunies. Pour qu’aussi des familles, même pauvres, paient afin que leurs enfants
puissent lire, en particulier lire les manuscrits, c’est-à-dire les actes légaux.
8 On sait d’autre part que l’étude des méthodes d’apprentissage de la lecture, de leur
histoire, aujourd’hui de leurs implications psychologiques, ou plutôt psycho-
pathologiques (la célèbre « dyslexie »), occupe une grande place dans les ouvrages
spécialisés et a donné lieu à toute une littérature. Comme on a commencé à le faire à

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propos des résistances à la nouvelle épellation, il y a lieu de se demander pourquoi tel


ou tel procédé est ou n’est pas adopté à telle période. En ce qui concerne la lecture, il y
a donc place pour plus qu’une analyse des idéologies diffusées dans les manuels, pour
autre chose que des querelles psychopédagogiques ou un relevé anecdotique des
inventions techniques et de leurs avatars historiques.
9 Le Dictionnaire de Pédagogie de 1882, après avoir rappelé, dans sa première partie, que
toutes les méthodes ont été inventées avant la fin du XVIIIème siècle et qu’il n’y a plus
qu’à choisir et perfectionner, préconise, dans la deuxième partie, parce qu’elle est la
plus rapide et la plus sûre, la méthode Schüler. Il s’agissait d’une « méthode analytique-
synthétique d’écriture-lecture, combinée avec les leçons de choses et de langue » 9, qui
avait déjà été utilisée en Allemagne, en Suisse et aux Etats-Unis. Réconciliant les
techniques opposées, elle fait apprendre l’élément alphabétique (par exemple i) dans
un mot entier (île), puis fait utiliser les éléments pour recomposer une syllabe ou un
mot (uni). L’image présentée dans le manuel ou sur le tableau mural (dans l’exemple,
celle de l’île) sert non seulement, selon les nouvelles méthodes « intuitives », de
support concret, mais aussi elle permet dès le début d’intéresser les élèves (le mot peut
entrer dans une phrase s’il n’est pas intéressant en lui-même). Elle donne lieu enfin à
une leçon de choses et à des exercices de langue.
10 Lecture et écriture vont de pair et sont préparées par des exercices : dessin avant le
tracé des lettres, exercices de prononciation avant la lecture. C’est que l’école n’opère
pas sur une tabula rasa. L’enfant que l’on amène à l’instituteur sait déjà parler. Mais il
parle souvent patois, et, même lorsqu’il sait parler français, il parle mal. Que faut-il
entendre par là ? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pas tellement
des différences de vocabulaire, de tournures entre la langue savante et cultivée et la
langue populaire ; ni, non plus, d’une pauvreté de langue, dont on sait bien qu’elle
n’existe pas10. Ce que visent les pédagogues de 1880 après leur maître Schüler, c’est un
rapport à la parole : le jeune élève qui arrive à l’école ne sera pas mis tout de suite à la
lecture, parce qu’il parle mal, parce qu’il parle « d’une manière inconsciente, d’instinct,
ou plutôt d’habitude »11. Le maître doit donc exercer l’élève, qui sait déjà parler, à la
parole : il faudra qu’il s’exprime clairement, prononce distinctement, c’est-à-dire
distingue les sons. Certes, conformément à la nouvelle pédagogie, il faut que ces
exercices soient rattachés à des choses qui intéressent l’élève. Il n’en demeure pas
moins que le parler spontané de l’enfant est d’emblée invalidé 12 : il s’agit qu’il parle
comme il faut, qu’au lieu de parler d’instinct, il observe les règles.
11 La pédagogie contemporaine pose également en principe qu’« il ne convient ni de sous-
estimer, ni de surestimer »13 la capacité des enfants à employer la langue et qu’une
phase préparatoire à la lecture proprement dite est nécessaire. La psychologie de
l’enfant – enfant qui, dit-on, n’a pas la moindre idée de l’analyse des sons, du découpage
des mots et des rapports grammaticaux – vient justifier ce travail et ces exercices.
Entrant en contradiction avec l’expérience commune, elle doit procéder par
concessions : elle explique que l’enfant manie avec une sûreté étonnante conjugaisons
et accords, mais n’a pas l’idée des rapports grammaticaux, que l’âge normal de lecture
est six ans bien qu’on puisse facilement apprendre à lire auparavant, que manque pour
apprendre à lire la précision de perception bien que des enfants étonnent souvent les
adultes en remarquant ce qui a échappé à ces derniers…14.
12 Les notions comme celles de syncrétisme, d’avance de l’âge mental sur l’âge réel,
servent à redresser l’image non savante de l’enfant, et, malgré le modernisme du

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vocabulaire, on retrouve dans ce discours les anciens schémas par lesquels


l’infantilisation de l’enfant justifie l’entreprise éducative. La leçon de lecture s’intègre
au demeurant dans l’ensemble des dispositifs grâce auxquels on remédie au « manque
d’attention », à « l’instabilité intellectuelle », à « l’absence de résistance aux
sollicitations »15.
13 Dans ces conditions on ne s’étonne pas que les méthodes d’apprentissage de la lecture
qui se présentaient comme attrayantes et faciles n’aient pas été adoptées sans
réticences. Les congrégations (qui tiennent parfois les écoles communales jusqu’aux
lois de laïcisation) n’adopteront que très lentement les nouvelles méthodes. Les frères
de l’instruction chrétienne (l’une des plus importantes congrégations, créée par J.M. de
Lamennais) apprennent parfois à lire dans le latin et n’adoptent la nouvelle épellation
qu’en 1847 ; la Conduite des écoles chrétiennes ne le fait qu’en 1862 16. Les raisons de cette
résistance n’ont rien d’obscur. On stigmatise explicitement toute technique
pédagogique fondée sur le jeu : « Je voudrais bien qu’on m’apprenne, dit F. de
Lamennais, ce qu’il y a de si amusant dans la vie humaine, toute composée de devoirs
pénibles, et ce qu’il y a de si sage à accoutumer l’enfance à s’amuser ou plutôt à se jouer
de tout »17.
14 Dans les écoles laïques elles-mêmes, il s’en faut de beaucoup que les méthodes comme
celle de Schüler aient été adoptées de partout. On se contente très longtemps, même au
XXème siècle, de demander aux élèves de lire des mots écrits au tableau, et dans
lesquels ils doivent discerner les lettres ou les syllabes à étudier ; on leur fait chercher
des mots (par exemple dans lesquels on trouve la syllabe ain ou in). Dans la classe des
grands de la maternelle, et seulement pour les révisions, car le procédé prend beaucoup
de temps, on utilise les lettres mobiles, avec lesquelles les élèves composent des mots.
Ils sont plus actifs et intéressés par cette sorte de jeu.
15 Voici comment un inspecteur décrit une leçon de lecture pour débutants en 1918 :
« Il (le maître) se sert du tableau mural de lecture, devant lequel les élèves sont
rangés en demi-cercle, ou bien du tableau noir, sur lequel il a préalablement dessiné
les lettres, les syllabes et les mots qu’il veut faire étudier.
Il va lentement et toujours du simple au composé ; il se montre doux et patient avec
ses petits élèves, qui ont besoin d’être encouragés, et qui, facilement distraits
doivent être constamment intéressés. Il leur indique une lettre, leur en fait
examiner la forme, la nomme et la fait nommer ; inversement, il nomme une lettre
et la fait montrer par l’élève. Procédant de la même manière, il passe ensuite à
l’étude des syllabes, qu’il arrive peu à peu à faire assembler pour former des mots.
Des mots ! Comme la figure de l’enfant s’éclaire... Quelques questions posées au
sujet de ces mots viennent apporter une agréable et utile diversion à la leçon de
lecture.
Les éléments formant l’objet même de la leçon sont lus par chaque élève, puis par
tous. C’est par une fréquente répétition que le maître arrive à les faire bien
apprendre et bien retenir »18.
16 Même si l’on admettait que ce tableau est exempt de complaisance (il s’agit d’un
modèle donné aux futurs maîtres) on devrait convenir que l’on n’est pas éloigné, en
particulier pour la disposition dans l’espace, de l’exercice de lecture du XIXème et
même du XVIIème siècle. Simplement la recherche de l’intérêt des élèves doit autant
que possible remplacer les récompenses et punitions, – en fait s’y ajouter. Et l’auteur,
comme sa lignée de prédécesseurs, insiste sur la répétition, la nécessité d’aller
lentement, de revenir en arrière pour revoir...

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17 Mais dans apprendre à lire, il y a plus que l’apprentissage d’une technique. Ces
exercices préparatoires doivent être suivis de la « lecture courante ». Car il s’agit, ne
l’oublions pas, de civiliser l’enfant. Dans la lecture, il y a, même lorsqu’elles sont
devenues matières indépendantes, de l’histoire, de la morale, des connaissances
usuelles. Dans l’école paroissiale, dans l’école chrétienne, l’écolier lisait l’histoire
sainte, les Devoirs du chrétien, la Civilité, des manuscrits, des actes. De ce point de vue,
le XIXème marque à la fois une continuité et une rupture. Le Statut des écoles
primaires adopté après la loi Guizot prévoyait, pour la lecture, des livres identiques
pour les élèves d’une classe (ce qui n’avait été fait auparavant que chez les lasalliens) et
des textes qui « devaient tendre constamment à faire pénétrer dans l’âme des élèves les
sentiments et les principes qui sont la sauvegarde des bonnes mœurs et qui sont
propres à inspirer la crainte et l’amour de Dieu »19. Jules Ferry conserve la morale, et
remplace le religieux par le civique. Le Tour de France par deux enfants, qui devient le
livre de lecture de tous les élèves de la communale, est expurgé des allusions religieuses
en 1905, au moment de la séparation de l’Église et de l’Etat.
18 L’enseignement congréganiste réagit à cette évolution, notamment en publiant
l’histoire d’un enfant pieux20, mais connaît aussi une évolution qui, d’une part tient
compte des changements d’idées et de sensibilité, d’autre part ne fait qu’accentuer la
prééminence de la morale qui était inscrite dans ses origines. Par là et en ce sens,
l’école laïque peut être considérée comme l’héritière de l’école chrétienne. L’emploi,
pour la lecture, des Devoirs du chrétien fut en effet vivement attaqué sous la Monarchie
de Juillet : un certain puritanisme bourgeois s’accommodait mal d’un texte écrit à une
époque où même les ecclésiastiques avaient gardé l’habitude d’appeler les choses par
leur nom. Les corrections qu’apporte Lamennais sont jugées insuffisantes. De plus, on
pense que l’ouvrage est ennuyeux pour les enfants (ce qui est une préoccupation
nouvelle), et vers 1850 les inspecteurs voient dans la lecture faite sans goût et sans
intelligence une cause de non-fréquentation scolaire. Cela met en évidence l’une des
causes du changement pédagogique : rencontrant une résistance, l’entreprise de
scolarisation cherche des méthodes plus efficaces. Avant de recourir à l’obligation
juridique, on veut rendre l’école plus attrayante.
19 Les Devoirs sont donc remplacés, par exemple chez les Frères de l’instruction
chrétienne, par un Cours qui comporte des histoires avec leur moralité, un lexique où
sont expliqués certains termes et un questionnaire destiné à s’assurer que l’élève a
compris. Mais avant ce manuel spécifique, on avait tout simplement adopté l’ouvrage
d’un inspecteur d’académie, Hanriot, qui ajoutait aux histoires morales et religieuses
des connaissances usuelles21.
20 On abandonne de même la Civilité, jugée ridicule déjà en 1835. Mais l’école, laïque et
congréganiste, ne cesse pas pour autant d’apprendre la politesse : les livres de lecture y
insistent et, depuis Gérando, les instituteurs sont chargés de veiller à la tenue et aux
manières de leurs élèves. Un « Manuel pratique de politesse chrétienne », édité en 1870,
est utilisé chez les Frères de Ploërmel22.
21 Enfin dans ce renouvellement du contenu de la lecture, il faut souligner que la lecture
des manuscrits, pour laquelle l’école était l’objet d’une demande, subsiste au milieu du
XIXème siècle et se perfectionne grâce à l’emploi de la lithographie. Les écoliers ne sont
plus obligés d’apporter de vieux actes de chez eux et la lecture simultanée est possible.
On retrouve souvent dans les greniers des campagnes le Choix gradué de 50 sortes
d’écritures pour exercer à la lecture des manuscrits, édité par Hachette. Sont ainsi donnés à

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lire non seulement des actes et factures, mais des modèles de style épistolaire, des
« notions industrielles » (bière, ciments, machines à vapeur...), de l’histoire et,
naturellement, des « principes de conduite » (devoirs envers Dieu, le prochain et envers
nous-même). Nous savons23 que ce manuel fut utilisé dans certaines congrégations, au
lieu de celui composé par les frères des Ecoles chrétiennes.
22 Une étude quelque peu détaillée des manuels de lecture utilisés entre 1830
et 1905 révèle donc plusieurs choses dignes de remarques. Tout d’abord est ici appliqué
le principe pédagogique de la double utilité, énoncé sinon inventé par les pédagogues de
Port-Royal, donc à une époque telle qu’il est difficile de l’interpréter en termes de
taylorisme : inculquer la civilité en même temps qu’apprendre à lire l’écriture
gothique, transmettre des connaissances usuelles et des principes de morale, édifier
par des récits historiques en même temps qu’apprendre à lire des manuscrits... Nous
savons que les paysans surtout tenaient essentiellement à pouvoir lire et à ce que les
enfants sachent lire les anciens parchemins et les vieux actes qui leur permettaient de
faire valoir leurs droits. Lors de la création des brevets d’enseignement, l’Université
s’assure par une épreuve d’examen que les candidats instituteurs savent lire les
« manuscrits français »24. En ce sens, l’école répond à une demande sociale, et ne peut
être considérée comme appareil cœrcitif. Mais elle y répond en profitant, si l’on peut
dire, de l’occasion pour inculquer ce qu’elle a pour fonction d’inculquer (cette
hypothèse nous avait déjà paru rendre compte en partie du passage de la lecture en
latin à la lecture en français). Elle transmet ainsi une technique dans des formes telles
qu’elles s’intègrent dans un procès d’assujettissement.
23 En second lieu, on peut se demander si l’on explique adéquatement l’évolution du
contenu de l’enseignement en parlant de substitution d’une idéologie laïque à une
idéologie religieuse (ou à la religion). D’un côté – du côté de l’école communale
laïcisée – il suffit de supprimer quelques mots ou phrases dans le Tour de France (prières
quotidiennes faites par les deux enfants, présence d’une basilique dans le paysage
lyonnais…)25 pour rendre neutre le texte : ce qui prouve assez que la religion n’y tenait
pas une grande place. Mais déjà à l’époque de Guizot, où l’enseignement religieux était
obligatoire dans toutes les écoles, il ne jouait qu’un rôle subordonné par rapport à la
morale. Dans le Cours normal, l’entretien sur l’éducation religieuse est précédé de deux
entretiens sur l’éducation morale et le sentiment du devoir ; il est suivi d’une nouvelle
leçon sur l’enseignement des devoirs. Prenant l’exemple de l’Allemagne, de l’Ecosse et
de la Suisse, l’auteur se fait le défenseur de l’enseignement religieux, qui ne s’oppose
pas selon lui aux lumières. Mais il lui assigne une place bien précise : « que la religion
soit pour eux (les élèves) une école de morale »26, déclare-t-il en conclusion.
24 Or du côté de l’école confessionnelle (souvent communale avant les lois de 80, « libre »
ensuite), il y a longtemps que Dieu tend à jouer seulement un rôle de surveillance
morale27. Tant et si bien qu’il n’est pas très gênant pour les congrégations d’adopter, au
moins momentanément, des manuels qui ne sont pas faits par elles et pour leur usage.
Une religion dans les limites d’une raison régulatrice, une religion métaphysique des
mœurs : Kant, dont il ne faut pas oublier qu’il était piétiste, avait donné son expression
philosophique à une transformation que l’on peut aussi observer sur le plan
pédagogique. Pour Gérando, le devoir peut être compris comme loi imposée par le
créateur : mais cela ne lui ajoute pas grand chose. De manière plus générale, la présence
ou l’absence d’une religion ainsi comprise dans les programmes scolaires tend à être
non significative. Les deux écoles ont sans soute suivi la même évolution, l’une d’elles

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s’arrêtant simplement à l’ultime étape, qui n’a d’ailleurs pas été franchie dans tous les
pays européens. Ce qui se comprend aisément si l’on admet que notre école, quelle
qu’elle soit, participe d’une transformation des rapports du politique et du religieux
dans le champ du pouvoir. La lutte des deux écoles n’existerait alors que du point de
vue de la politique au sens étroit du terme, que sur la scène et dans les successives
mises en scène politiques28.
25 Enfin, quelle que soit l’idéologie inculquée aux élèves, plus importante est peut-être la
discipline à laquelle ils sont soumis, même au stade de la lecture courante. Selon les
directives données au moins jusqu’à la dernière guerre, la leçon, au cours élémentaire,
doit commencer par une lecture collective du texte. Le maître assure l’unisson « en
frappant légèrement sur la table, avec une baguette, pour bien marquer les syllabes » 29.
La lecture, faite sans intonation, doit être « scandée », « bien nette ». Bien que le
procédé puisse paraître peu satisfaisant (cette lecture est « uniforme et un peu
chantante »), « il astreint les élèves à articuler nettement, à ouvrir la bouche autant
qu’il convient, à bien accentuer les syllabes, et même les syllabes muettes » 30. Il a
encore l’avantage de faire disparaître le zézaiement et le bégaiement chez certains
élèves, et surtout il corrige les prononciations défectueuses, qui abrègent les mots,
éliminent des consonnes (« c’est probabe », « j’en ai vu quate »…).
26 La façon de parler, plus exactement de réciter les demandes et réponses, imposée par la
Conduite, nous était apparue comme signe d’une soumission à l’énoncé, comme moyen
d’établir une posture par rapport à ce qui était écrit. Ici, de manière analogue, c’est-à-
dire à la fois semblable et différente, est réprimé un parler désinvolte – rapport à la
langue fréquent dans les classes populaires – et imposé un respect des formes verbales,
un parler correct. Il ne faudrait donc pas se méprendre sur la condamnation des
anciennes méthodes, la substitution de la lecture intelligente à la lecture machinale,
dont les inspecteurs de 1880, dans leurs rapports, saluent les progrès. Car l’explication
des mots difficiles du texte, puis la lecture individuelle avec intonation, suivent cette
espèce de gymnastique collective. Et, comme toujours, c’est dans ces exercices
« préparatoires » que se loge une pédagogie créatrice de ce qu’elle appelle bonnes
habitudes, c’est-à-dire d’habitus.
27 Les exigences précédentes ne sont au demeurant pas supprimées lors des phases
ultérieures. En effet, à la « lecture courante avec explication des mots les plus
difficiles » (définition des programmes de 1923), succède, au cours moyen, la « lecture
expressive » avec explications destinées à faire saisir le sens du texte et à en faire sentir
la beauté. Est alors demandé à l’élève un respect d’un nouveau genre, ce qui explique
l’importance donnée au choix des textes31. Mais le maître doit d’abord lire le passage en
parlant lentement, en articulant bien, sans supprimer de syllabes ; il « doit donner
l’exemple d’une bonne prononciation »32. De plus, il doit mettre l’intonation convenant
aux idées et sentiments exprimés. Faisant ensuite lire tour à tour chaque élève, il
s’applique à corriger immédiatement chaque défaut, qu’il s’agisse de débit, de
prononciation ou de ton, trop « monotone » ou au contraire trop « déclamatoire » 33.
Comme son prédécesseur des écoles lasalliennes, l’élève de la communale doit donc
manifester quelque chose par son corps. Mais il ne peut se contenter de signes
extérieurs, comme l’était la modestie : il doit montrer qu’il a compris et senti.
28 Lire et écrire : l’expression qui désignait autrefois deux opérations successives, désigne
désormais34 deux apprentissages simultanés. Ecrire est, comme autrefois, d’abord une
discipline (de la main et du corps entier), mais celle-ci ne doit plus être ni mécanique,

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ni servile. C’est ce que montrent en particulier les prescriptions concernant les


nouveaux cahiers d’écriture : la main des enfants, « portée à agir par mouvements
brusques, se discipline, s’habitue peu à peu à tracer régulièrement les lettres. S’ils
devaient se borner à passer un trait fort sur les lettres ou les mots à peine marqués sur
le cahier, l’exercice d’écriture ne consisterait qu’en un travail mécanique et servile et
rendrait l’œil paresseux. Mais après les premières lignes, sur lesquelles figure le tracé
préparatoire, viennent les deux ou trois lignes suivantes, où il ne se trouve qu’au
commencement, et enfin les dernières lignes, où il n’existe plus. Peu à peu l’élève doit
s’exercer à écrire sans guide ; avec quelque crainte et aussi infiniment de précaution, sa
plume se risque à marcher seule, sans lisières, sur la ligne » 35.
29 Ecrire, on le voit, est plus qu’écrire : c’est apprendre à aller seul selon les normes. Les
pédagogues savent et disent que les exigences de l’école dépassent celles de
l’apprentissage d’une technique et de l’utilisation qu’on en peut faire dans la vie.
Prenons le cas de l’écriture « en gros ». Dans la période où les techniques pédagogiques
ne sont pas encore fixées, quelqu’un comme Rendu hésite. Le plus souvent, dit-il, on
fait tracer des lignes droites et courbes, éléments de toutes les lettres, puis copier des
caractères en gros. Ce n’est qu’ensuite que l’élève en vient aux modèles plus fins. Et
cependant, ajoute-t-il, « l’expérience a démontré qu’on obtenait aussi de bons
résultats... en suivant la méthode synthétique, d’après laquelle les enfants commencent
à écrire en fin »36. En 1930, le procédé est préconisé par Ch. Charrier : « Dans la vie
courante », reconnaît-il, l’écriture en gros « n’est jamais employée » 37. Mais elle oblige à
un « exercice d’assouplissement », et surtout elle contraint à observer et reproduire le
détail des formes, qui seront vues comme à la loupe38.
30 Il semble donc que l’école de la troisième République soit revenue aux traditions, un
instant rompues par l’école mutuelle39 qui, par économie de moyens et souci
d’efficacité, avait, on l’a vu, adopté l’écriture cursive et fait utiliser l’ardoise jusqu’à la
huitième et dernière classe. Le Dictionnaire de Pédagogie cite longuement la Conduite et
reprend les prescriptions minutieuses sur la tenue du corps et de la main (prescriptions
que les traités ultérieurs justifieront par l’hygiène). Les exercices de ronde et de
bâtarde sont au programme du cours supérieur. Le maître, et il en sera longtemps ainsi,
doit veiller à l’écriture dans tous les exercices écrits ; entre les deux guerres, on lui
conseillera encore de la noter dans les devoirs, pour la moitié des points…
31 L’histoire de l’écriture a été souvent considérée comme un aspect des progrès lents et
difficiles, mais inéluctables, de l’instruction populaire, de l’accès du peuple à
l’instruction. On montre alors que, de 1815 à 1880, un certain nombre d’obstacles ont
été surmontés. Obstacles de l’argent et des routines pédagogiques : avant que l’école
soit obligatoire et gratuite, l’habitude regrettable d’enseigner l’écriture après la lecture
et les tarifs plus élevés pour le second apprentissage incitaient les parents à retirer
leurs enfants de l’école dès qu’ils savaient lire. Ensuite les inventaires de locaux
scolaires au XIXème siècle révèlent qu’il n’y avait quelquefois qu’une table, ou même
qu’une planche pour les écrivains, les municipalités refusant la dépense. Enfin, les
plumes d’oie étaient difficiles à tailler, cela prenait beaucoup de temps, et, après 1830,
les plumes d’acier coûtaient trop cher pour certaines familles.
32 Tout cela est vrai. Mais lorsque, de 1875 à 1881, des inspecteurs sont chargés d’aller voir
dans les départements les progrès en cours et ceux qui restent à réaliser, ils ne se
contentent pas de noter si l’on apprend à écrire en même temps qu’à lire et si l’on a le
matériel nécessaire. Non seulement ils signalent si l’écriture est bonne ou non, quelles

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écritures sont enseignées, et selon quelles méthodes, mais ils prêtent une particulière
attention aux soins qu’apportent les élèves dans ces exercices. La disparition des
cahiers de brouillon, où l’on écrivait n’importe comment, est saluée par l’un d’eux
comme un progrès40. On veut aussi que l’écriture soit enseignée par principes : de ce
point de vue les cahiers avec modèles41 représentent un danger, car les maîtres se
croient dispensés de faire la démonstration au tableau noir, de surveiller les élèves et
de corriger leurs fautes. C’est donc que le résultat ne compte pas seul : il faut apprendre
à écrire méthodiquement et selon des règles. Nous avons déjà rencontré cette
exigence : elle signifie le primat du pédagogique. L’écriture est une matière éducative :
elle doit former un élève attentif, soigneux, appliqué, respectant jusque dans le détail
de ses gestes les façons de faire qui lui sont imposées.
33 L’histoire de l’enseignement de l’écriture n’est donc pas seulement celle des facilités
peu à peu obtenues pour que tous les enfants sachent écrire. Le Dictionnaire de Pédagogie
constate amèrement : il s’en faut que l’écriture se soit améliorée en proportion des
facilités procurées pour l’enseigner. Déplorant que beaucoup de maîtres en fassent un
exercice machinal dans lequel ils n’interviennent pas et qu’ils se contentent de
surveiller de loin, il veut ramener l’attention du personnel sur une partie importante
des études élémentaires. Apparemment, il y est parvenu.
34 Le type de prescriptions qui font de l’écriture autre chose qu’un enseignement
utilitaire, se rencontre, en effet, dans les manuels de pédagogie de la première moitié
du XXème siècle et dans les cahiers de préparation de classe des instituteurs ayant
commencé leur carrière vers 1920. Comme le maître lasallien, l’instituteur exige que la
tenue du corps et du porte-plume soit parfaite et « montre (aux élèves) que c’est par un
effort continu de volonté que l’on arrive à se corriger de ses défauts » 42. Il fait la
démonstration au tableau noir de la lettre à exécuter, donnant des explications, allant
lentement du simple au composé. Il y a six séries de lettres, dont cinq avec
« génératrice » : pour la deuxième série, par exemple, à partir de la génératrice n, on
apprend successivement n, m, r, v, p. L’écriture est un test, pour le maître comme pour
l’élève : « s’il (l’instituteur) s’applique à bien enseigner l’écriture, l’expérience nous
montre qu’il s’attache également à bien donner les autres enseignements » 43.
35 A la lecture et à l’écriture était associée, dès le XVIIème siècle, au moins dans l’école
lasallienne, l’orthographe. Mais la loi Guizot consacre un élargissement qui avait
commencé à l’époque de l’école mutuelle, en mettant au programme des écoles
primaires « les éléments de la langue française » : grammaire, dictée, analyse
grammaticale et logique, composition44. Ici encore 1880 ne fera qu’entériner une
évolution, toutefois retardée à l’époque de la loi Falloux, et voudra aller plus loin en
ajoutant « littérature » à « langue ». Nous nous attacherons moins aux luttes politiques
autour des programmes qu’à la signification de ces innovations pédagogiques et à la
manière dont elles s’imposèrent.
36 Signe de rupture : il fallut au moins cinquante ans pour que les maîtres changent leurs
manières de faire. La Société pour l’instruction élémentaire avait travaillé deux ans au
problème de la grammaire et avait rencontré de grosses difficultés pour créer le
matériel convenant à la méthode mutuelle. Les tableaux auxquels on parvint ne furent
pas beaucoup utilisés45, et ils ne devaient pas donner satisfaction eu égard aux objectifs
qu’assignait entre autres Gérando à cet enseignement : « apprendre à bien parler, c’est
apprendre à réfléchir »46. Dans les campagnes la loi Guizot ne produit en vingt années
que des effets limités. Les rapports d’inspection de l’époque, qui ont été dépouillés pour

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les régions de l’ouest, le prouvent. Dans la Loire inférieure, en 1837, l’inspecteur écrit :
« Cette partie de l’instruction est à peu près nulle dans toutes les écoles. Le maître, qui
fort souvent ne la sait pas, croit qu’enseigner la grammaire, c’est la faire apprendre par
cœur ou la faire copier »47. Dans le Finistère, « il est des instituteurs qui croient faire
beaucoup en prenant comme livre de lecture la petite grammaire de Lhomond » 48.
En 1855, dans l’arrondissement de Brest, l’enseignement de la grammaire se borne
souvent « à la récitation d’une leçon non comprise et à la conjugaison des verbes » 49.
37 Il faut remarquer cependant que la grammaire est peu à peu enseignée, même si elle
l’est selon les méthodes du passé, désormais dénoncées comme routine. Si bien qu’en ce
qui concerne cette matière, il faut peut-être distinguer, ne serait-ce que par abstraction
et provisoirement, la matière elle-même – l’introduction d’un enseignement des règles
de la langue – et la manière dont elle est enseignée : règles apprises par cœur ou
dégagées à partir d’exemples. Autrement dit, le problème posé par le développement
d’un nouvel enseignement de la langue, centré sur une grammaire, n’est pas seulement
un cas particulier du problème du changement des méthodes pédagogiques.
38 Considérons donc l’étude de la langue française là où elle se répand le plus vite, c’est-à-
dire dans les villes, à la suite d’une loi qui ne fut tout de même pas un coup de force.
Nous savons de manière assez précise comment, non sans une grande prudence et
quelques réticences, les congrégations cessèrent de se contenter des copies et des
dictées. Dans celle de Ploërmel, Lamennais introduit vers 1825 la petite grammaire de
Lhomond pour les élèves50 ; elle fut utilisée pendant une vingtaine d’années. On ne
renonce pas pour autant à faire copier, pour apprendre l’orthographe, de nombreux
textes (histoire sainte, catéchisme...). Chez les Frères des écoles chrétiennes, qui
enseignent dans de meilleures conditions, l’édition de 1828 de la Conduite introduit la
conjugaison des verbes et modifie la dictée : l’épellation se fait après celle-ci et la
correction des fautes se fait par principes, au moyen des règles de grammaire : « pendant
l’épellation ou après, le maître fera plusieurs questions aux écoliers sur la grammaire,
leur demandant par exemple le genre et le nombre des noms, l’accord des adjectifs,
etc »51. Les manuels utilisés sont ceux de Lhomond et de Noël-Chapsal, jusqu’à ce que la
congrégation édite, en 1836, sa propre grammaire52.
39 Qu’était-ce donc que la grammaire de Lhomond et celle de ses nombreux imitateurs ? A.
Chervel, dans une récente et remarquable étude53, a attiré l’attention sur les
implications extrêmement importantes de cette première grammaire scolaire. C.F.
Lhomond (1727-1794), régent de sixième au Collège du Cardinal Lemoine, publia, outre
le célèbre de Viris et une grammaire latine, des Eléments de grammaire française en 1780.
L’ouvrage avait 89 pages, et son auteur l’avait voulu simple : il s’agissait, disait-il dans
sa préface, d’introduire aux langues anciennes.
40 On serait donc tenté de recourir ici à un schéma connu54 d’analyse sociologique :
lorsqu’au XIXème siècle on veut, par un enseignement élémentaire, instruire le peuple,
on utilise un instrument de culture savante – un ouvrage destiné aux latinistes –, mais
un instrument à la fois vieilli et simplifié. De plus, l’enseignement primaire,
enseignement secondaire au petit pied selon une formule célèbre, imiterait tant bien
que mal son prestigieux rival. Le mérite de Chervel est de montrer deux choses : la
grammaire de Lhomond n’est pas une grammaire latinisante parmi d’autres 55, mais la
première « grammaire scolaire », la première grammaire orthographique, et elle
s’impose dans les lycées et collèges comme dans l’école primaire, évinçant la
grammaire un instant enseignée dans les écoles centrales.

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41 Il s’agit, en effet, d’expliquer le succès de cet ouvrage dans les écoles primaires au
XIXème siècle. « Comment admettre, demande pertinemment Chervel, que des milliers
d’instituteurs, peu soucieux du latin, qu’ils ignoraient d’ailleurs, aient pu, parmi tant
d’autres manuels, choisir celui de Lhomond pour enseigner le français aux enfants du
peuple ? »56. Pour répondre à la question, il faut lire ce manuel, ce que peu de
commentateurs semblent avoir fait : les caractères du « fondateur de la lignée » des
grammaires scolaires vont nous éclairer sur l’espèce tout entière.
42 Lhomond étudie, en dix chapitres, les dix parties du discours qu’il distingue (nom,
article, etc.). Rompant avec une longue tradition, il distingue nom et adjectif, alors que
les latinisants parlaient de nom substantif et de nom adjectif, les déclinaisons du nom
et de l’adjectif étant identiques en latin. Il manifeste là son souci pédagogique des
règles d’orthographe : « enseigner la marque graphique du pluriel est l’une des
premières difficultés que rencontre le maître »57, car si les marques sont les mêmes
pour le nom et l’adjectif, les règles de variation en nombre se formulent de manière
très différente pour l’un et pour l’autre.
43 De même pour les sous-catégories du nom : à la différence des grammaires savantes de
son époque, qui distinguent substantifs abstraits, collectifs, noms simples et dérivés,
etc., Lhomond supprime ces distinctions sémantiques et morphologiques, pour ne
retenir que ce qui a trait à l’écriture. De même encore, s’il nomme l’article, le pronom,
la préposition, la conjonction, c’est pour habituer l’élève à les isoler graphiquement,
alors qu’au XVIIIème siècle – avant précisément les deux cents ans de grammaire
scolaire qui ont normalisé l’écriture de tous les français – on avait tendance à écrire :
j’ai entendu, leglize, …58.
44 Enfin Lhomond donne une terminologie syntaxique (antécédent, nominatif ou sujet...)
qui peut apparaître comme une préparation à la grammaire latine. Ce qu’on a cru
souvent (voir par exemple le Dictionnaire de Pédagogie), et ce qui, alors, oblige à
considérer comme mystérieux le succès de cette grammaire. En réalité, des concepts
comme celui de sujet servent à exprimer de manière claire et rigoureuse des règles
d’accord qui, autrement, seraient difficiles à formuler. Par exemple, il faudrait dire :
« tout verbe doit être du même nombre et de la même personne que... ce qui est, ou ce
qui fait la chose qu’exprime le verbe »)59.
45 « Il s’agit bien, conclut Chervel, d’une méthode d’apprentissage de l’écriture française,
la première qui offre en peu de pages l’ensemble des notions grammaticales et des
règles syntaxiques nécessaires à la pratique de notre orthographe. Les instituteurs du
XIXème siècle ne s’y sont pas trompés, qui, par dizaines de milliers, ont plébiscité le
Lhomond »60. Cette méthode, qu’on ne fit ensuite que copier en la perfectionnant un
peu, a en quelque sorte étouffé, jusqu’à une date très récente, toute science
grammaticale, a exercé une domination longtemps incontestée sur tous les
grammairiens, après avoir rompu avec les « grammairiens philosophes » du XVIIIème
siècle61. Certes, au XIXème siècle, Noël et Chapsal vont compléter et dépasser Lhomond
et introduire à l’école la grammaire générale issue de Port-Royal. Sauf sous le régime de
la loi Falloux62, les élèves font des analyses logiques. Mais, par là même, la grammaire
scolaire « va enterrer la grammaire générale, après l’avoir dépecée » 63, et il faudra
attendre le début du XXème siècle pour que renaisse la linguistique.
46 Une science disparaît devant sa vulgarisation, dit Chervel. La formule n’est pas très
exacte. Car la grammaire scolaire ne se constitue certes pas à partir de rien, mais elle
rompt avec ce qui précède et l’entoure. Et elle naît dans les écoles, de la main des

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pédagogues, à leurs propres fins, pour remonter ensuite et s’imposer jusque dans les
universités et aux savants eux-mêmes, – à l’inverse de ce qu’on croit être une loi
sociologique générale.
47 Qu’est ce qui fit la force de cette grammaire ? Quelles fonctions a-t-elle remplies et, si
elle est essentiellement orthographique, pourquoi cette nouvelle manière d’enseigner
l’orthographe ?
48 Sans nier les substantiels profits qu’ont réalisé les grammairiens et les éditeurs au
moment du développement de l’instruction publique64, on ne peut expliquer le
développement d’une grammaire par la soif de l’or. Il faut revenir sur l’époque de
Lhomond et considérer les problèmes qu’il tenta de résoudre. A la fin du XVIIIème
siècle, l’écart s’est creusé – moins dans l’aristocratie, davantage dans les autres
classes – entre l’écriture et la langue parlée65. Alors qu’au XVIIème siècle encore, on
n’hésitait pas à rapprocher l’écrit de l’usage oral en supprimant par exemple les lettres
muettes66, au XVIIIème l’orthographe se rigidifie. A partir de là, l’écart ne cesse de
croître, et non seulement l’écriture de beau ne correspond plus à sa prononciation, mais
la disparition de l’opposition entre voyelle longue et voyelle brève (un ami / des amis)
fait disparaître le support oral de la marque(s) du pluriel. Il faut donc désormais
apprendre à écrire correctement. Plus significatif encore est l’accord du participe :
quand l’oreille ne peut plus distinguer « rendu » de « rendus » ou « rendue », il faut
énoncer les règles d’accord dans l’écriture des participes.
49 Voilà donc le problème auquel se trouve confronté Lhomond avec ses jeunes
collégiens : les préparer à l’étude du latin, certes, mais aussi et surtout énoncer des
principes d’orthographe, de la manière la plus simple possible, car, écrit-il, « quand on
parle à des Enfans, il y a une mesure de connoissances à laquelle on doit se borner » 67.
Lorsque les instituteurs du XIXème ont pour tâche d’apprendre à écrire à tous les petits
français, ils se tournent naturellement vers un ouvrage fait pour apprendre
l’orthographe à des enfants. Cette sorte de grammaire est reprise et plus ou moins
perfectionnée pour être appliquée à tous, y compris aux collégiens et lycéens, malgré
leurs réticences68.
50 Reste à savoir pourquoi l’orthographe s’est rigidifiée et pourquoi l’école a non
seulement fondé sur l’étude de la grammaire et les exercices grammaticaux
l’apprentissage de l’orthographe, mais donné à la grammaire une telle importance. Sur
de tels problèmes, la réponse d’A. Chervel est ferme. L’orthographe s’est un peu
codifiée au XVIIIème, mais elle était encore un usage et tolérait les variations, que les
grammairiens se contentaient d’observer ; au XIXème, elle devient une institution,
c’est-à-dire une contrainte exercée par l’Etat, grâce à l’école, mais aussi à l’Académie et
même à la police69. Quant à la grammaire scolaire, sa « fonction de normalisation » est
« éminemment répressive, non seulement au niveau de la langue, mais au niveau des
consciences, des désirs, des pulsions à l’expression libre et à la communication directe.
Ecole sévère de discipline, d’obéissance, apprentissage du respect des dogmes et du
sens de la hiérarchie, la grammaire scolaire est à l’image de cette école primaire que la
bourgeoisie française offre enfin à son peuple »70.
51 De telles affirmations doivent être discutées, parfois au nom même des faits mis en
évidence par l’auteur. D’abord, s’il est indéniable que les rapports de classes sociales
interviennent dans les processus linguistiques, la grammaire orthographique, née
comme on l’a vu dans les collèges et imposée aussi aux collégiens, ne peut être
considérée simplement comme outil de répression de la langue populaire. De plus, la

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notion de répression, uniquement négative, ne tient pas compte de la diversité des


modalités du pouvoir, diversité que l’on constate même lorsqu’il s’agit de l’Etat.
52 C’est bien un pouvoir, pédagogique en l’occurence, qui, comme toujours, se glisse dans
un écart, l’écart entre parlé et écrit, pour l’élargir et l’utiliser. S’agissant de
l’orthographe, l’opération n’est d’ailleurs pas une nécessité, même de la part d’une
bourgeoisie capitaliste, puisqu’elle n’a pas été réalisée, ou pas au même degré, dans les
autres pays occidentaux. De plus bien écrire doit s’entendre au sens large, et
l’orthographe n’en est qu’une partie. Bien écrire, c’est écrire correctement, c’est-à-dire
selon des règles. Plus généralement, une langue correcte n’est plus seulement une
langue conforme à l’usage, ni même au « bon usage » qui est pendant longtemps un
usage parmi d’autres, bien qu’il ait pour lui le prestige des locuteurs. Il ne devient le
seul admis que lorsque s’y superpose une normativité71 jusque là inconnue. Et c’est à ce
moment que les grammairiens, au lieu d’étudier des coutumes, de dégager des lois en
quelque sorte naturelles, cherchent des règles et même, comme pour le participe, en
inventent. Des règles auxquelles on doit obéir, sans quoi on commet (le mot est
nouveau) une faute, et que l’on doit connaître.
53 On comprend que cette normativité apparaisse au XVIIIème siècle, dont on a déjà noté
que, siècle des libertins et des libertaires, il était aussi celui de l’affirmation de règles.
Et de règles rationnelles : non plus obéir à une tradition ou à une volonté arbitraire,
mais à la foi fixée par la Raison. En dépit de l’accusation portée par F. Brunot, selon qui
la grammaire habitue l’enfant à l’obéissance irraisonnée, celle-ci, même lorsqu’elle est
conduite à l’absurdité dans son effort pour justifier, c’est-à-dire lorsqu’elle ratiocine,
est une rationalisation. Examinons, en effet, sous quelle forme fut introduit
l’enseignement de la grammaire à l’école mutuelle. Directeur de l’Ecole normale
élémentaire, où sont formés aux nouvelles méthodes les maîtres, R. Sarazin prescrit,
dans son Manuel, l’enseignement de la grammaire et remarque : « les élèves
apprennent sans cesse l’orthographe usuelle, dans les dictées d’écriture et dans
l’épellation des mots aux groupes de lecture ; mais il leur reste encore à apprendre
l’orthographe grammaticale et la syntaxe »72. Pour cela, les élèves, sous la direction des
moniteurs, apprennent les règles inscrites sur des tableaux, mais ils font aussi des
exercices d’analyse, au cours desquels ils doivent raisonner, justifier la façon d’écrire.
Par exemple le moniteur fait écrire au tableau noir « le lion affamé ». L’élève analyse les
mots (« le, article… »), puis dit la règle (« l’adjectif s’accorde... », etc.) et ajoute : « lion
étant masculin singulier, j’ai écrit affamé masculin singulier » 73.
54 On s’efforça d’ailleurs de rendre la grammaire de plus en plus rationnelle : « à une foule
de règles, inexpliquées dans leurs principes, groupées le plus souvent au hasard et tout
embarrassées d’exceptions et d’anomalies, on substitue quelques grands et larges
principes que l’esprit le moins pénétrant déduit tout naturellement de quelques faits
positifs »74. C’est pourquoi les pédagogues du XIXème siècle pourront célébrer la
grammaire comme apportant des lumières : « c’est un phare qui éclaire les élèves dans
l’écriture de notre langue ; c’est une véritable pierre de touche qui distingue sur le
champ un enfant qui suit des principes de celui que guide une routine aveugle et très
souvent fautive »75.
55 Mais c’est pourquoi aussi d’autres voix ne cessent de s’étonner du paradoxe, voire de
dénoncer la monstruosité, que constitue l’enseignement d’une nomenclature et de
règles pour une activité que l’on pratique aussi bien sans cela. Anatole France, pourtant
défenseur de l’école laïque, et à l’époque du triomphe de celle-ci, écrivait : « qu’il me

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soit permis de m’étonner qu’il faille des exercices si douloureux pour apprendre une
langue qu’on nomme maternelle, et que ma mère m’apprenait fort bien, seulement en
causant avec moi »76. Freinet, essayant de mettre au point une méthode qu’il appelle
précisément naturelle, citera cette phrase du même auteur : « Je tiens pour un malheur
public qu’il y ait des grammaires françaises. Apprendre dans un livre, aux écoliers
français, leur langue natale, est quelque chose de monstrueux quand on y pense » 77.
Natal, maternel : on sait bien que la langue n’est pas exactement naturelle, et qu’il faut
en un sens l’apprendre. Mais on sait aussi, du moins « quand on y pense », autrement
dit quand on ne s’en laisse pas imposer par l’école, qu’on peut fort bien la parler et
l’écrire sans passer par les méthodes auxquelles contraignent les pédagogues.
56 Ce que ces derniers baptisent principes, lumières, et opposent à la routine aveugle, est
considéré par d’autres comme artifice monstrueux substitué à la nature. Evidemment,
les pouvoirs ont tendance à soutenir les premiers. L’arrêté du 17 juillet 1882, rappelant
le rôle de l’école, accuse Bernardin de Saint-Pierre de s’être exprimé « avec plus
d’agrément que de justesse » lorsqu’il remarquait : « nous n’apprenons pas plus à parler
selon les règles de la grammaire que nous n’apprenons à marcher par les lois de
l’équilibre »78. Et, à l’opposé, il faut attribuer une signification politique, bien qu’elle ne
soit pas exempte d’ambiguïté, comme tout prétendu retour à l’état sauvage, à la révolte
de nos écoliers résolument « dyslexiques » et « dysorthographiques » contre des règles
à l’étude et à l’observation desquelles leurs prédécesseurs réagissaient par des larmes
et par les facéties de quelques cancres non dénués de courage.
57 Nous pouvons désormais mieux comprendre cet enseignement de la langue qui, peu à
peu, s’est substitué au lire et écrire de l’ancienne école. La question de l’orthographe,
révélatrice certes, n’en est qu’un aspect. La question des méthodes – mémorisation des
règles ou découverte active – est certes importante mais seconde. Au début du XIXème
l’écolier apprend à lire, à écrire et, par la même occasion, en copiant des textes, en
écrivant ses leçons apprises par cœur, il apprend l’orthographe. Puis il est muni d’un
manuel jusque là inconnu : la grammaire, où il apprend à conjuguer les verbes, même
lorsqu’il sait très bien en utiliser les divers « modes » et « temps » 79, où il apprend
également les règles.
58 Alors sont institués les exercices, et d’abord la célèbre analyse, très orientée vers
l’orthographe : les rapports entre les mots, tels qu’ils sont définis par des grammaires
scolaires à visée spécifique, permettent de déterminer les accords. A la différence des
éphémères cacographies, où l’élève faisait la chasse aux fautes en se fiant en somme à
son flair, et acquérait de mauvaises habitudes alors qu’on voulait lui en faire acquérir
de bonnes, l’analyse exige une réflexion fondée sur les principes grammaticaux.
L’analyse s’oppose à la leçon apprise par cœur, à la copie, à la cacographie comme la
Raison à l’habitude. « Un enfant à qui l’on présente une suite de sèches définitions et de
règles séparées de leurs principes, n’a pas l’idée que cette aride leçon puisse servir à
former le langage dont il doit faire usage chaque jour ; il s’imagine que la grammaire se
compose de lois inventées arbitrairement par quelque rêveur » 80. Il y a donc une manière
d’apprendre la grammaire qui va contre sa fin pédagogique. Car il s’agit que l’élève se
rende bien compte de deux choses : d’abord que la langue est soumise à des règles et
ensuite que ces règles ne sont pas arbitraires, mais justifiées par la raison. L’analyse lui
fait découvrir dans des textes les règles qui y sont appliquées, les mécanismes qui y
sont en action. Bien sûr, les grammairiens ont inventé de toutes pièces la distinction du
sujet logique et du sujet réel, et l’élève qui fait de l’analyse grammaticale et logique

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trouve dans le texte ce qu’ils y ont mis, comme il trouve l’oiseau dans le lacis des traits
de la devinette ; mais il ne peut plus considérer comme inutiles fantaisies les notions et
les règles grammaticales à partir du moment où il en voit « l’application », par exemple
dans il arrive de grands malheurs ( qu’est-ce qui arrive ? de grands malheurs, – sujet au
pluriel)81.
59 Certes, on ne renonce pas à l’habitude, mais, selon les principes pédagogiques
nouveaux, elle passe au second plan. C’est ainsi que la dictée subsiste. D’une part elle
permet d’acquérir l’orthographe « d’usage », d’autre part elle consolide, par
l’application répétée, l’acquisition des règles. Mais sa signification est transformée.
Autrefois, elle donnait l’habitude des usages graphiques et tout était usage. Maintenant,
autant que possible, le texte est choisi parce qu’il comporte des applications des règles
étudiées, et de plus la correction en est raisonnée : A. Rendu donne en exemple la
pratique préconisée à l’Ecole Normale de Strasbourg, faire indiquer par l’élève, en
marge de sa dictée, « la nature des fautes commises et les règles grammaticales qui ont
été violées »82. Les inspecteurs de 1880 dénoncent, là où elle subsiste, la dictée non
préparée, l’exercice machinal qui ne fait pas appel aux lumières de la grammaire :
« comment bien orthographier un mot, observer des lois d’accord, mettre correctement
la ponctuation, quand on marche dans les ténèbres, ne sachant si l’on a affaire à un
nom, un adjectif, un verbe ou un adverbe, si telle proposition explique ou détermine,
etc.? »83. Les recueils de dictées qui paraissent sont désormais non seulement graduels,
ce qui est un principe pédagogique ancien, mais méthodiques, c’est-à-dire divisés selon
les chapitres du cours de langue84.
60 C’est sans doute comme l’un de ces moyens de réagir contre un enseignement trop
abstrait de la grammaire que fut introduit dans nos écoles un exercice jusque là
inconnu : la composition. Prenons par exemple un Cours élémentaire de langue française,
c’est-à-dire une grammaire avec exercices85, dont la troisième édition date de 1856. Les
auteurs annoncent dans leur préface que selon la méthode qui a fait le succès des
éditions précédentes, l’exposition de la règle « déduite » d’exemples est suivie
d’exercices « d’application » (consistant à découvrir le principe dans des phrases « qui
en offrent l’application ») et d’exercices « d’invention » : « ici, la règle étant connue, il
s’agit d’en montrer l’application, soit dans des phrases que le maître suggère aux élèves
en les leur donnant à compléter suivant la règle, soit plus tard dans des phrases qu’ils
ont à inventer eux-mêmes ». Ainsi pour le pronom relatif, il y a d’abord des analyses
logiques de phrases, puis un exercice d’invention avec des phrases à compléter par une
seule proposition (« les élèves obtiendront de leur maître une récompense ») 86. Dans les
ouvrages destinés aux grands élèves, les phrases à inventer font peu à peu place à des
ensembles de phrases selon un « canevas »87, à des « narrations ».
61 La rédaction, comme les autres exercices de langue française, naît donc d’un
renversement. Renversement qui constituait, vers 1830, une véritable révolution :
« Jusque là, une grammaire était un ouvrage de réflexion, de référence, un manuel au
service du maître : dans tous les cas un moyen au service d’une fin. Avec l’apparition
d’exercices annexes, c’est le statut de la grammaire qui change. On consultait la
grammaire pour apprendre, ou comprendre, la langue. On va désormais se livrer à des
exercices pour apprendre la grammaire »88. Ecrire, au sens de rédiger, ce n’est pas pour
l’élève mettre sur le papier ce qu’il pense, ce qu’il dit ou dirait selon les lois d’une
langue qu’il possède, mais composer des propositions avec des mots, des phrases avec

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des propositions, par l’application des règles grammaticales. C’est l’exercice de


synthèse qui accompagne l’exercice d’analyse (grammaticale et logique).
62 Dans quelle mesure il s’agit d’invention, on peut le savoir en lisant les Instructions
pédagogiques de Gréard. L’enfant, commence-t-il par reconnaître, « a dans l’esprit des
propositions » ; il les « possède », quoique « inconsciemment ». Autrement dit, il ne
demande qu’à s’exprimer. Va-t-on le laisser faire ? « La seule chose nécessaire alors,
répond le pédagogue, c’est en stimulant cette faculté naturelle d’invention, de tenir la
main à ce qu’il exprime correctement tout ce qu’il invente »89. L’exercice d’invention
n’est donc qu’un exercice d’application dans lequel l’enfant doit trouver la phrase
entière au lieu de remplir simplement les blancs. Et c’est en cela que consiste lui
apprendre à s’exprimer, chose qu’en un sens il ne sait pas. La distinction entre pensée
et langage sert à justifier ce paradoxe : l’enfant pense, mais il faut lui apprendre à
s’exprimer90.
63 D’où le caractère éducatif qui est attribué à cet exercice, indépendamment même de
son contenu. C’est ainsi que Gréard insistait pour qu’on le commence dès la première
classe, afin de développer le jugement et le sens moral : les exercices de composition,
en effet, contribuent « à donner à l’enfant une conscience ferme et claire de lui-même,
de ce qu’il pense, de ce qu’il sent, ... de ses penchants et de ses devoirs » 91. « La
formation du langage, disait déjà A. Rendu, ne peut demeurer sans influence sur les
idées et la volonté, c’est-à-dire sur l’intelligence et la moralité » 92. On voit que, sans
même considérer ce qu’on appelle le contenu idéologique de ses exemples, la
grammaire a quelque chose à voir avec la morale. Et la composition, bien loin d’être un
exercice dont la finalité serait de développer l’imagination de l’enfant, est
expressément conçue pour discipliner cette faculté dangereuse. La composition, trop
négligée dans nos écoles, disent Lamotte et Lorrain93, doit permettre de régler
l’imagination, qui peut être la source « des écarts les plus funestes ». Il ne faut pas
« réprimer ce luxe de l’intelligence », comme le voudraient des moralistes trop sévères,
car il ne faut pas « combattre la nature » ; mais il est nécessaire de la « diriger » 94.
D’autres affirmeront, procédant à la réhabilitation d’une faculté à l’époque décriée : il
faut tempérer l’imagination par la mémoire.
64 On dira que le sens originel de la rédaction n’en donne pas le sens ultérieur, que
l’exercice s’est affranchi de ses finalités primitives. Or, ce que nous venons de voir pour
le deuxième tiers du XIXème siècle vaut au moins pour le dernier. Les pédagogues
de 1880 définissent toujours la composition comme moyen (dans l’arsenal des
méthodes attrayantes) pour faire apprendre les règles de grammaire : lorsqu’il fait une
composition, l’élève « s’intéresse » et « les règles de la grammaire ne sont plus pour lui
de sèches abstractions sur des mots isolés, mais bien les lois d’un organisme qui se
développe avec la pensée, et qui ne sert pas seulement à l’exprimer, mais encore à la
produire »95. Dans sa partie pratique, le Dictionnaire de Pédagogie96, recommande
d’apprendre d’abord aux jeunes élèves à composer une phrase, selon la méthode suivie
dans les lycées pour les vers latins : partir d’un sujet et d’un verbe, y ajouter un
déterminatif, un adverbe, un complément, etc. (L’enfant aime..., L’enfant bon aime...,
Cet enfant bon aime...). Lorsqu’ils sauront ainsi écrire une phrase « sinon avec élégance,
du moins avec correction », les élèves pourront passer à des « exercices de style plus
étendus », les règles de la rhétorique venant, à la fin, s’ajouter à celles de la grammaire.
65 Après la première guerre mondiale et les Instructions sur le nouveau plan d’études
de 1923, il sera toujours prescrit aux maîtres de faire rédiger aux jeunes élèves une

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« petite phrase », assemblant les éléments de proposition, puis, au cours moyen, de


faire écrire un paragraphe, groupant « logiquement » plusieurs phrases, pour parvenir,
au cours supérieur seulement, à la rédaction complète97. Ainsi, le nouveau plan d’études
est expressément en recul par rapport à l’ancien : la progression est ralentie et, plus
que jamais, la composition est l’exercice synthétique correspondant à l’analyse
grammaticale et logique.
66 Ce recul s’explique par un échec. Depuis 1880, les inspecteurs, les correcteurs du
Certificat d’études ne cessent de déplorer les mauvais résultats, les difficultés de
l’enseignement de la composition française. L’étonnement des pédagogues est d’ailleurs
grand à ce sujet : pourquoi, ne cessent-ils de se demander, des enfants qui font chez eux
ou dans la cour de récréation des récits abondants et animés de ce qu’ils ont vu ou
entendu, sont-ils incapables d’écrire quelques lignes en classe, même si le sujet est
proche de leurs préoccupations et même si on leur fournit un canevas ? Mais c’est cet
étonnement qui est étonnant : car ce qui est demandé à l’élève, ce n’est pas seulement
de s’exprimer par écrit et mieux qu’il ne le fait d’habitude, ce n’est même pas de
s’exprimer, mais d’appliquer des règles d’assemblage. Le monstrueux paradoxe
qu’énonçait A. France, parmi d’autres avant et après lui, est vécu par l’élève comme
paralysie devant la page blanche. Mais faute de voir que c’est la pédagogie qui est en
cause, les pédagogues renforcent leurs prescriptions : en voulant diviser les difficultés,
ils les multiplient.
67 La grammaire n’est qu’un moyen, répètent les manuels de pédagogie de l’entre-deux-
guerres. Peut-être ; mais en vue de quelle fin ? Apprendre « la langue », selon la
nouvelle appellation des manuels de grammaire ? Sans doute ; mais « apprendre » la
langue de cette manière, c’est apprendre bien autre chose. « La grammaire, qui
longtemps fut sans influence sur la formation de l’esprit, ajoute sa discipline aux autres
disciplines de l’école », disait Ch. Charrier98. Sans influence, le mot n’est pas exact :
l’auteur lui-même déclare que l’élève d’autrefois, qui apprenait par cœur son Noël et
Chapsal, « n’avait qu’à s’incliner et à croire ». Mais il est exact qu’avec la nouvelle
méthode, « inductive », la grammaire exerce mieux son influence disciplinaire : « sous
l’habile direction du maître »99, les élèves observent des exemples de langue, en
induisent des notions (complément de nom) et des règles (accords du participe passé
avec être). Intéressés, actifs, ils se rendent compte par eux-mêmes : procédé lent mais
plus sûr que l’enseignement dogmatique et déductif, car on ne se révolte pas contre les
faits, et, comme l’avait dit A. Comte, le sentiment des lois positives est le meilleur
garant de l’ordre public.
68 Cette structure disciplinaire de l’enseignement de la langue – enseignement qui s’ajoute
à l’ancien lire-et-écrire – nous permet d’en comprendre deux aspects très importants
certes, mais finalement seconds : sa fonction idéologique et sa fonction par rapport aux
classes sociales. Il est bien certain que le français joue un rôle dans la « sélection »
sociale que réalise l’école : l’exigence d’écrire, simplement, et l’exigence d’écrire un
français « correct » pesaient et pèsent lourdement, autrefois sur l’enfant qui ne parlait
guère que le patois, aujourd’hui sur les enfants d’immigrés et sur les enfants d’origine
populaire100. Mais ces effets sélectifs et différenciateurs ne peuvent se produire qu’en
raison de la normativité qui caractérise l’enseignement de la langue. Et si l’on pouvait
admettre au siècle dernier de partir de la langue parlée par le jeune élève, si l’on peut
recommander aujourd’hui de substituer aux textes de grands auteurs des textes
utilisant la langue courante, c’est peut-être que l’école peut ne pas jouer des différences

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linguistiques de classes sans pour autant supprimer l’essentiel : la fonction politique


d’un enseignement grammatical de la langue. Fonction qu’énonçait, non sans
confusion, le P. Girard, le célèbre pédagogue helvétique dont l’Académie couronna,
en 1844, l’Enseignement régulier de la langue maternelle : « Si autrefois Lhomond et ses
imitateurs ont pu suffire dans les écoles de l’enfance, leur enseignement est devenu
insuffisant depuis que la société a été si profondément et si généralement ébranlée.
L’esprit qui l’anime aujourd’hui, les nouveaux besoins qu’elle s’est faits, les idées
nouvelles et les nouvelles prétentions qu’elle a formées, qui la travaillent et qui
l’inquiètent ; tout exige impérieusement que dans les écoles toutes les parties de
l’instruction, et en premier lieu l’enseignement de la langue qui peut tant s’il le veut,
soient mis au service de la culture intellectuelle, et celle-ci au service de l’éducation du
cœur et de la vie »101. Et précisant la méthode de cet enseignement, que des pédagogues
français furent chargés d’appliquer, il ajoutait : « Souvenons-nous que la multitude des
exemples répétés et analysés est le meilleur code de la langue, puisqu’il fait passer dans
une pratique raisonnée les règles que, dans une autre méthode, il aurait sèchement à
prescrire »102.
69 On sait également que les phrases d’exercices, les textes de dictée, les sujets de
composition sont dès l’origine l’occasion d’une éducation morale et patriotique : « les
sujets choisis avec soin, disait A. Rendu, nourriront l’amour du bien et du juste, la piété
naïve, les sentiments d’humanité et de bienfaisance »103. Mais l’inculcation idéologique
ne détermine pas toujours la structure d’une matière enseignée. C’est ce que l’on va
tenter d’établir, à propos de l’arithmétique, en poursuivant l’analyse des matières au
programme de l’école primaire.

NOTES
1. Rapports d’inspection générale sur la situation de l’enseignement primaire, année scolaire 1880-1881,
Paris, Imprimerie nationale, 1882, p. 10. L’enquête ministérielle fut réalisée pendant trois années
consécutives. La publication des rapports fut suspendue en 1881 pour attendre les effets des lois
et règlements nouveaux.
2. Loc. cit., Académie de Caen, p. 10.
3. Déclaration de Mgr. Parisis, cit. dans H.C. Rulon et P. Friot, Un siècle de pédagogie dans les écoles
primaires, Paris, Vrin, 1962, p. 81.
4. Sur les fluctuations des programmes de l’enseignement primaire et des Ecoles normales
(matières introduites, puis rendues facultatives, puis rétablies...) durant cette période, voir M.
Gontard, Les écoles primaires de la France bourgeoise, (1833-1875), Toulouse, C.R.D.P., s. d.
5. Vues patriotiques sur l’éducation du peuple tant des villes que des campagnes (Lyon, 1783), cité dans
Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., art. « Philipon de la Madelaine ».
6. Sur cette enquête, lancée auprès de tous les instituteurs laïques par le ministre Rouland, voir
M. Gontard, op. cit., pp. 147-151.
7. J. Leif et G. Rustin, Pédagogie spéciale, Premier fascicule, Paris, Delagrave, 1959, p. 89.
8. J. Leif et G. Rustin, op. cit., p. 89.
9. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., 2ème partie, art. « Lecture ».

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10. Au XIXème siècle, la langue des montagnards du Massif Central « disait, sans trouble et sans
complexe : … ’il faudrait qu’elle arrivât devant que vous ne partissiez. Fussiez-vous venu ce
matin… ’. Ainsi la plus ignorante gardeuse d’oies construisait ses propositions comme le
grammairien Vaugelas » (J. Anglade, La vie quotidienne dans le Massif Central au XIXème siècle, Paris,
Hachette, 1971, p. 251).
11. Dictionnaire de Pédagogie.... ibid.
12. Sur l’importance du jugement de valeur porté par le locuteur sur son parler, voir W. Labov,
Sociolinguistique, Paris, éd, de Minuit, 1976.
13. J. Leif et G. Rustin, Pédagogie spéciale, loc. cit., p. 60.
14. Voir Pédagogie spéciale, op. cit., p. 60-64.
15. Op. cit., p. 65. Ces notations sur les traits de la psychologie enfantine servent à indiquer les
conditions dans lesquelles s’effectue la leçon de lecture. Chez les anciens pédagogues, dont le
discours était plus moral, il s’agissait de ce sur quoi devait s’exercer le travail éducatif pour
développer ou redresser.
16. H.C. Rulon et Ph. Friot, op. cit., p. 34-37 et p. 82 et suiv.
17. « L’éducation du peuple », cit. ibid., p. 37.
18. Ch. Charrier, Pédagogie vécue, Paris, Nathan, 12ème édition, revue et remaniée, 1931, p. 200.
19. H.C. Rulon et Ph. Friot, op. cit., p. 82.
20. « Ecolier modèle » (selon le sous-titre) grâce à la collaboration de la famille et de l’Église dans
l’école. L’ouvrage, paru en 1893, en est à sa 18ème édition en 1927. Voir H.C. Rulon et Ph. Friot, op.
cit., p. 93-94.
21. H.C. Rulon et Ph. Friot, op. cit., p. 92.
22. Ibid., p. 102. Ce remplacement confirme l’importance, soulignée plus haut, des fonctions de la
Civilité.
23. Ibid., p. 100.
24. Ibid., p. 41.
25. Voir J. Cellard, « Le Tour de France par deux enfants », Le Monde, 8-9 février 1976.
26. Cours normal…, op. cit., p. 272.
27. Voir ci-dessus l’étude des catéchismes et le jugement d’un membre de la Société de Jésus.
28. Evidemment, la dualité de l’école libre et de l’école publique remplit aussi des fonctions par
rapport à la perpétuation des privilèges sociaux. Voir à ce sujet R. Ballion, L’argent et l’école, Paris,
Stock, 1977.
29. Ch. Charrier, Pédagogie vécue, op. cit., p. 202. Nous nous référons à cet ouvrage, publié
en 1918 et préface par F. Buisson d’abord parce que de nombreux instituteurs nous ont dit l’avoir
utilisé, même après 1945, ensuite parce qu’il est manifestement le fruit d’une longue expérience
d’inspecteur et abonde en prescriptions négatives ; par là il nous renseigne non seulement,
comme bien d’autres, sur les modèles pédagogiques, mais aussi sur les pratiques pédagogiques
(ou plutôt anti-pédagogiques) condamnées.
30. Id. ibid., p. 203.
31. Ch. Charrier (op. cit., p. 205) préconise les extraits des œuvres de nos grands écrivains « qui,
tour à tour, élèvent l’esprit, forment le cœur, poussent à l’effort ».
32. Id. ibid., p. 206.
33. Id. Ibid., p. 210. On touche ici à un paradoxe que l’on rencontrera aussi dans la rédaction : on
veut retrouver le naturel après l’avoir banni. Révélant par son insistance la difficulté, A. Rendu
disait déjà aux futurs maîtres : « Il faut à tout prix amener les enfants à lire comme ils causent.
Combien ne trouve-t-on pas de jeunes enfants, qui décrivent avec une aisance et un naturel
charmant des événements, dont ils liraient le récit d’une manière fatigante, insupportable »
(Cours de pédagogie…, op. cit., p. 155).
34. En 1871, J. Simon étend à toute la France l’organisation pédagogique de Gréard. La
simultanéité d’enseignement des matières avait été pratiquée par l’école mutuelle. Le principe

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avait été préconisé au XVIIIème siècle par Launay (Voir H.C. Rulon et Ph. Friot, Un siècle de
pédagogie…, op. cit., p. 103-126.
35. Ch. Charrier, op. cit., p. 229.
36. Cours de pédagogie ou principes d’éducation publique à l’usage des élèves des Ecoles normales, par
M.A. Rendu fils, Paris, Garnier, nouvelle éd., s. d., p. 157.
37. Pédagogie vécue, op. cit., p. 221.
38. Id. ibid., p. 220.
39. L’écriture « nationale » que l’on cherchait alors à mettre au point devait permettre la rapidité
grâce à la liaison des lettres, à la suppression des ornements et à un mouvement de la main tel
que les déliés se forment d’eux-mêmes (cf. R. Tronchot, L’enseignement mutuel en France, op. cit., 1.
I, p. 164-165).
40. Voir, dans les Rapports d’inspection de 1881 (op. cit.), celui de l’Eure.
41. Les cahiers lithographiés de Werdet, remplaçant les « exemples », furent introduits dans les
écoles mutuelles en 1837 (H.C. Rulon et Ph. Friot, op. cit., p. 124).
42. Ch. Charrier, op. cit., p. 233. Nous reviendrons plus loin sur les cahiers de préparation, que
nous ont prêtés des instituteurs et institutrices en retraite.
43. Id. ibid., p. 236. En promettant un emploi aux élèves qui possédaient une belle écriture, l’école
percevait peut-être confusément son rôle de test de personnalité, comme on dirait aujourd’hui.
44. Voir H.C. Rulon et Ph. Friot, op. cit., p. 129-131, sur les fluctuations de programmes
entre 1830 et 1882.
45. Lamotte et Lorrain, Manuel complet de l’enseignement mutuel, Paris, Hachette, 2ème éd., 1842,
p. 61 et suiv.
46. Cours normal, op. cit., p. 144.
47. Cité dans H.C. Rulon et Ph. Friot, Un siècle de pédagogie…, op. cit., p. 129. Il ne s’agit plus ici des
rapports publiés en 1880, mais des rapports antérieurs que les auteurs ont consultés aux archives
nationales.
48. Cit. ibid., p. 130.
49. Ibid.
50. H.C. Rulon et Ph. Friot, op. cit., p. 50.
51. Cit. ibid., p. 51.
52. Ibid., p. 51 et p. 132. Elle dut être jugée trop complexe par les Frères de Ploërmel : ils
adoptèrent celle de Le Brouster, qui ressemblait à celle de Lhomond et n’avait que 96 pages (ibid.,
p. 136-138).
53. A. Chervel, Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits français, histoire de la grammaire scolaire,
Paris, Payot, 1977.
54. Voir en particulier les thèses de L. Boltanski, pour qui la culture populaire est un sous-produit
des cultures savantes des époques antérieures.
55. On l’a cru depuis F. Buisson jusqu’à R. Balibar (A. Chervel, op. cit., p. 54).
56. Id. ibid., p. 54.
57. Id. ibid., p. 56.
58. Id. ibid., p. 57.
59. Id. ibid., p. 61.
60. Id. ibid., p. 62. L’expression « les instituteurs » n’est pas fausse : si l’on regarde les choses de
près, pendant très longtemps au XIXème siècle les problèmes scolaires se posent et les solutions
s’ébauchent sur le plan local : instituteurs, inspecteurs essaient et discutent des procédés, des
manuels... Ce sont souvent les désaccords qui amènent à soumettre les questions aux autorités.
Alors le pouvoir central est amené à trancher, prend des décisions et uniformise. Il y a donc un
double mouvement, et non un seul partant du pouvoir d’en haut.
61. Id. ibid., p. 71. A ce sujet, il serait très intéressant d’étudier l’expérience exceptionnelle des
écoles centrales de la Révolution.

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62. Mgr Parisis, membre de la commission qui avait préparé la loi, ordonnait dans une
instruction : « On irait au-delà des volontés formelles des législateurs, en exigeant dans toutes les
écoles ces opérations abstraites décorées du nom fastueux d’analyses logiques. La connaissance
des diverses espèces de mots, des conjugaisons, des règles d’orthographe, jointe à la
décomposition purement grammaticale des formules du langage, devra suffire » (H.C. Rulon et
Ph. Friot, Un siècle de Pédagogie…, op. cit., p. 131).
63. A. Chervel, op. cit., p. 84.
64. A. Chervel signale les spéculations et les luttes commerciales qui marquent le « siècle d’or, au
sens financier du terme » de la grammaire (cf. p. 88 et passim).
65. Les problèmes que nous abordons ici sous le seul aspect qui concerne cette recherche, sont
très complexes et commencent seulement à être étudiés du point de vue sociologique. Voir en
particulier R. Bernard, Ecole, culture et langue française, Paris, Tema, 1972 et les travaux en cours
du même auteur.
66. A. Chervel, op. cit., p. 33. Voir sur la question C. Blanche-Benvéniste et A. Chervel,
L’orthographe, Paris, Maspéro, 1969.
67. Cité dans A. Chervel, op. cit., p. 64.
68. « Même les collèges et les lycées, longtemps réticents, devront peu à peu réduire la part du
latin pour faire une place de plus en plus grande à l’enseignement de l’orthographe et de la
grammaire française » (A. Chervel, op. cit., p. 48).
69. Op. cit., p. 49. L’allusion à la police concerne la rectification des fautes d’orthographe sur les
enseignes à Paris, en 1846.
70. Op. cit., p. 281.
71. Sur cette notion, et son application à l’étude de la langue, voir R. Bernard, « Ecole et langue
française : normalisation et normativité », Cahiers d’Histoire, t. XXI, 1976, 1-2, p. 211-227.
72. Manuel des Ecoles élémentaires, par M. Sarazin, Paris, L. Colas, 1831, p. 43.
73. Op. cit., p. 44-45.
74. Dictionnaire de Pédagogie…, par F. Buisson, IIème partie, art. « Grammaire ».
75. Traité populaire d’analyse grammaticale, cité dans A. Chervel, op. cit., p. 150.
76. Le livre de mon ami, cit. ibid., p. 287.
77. Cité ibid., p. 287. Par ces textes, et aussi par son analyse (mais celle-ci serait à reprendre d’un
point de vue sociologique) Chervel montre que l’opposition à la grammaire se manifeste, au sein
même de l’école et de l’Université, et à tous les échelons, tout au long du XIXème siècle.
78. Cité ibid., p. 163.
79. Voir l’exemple de parler rural au XIXème siècle cité ci-dessus. Il faudrait ajouter cependant,
mais à ma connaissance la question n’a pas été étudiée, que l’industrialisation et les
déplacements de population ont probablement provoqué une paupérisation culturelle.
80. Cours de Pédagogie, ou principes d’éducation publique, à l’usage des élèves des écoles normales et des
instituteurs primaires, par Arribroise Rendu fils, Paris, Garnier Fr., s. d. (1842), p. 163. Les mots
soulignés le sont par nous.
81. Nous empruntons cet exemple à A. Chervel (op. cit., p. 107). Il faut lire l’historique qu’il fait de
l’énorme travail accompli au XIXème siècle par les grammairiens scolaires, au détriment d’une
analyse des structures linguistiques.
82. Op. cit., p. 164.
83. Rapports d’inspection générale, 1880-1881, loc. cit., Académies de Paris et de Bordeaux, p. 5-6.
84. Voir par exemple le Recueil composé par les Frères de Ploërmel et présenté par H.C. Rulon et
Ph. Friot, Un siècle de pédagogie…, op. cit., p. 142-143.
85. Cours élémentaire de langue française, par L.C. Michel et J . J. Rapet, Livre du maître, 3ème éd.,
Paris, Dezobry, Magdeleine et Cie, 1856, p. 13-14.
86. Ibid., p. 174.

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87. Ainsi, dans la Grammaire française à l’usage des écoles chrétiennes (Tours, Marne, 1853), on passe
de la lettre à copier en mettant les mots qui manquent (« Ton petit frère voit avec une bien…
joie… le jour de ta… ») (Exercices, p. 114) au « Combat de matelots contre des ours blancs » selon
le canevas : « Un vaisseau avait été arrêté par les glaces... les matelots et le capitaine étaient
occupés à traîner quelques vivres à une hutte… », etc. (p. 174).
88. A. Chervel, … et il fallut apprendre à écrire…, op. cit., p. 102.
89. Cité dans le Dictionnaire de Pédagogie… (1882), 1ère partie, art. « Composition et style ».
90. Voir à ce sujet le début de l’article du Dictionnaire que nous venons de citer.
91. Instructions de 1877, citées ibid.
92. Cours de Pédagogie…, op. cit., p. 166.
93. Manuel complet de l’enseignement mutuel, op. cit., p. 178-180.
94. Ibid.
95. Dictionnaire de Pédagogie…, ibid.
96. IIème partie, art. « Exercices grammaticaux ». Voir aussi l’article « Style », qui donne les
mêmes recommandations.
97. Ch. Charrier, Pédagogie vécue, Paris, Nathan, 1931, p. 302.
98. Op. cit., p. 241.
99. Ibid., p. 240.
100. Voir G. Vincent, « Enseignement du français et système scolaire », Revue française de
Sociologie, IX, 1968, p. 335-374.
101. Cité dans Dictionnaire de Pédagogie, op. cit., 1ère partie, p. 1196.
102. Ibid., p. 1197.
103. Cours de Pédagogie…, op. cit., p. 166.

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Chapitre VII. Calcul et idéologie

1 Lire... écrire... compter : ce qui constituait la troisième étape, pas toujours franchie 1, de
l’ancienne scolarisation devient dans la première moitié du XIXème siècle une matière
du programme de l’école élémentaire. Non sans se transformer : du calcul (ou
« chiffre ») on passe à l’arithmétique. Jusque là, en effet, même chez les Frères et même à
l’école mutuelle, on enseignait uniquement les « règles », c’est-à-dire qu’on apprenait à
exécuter les quatre opérations et la règle de trois (le mot ne s’est conservé que pour
cette opération). On est encore très près de la transmission d’une technique qui, à part
l’action disciplinaire à laquelle elle donne lieu, pourrait, mieux que la lecture et
l’écriture, être apprise dans le milieu familial et professionnel 2.
2 Aujourd’hui que nous apprenons tout à l’école, nous avons en effet oublié qu’autrefois
ceux qui n’allaient pas à l’école savaient compter : « nos mères, dont certaines ne
parlent pas un mot de français, nos grands-mères dont certaines n’ont pas été du tout à
l’école, comptent très bien sur l’échelle des réaux et des écus, et jusqu’à des sommes
très élevées. Il faut les voir au marché ou à la foire… » 3. En 1931, un inspecteur doit
encore reconnaître : « Sans doute, les personnes ignorantes, celles-mêmes qui ne
savent ni lire ni écrire, arrivent à faire de tête certains calculs, à savoir, par exemple, ce
qu’elles ont à payer ou ce qui leur est dû, mais au prix de quels efforts ! » 4.
3 Même si l’auteur surestime ces efforts, il reste que l’arithmétique scolaire apporte plus
que le calcul appris sur le tas : dans une congrégation comme celle de Ploërmel,
l’arithmétique « avec ses problèmes » fut, avant 1830, introduite d’abord dans les
pensionnats et grands établissements urbains, là où géométrie, calculs d’intérêts, etc.
étaient utiles à certains métiers. Mais l’arithmétique apporte surtout autre chose que le
calcul : des lumières – par les explications, voire la théorie que comporte son
enseignement – une éducation, un esprit et, enfin, une idéologie. Toutes choses, on le
voit, dont on a bien tort de rire lorsqu’on ironise sur une école qui semble considérer
que ses élèves sont tous de futurs fontainiers, chefs de gare ou rentiers.

I. Méthodes Pédagogiques
4 Afin de convaincre les futurs maîtres de l’importance de cet enseignement et du bien
fondé des méthodes préconisées, les manuels de pédagogie insistent sur le « caractère

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éducatif » de l’arithmétique, qui « exige une attention soutenue », demande un


« vigoureux effort »5. Ce que la discipline enseignée demande ou exige, c’est bien sûr ce
que la pédagogie peut par elle exiger : l’enfant, face à un problème qui ne se pose pas
réellement à lui, même lorsqu’il évoque sa vie réelle, ne peut, pour cette raison, s’y
intéresser et doit écarter de son esprit ce à quoi il s’intéresse spontanément.
Apparemment, les choses elles-mêmes se chargent de le punir : s’il est distrait en
faisant une opération, il faut tout recommencer. Il est donc « contraint de s’absorber
dans son travail »6, et, peu à peu, il devient cet élève capable « d’attention volontaire »,
que l’école doit former.
5 De plus, l’enseignement de l’arithmétique n’est pas loin de contribuer à l’éducation
morale ; en tout cas, il « fortifie la volonté ». En effet, à la différence des autres
matières, celle-ci est soumise à la loi du tout ou rien : ou bien on comprend, ou bien on
ne comprend pas. Et, si c’est là seulement que l’élève peut obtenir 10 sur 10, c’est aussi
là qu’il est obligé de produire le plus grand effort, sous peine de subir un zéro : il ne
peut se contenter d’apprendre un peu et de savoir à moitié.
6 Educatif encore si l’on veut, l’enseignement de l’arithmétique l’est en tant qu’il oblige à
réfléchir, raisonner, analyser, procéder avec ordre, et aussi abstraire. En passant du
« chiffre » à l’arithmétique, on passe de calculs sur des nombres concrets (objets,
monnaie...) effectués selon de simples recettes mémorisées, à des connaissances
abstraites et à une justification rationnelle des procédés, à une théorie arithmétique.
« Autrefois, dit Théry en 1853, on se bornait aux premières opérations ou, pour mieux
dire, à l’habitude toute matérielle des premières opérations : un peu d’addition, de
soustraction, de multiplication, peu ou point de division, des fractions le plus tard et le
moins possible, voilà ce qu’on appelait calculer dans les mauvaises écoles de nos pères »
7. A. Rendu recommande aux maîtres à la fois de commencer par faire opérer des

additions, soustractions, etc... par les jeunes enfants sur des objets sensibles (boules,
carreaux des fenêtres…) et de les habituer dès que possible à l’abstraction et à
l’analyse : « il est nécessaire de changer en calculs abstraits cette arithmétique sensible
et tangible... Il faut exercer l’esprit des enfants à découvrir la vérité de quelque
proposition abstraite »8.
7 On peut suivre cette transformation de l’enseignement en étudiant les manuels.
L’historique en a été fait pour la congrégation de Ploërmel9. Le premier ouvrage
utilisé – auparavant on faisait écrire des « règles » au tableau – avait été demandé
en 1822 par La Mennais à Querret, professeur à la Faculté des Sciences de Montpellier. Il
s’agit de Leçons élémentaires d’arithmétique pratique, et l’auteur déclare dans sa Préface :
« cet ouvrage étant destiné aux écoles primaires, on a cru devoir le réduire aux seuls
préceptes et à leurs applications... Les meilleurs traités pour la jeunesse ne sont-ils pas
ceux qui renferment le plus d’exemples et le moins de raisonnement ? » 10. Il n’y a pas
d’exercices, car les maîtres ne voulaient pas que les élèves inscrivent les réponses sur
des livres destinés à servir à d’autres, mais il y a de nombreux exemples ; les nouvelles
mesures sont introduites, bien que timidement, ainsi que le toisé et l’arpentage, ce qui
marque le caractère utilitaire de cet enseignement.
8 Or, un an après la loi Guizot, le directeur de la Congrégation écrit à Querret : « Hâtez
l’impression de la théorie de l’arithmétique ». L’Arithmétique théorique, à laquelle
renvoie désormais l’Arithmétique pratique, révisée « par suite du mouvement donné à
l’instruction », est épuisée en peu de temps. La Préface explique : « M. de La Mennais
fait d’abord exposer dans ses écoles la simple pratique du calcul... Mais lorsque l’enfant

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avance en âge et qu’il comprend très bien l’application des préceptes, la marche
naturelle de l’esprit humain le porte à désirer connaître la raison des procédés qui l’ont
conduit, par une route sûre, mais obscure, à la résolution des principales questions
dont on peut avoir besoin dans le cours de la vie... C’est le moment que M. de La
Mennais choisit pour introduire dans les classes d’arithmétique l’étude de la théorie » 11.
Le savant professeur exprime ici dans le vocabulaire même des Lumières une exigence
de la nouvelle pédagogie que Gérando formulait en condamnant les préceptes sans
motifs.
9 La congrégation publie ensuite une Arithmétique théorique et pratique, avec un abrégé
pour les écoles de campagne. La préface de ce dernier manuel tâche de convaincre les
maîtres de sortir de la routine et de l’empirisme. Certains « croient impossible »
l’analyse des problèmes. « C’est une erreur : les enfants sont plus susceptibles qu’on ne
le croit d’être formés au raisonnement. Nous avons obtenu d’élèves de 11 ou 12 ans des
résultats vraiment remarquables »12. Les exercices constituent un volume à part et
présentent, par rapport au précédent manuel, la particularité d’augmenter les calculs
sur les nombres abstraits.
10 En 1879, est publiée une Arithmétique pratique, qui, malgré son titre, réunit pour la
première fois dans un même volume théorie et pratique13.
11 Mais cette union de la théorie et de la pratique n’est pas une invention du XIXème
siècle, et elle n’est une innovation à cette époque que pour les jeunes élèves. Au
XVIIIème siècle, en effet, les Frères des écoles chrétiennes enseignaient l’arithmétique
théorique et pratique dans leurs pensionnats et dans la classe des grands de certains de
leurs établissement. En 1787, ils publiaient un manuel, signé de F.P. Sylvestre 14, qui
devait épargner aux élèves de perdre du temps à « transcrire des cahiers rarement
exacts » et les mettre « en état d’apprendre l’arithmétique par principes ». « Plusieurs
savants auteurs, souligne la Préface, ont donné des cours d’arithmétique ; mais les uns
se sont contentés d’en donner la pratique, sans l’accompagner des principes, des
définitions et des démonstrations nécessaires : les autres ne se sont pas assez étendus
sur la pratique »15. Et après avoir levé l’objection de l’âge en disant qu’il a mis ses
explications et ses définitions « à la portée de l’âge le plus tendre », l’auteur insiste
auprès des élèves (et sans doute des maîtres) sur la méthode qu’il convient de suivre :
« avant de passer au calcul d’une règle, il faut étudier les définitions et les
raisonnements qui la concernent ; les principes indiquent la marche qu’il faut suivre
dans les opérations, et, quand ils sont bien compris, ils s’oublient difficilement » 16. Nous
reconnaissons là un trait de la pédagogie lasallienne : la compréhension est mise au
service de la mémoire. Il n’en demeure pas moins que l’élève se voit proposer des
démonstrations des procédés qu’il utilise pour opérer : faire intervenir une théorie, des
principes arithmétiques, c’est, en effet, justifier la définition et la manière de procéder
(par exemple, pour l’addition, mettre les unes sous les autres les unités de chaque sorte,
commencer par la droite) par des axiomes tel que « le tout est plus grand que la
partie ».
12 Nous constatons donc pour l’arithmétique comme pour la grammaire que ce qui a été
enseigné vers 1830 aux grands élèves (ceux de l’école « primaire supérieure » que
Guizot essaie de promouvoir), puis vers 1870 à tous les élèves de l’école élémentaire,
existait déjà au XVIIIème siècle. F.P. Sylvestre n’est pourtant pas le Lhomond d’une
arithmétique scolaire inventée par les Frères. Car, faute d’études sur le matériel
pédagogique, on ignore trop souvent que son ouvrage a été précédé, au moins depuis le

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XVIIème siècle, de multiples traités ou cours selon l’usage ou à l’usage des marchands,
des financiers, des gens de pratique, des artisans et de leurs enfants. Ces ouvrages, faits
par des « professeurs », des « arithméticiens » ou des « régents » d’écoles urbaines 17
contenaient, on y reviendra dans un instant, une multitude de problèmes pratiques
relevant de divers métiers, mais aussi une part plus ou moins importante (et plus ou
moins claire) de théorie, c’est-à-dire de définitions et de démonstrations. Quelquefois
on a simplement une définition incluant la technique d’opération (« substraire est tirer
une somme d’une autre en mettant convenablement la moindre sous la plus grande,
commençant de la dextre… »), immédiatement suivie d’un exemple en nombres
abstraits, puis avec des nombres concrets (ancienne monnaie). Mais parfois aussi la
définition est donnée d’abord, et il arrive même que les propriétés, par exemple de la
division, soient énoncées indépendamment des usages – pratiques – de l’opération.
13 L’arithmétique telle qu’elle est enseignée dans l’école primaire du XIXème siècle, n’est
donc pas la brusque irruption des lumières succédant à des siècles de routine aveugle.
De plus, son histoire ultérieure est jalonnée de tentatives pour en réduire, voire en
supprimer les aspects théoriques. Dans les préfaces des manuels, l’âge des élèves, le
destin professionnel et social de la plupart d’entre eux sont invoqués pour justifier
l’élimination des connaissances abstraites et le renvoi à plus tard de tout raisonnement
déductif. On « donne trop tôt des théories » aux enfants, déclare P. Leysenne, qui
ajoute : « de la première à la dernière page de ce livre, l’application, sous une forme
variée, intéressante, côtoie la théorie »18. D’autres auteurs vont plus loin : « aucune
notion n’est présentée en son expression abstraite et générale. A la base, un exemple à
envisager, un problème à résoudre... S’il (l’élève) continue des études mathématiques,
ces vérités lui seront plus tard démontrées avec rigueur »19. La structure de la leçon se
trouve ici inversée par rapport à ce qu’elle avait toujours été : la définition des
opérations suit le problème-exemple. Les principes, les règles sont observés par l’élève
sur des « données concrètes » : ainsi acquis, ils « suffisent à l’usage qu’il peut être
appelé à en faire ». Alors que dans les anciens manuels la multiplication d’un nombre
par 10,100 etc. était présentée comme découlant immédiatement des principes du
système de numération à l’énoncé desquels elle renvoyait20, dans un manuel du XXème
siècle, la règle « pour rendre un nombre entier 10, 100, etc. fois plus grand, on
ajoute... » est une sorte de recette constatée sur l’exemple illustré de 10 pièces de 5 F.
14 L’étude des instructions officielles confirme cette évolution. Celles de 1923 éliminent
des programmes « certaines théories abstraites », comme les théories arithmétique et
musicale, que les auteurs du plan de 1887 « y avaient laissées » 21. L’arithmétique
« pure » est à éliminer même du cours supérieur, où les élèves sont cependant plus
âgés. La méthode préconisée est « intuitive », les vérités les plus simples pouvant être
saisies sans démonstration. Elle est dite aussi inductive et active 22 et elle est rattachée
au caractère pratique que doit avoir l’enseignement élémentaire. Les instructions
de 1938 et de 1945 éliminent toujours le raisonnement déductif et bornent
l’arithmétique à un ensemble de règles pratiques.
15 Cette tendance n’a sans doute pas triomphé, mais elle est suffisamment nette pour
marquer un changement dont nous aurons à nous demander s’il fut général et quelle en
était la signification. A une confiance en la raison, capable de discipliner l’homme sans
le contraindre, succède la méfiance. La première chose que dit le Cours de Pédagogie de
Rendu est : « C’est surtout en enseignant l’arithmétique qu’il faut avoir égard aux
grands principes dont nous avons déjà parlé à propos de l’enseignement en général. On

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n’a rien fait tant que l’on n’a pas été parfaitement compris. Le sens et la raison peuvent
seuls faire avancer… »23. De tels hommes sont parmi ceux qui étendent à tous les élèves
un enseignement d’abord réservé aux plus grands et comportant, malgré son but
principalement professionnel, des éléments de science mathématique. Dans les écoles
primaires supérieures et les institutions congréganistes qui les concurrencent, on
introduit l’algèbre24 qui, plus tard, sera réservée aux lycéens. Les inspecteurs
parcourant la France en 1880 ne s’inquiètent pas de l’âge des élèves pour répéter
inlassablement qu’il faut davantage faire appel à leur intelligence : « on ne pénètre pas
assez le sens des définitions, le pourquoi des règles pratiques » 25. S’ils recommandent
de se servir du mètre, du litre, ce n’est pas pour laisser l’enfant dans le sensible, mais
pour que, substituant l’intelligence des choses à la mémoire des mots, il acquière la
notion d’unité. Au milieu du XXème siècle, par contre, l’élève n’a plus à acquérir la
notion abstraite de différence : les manuels ne lui présentent qu’une série d’exemples
concrets – la taille de Pierre et celle de Paul, le sac de bonbons qui a diminué – et la
soustraction n’est qu’une recette pour trouver des nombres concrets.
16 Pour comprendre, dans sa forme et sa méthode d’enseignement, l’arithmétique dans
l’école de la IIIème République, il faut donc tenir compte de ces origines et de ce
devenir particulièrement complexe. L’arithmétique succède en effet à la pratique du
chiffre dans le cadre d’une pédagogie des lumières 26, en utilisant comme instrument l’
arithmétique théorique et pratique enseignée, à l’âge classique, aux jeunes gens destinés
aux professions pour lesquelles les études de collèges ne suffisaient ou ne convenaient
pas. Tout en étant orienté vers la pratique, cet enseignement était scientifique et
demandait un raisonnement déductif. En rompant avec la pratique des « règles »
longtemps seule enseignée dans les petites écoles, l’arithmétique élémentaire du
XIXème siècle ne se constitue donc pas sous la domination de l’enseignement des
collèges et comme sous-culture secondaire27, ainsi qu’on le croit quelquefois.
L’opposition primaire-secondaire (qui se rattache à la division de la société en classes)
n’intervient que plus tard, pour creuser un écart d’abord faible et sur-déterminer une
opposition entre deux lignes pédagogiques qui était interne à l’enseignement
élémentaire lui-même. Vers 1890, l’auteur d’un Cours d’arithmétique pour les lycées et
collèges distingue son ouvrage de ceux « trop simples », qui « ne peuvent profiter qu’à
l’enseignement primaire », non pas par l’absence de problèmes pratiques (ce sont les
mêmes que dans les manuels primaires), mais par l’importance plus grande des
démonstrations28. Une trentaine d’années plus tard, il y a, dans le primaire, une
tendance à éliminer la théorie : elle se heurte au souci de ne pas retomber dans un
enseignement « machinal »29. Elle rencontre la tendance du secondaire à éliminer tout
caractère non « culturel » et à monopoliser la science « désintéressée ». Mais elle
manifeste surtout la crise liée au développement de nouvelles formes de pédagogie.

II. Le contenu de l’enseignement


17 L’enseignement de l’arithmétique est enfin, par son contenu, instrument de diffusion
d’une idéologie. Mais ici encore, la lutte (idéologique) de classes ne peut rendre compte
de la matière enseignée et son rôle est de sur-détermination.
18 Objets d’évocations ironiques, mais aussi de polémiques très actuelles 30, les célèbres
problèmes d’arithmétique ont fait couler beaucoup d’encre, sans que l’on soit toujours
bien parvenu à rendre compte de leur nature et à éclaircir leurs fonctions.

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19 Evoquant, non sans nostalgie, cet enseignement, un ancien élève de la communale, de


surcroît fils d’institutrice, écrit :
« Le bon sens de notre école paysanne nous faisait bien vite redescendre des
vertiges du zéro à de solides calculs auvergnats ; le chiendent en était les intérêts
composés.
La vie qui nous apparaissait à travers notre arithmétique était une vie rude, la vie
de la fourmi. Il fallait rentrer le bois pour l’hiver, que l’on mesurait en stères. Il
fallait poser un grillage autour d’un pré rectangulaire. Il fallait des mètres cube de
maçonnerie pour élever des murs épais au bout du potager. Il fallait arroser ce
même potager (l’été était venu) avec des bassins qui se vidaient à mesure qu’on les
remplissait. Il fallait additionner les heures de travail, dérouler les coupons de
percale pour la couturière, veiller à ce que les trains (...) ne se tamponnent pas. Au
prix de tous ces soucis, on avait quelques titres de rente, dont il fallait sans cesse
calculer le maigre revenu.
Je vous propose de relire quelques énoncés de vieux problèmes : ce sont autant de
photographies de la vie d’autrefois.
PROBLEMES : dans une année, une femme a blanchi 2 085 chemises à 0, 25 F la pièce,
609 paires de draps à 0, 45 F la paire et 9 396 mouchoirs à 0, 50 F la douzaine. Quelle
recette a-t-elle faite en moyenne par semaine ?
Une dame employée dans une maison de commerce abandonne sur ses
appointements annuels 2/20ème pour secourir ses parents infirmes ; elle économise
annuellement 2/9ème de ce qui lui reste. Sachant qu’en plaçant ses économies à
intérêts simples au taux de 5 % l’an, elle obtient un revenu annuel de 152 F, on
demande quels sont ses appointements...
Trois fontaines alimentent un bassin...
Dans le courant d’un mois un ouvrier compte 7 journées de 10 heures de travail ;
8 journées de 8 heures 1/2 ; 6 journées de 5 heures, et 4 journées de 7 heures 3/4. Il
reçoit 0, 45 F de l’heure. Dites ce qui lui restera au bout d’un mois s’il dépense 54,
75 F .
Un rentier charitable consacre 1/10ème de ses revenus aux œuvres de
bienfaisance… »31.
20 Images de la vie économique et sociale, photographies même si l’on veut, mais à
condition d’ajouter qu’une image n’est jamais neutre. Certes, surtout à une époque où
se développe une pédagogie réaliste, les problèmes d’arithmétique ont une fonction
d’illustration : au lieu d’opérer uniquement sur des nombres abstraits, l’élève fait des
calculs sur des choses, et il est normal que l’on choisisse des exemples dans ce qu’il
connaît, et donc l’intéresse. Mais d’une part, on le sait, nombre de problèmes
n’évoquent rien de familier à l’enfant (il est douteux que même le fils de rentier
s’intéresse beaucoup aux placements de capitaux), d’autre part les exemples même
évoqués ci-dessus ont, pour certains, un aspect normatif : ce qui est représenté, c’est le
modèle de l’ouvrier économe, ce qui est affirmé, c’est la bonté du rentier... Les
pédagogues n’ont d’ailleurs jamais caché leur intention de faire servir d’autres
matières, dont le calcul, à cette instruction morale et civique qui est placée en 1880 en tête
des programmes. Si les instituteurs, disait Rendu, « ont soin de faire calculer aux
enfants les tristes résultats économiques que produisent les vices, et les effets
avantageux d’une conduite régulière et sage, ils contribueront à l’amélioration des
mœurs, ce qui finalement est le but principal de tout enseignement » 32. Il conseillait de
donner des problèmes tels que le suivant : « Un père de famille avait l’habitude
déplorable d’aller tous les soirs au cabaret et laissait souvent sa famille sans pain à la
maison. Pendant quatre ans qu’il a mené cette vie, il a dépensé... » etc. 33.

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21 Il faut donc chercher la fonction idéologique que remplit l’arithmétique même


lorsqu’elle ne prêche pas ouvertement une morale et tenter de préciser quelle
représentation des rapports sociaux elle a diffusé et diffuse encore, de manière peut-
être d’autant plus efficace qu’elle est plus insidieuse. C’est ce que l’on a tenté de faire
d’abord par une brève analyse qualitative de quelques manuels de dates diverses,
ensuite par une analyse quantitative d’un échantillon d’ouvrages.
22 De qui – et de quoi – les manuels de calcul parlent-ils aux élèves ? Comparé aux
ouvrages contemporains, un livre du début du siècle frappe par son aridité : non
seulement il n’y a aucune illustration en dehors de celles strictement indispensables à
la géométrie, mais les personnages et le cadre dans lequel ils évoluent sont
extrêmement vagues. Au fil des problèmes, on voit revenir sans cesse « un
cultivateur », « un marchand », « un ouvrier » ; souvent même l’acteur reste
indéterminé (« on a peint un mur »). Si par le détour de ce qu’il achète ou vend, on
apprend de façon un peu plus précise de quoi le « marchand » fait commerce, il est le
plus souvent impossible de saisir la profession des ouvriers : ceux-ci font « un travail »
ou « un ouvrage » et on ne doit s’intéresser qu’au temps qu’ils mettent pour
l’accomplir, au nombre de jours où ils travaillent, et surtout à ce qu’ils gagnent,
dépensent et économisent. Lorsque le métier est précisé, il s’agit à une exception près
(le soudeur) de métiers non industriels (les terrassiers) 34 ou de métiers d’art (« un
ouvrier dore à la feuille »). Il paraît donc faux de dire – comme on l’a fait souvent, en
considérant uniquement les manuels de français – que l’école primaire française ne
parle pas aux élèves des ouvriers : mais elle en parle en taisant la condition ouvrière à
l’époque de l’industrialisation, en travestissant le rapport social qu’est le salariat, et en
esquissant à leur sujet une morale de l’épargne. Si, de même, le travail agricole est peu
représenté, les problèmes soulignent l’entrée du paysan dans l’économie d’échange (il
vend sa récolte) et l’importance de la propriété (le cultivateur achète beaucoup de
terrains). La vie paysanne est presque occultée, mais les différenciations sociales sont
soigneusement marquées : on distingue « le propriétaire », le « fermier », l’« ouvrier
agricole » et le « journalier ». L’ouvrier, le cultivateur ne sont donc pas présents dans
les manuels pour la couleur locale ; ce qui est représenté, c’est des fonctions sociales,
des rapports sociaux.
23 Ce n’est pas à la vie des gens que l’arithmétique s’intéresse. Le peu de place accordée
aux rôles familiaux le confirme. Le père, la mère et les enfants apparaissent rarement,
le premier pour laisser un capital à ses enfants en mourant, la seconde pour calculer sa
consommation annuelle d’huile blanche et d’huile d’olive. Quant aux enfants, aussi peu
mis en scène mais de façon plus concrète, ils sont représentés dans des travaux divers
(Alice range ses objets de couture dans une boîte, Jeanne tricote des bas pour ses frères)
et la seule marque de leur statut particulier est de s’acheter (non de recevoir : on n’a
rien sans argent gagné d’une manière ou de l’autre) des friandises (une petite fille veut
acheter des oranges, quatre camarades achètent un gâteau et se le partagent).
24 Le décor dans lequel évoluent ces personnages est tout aussi imprécis : d’innombrables
problèmes mentionnent un « jardin » dont on ne dit pas s’il s’agit d’un jardin
d’agrément ou d’un potager, une « salle » dont ne sait s’il s’agit de la salle de classe,
d’une salle de ferme ou d’une salle à manger. Cependant, lorsque le lieu apparaît, il
s’agit de la campagne, non de la ville : tout se passe comme si, au silence sur
l’industrialisation, correspondait le silence sur l’urbanisation. Cette occultation fait
d’autant mieux ressortir ce qui, objectivement, dans l’arithmétique, est l’essentiel : la

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signification socio-économique de l’acte décrit (« un propriétaire achète un terrain »).


Elle permet d’effacer des différences, d’effectuer des amalgames : la formule imprécise
parce que générale utilisée dans certains problèmes (« on achète un terrain » qui
rapporte tant par an, on achète un terrain et on le revend avec bénéfice) recouvre, et
par là même réunit, des formules plus précises utilisées dans d’autres problèmes : le
spéculateur achète et revend un terrain à bâtir, le propriétaire achète un terrain comme
le cultivateur achète un pré. Au moins à titre d’hypothèse, il serait permis d’avancer
que l’attachement du paysan au droit de propriété sur les terres est utilisé pour
légitimer toute forme d’appropriation et toute opération financière sur le sol.
25 Si donc le monde des anciennes arithmétiques n’est pas seulement celui des nombres,
réalités intelligibles, il est néanmoins un monde abstrait. C’est-à-dire d’abord un monde
dé-qualifié, où les choses n’ont plus pour attributs que leurs dimensions et surtout leur
valeur ; où le temps lui-même se mesure en fonction d’impératifs économiques, où la
géométrie découpe l’espace en parcelles carrées, rectangulaires, à évaluer et à acquérir.
Cette abstraction est aussi une mé-connaissance de certains aspects de la réalité
concrète (le travail industriel, la ville) en même temps qu’une représentation de la vie
sociale selon les catégories d’une « économie politique ».
26 Par contraste, un manuel postérieur à 1960 apparaît comme extraordinairement coloré,
au propre comme au figuré. Les personnages sont décrits de manière plus précise et ils
sont beaucoup plus divers : dans un nombre restreint de pages prises au hasard, on
rencontre le pompiste, le coquetier, le mitron, le vigneron, le pépiniériste, le confiseur,
la crémière, le marchand de primeurs. La société ici dépeinte comporte des professions
libérales et des cadres supérieurs (le notaire, l’ingénieur...). Le monde agricole s’est
transformé ; à côté des paysans paraissent les nouveaux agriculteurs : éleveurs de
bétail, de poulets… Mais l’ouvrier d’industrie (comme l’usine) est toujours absent : on
ne rencontre, à chaque page, que des ouvriers ou des artisans des métiers traditionnels,
le vitrier, le tapissier, le plombier... De même le décor dans lequel évoluent ces
personnages est beaucoup mieux précisé qu’autrefois et s’est modifié. On retrouve,
certes, le champ et le jardin traditionnels, mais le champ est parfois divisé par une
nouvelle route, de 15 mètres de large, ou fait l’objet d’une expropriation pour
l’établissement d’un terrain d’aviation. Dans la leçon sur les volumes, les exemples du
tunnel routier et de la soute à gasoil d’un garage s’ajoutent à ceux, très anciens, de
l’auge et de la fosse à purin. Les réservoirs d’essence ont remplacé les bassins contenant
les eaux de pluie. Cependant, le monde ainsi représenté est davantage le milieu
technique qu’un monde industrialisé, la société de consommation que la société
industrielle. L’automobile, l’autobus, le grand magasin, l’immeuble en co-propriété où
l’eau chaude est fournie, désignent une civilisation urbaine, dont le seul inconvénient
paraît être la longueur des trajets pour se rendre au travail. Lorsque l’industrie est
évoquée, c’est sous l’aspect très abstrait de la production annuelle, et il est remarquable
qu’il s’agisse de l’industrie automobile.
27 Les personnages familiaux semblent beaucoup plus nombreux qu’autrefois. Ils sont
nettement situés parmi les classes moyennes et à l’ère des loisirs. Même lorsqu’il s’agit
d’employés, ils peuvent accéder à la propriété, et le père fait souvent du bricolage dans
sa maison. La famille part en vacances – en camping parfois, mais aussi en excursions
touristiques et en séjour à l’hôtel –, achète des hebdomadaires et des illustrés. Les
enfants ne se contentent plus d’oranges et de gâteaux : ils achètent des appareils de
photographie, des électrophones, des scooters. La mère achète toujours du tissu pour

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leur confectionner des vêtements et fait encore des confitures ; mais, si elle observe
toujours le vieux précepte des « économies », cela signifie quelquefois mettre de
l’argent de côté pour acheter une machine à laver.
28 Cette transformation du décor et ce changement du mode de vie des personnages
s’esquissaient déjà dans un manuel de 1939, où l’on achète des appareils ménagers, des
meubles « de style » – dont une armoire-bibliothèque – du bifteck et non plus
seulement du pot-au-feu ou de la viande avec os. Le gazomètre, la salle de restaurant, le
court de tennis font désormais partie du décor. Si les vacances sont encore ignorées,
parents et enfants font des voyages en train grâce au demi-tarif. Alors que dans le
manuel de 1914 le voyage restait quelque chose d’abstrait, d’étranger, il entre ici dans
les mœurs. Mais c’est surtout les transports qu’exalte cet ouvrage : la locomotive,
comme chez Zola, est anthropomorphe, et toute une leçon est consacrée au calcul de
ses « repas ». L’espace est sillonné de trains ; les pays lointains, grâce aux bateaux, font
irruption dans le monde de l’arithmétique. On doit donc constater, une fois de plus, que
ce n’est pas le paysage industriel qui est représenté. Cette insistance sur les moyens de
transport renvoie à l’échange, à son extension et à sa généralisation, ainsi qu’à la
société coloniale : des problèmes portent sur les bananes en provenance d’Afrique
Occidentale Française, sur les investissements dans des exploitations coloniales, dont
une illustration montre les ouvriers indigènes… On le voit, le « concret », la couleur
locale, voire l’exotisme qui s’introduisent dans les arithmétiques modernes et
contemporaines ne sont ni moins ni plus neutres que l’abstraction des anciens manuels.
En outre, des pans entiers de réalité sont toujours absents d’une description, qui, pour
être plus proche de « la vie », n’en témoigne pas moins d’une méconnaissance
singulièrement élective. Il est enfin permis, à ce stade de l’analyse, de supposer que ces
changements des manuels restent en un sens superficiels, qu’ils n’affectent pas la
morale fondamentale diffusée par l’arithmétique depuis le XIXème siècle : le jeune
homme qui s’achète un scooter doit en calculer soigneusement le prix de revient, compte
tenu des accessoires qu’il y ajoute35.
29 Ces remarques autorisent à rechercher, dans les manuels, une image relativement
cohérente du monde économique et social et un système de valeurs, image et système
qui seraient à référer moins aux origines sociales des instituteurs ou au statut social
auquel ont accédé les auteurs de manuels (souvent inspecteurs), qu’aux fonctions de
l’enseignement dans les rapports de classes36. Pour cela, on a appliqué à un ensemble
d’ouvrages pour le Cours Moyen édités entre 1891 et 1967 trois grilles d’analyse du
contenu37. Les deux premières (catégories socio-professionnelles des personnages
désignés dans les problèmes, dépenses faites par des particuliers selon les catégories
utilisées par les statisticiens de la consommation) visaient d’abord à vérifier que le
contenu avait, au moins à une époque donnée, une structure relativement stable, et
était donc relativement indépendant des particularités des éditeurs et des auteurs ;
elles visaient ensuite à décrire l’univers des arithmétiques et à mettre en évidence leurs
fonctions idéologiques à travers les distorsions entre cet univers et la réalité. Une
troisième grille avait pour but de déterminer et de classer par ordre d’importance les
valeurs et les normes de comportement socio-économiques diffusés par l’école grâce à
cet enseignement. Un programme d’analyse typologique38 a été appliqué à chaque série
de données, afin de déterminer s’il existait des types différents de manuels, en
particulier s’ils avaient varié entre la fin du XIXème siècle et nos jours.

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1. Le mode de vie

30 Si l’on fait l’hypothèse selon laquelle les manuels reflètent la réalité économique et
sociale, nulle part l’image qu’ils donnent ne doit être plus exacte que pour le mode de
vie, déterminé par la répartition des différentes dépenses dans le budget familial. On
peut supposer, en effet, que les auteurs d’ouvrages se guident à la fois consciemment et
inconsciemment sur ce qui est familier à l’enfant pour rédiger le texte des problèmes
ayant trait aux dépenses des particuliers. Pour prendre les exemples les plus évidents, à
l’époque où le voyage en chemin de fer, l’achat d’une automobile sont encore
l’exception, les manuels ne mentionnent pas, ou mentionnent très rarement, de telles
dépenses : de même on conçoit mal un auteur demandant, même actuellement, à l’élève
de calculer le total des dépenses que son père consacre à son yacht. De même enfin on
ne demandera de calculer le montant de la note d’hôtel pour une villégiature de quinze
jours que si l’on a plus ou moins conscience de s’adresser à une certaine catégorie
d’élèves. Les manuels devraient donc refléter en gros les habitudes de consommation
d’une époque et d’un milieu social donné.
31 L’examen des résultats montre que, dans tous les manuels sans exception, les dépenses
les plus fréquemment mentionnées sont celles consacrées à l’alimentation. L’ensemble
des dépenses ayant trait à l’habitation (loyer ou équivalent, chauffage, équipement et
entretien, etc...) vient toujours en second ou troisième rang. Bien plus, si l’on examine
le détail des dépenses alimentaires, dans les ouvrages modernes et contemporains
comme dans la réalité, les principaux achats concernent les viandes. Ainsi, sous cet
aspect, non seulement le contenu de l’arithmétique obéit à une loi, mais il fournit une
image qu’on peut qualifier d’assez exacte de la consommation, c’est-à-dire du mode de
vie. On ne s’étonne pas, dès lors, qu’un trait culturel comme la consommation du vin
soit en quelque sorte souligné, dans les ouvrages anciens surtout.

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TABLEAU N° 1 Liste des manuels analysés

32 Note (1) La première lettre est l’initiale du nom de l’auteur, le nombre correspond à
l’année de l’édition utilisée. Au début de notre enquête auprès des éditeurs, nous nous
étions engagés à respecter l’anonymat lors de la publication des résultats.

TABLEAU N° 2 Répartition des dépenses dans les différents groupes de manuels

Les différences de fréquences sont celles sur lesquelles repose la typologie exprimée sur le graphique
n° 1.

33 Si l’on effectue un classement de proche en proche des manuels 39, tous, à l’exception
d’un seul (nous y reviendrons) se laissent regrouper en trois familles. L’une, très
distincte des deux autres, est formée de trois sur quatre des manuels antérieurs à 1914 ;

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la seconde réunit trois manuels des années 1935- 1940 et un manuel de l’immédiat
après-guerre ; enfin un troisième groupe (plus proche du précédent que du premier)
comprend les manuels des années 60, auxquels se rattachent un manuel de 1938 et
l’ouvrage de 1908 qui fut réédité jusqu’en 1932. Si donc les manuels les plus récents ont
des précurseurs et ne constituent pas un groupe distinct et radicalement original par
rapport aux précédents, il n’en existe pas moins une tendance très nette des manuels à
se regrouper par périodes.
34 Il faut se demander si et dans quelle mesure les différences qui séparent ces familles
reflètent les transformations du style de consommation des français. Remarquons
d’abord que ce qui différencie le deuxième et le troisième groupe réunis des trois
manuels anciens c’est, plus que les dépenses alimentaires, la diminution des dépenses
consacrées à l’habillement et au tabac (rubrique « divers ») et l’augmentation de celles
consacrées aux transports40, à la culture et aux loisirs. Quant aux ouvrages
contemporains, ils se distinguent des manuels antérieurs ou immédiatement
postérieurs à la seconde guerre mondiale par la diminution du poste alimentation (37 %
du total des dépenses contre 48 %), l’augmentation du poste transports et surtout du
poste culture et loisirs41. On peut encore noter que si la fréquence des dépenses
consacrées à l’hygiène et aux soins est toujours faible, elle double entre les années 30 et
les années 60. Si donc l’évolution des manuels reflète les transformations du mode de
vie réel, il faut, pour expliquer complètement la première, faire intervenir un autre
facteur : comment expliquer, en effet, d’une part l’importance des dépenses de tabac
dans les anciens manuels, d’autre part leur quasi disparition dans les ouvrages
modernes, sinon par une disparition de la morale des dépenses inutiles, du calcul des
économies réalisées – singulièrement par l’ouvrier – en évitant d’aller au cabaret et de
fumer ? L’image de la réalité transmise par l’enseignement n’est pas une image
moralement neutre.
35 Mais on peut aller encore plus loin dans la vérification de l’exactitude avec laquelle les
manuels décrivent la consommation. Une telle vérification ne peut être cependant
effectuée que sur les manuels postérieurs à la seconde guerre mondiale, puisqu’on ne
dispose de statistiques précises sur la consomma tion réelle des français que depuis
cette époque. Si l’on considère l’ensemble des images de budgets données dans ces
ouvrages et des budgets réels, on s’aperçoit (graphique n° 2) que les trois manuels des
années 60 fournissent des images qui ne sont pas sans parenté avec le budget de
l’ensemble des ménages français en 1960 et en 1967, et que le manuel de 1949 se laisse
classer avec le budget des ménages français en 1950.

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GRAPHIQUE N° 1 Typologie des manuels selon la répartition des dépenses familiales

36 On doit enfin se demander, puisque le mode de vie est l’une des caractéristiques
distinctives des différentes classes sociales, si le style de consommation reflété dans le
contenu de l’arithmétique se rapproche de celui de certaines catégories socio-
professionnelles. Cette question, que l’on pourrait poser sous la forme générale du
contenu de classe de l’enseignement, est inévitablement suscitée par une lecture
attentive des manuels. On a supposé, en effet, que les auteurs ne pouvaient éviter de
penser de temps à autre aux catégories d’élèves auxquelles ils s’adressaient, en
l’occurence aux catégories majoritaires à l’école publique. Les instructions insistent
d’ailleurs sur le caractère pratique ou concret de l’enseignement ; elles enjoignent de
choisir des exemples familiers à l’enfant. Et, de fait, il arrive, par exemple, qu’un
problème d’achat de téléviseur soit attribué à « l’oncle de Paul » (sous-entendu l’oncle
riche) et non à son père. Ou bien encore, on prend soin de préciser la profession de
l’acquéreur, qu’il s’agisse du « père de Jacques, entrepreneur », qui achète un terrain et
fait construire une maison (C, 39) ou du « retraité économe » qui réalise « le rêve de
chaque français » : acheter un pavillon (P, 42). Enfin, et surtout, les leçons et problèmes
consacrés spécialement au budget familial, sont parfois très normatifs, et cela en
fonction d’un niveau de revenu ou d’une condition sociale déterminée :
« On estime que le loyer ne doit pas absorber, dans un ménage, plus du sixième du
revenu ». Après avoir indiqué le montant du gain du père et de la mère (qui a un
certain nombre de jours de chômage), le problème demande quel est, de deux
logements, « celui qui convient le mieux à la situation de cette famille » (B, 38).
Il s’agit que l’élève apprenne que tout n’est pas accessible, qu’il est des biens qui ne
conviennent pas à une condition sociale modeste.
37 Si la préoccupation du niveau et du mode de vie propres aux différents milieux sociaux
est présente à la conscience des auteurs, il n’est pas absurde de poser la question : de
quels styles de consommation se rapprochent les images qui en sont données dans les

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manuels ? Or, pour s’en tenir aux ouvrages contemporains sur lesquels il est possible
d’effectuer des mesures rigoureuses, on s’aperçoit (graphique n° 2) que l’image donnée
par les trois manuels des années 60 est proche du style de consommation des classes
supérieures en 195642, tandis que l’image donnée par l’ouvrage de 1949 est assez proche
de la consommation réelle des agriculteurs, des ouvriers et des employés en 1956.

GRAPHIQUE N° 2 Comparaison de la consommation dans les manuels contemporains et dans la


réalité (répartition des dépenses dans le budget des ménages).

On pourrait donc au moins faire l’hypothèse que la majorité des manuels reflètent –
avec un certain retard – le mode de vie bourgeois, et par là même le donnent pour
modèle, tout en effectuant parfois, à l’intention des élèves d’origine populaire, un
rappel à la modestie de condition.
38 Il n’était donc pas absurde de supposer que l’arithmétique donnait une image de la vie
économique. Pour ce qui concerne le mode de vie, cette image, relativement exacte, est
cependant tendancieuse (par référence à une neutralité utopique) : d’une part, en effet,
c’est un certain mode de vie, proche de celui d’une classe sociale particulière, qui est
décrit, d’autre part cette description s’accompagne de normes budgétaires et de
jugements d’ordre moral. Avant de passer de la description du contenu à une analyse
explicative, et pour effectuer ce passage, ce qui précède invite à poser deux questions.
Lorsqu’il s’agit d’autre chose que la consommation, quelle est la fidélité de l’image
donnée par les manuels ? En second lieu, quels sont les principaux traits de cette
morale économique et sociale que nous avons déjà vu apparaître, qui non seulement
accompagne l’image mais (comme dans le cas de la sur-consommation de tabac) lui fait
subir des distorsions ?
39 Mais la façon même de poser ces questions impose de reformuler l’hypothèse initiale.
Lorsqu’on veut rendre compte, en effet, du contenu de l’enseignement, suffit-il

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d’évoquer la théorie vague du reflet ? Dire que le contenu enseigné reflète la société,
ses valeurs et ses normes, ou bien l’image de la société que se font les enseignants, ou
encore les aspirations sociales de ces derniers, n’est-ce pas osciller perpétuellement
entre l’évidence et l’arbitraire, donc manquer l’explication ? Il est évident par exemple
que des problèmes de répartition d’héritage ne peuvent se rencontrer que dans des
sociétés où existe la propriété privée ; mais il n’est pas évident que de tels problèmes
doivent être donnés aux élèves de ces sociétés et il semble arbitraire de voir dans leur
présence ou leur importance le reflet de la valeur accordée par l’ensemble de la société
ou telle catégorie sociale à la propriété privée, ou la conséquence de l’aspiration des
instituteurs au statut petit-bourgeois. On n’a de chance d’échapper à ces pseudo-
explications que si l’on rend compte de ce qui est enseigné par les fonctions de
renseignement. Si l’éducation scolaire a pour fonction de transmettre les valeurs
fondamentales sur lesquelles repose à une époque donnée l’ordre d’une société donnée,
ou encore d’imposer les idées et les valeurs de la classe dominante, alors les idées et les
normes enseignées apparaîtront comme « éléments fonctionnels » et seront par là
expliquées. On peut bien continuer à parler d’image, mais cela signifie alors que cette
image est produite par l’institution scolaire dans ses fonctions éducatives : il s’agit
d’informer l’élève, c’est-à-dire d’imposer des formes à sa perception de
l’environnement social, de l’éduquer, c’est-à-dire d’imposer des normes à un
comportement qui doit s’intégrer dans un certain fonctionnement social.

2. Les personnages

40 Par postulat, un enseignement qui se trouverait donner une image fidèle de la société,
présenterait les différentes catégories sociales grosso modo selon leur importance
numérique. Par hypothèse, l’école primaire, qui était fréquentée autrefois presque
uniquement par des enfants de condition modeste, et qui aujourd’hui, par la force des
choses, a affaire à une majorité d’élèves d’origine populaire, devrait présenter des
personnages en majorité de cette origine. Pour s’en tenir à l’exemple le plus connu et le
plus évident, l’immense majorité des élèves n’a que faire des problèmes qui se posent
au propriétaire d’immeubles locatifs ou au spéculateur en Bourse. De plus, l’école
devait jadis songer principalement à ceux qui ne recevraient que l’enseignement
primaire, et qui, outre leur problèmes d’économie familiale, ne rencontreraient que des
problèmes de paysan, d’ouvrier, de petit artisan ou de petit commerçant.
41 Par ailleurs, on pourrait s’attendre à ce que le groupement des manuels selon la
proportion des différentes catégories sociales présentées soit analogue au groupement
selon la proportion des différentes catégories de dépenses et qu’en particulier les
ouvrages qui ont tendance à présenter un mode de vie bourgeois mettent en scène
davantage de ressortissants des classes supérieures que ceux qui ont tendance à
représenter un mode de vie populaire. Or il n’en va pas ainsi 43. De manière plus
générale, sous l’aspect des catégories socio-professionnelles des personnages, les
manuels n’ont pas tendance à se grouper par périodes historiques, et aucun d’eux,
même parmi les ouvrages contemporains, ne donne une image, même approchée, de la
répartition réelle des CSP dans la France de 1954 ou de 1962 45. Les deux ouvrages
récents qui se trouvent groupés ensemble présentent une proportion beaucoup plus
grande qu’en réalité de patrons de l’industrie et du commerce (38 % contre 11 %), une
proportion plus faible d’ouvrier et artisans (24 % contre 35 %), de personnel de service,
et de cadres moyens, pour s’en tenir aux écarts les plus grands. On voit donc que

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l’image donnée est ici, à la différence de ce qui se passait pour la consommation, bien
différente de la réalité.
42 Si on laisse provisoirement de côté cette prépondérance des commerçants – qui se
retrouve dans toutes les familles de manuels – pour envisager la place donnée aux
autres catégories sociales, on s’aperçoit d’abord que la proportion d’agriculteurs et de
salariés agricoles est toujours très sous-estimée44. Ce qui est donné aux élèves ce n’est
donc pas l’image d’une France traditionnelle et rurale. Par contre le pourcentage
d’ouvriers varie de 15 à 35 %, mais ce dernier pourcentage, qui correspond à la
proportion réelle d’ouvriers dans la France contemporaine, est atteint par un groupe
qui ne comporte aucun ouvrage contemporain. Si l’on ajoute que la majorité des
personnages classés dans cette catégorie sont des artisans ou des « ouvriers » sans
autre spécification, et non pas des ouvriers d’usine, on ne peut dire que les manuels
enregistrent l’industrialisation de la France ou la croissance du secteur secondaire : la
fonction de l’ouvrier dans les problèmes d’arithmétique devra donc être élucidée.

TABLEAU N° 3 Les personnages des manuels selon la catégorie socio-professionnelle et la


répartition de la population active française (1)

Source : INSEE. Le tableau détaillé des catégories socio-professionnelles (y compris population non
active) est donné dans l'Annexe 1.

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GRAPHIQUE N° 3 Typologie des manuels selon les catégories socio-professionnelles des


personnages

43 Il n’y a guère que deux faits sociaux qui semblent avoir influencé la composition sociale
des personnages de manuels : d’une part le gonflement des « classes moyennes »,
d’autre part la place croissante du sport. En effet les deux familles qui comportent des
ouvrages contemporains comptent des proportions supérieures aux autres de cadres
moyens, d’employés et de sportifs. L’analyse détaillée montre d’ailleurs que la plupart
des personnages rangés sous la rubrique « cadres moyens » sont des instituteurs.
L’évolution des manuels s’expliquerait donc par des raisons pédagogiques 45 (l’idéologie
de la spécificité de l’enfance aboutissant à limiter le monde de l’enfant à la vie familiale
et scolaire) plutôt que directement par les transformations externes à l’école.
44 Nous sommes donc finalement en présence de trois grands groupes réunissant des
manuels de dates très diverses. Un premier groupe se distingue en ce qu’il présente
plus d’ouvriers que tous les autres ; un deuxième comporte un pourcentage record de
commerçants. Le troisième groupe est celui qui compte le plus d’exploitants et de
salariés agricoles. A cette dernière famille se rattachent deux des manuels
contemporains, qui ont pour caractéristique différentielle de mettre en scène
davantage de cadres moyens et d’employés (tableau n° 3). Mais dans tous les cas, les
personnages les plus nombreux sont les commerçants.
45 On serait tenté d’attribuer cette prépondérance soit à la tradition pédagogique – les
anciens traités d’arithmétique étaient faits principalement à l’usage des commerçants –
soit à la commodité pédagogique : le commerce offre des exemples d’opérations
familiers à l’enfant qui doit faire des commissions pour aider sa mère ou calculer
combien il pourra s’acheter de billes et de bonbons. Mais la première hypothèse
n’explique pas pourquoi la tradition subsiste, et la seconde est au moins insuffisante : la
forte proportion de commerçants dans les manuels est due au fait que les problèmes

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sont centrés sur le commerçant et non sur l’acheteur. Or quels sont les calculs
qu’effectuent ces personnages ? Des calculs de prix de revient et de marge bénéficiaire.
La fonction objective de la figure du commerçant dans les manuels serait donc de
représenter la recherche du profit. Ce qui confirme cette hypothèse, c’est l’assimilation
explicite faite jusque dans les manuels contemporains – à l’occasion de la leçon sur les
différentes sortes de gains – du commerçant au « patron », comme réalisant tous deux
des bénéfices, à la différence des ouvriers qui perçoivent un salaire, des fonctionnaires
qui reçoivent un traitement, etc.
46 Ainsi, une fois de plus, l’image de la société que donne l’arithmétique, nous apparaît
comme commandée par une valeur et un précepte économiques. Nous sommes
renvoyés de l’étude de la représentation de la réalité économico-sociale à l’étude de la
morale économico-sociale, et si l’hypothèse ici ébauchée se vérifiait, l’explication de la
sur-représentation des commerçants dans les manuels serait à chercher dans la
nécessité de transmettre et de justifier un principe essentiel de l’activité économique
capitaliste, action orientée vers le profit provenant de l’échange, comme disait M.
Weber.
47 Ce qui pourrait à la fois prolonger et valider ce type d’explication, c’est la relative
importance, parmi les personnages de toutes les arithmétiques étudiées, des rentiers et
surtout des propriétaires. Si en effet, on étend les catégories d’analyses aux personnes
non actives, on note que les « propriétaires » (nommément désignés) représentent de 2,
1 % à 5, 8 % du total de la population, alors que le pourcentage de retraités ne dépasse
dans aucun cas 0, 6 %. Tous les manuels, sauf un, mettent en scène davantage de
propriétaires que d’ouvriers de l’industrie46. Comment l’expliquer sinon par référence à
la valeur propriété que toute la « géométrie » a d’ailleurs pour fonction d’illustrer et de
défendre ?
48 Ces résultats rejoignent une autre série de données, recueillies sur une partie
seulement des manuels47. Si, selon le modèle fourni par les statisticiens de l’économie,
on analyse les sources du revenu mentionnées dans les problèmes (tableau n° 4), on
voit que les bénéfices commerciaux viennent dans la plupart des cas au premier rang
par ordre d’importance, ou sinon au deuxième rang. Il est vrai, d’autre part, qu’il
semble y avoir un changement de la structure des revenus au cours du temps : la part
des salaires et des traitements croît régulièrement d’autrefois à aujourd’hui, et les
revenus immobiliers, les intérêts de placements de capitaux, les fermages, la rente
n’occupent le premier ou le second rang que dans les manuels anciens. Toutefois le
pourcentage de cette dernière sorte de revenus reste considérable dans les manuels
modernes et contemporains. Même un ouvrage très récent, dans lequel la part de
salaires et traitements atteint le pourcentage record de 37 %, et dans lequel les
propriétaires immobiliers ont disparu, mentionne encore plus de 13 % de revenus de
capital. Si l’on ajoute qu’il y a toujours plus de revenus de placements de capitaux que
de revenus d’entreprises artisanales ou industrielles, ne doit-on pas en conclure que
l’arithmétique accorde une place privilégiée au propriétaire, même par rapport à
l’entrepreneur ?
49 Les deux valeurs dominantes qui commandent la structure des revenus sont donc le
profit (sous les espèces du bénéfice commercial) et la propriété (ou le capital). On ne
s’étonne pas dès lors que, pour cette structure comme pour la structure socio-
professionnelle, l’image fournie par les manuels soit déformée, sinon inversée, par
rapport à la réalité. On estime, en effet48, qu’actuellement les salaires constituent 45 %

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du total des ressources des ménages français, les revenus d’entreprise industrielle,
agricole, commerciale 25 à 30 %, les revenus de la propriété 10 %.

TABLEAU N° 4 Les sources du revenu dans les manuels

50 Ainsi, l’élève qui fait des problèmes d’arithmétique rencontre certes de nombreux
ouvriers et paysans, mais lorsqu’il calcule des revenus, il s’agit – il faut le souligner –
dans 13 à 20 % des cas (pour les manuels modernes et contemporains), du rapport de
capitaux immobiliers. Même si l’identification de l’enfant au personnage n’est pas
favorisée par des expressions du type « l’oncle de Jacques » ou « mon père », elle n’est
pas empêchée par des expressions qui situeraient le personnage dans un monde
étranger, à défaut de condamner son activité. C’est très rarement, et seulement dans les
anciens manuels, que l’on rencontre des notations comme : « un capitaliste place
les 3/5e d’une somme à 4, 5 %, ou « un spéculateur achète un terrain ». Il arrive par
contre que ce soit « un ouvrier » qui achète un terrain pour le revendre avec bénéfice.
Enfin vivre de ses rentes et non de son travail est présenté, en 1963, comme un idéal
non inaccessible aux petites gens :
« Un artisan dépense 10 F 50 par jour et économise 7 F 50 par an. Il dit : Ah ! si j’étais
riche, je n’aurais pas besoin de tant travailler ! Quel est le capital, qui placé à 5 %, lui
procurerait un revenu égal au produit de son travail ? » (G. 63).
51 Ces résultats de l’analyse des manuels de calcul ne recoupent pas du tout ceux obtenus
dans les quelques études portant sur les manuels de lecture. P. Dandurand 49 analysant
des échantillons de 10 ouvrages des années 1930 et des années 1960, a montré la force
du mythe paysan : entre les deux périodes considérées, le pourcentage d’agriculteurs
parmi les personnages de manuels augmente (de 27 à 36 %), c’est-à-dire exactement à
l’inverse des pourcentages de population réelle du secteur primaire, et l’action décrite
par les « textes choisis » se situe beaucoup plus souvent à la campagne ou dans la
« nature » qu’en ville. De plus, en regroupant les catégories socio-professionnelles en

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trois classes – bourgeoise, moyenne, ouvrière – on s’aperçoit que les manuels donnent
une image inversée de leur importance. Mais on note que la proportion d’artisans et
commerçants n’est pas surévaluée par rapport à la réalité. Enfin les personnages sont
beaucoup plus souvent représentés dans leurs rôles familiaux que dans leurs rôles
professionnels. De même, Baudelot et Establet montrent50 que les mots « travail »,
« travailleur », « ouvrier » sont quasiment absents des ouvrages traditionnels
d’apprentissage de la lecture, et que, lorsqu’ils apparaissent – dans les manuels plus
spécifiquement élaborés – ils sont intégrés au discours de l’idéologie dominante.
52 De telles remarques, auxquelles on pourrait joindre celles souvent faites sur
l’instruction civique, on ne saurait conclure que l’école primaire française néglige la
formation du producteur ou de l’ homo économicus. L’étude des manuels de calcul prouve
le contraire. Et c’est à l’arithmétique que, parmi les disciplines scolaires, est dévolue
(principalement) cette fonction de formation : si, dans cette matière, il est beaucoup
question de l’ouvrier ou du commerçant, ce n’est pas parce que l’arithmétique en soi –
et qui irait de soi dans tout programme scolaire – se prête à en parler, mais parce que,
dans l’école d’une société donnée, le calcul avec ses leçons et ses problèmes de gain, de
prix de revient, d’intérêts, etc. est là pour dire, plus ou moins explicitement, quelque
chose au futur ouvrier, pour dire du commerçant quelque chose que tous les élèves
doivent assimiler. La clé de l’image de la société que donnent les manuels de calcul est
donc à chercher dans la « morale » socio-économique qu’ils ont pour fonction de
transmettre. Et si la représentation de la société que donnent d’autres ouvrages
(français, géographie, etc.) est différente, c’est qu’ils ont pour fonction de transmettre
d’autres idées et valeurs sociales.

3. Les valeurs et les normes

53 Lorsqu’on demande à l’élève de calculer un coût de production, de comparer les temps


de travail de deux ouvriers, de répartir des propriétés et des valeurs entre des héritiers,
lorsqu’on lui écrit les diverses manières dont une ménagère avisée peut faire des
économies, on lui apprend d’une part à effectuer un certain nombre d’opérations
mentales nécessaires au futur producteur et au futur consommateur dans un système
économique donné, d’autre part on lui transmet des valeurs et des normes de
comportement. Autrement dit, illustrer, voire célèbrer, en tout cas justifier le système
économique et social, apprendre à s’y comporter, telles seraient les fonctions des
leçons et problèmes d’arithmétique.
54 Jusqu’où peut aller cette inculcation par un enseignement qui est élémentaire, qui
passe facilement pour presque neutre, et qui, aujourd’hui du moins, est censé consister
essentiellement en de purs exercices intellectuels, c’est ce que peuvent illustrer trois
exemples parmi d’autres.
55 La 139e édition (1913) d’une arithmétique éditée en 1890 et rééditée jusqu’en 1930, cite
longuement les pages de B. Franklin que M. Weber51 considérait comme donnant
l’essence de la morale capitaliste : « Souvenez-vous que l’argent est de nature à se
multiplier par lui-même... Tenez à mesure un compte exact tant de votre dépense que
de votre recette… Tout, dans le chemin de la fortune, dépend de trois mots : probité,
travail, économie... ».
56 Un manuel postérieur à la deuxième guerre mondiale, en dessous d’illustrations
représentant le marché, donne un premier exercice : « Voici deux commerçants rivaux.

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Expliquez d’après la gravure pourquoi les clients ont intérêt à ce qu’il y ait concurrence
entre les deux marchands ? ». Après avoir ainsi décrit le libéralisme économique et
justifié la concurrence capitaliste, l’ouvrage, dans un second exercice, transmet une
norme que doit assimiler le futur consommateur : « Expliquez pourquoi une ménagère
économe, avant de se décider à acheter, fait un tour rapide du marché ».
57 Considérons enfin ce problème sur lequel se sont penchés les élèves entre les deux
guerres : « Un commerçant avait dépensé 4 500 F de publicité et fait un chiffre d’affaires
de 178 000 F . Il a triplé ses frais de publicité pensant tripler son chiffre d’affaires. Celui-
ci est passé à 317 000 F . Ce chiffre est-il supérieur ou inférieur à celui qu’espérait le
commerçant, et de combien ? ». Sans aller jusqu’à prétendre que l’enfant est initié à la
technique de la programmation non linéaire52, il est clair que lui sont inculquées les
fins et enseignés les moyens de la conduite des entreprises.
58 Outre qu’il était nécessaire, après avoir décrit les personnages de manuels, d’étudier
quels étaient leurs comportements, outre que cette description, ainsi que celle du mode
de vie, renvoyait à une étude des valeurs, il est donc indispensable d’analyser les
valeurs, les schèmes et les normes de comportement économico-social transmises par
les problèmes. Une rapide lecture des manuels fait d’abord apparaître un ensemble de
valeurs et de normes – plus ou moins explicites – à caractère moral, qu’il s’agisse de la
condamnation des dépenses inutiles chez l’ouvrier fumeur et buveur ou de la
célébration de la générosité du riche rentier. Apparaissent également des impératifs,
parfois catégoriques, ayant trait à l’épargne, à la nécessité de réduire ses dépenses, ou
encore d’être prévoyant. De plus sont décrits, de façon parfois normative, des
comportements nécessaires au fonctionnement du système économique et social : faire
des échanges équitables, c’est-à-dire tenir compte de l’équivalence monétaire des biens
échangés – faire un bilan – établir un budget – calculer un prix de revient – investir,
etc. Cette transmission à l’élève de savoir-faire et de principes de conduite
s’accompagne quelquefois d’une ébauche de justification du système : en apprenant à
faire une répartition proportionnelle, l’enfant apprend en même temps pourquoi le
patron doit recevoir davantage que les employés. A ce genre de problèmes s’ajoutent
ceux où sont désignées des valeurs comme la propriété, qu’il s’agisse de la description
du propriétaire cherchant à accroître ses biens ou de la mention des héritages. C’est en
fonction de cette lecture qu’a été élaborée la troisième grille d’analyse.
59 Les résultats de l’analyse quantitative révèlent moins de différences entre les manuels
que pour les aspects précédemment étudiés. Tout se passe comme si les auteurs
écrivaient des pièces semblables sur le même canevas de thèmes, malgré le vague des
programmes et la liberté qui leur est laissée, liberté qu’atteste, dans un ouvrage
contemporain, l’absence totale du thème des économies par rapport au gain et aux
dépenses. Alors qu’on pourrait s’attendre, en comparant les manuels d’autrefois et
d’aujourd’hui, à des changements importants, liés aux transformations du capitalisme
industriel, au développement de la société dite de consommation, ou encore à
l’évolution de l’idéologie de la classe dominante, on constate bien des clivages et des
regroupements approchant l’ordre chronologique, mais les modifications d’importance
des thèmes sont assez inattendues. Aucun des thèmes présents dans les anciens
manuels, à l’exception de la condamnation des « dépenses inutiles », ne disparaît dans
les années 60. Si la fréquence de l’adage « payer ses dettes » (ou mieux ne pas avoir de
dettes) diminue un peu au cours du temps, celle du thème de l’héritage demeure
constant. Enfin on n’assiste ni à une régression du thème des économies, ni à une

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augmentation importante de la fréquence des problèmes de recours au crédit (tableau


n° 5).
60 Autrement dit, nous avons affaire, dans tous les manuels, de quelque date qu’ils soient,
à la même idéologie, avec des variations assez faibles de l’importance des thèmes.
61 Nous allons donc passer en revue ces thèmes avant de voir comment les variations de
leur importance relative différencient des familles de manuels.

L’épargne et le capital

62 Il y a d’abord, dans les arithmétiques, plusieurs catégories de problèmes qui ont ceci de
commun qu’ils concernent les économies aux divers sens du mot : supprimer les
dépenses inutiles, réduire ses dépenses, être prévoyant, faire un budget comportant
une épargne, éviter les dettes, placer ses économies. L’ensemble de ces thèmes
représente de 17 à 25 % du contenu ici étudié, et il est plutôt en augmentation
d’autrefois à aujourd’hui.
« Un ouvrier gagne 6 F 50 chaque jour qu’il travaille ; mais il a la malheureuse
habitude de chômer le lundi et, en outre, il dépense inutilement au
cabaret 4 F 50 par semaine. S’il économisait l’argent qu’il devrait gagner les lundis,
et celui qu’il dépense sans nécessité, quelle somme aurait-il au bout de 10 ans et
quel serait le revenu de cette somme à 3 % ? ».
63 Cette condamnation de la « saint lundi », ce portrait de l’ouvrier paresseux, buveur et
fumeur ne disparaissent que dans les manuels contemporains. Les significations en sont
multiples. Recommander à l’ouvrier de supprimer ces dépenses inutiles et ces
habitudes nuisibles à la santé que sont le cabaret et le tabac, c’est d’abord donner une
application particulière et concrète du précepte général : faire des économies. Mais
c’est aussi, implicitement53, expliquer la pauvreté, voire la misère ouvrière et ses
séquelles, en en rendant responsable l’ouvrier lui-même, non le système économique et
social. L’élève vérifie ici mathématiquement ce que lui apprennent ses livres de lecture
et de morale : celui qui n’a pas d’argent pour faire face aux accidents, à la maladie, etc.,
celui qui ne jouit pas d’une petite fortune au moment de la vieillesse, à la limite le
pauvre qui n’a pas d’argent placé à 3 % et n’est pas ainsi devenu capitaliste, ne peut s’en
prendre qu’à lui-même, puisqu’il suffit de renoncer à ses mauvaises habitudes pour
parvenir à ces fins.

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TABLEAU N° 5 Les attitudes économiques

64 Mais il ne faut pas seulement éviter ces dépenses inutiles, il faut encore faire attention
à ne pas dépenser plus qu’on ne gagne, et même à dépenser moins qu’on ne gagne.
D’une part, en effet, on doit calculer que si on dépense tous les jours une certaine
somme il y a, dans l’année, des jours chômés et des jours de chômage. D’autre part, il
est nécessaire de se prémunir contre la maladie, les accidents, par les économies ou les
cotisations d’assurances. On aurait tort cependant de croire que l’arithmétique insiste
beaucoup sur l’insécurité économique, en particulier celle liée à la condition ouvrière.
Les problèmes de cette catégorie sont relativement peu nombreux54, et leur
augmentation dans les ouvrages contemporains est due à l’accroissement du nombre
des problèmes où il n’est plus question de la vertu de prévoyance, mais des retenues
effectuées pour la retraite et la sécurité sociale : l’accent est mis sur la sécurité qui
découle de l’assurance obligatoire, non sur l’insécurité. De plus, même dans les manuels
anciens, un risque comme celui du chômage est pudiquement voilé : l’expression
« jours chômés » dissimule les jours de chômage à proprement parler en les mêlant aux
jours fériés. Lorsque le chômage est décrit, on prend soin parfois de l’attribuer à une
cause naturelle, et non sociale, les intempéries. Dans les manuels modernes, il est assez
souvent question d’ouvriers qui font des économies malgré le manque à gagner des
journées de chômage55. Enfin il s’agit quelquefois moins d’inciter l’ouvrier à être
prévoyant en insistant sur les divers risques qu’il court, que de l’inciter à travailler
davantage ou plus exactement de condamner sa paresse et son intempérance. Ainsi un
ancien manuel expose le cas d’un ouvrier qui voudrait « se reposer pendant quatre
jours » : le calcul montre que cela lui est impossible, car il lui manquerait une partie de
la différence entre la dépense et le gain journaliers. D’autres ouvrages mentionnent les
jours que l’ouvrier perd « par sa faute », les retenues qu’on lui fait par journée
incomplète. Là encore ce serait donc la paresse qui expliquerait et justifierait que
l’ouvrier n’ait pas assez d’argent pour faire face aux dépenses ordinaires ou imprévues.

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De même une leçon sur les retraites ouvrières, introduite vers 1917, invite à diminuer
sa consommation de tabac et d’alcool pour payer les cotisations.
65 On pourrait donc schématiser de la façon suivante l’évolution de la morale des
arithmétiques sur ce point. Autrefois, l’ouvrier (surtout lui) devait faire des économies
et s’assurer en prévoyant la maladie, les accidents, le simple manque à gagner ; il lui
incombait de le faire et il le pouvait à condition d’être travailleur et tempérant. Dans
les manuels d’entre-deux guerres, l’ouvrier qui a des jours de chômage, qui est malade,
a en dépit de cela et pour y faire face des économies. Aujourd’hui les retenues
effectuées sur les salaires donnent la sécurité.
66 Plutôt que d’insister sur les accidents économiques comme raison d’économiser, les
manuels présentent les économies comme un impératif catégorique : ce type de
problèmes, qui représente 6 à 13 % du contenu analysé, regroupe non seulement les
problèmes canoniques où l’on demande de calculer les économies réalisées en une
année compte tenu des gains et des dépenses, mais aussi ceux où l’épargne est
présentée comme une fin : on demande alors combien on doit dépenser par jour, pour
épargner une certaine somme. Dans les anciens manuels, faire des économies est un
précepte qui s’adresse souvent aux ouvriers (ainsi une leçon entière est-elle consacrée
au « calcul de l’économie annuelle des ouvriers ») (M, 17), auxquels on s’efforce de
montrer que cela est possible : même l’ouvrier qui ne travaille que 309 jours par an,
à 3 F 25, « parvient néanmoins à économiser » 146 F (L, 20). Les moyens pour parvenir à
cette fin sont parfois indiqués et, sur ce point, les arithmétiques ont évolué : alors
qu’autrefois on demandait de combien il fallait réduire les dépenses, il arrive
aujourd’hui que l’on demande quel devrait être le gain mensuel de l’employé pour qu’il
puisse économiser 30 F par mois (ce qui suppose les dépenses incompressibles) ou
même combien il faut faire d’heures supplémentaires pour économiser tant par mois
(B, 62).
67 L’impératif de l’épargne est quelquefois, dans les anciens ouvrages surtout, complété et
renforcé par son inverse : ne pas faire de dettes. On dira ainsi à l’élève : une personne
« aurait 600 F de dettes » (cette chose infamante selon la vieille morale ne peut être
envisagée qu’au conditionnel), si elle dépensait tant ; « combien peut-elle dépenser
dans l’année si elle veut économiser…? » (D, 31).
68 Epargner étant la plupart du temps une fin en soi, les économies revêtent un caractère
quasi sacré : il n’est permis d’y toucher que dans certaines conditions rigoureuses. De
l’ouvrier malade, l’arithmétique nous disait qu’il avait dû prendre sur ses économies. La
jeune fille devait obtenir l’autorisation de sa mère pour dépenser une partie seulement
de ses économies et à des fins aussi louables qu’aller voir une tante malade, payer sa
mutualité scolaire et acheter un livre (L, 13). Les économies ne sont donc pas faites
pour être dépensées, utilisées à proprement parler. Les problèmes de placements et les
leçons sur la règle d’intérêt vont nous apprendre qu’elles constituent un dépôt sacré,
un capital, et même le capital.
« En travaillant, une jeune fille économise en moyenne 2 500 F par an. Elle se marie.
Calculer au taux 5, quel capital elle devrait avoir en dot pour apporter dans son
ménage les mêmes économies annuelles » (M, 37).
« Un ouvrier a des économies qui, placées à 7 %, lui rapportent 3 F 50 par jour… »
(id.).
69 Le premier énoncé oblige à considérer les économies comme le substitut et l’équivalent
d’un capital, et à penser sous la notion d’« économies » le revenu du capital. Le second

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énoncé fait un pas de plus, puisqu’il fait de l’ouvrier économe un capitaliste. Les
problèmes de placements d’économies, peu nombreux certes56, même dans les anciens
manuels, mais qui ne décrivent pas seulement le placement de petites sommes à la
Caisse d’Epargne, posent donc l’équation : économies = capital. Les leçons sur les
ressources et sur l’intérêt, aujourd’hui comme hier, rangent les très abondants
problèmes de placements d’argent sous l’équation : capital = économies :
« Après de longues années de travail et d’épargne, Edmond a utilisé ses économies,
son capital… » (C, 39).
« Louis, qui a fait des économies, ne veut pas garder chez lui de l’argent qui ne lui
rapporterait rien. Il préfère le placer de différentes façons... » (B, 38).
« Aux produits du travail peuvent s’ajouter des ressources (location de biens,
rentes, etc...) provenant des économies familiales... » (P, 51).
70 On retrouve ici sous une forme tout aussi nette quoique moins éloquente et moins
explicite, l’une des grandes leçons que recevaient, au début du siècle, les jeunes
lecteurs de Francinet : « Le grand but que doit se proposer le travailleur, c’est donc
d’épargner et de capitaliser »57. Il y a « possibilité pour tout travailleur d’amasser un
petit capital »58. Là où vous voyez quelque richesse, grande ou petite, soyez sûr qu’il y a
eu quelqu’un qui savait prévoir et épargner »59. « On appelle capital... une épargne qui,
au lieu de rester stérile, produit à son tour des bénéfices » 60. Le capital n’est pas bon
seulement en tant que fruit du travail et de l’épargne, il est aussi utile, d’abord au
travailleur qui se met à l’abri du besoin et reçoit une part des bénéfices, ensuite à la
société, car « l’épargne est indispensable au progrès de l’industrie » 61.
71 On comprend donc que les manuels d’arithmétique insistent autant sur les placements
d’économies que sur la nécessité d’économiser pour ne pas être dépourvu dans les
mauvais jours, et moins sur la prévoyance que sur l’épargne comme fin en soi. La
fonction objective des problèmes et des leçons de calcul n’est pas principalement
d’aider les travailleurs dans une condition reconnue comme difficile, mais d’aider le
capital à se constituer et à se développer, et surtout de justifier le système capitaliste.
La première fonction, économique, est assurée par tous les problèmes du type « gain –
dépense = économie », en particulier ceux où l’on calcule combien l’on doit dépenser
pour économiser annuellement une certaine somme, ainsi que par les problèmes
d’intérêts répétant inlassablement l’attrait de l’argent qui produit de l’argent. La
seconde fonction (appelons-la idéologique) est assurée par les problèmes et surtout les
leçons assimilant le capital aux économies et assurant que tout le monde peut devenir
capitaliste.
72 Enfin, si les calculs d’épargne au sens strict ont cette fonction, on comprend mieux
qu’ils conservent leur importance (et parfois même voient leur fréquence relative
augmenter) dans les manuels d’une époque qui continue certes à prôner et stimuler
l’épargne, mais doit aussi stimuler la consommation et donc encourager le recours au
crédit.
73 Travailler sans relâche, épargner, tels sont donc les secrets de la fortune, en même
temps que sa justification. Il faut ajouter à cette liste les privations 62, ou plutôt –
l’expression est moins effrayante – la réduction de la dépense. Réaliser des économies
en ce nouveau sens, c’est là un thème aussi fréquent dans les manuels que l’épargne
budgétaire, et dont la fréquence ne diminue pas au stade de la société dite de
consommation63. Les applications concrètes du précepte « dépenser moins » sont
extrêmement détaillées : il faut acheter son vin en gros ou le remplacer par une boisson
alcoolisée moins onéreuse (le vin est permis à l’ouvrier, seul l’alcool bu au cabaret est

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condamnable) ; il faut acheter ses costumes en confection et non chez le tailleur, se


faire livrer le charbon l’après-midi et non le matin. On devait autrefois réduire sa
dépense en réduisant sa consommation (un manuel de 1937 demande encore combien
économisera par an un ménage « qui diminue sa consommation de sucre ») ; autrefois
comme aujourd’hui on doit diminuer ses dépenses – sans sacrifice sur la quantité ou sur
la qualité – en achetant au meilleur prix, qu’il s’agisse de choisir le fournisseur le moins
cher64, de profiter de remises ou de soldes.
74 Avons-nous affaire ici à un principe simple, quasi éternel et universel de morale
économique domestique ? Sans doute trouverait-on, au moins à une certaine époque, à
l’arrière plan de ce précepte, l’idée selon laquelle celui qui n’arrive pas à « joindre les
deux bouts » et à « mettre de l’argent de côté », n’est pas celui qui gagne trop peu mais
celui qui dépense immodérément, ne sait pas acheter : par là, le bourgeois justifie sa
fortune, explique la misère ou la pauvreté des autres, et discrédite les revendications
d’augmentation de salaires65. Sous couvert de les aider à acquérir une certaine aisance,
voire un petit capital, il s’agirait alors de rappeler à l’ordre les gens de condition
modeste : vous n’avez pas besoin de vous faire habiller chez le tailleur, d’acheter du
pain de luxe, etc. De plus, l’image de la ménagère économe (en ce qu’elle achète au
meilleur prix) est destinée, explicitement dans certains cas, comme on l’a vu, à justifier
le système économique : c’est un bien pour les clients qu’il y ait de la concurrence sur le
marché. Enfin, parmi les connotations du précepte « réduire sa dépense », ne peut-on
lire le principe de la réduction du prix de revient, réduction identifiable à une
augmentation du profit ? Les manuels, même récents, appliquent le même vocabulaire
à l’économie domestique et à l’entreprise industrielle66 : l’utilisation du gaz dans les
fours à coke permet, dans l’usine, de réaliser des « économiesv » (C, 39) ; l’ingénieur
doit contribuer à réduire les frais de production en « économisant » l’électricité (M,
37) ; une ménagère cuit elle-même son pain, et, au lieu d’utiliser des fagots, elle prend
des ronces dont son mari débarrasse un champ, ce qui « augmente la valeur du champ »
et permet de réaliser un « profit mensuel » dont on demande de calculer le montant (L,
20) ; en commandant son vin par pièces, et non par fûts, la maman de Lucette va
réaliser « un bénéfice » (C, 39). Dans l’entreprise, réduire les dépenses de production
c’est faire des économies ; dans la production et la consommation familiales, réduire les
dépenses c’est faire du bénéfice ou un profit : ces interversions de vocabulaire
conduisent donc à une nouvelle signification du mot économies et à une nouvelle
équation : économies = profit ou bénéfice.
75 Ainsi, lorsqu’on cherche à recenser les schèmes, les normes et les valeurs diffusées par
les arithmétiques, on rencontre un premier ensemble important de thèmes (16 à 25 %
du contenu concerné) ayant trait aux économies. Pris en ses différents sens, ce
précepte est apparu comme contenant plusieurs leçons : le capital est le fruit de
l’épargne (ou mieux, il est l’épargne) ; tout le monde peut et doit (l’arithmétique est là
pour en enseigner les techniques) économiser ; la richesse, ou tout au moins l’aisance,
sont la récompense d’une vertu ; le bénéfice, ou profit, est (entre autres choses)
économie, réduction de la dépense.
76 « Que vos dépenses ne dépassent jamais vos revenus » est, Sombart l’a longuement
montré67, le précepte de base de l’économie domestique bourgeoise. La nouveauté de
l’économie capitaliste, c’est qu’au lieu d’être fondée sur la dépense (il fallait une
certaine somme au seigneur pour vivre selon son rang, gaspiller, etc.), elle est fondée
sur la recette. A ce premier précepte vient s’en ajouter un second, pour constituer cet

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esprit bourgeois, qui, toujours selon Sombart, commence à se développer en Italie vers
la fin du XIVème siècle : « dépenser moins qu’on ne possède, épargner. L’idée de
l’épargne fait son apparition dans le monde !… Non de l’épargne imposée par la
nécessité, par la gêne, mais de l’épargne conçue comme une vertu » 68.
77 Mais le calcul budgétaire ajustant les dépenses aux recettes et visant à l’épargne, tel
que le présentent les manuels, n’est pas seulement une exigence du développement et
du fonctionnement du système capitaliste. Il n’est pas seulement cette même exigence
transfigurée en vertu. « Le mythe du capital fruit du travail et de l’épargne
personnels », est aussi cette « dernière illusion du système capitaliste » qu’analyse K.
Marx dans Le Capital : « d’une part ce n’est pas le capitaliste industriel lui-même qui
économise son argent... ; d’autre part le capitaliste financier fabrique avec les
économies d’autrui son propre capital »69. De cette illusion, le système a besoin pour se
justifier, ou plus exactement pour masquer l’exploitation du travail par le capital. Cette
même fonction est remplie dans les arithmétiques scolaires par la façon de présenter
les intérêts des sommes économisées ou de l’argent « placé ». Les Caisses d’Epargne
sont destinées à « recevoir les petites économies et à leur faire produire intérêt » (L, 20).
« Acheter une maison et la louer, prêter ou placer son argent, ce sont différentes façons
de le faire fructifier » (L, 20). De telles expressions constituent ce « raccourci
maximum » du mouvement du capital (A-A’), grâce auquel, selon Marx, on présente le
capital comme source autonome de la valeur, de telle sorte qu’« on n’y reconnaît plus la
source du profit »70 : l’intérêt semble être le fruit du capital comme le poirier donne des
poires.
78 Ainsi les très nombreux problèmes d’intérêts (et autrefois d’intérêts composés)
qu’avaient à résoudre les élèves français devraient-ils se comprendre moins par
référence à l’image du rentier et à l’idéal petit-bourgeois des instituteurs, comme on l’a
dit parfois, que par référence aux nécessités de la justification du capital. « L’intérêt, dit
Marx, présente le caractère spécifique du capital non pas en opposition directe au
travail, mais au contraire sans lien avec lui, et comme un simple rapport entre deux
capitalistes »71. Un autre passage du Capital explique que l’on peut considérer le capital
marchand comme filouterie, mais qu’en revanche, « dans le capital portant intérêt, le
caractère du capital qui se reproduit lui-même, la valeur qui s’accroît elle-même, la
production de la plus-value se présentent comme une qualité occulte » 72. Enfin, « le
processus d’accumulation du capital peut être conçu comme une accumulation
d’intérêts composés en ce sens que la partie du profit (de la plus-value) qui est
reconvertie en capital, c’est-à-dire qui sert à absorber du travail supplémentaire, peut
être appelée intérêt »73. Les leçons des manuels de calcul, comme la théorie vulgaire
selon Marx, s’emparent de ces illusions en un sens naturelles 74. C’est ainsi par exemple
qu’un manuel de 1937 explique d’abord l’intérêt produit par un capital en présentant
l’un et l’autre dans un rapport entre un prêteur et un emprunteur (donc entre deux
capitalistes, pour reprendre l’expression citée, puisque rien n’est dit de ce que fait de
l’argent l’emprunteur) : il est « naturel que le prêteur exige de l’emprunteur le paiement
d’une indemnité en échange de la cession qu’il lui a faite » 75, puisque le prêteur « perd la
jouissance » de la somme prêtée. La vieille morale de l’égalité dans les échanges est ici
utilisée pour défendre la « légitimité » de l’intérêt, qui a été longtemps « considéré
comme immoral » ; les lectures accompagnant la leçon y ajoutent la morale
traditionnelle du service que l’on doit rendre à autrui. Si j’emprunte, explique-t-on, une
bicyclette dont j’ai besoin à un voisin, il est normal que je lui paie une location : « je
paie ainsi le service qui m’est rendu et je dédommage le prêteur de l’usure » de sa

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bicyclette. L’intérêt du capital placé serait donc le prix d’un service rendu et un
dédommagement. De plus on trouve dans ce manuel (qui n’a pour particularité que
d’argumenter plus longuement que les autres) des justifications indirectes. C’est le
« commerçant laborieux, ordonné et sobre » qui trouve à emprunter de l’argent et à un
taux plus bas qu’un concurrent paresseux : ainsi la bonté morale de l’emprunteur
rejaillit sur l’opération financière. De même l’honnêteté du prêteur : le rappel du « délit
d’usure » fait apparaître, par opposition, l’intérêt au taux habituel comme normal et
moral.
79 Enfin l’élève est invité à reconnaître l’utilité économique et sociale du prêt à intérêt et
les bienfaits du capital : le « développement du commerce et de l’industrie » en dépend.
Francinet insistait longuement sur ces bienfaits : le capital permet « d’entreprendre et
de continuer pendant de longues années des travaux » comme le percement du canal de
Suez, qui aura été « une source de profit pour les travailleurs », pour les actionnaires,
pour les pays traversés76 – ce qui montre « l’harmonie magnifique qui existe dans les
faits industriels et commerciaux »77, ainsi que l’association du travail et de la science
avec le capital78.
80 Si l’assimilation du capital aux économies et l’image du capital « fructifiant » de lui-
même lavent celui-ci de toute souillure, il importe de laver le détenteur de fortune de
tout soupçon dans l’usage qu’il en fait. D’où sans doute la présence, dans les problèmes
d’arithmétique, d’un thème moral peu fréquent mais persistant jusque dans les
manuels contemporains : le riche fait œuvre de bienfaisance, de son vivant ou à sa
mort. Ainsi demandait-on à l’élève de calculer le « capital » d’un rentier « qui
consacre 1/10e de son revenu aux œuvres de bienfaisance » (L, 13), ou bien ce que
rapporte le « capital », placé à 4 % qu’une personne généreuse lègue à l’hospice et à la
caisse des écoles » (M, 37)79.

Prévision et bilan : les profits et les pertes

81 Avec les économies, un second ensemble de thèmes tient une place importante dans les
manuels (environ 20 % du contenu ici analysé), ceux que l’on pourrait placer sous la
rubrique « faire des comptes ». Il s’agit de tous les bilans et budgets familiaux 80, des
comptes d’entreprise au sens large et des calculs prévisionnels d’activité économique,
enfin des évaluations dans les échanges de biens. Bien que l’arithmétique tout entière
soit évidemment apprentissage des techniques de calcul et de l’attitude calculatrice,
nous avons, dans ces sortes de problèmes, des spécifications, des applications
particulières mais importantes d’un grand précepte : soumettre toutes choses et toute
son activité au calcul monétaire.
82 Considérons d’abord les célèbres problèmes d’échanges et de paiements faits
partiellement en nature. Ce que l’on demande à l’élève c’est de se mettre à la place des
deux agriculteurs qui échangent des terres, du vigneron et du berger qui échangent du
vin contre de la laine, de l’employeur qui donne 303 F en argent et 24 mètres de toile
à 5, 25 F le mètre pour payer 28 journées de travail (B, 23). Dans tous les cas, il s’agit
d’« estimer » le « prix » d’une journée de travail, d’un litre de vin, la valeur d’une terre,
etc... Pour que l’échange soit « équitable » (B, 62), il faut que les biens échangés soient
de valeur égale. De même, il n’est pas question que la fermière qui va au marché
s’acquitte de sa note de pharmacie en donnant une poule sans calculer le prix de celle-
ci et la partie de la note qui doit être payée en argent. Lorsqu’il pourrait s’agir de
services réciproques, par exemple dans le cas d’un cultivateur qui « demande à son

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voisin de lui céder 50 kg de graines de trèfle » (D, 31), l’arithmétique oblige à considérer
ce rapport comme un échange marchand, à évaluer le trèfle et l’avoine proposée en
échange. Ce que nous saisissons ici, c’est le passage des relations communautaires aux
rapports imposés par l’économie monétaire, à l’échange marchand 81. C’est sans doute
pourquoi ce genre de problèmes était plus fréquent dans les arithmétiques du XIXème
siècle, à une époque où l’économie capitaliste devait se répandre dans tous les
milieux82. Mais aujourd’hui encore il est nécessaire que l’enfant qui se livre au troc dans
la cour de récréation, qui – au grand scandale des parents – « échange » un modèle
réduit de voiture contre 3 bonbons parce qu’il ne considère que le désir qu’il a d’un
objet, apprenne « le prix » des choses, acquière la notion de valeur d’échange.
83 Certains manuels introduisent même à ce propos des leçons d’économie politique et de
morale, expliquant ce qu’est la valeur et sa mesure, à savoir l’argent, montrant en ce
dernier un progrès de l’humanité, redéfinissant l’ancienne notion morale d’équité par
l’égalité arithmétique de valeur monétaire :
« Deux enfants échangent une balle contre une toupie. Si cet échange leur paraît
équitable, ils disent : la balle et la toupie ont la même valeur. Les premiers hommes,
qui n’avaient pas de monnaie, échangeaient ainsi les objets dont ils pouvaient se
passer contre d’autres dont ils avaient besoin ou qui leur faisaient envie...
L’industrie des hommes se développant, ils eurent de plus en plus d’objets à
échanger, et l’échange (ou troc) devint impraticable. On choisit alors comme
mesure de la valeur l’un des objets échangés. La monnaie est un objet que l’on
échange contre n’importe quelle marchandise. De plus, on peut la conserver pour
l’échanger au moment que l’on juge opportun. Ainsi la monnaie facilite la
circulation des richesses et elle permet la mise en réserve (épargne) » (M, 37).
84 N’avons-nous pas affaire ici à un véritable mythe – mythe de genèse et mythe
justificateur ? Tout y semble renversé. L’équité est à la source de l’égalité de valeur ; la
généralisation de l’échange marchand et le règne de la marchandise sont une
conséquence du développement de l’industrie (au sens large et noble, qui rejaillit sur le
sens restreint) ; l’épargne (valeur décidément suprême dans le ciel de l’arithmétique),
conséquence de l’apparition de la monnaie, lui confère une valeur morale.
85 Il faut enfin souligner que la notion d’échange sert à définir (de façon explicite dans les
leçons, de façon concise dans les énoncés des problèmes) le salaire, ou plutôt le gain,
dont le salaire est une espèce particulière à côté du traitement du fonctionnaire, des
honoraires du médecin, etc.83 : « en échange de son travail, un ouvrier reçoit une
certaine somme » (M, 37). Dans cette « vaste association de travailleurs solidaires qui
s’entraident » qu’est la société selon Francinet84, les 3 ou 4 F que gagnent les ouvrières
en tissage leur sont donnés « en échange du service qu’elles rendent à la fabrique », et
avec cet argent « elles se procurent leur pain tout frais chez le boulanger » 85. Grâce à
cette « division des métiers » sous laquelle est travestie la division sociale du travail 86,
l’épicier n’a pas à aller au bord de l’océan pour recueillir lui-même le sel... et l’on peut
conclure : « les hommes en échangeant leur travail ou les produits de leur travail, ne
font ainsi qu’échanger des services »87.
86 On ne saurait mieux reconnaître cette caractéristique du capitalisme qu’est selon Marx,
et bien d’autres après lui88, l’universalité de l’échange marchand. On ne saurait en
même temps mieux la travestir, la transfigurer. Mais les manuels de calcul font-ils
autre chose lorsqu’ils définissent les différentes sortes de gains ou demandent le
« prix » d’une journée de travail (B, 23) ?

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87 Apprenant à considérer toutes choses sous l’angle de son prix, l’élève qui fait du calcul
apprend un autre schème de comportement : soumettre toute activité à l’évaluation
rétrospective ou prospective. Ce schème est transmis à travers les nombreux problèmes
(14 à 27 % du contenu concerné) de bilan et de prévision : il faut calculer les gains
annuels, la dépense moyenne par mois de gaz ou de vin, comparer les dépenses aux
recettes, l’« avoir » au « doit », prévoir les dépenses futures et s’arranger pour avoir la
somme nécessaire, faire le bilan d’une entreprise (au sens large) sans oublier les frais
engagés, tenir compte des avaries de marchandises achetées lorsqu’on est commerçant,
des variations de prix pour établir le budget familial, etc.
88 Si certains manuels donnent quelques exemples de bilans de grandes entreprises – de
préférence publiques comme la S.N.C.F. ou... la Loterie Nationale (P, 53) – la plupart des
problèmes restent dans le domaine de l’économie domestique, de l’entreprise agricole
ou commerciale. « Un champ de 5 ha 9 a a produit 275 hl de blé, qui vaut 58, 75 F l’hl.
Les frais d’exploitation sont de 579, 45 F. Quelle somme nette a rapporté l’ha ? » (B, 23).
Nous sommes ici à l’opposé de l’image du paysan caressant ses blés mûrs : il s’agit du
cultivateur, qui doit envisager non seulement la quantité produite, mais la valeur de la
production, doit faire le bilan monétaire de son entreprise. Certaines leçons explicitent
ce modèle : on donne en exemple une « page du journal-caisse tenu par le cultivateur
Graindorge » et le texte explique que ce dernier fait comme les commerçants, qui « ont
aussi des registres pour inscrire leur avoir et leur doit, les recettes et les paiements »,
qui, à la fin de chaque journée, font la « balance des entrées et des sorties » (M, 37). Un
manuel postérieur à la seconde guerre mondiale dit encore mieux : « Un bon
cultivateur sait tenir un compte exact de ses recettes et de ses dépenses, calculer avec
précision les bénéfices que lui procure telle culture ou tel élevage » (P, 53).
89 On retrouve ici la morale de B. Franklin citée par un manuel du XIXème siècle (« Pour
vous mettre en garde contre les surprises, tenez à mesure un compte exact tant de
votre dépense que de votre recette ») et par là même l’esprit capitaliste tel que le
décrivait M. Weber : soumettre toute activité à un calcul prévisionnel, en évaluer les
résultats en argent. Ces principes sont, en partie au moins, applicables à la vie
familiale : au lieu de vivre au jour le jour, de dépenser sans compter, il faut établir un
budget, c’est-à-dire prévoir les principales dépenses annuelles en fonction des
ressources. Si l’on veut acquérir tel ou tel bien, il faut calculer quelle somme doit être
mise de côté par mois. Bref, calculer prend ici une signification précise : établir des
plans.
90 Le modèle du commerçant s’impose à tous, et telle serait sa fonction dans
l’arithmétique : faire exécuter par tous le calcul de « balance », ainsi que la prévision du
bénéfice. On a distingué, en effet, de la catégorie précédente de problèmes, ceux qui
sont axés sur la prévision et, pourrait-on dire, la planification du bénéfice : « un
négociant achète 300 fûts de vin à 180 F l’un. Il en revend 50 à 210 F et 52 à 200 F.
Combien doit-il revendre chacun de ceux qui restent pour réaliser un bénéfice total
de 7 490 F ? » (G, 63). On rencontre aussi de très nombreux marchands de vaisselle qui
ont à calculer, compte tenu de la casse, combien ils doivent vendre pour réaliser tel
bénéfice. Ce genre de problèmes est particulièrement fréquent dans les anciens
manuels89 ; leur fréquence diminue ensuite. Mais la préoccupation du profit disparaît-
elle pour autant ? Les citations ci-dessus nous le montrent : n’importe quel bilan
d’activité, calcul de balance, ou plan d’entreprise consiste à se demander s’il y a eu ou
s’il y aura excédent des recettes sur les dépenses ou sur les frais engagés. L’une des

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« questions » qui revient le plus dans les problèmes est la fameuse question : « gagne-t-
il ou perd-il ? » et l’abondance des commerçants qui font des pertes attire l’attention
sur les risques d’opérations inconsidérées, donc, a contrario, sur la nécessité de bien
calculer et de tout organiser de manière à avoir un bilan positif. Ce que le « bon
cultivateur » calcule avec précision, ce sont, rappelons-le, les bénéfices que lui procure
chaque culture.
91 Les comptes exacts, les calculs de balance, les budgets, les plans d’activité n’ont donc
pas seulement pour fonction la rationalisation de la conduite économique, mais,
comme Weber le notait aussi, son orientation vers le gain, le profit.
92 Enfin, ce résultat d’entreprise économique, ce profit, sont parfois présentés, dans les
problèmes, comme le revenu d’un capital. Ce n’est pas, par exemple, une terre, ou le
travail de cette terre, qui, compte tenu des frais engagés pour cultiver du blé,
« rapporte » une certaine somme d’argent : on demande « à quel taux » l’acheteur de la
terre « a placé son argent » (M, 37). Plus exactement, la terre est considérée comme
placement d’un capital-argent90 ; il en est ainsi même lorsque ce sont des cultivateurs
qui achètent des terrains, dont on demande de calculer le revenu annuel (B, 38 ; G, 63).
93 Mais, même en deçà de ces cas extrêmes où le bilan de l’entreprise est le calcul de
l’intérêt rapporté par un capital-argent, l’élève apprend les principes de l’économie
capitaliste comme économie d’entreprise, qui est, selon F. Perroux, le « domaine des
calculs en monnaie » : l’entreprise ne se propose pas d’obtenir un produit considéré en
nature, mais évalué en terme de prix, et par là elle se situe dans le cycle de l’échange 91.

Le bénéfice et le prix de revient

94 « Les prix sont chose ancienne ; de même l’échange ; mais l’usage toujours plus
fréquent d’établir les prix d’après le coût de production, ainsi que la pénétration de
l’échange dans tous les rapports de production, ne se développent pleinement et
indéfiniment que dans la société bourgeoise »92. Etablir les prix d’après le coût de
production, c’est une des choses sur laquelle les arithmétiques d’hier et aujourd’hui
insistent le plus93. Les modèles abondent, depuis le cultivateur, l’artisan, et même
l’industriel, jusqu’à la ménagère. Lorsque celle-ci fait des confitures, ou une robe à sa
fille, elle doit calculer à combien lui reviennent ses productions, c’est-à-dire ne pas
oublier de faire entrer en ligne de compte le gaz nécessaire à la cuisson, le fil utilisé et
parfois même le temps passé, temps qui a lui aussi un prix (D, 31). Qu’est-ce à dire sinon
que la confiture faite à la maison, le vêtement confectionné pour son enfant n’ont de
valeur que leur prix, c’est-à-dire leur coût de production ? Qu’est-ce à dire sinon que
faire soi-même, indépendamment de toute question de qualité ou de satisfaction
apportée par le travail, doit être rentable ? Et qu’enfin la mère de famille doit produire
comme si elle produisait en vue de l’échange ? A plus forte raison, l’artisan ou
l’industriel doit calculer le prix de revient – dans lequel entre le prix du travail – pour
s’assurer du bénéfice. Du menuisier fabriquant une brouette on demande s’il gagne
suffisamment étant donné qu’il compte son temps 5 F de l’heure et qu’il a
travaillé 10 heures (D, 31). Lorsqu’un électricien « entreprend » une installation, on
demande de calculer son bénéfice, en comptant le prix des fournitures et le salaire de
l’ouvrier, qui a travaillé 4 jours à 35 F par jour (M, 37). Tous les problèmes ne
mentionnent pas la recherche du bénéfice : le cultivateur calcule ses frais (prix de la
semence, « journées d’hommes ») pour une plantation de pommes de terre ; le fabricant
de poupées additionne le coût de la main d’œuvre et des matières premières (C, 39).

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Mais cela revient au même. « Quelle est donc, pour le bourgeois, demandait Marx, la
mesure de son gain ? Les frais de production de sa marchandise » 94. On sait95 que, pour
le capitaliste industriel, le prix de revient est une véritable obsession, sur laquelle
jouait la publicité dès l’aube du XXème siècle (« Pour faire baisser vos prix de revient »
est le texte d’une réclame d’huiles et graisses pour machines) 96. L’abondance des
problèmes de prix de revient semble avoir pour fonction de transmettre cette obsession
à l’élève.
95 En même temps sont masqués, travestis, la nature et la source du profit. Avec les
calculs de prix de revient à la production disparaît en effet un type de problème que
l’on rencontre seulement dans d’anciens manuels, et encore très rarement, et qui
présente ouvertement, quasi brutalement, le prélèvement de la plus-value,
l’exploitation du travail par le capital : « Un entrepreneur emploie 74 ouvriers, dont le
travail journalier lui rapporte en moyenne 1 550 F ; 34 de ces ouvriers sont payés à raison
de 21 F par jour, 28 à raison de 18, 50 F... On demande... le bénéfice brut de
l’entrepreneur » (B, 23 ; 1ère édition en 1891). Dans les calculs de prix de revient, au
contraire, l’entrepreneur paye un salaire (élément de ce prix), autrement dit paye le
travail à son prix97. L’exemple, fréquent de l’artisan travaillant seul, permet même
d’abolir la différence entre patron et salarié : dans ce cas, en effet, comme on l’a vu, le
patron artisan compte dans le prix du produit le prix de son propre travail (à tant de
l’heure). Lorsqu’on mentionne le bénéfice, celui-ci est le prix du travail de
l’entrepreneur, ou même ce qui seul donne sens à son activité, ce sans quoi,
économiquement, il vaudrait mieux ne rien faire. C’est ce que suggèrent, entre autres,
les problèmes de prix de revient dans la culture. Il serait absurde de payer des
semences et des journées d’ouvriers agricoles si la vente des pommes de terre ne
rapportait pas plus que n’a coûté la plantation ; on demande si un cultivateur, qui paie
un domestique pour conduire paître le bétail au lieu de laisser ce dernier à l’étable, a du
bénéfice et quel bénéfice mensuel (L, 13). De toutes façons tout gain est le prix du
travail, et le bénéfice est, comme les gages du domestique, les honoraires du médecin,
etc., une sorte de rétribution, celle dont « vivent » le cultivateur, l’entrepreneur et le
commerçant (P, 53, leçons sur le gain). Le commerçant étant par excellence l’agent
économique qui fait du bénéfice, celui dont toute l’activité consiste à vendre plus cher
qu’il n’achète, sert donc, dans l’arithmétique, de principe classificateur pour d’autres
catégories professionnelles et de principe justificateur des profits d’entreprise. Nous
saisissons à nouveau, mais cette fois dans sa plénitude, la raison de sa sur-
représentation dans les manuels. On comprend aussi pourquoi, parmi les problèmes de
prix de revient, se mêlent les problèmes de coûts de production – que nous avons seuls
évoqués jusqu’ici – et les problèmes de prix d’achat total.
96 L’élève apprend en effet à transformer et à appliquer sous toutes ses formes l’équation
PV = PA + B. Et de même qu’on lui donnait pour modèle, dans le calcul du coût de
production, non seulement l’entrepreneur (au sens large) mais sa mère, de même on ne
lui présente pas seulement le commerçant (personnage pourtant familier), mais le
particulier acheteur – qu’il s’agisse de calculer le prix de revient de la maison achetée à
laquelle il faut faire des réparations, ou celui du vin que le père de famille achète en fût,
ce qui entraîne des frais de transport et de mise en bouteille. Les mêmes chapitres de
manuels présentent des commerçants et des consommateurs qui achètent, par
exemple, de la viande « poids vif » ou avec os, et doivent, pour établir le prix de revient,
tenir compte des déchets. Le particulier, le consommateur, qui calcule le prix d’achat

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total, se comporte donc comme le commerçant, et l’arithmétique n’a pas, ou n’a pas
seulement, pour fonction de préparer certains élèves aux activités de commerce, mais
d’apprendre à tous les enfants la loi du profit.

Partages proportionnels et inégalité

97 L’enfant apprend encore, à travers un nombre non négligeable de problèmes 98, à


répartir des gains entre gens qui se sont associés pour un travail ou une activité
économique. Ces partages proportionnels à l’apport de chacun – et qui constituent
l’une des applications de la règle de trois – font apparaître comme justes, équitables,
des inégalités99.
98 On trouve d’abord, dans les arithmétiques d’autrefois et d’aujourd’hui, des problèmes
qui décrivent simplement (autrement dit présentent comme allant de soi) des inégalités
de salaires :
« Une fabrique occupe 567 ouvriers divisés en 3 catégories. Les ouvriers de la
première catégorie gagnent 5, 15 F par jour... » (M, 17).
ou la hiérarchie et la division capitaliste du travail :
« Le produit de la pêche (d’un bateau) est partagé ainsi : deux parts et demie
reviennent au patron, une part à chacun des hommes d’équipage, et une dernière
part au mousse » (C, 39) ; « Trois pêcheurs ont vendu 945 F de poisson. Le patron du
bateau reçoit 60 F de plus que chacun de ses deux compagnons. Quelle est la part de
chacun ? » (V, 63).
99 Mais de plus, autrefois surtout, les manuels justifiaient d’une certaine façon ce
inégalités, par exemple en les associant à la hiérarchie familiale, laquelle, dans
l’idéologie, est normale parce que fondée en nature. Dans un ouvrage dont la première
édition remonte à 1904, la série de problèmes de parts inégales est introduite par des
problèmes mettant en scène un père et un fils qui travaillent ensemble. On retrouve des
énoncés de ce type en 1937 :
« Un père et son fils ont gagné ensemble 1 296 F en 24 jours. Le salaire du fils est la
moitié de celui du père. On demande le prix de la journée de travail de chacun » (M,
37)100.
D’autres ouvrages allaient même jusqu’à faire partager inégalement un salaire, pour un
travail identique (le sarclage d’un champ), entre un ouvrier et sa femme (L, 20).
100 Aujourd’hui enfin, moins qu’autrefois et de manière différente, c’est la division sociale
du travail, dans la société capitaliste, qui se trouve justifiée. Ce qui pourrait apparaître
comme privilège du patron est présenté comme rémunération du dirigeant, gain élevé
en raison de la spécificité du travail de direction : quatre ouvriers faisant un « travail
en commun », « celui qui a dirigé le travail doit toucher autant que les trois autres
réunis » (D, 67).

La quantification de la production

101 Toute chose et toute activité doivent être envisagées sous l’angle de la quantité (et en
particulier, on l’a vu, du prix). Le travail, la production, le temps mis pour produire font
l’objet de nombreux calculs. Ceux-ci substituent aux considérations de qualité du
produit du travail ou de satisfaction dans le travail, l’impératif de la quantité à produire
et l’impératif de la durée ou du rythme de travail101.
102 L’arithmétique habitue l’élève à envisager la quantité à produire, le rendement. Le
futur agriculteur apprend ainsi qu’il y a des normes, par exemple pour la quantité de

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blé produite à l’hectare. Il apprend même quelles sont ces normes, qu’il devra essayer
d’atteindre :
« Une bonne terre donne en moyenne 32 quintaux de blé à l’hectare. Combien de
quintaux de blé peut espérer récolter un cultivateur qui a ensemencé un terrain
rectangulaire de 134 m sur 85 m ? » (P, 53).
On voit bien dans cet exemple comment l’arithmétique introduit la normativité (par
l’emploi de l’adjectif qualificatif « bonne ») et comment elle peut induire des attitudes
(par l’emploi de l’expression « peut espérer »).
103 On demande encore à l’élève de se mettre à la place de la fermière ou de l’industriel et
de calculer non pas combien on obtient de beurre ou de fer avec telle quantité de lait ou
de minerai, mais combien « il faut » de lait ou de minerai « pour obtenir » telle quantité
de beurre ou de fer (L, 13 ; V, 63). Il ne s’agit pas seulement de prévoir un résultat, en
fonction d’un état de fait qui ne saurait être modifié, mais de donner comme but à son
activité une certaine quantité de produit, et donc de prendre les moyens nécessaires
pour l’obtenir. Quelquefois transparaît aussi l’idée d’augmentation du rendement, par
exemple lorsqu’on demande de calculer les rendements respectifs de deux variétés de
blé (G, 63).
104 L’élève apprend aussi qu’il faut faire vite et que le temps est de l’argent. Les exemples
qui lui sont donnés concernent même les activités non industrielles :
« Un jardinier doit faire mon jardin en 10 jours… chaque jour de retard, je lui
retiendrai 2, 50 F » (B, 23).
105 L’arithmétique vient de même rappeler et, en quelque sorte, vérifier un principe qui
gouverne la vie scolaire, tout entière soumise à l’emploi du temps et à la « discipline » :
« Un élève dissipé perd en classe environ 20 minutes par jour. Evaluez la perte de
temps de cet élève pendant sa scolarité de 6 à 13 ans » (M, 37).
106 L’arithmétique inculque encore le principe de la limitation voire de la diminution du
temps de production, sans expliquer, naturellement, pourquoi elles sont nécessaires.
L’élève saura que tels travaux doivent être accomplis « dans le délai fixé », il calculera
combien d’heures doivent travailler les ouvriers lorsqu’« on veut » que le travail soit
terminé en 12 jours, il apprendra que « plus il y a d’ouvriers, moins il faut de jours pour
faire l’ouvrage » (L, 20). Sur ce dernier point, certains manuels, soulignant les vertus de
la division du travail, notaient même que la règle de trois aboutissait à un résultat en-
dessous de la vérité, car « les ouvriers d’un chantier se répartissent la besogne et la
division du travail permet plus de rapidité » (L, 20).
107 Faire déterminer par l’élève la durée du travail quotidien nécessaire pour respecter un
certain délai de production, c’est déjà lui inculquer le principe de la subordination du
travailleur aux impératifs de la production. D’autres problèmes suggèrent que le travail
y est aussi soumis dans son rythme. C’est naturellement l’apanage des manuels
modernes de décrire les cadences, et il est significatif de constater qu’ils parlent
indifféremment de l’ouvrier, de la machine, de l’usine toute entière :
On demande combien de pièces pourra faire, en deux heures, un ouvrier qui
« met 8 minutes » pour tourner une pièce (D, 67), ou quel temps il faut à une presse
pour « produire 300 portières d’automobiles » (D, 67), ou encore : « Dans une usine
on fabrique des ustensiles en aluminium à la cadence d’un ustensile toutes
les 5 secondes. Quel est le nombre des ustensiles produits en 8 heures ? » (V, 63).
108 « Il faut » un certain temps à la machine, comme l’ouvrier « met » un certain temps
pour produire. Il n’est pas question, ici du moins, d’augmentation de la production par

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accélération des cadences. De plus, le vocabulaire utilisé dans les énoncés masque
l’imposition des cadences, même dans le cas du travail à la chaîne :
« Dans une chaîne de production, chaque ouvrier dispose de 3 mn 20 s pour effectuer
son travail sur la pièce qui passe devant lui. Combien cette chaîne produit-elle de
pièces à l’heure ? » (D, 67).
109 Les rapports de l’homme et de la machine donnent rarement lieu, dans les manuels, à
une ébauche de jugement sur le développement du machinisme. Lorsqu’ils en parlent,
ils le présentent sous le seul jour qui puisse le valoriser : c’est ainsi qu’un problème
d’un ouvrage contemporain demande de comparer le temps nécessaire pour faire un
canal en employant 1 000 terrassiers utilisant la pelle et la pioche avec le temps mis par
« 20 machines modernes » (G, 63). On ne dit pas que 20 machines
remplacent 1 000 travailleurs – ce qui pourrait aller dans le sens du mythe du
machinisme générateur de chômage – sans ajouter que la machine remplace l’outil,
donc supprime le travail pénible, sans la qualifier de moderne, donc présenter la
mécanisation comme un progrès, et surtout sans montrer qu’elle fait gagner du temps.
110 Dans cette catégorie de problèmes, il arrive enfin que l’on invite l’élève à comparer les
rythmes de travail de deux ouvriers et à dire quel est le plus rapide, ou encore à
calculer le gain d’un travailleur en fonction de la durée et de la cadence du travail qu’il
fournit102. Au principe absolu du respect du temps imparti viennent donc s’ajouter
d’une part une motivation – l’appât du gain – d’autre part la valorisation de l’ouvrier
« habile » comme incitation à travailler plus vite. La source et la nature des
caractéristiques et des exigences du système de production capitaliste sont, dans tous
les cas, dissimulées : ou bien la durée du travail et les cadences sont présentées comme
des faits – c’est-à-dire des normes naturelles – ou bien ce qui est l’intérêt du capitaliste
est présenté comme l’intérêt du travailleur103, ou bien les qualités économiques
qu’exige du travailleur le système productif sont présentées comme qualités humaines,
sa rentabilité supérieure comme supériorité morale.

Travailler et (ou) gagner davantage

111 Travailler plus vite ou plus longtemps, chercher à gagner davantage, ces deux thèmes
qui viennent parfois en complément dans les problèmes que nous venons d’évoquer,
constituent le contenu spécifique d’une autre catégorie de problèmes, auxquels il
faudrait sans doute ajouter tous ceux qui décrivent les compétitions et les records
sportifs104. Ils concernent des catégories sociales diverses, depuis le salarié jusqu’au
commerçant en passant par la « personne » (dont l’activité professionnelle ou
l’inactivité n’est pas précisée) qui cherche le meilleur placement de son argent.
112 Le système capitaliste, pour s’instaurer, dut d’abord obtenir que l’ouvrier travaille
autant qu’il lui était demandé. Le précepte travailler davantage a donc d’abord signifié :
ne pas chômer, ne pas s’absenter (pour aller au cabaret ou même pour se reposer). De
l’ouvrier qui ne travaille pas le lundi, ou encore « a la malheureuse habitude de chômer
le lundi » (L, 20), les anciens manuels demandaient combien il aurait gagné en plus au
bout de 6 mois s’il avait travaillé. Puis l’arithmétique mentionna les heures
supplémentaires, qui permettent d’augmenter le gain annuel. La morale des économies
fut mise au service de cet impératif : on doit économiser ce qu’on gagne en plus (D, 31),
l’ouvrier doit faire des heures supplémentaires pour économiser (B, 62 ; D, 67). Il n’est
pas question, on le voit, de dépenser davantage : l’augmentation de son gain permet au
salarié de réunir un petit capital.

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113 Mais travailler davantage signifie aussi travailler plus vite : les arithmétiques invitent
souvent à comparer le temps mis pour effectuer un travail par deux ouvriers, deux
équipes d’ouvriers, deux machines. Les énoncés de problèmes transmuent parfois la
supériorité quantitative en supériorité qualitative, et le travailleur le plus rapide,
consacré selon l’ancienne éthique professionnelle, devient le plus « habile ». Ainsi se
trouve masqué, ce qui, par rapport au système capitaliste, c’est-à-dire à la plus-value,
constitue l’intérêt réel de la rapidité d’exécution, et qui pourrait transparaître lorsque
ce sont des machines qui sont comparées :
« Un métier à tisser peut tisser 8 m d’étoffe en 5 heures ; un autre peut tisser 9 m de
la même étoffe en 6 heures... » (M, 37).
D’où ce calcul peut-il s’effectuer sinon du point de vue du capitaliste industriel ? Il
pourrait en être de même lorsqu’il s’agit de la rapidité de deux ouvriers d’usine, si le
jugement de valeur introduit par l’adjectif « habile » (M, 37 ; D, 67) n’imposait le point
de vue moral, l’auto-contrôle et l’auto-satisfaction de l’ouvrier lui-même 105. Il faut que
l’ouvrier mette son point d’honneur à être rapide, comme autrefois l’artisan mettait
son honneur professionnel dans la qualité de l’objet. C’est pour transformer la quantité
en qualité que l’arithmétique efface la qualité, opération qu’elle applique aussi au
travail – fût-il artistique – de l’élève : « Laurent a mis 132 mn pour faire un dessin et
Jean-Michel 2 h 15 mn. Lequel des deux a été le plus rapide ? » (D, 67).
114 La capitalisme, c’est aussi la recherche du gain monétaire et l’augmentation du gain : il
ne faut pas se contenter de ce que l’on a, et cette attitude ne va pas sans une certaine
ascèse, sans risques à courir, et sans calculs soigneux. Les arithmétiques présentent
souvent le cas du cultivateur qui, au lieu de vendre immédiatement sa récolte, attend
que les cours soient plus élevés ; mais il faut tenir compte qu’une partie de cette récolte
peut s’abîmer et le problème consistera à répondre à la question « a-t-il gagné ou
perdu ? ». De même, de celui qui vend un champ pour placer l’argent à tant pour cent,
on demande si le revenu annuel a augmenté ou diminué. La recherche du plus
avantageux passe même à travers ce qu’on a appelé l’anti-industrialisme de l’école
primaire : un problème donné au Certificat d’Etudes primaires demande quel est
l’emploi le plus avantageux, garçon de ferme ou ouvrier à « l’usine de la ville voisine »
(cité dans M, 37). Par contre l’industrie capitaliste effectuait, à travers les manuels, une
propagande directe, en montrant que cela rapporte davantage de placer son argent
« dans une affaire industrielle » (L, 20).
115 Si, dans la plupart des cas précédents, l’accroissement du gain ne va pas sans difficultés
et sans risques, lorsqu’il s’agit du capital, il est présenté comme obéissant à une
croissance naturelle et il n’y a plus qu’à se demander « combien de temps une somme
de 200 F, placée à 4 %, mettra pour s’augmenter de 1/5, pour doubler » (L, 20). Ce
processus d’accumulation de l’argent qui produit de l’argent est, dans les anciens
manuels, valorisé par l’emploi du terme « fortune » (« la fortune d’un commerçant
augmente chaque année de la moitié de ce qu’elle était »), dont les connotations sont :
réussite, bonheur, honneur, etc.106.
116 Puisqu’il est naturel que la fortune du commerçant s’accroisse, les bénéfices qu’il
réalise ne sont jamais excessifs : l’arithmétique ne pose pas de limite morale au profit,
et de deux marchands, l’un qui vend 80 F ce qui lui coûte 68 F et l’autre qui vend 52 F ce
qui lui coûte 44 F, elle demande seulement « quel est celui qui gagne le plus pour cent »
(L, 20). Gagner davantage est un idéal qui s’impose aussi au commerçant, et l’on
constate une fois encore que le capital et le profit sont hors de tout soupçon. Si certains

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manuels parlent du « spéculateur » qui achète un terrain et le revend avec bénéfice, ce


terme est peut-être péjoratif, mais l’opération elle-même n’a rien de répréhensive
puisqu’elle est aussi présentée comme réalisée par un ouvrier (B, 23).
117 Chercher à gagner davantage est donc une règle qui, dans l’arithmétique, vaut pour
tous et s’applique à toutes les sortes de gains, en particulier au profit. Mais lorsqu’il
s’agit du travailleur, les manuels de calcul insistent plus sur l’augmentation de la durée
et du rythme de travail que sur le gain supplémentaire qui peut en résulter. N’est-ce
pas qu’ils ont pour fonction de créer l’attitude à l’égard du travail nécessaire au
capitalisme, attitude opposée à celle que M. Weber appelait traditionnaliste ? Si en effet
les ouvriers réagissaient à une augmentation du taux de rémunération du travail aux
pièces par une réduction de la production journalière, c’est que « l’homme ne désire
pas, par nature, gagner de plus en plus d’argent »107. Dès lors le travailleur « ne se
demandait pas : combien puis-je gagner par jour si je fournis le plus de travail
possible ? mais : combien dois-je travailler pour gagner les 2, 5 marks que j’ai reçus
jusqu’à présent et qui couvrent mes besoins courants ? »108. Le capitalisme devait donc
créer, parce qu’il n’est pas naturel, un état d’esprit nouveau, et, ne pouvant le susciter
ni par une politique de hauts salaires, ni par une politique de bas salaires, il dut
recourir à un « persévérant processus d’éducation »109, afin de faire considérer le travail
comme un but en soi (ce que Weber appelle Beruf). L’arithmétique eut sûrement sa
place dans ce processus.

L’investissement, la propriété et le patrimoine

118 L’augmentation de la production et du gain peuvent se réaliser aussi par


l’augmentation des biens de production. On pouvait s’attendre à trouver dans les
manuels une description de l’investissement et une sorte de démonstration de l’intérêt
que l’on a à investir, puisque d’une part la décision d’investir, chez l’entrepreneur
capitaliste, est liée au moins en partie à l’attente du profit et que d’autre part
l’augmentation des moyens de production est la condition de la croissance économique.
Dans Francinet, G. Bruno, donnant aux élèves les règles de conduite concernant les
dépenses, condamnait ces « dépenses infructueuses » que sont le tabac, l’alcool et le
jeu, distinguait la consommation « productive » de la consommation « improductive »,
et concluait : « Toutes ces dépenses de l’industrie sont infiniment productives ; elles
rapportent plus qu’elles n’ont coûté »110. Or si les arithmétiques décrivent
effectivement l’investissement, d’une part cette catégorie de problèmes est ambiguë,
d’autre part elles décrivent presqu’aussi souvent l’accroissement de la propriété et la
transmission du patrimoine111.
119 C’est souvent dans l’agriculture que l’école primaire a voulu, semble-t-il, encourager les
dépenses productives pour améliorer les rendements, la productivité. Les leçons et
problèmes de calcul mettent ainsi en scène le « bon cultivateur » qui sait « évaluer les
avantages qui résultent de l’emploi de semences sélectionnées, d’engrais appropriés, de
machines » (P, 53), et condamnent, par là même, l’ethos pré-capitaliste, l’attitude
traditionnelle, qui consiste à se contenter de ce qu’on produit et à faire comme on a
toujours fait. Les anciens manuels s’appuyaient même sur certaines attitudes et
certains principes traditionnels pour mieux les transformer. C’est ainsi que le
propriétaire qui s’occupe de ses arbres fruitiers et dépense pour leur entretien, a une
récolte de meilleure qualité – il obtient « 700 belles poires » – et, de surcroît, gagne
finalement 20 F par rapport à la somme dépensée (L, 13). De même le machinisme en

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agriculture est d’abord présenté comme faisant réaliser des économies, avant d’être
présenté comme permettant un gain supplémentaire. On le comprend d’autant mieux
que la morale de l’arithmétique, qui, globalement, préconise la réduction de la dépense,
ne peut sans se contredire préconiser de dépenser davantage en moyens de production,
à moins de montrer que précisément, l’apparente augmentation de dépense est en
réalité une économie. Dans les problèmes, l’achat d’un semoir mécanique fait donc
réaliser des économies de semences (D, 31 ; M, 37), comme on économise de l’argent en
utilisant une faucheuse mécanique au lieu d’embaucher un faucheur (F, 53). De plus, le
semoir permet d’augmenter le « gain » par l’amélioration de la productivité (D, 31), de
même qu’en répendant des scories sur ses terres le cultivateur augmente le rendement
et réalise un « bénéfice ».
120 L’investissement est aussi encouragé, quoique moins fréquemment, dans les secteurs
autres que l’agriculture, et selon le même schéma (achats de moyens de production
augmentation de la production ou du chiffre d’affaires). Par exemple on évoque le
commerçant qui loue un entrepôt ou engage des frais de publicité.
121 Mais peut-on encore dire que les manuels de calcul célèbrent les vertus de
l’investissement112 lorsqu’ils décrivent, fût-ce sous un jour favorable, les achats de
terres ? Dans nombre de cas, le but de l’opération, le résultat de l’achat et sa motivation
ne sont pas l’accroissement de la production ou l’augmentation du « bénéfice », mais
soit l’accroissement de la « propriété » ou de sa valeur, soit l’« intérêt » de l’argent
placé :
« J'ai acheté une terre labourable de 95 a, une prairie de 1 ha. De combien, en ares,
ma propriété s’est-elle accrue ? » (M, 37).
« Un cultivateur achète pour 6 000 F un terrain qui lui coûte 75 F l’are. Ce terrain
rapporte annuellement 480 F par hectare... Calculez le taux de placement » (B, 38).
122 De plus les achats de terres ne sont pas toujours, il s’en faut, le fait de cultivateurs. Si
bien qu’une partie des problèmes de cette catégorie rejoignent, par leur signification,
une autre catégorie, où se trouve dépeinte la figure du propriétaire, qu’il s’agisse d’un
ménage modeste accédant, grâce à ses économies, au « rêve de chaque Français », le
pavillon (P, 53), du « retraité » qui achète un terrain pour y construire une maison, ou
du gros propriétaire acquérant un immeuble pour le louer. Ainsi une « arithmétique
pratique » consacre tout un chapitre au « calcul du prix de location ». Le schéma des
problèmes, est toujours : on achète une maison X francs, il y a Y francs de réparations,
combien faut-il la louer pour que l’argent dépensé soit placé à 2 % ? 113. Dans un ouvrage
contemporain (G, 63) les terrains, les maisons sont le plus souvent achetés pour être
loués et sont définis comme un « capital » rapportant un intérêt 114. Le petit
propriétaire, le retraité achetant un pavillon sont beaucoup moins fréquemment
évoqués : la justification de la propriété-capital passe donc avant le souci de moraliser
le peuple en le faisant accéder à la propriété, souci pourtant caractéristique des
idéologies bourgeoises à la fin du siècle dernier115.
123 En outre les manuels n’ont jamais cessé de parler des héritages. Il les présentent selon
la froide logique, propre à l’arithmétique, des parts quantitativement égales, et sans le
complément d’une morale du travail que peut évoquer, dans une matière comme le
français, la fable du laboureur. Or, si en théorie l’héritage est la conséquence de la
propriété privée, il lui sert de justification dans l’idéologie : les parents doivent pouvoir
transmettre à leurs enfants le fruit de leur travail et de leurs privations, donc la
propriété est juste.

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124 Si l’on ajoute que la partie géométrie des manuels (tout au moins avant que, dans
certains ouvrages contemporains, la mesure de figures abstraites ou d’objets remplace
celle des terrains) est un instrument au service des propriétaires, on peut donc
conclure que, par le calcul, l’école transmet à l’élève l’idée de propriété privée, avec
certaines des valeurs qui s’y attachent, notamment lorsqu’il s’agit du patrimoine, tout
en donnant de cette propriété la définition qui est la sienne dans notre système socio-
économique, à savoir le capital.
125 Mais, si la distinction a un sens, on peut dire que l’enseignement est ici plus bourgeois
que capitaliste. L’enseignement du calcul privilégie le propriétaire par rapport à
l’entrepreneur, célèbre la propriété qui fonde l’ordre social plus que l’investissement
qui commande la croissance économique. Il ne fait par là, au demeurant, que
reproduire l’une des contradictions de la société capitaliste : la propriété privée du sol,
que condamnaient d’ailleurs des économistes libéraux, est un obstacle au
développement de rapports de production capitalistes en agriculture. Il ne fait aussi
que participer à la défense de la propriété privée à laquelle s’employaient les
apologistes de l’ordre social au XIXème siècle, en particulier lorsqu’il s’agissait de la
terre qui avait été autrefois en partie « le communal ». Présentant les avantages de la
propriété et légitimant l’appropriation coloniale du sol cultivable, G. Bruno affirmait
que la propriété de la terre était économiquement nécessaire :
« La plupart des biens sont communs à toute la tribu arabe… Chaque arabe se dit : « A quoi
bon me donner trop de mal ? Mon camarade fera la besogne »… C’est un peu ce qui arrive,
même en France, sur les terres qui appartiennent aux communes et qu’on nomme le
communal… Aujourd’hui la terre ne pourrait nourrir l’humanité si elle était un bien
commun à tous, tant elle donne peu quand elle n’est pas cultivée par un propriétaire » 116.

Le crédit

126 Si notre société, parvenant au stade de la consommation dirigée, selon l’expression d’H.
Lefebvre, contraint de plus en plus à acheter à crédit, les arithmétiques, là encore, ne
contribuent pas avec intensité à ce changement de comportement économique. Certes,
globalement le thème des achats à crédits, tout en restant mineur, est plus important
aujourd’hui qu’hier117, alors que régresse la notion de dette ; mais si l’on entre dans le
détail, on s’aperçoit d’abord qu’il ne s’agit pas toujours d’achats à crédit de biens de
consommation, ensuite que le calcul peut condamner le recours au crédit.
127 Avant 1930, on n’a recours à l’emprunt ou au crédit que pour acheter des maisons, des
terres, et pour investir, jamais pour acheter des biens de consommation, quand bien
même il s’agirait d’équipement ménager118. Si l’on ajoute que l’investissement est
presque toujours un achat de terre effectué par un agriculteur, et que l’emprunt est
parfois un emprunt de « capital » effectué par un « entrepreneur », on voit que
l’attitude à l’égard du crédit est, là encore, l’attitude à l’égard de la propriété et du
capital, et l’on comprend que les manuels ne se montrent jamais défavorables à un
moyen d’accroître ces derniers. Les manuels modernes comportent ce même genre de
problèmes, mais y ajoutent l’achat à crédit de biens de consommation, dont
l’importance va s’accroître dans les manuels contemporains. On ne saurait cependant
en conclure que l’arithmétique est un instrument du développement de la société dite
de consommation, car plus elle donne de place au dernier type de crédit, plus elle
insiste sur son coût pour l’acheteur : si la condamnation morale qu’enfermait le seul
mot de dettes a disparu, la comparaison du crédit et du comptant ne peut qu’inciter à la

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défiance. On constate à nouveau que l’arithmétique met en garde contre une


augmentation de la dépense, comme elle le fait toujours sauf lorsqu’il s’agit de
dépenses productives ou de l’augmentation du capital. Mais ces deux morales n’en font
qu’une en réalité, puisque, on l’a vu, réduire ses dépenses signifie épargner et que
l’épargne est identifiée au capital.
128 Tels sont les principaux traits de l’idéologie économique diffusée par les manuels de
calcul. Cette idéologie diffère généralement assez peu d’un manuel à l’autre et ne s’est
pas fondamentalement transformée de la fin du XIXème siècle à nos jours. Les ouvrages
se laissent toutefois classer en familles, et, ici comme pour la consommation, les
clivages peuvent être considérés comme chronologiques. L’analyse typologique (voir
graphique n° 4) révèle d’abord, en effet, un premier groupe, constitué par trois manuels
d’avant 1914119. Ces anciens manuels diffèrent de tous les autres par leur insistance sur
plusieurs thèmes, nécessaires soit à la diffusion de l’esprit capitaliste soit à la défense
de la société bourgeoise : calculer à l’avance le profit (le « bénéfice ») que l’on veut
réaliser et choisir les moyens pour le réaliser – faire un échange sur la base de la valeur
marchande des biens à échanger – calculer le rendement, calculer les cadences de
travail, travailler et gagner davantage120 – faire une répartition inégale entre
participants à un travail ou à une entreprise – éviter les dépenses inutiles – ne pas faire
de dettes, payer ses dettes.
129 Une seconde famille de manuels regroupe tous ceux des années 1930- 1940, auxquels
s’ajoute un manuel plus ancien, mais qui fut utilisé au moins jusqu’en 1930, et un
manuel contemporain. La plupart des thèmes que l’on vient d’indiquer voient leur
importance relative diminuer, tandis que d’autres idées commencent à prendre une
plus grande place, par exemple le recours au crédit : acheter à crédit des biens de
consommation, c’était une idée absente des ouvrages antérieurs, qui commence à
apparaître vers 1930, et dont l’importance grandira dans les ouvrages des années 60. De
même s’accroît la proportion de problèmes de bilan ou de prévision budgétaire –
budget familial bien sûr, mais aussi budget d’entreprise au sens large du terme : tout se
passe comme si cet accroissement était corrélatif de la diminution du nombre de
problèmes où le calcul prévisionnel s’applique au profit, mais, pour autant que le bilan
doit être positif et le budget équilibré, on peut se demander s’il ne s’agit pas au fond du
même thème sous une forme un peu atténuée121. Et cela d’autant plus que le souci de
calculer le prix de revient, qu’il s’agisse du coût de production ou du prix total dans les
activités de type commercial, est aussi fréquemment évoqué, si ce n’est plus, dans les
ouvrages modernes que dans les ouvrages anciens ; ce seul fait suffirait à prouver que le
profit n’est pas une valeur en décadence dans l’arithmétique.

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GRAPHIQUE N°4 Typologie des manuels selon les attitudes économiques

130 Enfin l’analyse typologique met en évidence l’hétérogénéité des manuels


contemporains : l’un se rattache au groupe précédent, les trois autres sont loin de
constituer une famille. On ne saurait cependant en conclure à un éclatement, dans de
multiples directions, ou à une transformation de la morale socio-économique. D’une
part, en effet, malgré les différences qui les séparent, ces ouvrages ont certains traits
communs, qui révèlent la lente régression, d’autrefois à aujourd’hui, de certaines
idées : l’échange selon la valeur marchande, la prévision du profit, la répartition
inégale. D’autre part, aucun thème, sauf peut-être la condamnation des dépenses
inutiles, ne paraît en voie de disparition, et l’on ne voit apparaître aucun thème
nouveau, du moins par rapport à la période 1930-1940. Les grands thèmes de la morale
traditionnelle, ceux qui nous ont parus constitutifs d’une défense et illustration de la
société bourgeoise – les économies, la propriété, – conservent leur importance, et les
arithmétiques d’aujourd’hui n’insistent pas plus que celles d’hier sur les impératifs de
la croissance économique et l’esprit qui doit leur correspondre, puisque, tout en faisant
une place par exemple au crédit à la consommation, elles l’accompagnent d’une mise en
garde.
131 Il ne faudrait pas expliquer cela par on ne sait quel retard institutionnel inhérent à tout
enseignement : il y a des époques, on l’a vu précisément pour l’arithmétique, où l’école
est parmi les facteurs de changement social. Mais, lorsque l’économie parvient à un
nouveau stade, la diffusion de certaines normes nouvelles de comportement peut se
heurter aux nécessités de la justification des rapports sociaux, ou, comme aurait dit
Marx, le développement des forces productives entrer en contradiction avec le
maintien des rapports de production.

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132 Si nous avons quelque peu insisté sur le contenu de l’arithmétique, c’est non seulement
parce que cette matière et ses effets probables ont été, à la différence de l’histoire et du
français, peu étudiés, mais parce que nous pouvons par là préciser la portée et les
limites de notions comme celle d’école capitaliste et d’inculcation idéologique.
133 On pourrait être tenté, après l’analyse précédente, d’expliquer la présence de
problèmes dans l’enseignement de l’arithmétique, donc la forme que revêt cet
enseignement, par la fonction idéologique que remplit l’école dans les sociétés où se
développe l’industrie capitaliste. Or, lorsqu’on remonte dans le temps, on trouve non
seulement des problèmes, mais souvent les mêmes énoncés dans les arithmétiques
utilisées à l’âge classique.
134 Dans cet enseignement qui s’adresse non seulement aux futurs marchands et artisans,
mais à tous ceux qui auront à compter, les quatre « règles » fondamentales (addition,
soustraction, multiplication, division) sont suivies de la règle d’intérêts, de la « règle de
compagnie » (calcul des parts d’associés), des règles d’escompte, d’alliage, et même de
la « règle testamentaire »122. L’étude de chaque règle comporte des exercices et des
problèmes :
« Si l’aulne de drap coûte 7 livre 2/3, combien doit-on revendre l’aulne pour
gagner… » (1558)123.
« Si 100 1. gagnent en 12 mois 8, combien gagneront 4 800 l. en 3 mois ? » (1558).
« … en combien de pas le chien atteindra le lièvre… » (1558).
« Si en 6 heures on fait 18 toises de tranchée… » (1651).
« Dans une ville de guerre assiégée, il y a des vivres pour 8 mois… » (1752).
« 245 hommes en 15 jours ont fait un certain ouvrage ; en combien de
temps 140 hommes feront le même ouvrage ? » (1758).
« Sur 19 ouvriers, 12 gagnaient le double de 7 autres… » (1787).
135 Il arrive aussi que ces arithmétiques moralisent : une « vertueuse dame », ayant amassé
une somme d’argent par son « bon mesnage », donne aux pauvres, fait un legs pour la
fondation d’un hôpital (1651) ; un capitaine récompense de quelques écus un soldat
blessé... Il arrive enfin que cet enseignement qui, on l’a vu, comporte une part de
science des nombres, soit contraint de construire des exemples ad hoc (on
plante 18 rangs d’arbres, le premier de 4, le dernier de 89) pour illustrer les
progressions arithmétique et géométrique, ou même qu’il propose les jeux d’esprit de
« l’arithmétique curieuse ». L’ouvrage des Frères ne peut complètement éliminer cette
dernière : « on trouvera peu de questions, annonce la Préface, sur les fausses positions
parce que... on s’est plus appliqué à en donner d’utiles que de curieuses » 124. Ce qui
indique que les autres ouvrages en donnaient et nous révèle l’origine et les raisons
d’être de problèmes repris jusqu’à nos jours et que l’on a parfois jugés sévèrement (quel
âge a le père si..., comment partant de Rome et de Paris…, etc.).
136 Que manque-t-il donc à une arithmétique du XVIème ou du XVIIème siècle pour être un
ouvrage de 1830 ou de 1960 ? Bien que cela ne soit pas négligeable, il ne lui manque que
deux choses : des problèmes d’« économie » plus nombreux et un certain nombre de
leçons d’« économie politique », destinées, conformément aux programmes élaborés au
XIXème siècle, à apprendre à l’élève ce qu’est le capital, le salaire, etc. Non pas que les
anciens ouvrages s’abstiennent de définir, par exemple, l’intérêt ; mais la définition
qu’ils donnent est purement technique, ne s’intègre pas à un ensemble d’explications
sur la monnaie et le capital, et ne donne pas lieu à des justifications 125. Autrement dit,
ce qui est nouveau au XIXème siècle, c’est, dans les leçons et aussi les énoncés de

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problèmes, ces amalgames de l’épargne et du capital, du salaire, du prix et du bénéfice,


autrement dit, au sens précis, cette idéologie que nous avons mise à jour.
137 Il ne faudrait pas, non plus, en conclure, que l’artihmétique ancienne ne jouait pas de
rôle dans les luttes sociales : le cours d’arithmétique « vulgaire » de P. Mallet, en 1651,
cherche par sa partie géométrique à prémunir « le seigneur ou le bourgeois » contre les
artisans qui « tâchent continuellement de (l’) attraper »126. Mais ce qu’il leur donne, ce
sont des outils ; ces mêmes outils dont est demandeur le peuple pour contrôler les
privilèges et résister aux prétentions de la noblesse et du clergé. L’enseignement du
calcul ne sert pas à justifier ces privilèges et ne fait pas partie des dispositifs de lutte
idéologique.
138 Cet enseignement à caractère essentiellement professionnel et utilitaire, l’idéologie
économique ne le bouleverse pas de fond en comble. Elle ajoute en quelque sorte
latéralement des significations nouvelles à des énoncés qui ne sont pas beaucoup
modifiés127. L’élève continue à apprendre ce qui lui sera nécessaire dans sa vie
professionnelle et domestique : rendre la monnaie, mesurer un appartement, établir un
devis ou contrôler une facture, utiliser un compte bancaire, etc. Mais en même temps,
et de façon plus ou moins subreptice, lui sont inculquées des représentations et des
valeurs, qu’il s’agisse de la propriété privée, du travail ou du profit.
139 L’inculcation idéologique ne fait donc pas de doute. Elle ne rend pas compte cependant
de la totalité d’une matière d’enseignement telle que l’arithmétique. De plus, et enfin, il
faudrait se demander si l’on peut ramener à l’inculcation d’une idéologie ce qu’effectue
cet enseignement.
140 « Le résultat de l’arithmétique, lorsqu’elle est bien conduite, est d’introduire cet esprit
de calcul qui manque souvent dans nos ménages, qui est la cause d’une infinité de
méprises très nuisibles pour l’économie domestique, et qui, par contre-coup, amène le
dérangement des familles, la perte de leur patrimoine et tous les désordres qui
s’ensuivent. L’esprit calculateur vient à l’appui de la sagesse… » 128. Ne vaudrait-il pas
mieux dire que celui-ci remplace celle-là et que ce qui est ainsi favorisé, c’est plus
qu’une représentation du monde : une manière d’être par rapport au monde et par
rapport aux autres. Parmi les écrivains du XIXème siècle, celui qui a su le mieux lui
donner son expression, ou plutôt sa forme artistique, est sans doute Ch. Dickens 129.
Caricaturant l’éducation donnée par la bourgeoisie industrielle à ses propres enfants, il
décrit, dans le cadre de la ville industrielle de Coketown, l’école où M. Gradgrind,
« homme de fait et de calculs », se charge d’anéantir les imaginations juvéniles. « Ce
n’est qu’une affaire de chiffres, un simple calcul arithmétique » 130 : cette formule
résume la philosophie de ce pédagogue, qui demande aussi à sa fille d’envisager « du
point de vue irréfutable de la raison et de l’arithmétique » la demande en mariage d’un
riche banquier131. Il ne s’agit pas seulement de faire triompher la raison sur les
sentiments : l’identification de la raison au calcul, dans cette pédagogie, a pour fonction
d’empêcher les jeunes esprits de se poser quelque question que ce soit : « Il faut, d’une
manière ou d’une autre tout résoudre au moyen d’additions, de soustractions, de
multiplications et de divisions, et ne jamais rien se demander » 132.
141 La leçon quotidienne d’arithmétique qui succède, dans l’école du XIXème siècle, à la
demi-heure bi-hebdomadaire d’apprentissage du « chiffre » dans les petites écoles, c’est
donc plus que l’inculcation d’une idéologie bourgeoise et l’effet du passage, dans
l’instance idéologique, d’une domination de la région religieuse à une domination de la
région économique. Apprendre l’arithmétique c’est s’habituer à prévoir et à faire

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davantage, au lieu de vivre comme on a toujours vécu et au jour le jour – à soumettre


toutes ses activités à la quantification et à en évaluer les résultats en argent – à vivre
non plus dans une étendue et une durée qualitatives et hétérogènes, mais dans l’espace
et le temps que font mesurer le calcul arithmétique et géométrique – à soumettre tout
ce qu’on fait et tout ce qu’on ressent à la raison calculatrice. Dès lors, la vieille sagesse
n’a plus cours, ni, comme le montrait encore récemment l’exemple des sociétés rurales
en transformation, l’ancienne religion : « une conception du monde empirique et, à
plus forte raison, mathématique, exclut par principe tout mode de pensée qui cherche
un sens, quel qu’il soit, dans les phénomènes du monde extérieur » 133, donc chasse le
sacré de ce monde.

NOTES
1. En 1880, où l’on est porté à minimiser l’œuvre scolaire de l’Ancien Régime, on reconnaît
cependant que « on apprit à compter dans les petites écoles, d’abord à titre exceptionnel, plus
tard presque généralement » (Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., 1ère partie, art. « Calcul »).
2. La présence d’une matière dans l’enseignement ne va jamais de soi et doit toujours être
expliquée. M. Weber remarquait que l’absence de tout enseignement du calcul, même au niveau
primaire, était un trait étonnant de l’éducation chinoise ancienne : les fils de marchands
apprenaient le calcul dans les boutiques, et il n’y eut plus après l’époque médiévale
d’enseignement de l’arithmétique, malgré l’importance des relations commerciales et la diffusion
de l’attitude calculatrice. Cf. H.H. Gerth and C.W. Mills, From Max Weber, New-York, Oxford
University Press, 1958, p. 431.
3. P J. Hélias, Le Cheval d’Orgueil, Mémoires d’un Breton du Pays Bigouden, Paris, Plon, p. 224. Le
grand-père de l’auteur calcule remarquablement de tête, sans être capable d’expliquer comment
il fait.
4. Ch. Charrier, Pédagogie vécue, op. cit., p. 379.
5. Ch. Charrier, op. cit., p. 379.
6. Ibid.
7. Lettres sur la profession d’instituteur, cité ds. H.C. Rulon et Ph. Friot, Un siècle de pédagogie…, op.
cit., p. 151.
8. Cours de pédagogie, op. cit., p. 159.
9. Rappelons qu’il s’agit de l’une des principales congrégations de la Restauration et qu’à
l’époque, comme les autres, y compris les Frères de La Salle, elle n’innove pas, mais suit
l’évolution de l’enseignement.
10. Cité ds. H.C. Rulon et Ph. Friot, op. cit., p. 46.
11. Ibid., p. 152-153.
12. Ibid., p. 159.
13. Ibid., p. 160.
14. Il s’agit du Traité d’arithmétique à l’usage des pensionnaires et des écoliers des Frères des
Ecoles chrétiennes. Il est présenté par G. Rigault (Histoire générale de l’institut des Frères…, op. cit., t.
II, p. 529 sq.). Nous avons consulté la réédition faite en 1818 à Rouen chez Mégard.
15. Op. cit., (éd. de 1818), p. 5. Cette préface est du XVIIIème (cf. Rigault).
16. Ibid., p. 6.

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17. Nous avons analysé les ouvrages ou manuscrits suivants, trouvés dans les archives de
l’institut National de Recherche et de Documentation Pédagogiques à Paris : L’arithmétique de
Valentin MENNHER (?), pour brièvement chiffrer et tenir livres de compte, Lyon, Gabriel Cotier, 1558.
La science des nombres. Première partie du Cours Mathématique abrégé, qui contient l’arithmétique
vulgaire, l’arithmétique curieuse, ... le toisé…, par Pierre MALLET, Ingénieur et Professeur ès
Mathématiques, Paris, 1651. (Extrait de l’Avant-Propos : « … pour épargner mon temps à dicter et
pour épargner celui de mes escoliers à écrire… »).
Livre d’arithmétique mise en pratique selon l’usage des financiers, banquiers et marchands, fait par
Joseph Sollieu sous Melchior Brieugne, Régent des écoles de cette ville, à Saignon,
le 4 janvier 1752 (Ms. 2 R – E – 2145).
Traité d’arithmétique, par M. Sauveur, Professeur royal, … examinateur des Ingénieurs, (Ms., s. d.,
204 082) (1753).
L’arithmétique en sa perfection, mise en pratique selon l’usage des financiers, gens de pratique, banquiers
et marchands, par F. Le Gendre, arithméticien, dernière éd. corrigée et augmentée, Paris, Libraires
associés, 1774.
On peut aussi consulter au Musée Pédagogique (Paris) des cahiers d’élèves de la fin du XVIIIème
et du début du XIXème siècle.
18. P. Leysenne, La première année d’arithmétique, Paris, A. Colin, 139ème éd., 1913.
19. A. Lacabe-Plasteig, Leçons de calcul, Paris, Hatier, s. d., Préface.
20. Cf., par exemple, Nouvelle arithmétique élémentaire à l’usage des institutions, des écoles primaires et
régimentaires, et des commerçants, Paris, A. Rion, 13ème éd. 1853.
21. A. Guillot, Textes organiques de l’enseignement primaire, Paris, S.U.D.E.L., 1963, p. 94.
22. Ibid., p. 93-94.
23. Op. cit., p. 158.
24. Voir H.C. Rulon et Ph. Friot, Un siècle de pédagogie…, op. cit., p. 166 sq.
25. Ṛapports d’inspection générale sur la situation de l’enseignement primaire, op. cit. (1880-1881),
Académies de Paris et de Bordeaux, p. 6.
26. Qui est une pédagogie comme une autre, comme en témoigne le texte suivant, vantant les
mérites de l’enseignement des mathématiques par l’Oratoire à la fin du XVIIème : « L’université,
à cette date de 1680, ne disciplinait l’esprit de ses élèves que par l’asservissement aux règles du
syllogisme. Bacon, Descartes, Pascal avaient pourtant illustré les sciences exactes, qui vont du
connu à l’inconnu, du simple au composé, dans une rigueur de déduction qui ne permet aucun
écart, dans une certitude qui ne laisse subsister aucun doute » (P. Lallemand, Essai sur l’histoire de
l’éducation dans l’ancien Oratoire de France, Paris, E. Thorin, 1887, p. 255-256).
27. Nous nous référons ici aux thèses, déjà évoquées, de Baudelot et Establet, Macherey et
Balibar.
28. F. Girod, Cours d’arithmétique théorique et pratique à l’usage des lycées et collèges…, 19ème éd.,
Paris, E. André, 1899, Préface, p. 6.
29. Cf. Ch. Charrier, Pédagogie vécue, op. cit., p. 381.
30. En 1976, à Toulouse, était donné au Baccalauréat, série A, un problème sur le doublement
d’un capital Co placé pendant n années. En avril 1977, des enseignants distribuent à leurs élèves
des « problèmes pour un 1er Mai » du type suivant : « Un banquier décide d’acheter un immeuble
de 1 000 000 de F (pour qu’il puisse disposer de cette somme, il suffit, par exemple que 1 000 O.S.
déposent chacun 1 000 F à sa banque »). Le Ministère et les syndicats d’enseignants eurent à
débattre de l’affaire. Cf. Le Monde de l’éducation, n° 37, mars 1978.
31. G. Bonheur, Qui a cassé le vase de Soissons, Paris, R. Laffont, 1963, p. 174-176.
32. Cours de pédagogie, op. cit., p. 162.
33. La contribution de l’arithmétique à l’instruction morale et civique est encore préconisée de
nos jours : « l’école primaire fournit aux enfants, pour l’initiation à la vie civique, ... l’apport
documentaire de diverses disciplines (histoire et arithmétique appliquée aux problèmes de la vie

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sociale, notamment) » (A. Godier et G. Salesse, L’initiation à la vie civique, Paris, Bourrelier, 1952,
p. 31).
34. Il faudrait s’interroger sur les raisons de la valorisation du terrassier dans les idéologies du
travail, à la fin du XIXème siècle.
35. L’introduction des mathématiques modernes dans l’enseignement élémentaire ne semble pas
modifier le contenu de l’arithmétique : le prix de revient est calculé à l’aide d’un « opérateur »,
mais on demande toujours de calculer des prix de revient.
36. Il n’est pas inutile de rechercher les caractéristiques sociales des agents sociaux, comme le
font beaucoup d’études contemporaines. Mais ces caractéristiques ne sont pas explicatives : une
institution recrute les agents qu’il lui faut.
37. Voir à l’Annexe I la façon dont ont été choisis les 14 manuels analysés.
38. Voir l’Annexe I pour les précisions méthodologiques concernant l’ensemble de cette étude.
39. Voir graphique n° 1. Le classement est effectué par le calcul d’une « distance » mathématique.
Le graphique peut être lu comme un arbre généalogique : il figure proches parents et parents
éloignés.
40. 11 % contre 5 %.
41. Si deux manuels antérieurs se trouvent classés avec ceux des années 60, c’est que les dépenses
d’alimentation y sont relativement peu fréquentes : ils en demeurent différents par la faible part
de la culture et des loisirs. Quant au manuel qui n’entre dans aucun groupe, il exagère tellement,
en quelque sorte, dans l’anticipation qu’il n’est même pas classé avec les ouvrages
contemporains : on note toutefois que les problèmes fréquents de dépenses de loisirs concernent
des loisirs d’une société traditionnelle et même rurale (fabrication de cartouches pour la chasse
par exemple).
42. 1956 est la date la plus ancienne pour laquelle on a trouvé la réparition des dépenses par
catégories socio-professionnelles.
43. Le manuel à mode de vie populaire est, au point de vue des CSP, en parenté avec l’un
des 3 manuels à mode de vie bourgeois, les 2 autres restants groupés. Si, par rapport au premier
groupe, ce dernier compte davantage de cadres moyens, de professions libérales et d’employés, il
compte aussi davantage d’ouvriers.
45. Alors que les groupes de manuels « fusionnent » à la distance de 177, les données des
recensements de 1954 et de 1962 restent à une distance égale à 354 de l’ensemble des ouvrages
(voir graphique n° 3).
44. Alors que le secteur primaire comptait 47 % de la population active en 1881, 41 %
en 1921 et 36 % en 1946, la population d’agriculteurs au sens large dans les arithmétiques varie
de 10 % à 21 %, le pourcentage le plus faible étant atteint par le groupe qui comporte le plus de
manuels anciens.
45. Cette interprétation est confirmée par le fait qu’au fil des années les manuels mettent en
scène, de plus en plus, les élèves eux-mêmes : alors que dans les anciens ouvrages, la proportion
d’élèves parmi l’ensemble des personnages (personnes actives et non actives) ne dépasse pas 2 %,
elle atteint jusqu’à 9 % dans la période contemporaine (voir tableau détaillé, Annexe I).
46. On a distingué 4 catégories : les artisans et ouvriers des métiers (l’électricien, le peintre,
etc…) – les ouvriers désignés sous cette seule appellation – les ouvriers de fabrique ou d’usine
(tantôt le problème mentionne l’ajusteur, le tourneur, etc., tantôt il parle des ouvriers d’une
entreprise) – les manœuvres et les apprentis (voir le tableau n° 6 à l’Annexe I).
47. On a choisi 2 manuels pour chaque période, soit en tout 6 ouvrages.
48. Voir, par exemple, P. Maillet, La structure économique de la France, Paris, P.U.F., 1967.
49. P. Dandurand, Essai sur l’image de la société dans les manuels de lecture du Cours Moyen, Thèse de
Doctorat d’Université, Paris, 1962, dactylographiée.
50. C. Baudelot et R. Establet, L’école capitaliste en France, Paris, Maspéro, 1971, p. 238-240.

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51. M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, p. 48-59 : l’auteur
souligne que les brochures de Franklin étaient utilisées dans l’enseignement aux Etats-Unis.
52. Rappelons qu’il s’agit de l’analyse des problèmes de maximisation avec rendements
proportionnels croissants et décroissants, enseignée aujourd’hui aux spécialistes de l’économie
d’entreprise (cf. W.J. Baumol, Théorie économique et analyse opérationnelle, Paris, Dunod, 1963).
53. Pour rejeter le reproche d’interprétation abusive, il suffit de se référer aux manuels de
lecture et de morale les plus représentatifs de l’idéologie primaire, tels Le tour de France par deux
enfants, de G. Bruno, ou, du même auteur, cette vaste apologie du capitalisme industriel libéral
qu’est Francinet. Des générations d’élèves y ont appris que la fortune était le résultat du travail et
de l’épargne, que les « fils du riche deviendront pauvres s’ils sont prodigues », alors que « les fils
du pauvre deviendront riches s’ils savent épargner » (Francinet, Livre de lecture courante, Cours
Moyen et Supérieur, par G. Bruno, Paris, E. Belin, 116e éd., 1907, p. 43).
54. 1, 2 % des problèmes de la grille dans les manuels anciens, 2, 6 % dans les manuels modernes.
55. Puisqu’il ne s’agit pas d’économiser en prévision du risque de chômage, ces problèmes ont été
rangés dans une autre catégorie, ce qui explique en partie le faible pourcentage de problèmes de
prévoyance.
56. Leur proportion diminue régulièrement au fil des années, comme le montre le tableau n° 5.
57. Op. cit., p. 154. « Ouvrier si tu places ton modeste capital à la Caisse d’Epargne, tu te rends
service à toi même, car tu retrouveras ton capital grossi au jour du besoin. Tu rends aussi service
aux autres, car l’argent que tu prêtes sera employé à quelque entreprise utile, et il fournira de
l’ouvrage à d’autres ouvriers comme toi » (p. 151). Il n’est pas abusif d’évoquer cet ouvrage pour
éclairer la signification des arithmétiques, car il s’agit d’un livre unique couvrant toutes les
matières du programme, dont le calcul : Francinet doit aussi compter que l’ouvrier qui
économise 10 centimes par jour aura 4 000 F au bout de 40 ans.
Les pages d’économie politique et de morale de G. Bruno peuvent en particulier expliquer les
silences ou expliciter les demi-silences des manuels de calcul : lorsque ces derniers se taisent
presque sur les raisons que l’ouvrier a d’économiser pour faire face aux dépenses imprévues, et
insistent sur l’épargne comme fin en soi et les placements d’argent, Francinet dit très nettement
que si les économies sont utiles à l’ouvrier lui-même, l’épargne-capital est indispensable au
progrès industriel.
58. Ibid., p. 158.
59. Ibid., p. 103.
60. Ibid., p. 151.
61. Ibid., p. 116.
62. A Francinet qui l’envie, Aimée, la petite fille du patron de la manufacture, explique que son
grand-père était colporteur, et que c’est au prix d’un dur travail, de privations continuelles, et
grâce à l’épargne, qu’il a amassé une fortune dont il a bien le droit de jouir sur ses vieux jours. Le
mot « fortune » est assez fréquemment employé dans les anciens manuels de calcul.
63. Sur le total du contenu concerné ce thème représente 5 à 8, 5 % de l’ensemble. Rappelons qu’à
ce moyen classique d’économiser, les manuels contemporains ajoutent l’augmentation du gain, en
particulier par les heures supplémentaires. Le seul indice que nous ayons pu remarquer de légère
transformation des manuels sur ce thème est, dans un ouvrage contemporain, une morale moins
explicite : on demande combien la « baguette » coûte de plus que le même poids de pain
ordinaire, mais on ne demande plus de calculer combien on économiserait par an en achetant du
pain ordinaire (G, 63).
64. Il arrive que l’on réalise des économies en achetant à la coopérative, celle-ci étant par ailleurs
décrite comme réalisant des bénéfices et non comme d’une autre nature que l’entreprise
commerciale capitaliste. L’idée (et une certaine pratique) de la coopérative, dans l’école primaire
française, apparaît non pas comme une concession aux idéaux socialistes de certains enseignants,
mais comme une alternative à la lutte de classes. Ainsi, Francinet donne l’exemple des 28 ouvriers,

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« plus courageux et plus intelligents que leurs camarades », qui, en 1844, à Rochdale, trouvèrent
pour sortir de la misère « un moyen moins hasardeux que les grèves et les luttes toujours
renaissantes » : ils fondèrent une coopérative d’achat et firent participer les membres aux
bénéfices (G. Bruno, Francinet, 116e éd., Paris, 1907, p. 328-329).
65. Voici à ce sujet, entre autres témoignages, celui de Dickens : « C’était là une des fictions de
Coketown. N’importe quel capitaliste qui avait su faire sortir soixante mille livres d’une pièce de
six pence se déclarait toujours étonné que les soixante mille ouvriers qui l’entouraient ne fissent
pas sortir aussi soixante mille livres de six pence, et reprochait plus ou moins à chacun d’eux de
ne pas accomplir ce petit exploit » (Temps difficiles, éd. de la Pléiade, p. 1126). Cette remarque du
romancier accompagne un dialogue où se trouvent condamnés l’imprévoyance des ouvriers, leur
besoin de distractions, etc.
66. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons inclus dans la même catégorie les
problèmes concernant l’économie d’entreprise industrielle, commerciale ou artisanale et ceux
décrivant l’économie familiale. On a dû appliquer ce même principe à l’ensemble des catégories
de la grille, ce qui se justifie d’ailleurs pour autant que l’arithmétique prépare l’élève non
seulement à son rôle de consommateur, mais à son futur rôle de producteur, et prépare au
second à travers le premier, plus familier à l’enfant.
67. W. Sombart, Le bourgeois, Paris, Payot, 1966, p. 106.
68. W. Sombart, op. cit., p. 106.
69. K. Marx, Œuvres, Economie, t. II, Paris, La Pléïade, 1968, p. 1225.
70. K. Marx, loc. cit., p. 1281-1282.
71. K. Marx, loc. cit., p. 1142.
72. K. Marx, loc. cit., p. 1282.
73. K. Marx, loc. cit., p. 1154-1155.
74. « Il est dans la nature des choses que le capital productif apparaisse, dans la représentation
populaire, comme le capital par excellence » (K. Marx, loc. cit., p. 1281).
75. M, 37, 13e leçon. Les expressions soulignées le sont par nous.
76. G. Bruno, Francinet, Paris, 1907, p. 171-173.
77. Ibid., p. 118.
78. Ibid., p. 167 : « La science, le travail et le capital sont les trois grandes puissances qui
domptent la nature ». L’instruction et la science sont une sorte de capital, qui profite à celui qui
les a acquis et à la nation toute entière (cf. p. 164-166). « Plus il y a d’argent ou de capital dans une
société, plus la société fait faire du travail aux ouvriers, et plus aussi elle peut les payer cher »
(p. 313 ; les mots sont soulignés dans le texte).
Grâce à ces procédés caractéristiques de l’idéologie que sont l’association et l’amalgame,
l’ouvrage peut aboutir à la conclusion : « Aussi les ouvriers ont-ils bien tort de maudire le capital,
... le profit de l’un est le profit de tous » (p. 314).
79. Le thème représente 0, 2 à 4 % du contenu concerné selon les manuels. Il apparaît comme la
laïcisation du devoir de charité énoncé par les ouvrages des écoles chrétiennes : les « œuvres »
auxquelles on donne sont des œuvres laïques.
80. A l’exclusion des budgets mentionnant une épargne, dont la signification principale est très
probablement le précepte : faire des économies.
81. Caricaturant le système social de son époque, Dickens porte à l’absolu le principe suivant :
« Personne ne devait jamais, en aucun cas, rien donner à qui que ce fût ou rendre un service à qui
que ce fût sans compensation. La gratitude devait être abolie et les bienfaits qui en découlent
n’avaient aucune raison d’être » (Temps difficiles, éd. de la Pléïade, p. 1305).
82. Le tableau n° 5 montre une décroissance de ce thème lorsqu’on passe du premier groupe de
manuels (3, 5 %) au second (2, 9 %) et aux ouvrages contemporains (0,8 %, – 1, 4 %).

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83. On trouve ici encore le procédé idéologique de l’amalgame : en parlant d’espèces d’un même
genre, en assimilant les salariés, les professions libérales, les entrepreneurs, on efface en bloc
toutes les oppositions.
84. G. Bruno, Francinet, op. cit., p. 88.
85. Op. cit., p. 91.
86. Combien de générations d’élèves de l’école primaire ont-elles répété la célèbre ritournelle
« sans le boulanger aurais-tu du pain ? ». Francinet avait cependant le mérite de reconnaître la
nouveauté de la division industrielle du travail, et combattait les accusations portées contre le
travail parcellaire, la monotonie des tâches, etc. (cf. p. 89 et suivantes).
87. Op. cit., p. 114. La lutte de classe et l’exploitation du travail par les détenteurs des moyens de
production sont cependant évoqués dans une sorte de fable, ou de parabole, celle des deux
sauvages qui ont inventé l’industrie et le commerce en fabriquant des filets de pêche et en allant
les vendre à d’autres en échange de 20 jours de travail. Après avoir accepté le marché, les
employés se révoltent et veulent s’emparer des biens des pêcheurs pour se les partager. L’un
d’eux les ramène à la raison : « Ils profitent, dites-vous, du bénéfice de votre travail ? Mais vous,
ne jouissez-vous pas des filets qu’ils vous ont donnés en échange » (p. 123).
88. Cf. F. Perroux, Economie et société, Paris, P.U.F., 1963, p. 5. Cet auteur parle d’une crise de la
société marchande, qui est celle où « chaque homme subsiste d’échanges et devient une sorte de
commerçant ».
Cf. L. Althusser et P. Balibar, Lire le capital, Paris, Petite Collection Maspéro, 1968, t. II, p. 120 :
« L’universalité de l’échange marchand... se trouve réalisée seulement sur la base du mode de
production capitaliste… C’est seulement sur la base du mode de production capitaliste que
l’ensemble des éléments de la structure économique se répartit intégralement en marchandises
(y compris la force de travail) et en échangistes (y compris le producteur direct) ».
89. Cf. tableau n° 5 : 9 % du contenu concerné dans le premier groupe de manuels, 3, 2 % dans le
deuxième, de 1 à 3 % dans les ouvrages contemporains.
90. Mentionnons pour mémoire les fameux problèmes où l’on demande à quel taux il faut placer
son argent pour obtenir un intérêt annuel de tant, ou encore quel est, entre plusieurs
placements, le plus avantageux. Malgré les changements de programme de 1964, la question de
l’intérêt ne semble pas disparaître rapidement des manuels. Mais il n’est pas besoin de ce genre
de problèmes pour inculquer aux élèves l’esprit capitaliste ; il suffit, comme on vient de le voir,
de les habituer à l’évaluation monétaire (rétrospective ou prospective) de l’activité.
91. F. Perroux, Le capitalisme, Paris, P.U.F., 1958, p. 14. Sur ces problèmes, voir R. Aron, Le
développement de la société industrielle et la stratification sociale, 1er et 2e partie, Paris, C.D.U.
92. K. Maix, Principes d’une critique…, in Œuvres, Economie, t. Il, La Pléïade, p. 208.
93. Les problèmes de prix de revient ont une importance égale à chacune des deux catégories
précédentes (économies et comptes). Ils représentent 19 à 28 % du contenu concerné (cf. tableau
n° 5). Encore a-t-on exclu de cette catégorie les problèmes où il est demandé de faire le total des
dépenses engagées (pour faire une clôture, tapisser une pièce, etc.), lorsqu’aucune mention
n’était faite de frais annexes ou de main-d’œuvre.
94. K. Marx, Travail salarié et capital, loc. cit., t. I, p. 208.
95. Voir par exemple le témoignage de Jean Guéhenno, sur les rapports entre patrons et ouvriers
vers 1900 : « L’industriel gardait les mœurs d’un gagne petit… Lui demander une augmentation
de salaire, si minime qu’elle fût, c’était proprement « lui arracher le ventre », comme il disait,
vouloir le mettre sur la paille, bouleverser le marché, et détruire la patrie. Et les prix de revient !
s’écriait-il, on voit bien que vous n’avez pas à les faire, vous !
Les prix de revient ! C’était le secret de l’entreprise, la panacée d’une maison, le mystère sacro-
saint au nom duquel nous pouvions tous mourir…
Les contradictions du temps étaient en eux. Car, s’il leur paraissait légitime, nécessaire au
développement de leurs entreprises et à la prospérité du commerce et de l’industrie qu’on

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fabriquât et qu’on vendît toujours plus de souliers, de robes et de chapeaux, l’idée ne leur venait
pas qu’il nous fallait à nous, pour en acheter, toujours plus d’argent ». (J. Guéhenno, Changer la
vie, Mon enfance et ma jeunesse, Paris, Grasset, 1967, p. 54-56).
96. Voir L’illustration, 2 décembre 1922.
97. A travers certaines expressions, on voit poindre, dans les anciens manuels, une autre
justification du salariat, que Francinet intègre dans l’apologie du marché et du capitalisme libéral.
Le problème « un propriétaire a fait marché avec 4 ouvriers pour l’exploitation d’une coupe de
taillis… » (B, 23), évoque les pages où G. Bruno célèbre le marché libre, la libre concurrence.
Chacun est libre de travailler, de contracter, de vendre comme il veut ; les contrats passés
librement – par exemple entre les sauvages qui échangent des filets de pêche contre vingt
journées de travail – sont justes par définition. Cf. G. Bruno, Francinet, Paris, 1907, p. 123, 114, 194.
98. Les problèmes de cette catégorie atteingnent 8 % du contenu concerné dans le premier
groupe de manuels (qui ne comporte que des ouvrages antérieurs à 1914) ; leur proportion
diminue notablement dans les autres groupes (cf. tableau n° 5).
99. Les signes mathématiques de l’inégalité ne sont pas enseignés dans le « calcul » traditionnel.
L’élève n’a jamais affaire qu’au signe –, même lorsqu’il doit trouver des parts inégales.
100. Notons au passage que les manuels ne font pas le silence sur le travail des enfants dans les
fabriques et sur le caractère bon marché de cette main-d’œuvre : un ouvrage parle d’un atelier
« occupant » 12 hommes et 7 enfants, et signale : « la journée d’un enfant est payée la moitié de
celle d’un homme ».
101. L’habitude de considérer le « temps mis pour... » est sans doute transmise par les problèmes
de trains, d’automobiles, d’avions, etc. Mais nous ne les avons pas inclus dans cette catégorie –
qui comporte 6 à 12 % du contenu concerné – car ils ne concernent pas l’activité professionnelle,
sauf lorsqu’il s’agit de gagner du temps en prenant un moyen de transport plus rapide.
102. Exemple : « Un tisserand qui travaille 12 heures par jour fait 5/4 de mètre de tissu par heure.
Quel sera son gain au bout d’une semaine de 6 jours de travail, si le mètre est payé 0, 25 F ? » (M,
17).
103. La chose est particulièrement facile lorsque, comme dans l’exemple du tisserand cité ci-
dessus et extrait d’un manuel dont la première édition date de 1904, on recourt à ce que Marx
aurait appelé la fiction de la vente au patron du produit fabriqué par le travailleur.
104. On ne l’a pas fait pour éviter le reproche d’interprétation abusive. Telle quelle, la catégorie
représente encore en moyenne 6 % du contenu concerné.
105. Les problèmes peuvent très bien ne pas prononcer de jugement de valeur et, par des
énoncés objectifs, y contraindre cependant. Soit l’exemple de deux ouvriers potiers qui ont gagné
ensemble 126 F mais dont l’un « a fait 3 fois le nombre d’assiettes de son camarade » (G, 63).
L’énormité de la différence ne peut que faire considérer l’un des potiers comme un paresseux. Et
en demandant à l’élève de répartir les 126 F proportionnellement au travail de chacun, c’est-à-
dire équitablement, on lui fait sanctionner la différence.
106. « Faire fortune est une si belle phrase et dit une si bonne chose, qu’elle est d’un usage
universel » (La Bruyère, cit. in Littré, Dictionnaire de la langue française, v° Fortune).
107. M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, p. 63.
108. Id. ibid., p. 65.
109. Id. ibid., p. 63.
110. G. Bruno, Francinet, E. Belin, Paris, 1907, p. 310.
111. Le tableau n° 5 montre que les problèmes d’investissement représentent 6 à 8 % du contenu
concerné, les problèmes d’acquisition de propriété et de transmission d’héritage, environ 5 %. De
plus, si on exclut les achats de terres de la catégorie investir, celle-ci ne comprend plus, selon les
manuels, que 1 à 6 % des problèmes.
112. A supposer que les économistes soient en mesure de fournir une définition univoque de
l’investissement, on ne disposait pas de critères de distinction pour déterminer si tous les

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problèmes d’achats de terres pouvaient être inclus dans la catégorie, au même titre que l’achat
d’une usine par un industriel, d’un entrepôt par un commerçant, etc. De plus, ce que nous
inclinerions à considérer comme tentative d’augmentation de la production est parfois présenté
comme augmentation de la valeur de la propriété : « une prairie de 30. 800 m 2 vaut actuellement
les 4/5 de ce qu’elle vaudra lorsqu’elle sera améliorée par l’irrigation. Quelle sera sa valeur...? »
(L, 20).
113. L’acquéreur est parfois, dans ce manuel (M, 17), désigné par les mots « mon père ».
114. Le thème de la propriété représente 2 à 5 % du contenu concerné ; il ne représente jamais
moins de 4 % en moyenne si on y joint le thème de l’héritage. On a exclu de cette catégorie les
problèmes d’achats de propriétés suivis de revente avec bénéfice : ils illustrent en effet une autre
valeur, à savoir le profit. Mais on en a exclu aussi des énoncés qui, sans contenir le schème de
l’acquisition, peuvent néanmoins être considérés comme des illustrations de la valeur propriété,
à savoir tous ceux où un terrain est simplement évalué ou mesuré. Or ils sont très nombreux en
géométrie.
115. Comme le montre M.G. Raymond, les théoriciens de l’habitat populaire à la fin du XIXème
siècle pensent qu’en devenant propriétaire de sa maison, le citadin prolétaire retrouvera les
vertus du paysan et respectera les institutions sociales (« Idéologies du logement et opposition
ville-campagne », in Ṛevue Française de Sociologie, IX, 1968, p. 191- 210).
116. G. Bruno, Les enfants de Marcel, Instruction morale et civique en action, 40ème éd., Paris, E. Belin,
1891, p. 261.
117. Cf. tableau n° 5 : les problèmes de crédit représentent 1, 4 % du contenu concerné dans les
groupes d’anciens manuels, 2, 6 à 3, 7 % dans les autres.
118. On a distingué 4 catégories de problèmes : les achats à crédit de propriétés, les recours au
crédit pour investir (en achetant des machines, par exemple), les achats à crédit de biens de
consommation, les emprunts (avec intérêts) dont l’objectif est peu ou mal défini. On a, de plus,
compté le nombre de problèmes où se faisait jour une attitude défavorable à l’égard du crédit :
bien que le calcul ne puisse pas à proprement parler « condamner », il peut, en effet, susciter la
défiance en demandant à l’élève « combien on paye en plus » par rapport au comptant. Le thème
du crédit à la consommation partage nettement les manuels en 3 groupes correspondant
aux 3 périodes délimitées a priori. Par rapport à l’ensemble des problèmes de crédit, ce thème
représente en effet 0 % dans les manuels de la période antérieure à 1930, 2 à 26 % dans ceux de la
période 1930-40, de 43 à 53 % dans les manuels contemporains (à l’exception de l’un d’entre eux
qui, par maints autres traits, se rattache aux ouvrages d’avant-guerre). Le jugement défavorable,
du point de vue économique, au crédit ne se rencontre dans aucun manuel ancien ; il est présent
dans 5 à 12 % des problèmes de crédit pour la 2e période, dans 12 à 31 % de ces mêmes problèmes
pour la période contemporaine.
119. Il s’agit des mêmes ouvrages qui se regroupaient aussi du point de vue du style de
consommation, et, là encore, l’un des anciens manuels, qui fut réédité pendant 20 ans, se classe
avec les ouvrages postérieurs. Les différences obéissent donc à une certaine logique et ont été
saisies sous divers aspects par les grilles d’analyse.
120. Si on réunit en effet les thèmes groupés sous les catégoriesk) et I) du tableau n° 5, on
observe les pourcentages suivants : 17, 3 % du contenu concerné dans le 1er groupe de manuels,
11 à 13 % pour les autres.
121. Rappelons que les calculs du profit à réaliser sont une espèce – que nous avons dissociée
pour les besoins de l’analyse – dans le genre des problèmes de bilan et de prévision. Les énoncés
sont du type : que faire pour réaliser un bénéfice de...?
122. Cours manuscrit de 1651 cité plus haut. L’exemple est le suivant : un homme mourant laisse
par testament son bien qui vaut 12 000 livres « à sa femme, qui est grosse, par telle condition que
si elle enfante une fille, elle prendra les 3/4 de tout le bien... » (p. 87).

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123. Pour chaque problème est indiquée la date de l’ouvrage ou du manuscrit de la liste donnée
ci-dessus (note 555).
124. Arithmétique… par F.P. Silvestre, op. cit., p. 10.
125. « Intérêt, gain ou mérite est le profit d’une somme d’argent pour un temps assigné » (La
science des nombres, par P. Mallet op. cit., p. 164). Dans l’ouvrage des Frères, une note rappelle
simplement les cas où l’intérêt est licite et définit l’usure. Il s’agit évidemment de rassurer la
clientèle des pensionnats, qui redoutent beaucoup, en la matière, les positions « jansénistes ».
126. Op. cit., p. 262.
127. C’est la raison pour laquelle cette matière passe facilement pour presque neutre, même aux
yeux des enseignants de gauche.
128. Cours de Pédagogie, par A. Rendu fils, op. cit., p. 162.
129. Dickens ne passe pas pour avoir eu la tête politique, mais, comme le dit G. Deleuze
(Présentation de Sacher Masoch, éd. 10/19, 1971, p. 10), « la symptomatologie est toujours affaire
d’art ».
130. Dickens, Temps difficiles, Paris, éd. de la Pléïde, 1956, p. 1006.
131. Ibid., p. 1104. Il y a, dans ce passage un véritable système de symboles : la pièce où le
personnage convoque sa fille est une sorte d’« observatoire » statistique empli de chiffres sur les
questions sociales, et, de l’une des fenêtres, on voit fumer les cheminées de Coketown.
132. Ibid., p. 1054.
133. M. Weber, cité par R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 549.

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Chapitre VIII. L’école et la nation

1 Dans le programme de l’école primaire, outre l’écriture, la lecture devenue langue


française et l’arithmétique, il y a encore d’autres matières. Elle ne sont cependant pas
créées de toute pièce pour s’ajouter à celles de l’ancienne école : en un sens le nouveau
programme apparaît comme prolongeant, amplifiant et modifiant l’ancien, et cela peut
permettre d’en mieux comprendre la signification.
2 L’écolier des petites écoles, même lorsqu’il n’apprenait pas, ou pas beaucoup, à écrire et
compter, lisait des ouvrages religieux, une civilité, et récitait son catéchisme. On a
parfois considéré que ce dernier constituait l’essentiel de l’ancienne école : mais le
catéchisme n’est pas beaucoup mentionné dans les contrats des régents et surtout,
même chez les Frères, le maître ne l’enseigne pas, devant laisser cela au prêtre.
Remplaçant le catéchisme par l’instruction morale et civique, ajoutant, puis
substituant, l’histoire de France à l’histoire sainte, l’école laïque du XIXème siècle a fait
au moins autant que celle qui l’a précédée, – et sans doute plus si l’on considère l’école
rurale. Elle a diffusé une morale sociale et une religion civile. Redisons-le : c’est à
propos de l’histoire et de la géographie, lorsque s’esquisse un élargissement de
l’enseignement entravé par la formule de l’école mutuelle, que Gérando parle d’une
quasi-magistrature de l’instituteur. De ce point de vue, histoire, géographie, chant,
morale, récitation forment un tout dont on n’épuise pas la signification en évoquant la
reconquête de l’Alsace-Lorraine, en dénonçant le nationalisme ou ce colonialisme qui
poussait l’absurdité jusqu’à faire réciter « nos ancêtres les Gaulois » par les indigènes.
3 Dans son cours sur « l’éducation intellectuelle à l’école primaire » 1, Durkheim, après
avoir retracé les origines de cet enseignement (Coménius, Pestalozzi), montrait que
celui-ci avait et devait avoir pour tâche de transmettre les « catégories » ou plutôt les
« notions-mères » qui président à notre idée du monde, de la vie, de l’homme 2. Des
disciplines comme la grammaire et l’histoire concourent à cette formation de
l’entendement3. D’autre part, le cours sur « l’éducation morale à l’école primaire »
montrait que, dans une école que se laïcise – phénomène « normal », et non accident
historique, puisque le processus a commencé depuis plusieurs siècles 4 – il fallait
retrouver les vérités religieuses en les projetant sur le plan de la pensée laïque 5. « Si
pour rationaliser la morale et l’éducation morale, disait Durkheim 6, on se borne à
retirer de la discipline morale tout ce qui est religieux, sans rien remplacer, on s’expose
presque inévitablement à en retirer du même coup des éléments moraux... Il ne faut

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donc pas se contenter d’effectuer une séparation extérieure ». Que par la grammaire,
l’histoire, la morale, on transmette à l’enfant plus que de simples idées, qu’on lui
transmette l’équivalent des vérités religieuses : comment l’école s’est-elle acquittée de
cette tâche ?
4 La loi Guizot rendit l’histoire et la géographie obligatoires dans les Ecoles primaires
supérieures et facultatives dans les Ecoles primaires. Explicitement borné à « quelques
dates et quelques noms » par la loi de 1850, cet enseignement devient obligatoire après
que l’Exposition Universelle de 1867 ait montré le retard de la France sur les autres
pays, et on a pu dire qu’il fut le grand bénéficiaire des lois de 1878-1882 7. Pendant ces
cinquante années, tout le problème paraît être d’ampleur, de moyens et de méthode. Au
départ, on fait apprendre par cœur les nomenclatures et les dates dans les Abrégés. Les
manuels des Frères, celui de l’abbé Gaultier qui avait tant fait pour les écoles mutuelles,
utilisent la méthode catéchétique. La Conduite des écoles chrétiennes de 1837 introduit cet
enseignement nouveau en restant fidèle à sa pédagogie : pour l’histoire de France
comme pour l’histoire sainte, « le vendredi on fera lire la leçon mensuelle que les élèves
de la troisième et de la quatrième section doivent réciter durant ce mois, et le maître
pourra faire quelques observations qui serviront d’explications » 8. Pour la géographie, un
élève lit la leçon lentement, tandis qu’un autre montre les lieux sur la carte avec une
baguette. Ces cartes murales, ainsi que les tableaux utilisés dans l’enseignement
mutuel, ont été préconisés et réalisés par Achille Meissas, qui s’était voué à
l’enseignement populaire après avoir renoncé à la carrière militaire et être devenu
(sans formation) professeur dans l’institution de l’abbé Gaultier 9.
5 Vers 1860, le célèbre manuel de géographie de Meissas et Michelot a l’originalité,
soulignée dans la préface, de présenter un texte suivi10. C’est le signe d’un changement :
réciter la géographie ne signifie plus seulement dire un nom lorsque le maître ou un
écolier désigne sur la carte muette un fleuve, un golfe ou un cap. Le changement est
encore plus sensible en histoire : on préconise un enseignement oral, des récits au lieu
des listes de noms et de dates. C’est que, depuis longtemps, on veut que l’histoire soit
« un véritable cours de morale pratique »11 : « L’histoire du monde ne nous révèle-t-elle
pas ce qui a droit à notre estime, pour nous engager à nous conduire en
conséquence ? »12. Or, pour que l’enseignement produise cet effet, il faut non seulement
que le maître dégage la morale de l’histoire, mais qu’il le fasse avec la « chaleur »
propre à éveiller les sentiments des élèves13.
6 Le changement des méthodes – refus de la pure mémorisation, recours au concret,
parole magistrale – est donc à référer à cette finalité. On la saisira encore mieux si l’on
note qu’après 1880, E. Lavisse, dans le Dictionnaire de Pédagogie, réduit à cent lignes la
chronologie de l’histoire de France que l’on doit confier au début de l’année à la
mémoire des jeunes enfants, pour en venir très vite à « l’enseignement proprement
dit »14. Traçant le schéma sur lequel le maître pourra broder, Lavisse entend par
« enseignement » un parallèle entre nos ancêtres barbares et la société présente, suivi
de l’exposé des grandes étapes du progrès qui a conduit de l’un à l’autre :
« Donnez quelques détails sur la vie des Gaulois, toute voisine encore de la barbarie.
Décrivez les huttes sans fenêtres et sans cheminées, la façon gloutonne de manger
avec les mains, le vêtement, sous lequel il n’y avait pas de chemise… Ajoutez
l’oisiveté de la vie barbare, l’inhabileté au travail agricole et à l’industrie, l’humeur
belliqueuse et les expéditions de guerre... Dites pourtant que ce vaillant n’était pas
toujours un bon soldat…
La Gaule conquise entre dans la civilisation romaine ; mais dire à un enfant que la

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Gaule passe de la barbarie à la civilisation, c’est lui dire des mots. Faites lui
comprendre la chose par des signes extérieurs... Dites ce qu’était une ville
romaine... ; dessinez ou montrez quelques uns de ses grands monuments... Au
temps des Gaulois, il n’y avait pas d’écoles ; on n’écrivait pas, on ne lisait pas ; au
temps des romains, il y a partout des écoles en Gaule. L’enfant comprendra la
différence. Mais il est à craindre qu’il ne se croie déjà dans les temps modernes.
Dites alors un mot de l’esclave »15.
7 Un « enseignement moral et patriotique » : voilà ce que préconise Lavisse, et aussi ce
qu’il réalise dans sa célèbre Première année d’Histoire de France, apprise par des
générations d’écoliers entre 1870 et la revanche à laquelle elle a probablement
contribué pour sa part. Mais il ne faut pas oublier le premier adjectif par lequel le
pédagogue de l’histoire caractérise cet enseignement pour l’école primaire : « moral ».
Il s’agit moins, comme le montre le texte cité, de décrire l’enchaînement des faits
historiques depuis les origines jusqu’à nos jours (cela est fait dans le sommaire appris
en début d’année), que d’opposer notre civilisation, avec ses valeurs, à la barbarie des
temps passés. Les Gaulois sont nos ancêtres, mais ils sont surtout ces barbares que nous
ne sommes plus, ou plutôt que nous ne devons plus être. C’est pourquoi l’école
colonisatrice, apportant la civilisation aux peuples barbares, participant d’une
entreprise conçue comme d’adoption et d’intégration, a pu apprendre la même histoire
aux jeunes indigènes et aux jeunes français.
8 Enseignement à caractère moral donc, mais aussi à caractère mythique et religieux.
« Charles Martel à Poitiers, Roland à Roncevaux, Godefroi de Bouillon à Jérusalem,
Jeanne d’Arc, Bayard, ... », les grandes figures de l’école primaire, qui sont encore dans
la mémoire des Français, Lavisse et d’autres en avaient soigneusement prévu la mise en
scène. Celui-ci, en effet, déplorait la disparition des « contes du foyer », l’oubli des
légendes populaires et concluait, assignant à l’instituteur une tâche de barde et de
missionnaire : « puisque nos poètes, même quand ils sont démocrates, n’écrivent point
pour le peuple ; puisque la religion ne sait plus avoir prise sur les âmes…, cherchons
dans l’âme des enfants l’étincelle divine »16.
9 « Je me rappelle que c’est avec une sorte de religiosité que nous prononcions les mots :
Liberté, Egalité, Fraternité »17. Parmi les nombreux témoignages de l’efficacité des
multiples résonances entre histoire, morale, récitation, etc., on peut évoquer celui d’un
homme d’outre-mer, élevé à la communale au début de notre siècle. G. Monnerville y a
appris par cœur, avec la Déclaration des droits de l’homme, le texte du Rapport au
gouvernement provisoire de 1848 où V. Schoelcher proclamait que l’affranchissement
des esclaves était « intimement lié au principe même de la République », et que celle-là
donnait à ceux-ci la France pour patrie. La leçon d’instruction civique du samedi « se
terminait toujours par un chant patriotique, le Chant du départ par exemple ».
« Défilaient devant nos yeux, ajoute l’auteur, Valmy, Jemmapes, la marche ailée de la
Liberté à travers l’Europe, le triomphe des idées de la Révolution française. Nous avions
vite fait de nous identifier aux soldats de l’an II, sous l’inspiration de Victor Hugo ».
10 A travers les difficultés de sa mise en place, les Ṛapports d’inspection de 1880 témoignent
de la forme donnée à l’enseignement de l’histoire et de la géographie. Les leçons sont
encore apprises dans les livres et il n’y a pas de « causeries », déplorent certains
inspecteurs18. Le cours élémentaire d’histoire est mêlé de récits biographiques et
anecdotiques, remarque un autre, mais on donne trop de place aux récits de bataille.
Souvent, dit l’inspecteur chargé de visiter le Calvados, on fait de l’histoire « un cours

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d’enseignement patriotique et civique » : que l’on continue, et l’on arrivera vite, ajoute-
t-il sans avoir besoin de préciser où19.
11 L’histoire doit être enseignée d’après la méthode d’exposition orale ; l’enseignement de
l’histoire doit être « pittoresque »20. C’est ce que redisent les manuels de pédagogie
après la première guerre mondiale. Et il faut croire que cette façon de faire s’est
répandue, car on éprouve le besoin de procéder au rappel d’un certain nombre de
nécessités : ne pas mépriser la mémoire des faits et des dates, se servir du livre (la leçon
sans livre demande que le maître ait de grandes qualités) et faire apprendre les
résumés. La méthode découle des caractères mêmes de l’enseignement ; l’histoire ne
peut être une science et se borner à l’exposé de l’enchaînement des faits 21. Plus que tout
autre, son enseignement mérite le nom de leçon : l’impartialité ne doit pas empêcher
de juger les événements et les hommes. L’histoire a partie liée avec trois choses
essentielles : le patriotisme, le civisme et la morale 22. Autant dire, avec Lavisse encore,
qu’ainsi conçue elle devient « la grande inspiratrice de éducation nationale » 23. La
géographie, sans laquelle l’enfant serait comme un étranger dans son propre pays, et
qui développe en lui un patriotisme éclairé24, y contribue pour sa part.
12 Si l’on veut comprendre la nature et l’importance de ces matières d’enseignement, ce
n’est donc pas seulement aux idéologies politiques qu’il faut les rapporter, et encore
moins à leurs avatars d’une époque, par exemple celle de la revanche sur la Prusse,
mais plutôt à ce nationalisme dont parlait Gramsci lorsqu’il analysait la constitution du
« bloc national populaire » succédant au « bloc catholique féodal » 25, et qu’il définissait
comme dernière forme de l’hérésie religieuse ; ou encore à la construction d’un passé
historique qui fait partie intégrante de la constitution de toute nation. Une étude
conduite de ce point de vue rendrait sans doute compte de la place accordée à certains
événements dans notre histoire primaire (et par là dans notre mémoire sociale). C’est
ainsi que G. Duby a pu esquisser l’analyse du rôle tenu par Bouvines dans les manuels
scolaires26. Certes, sous la Restauration, le récit de la bataille fournit des arguments aux
tenants de l’idéologie de la royauté bourgeoise : la victoire est l’œuvre « du roi et du
peuple »27. Mais Bouvines figure en bonne place dans tous les manuels jusqu’en 1945 et
elle est toujours présentée comme première victoire nationale : on insiste sur le rôle
des milices communales, même dans les ouvrages des Frères, qui précisent simplement
que les communes étaient l’œuvre de la monarchie et lui étaient attachées 28.
13 Dès lors, il n’est pas étonnant qu’une analyse comparative des manuels des écoles
laïques et des écoles privées de 1882 à nos jours29 montre, outre une progressive
atténuation des différences, une certaine identité sur l’essentiel, par-delà des
divergences dans l’idéologie politique au sens strict du terme. De la troisième
République au début de la cinquième, l’école libre a diffusé des idées de droite 30. Au
silence des manuels publics sur la mort de Mgr. Affre (parfois notée, mais jamais
illustrée) répond le silence des manuels privés sur la mort du député Baudin. Mais « au
plan de la signification historique et mythique, la Jeanne d’Arc des écoles libres n’est
pas autre que celle des écoles publiques »31. Et si pour les uns la France hexagonale est
un don de Dieu et pour les autres un bienfait de la nature, elle est de toutes façons l’un
de ces symboles fondamentaux que les observateurs étrangers découvrent dans la
conscience des français32.
14 La symbiose histoire-géographie-morale-instruction civique rend également compte
des particularités de l’enseignement des deux dernières matières. Sans pouvoir les
analyser, ce qui demanderait une étude entière, il faut en effet remarquer que la

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morale, dans l’école primaire au début de la Troisième République, est en quelque sorte
écartelée entre la civilité qu’elle prolonge et une instruction civique qui est plus
qu’instruction. On peut consulter, sur ce point, les résultats de l’enquête demandée aux
inspecteurs d’Académie et aux inspecteurs primaires par le Ministre de l’instruction
publique à l’occasion de l’Exposition universelle de 188933. Dans les écoles où la leçon de
morale se fait, ce qui n’est pas toujours le cas, les inspecteurs déplorent qu’il s’agisse
souvent de la « morale utilitaire », voire de la « civilité puérile et honnête » 34. Lorsqu’il
s’agit d’évaluer les résultats de cet enseignement, les rapporteurs s’en montrent un peu
insatisfaits, mais signalent que les enfants sont plus polis, plus serviables, qu’ils ont
davantage de tenue et ne maltraitent « presque plus » les animaux. L’enseignement lui-
même pèche par défaut : il « porte surtout sur les vertus secondaires et peu de place y
est donnée aux grandes vertus »35. Mais certains instituteurs (et implicitement certains
auteurs de manuels) encourent un autre reproche : « l’instruction civique, note
l’inspecteur de Céret, trop souvent absorbe l’enseignement moral, comme cela se
passait avec l’instruction religieuse »36. Quant à celui de Brioude, il dit des instituteurs
de sa circonscription : « l’enseignement de la morale civique, expression abrégée qui
indique leur conception à cet égard, ne comportait aux yeux du grand nombre que
l’éducation du citoyen et du patriote »37. Une morale civique : la synthèse a, pour
d’autres, des avantages. Ceux-là constatent un progrès de la « raison publique » : « la
probité des écoliers se manifeste dans plus d’une occasion... La fraude envers l’Etat ou
la commune n’est plus considérée comme un article de foi, et l’on se rend même
compte des nécessités inéluctables de l’impôt... De plus, nos écoliers sont plus portés à
s’entraider et comprennent déjà toute la valeur de la solidarité » 38.
15 Si, enfin, on considère le chant à part des autres éléments (histoire, géographie,
instruction civique...) auxquels il est en un sens lié, on peut aisément montrer que sa
signification n’est pas seulement patriotique. Entre les deux guerres, les pédagogues en
recommandent toujours l’usage disciplinaire qu’il avait dans l’école mutuelle. A l’entrée
et à la sortie des classes – moments toujours considérés comme très importants pour
l’ordre qui définit l’école – « il rythme la marche des élèves et empêche tout désordre »
39
. Un chant gai évite l’ennui qu’on ne doit jamais laisser pénétrer dans les classes, et,
lorsque l’attention des élèves faiblit, les faire chanter évite que la détente dont ils ont
besoin ne dégénère en dissipation.
16 Par ailleurs, le chant, qui a sa place marquée dans l’emploi du temps et constitue ainsi
un exercice particulier, doit être « le complément et l’illustration de l’enseignement de
la morale »40 : outre l’héroïsme, il exalte la fraternité, le travail, la famille... On attend
des chants appris, et qui se retiennent mieux que les leçons, qu’ils soutiennent l’homme
dans sa vie, en particulier dans les moments difficiles. Il faut donc les choisir avec soin
et les faire répéter fréquemment. Par les caractéristiques de ses paroles, le chant
scolaire va donc s’opposer aux refrains « vulgaires », aussi bien qu’aux chansons
révolutionnaires. Mais on redoute encore les chants populaires anciens, et si les
célèbres recueils de Maurice Bouchor et Julien Tiersot en reprennent souvent la
mélodie, ils y adaptent des « poésies » nouvelles41.
17 La lutte, en particulier idéologique, de classe n’est pas absente, on le voit, de cette
matière scolaire. Vouloir développer chez l’enfant le goût du beau, lui apprendre à
« distinguer ce qui est simple et noble de ce qui est prétentieux et vulgaire » 42, c’est
combattre le goût populaire qualifié de mauvais goût. Le chant scolaire, comme le
développement des orphéons et concerts classiques populaires, participe de la grande

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lutte de l’école contre le cabaret : demandant aux instituteurs de ramener la musique à


l’école en défendant la musique classique, l’Inspecteur A. Dupaigne déclare que cette
dernière est seule « incompatible avec le cabaret, notamment avec sa forme nouvelle, le
café-concert, cette honteuse invention qui se répand dans notre pays comme une lèpre,
et qui est partout devenue non seulement la ruine des mœurs, mais certainement aussi
la ruine de la musique »43. C’est bien aussi l’attachement à certaines idées et à certaines
valeurs que l’on veut obtenir par le chant. C’est bien aux classes laborieuses que l’on
songe lorsqu’on espère que plus tard, comme à l’école, chanter permettra de travailler
avec joie. Défendant en 1883 cet enseignement récemment devenu obligatoire – parce
qu’une partie des familles admettent mal qu’à l’école on apprenne autre chose que
l’orthographe et le calcul – et parlant à « Jacques Bonhomme » de ses fils, F. Buisson
s’écriait : « Est-ce que leur carrière ne sera pas assez dure pour qu’ils aient besoin eux
aussi de tout ce qui console et de tout ce qui charme, de tout ce qui relève et de tout ce
qui aide à vivre ? Va, tu ne sais pas si quelque jour ce ne sera pas un de ces refrains
d’enfance, appris à l’école, qui soutiendra ton fils à l’heure du danger, qui lui rappellera
son devoir et le préservera de défaillance… »44.
18 Mais on ne peut oublier que c’est la musique vocale qui fut introduite, pour ses effets sur
les mœurs, dans l’école et, d’autre part, que le chant doit y être suivi de théorie
musicale, avec les exercices correspondants. Pour un homme comme Rendu, exercer les
élèves à la musique vocale entre dans le cadre de cette éducation esthétique, qui, liée à
l’éducation intellectuelle, a pour but de « contenir », de « modérer », d’« épurer » la
faculté de sentir45. Il cite la circulaire du ministre de l’instruction publique de Prusse,
qui, faisant entrer l’enseignement de la musique dans le cadre de l’éducation adjointe à
l’instruction, lui assigne pour objet de cultiver la sensibilité et de faire prendre de
bonnes habitudes. Il évoque l’exemple de la Suisse, où les jeunes gens, au lieu de perdre
leur temps, les jours de fêtes, en conversations frivoles et de s’adonner à l’ivrognerie, se
réunissent pour chanter des hymnes religieux et des airs nationaux. Il se félicite des
efforts tentés en France, grâce à la méthode Wilhem, pour introduire la musique vocale
à l’école, et constate avec satisfaction que les Frères des écoles chrétiennes ont suivi
l’exemple46.
19 Par là, on le voit, l’éducation musicale apparaît davantage située du côté de la police
des mœurs que de l’inculcation idéologique : elle s’ajoute à bien d’autres techniques
d’occupation des temps pendant lesquels l’individu n’est pas soumis à la loi du travail, à
bien d’autres moyens de suppression du temps vraiment libre. De plus, technique
scolaire nouvelle au XIXème siècle, elle est avant tout une technique pédagogique : il
s’agit moins de faire apprendre aux enfants du peuple des chants ayant un autre
contenu que les chansons apprises dans leur milieu, que de les leur faire apprendre au
sens scolaire du terme, de leur faire connaître la musique et de les soumettre à des
exercices musicaux. Non plus, ou plus seulement, apprendre des chants par audition et
imitation, mais amender sa voix en la pliant à de savants accords 47, acquérir
progressivement des notions de théorie musicale et se soumettre à des exercices
progressifs (solfège, dictées musicales…).
20 Rien n’est plus significatif à cet égard que la manière dont a été introduit
l’enseignement de la musique au début du XIXème siècle et la personnalité de
l’inventeur de la méthode. Celui auquel Rendu, après bien d’autres, rend hommage,
Wilhem, de son vrai nom G.L. Bocquillon, ne paraissait nullement prédestiné à devenir
l’introducteur de l’enseignement musical à l’école primaire, l’auteur des Tableaux et du

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Guide de méthode utilisés à l’école mutuelle. Né en 1781, fils d’officier sans fortune,
élève à l’école de Liancourt (future école des Arts et Métiers) où l’on mourait de faim,
où l’on gardait les troupeaux, et où l’on n’apprenait pas la musique 48, il fut remarqué
par un inspecteur pour avoir mis en musique une ode à l’aide de quelques livres trouvés
dans la bibliothèque de l’école. Autodidacte donc, il fut envoyé un an au Conservatoire,
puis il composa, tout en occupant divers emplois, avant d’être nommé, en 1810,
professeur de musique et maître de piano et d’harmonie au Lycée Napoléon. Frappé,
comme tous ses contemporains, par les premiers essais d’écoles mutuelles, il établit à
ses frais, chez lui, une petite classe où il mit au point sa méthode, selon les principes
appliqués dans l’enseignement mutuel : « isoler les difficultés », « subdiviser beaucoup
les degrés, les leçons, les tableaux »49. Il est autorisé à faire une expérience en vraie
grandeur dans une école de l’île Saint-Louis, et, en 1819, Gérando, qui a vu aussi ce qui
se pratiquait en Allemagne, soumet à la Société pour l’instruction élémentaire le projet
d’ajouter aux exercices scolaires le chant et la musique.
21 Le succès de la Méthode Wilhem fut tel qu’après la loi Guizot, elle fut un moment
distribuée aux écoles aux frais de l’Université et que son auteur fit des manuels et des
guides pour les collèges et pour le cours de chant de l’Église réformée de Paris. Elle ne
sera un peu éclipsée dans l’Enseignement primaire qu’à la fin du siècle, lors de
l’introduction de la notation chiffrée (méthode Galin-Paris) qui, sans apporter quelque
chose de nouveau quant à la pédagogie musicale élaborée vers 1820, introduira une
sorte de code musical du pauvre50. P. Galin ne fit d’ailleurs pas que perfectionner la
notation chiffrée, déjà suggérée par Rousseau : né à la même époque que Wilhem, lui
aussi fils de pauvres, remarqué par un instituteur, il devient maître d’études de
mathématiques et c’est pour se délasser qu’il essaie d’apprendre seul la musique.
Devant la difficulté des traités musicaux, il cherche une théorie et une méthode
d’enseignement : « considérant la musique comme une langue qui doit avoir son
alphabet et sa grammaire, il chercha à en démêler les éléments », et considéra que les
« lettres de l’alphabet musical ne sont pas les sons, mais les intervalles qui les
séparent »51. Apprendre la musique, c’est donc d’abord pour Galin apprendre la gamme
qui en est l’alphabet. Il invente le « méloplaste », baguette à bout arrondi que le maître
déplace sur une portée muette dessinée au tableau.
22 Cette brève histoire de l’enseignement musical primaire a d’abord l’avantage de nous
indiquer une fois de plus comment s’effectue l’innovation pédagogique. Galin est un
petit inventeur dont l’ouvrage a peu de succès, mais dont la méthode est ensuite reprise
et diffusée par quelques disciples. A. Paris et son gendre E. Chevé, qui l’expérimente à
Lyon sur les canoniers du 12ème régiment de 1841 à 1843 52, tentent de la faire
reconnaître officiellement, puis la voient adopter à l’étranger et en France par des
institutions et sociétés. Wilhem est un pédagogue qui, lui aussi, invente un procédé que
les philanthropes de la Société pour l’instruction élémentaire lui permettent de mettre
au point : c’est seulement dans un deuxième temps que l’enseignement musical et sa
méthode sont officiellement recommandés, voire imposés, et mis au programme des
Ecoles normales. Comme on aime à le dire aujourd’hui, le pouvoir ne vient pas
seulement d’en haut.
23 Mais cette histoire a surtout l’avantage de nous montrer ce qu’est l’annexion
pédagogique d’une activité et de son apprentissage. Que l’on change les paroles des
chants populaires, que l’on cherche, par l’école, à répandre certains chants, donc des
idées et sentiments moraux et civiques, cela est certes important. Mais ne l’est pas

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moins l’austère discipline des exercices progressifs de solfège imposés aux élèves. En
ajoutant à son programme cette matière nouvelle qu’est la musique vocale, l’école
étend son champ d’action et réédite ce qu’elle avait fait pour d’autres activités. Wilhem
divise les difficultés sur le modèle de l’enseignement mutuel et comme l’avait fait J.B.
de La Salle pour la lecture et l’écriture. Galin, substituant aux théories musicales
savantes un alphabet et une grammaire musicales à destination pédagogique est peut-
être le Lhomond de la musique.
24 C’est aussi un alphabet du dessin que G. de Lairesse 53 avait cru trouver dans les formes
géométriques. A travers Pestalozzi, sa méthode s’impose pendant tout le XIXème et le
début du XXème siècle, remportant une victoire provisoire sur une méthode différente,
dont l’un des plus célèbres défenseurs était le philosophe Ravaisson. Cette bataille, qui
se prolonge au moins jusqu’aux nouveaux programmes de 1909, montre la signification
de l’introduction du dessin dans l’enseignement primaire : il n’est ni le simple
placement dans l’école d’un enseignement professionnel auparavant donné ailleurs, ni
la transposition ou l’imitation d’une activité artistique qui eût été auparavant réservée
aux élèves de l’enseignement secondaire.
25 C’est le dessin bizarrement appelé linéaire, autrement dit le dessin géométrique, qui est
l’une des matières facultatives énumérées par les lois de 1833 et de 1850, avant que la
loi du 21 juin 1865 n’y ajoute le dessin d’ornement et le dessin d’imitation. Ce dessin
linéaire figurait parmi les nouveautés de l’école mutuelle. Dès 1818, le Journal
d’éducation (rapport de Francœur) fait état d’un essai d’organisation méthodique de cet
enseignement. On prévoyait quatre classes ou degrés54 : droites, cercles et polygones,
corps géométriques, traits d’architecture. Lamotte et Lorrain55 insistent sur
l’importance de la classe faite aux moniteurs, qui doivent ensuite pouvoir vérifier les
dessins des élèves. Le ministre Decazes encourage ces essais, dont le résultat escompté
est la sûreté de main des futurs ouvriers56. On pourrait croire donc que le dessin
linéaire est l’intégration dans l’école d’une formation qui était donnée auparavant dans
des cours professionnels : du XVIème au XVIIIème siècle, s’étaient en effet fondées dans
les villes, lorsque les besoins du commerce et de l’industrie étaient importants, des
écoles municipales où l’on enseignait l’écriture et le chiffre ou bien le dessin 57.
26 Mais un apprentissage ne peut devenir partie intégrante de l’école sans prendre les
caractéristiques de la forme scolaire. Gérando est, une fois encore, l’un des premiers à
dire une chose que les pédagogues ne cesseront de répéter : il faut introduire le dessin à
l’école dans un but éducatif, et non professionnel58. Cette question est évoquée à propos
de l’éducation des sens, qui est à mi-chemin de l’éducation physique et de l’éducation
intellectuelle. Le dessin linéaire va apprendre à regarder : non seulement fixer le
regard, mais contraindre à observer (les détails, la forme...). Discipline de l’œil, mais
aussi et surtout de l’esprit : le dessin exerce à une « petite logique pratique », qui, « par
analogie, s’étendra plus tard à des objets plus importants » 59. La logique – « la plus
haïssable des prisons », selon A. Breton60 – voilà donc ce à quoi va être contraint l’élève
grâce au dessin linéaire et ce qui fait le caractère éducatif de ce dernier.
27 Mais si tel est l’usage que les pédagogues du XIXème siècle entendent en faire, d’une
part c’est dès les plans d’éducation nationale de la Révolution que cela avait été prévu,
d’autre part, fin XVIIIème, certains avaient projeté et même réalisé de véritables écoles
centrées sur la géométrie et le dessin. C’est-à-dire non pas des établissements où l’on
apprend à dessiner, mais des écoles où l’on éduque grâce (surtout) au dessin. Ainsi le
peintre Bachelier avait ouvert à Paris, en 1766, une école gratuite de dessin appliqué à

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l’industrie. Si l’une des bases de son projet était la constatation, qu’il avait pu faire en
dirigeant la manufacture de Sèvres, de l’incapacité des ouvriers à transmettre à leurs
enfants les principes des « arts mécaniques », il voulut aussi « éclairer » l’esprit des
élèves et accorder une place importante à la géométrie afin de contenir « l’inspiration...
dans les bornes de la raison »61. Pour cet homme qui a par ailleurs écrit sur l’éducation
des filles, au moins autant que former des ouvriers, il s’agit d’« élever la jeunesse ».
28 Les exigences extra-professionnelles que doit réaliser le dessin linéaire sont sans doute
ce à quoi se heurte Martin Nadaud, maçon de la Creuse, lorsqu’arrivant à Paris il veut se
perfectionner dans son métier et fréquente, vers 1833, un cours de dessin pour adultes :
« la première planche que je soumis à la signature du professeur ne lui convint pas ; il
me fit plusieurs observations et il me conseilla de la recommencer. Il fallut encore
recommencer la deuxième et la troisième planche, et cela pour des minuties qui avaient
de l’importance à ses yeux, mais qui en avaient fort peu aux miens » 62. Ayant mesuré
tout le temps qu’il lui faudrait pour parvenir à satisfaire le professeur, Nadaud se fait
autodidacte : il achète un « cours », composé de 24 planches, et les reproduit chez lui.
29 Les exigences extra-professionnelles que refuse le maçon sont-elles des exigences
artistiques ? L’enseignement primaire et populaire (dont font partie les cours d’adultes)
est-il sous la domination d’un enseignement secondaire où les élèves étaient initiés à la
pratique des beaux-arts ? On pourrait le croire si l’on considère la querelle de
l’enseignement du dessin, qui a duré plus d’un demi-siècle, et qui ne s’est pas
circonscrite aux milieux pédagogiques au sens strict. En 1882, en effet, quand
commence à paraître le Dictionnaire de Pédagogie, F. Buisson n’ose trancher entre
partisans et adversaires du dessin linéaire. A l’article « Dessin », qui comporte trente
pages, il donne la parole successivement à deux membres de l’institut : l’Inspecteur
général F. Ravaisson, Conservateur du Musée des antiques, et Eugène Guillaume,
Directeur honoraire de l’Ecole des Beaux-Arts. Selon un apparent paradoxe, c’est le
second qui veut que la géométrie préside à la « science » du dessin.
30 Le philosophe spiritualiste, quant à lui, avait publié en 1853 De l’enseignement du dessin
dans les lycées, où il condamnait la méthode recommandée par Guizot. Il s’agissait de la
méthode mise au point par le peintre A. Dupuis, professeur au Lycée Saint-Louis : au
lieu de faire copier successivement à l’élève les détails du visage humain (un nez, une
bouche, une oreille, – de profil, de trois-quarts, de face...), comme on le faisait alors
selon le témoignage d’E. Delacroix, Dupuis proposait quatre séries successives de quatre
modèles en relief, commençant par l’ensemble de l’ovale du visage, continuant par ses
principales divisions, et se terminant par les détails des yeux, des cheveux, etc. Cette
copie de la figure par lignes principales succédait à des exercices préliminaires de
dessin des solides géométriques ; la méthode rejoignait celle mise au point par
Francœur pour l’école mutuelle. Ce dernier en effet parvenait au dessin d’ornement à
partir du dessin géométrique63. On en vint ainsi à une progression dessin linéaire –
dessin d’ornement – dessin d’imitation, et à une méthode que Ravaisson, pour la
condamner, définit de la façon suivante. Les figures géométriques sont les éléments de
toutes les autres et se retrouvent même dans les formes naturelles qui en paraissent les
plus éloignées ; il faut par conséquent réduire les surfaces à des plans, les lignes à des
droites et recomposer le tout à partir de ses éléments, au besoin mesurés. L’élève passe
du dessin de figures géométriques à celui de figures ornementales qui en sont la
combinaison, puis à d’autres formes empruntées au règne végétal, mais peu éloignées
des premières, enfin à la figure humaine.

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31 Invoquant l’irréductibilité du qualitatif au quantitatif, d’un règne supérieur de la


nature à un règne inférieur, opposant la science à l’art, mettant le simple dans la forme
et non dans l’élément, citant tour à tour Pascal et Léonard de Vinci, Ravaisson défend la
méthode inverse : partir de ce qu’il y a de plus haut – la figure humaine –, saisir par
intuition l’esprit que traduit la forme et y rattacher, sans déduction logique ou
opération mécanique, les parties composant la totalité64. Cette méthode est la bonne
même pour l’école primaire. D’une part, en effet, en étudiant la figure on aura plus
appris pour dessiner avec justesse les meubles ou les ornements que si l’on avait passé
tout le temps à dessiner des objets de ce genre, d’autre part il importe que les élèves
des plus humbles écoles reçoivent cette impression du divin donnée par la beauté,
inséparable du vrai et du bien.
32 Or le comte de Laborde, l’un des membres éminents de la Société pour l’instruction
élémentaire, n’est pas d’un autre avis. Non pas qu’il veuille supprimer le dessin linéaire
pour lequel l’école mutuelle avait tant fait : seulement il le réduit à la préparation aux
« carrières spéciales »65. Et avant ce dessin, il faut apprendre à tous les enfants, en
même temps que l’écriture et comme une écriture, le dessin de la figure humaine :
selon lui l’habitude de regarder et le talent de voir valent la géométrie, et l’étude de la
figure faisant comprendre la nécessité du caractère et des traits essentiels, l’élève
apprendra du même coup l’ornement.
33 Autrement dit la bataille pédagogique du dessin ne peut être identifiée à une bataille
primaire-secondaire. Ravaisson combat la méthode de Dupuis dans les lycées ; Laborde,
selon ses propres termes, proscrit le dessin linéaire du dessin dans l’école primaire. Peu
après que le Dictionnaire de Pédagogie se soit abstenu de choisir, c’est, pour trente
années, la méthode géométrique ou « méthode Guillaume » qui triomphe, dans les
lycées comme dans les écoles. C’est seulement entre 1906 et 1909 que ses adversaires
obtiendront d’abord que leur méthode soit expérimentée aux lycées Michelet et
Lakanal, ainsi qu’à l’Ecole Alsacienne66, puis qu’elle soit approuvée par le Conseil
Supérieur de l’instruction pour les nouveaux programmes de l’enseignement
secondaire, enfin que la réforme soit étendue aux écoles primaires élémentaires et
supérieures, ainsi qu’aux Ecoles normales.
34 Le dessin linéaire a donc, malgré la qualité des zélateurs de ce qui fut longtemps appelé
la méthode Ravaisson, régné dans les différents types d’établissements scolaires
pendant presque un siècle. Est-ce parce qu’il satisfaisait aux exigences du
développement industriel ? On serait d’autant plus tenté de recourir, s’agissant du
développement du dessin et de la forme qu’il revêt, à l’explication économique, que
Guillaume, champion victorieux de la méthode qui porta son nom, avait exposé
en 186667 les doctrines de l’ Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie. Cette
société, comme d’autres en Europe, organisait des cours, des conférences, des
expositions dans l’intervalle des grandes expositions universelles, qui toutes, à partir
de 1851, posèrent les problèmes des arts industriels, en particulier du dessin. Et le
rapport officiel publié après l’exposition de Philadelphie, donc un peu avant le
triomphe de la méthode Guillaume, énonce comme second principe : « le fondement de
l’enseignement du dessin, qu’il s’agisse de dessin industriel ou de dessin artistique, doit
être cherché dans les formes et les principes de la géométrie » 68.
35 Mais les expositions précédentes avaient souvent suscité de tout autres réactions : ni
Ravaisson, ni surtout Laborde n’étaient étrangers aux problèmes de l’industrie
française : « L’industrie française, écrit le premier, se distinguait depuis plusieurs

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siècles entre toutes les autres par l’élégance des formes et par l’ingénieuse richesse de
la décoration. Si elle perdait, sous l’influence de l’enseignement du dessin qu’on veut
lui imposer, ces qualités qui lui avaient attiré la faveur de la plus grande partie du
monde, sa gloire en souffrirait et elle serait profondément atteinte dans une des
sources les plus abondantes de sa prospérité »69. Quant à Laborde, dans le rapport
faisant suite à l’Exposition de 1851, il prend parti contre le dessin fondé sur la
géométrie, et cela en clamant la « nécessité absolue pour la France de s’opposer à
l’envahissement du mauvais goût chez elle afin de lutter contre la renaissance du bon
goût à l’étranger »70.
36 De plus, vers 1900, en réaction contre la méthode Guillaume officialisée, se constituent
à la fois le corps des professeurs spéciaux de la Ville de Paris 71 et les cours de dessin
créés par quelques grandes chambres syndicales72. C’est aussi à l’occasion de
l’Exposition de 1900 que se tient un Congrès international de l’enseignement du dessin
au cours duquel certaines délégations présentèrent des méthodes différentes de la
méthode géométrique, utilisée aussi bien en Allemagne qu’en France 73.
37 Il est donc permis de penser que si le développement de l’enseignement du dessin est
lié à une concurrence industrielle devenant de plus en plus aigüe à l’échelon
international, la forme pédagogique qu’il revêt n’en est pas entièrement dépendante :
c’est tantôt l’une, tantôt l’autre méthode qui s’impose et qui est justifiée par le service
rendu à l’industrie. De même, s’il ne saurait être question de séparer le problème du
dessin de la transformation des rapports entre art et technique qui s’opère dans les
sociétés capitalistes du XIXème siècle74, on voit mal comment l’économie capitaliste
exigerait une méthode particulière. Ravaisson et Guillaume sont d’accord sur deux
choses essentielles : que tous les enfants sachent dessiner, donc que le dessin soit
enseigné à l’école primaire, et qu’ils parviennent à dessiner les formes naturelles les
plus élevées, l’animal, la figure humaine. Et si Guillaume proteste contre une
conception dépassée de l’art inutile, il ne veut ni séparer les futurs artistes de la masse
des élèves, ni ramener le dessin à ce dessin géométrique qui selon lui fait de bons chefs
d’ateliers75. Par contre ce qu’il redoute dans la méthode adverse, c’est le « danger de
faire appel à l’initiative et à l’indépendance du sentiment, quand il ne conviendrait que
d’ordonner et de discipliner les esprits ». Et l’avantage de sa méthode, sur lequel il
revient sans cesse, est le suivant : « par la certitude des procédés qu’elle met à la
disposition des élèves, elle est propre à régler leur esprit » 76.
38 Si l’on demandait pourquoi l’enseignement obligatoire du dessin dans l’école primaire
devenue obligatoire s’est fait selon la méthode Guillaume, il faudrait sans doute
répondre : parce qu’ainsi conçu il est une grammaire, et de ce fait participe d’une
pédagogie à l’œuvre dans l’enseignement de la langue, de la musique, etc. Condamnant
l’imitation directe, qu’il appelle servile, de lithographies ou même de photographies,
Guillaume s’oppose à la « manière empirique », « celle qui n’est fondée sur aucune
connaissance ni application des règles de la perspective et de l’anatomie », et présente
nettement sa méthode comme une grammaire pour le dessin. Il lui faut alors répondre à
une objection : de grands artistes ont créé des œuvres admirables sans connaître les
règles en question et beaucoup de chefs d’œuvres littéraires ont été produits avant que
la grammaire ait été réduite en un corps de règles. Guillaume ne répond pas à
l’objection. Il l’écarte en se plaçant sur le terrain qui est le sien, celui de la pédagogie :
« serait-on autorisé à prétendre, à cause de cela, que l’étude de la grammaire est inutile

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et même qu’elle est nuisible ? En doit-elle moins rester le fondement organique de tout
enseignement littéraire ? »77.
39 Autrement dit, ce qui est en cause, ce n’est pas l’art, mais la manière de l’apprendre, ou
plutôt de l’étudier. Et, de façon très précise et concrète, les procédés préconisés par
Guillaume vont s’opposer à ceux de Ravaisson. Alors que le second rejète mesures et
quadrillages, veut placer l’élève devant des moulages ou des gravures de chefs d’œuvre,
le premier prescrit des exercices progressifs, d’après des modèles graphiques. Qu’est-ce
qu’un bon modèle graphique ? Il doit être « comme une leçon écrite, après laquelle un
pas notable et prévu à l’avance sera franchi » ; il est fondé sur des « vues de méthode et
la connaissance des principes »78.
40 Savoir par principes, faire selon les règles : nous retrouvons pour le dessin deux
procédés déjà rencontrés pour d’autres matières. Et, ici comme là, le résultat ne se fit
pas attendre : de même que les écoliers ne lisaient pas comme ils parlaient, de même
qu’en composition ou en exercice oral de langue ils devenaient impuissants à faire une
phrase avec des mots et selon une règle, de même « l’enfant cessait d’aimer le dessin à
partir du moment où on commençait à le lui enseigner »79. « Chose curieuse », déclare
l’inspecteur qui témoigne de cela. Et pourtant il l’explique fort bien : « adieu les
bonshommes et les animaux ! Il (l’enfant) était désormais contraint de faire des
exercices théoriques ennuyeux, qui ne parlaient ni à son imagination ni à sa sensibilité,
exercices dont l’ensemble formait comme une sorte de grammaire du dessin » 80.
41 C’est à partir de ce constat d’échec que s’est imposée la réforme : elle est fondée sur
l’observation de la nature elle-même, de ses formes et de ses couleurs, sans que
s’interpose entre l’écolier et l’objet un ensemble de règles de construction géométrique.
Cependant on devra commencer par les objets les plus simples et aller par exercices
progressifs ; il faudra que l’écolier soit attentif, s’applique à observer, et même à retenir
les formes lorsqu’il devra exécuter un dessin de mémoire. La liberté qui lui est
reconnue est maintenue « dans les limites d’une correction graduellement serrée » 81.
On fait certes une place au dessin libre, mais soit au début – à la maternelle – soit en
marge de l’école : ces compositions, qui ne sont d’ailleurs pas libres par leur sujet
puisqu’il est conseillé de proposer un thème commun aux élèves, doivent être réalisées
hors de la classe82. Apprendre à voir, apprendre à « rectifier le jugement par les yeux »
83, les partisans de la nouvelle méthode n’ont pas d’autre but que ceux du dessin

linéaire : mais ils ne sont pas d’accord sur les moyens. « Ce qui enseigne à bien voir,
disait déjà Ravaisson, ce n’est pas l’exercice qui consiste à tracer des figures d’après des
règles a priori… C’est l’exercice qui consiste à estimer de l’œil les formes, ... puis à
s’efforcer de les reproduire »84.
42 Bref, ce dessin, dont on rappelle qu’il n’a pas pour but de former des artistes mais qu’il
participe de la tâche d’éducation scolaire, est bien une discipline et c’est à l’école de la
nature (une nature aménagée par les maîtres) qu’est mis l’enfant. Ici encore la réforme
peut être considérée comme une nouvelle application de la pédagogie réaliste, à mettre
en relation moins avec le développement de la concurrence industrielle qu’avec une
transformation des modalités d’exercice du pouvoir. C’est pourquoi le dessin doit être
répandu dans toutes les écoles, alors qu’autrefois il n’était enseigné qu’en fin de cursus
à certains enfants d’artisans. C’est pourquoi il devient une matière obligatoire pour
tous : « tout le monde doit savoir dessiner, tout le monde peut savoir dessiner » 85.
43 C’est aussi à la pédagogie réaliste que se rattache une autre innovation de l’école de la
seconde moitié du XIXème siècle : les éléments usuels des sciences physiques et

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naturelles ou la « leçon de choses ». Mais les hésitations sur l’appellation et sur la


nature de cet enseignement posent un problème. En parlant de pédagogie réaliste,
Durkheim, on l’a vu, mettait surtout l’accent sur l’avènement de l’enseignement
scientifique. Après avoir souligné l’importance prise par les « besoins purement laïques
et amoraux de la société », il conclut : « c’est ainsi que les sciences de la nature prirent
un intérêt pédagogique qu’on leur avait si longtemps refusé » 86. En 1882 pour l’école
primaire, comme déjà en 1833 pour les écoles primaires supérieures, puis en 1850, les
programmes font mention des « sciences physiques et naturelles ». La formule est
complétée par : « et leurs applications », ou « dans leurs applications » aux usages de la
vie87. Le Dictionnaire de Pédagogie donne même des programmes détaillés pour la
physique et la chimie : les trois états des corps, l’air, l’eau, la combustion, au cours
moyen ; pesanteur, baromètre, électricité, métaux, sels, etc., au cours supérieur 88. On
reprend ainsi, après une longue éclipse, le projet de la plupart des plans
révolutionnaires qui, dans les écoles élémentaires et les écoles centrales, voulaient
introduire les sciences pour éclairer et perfectionner les pratiques artisanales et
industrielles, mais aussi quotidiennes. Mais entre la première et la troisième
Républiques, un autre courant pédagogique s’est constitué et amplifié et est venu se
mêler à celui-là.
44 En France, comme en Allemagne et aux Etats-Unis, le changement des méthodes
pédagogiques conduit à une manière nouvelle d’enseigner les différentes matières : les
leçons de choses. Le mot (traduction de object teaching et de object lessons) a été introduit
par Madame Pape-Carpentier lors de l’Exposition de 1867. Les instituteurs délégués à
Paris pour l’exposition entendirent, entre autres conférences faites en Sorbonne, celle
où elle parlait des méthodes à utiliser dans les salles d’asile. Ils furent, semble-t-il, très
frappés89 de l’entendre donner un exemple (ou plutôt un modèle) de leçon de choses,
afin de montrer toutes les idées qu’un jeune enfant est capable de comprendre si on lui
présente non pas seulement des mots mais des objets matériels. Un enfant, raconte-t-
elle, arrive en pleurant à l’école après s’être piqué à une ortie ; l’institutrice parle alors
à tous de l’utilité de cette plante, à partir de laquelle on peut fabriquer une fine
baptiste. Les enfants s’étonnent, demandent de quoi est faite leur blouse : on leur
montre alors les plants de chanvre cultivés aux alentours. Puis on leur parle de la soie,
et, à propos des habits et écharpes, de la religion, de la loi, de la patrie. On leur raconte
l’histoire de l’enfant trop turbulent qui déchire ses habits90. A défaut d’objets, on leur
montre des images.
45 La méthode ici exposée par la célèbre réformatrice des salles d’asile et, selon elle,
applicable à l’école primaire, est bien une méthode générale d’enseignement, non une
matière particulière. Elle est très proche de ces méthodes que « l’éducation nouvelle »
réalisera plus ou moins en marge de l’institution scolaire officielle et qui donneront
lieu à des développements idéologiques considérables. Elle est proche, en particulier, de
la méthode des centres d’intérêt : au début du XXème siècle, le Docteur Decroly rompra
avec le système des matières distinctes d’enseignement et organisera une étude active
par les élèves de ce qui touche à leur vie courante91. A travers Pestalozzi, elle se
rattache à certaines pratiques pédagogiques des Ṛealschulen allemandes 92 : on
conduisait les élèves chez les artisans pour leur faire observer techniques, matières
premières et objets fabriqués, on cherchait à rendre l’enseignement intuitif en utilisant
en classe des objets et des gravures (anatomie, minéraux, ...), on réalisait de petites
expériences de physique.

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46 Ce qui tend à se généraliser grâce aux Expositions universelles, ce que préconisent des
voix autorisées comme celle de Madame Pape-Carpentier, c’est l’application de la
« méthode intuitive » : elle suscite, dans le deuxième tiers du XIXème siècle, un
immense engouement et beaucoup de tentatives plus ou moins heureuses. « Histoire,
géographie, morale, arithmétique, géométrie, physique, grammaire, littérature, tout a
été, à un certain moment, livré pèle-mèle aux élucubrations des faiseurs de leçons de
choses, et quelles leçons... Des leçons de morale et de civilité à propos de minéralogie et
de botanique, des parenthèses se greffant indéfiniment les unes sur les autres… » 93.
En 1880, on condamne sévèrement un procédé dont on pense qu’il amenait le chaos et
le bavardage, mais on le retient pour les matières qui donnent lieu à expériences : « la
leçon de choses est devenue dans les programmes français de l’enseignement primaire
et de l’enseignement secondaire, comme dans les meilleurs programmes allemands,
tout simplement la préface et le prélude de toutes les études expérimentales »
(sciences physiques et naturelles, géographie)94.
47 La leçon de choses n’est donc plus la méthode « intuitive » appliquée à toutes les
matières, mais une matière parmi d’autres. En opérant cette restriction, les pédagogues
devaient se garder d’un autre côté. Un décret avait mis fin autoritairement en Prusse,
en 1854, aux exercices d’intuition conçus comme une leçon spéciale, prenant place à
côté des leçons de lecture ou d’arithmétique, et donnant à la notion d’intuition une
extension grâce à laquelle elle englobait le sentiment du beau, du bien, du divin 95.
Qu’est-ce à dire sinon qu’il y a un danger de l’intuition ? Et cela même lorsqu’elle n’est
pas sentimentale ou morale et porte sur les choses. D’où les mises en garde, et
l’élaboration d’une subtile psycho-pédagogie de la leçon de choses par les pédagogues
français. Il faut faire en sorte que les élèves passent « de l’intuition des sens à l’intuition
intellectuelle »96. Et surtout il ne faut pas se laisser aller à un optimisme naturaliste.
« Dans ce travail d’observation, l’enfant, contrairement à l’opinion de Rousseau, a
besoin d’être guidé : il lui faut une règle, une discipline » 97.
48 On peut désormais mieux comprendre les directives qui seront données, après la
première guerre mondiale, pour la leçon de choses. Les programmes emploient ce
terme pour le cours élémentaire et le cours moyen et lui font recouvrir la classe-
promenade ; s’ils parlent pour le cours supérieur d’« éléments usuels de sciences
physiques et naturelles », on prend soin de préciser que la leçon de sciences ne doit pas
trop s’écarter de la leçon de choses98. C’est dire qu’elle doit rester en appui sur le
concret et l’expérience : preuve que le danger subsiste, les inspecteurs du XXème siècle
insistent comme leurs prédécesseurs sur la nécessité de ne pas retourner au
verbalisme. « J’ai assisté, déclare un inspecteur en 1880, à une leçon sur le cuivre et le
laiton adressée à des jeunes filles ; les explications terminées, j’ai prié une enfant de
faire le tour de la classe, en me montrant tous les objets en cuivre jaune qu’elle
rencontrerait ; elle ne vit ni les boutons de portes, ni surtout la garniture complète d’un
calorifère »99. « Rien de plus contraire, redit-on cinquante ans après, au véritable
enseignement scientifique que de verser dans les esprits passifs, soit par le livre soit
même par la parole du maître... une masse d’abstractions et de faits à apprendre par
cœur »100. Mais cette dénonciation réitérée du verbalisme ne se comprend que par
référence à la fonction proprement pédagogique de l’observation. L’enseignement des
sciences à l’école primaire doit avoir un caractère utilitaire et donc ne pas se perdre
dans les abstractions, mais il doit surtout avoir un caractère éducatif : développement
de la faculté d’observer (elle a besoin d’être exercée, comme toute faculté), éducation

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des sens (les sens sont perfectibles, il faut apprendre à voir), formation de l’esprit
scientifique. Ce dernier est défini de manière positiviste : « la vérité s’acquiert et se
constate par l’observation et par l’expérience. Elle résulte uniquement de la
connaissance des faits. C’est là une chose fondamentale que l’éducateur doit imprimer
dans l’esprit des enfants d’une manière ineffaçable... La vérité en tout ordre est
indépendante de notre volonté et de nos désirs »101. La science affranchit certes des
préjugés et superstitions, mais pour mieux soumettre l’intelligence et le désir aux faits.
49 C’est pourquoi, sans recouvrir comme elle le fit un moment l’ensemble des matières, la
leçon de choses garde de son ancienne extension un lien privilégié avec d’autres
leçons : les instituteurs, disent les Instructions officielles, doivent s’efforcer de
« combiner, toutes les fois qu’ils le pourront, en les rattachant à un même objet, la leçon
de choses, le dessin, la morale, les jeux et les chants, de manière que l’unité d’impression de
ces diverses formes d’enseignement laisse une trace plus durable dans l’esprit et le
cœur des enfants »102.
50 Au demeurant, l’observation ne peut produire les effets attendus que si elle est quelque
peu dirigée. De l’ancienne condamnation des leçons d’intuition, la pédagogie de la leçon
de choses garde les traces : « le maître provoque l’attention, puis la dirige » 103, il parle le
moins possible et adopte le style de l’entretien familier, mais il a préparé sa leçon et en
a arrêté à l’avance les grandes lignes. Au cours moyen et supérieur, le livre sert au
maître pour préparer la leçon et à l’élève pour apprendre le résumé.
51 Ainsi la leçon de choses à l’école primaire s’oppose d’une certaine façon aux cours de
sciences de l’enseignement secondaire, encore qu’elle ait été préconisée comme
méthode des sciences naturelles lors de la réforme des programmes des lycées à la fin
du XIXème siècle. Moins théorique et plus étroitement utilitaire, axé sur les
applications à l’hygiène, à l’agriculture, etc. : tels sont bien les caractères distinctifs de
l’enseignement primaire des sciences. Mais est-ce cela qui en définit la méthode ?
52 De même, qui pourrait nier que cette matière, tard venue dans les programmes
scolaires (mais les exercices de lecture et d’écriture de l’ancienne école contenaient des
« connaissances usuelles »), ait une finalité économique ? Les instructions officielles le
rappelaient très clairement et très fermement en 1923 : « Les conférences pédagogiques
de ces dernières années ont attiré l’attention des instituteurs sur le caractère que doit
revêtir à l’école primaire l’enseignement des sciences physiques et naturelles. A l’heure
où la puissance économique de notre pays, affaiblie par la guerre, doit reprendre sa
plénitude, l’enseignement scientifique, même élémentaire, ne saurait servir seulement
à former les esprits, il doit armer les travailleurs, augmenter le rendement de leur
activité productive »104. Mais aussitôt après, les mêmes instructions réaffirment cela
même qui avait peu à peu défini la leçon de choses : « il faut que l’école forme, exerce,
développe l’esprit d’observation de nos élèves »105.
53 La leçon de choses, c’est donc sans doute avant tout la leçon que donnent les choses. Le
maître guide insensiblement, aide l’élève par des interrogations à dégager une leçon
qu’il relie à d’autres, de telles sorte que l’ensemble s’impose en vertu de l’autorité des
faits observés et même expérimentés. Les instituteurs délégués à l’Exposition
universelle de 1867, déçus de n’y trouver que du matériel scientifique trop cher,
attendaient probablement autre chose des « éléments des sciences physiques et
naturelles » dont ils déploraient, à mots à peine couverts, le caractère facultatif : cet
enseignement pour lequel, écrivent-ils, on doit pouvoir s’aider d’appareils, serait utile
non seulement à l’artisan qui, à une époque de progrès dans les arts manuels, « tient

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(...) à perfectionner son travail en s’éclairant des notions scientifiques sur lesquelles ce
travail repose », mais aussi à l’ensemble des hommes qui, tout en restant dans la sphère
des études primaires, veulent « satisfaire certaines aspirations de l’esprit » 106. Pour ces
instituteurs, le sens de l’enseignement scientifique, c’est les Lumières, la raison
éclairant toute activité et toute chose. Comme toujours l’école capte ces aspirations et
tend, en donnant une certaine forme à l’enseignement scientifique, à soumettre la
raison aux choses107.
54 Cette fonction politique de la science scolaire peut être confirmée si l’on examine, parmi
les matières nouvelles du programme (hygiène et anti-alcoolisme, agriculture) qui ont
toujours été présentées comme liées à l’enseignement des sciences, l’enseignement
ménager. Ce dernier passe finalement pour une sorte d’enseignement professionnel
destiné à former de bonnes ménagères, qui sauront – par raison comme disaient les
anciens pédagogues – comment conserver les œufs, bien cuire une viande,
confectionner un biberon sain, et qui auront appris, lors des travaux pratiques, à
coudre, raccommoder, repasser, etc.108. Il passe également pour inculquer, avec l’aide
de l’arithmétique et de la morale, l’esprit d’économie et d’épargne. Mais il est
également, et peut-être principalement, l’un des aspects par lesquels l’école sert à
normaliser la famille, à constituer le foyer comme cellule sociale et instance de
multiples contrôles. « La maison est ornée simplement et gentiment : des rideaux bien
blancs seront mis aux fenêtres ; un modeste bouquet de fleurs sera placé sur la table. Le
mari s’y plaira, le soir, et y restera. Les enfants y trouveront le nid où s’épanouira leur
bonheur, la douce ambiance qui favorisera en eux le développement de bons
sentiments ». Il serait souhaitable que la femme ne travaille pas, car « la femme à la
maison, c’est le foyer réchauffé et devenu accueillant, la famille consolidée, unie, vivant
d’une vie normale »109. Or il n’y a de bon génie du foyer ainsi défini que si la ménagère
comprend pourquoi et comment elle doit agir de telle ou telle façon, si elle a reçu une
formation scientifique, si la théorie a été jointe à la pratique.
55 Enfin, malgré les réticences des maîtres, surtout ruraux, et des institutrices, le projet
d’une « éducation physique » jointe à « l’éducation intellectuelle et morale » que des
hommes comme Gérando avaient contribué à imposer, se réalise dans l’école de la fin
du XIXème siècle par l’enseignement de la gymnastique. La défaite de 1870 et le
militarisme qui lui a succédé ne sont sans doute pas étrangers à l’introduction de cette
matière dans les programmes de 1880. Mais il ne faut pas oublier que, comme beaucoup
d’autres choses en Europe, la gymnastique, ou plutôt les méthodes modernes de
gymnastique sont nées entre 1810 et 1820110, et que si leurs auteurs sont des militaires,
la fonction de l’éducation physique à l’école ne peut être ramenée à la préparation du
futur soldat111.
56 Gérando, dans son Cours normal de 1832, parlait aux instituteurs de ces « exercices »,
mis au point en Allemagne et en Suisse au siècle précédent, et que l’on s’efforçait
d’introduire en France : ils ont pour but d’amener par une gradation continuelle « au
plus haut degré de précision et de force dans les mouvements » 112. Mais cette fonction
que l’on pourrait appeler industrielle des exercices de gymnastique est indissociable
d’une fonction morale et politique, qui est celle de l’éducation physique dans son
ensemble, c’est-à-dire de l’ensemble des activités corporelles ordonnées. On a vu
l’importance des mouvements réglés dans l’école mutuelle. Les aspects militaires de
celle-ci frappaient les contemporains. Or faut-il voir dans le pas de marche obligatoire
pour tout déplacement une militarisation de l’école, ou le passage d’une « discipline »

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de l’armée à l’école113 ? Ne serait-ce pas plutôt l’un de ces procédés grâce auxquels, à
l’école comme à l’armée, est obtenue à un certain moment l’obéissance ? Le pas de
marche réglé fortifie les habitudes de discipline, dit Gérando aux maîtres 114. Pour lui,
les exercices de gymnastique viennent simplement s’ajouter à toute cette ordonnance
de mouvements grâce à laquelle est obtenue ce qu’il appelle la docilité. L’ancienne
école, celle de l’enseignement simultané, exigeait toute une série d’attitudes du corps :
marcher lentement, baisser les yeux, en un mot se tenir avec modestie. Sans cesser de
se soucier des attitudes, la nouvelle école y ajoute la règlementation des mouvements.
Plus exactement elle oblige à des mouvements ordonnés et dispose à la docilité par les
mouvements. Elle tolère plus de déplacements qu’à l’époque classique, mais elle
continue à redouter par dessus tout l’agitation désordonnée, c’est-à-dire le mouvement
libre. On le verrait mieux si l’on disposait d’une étude précise sur la récréation. L’espace
de transition qu’est la cour de récréation, nouveauté du XIXème siècle 115, permet aux
écoliers de se donner du mouvement, mais l’agitation confuse ou les jeux trop violents
y sont autant combattus que l’inactivité. L’école admet pour le contrôler et surtout en
faire un moyen d’« éducation » ce qu’elle excluait.
57 Disposer à la docilité, voilà donc ce que doit produire une éducation physique qui est
plus que l’entraînement du futur soldat et du futur travailleur. Cette éducation inclut
l’ensemble des actions sur le corps, en particulier l’hygiène, et, comme on le voit chez
Gérando, rejoint l’éducation morale. Procurer une bonne santé à l’enfant, développer
ses forces, voilà ce dont ne se soucient pas assez les maîtres 116. Il faut aussi qu’ils
sachent que certains soins apportés au corps ont une influence morale : la propreté
prévient les maladies, mais « entretient aussi les idées de décence, les habitudes
d’ordre »117. Ces soins disposent au travail, mais accoutument aussi à la vigilance sur
soi-même. La propreté est l’image de la pureté ; en particulier chez les élèves de
condition peu aisée, elle peut tempérer « la rudesse des mœurs et la grossièreté des
manières »118.
58 F. Amoros, qui recevait des subventions du gouvernement de la Restauration, assignait
lui aussi des buts multiples à la gymnastique qu’il s’efforçait de faire prévaloir en
France : « Elle est la science raisonnée de nos mouvements, de leurs rapports avec nos
sens, notre intelligence, nos mœurs et le développement de nos facultés. Elle comprend
la pratique de tous les exercices qui tendent à nous rendre plus courageux, plus
intrépides, plus forts, plus industrieux, plus adroits, plus véloces, plus souples et plus
agiles et qui nous disposent à rendre des services signalés à l’Etat et à l’Humanité » 119.
De même, après qu’une commission interministérielle, comprenant le ministre de la
Guerre, puis une Commission de l’instruction publique eurent mis fin aux querelles
opposant les partisans d’Amoros, de Ling, d’Hébert, etc., en empruntant aux uns et aux
autres120, on se plut à souligner les effets moraux de la méthode adoptée : tout exercice
demande un effort personnel ; il en est qui développent le courage, l’endurance ; les
exercices collectifs, les jeux et les sports obligent chacun à soumettre sa volonté au but
commun, développent la discipline, la solidarité et même l’abnégation 121.
59 Par delà la distinction des méthodes et du contenu de l’enseignement, en dépit de la
diversité des matières enseignées, diversité souvent dénoncée comme encyclopédisme,
il est donc possible de saisir une remarquable convergence. Qu’il étudie sa langue ou
qu’il dessine, l’écolier apprend à faire selon des règles, et les nouvelles méthodes
l’établissent dans un certain rapport à ces règles : plus qu’auparavant, c’est par la
raison et l’expérience qu’il les découvre et y est assujetti. L’école qui prend peu à peu

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forme au XIXème siècle diffère de celle qui s’était mise en place, dans les villes 122, au
XVIIème siècle, mais elle poursuit, par des voies élargies et en partie renouvelées, une
tâche semblable, que l’on peut encore appeler de moralisation, à condition de ne pas
ramener celle-ci à l’inculcation d’une idéologie. Tâche politique au sens fort du terme ;
tâche complexe, qui exige des maîtres sélectionnés et recevant une forte formation
pédagogique. Cette forme scolaire peut être dite, dans les termes de la Gestalttheorie,
une bonne forme. Elle dure jusqu’à la seconde guerre mondiale. A l’aide des hypothèses
élaborées ci-dessus, nous allons maintenant étudier ses agents et ses produits, son
fonctionnement, et aussi la crise qu’elle subit.

NOTES
1. Cf. P. Fauconnet, « L’œuvre pédagogique de Durkheim » dans E. Durkheim, Education et
sociologie, Alcan, 1938.
2. Ibid., p. 22.
3. Ibid., p. 23.
4. E. Durkheim, L’éducation morale, nouvelle édition, Paris, Alcan, 1938, p. 6.
5. P. Fauconnet, loc. cit., p. 15.
6. L’éducation morale, op. cit., p. 10.
7. Sur tous ces points, voir H.C. Rulon et P. Friot, Un siècle de pédagogie, op. cit., p. 178 sq. et M.
Gontard, Les écoles primaires de la France bourgeoise (1833-1875), Toulouse, C.R.D.P., p. 186 et suiv. :
700 instituteurs furent invités à l’Exposition de 1867, où deux sections étaient consacrées à la
pédagogie.
8. Conduite des Ecoles chrétiennes, Paris, Moronval, 1837, p. 26. (C’est nous qui soulignons).
9. Voir le Dictionnaire de Pédagogie de F. Buisson.
10. H.C. Rulon et Ph. Friot, op. cit., p. 183.
11. A. Rendu, cité par son fils (Cours de Pédagogie, op. cit., p. 175).
12. Ibid., p. 175.
13. Ibid., d’après M. Corne, De l’éducation publique dans ses rapports avec la famille et avec l’Etat (1844).
14. Op. cit., 1ère partie, art. « Histoire ».
15. Dictionnaire de Pédagogie, loc. cit., p. 1265.
16. Loc. cit., p. 1271. Rallié à la République, Ernest Lavisse a déployé le zèle des convertis. Son
œuvre pédagogique, à tous les niveaux de l’enseignement, mériterait à elle seule une étude.
17. G. Monnerville, Témoignage (Extraits parus dans Le Monde, 4-5 mai 1975).
18. Ṛapports d’inspection, 1880-1881, op. cit., Académie de Paris et de Bordeaux.
19. Loc. cit., Calvados, p. 10.
20. Ch. Charrier, Pédagogie vécue, op. cit., p. 336-338.
21. Ibid., p. 324.
22. Ibid., ch. XXII, passim.
23. Cité ibid., p. 344 (mots soulignés par nous).
24. Ibid., p. 359-360.
25. Cf. les textes des Quaderni del carcere, et le commentaire de H. Portelli, Gramsci et la question
religieuse, op. cit., p. 91 et suiv.
26. G. Duby, Le dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard, 1973.

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27. Op. cit., p. 219.


28. Op. cit., p. 224.
29. J. Freyssinet-Dominjon, Les manuels d’histoire de l’école libre, 1882-1959, Paris, A. Colin, 1969.
30. Op. cit., p. 271. Cela ne signifie évidemment pas que les manuels laïcs diffusent uniquement
des idées de gauche : il n’est que de considérer la façon dont ils ont longtemps traité de la
Commune.
31. Ibid., p. 267.
32. S. Hoffmann, Ch. P. Kindleberger et al., A la recherche de la France, cit. ibid., p. 268.
33. L’éducation morale dans les écoles primaires, par M.F. Lichtenberger, Mémoires et Documents
scolaires, 2ème série, n° 28, Paris, Imprimerie Nationale, 1889.
34. Loc. cit., p. 24-25.
35. Ibid., p. 25.
36. Ibid., p. 12.
37. Ibid., p. 13.
38. Ibid., p. 45.
39. Ch. Charrier, op. cit., p. 536.
40. Ibid., p. 537.
41. Cette technique de détournement n’est pas une invention de l’école du XIXème (on sait qu’au
XVIIIème siècle l’Église mettait les paroles de ses cantiques sur la musique des chansons
populaires) et ne lui est pas particulière : à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, se
déroule une furieuse bataille idéologique par la chanson (Internationale noire substituée à la
rouge, caricatures de chansons de gauche par l’extrême-droite, etc.).
42. Ch. Charrier, op. cit., p. 537.
43. Dictionnaire de Pédagogie, op. cit., 1ère partie, art. « Chant ».
44. Discours à l’Association polytechnique, 24 juin 1883, cit, ibid., p. 535.
45. Voir le Cours de Pédagogie, p. 42-44.
46. Ce fut là, selon le Dictionnaire de Pédagogie (op. cit., 1ère partie, art. « Wilhem » p. 2993) une
« conquête inespérée pour une innovation dérivant de l’enseignement mutuel ». On pourrait
s’étonner de la remarque de Rendu. Les élèves des écoles chrétiennes devaient chanter un
cantique avant le catéchisme, mais les cantiques ne font pas partie de l’arsenal pédagogique
lasallien : le manuscrit de la Conduite laisse en blanc le chapitre qui devait leur être consacré,
l’édition de 1720 le saute, et les cantiques eux-mêmes sont rattachés à l’ouvrage Devoirs d’un
chrétien envers Dieu (voir Conduite… éd. F. Anselme, p. 110).
47. L’expression est de Béranger, dans son ode à Wilhem (Dictionnaire de Pédagogie, loc. cit.).
48. Sur tous ces points, voir le Dictionnaire de Pédagogie, loc. cit., où Ch. Defodon cite les lettres et
documents publiés par le Bulletin de la Société pour l’instruction élémentaire.
49. Expressions de Jomard, cit. ibid., p. 2992. C’est ainsi que Wilhem isola l’intonation de la durée.
50. En 1918, Ch. Charrier (op. cit., p. 542 et suiv.) lutte encore pour l’introduction de la notation
chiffrée, qui rencontre des résistances ; les élèves qui continueront des études, dit-il, pourront
facilement apprendre la notation usuelle.
51. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., 1ère partie, art. « Galin ».
52. Op. cit., ait. « Chevé ».
53. Peintre belge dont l’ouvrage Principes du dessin fut publié à Amsterdam en 1719. Il est cité
dans le rapport sur l’enseignement du dessin à l’Exposition de 1878.
54. Voir le Dictionnaire de Pédagogie..., 1ère partie, art. « Dessin ».
55. Manuel complet de l’enseignement mutuel, op. cit., p. 71.
56. R. Tronchot, L’enseignement mutuel en France, op. cit., t. I, p. 193 et suiv.
57. Voir en particulier le cas d’Orléans dans le Dictionnaire de Pédagogie (op. cit., art. « Orléanais ») :
l’école municipale d’arithmétique est fondée en 1731, celle de dessin en 1786. Voir aussi, bien sûr,
le cas de Lyon.

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58. Cours normal des instituteurs, op. cit., p. 70.


59. Ibid.
60. A. Breton, Nadja, Paris, Gallimard, 1964, Coll. Folio, p. 169.
61. Dictionnaire de Pédagogie.... op. cit., art. « Bachelier » et art. « Dessin ».
62. Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon, par Martin Nadaud, Paris, Hachette, 1976, p. 152.
63. Voir Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., 1ère partie, art. « Dupuis », « Francœur », « Dessin »
(p. 693).
64. Loc. cit., p. 682.
65. Loc. cit., p. 695.
66. Ch. Charrier, Pédagogie vécue, op. cit., p. 520-521.
67. Dans Idée générale d’un enseignement élémentaire des beaux-arts appliqués à l’industrie (cf.
Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., p. 695).
68. Dictionnaire de Pédagogie..., art. cité, p. 696. L’auteur du rapport, publié par ordre du Jury, était
Ch. Stetson, professeur à Boston.
69. Ibid., p. 683.
70. Cit. ibid., p. 694.
71. Il semble malheureusement que l’étude des professeurs de musique, de gymnastique, de
dessin créés à Paris à cette époque soit encore à faire.
72. Voir Ch. Charrier, op. cit., p. 519-520.
73. Ibid., p. 516 et p. 520.
74. Voir à ce sujet P. Francastel, Art et technique, Genève, éd. Gonthier, 1964.
75. Dictionnaire de Pédagogie…, loc. cit., p. 688-689.
76. Ibid., p. 689 et p. 688.
77. Ibid., p. 688.
78. Ibid., p. 688.
79. Ch. Charrier, op. cit., p. 516.
80. Ibid., p. 516. Les mêmes remarques critiques étaient faites au début du siècle en Allemagne :
« on fait pendant des années, protestait Leibrock, moisir les enfants sur des carrés, des angles
droits, des étoiles à huit pointes, tant et si bien qu’ils perdent le sens de la nature et de la beauté,
que l’on tue en eux la joie qu’ils pourraient éprouver à voir l’œuvre de leurs maîtres, et, de cet
enseignement, il ne reste rien qu’une horreur invincible de l’ennui qu’il leur a causé » (M.
Pellisson, « L’art et l’Ecole en Allemagne », Ṛevue Pédagogique, 15 août 1902, cit. ibid., p. 516).
81. Instructions de 1903, cit. ibid., p. 522.
82. Ibid., p. 530.
83. Expression de A. Etex, dans son Cours élémentaire de dessin, (réédité 2 fois entre 1851 et 1859),
citée dans Dictionnaire de Pédagogie…, loc. cit.
84. Ibid., art. « Art ».
85. A. Etex, ibid.
86. E. Durkheim, L’évolution pédagogique en France, 2ème éd., Paris, P.U.F., 1969, p. 325-326.
87. La loi du 28 mars 1882 rend obligatoires (elles étaient facultatives en 1850) « les éléments des
sciences naturelles, physiques, et mathématiques, leurs applications à l’agriculture, à l’hygiène,
aux arts industriels ».
88. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., 1ère partie, art. « Sciences physiques et naturelles ».
89. Voir le Mémoire des Instituteurs publics de l’Arrondissement de Boulogne-sur-délégués à l’Exposition
universelle de 1867, Boulogne, Imprimerie Ch. Aigre, 1868.
90. Loc. cit., p. 58-59.
91. Il existe une immense littérature sur les méthodes nouvelles ; elle ne comporte généralement
pas d’analyse sociologique. Nous nous contentons de renvoyer ici au tome XV, « Education et
Instruction » de l’Encyclopédie française, sous la direction de C. Bouglé.

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92. Voir l’article de H. Waldeyer dans Schule und Staat im 18 und 19 Jahrhundert, op. cit. Les
explications que donne l’auteur se situent dans la tradition marxiste économiste.
93. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., 1ère partie, art. « Leçons de choses », p. 1529.
94. Ibid., p. 1529-1530.
95. Voir le Ṛapport (de F. Buisson) sur l’Exposition de Vienne, cit. ibid.
96. Ibid., p. 1534.
97. Ibid., p. 1533.
98. Cf. par exemple, Ch. Charrier, Pédagogie vécue, op. cit., p. 422-23.
99. Ṛapports d’inspection générale sur la situation de l’enseignement primaire, année 1880-1881, Paris,
Imprimerie nationale, 1882, Académies de Paris et Bordeaux, p. 8. A cette époque, il arrive que la
leçon de choses ne soit pas faite et que le matériel acquis à cet usage serve seulement de décor
(voir, par exemple, le rapport de l’inspecteur de la Manche). Il est permis de penser que pour une
partie des maîtres, les objets entrent dans une stratégie de l’école attrayante, et qu’ils n’ont pas
compris les fonctions pédagogiques de la leçon de choses.
100. L. Liard, citation extraite de Ch. Charrier, op. cit., p. 423.
101. M. Berthelot, « Sur les vertus de l’enseignement scientifique », Manuel général, 1898, cité
ibid., p. 417.
102. Cit. ibid., p. 422. Les mots soulignés le sont par nous.
103. Ibid., p. 426.
104. Programmes, Instructions, Ṛépartitions mensuelles et hebdomadaires, (Enseignement du 1er
degré), par L. Leterrier, Paris, Hachette, 1956, p. 308-309.
105. Loc. cit., p. 312.
106. Mémoire des instituteurs publics de l’arrondissement de Boulogne, op. cit., p. 128-129.
107. L’esprit scientifique dont le Manuel général de 1898 cherche les vertus pédagogiques n’a rien
à voir avec celui dont G. Bachelard vantera les qualités polémiques. Les formules des pédagogues
qui définissent l’enseignement de la science sont cependant ambiguës : étude « libératrice de
l’esprit », donnant « l’habitude de ne rien accepter sans contrôle » (Ch. Charrier, op. cit., p. 418).
On ne saurait conclure des analyses ci-dessus que l’école n’est que répression, coercition :
l’exemple de la science parmi d’autres, révèle une pédagogie à double tranchant et permet de
comprendre comment l’école du XIXème siècle a pu jouer un rôle dans le changement social. Elle
n’a d’ailleurs pas été la première à le faire : les collèges jésuites mériteraient à ce sujet une étude
approfondie.
108. Le programme de 1923 prévoit en effet des « exercices pratiques de cuisine et de
nettoyage ». Mais cet enseignement est ancien : il a été précédé par l’« économie domestique »
qui s’élabore vers 1880 (cf. le Dictionnaire de Pédagogie de F. Buisson) et par les nombreux ouvrages
et journaux qui, depuis la Restauration, s’adressent aux futures mères de famille.
109. Ch. Charrier, op. cit., p. 448.
110. S’affrontent à ce moment la gymnastique suédoise de l’officier Ling, la gymnastique
(dominante en France) du colonel espagnol Amoros et celle du nationaliste allemand Jahn.
111. Sur l’apparition de la gymnastique et ses rapports avec la structure sociale au XIXème siècle,
voir l’article de J. Defrance, « Esquisse d’une histoire sociale de la gymnastique (1760-1870) »,
Actes de la recherche en sciences sociales, n° 6, décembre 1976, p. 22-46. L’article est suivi d’une
bibliographie sélectionnée. Parmi les multiples ouvrages étudiant la gymnastique et le sport d’un
point de vue historique et sociologique, on peut se référer à : J. Ullmann, De la gymnastique aux
sports modernes, 2ème éd., Paris, Vrin, 1971 ; J. Thibault, Sport et éducation physique, 1870-1970, Paris,
Vrin, 1972, et Les aventures du corps dans la pédagogie française, Paris, Vrin, 1977.
112. Cours normal des instituteurs primaires, par M. Dégerando, op. cit., p. 66.
113. Voir à ce sujet les interprétations de M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
114. Op. cit., p. 66.

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115. Elle permet, comme on l’a vu, de ne pas laisser l’élève dans la rue avant l’entrée à l’école.
Elle permet aussi de « couper » la longue journée de classe et d’éviter la lassitude des élèves. Mais
la « cour » n’existe pas encore de partout à la fin du XIXème siècle : en 1881, à Lyon, où la journée
est prolongée par des devoirs surveillés jusqu’à 18 heures, les inspecteurs réclament la possibilité
pour les maîtres de faire des récréations dans la rue, là où la circulation ne serait pas trop gênée
(voir les Ṛapports d’inspections de 1880, op. cit., Département du Rhône).
116. Cours normal, op. cit., début du quatrième entretien.
117. Op. cit., p. 61.
118. Op. cit., p. 62.
119. Cité par Ch. Charrier, op. cit., p. 495.
120. Le Manuel d’exercices physiques et de jeux scolaires, qui contenait les directives pour les
établissements, fut publié par Hachette en 1909.
121. Manuel d’éducation physique ; cf. Ch. Charrier, op. cit., p. 507.
122. Le XIXème siècle, entre 1830 et 1880, est l’époque où la scolarisation proprement dite (non
pas l’alphabétisation ou l’instruction), forme typique de la socialisation urbaine, atteint les
campagnes : elle va y détruire la culture paysanne. Il ne faut donc pas lire de manière
uniquement quantitative et progressiste les statistiques de l’époque.
Cela dit, on peut se rendre compte de la progression de l’école en considérant les chiffres du
Rhône (741 000 habitants et 264 communes en 1881). Le nombre d’écoles double très vite après la
loi Guizot : 270 écoles environ entre 1821 et 1829, 290 en 1834, 664 (dont 480 publiques, le nombre
d’écoles libres n’ayant pas changé) en 1837. En 1850, il y a 831 écoles (cette fois ce sont les écoles
libres qui se sont accrues) ; il y en a 1041 en 1876 et 1128 en 1883 (Voir Dictionnaire de Pédagogie…,
op. cit., art. « Rhône »).

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Chapitre IX. L’école éclatée

1 On peut suivre les transformations récentes de l’école à travers des biographies


d’instituteurs retraités ayant commencé leur carrière immédiatement avant la seconde
guerre mondiale. Par rapport à d’autres méthodes, synchroniques et extensives, celle-ci
présente un certain nombre d’avantages : peu onéreuse, elle permet de préciser le
moment, les aspects variés et les circonstances des changements. Elle permet de
montrer que l’innovation dans les méthodes pédagogiques n’est pas toujours, comme
on aurait tendance à le croire, le fait de maîtres jeunes et qui ne seraient pas passés par
le « moule » de l’Ecole Normale. Il faut cependant éviter dans l’interprétation un
certain nombre de glissements que cette méthode tendrait à introduire. On se gardera
d’abord d’attribuer les transformations ou l’absence de changement aux
caractéristiques et initiatives individuelles : les entretiens révèlent au contraire
combien celles-ci sont liées à un système scolaire et social. On doit aussi se garder de
postuler une évolution linéaire et progressive, qui ferait passer au moins certains
maîtres d’un état primitif caractérisé par les vieilles routines à un stade supérieur où ils
utiliseraient les méthodes nouvelles : d’une part, en effet, certains ont utilisés très tôt
des techniques nouvelles, d’autre part on ne saurait assimiler une nouveauté ou un
changement à une amélioration. A bien des égards – et peut-être même sans jugement
de valeur – l’école actuelle pourrait être considérée comme en décomposition, quelles
que soient les techniques de pointe qui y sont utilisées et le développement des
sciences appelées à les justifier1. Enfin l’un des dangers de la méthode utilisée pouvait
être de conduire à confondre l’évolution de l’école avec l’itinéraire des instituteurs :
ceux-ci en effet, on le sait, commençaient souvent leur carrière dans des postes
déshérités de la campagne pour la terminer dans un groupe scolaire urbain. Mais d’une
part il y avait des exceptions et nous avons pu interroger des maîtres ayant débuté en
ville, d’autre part, pour des raisons qui tiennent sans doute principalement à
l’extension de l’urbain, les écoles rurales subissent les mêmes transformations que les
écoles des villes, avec une ou deux décennies de retard2.
2 Au début de la période considérée, le fonctionnement de certaines écoles rurales, les
caractéristiques de la classe et les comportements des maîtres restent en partie ce
qu’ils étaient un siècle, voire même deux siècles auparavant. En particulier dans les
villages de montagne ou les petits bourgs éloignés des centres urbains, l’absence de
crédits et donc de matériel, la classe unique avec des enfants ayant entre 5 et 15 ans

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obligent le maître à confectionner lui-même quelques « tableaux » et à pratiquer une


sorte de mixte entre mode simultané, mode individuel et mode mutuel d’enseignement.
« Dans un village du V..., l’instituteur avait en tout et pour tout comme matériel
scolaire une carte de géographie qu’il avait fait lui-même sur le mur de la classe ».
« On ne pouvait pas dire aux fils de paysans : il faut apporter telle somme pour
acheter telle chose. Il n’y avait pas de caisse des écoles. J’ai été surpris lorsque je
suis arrivé dans le R... d’être dans une école où toutes les fournitures étaient
gratuites ».
« Il y avait au-dessus du tableau, en permanence, un tableau de majuscules fait sur
du papier à dessin ».
Leçon de lecture au cours préparatoire : « dans la leçon d’une demi-heure, le matin,
il y avait dix minutes où il y avait présentation orale d’une lettre ; puis
reconnaissance de la lettre dans des mots qui étaient au tableau – c’est pour cela
que je préparais mes tableaux – et ensuite certains faisaient l’écriture de cette
lettre... Pendant ce temps, je vérifiais l’acquisition individuelle (je faisais
énormément de travail individuel), je passais dans les rangs ».
« Au début, j’avais 13 ou 14 élèves de C.P., le reste en section enfantine.
Sur 13 ou 14, il y en avait 3 que je prenais à part, pour lesquels je préparais du
travail un peu à part… J’ai appris à lire à des enfants vraiment handicapés ».
« Et puis il y avait les corrections. En classe, on arrivait à en faire un petit peu, pour
le bien des enfants : par exemple la dictée. On faisait venir chaque enfant à côté de
soi et on lui montrait ses fautes ».
3 Bien qu’il semblent avoir oublié le terme, beaucoup d’instituteurs de classe unique ont
utilisé le système des moniteurs et ont aussi fait suivre ensemble plusieurs divisions,
afin que les grands révisent et que les petits commencent à apprendre, selon le procédé
systématiquement utilisé par les lasalliens :
« Pendant que certains faisaient des opérations ou des problèmes, j’expliquais aux
autres leurs leçons de calcul... Quand ils sont un peu éveillés, les petits regardent ce
que font les grands quand ils ont fini... Et puis il y avait beaucoup de choses
communes ». « Les grands aidaient les plus petits ».
« Nous avons fait 7 ans, avec trois classes, c’est-à-dire en moyenne 80 élèves, à L...
Nous avons fait une seule déclaration d’accident. Aux gosses les plus consciencieux,
on demandait de surveiller ceux qui risquaient de faire trop de bêtises (dans la cour
entre 11 h 30 et 13 h) et de venir nous chercher ».
4 Dans certaines conditions, on voit même subsister, ou réapparaître, pour une partie des
élèves, une situation en quelque sorte pré-scolaire, où ils sont simplement « occupés » :
« Ce que faisaient les petits pendant que les grands travaillaient ?... Après la guerre,
l’inspecteur m’avait dit : vous devriez un peu aller dans les écoles maternelles pour
voir ce qui s’y fait. Il trouvait que je n’occupais pas assez les petits. Je leur faisais
faire du tissage, ce qu’on appelait du tissage, avec des bandes de papier de
couleur ».
5 Lorsqu’on leur demande de décrire comment ils faisaient la classe, les instituteurs et les
institutrices éprouvent le besoin de juger et de justifier leurs manières de faire, moins
en raison de la situation d’entretien qu’en raison de l’opinion pédagogique actuelle, des
idéologies de la libre expression et de la spontanéité dont ils pensent qu’elles les
condamnent. Pour qualifier globalement leur attitude, même s’ils ont employé des
méthodes dites nouvelles, deux mots reviennent souvent dans leur discours : sévérité et
exigence.
« Je leur ai appris beaucoup de choses, mais quand je les revois maintenant, je
regrette d’avoir été trop sévère... A cause de cette sévérité, je ne me penchais pas
assez sur les cas particuliers, et par conséquent les élèves, surtout à la campagne où
ils ne sont pas portés naturellement à le faire, s’exprimaient peu avec moi

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spontanément ».
« Avec ceux qui n’avaient pas bien compris (la leçon sur les fractions) ou qui
n’avaient pas fini leurs opérations, je continuais devant le tableau noir pendant la
récréation, et puis à 11 heures et demi. Et je me fâchais, ... j’étais sévère ».
« Je n’ai pas eu de difficultés de discipline, mais j’étais sévère : je ne voulais pas de
bruit qui gène le travail… (Ensuite) j’ai énormément changé ma façon de faire : le
silence, mais beaucoup moins. J’ai toujours été très exigente aussi pour le travail,
pour la propreté des cahiers... Il est probable qu’au départ je suis passée à côté de
certains problèmes psychologiques ».
6 La psychologie de l’enfant est donc semble-t-il parvenue à persuader des maîtres
chevronnés que, selon l’un de ses adages importés d’outre-Atlantique, pour apprendre
les mathématiques à John, il faut d’abord connaître John. C’est l’une des raisons pour
lesquelles les instituteurs tentent d’expliquer, et de s’expliquer, leur comportement. Ils
évoquent bien sûr, lorsqu’il s’agit de leurs débuts, leur âge, leur inexpérience, leur peur
des enfants (crainte de « se laisser déborder ») ; ils parlent de l’inspecteur, des
conditions de travail (les écoles et les classes surchargées, en particulier dans certains
quartiers et banlieues) ; mais aussi de l’importance jusqu’à une date récente du
Certificat d’études et d’un certain consensus social sur les « études ».
« Nous avons connu à la campagne et même en ville le temps où presque tous les
élèves finissaient avec le Certificat d’études... Ce fameux Certificat, ils y tenaient et
les familles y tenaient énormément… Tandis que maintenant, on sait que tous les
élèves vont continuer après, entrer dans le second degré ».
« Ceux qui avaient le Cetificat d’études arrivaient au C. AP. 3, alors que ceux qui ne
l’avaient pas, avaient beaucoup plus de peine ». « On nous envoyait les enfants pour
qu’ils soient dressés : ’tu verras, le maître te dressera’, disait le père qui ne venait
pas à bout de son enfant. Je les ai peut-être un peu trop dressés... Mais les parents
nous les envoyaient aussi pour apprendre. C’était encore une expression courante à
la campagne : il apprend bien ou il n’apprend pas bien ».
7 L’instituteur avait donc le sentiment de répondre non seulement aux exigences de ses
chefs administratifs (le taux de réussite au Certificat comptait dans l’appréciation
portée sur lui), mais à une demande sociale. C’est cette demande que nous saisissons à
travers son témoignage ; mais il ne faut pas oublier qu’elle avait été, non sans
difficultés, suscitée par la politique scolaire.
8 L’Inspecteur chargé de l’enquête de 1880 pour le Rhône signalait que dans les
arrondissements de Villefranche et de Tarare la fréquentation scolaire était faible. Il ne
suffisait pas, selon lui, pour l’expliquer, d’invoquer le besoin de main d’œuvre
enfantine : « Le travail des champs est sans doute le motif principal de cette désertion
des classes ; elle tient aussi à une habitude prise et à l’insouciance des parents. Très
souvent un enfant qui, un jour, ne serait pas nécessaire chez lui, ne se rendra pas à
l’école, uniquement parce qu’il n’y était pas allé la veille » 4. Or le Certificat d’études, qui
ne fut légalisé et rendu obligatoire5.
9 Lorsque des commissions cantonales sont créées par certains Inspecteurs d’Académie
pour faire passer les épreuves de contrôle, le Certificat prend plus d’importance, de
valeur, et permet aussi de comparer les maîtres entre eux. En 1877, il n’y a
que 25 départements qui organisent le Certificat, mais, là où il existe, on commence à se
féliciter de ses effets : « Le Certificat d’études commence à être apprécié et recherché
par les parents et les élèves. Les maîtres y trouvent un puissant moyen d’émulation
pour leurs écoliers et pour eux-mêmes. Aussi rivalisent-ils de zèle pour présenter le
plus de candidats bien préparés. Pour atteindre ce but, ils sont naturellement obligés de

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rechercher les moyens de conserver le plus longtemps possible leurs élèves et d’élever
le niveau de leur enseignement. Car les épreuves deviennent de plus en plus difficiles.
Ces examens exercent donc une influence des plus heureuses sur la direction de nos
écoles primaires »6.
10 C’est pour accroître encore le pouvoir du Certificat d’études que l’administration
chercha à lui associer des avantages professionnels : on demanda l’intervention des
Conseils généraux pour qu’une proportion d’emplois soit réservée aux certifiés et l’on
donna en exemple le Pas-de-Calais où les grands industriels exigeaient ce diplôme pour
les emplois de bureau7. Autrement dit, la valeur économique tardivement attachée au
Certificat est subordonnée à sa fonction essentielle : assurer l’emprise de l’école.
11 Il ne faudrait cependant pas conclure de ces remarques que le prestige du Certificat et
l’emprise de l’école ont pu s’instaurer en l’absence de tout besoin et que la demande
scolaire a pu être créée de toute pièce. Il y a bien, on l’a vu à travers des mémoires de
paysans ou d’ouvriers, une demande, même dans le peuple. Mais c’est une demande
d’instruction, de savoir. Et ce que les institutions comme le Certificat d’études
imposent, c’est une certaine façon de la satisfaire, c’est une forme scolaire qui en même
temps assure un assujettissement. De là l’ambiguïté des attitudes des instituteurs : tout
en ayant l’impression d’avoir été trop sévères, trop exigeants, ils ont le sentiment
d’avoir répondu à l’attente des parents et satisfait un appétit d’apprendre. Et cela
d’autant plus qu’étant souvent eux-mêmes d’origine modeste, ils ont été de ces enfants
qui, parce qu’ils le peuvent, doivent apprendre, même s’ils n’en ont pas très envie, de
ces enfants à qui leur milieu a imposé la vocation d’instituteur.
12 L’importance et le prestige du Certificat d’études jusque vers 1960 permettent donc aux
maîtres d’expliquer certaines de leurs exigences, notamment lorsqu’il s’agit de
l’orthographe. Certains admettent mal, sur ce point, le laxisme qui a succédé à
l’ancienne sévérité :
« Jusqu’en 1960, le Certificat avait encore une signification. Il avait pourtant
beaucoup baissé de niveau, déjà. Il y avait beaucoup de demi-fautes, de quarts de
faute lors de la correction (de dictée)... Les fautes d’orthographe, c’est pas bien
grave, mais... »
13 S’il en est ainsi c’est que pour eux des exigences aujourd’hui contestées faisaient partie
d’un ensemble : tout concourait à un unique but, le maximum de développement
intellectuel.
« J’ai toujours été exigeante pour le travail, et aussi pour la propreté des cahiers. Là
où j’étais le plus exigeante, c’est lorsque je savais que l’enfant pouvait. J’acceptais
difficilement qu’un enfant qui avait des possibilités ne donne pas son maximum ».
14 Mais ce maximum, les maîtres pouvaient-ils le définir autrement que ne le faisait
l’institution scolaire ? Comme le déclare l’un d’eux, le Certificat d’études, « c’était
quand même un critère ».
15 L’école où la plupart de ces maîtres se sont dévoués n’était donc pas, comme on le
voudrait parfois pour celle d’aujourd’hui, un lieu où l’enfant passait agréablement son
temps à des activités « libres », mais ce lieu sévère dont Alain a élaboré la philosophie.
Aussi les maîtres y établissaient-ils une discipline assez rigoureuse. Il n’y ont cependant
pas pratiqué uniquement les méthodes dites autoritaires ou didactiques et, de plus, ils
ont à des degrés divers participé à l’évolution pédagogique qui a caractérisé la période.
« On avait le sifflet pour signaler la fin des récréations, mais les gosses entraient en
classe sans se mettre en rangs. Par contre, quand il y avait douze classes qui

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rentraient en même temps, il fallait que les gosses soient silencieux sur les rangs.
Pour la vie collective c’était obligatoire ».
« La discipline était stricte ; les enfants y étaient habitués, çà allait de soi. Une fois
en classe, on croisait les bras, ... plus ou moins. Les enfants étaient moins ’bougeons’
que maintenant ».
16 Mais si la « discipline » à l’intérieur de la classe – et surtout le silence – a été à peu près
générale, certains procédés dits militaires et la surveillance constante ont coïncidé
pour les maîtres avec leur arrivée dans les villes.
« J’ai pris le sifflet en 1959 ; je ne l’avais jamais utilisé avant ». « A O…, les enfants
des fermes s’étaient occupés des chèvres ou du fumier avant de venir à l’école, et
avaient fait plusieurs kilomètres à pied. Ils arrivaient fatigués et il n’y avait pas de
discipline à faire. Ils apportaient leur panier pour le repas de midi. De 11 h 30
à 13 h 30 ils faisaient ronfler le poèle pour cuire leurs œufs, puis ils restaient dans la
cour. Nous pouvions rester en haut chez nous et les laisser sans surveillance. Ce
qu’on ne ferait pas aujourd’hui ».
17 Les punitions et récompenses ? Une page de cahier arrachée et à refaire, de temps à
autre une oreille tirée, les tours dans la cour, et naturellement les retenues. Mais des
maîtres plus ou moins attirés par les méthodes Freinet ont supprimé le classement des
élèves, voire les notes (« Depuis 1945, je n’ai pas classé et je ne notais pas la
rédaction »). Certains sont allés jusqu’à tenter de supprimer le caractère punitif de la
retenue et de transformer le châtiment de l’écolier fautif en assistance à l’écolier en
difficulté :
« Je me souviens qu’à S…, je gardais en retenue le gosse qui avait mal fait, qui avait
besoin de recommencer quelque chose. Pendant des années, la retenue était une
punition ; de 48 à 58 à peu près. Après, la retenue a été un complément pour ceux
qui en avaient besoin. Certains enfants me demandaient de rester lorsqu’ils
savaient que je faisais refaire quelque chose ».
18 Même lorsqu’ils regrettent le cadre moins strict de l’école rurale, même lorsqu’il s’agit
d’instituteurs ou d’institutrices ayant fait des tentatives libérales, presque tous laissent
transparaître une attitude très positive à l’égard de l’emploi du temps. Non seulement il
leur a permis de faire travailler ensemble les différentes divisions d’une même classe,
non seulement il permet de réaliser la répartition mensuelle exigée par l’inspecteur,
mais il est aussi pour eux (et, disent-ils, pour les élèves) une sécurité. Ces maîtres
sévères étaient aussi des maîtres consciencieux ; entendons par là qu’ils étaient dotés
pour la plupart de cette conscience professionnelle qu’ils avaient acquise à l’Ecole
normale ou qui faisait partie de leur « vocation », c’est-à-dire des conditions même
d’exercice d’un métier non encore conçu comme il l’est parfois aujourd’hui. Aussi
l’enseignement qu’ils donnaient ne laissait-il pas beaucoup de place à l’improvisation :
les maîtres interrogés sur leur journée d’école indiquent le temps passé soit la veille,
soit le matin, à préparer les leçons.
« Nous, on avait appris à l’E.N. à tenir un journal de classe. Je prenais une double
page ; ma journée y tenait. On faisait cela le soir. En plus, on préparait une
répartition mensuelle, et çà, je l’ai fait jusqu’à la fin : on savait si on prenait du
retard... La répartition mensuelle devait être derrière le bureau du maître, avec la
liste des récitations et des chants, et l’emploi du temps, bien sûr. Quand l’Inspecteur
venait, il avait tout de suite sous les yeux où on en était ».
« Nous préparions les tableaux à l’avance... C’est énorme : les gosses entrent, et, en
allant à leur place, ils lisent ce qui est écrit au tableau. Tandis que si vous devez
effacer le travail de la veille, écrire en tournant le dos... ».
« A S…, le matin, c’etait morale ou calcul mental. Lorsque les enfants arrivaient en

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classe, si c’était morale, la maxime était prête au tableau. Le lendemain,


4 ou 5 questions de calcul étaient écrites ».
19 Si le déroulement de la journée scolaire est ainsi prévu à l’avance, il en est de même du
contenu de l’enseignement. C’est ici le livre qui gouverne. Il n’est certes plus ce dans
quoi lisent et apprennent les élèves devant un maître muet. Il est parfois – mais pas
toujours, on va le voir – ce qui contient les résumés à savoir par cœur. Mais surtout il
fournit au maître au moins une base, une sorte de canevas, pour sa leçon. Pour
comprendre une telle attitude, il faut se référer à plusieurs séries de facteurs. Tout
d’abord, les instituteurs indiquent qu’il faut au cours moyen une heure environ pour
préparer une leçon, et qu’ils n’auraient pas le temps, par exemple en histoire ou en
sciences, d’inventer des leçons nouvelles, à partir de documents qu’il faudrait se
procurer. De plus, si, en période de création ou de crise pédagogique, de 1880 à nos
jours, on a vu souvent les maîtres réclamer des programmes et des manuels – cela se
produit aujourd’hui pour les nouvelles activités dites d’éveil – cette attitude doit être
moins stigmatisée (dans le style : les grenouilles demandent un roi) que comprise par
référence à l’idée que les instituteurs se font de leur rôle. Ils sont non pas des individus
enseignant ce qu’ils pensent devoir être enseigné, ou encore des marchands d’une sorte
un peu particulière, mais, leurs ministres l’ont assez répété depuis cent ans, les agents –
donc les exécutants – de l’entreprise d’éducation nationale. C’est pourquoi, d’ailleurs,
ils ont accepté de prêcher une morale et d’aller parfois à l’encontre de leurs convictions
politiques, ou du moins de composer avec elles.
20 Le manuel n’est pas forcément quelque chose que les maîtres suivent servilement
(souvent ils souhaitent en changer et nous avons vu des livres du maître modifiés en
marge par leur utilisateur), mais il a une grande importance même pour ceux qui ont
pratiqué les méthodes actives :
« D’une manière générale, on faisait énormément confiance aux livres. La leçon
d’histoire, la leçon de géographie on la lisait dans le livre ».
« Une leçon d’histoire, par exemple, commençait par une interrogation sur la leçon
de la dernière fois, et puis après, quand on avait le temps de faire une leçon, on la
faisait, sinon on disait : ’prenez votre livre à la page tant, on va lire et commenter ce
qu’il y a sur le livre’... On se servait davantage du livre qu’on ne doit s’en servir
maintenant ».
« Moi, ça m’a toujours un peu gêné le livre, sauf quand on n’a pas le temps de faire
autrement. Mais dès que j’ai eu moins de divisions (dans la classe), j’aimais mieux
faire mon travail par moi-même, plutôt que d’être tenu par le cadre d’un livre. Le
livre était tout de même indispensable : il y avait le résumé. Les parents y tenaient
beaucoup ».
21 Mais cette importance du livre ne signifie pas enseignement livresque, appel exclusif à
la mémoire. D’abord, on vient de le voir, même lorsqu’il y a lecture du manuel par les
élèves, le maître commente, explique. De plus, le livre sert surtout au maître et, en
particulier dans ce qui touchait le plus près à sa « mission », la leçon de morale, c’est à
une sorte de cours ou de séries d’entretiens que procédaient les maîtres pendant
l’année, programme et manuel fournissant simplement les thèmes successifs. Enfin,
non seulement tel instituteur adepte de Freinet refusait la récitation par cœur, mais les
maîtres plus traditionnels eux-mêmes relativisaient la place de la mémoire :
« Ils (nos anciens élèves) savent certainement plus d’histoire, de géographie et de
sciences que les enfants de maintenant, parce qu’on leur faisait apprendre les
résumés par cœur… Les leçons de grammaire, je ne demandais pas de les savoir par
cœur, mais j’exigeais qu’ils sachent les appliquer ».
« Pour moi Freinet a fait que j’ai de moins en moins utilisé le par-cœur ».

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22 Le très grand souci que les maîtres avaient de faire acquérir par tous les élèves ce qu’ils
appellent les mécanismes s’accompagne de la hantise du verbalisme, et le recours à la
répétition, nécessaire pour cette acquisition, est tempéré par l’utilisation de certaines
formes de jeux.
23 Faire en sorte que les maîtres ne se contentent pas du psittacisme, ce fut là une grande
bataille du XIXème siècle : sauf quelques débutants trop zélés, vite remis sur la voie, les
instituteurs d’hier prenaient grand soin que quelque chose corresponde à ce que les
élèves apprenaient :
« La première année, quand j’ai dit à Noël à mes collègues que mes élèves du CP.
savaient compter jusqu’à 100, ils ont dit qu’ils auraient dû savoir seulement
jusqu’à 10. C’est après que je me suis rendu compte... Ils savaient compter, mais ils
n’avaient pas la notion des nombres. Pour beaucoup c’était une récitation. Ils
savaient quel chiffre venait avant tel autre ou après, ils savaient déjà faire de
petites additions, mais c’était du mécanisme, non pas de l’acquisition ».
24 On recourt donc aux méthodes intuitives et actives :
« On manipulait déjà dans ce temps là. On avait des bûchettes, les fameux bouliers
linéaires, les châtaignes... Le fait de manipuler leur faisait acquérir la notion de
quantité… Sinon, quand on leur disait : tu as 46 billes et ton camarade 58, ils
repensaient au tableau mathématique en disant 40 est avant 50. C’était un
mécanisme, et non une comparaison de quantités ».
« … ce souci d’acquisition, et d’acquisition vraiment intellectuelle, en lecture et en
mathématiques, sur lequel on est très centré... ».
25 Les manipulations permettent aussi d’intéresser l’élève. Pour éviter l’ennui et la
contrainte à laquelle elle oblige, mais aussi pour éviter le machinal, les maîtres
utilisent, parfois imaginent, divers jeux ou s’efforcent, selon un principe que le
XVIIIème siècle avait un moment essayé de faire prédominer, de transformer les
exercices en une sorte de jeu :
« On faisait des lotos de lecture. C’était des cartons sur lequels on avait collé des
gravures, puis on écrivait des mots sur de petits rectangles, et l’enfant devait
trouver les mots… ».
(Pour l’apprentissage de la lecture au cours préparatoire, après avoir appris à
reconnaître les voyelles dans ces mots), « c’était le mélange des voyelles. Il fallait
savoir les lire dans n’importe quel ordre, en ligne horizontale ou verticale : je faisais
différents systèmes pour que les gosses s’amusent et en même temps pour que je
puisse vérifier si vraiment c’était acquis ».
26 Cette pédagogie du jeu n’est pas le fait de tous les instituteurs – beaucoup ne se cachent
pas d’avoir pratiqué des méthodes plus austères – et elle a une place subordonnée.
L’objectif c’est « l’acquisition », mot qui désigne à la fois le caractère définitif de ce qui
a été appris et le fait que cela a été compris. C’est un peu de la même façon que l’on fait
appel aux méthodes actives dont parlaient les instructions officielles, à la participation
de l’élève.8
(Pour la leçon de morale), « je citais, puis je posais des questions : il fallait que les
enfants trouvent. Très souvent, moi, au départ, j’apportais (un récit, une phrase), et
à partir de là on discutait avec les enfants ».
27 Les maîtres qui ont aujourd’hui terminé leur carrière ont donc pratiqué une pédagogie
nuancée. Ils ont aussi, plus ou moins selon les cas et les circonstances, évolué. Parmi les
facteurs de changement, deux ressortent de manière particulièrement évidente de leur
biographie : le mouvement Freinet et le développement des écoles maternelles. Peu
d’instituteurs et d’institutrices, on le sait9, ont complètement basculé vers cette

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pédagogie que C. Freinet lui-même ne put pratiquer qu’en se mettant en marge du


système scolaire public. Mais rares sont ceux, même parmi les plus « traditionnels »,
qui n’ont pas été tentés de le faire ; beaucoup ont à un certain moment utilisé les
techniques Freinet et leur enseignement en est resté marqué lorsqu’ils ont dû y
renoncer.
28 C’est souvent par réaction contre la routine de la classe qu’à un moment de son
itinéraire l’instituteur désire autre chose et se documente sur des procédés dont il dit
avoir eu connaissance par hasard :
« Je me souviens bien de cet écœurement. A la veille de la rentrée, je me disais :
encore recommencer avec Vercingétorix et le reste… A la Libération, on a reçu un
spécimen de l’ Educateur. C’était très nouveau pour moi comme vision de la
pédagogie. Nous sommes allés à Vence et avons commandé l’imprimerie. Bien qu’on
n’ait pas utilisé toutes les techniques, tant s’en faut, ça a transformé la classe. On a
fait des textes libres, des enquêtes. On est allé chercher de vieux registres à la
Mairie. C’est un enchaînement... »
29 Le texte libre – lorsqu’il n’est pas une rédaction sur un sujet que le maître aurait pu
donner et s’accompagne de la suppression des notes – modifie beaucoup le rapport de
l’élève à l’expression10 et, de ce fait, le rapport pédagogique lui-même. Par contraste
avec l’inhibition de la parole décrite plus haut au sujet de l’enseignement du français,
on peut lire ce témoignage d’instituteur qui a pratiqué les méthodes Freinet tant qu’il a
été à la campagne :
« Ils (les élèves) avaient des choses intéressantes à raconter, et dans le texte libre,
ils s’exprimaient plus facilement, sachant qu’ils ne seraient pas brimés, qu’ils ne
seraient pas notés, que le texte serait amélioré, mais pas critiqué…
Celui qui ne savait pas écrire, je lui disais : raconte, et j’écrivais moi-même ».
30 Parce qu’ils se rendent compte des changements impliqués par ces méthodes et des
obstacles de tout ordre à leur application intégrale, des maîtres y renoncent, après
quelques tentatives plus ou moins poussées. Mais ce n’est jamais sans regret, voire sans
une sorte de remords, et, selon eux, il reste quelque chose de leur pratique des
méthodes modernes :
« Freinet nous a donné une leçon d’humilité... »
« Pour moi, il a fait que j’ai de moins en moins utilisé le par-cœur.
Il a peut-être changé la façon dont j’enseignais le français ».
31 Lorsqu’ayant débuté à la campagne, ils arrivaient dans un poste en ville ou dans une
commune péri-urbaine, les instituteurs devaient souvent renoncer à certaines
méthodes ou manières de faire : dans ce qu’ils appellent parfois les usines scolaires, ils
ne gardent les enfants qu’un an et il faut pour un élève une certaine homogénéité
pédagogique des classes successives. Sans que le directeur l’impose vraiment, un style
de pédagogie s’impose donc à l’ensemble des maîtres. En revanche ils font connaissance
avec les maternelles existantes ou en création. Même si les échanges entre enseignants
des deux catégories d’école ne sont pas fréquents et approfondis, ceux du primaire
apprennent à mieux connaître d’autres procédés pédagogiques, ont affaire à des élèves
qui, passés par la maternelle, sont autres que ceux qu’ils accueillaient auparavant. Les
élèves se chargent souvent aussi, malgré la rupture institutionnellement marquée,
d’importer avec eux et d’imposer des comportements : par exemple des enfants
arrivant au cours préparatoire demandent de vieux pneumatiques pour la cour de
récréation, afin de continuer à pratiquer leurs jeux de saut, ou encore ils demandent à

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l’institutrice, qui chaque jour met au tampon sur leur cahier le mot à lire, s’ils peuvent
dessiner eux-mêmes l’image correspondante.
32 Sans doute parce qu’elle avait affaire à la petite enfance, c’est-à-dire à des enfants
n’ayant pas encore atteint l’âge auquel on peut exiger d’eux la « raison », l’école
maternelle (bien que, succédant aux salles d’asile, elle ait été conçue comme une école) a
été un terrain où a pu se déployer une pédagogie qui, dans l’enseignement primaire, se
heurtait à des obstacles, rencontrait des exigences contraires. Nombre de femmes,
surtout lorsqu’elles enseignaient aux cours préparatoire ou élémentaire, et même
lorsqu’elles n’avaient pas d’abord exercé en maternelle, ont été influencées par ces
classes enjolivées par les travaux d’élèves, où les enfants sont plus libres, apprennent
en jouant…
« En arrivant à S…, j’ai vécu la création de l’école maternelle, et j’ai eu très souvent
des conversations avec les institutrices de la maternelle, de sorte que j’ai introduit
peu à peu dans ma classe (C.P.), surtout les cinq dernières années, beaucoup plus de
créativité. J’avais du matériel en quantité suffisante pour que l’enfant puisse
commencer un dessin et le continuer les jours suivants, comme on fait à l’école
maternelle. J’avais une classe assez grande, où l’on pouvait se grouper tous
ensemble pour l’élocution11…
Les enfants étaient aussi plus évolués qu’à la campagne. Ils avaient déjà été bien
dégourdis par la maternelle... Ce sont finalement les enfants qui m’ont fait
évoluer ».
33 « On ne pouvait plus faire la classe les dernières années comme nous l’avions faite dans
les premières années de notre carrière » : cette opinion est celle de l’ensemble des
instituteurs et, plus qu’à quelques facteurs particuliers de changement, à l’influence de
telle ou telle pédagogie (celle de Freinet et celle des maternelles), elle renvoie à une
situation globale. C’est à la fois l’enfant qui a changé avec les transformations sociales
et l’institution qui en a la charge, à savoir l’école. Les instituteurs perçoivent plus ou
moins clairement que tout est lié : les élèves que l’on ne peut plus « tenir », qui savent
tout et rien, la télévision le soir, la disparition du Certificat d’études et des classes de fin
d’études, le discrédit sur les devoirs à la maison, le nouveau matériel scolaire et les
recommandations des conseillères pédagogiques, les attitudes des parents, les sujets
d’examen beaucoup plus faciles qu’autrefois, etc. Mais le « on ne pouvait plus »
recouvre différentes solutions au problème posé : telle institutrice a pris une retraite
anticipée, tel maître a essayé de modifier quelque peu des techniques dont il constatait
qu’elles étaient soudain devenues inefficaces, tel autre enfin a participé avec
enthousiasme et parfois devancé les tentatives de « rénovation » pédagogique. C’est à
un exemple particulièrement significatif de ce dernier cas que l’on peut avoir recours
pour achever de définir l’évolution de l’école après la seconde guerre mondiale.
34 Sortie de l’Ecole normale en Juillet 1939, cette institutrice d’origine rurale est nommée
à la veille de la rentrée dans un petit village où l’école comprend trois classes : le
directeur a les garçons, du cours élémentaire au certificat d’études, sa femme a les
mêmes sections de filles. La classe enfantine et le cours préparatoire, 30 élèves des deux
sexes ayant entre quatre et sept ans, sont confiés à la débutante. Le premier soin de
celle-ci est d’élaborer un emploi du temps qui permette de faire 6 heures de lecture
et 6 heures de calcul au CP. tout en occupant les 4-5 ans : elle trouve pour cela sa
collection personnelle de cartes postales. Elle entre très vite dans la vie scolaire, autant
en vertu du cadre matériel et institutionnel consacré par la tradition que grâce à ce
qu’elle a appris à l’école normale.

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35 L’institutrice doit être en hiver à 8 heures à l’école pour allumer le feu. A 8 h 30, la
classe commence – chose « presqu’indispensable » à l’époque surtout dans un village –
par une leçon de morale, qui est en même temps leçon d’écriture : une maxime est
écrite au tableau et les élèves devront la recopier. Mais auparavant ils écoutent
l’histoire racontée par la maîtresse, font des commentaires en réponse à ses questions.
S’agissant du cours préparatoire, et à cette époque encore, la morale est parfois de
l’hygiène et de la civilité (« les leçons se passaient quelquefois à apprendre à se
moucher, à éternuer, à tousser, à se laver les mains et se nettoyer les ongles »).
36 Vient ensuite la lecture : leçon d’une demi-heure, qui commence par la présentation
d’une lettre. L’institutrice a écrit la veille ou le matin au tableau la lettre qu’il s’agit de
reconnaître, et un mot très simple. Comme livre, les élèves disposent d’un abécédaire :
il n’est pas question d’en changer. Bien qu’elle juge la méthode beaucoup trop abstraite,
l’institutrice ne peut qu’apprendre à lire aux enfants comme elle a elle-même appris. Ce
n’est qu’au bout de trois ans que, sans pouvoir changer de livre pour des raisons
financières mais aussi par crainte des réactions des parents, elle modifie sa façon de
faire dans le sens indiqué à l’Ecole normale. Aux « re… i, ri, – te... o, to », elle ajoute la
reconnaissance de ri, ro, ti, etc. dans les mots d’une petite histoire en trois lignes écrite
au tableau. A la morne répétition succède une participation de la part des élèves, qui,
plus intéressés, s’amusent à chercher des mots contenant les syllabes étudiées, même
après la classe.
37 La lecture est suivie de l’écriture, qui comporte des dictées de lettres. Il s’agit donc en
fait d’une seule leçon de lecture-écriture, d’où l’aspect calligraphie n’est pas absent.
L’institutrice vérifie le travail individuel, mais aussi prend à part ceux qui lisent mal.
Dès que les élèves savent un peu lire, ils reçoivent de premiers rudiments de
grammaire : le directeur d’école, qui doit conduire les élèves depuis le cours
élémentaire jusqu’au certificat, voit sa tâche facilitée si les plus jeunes ont déjà des
notions de genre et de nombre. Pour cela, l’institutrice utilise des jeux (mettre un mot
écrit sur un papier soit dans la boîte du masculin, soit dans la boîte du féminin, par
exemple). A la fin du mois de juin, non seulement tous les élèves lisent couramment,
mais ils savent passer de petit à petite et petits.
38 Après chaque leçon, il faut de plus donner des exercices écrits, de manière à pouvoir
s’occuper des petits : problème de la « petite classe », plaie des écoles depuis la fin du
XIXème siècle, de ces enfants non encore disciplinés, incapables de rester en place, et
qu’il faut « occuper » sans avoir beaucoup le temps de s’en occuper. Heureusement,
avec ce qu’on leur donne pour dessiner, ils s’essayent maladroitement à faire les lettres
des grands, ou encore jouent avec les bûchettes de calcul.
39 La lecture-écriture est suivie du calcul : apprendre à compter jusqu’à 100, à compter à
rebours, apprendre le mécanisme de l’addition avec retenue, de la soustraction, la
multiplication par 2 et 5, la division même. Pas question de faire acquérir les notions
abstraites de différence (on disait « j’enlève ») et de division (on parlait de partage).
Mais les manipulations de bûchettes ou de noix mettent sur la voie de ces notions et de
ces opérations mathématiques. Des manipulations (lotos de lettres) étaient également
faites pour la seconde leçon de lecture de la matinée, après la récréation de 10 heures,
lecture qui s’amplifiait en leçon de français grâce à la récitation.
40 La classe de l’après-midi comportait encore de la lecture, mais aussi une leçon qui était
à la fois d’élocution et d’observation. Plus exactement, il s’agissait, grâce à leçon de
choses, de faire acquérir aux élèves du vocabulaire et des connaissances sans tomber

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dans le verbalisme. L’institutrice racontait une histoire, présentait si possible des


illustrations, ou faisait regarder une fleur, un fruit, un objet. Elle dit elle-même qu’elle
laissait peu s’exprimer les enfants, mais leur posait des questions (des entretiens plus
libres avaient lieu pendant les récréations). Certes, il arrivait fréquemment qu’ils
posent eux-mêmes des questions sur le thème ou l’objet choisi et même s’éloignent de
l’observation initiale. Mais ils n’avaient jamais l’initiative : à l’époque, il était
difficilement pensable qu’un élève apporte de lui-même livre ou objet en classe. Les
parents, pas plus qu’ils ne comprenaient la classe-promenade, ne l’auraient d’ailleurs
admis : à leurs yeux, on allait chercher à l’école ce qu’on ne trouvait pas ailleurs et la
maîtresse était là pour donner des leçons et faire travailler les élèves. Si ces derniers
apportaient quelque chose (à tous les sens du mot apporter) c’était seulement à la
demande expresse de l’institutrice.
41 On retrouve ces aspects du rapport pédagogique dans les activités dirigées ou travaux
manuels qui terminaient l’après-midi scolaire. L’institutrice préparait tout à l’avance,
ce qui lui prenait beaucoup de temps : formes en carton, dessins destinés à être
découpés et collés par les petits, etc. Le dessin libre était inconnu à l’école primaire, et
le dessin lui-même tout juste toléré par des parents pour qui tout cela n’était pas du
travail scolaire.
42 C’est ce travail qui légitime la discipline ferme qui règne dans la classe : on ne doit pas
déranger la maîtresse pendant qu’elle s’occupe des autres, on doit rester silencieux
pour ne gêner personne, on ne doit pas se déplacer et, quand on a fini son exercice, on
ne peut que prendre son cahier pour faire un dessin.
43 Vingt ans après, cette institutrice qui enseigne dans la banlieue d’une grande ville juge
que dans sa classe d’autrefois il y avait peu de liberté et qu’elle-même « apportait »
beaucoup, peut-être même trop. Elle en est venue, non sans crainte et difficultés, à
laisser parler les élèves. Passée de l’abécédaire au magnétophone, elle s’est aperçue
que, après un spectacle de cirque ou de théâtre, la discussion avec les élèves permettait
de dégager l’essentiel : au début elle hésitait à faire parler devant le magnétophone des
élèves qui ne lui paraissaient livrer que des impressions superficielles, puis il lui a
semblé que, les uns complétant ou reprenant les autres, la classe parvenait aux choses
importantes sans qu’elle soit obligée de les énoncer elle-même. Il y a donc dans l’école
un statut de la parole qui est nouveau : non pas que l’enfant puisse prendre l’initiative
de parler à tout moment, mais il est encouragé à s’exprimer et, lorsqu’il parle, il ne
récite pas toujours. Au lieu de seulement se faire écouter, comme autrefois, il arrive
que la maîtresse contraigne les élèves à écouter l’un de leurs camarades, qu’elle appelle
des questions au lieu d’interroger.
44 Faisant travailler les élèves par petits groupes, elle a admis peu à peu que ceux qui
n’étaient pas avec elle se déplacent et même parlent. Dans sa classe, qui comprend à la
fois un CP. et un C.E.1., elle dispose d’un matériel qu’elle n’aurait pas imaginé autrefois :
il y a suffisamment de place pour que dans un angle de la salle une table ovale permette
de laisser en permanence les jeux éducatifs et le matériel pour les activités (pièces à
encastrer, mosaïques, peinture, modèles réduits). Avec les plus jeunes, en guise de
leçon d’élocution, l’institutrice accepte le « jeu des questions » sur l’objet qu’un élève a
apporté.
45 L’intérêt des élèves prend le pas sur l’emploi du temps : le jour où ils s’intéressent à la
lecture ou à un thème des activités d’éveil, on prolonge la leçon. D’ailleurs la manière
de faire ces leçons, si l’on peut encore employer cette expression, a bien changé. La

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première demi-heure matinale, autrefois réservée à la morale, est désormais consacrée


à une « causerie » faite par la maîtresse ou à un entretien introduit par un enfant. De
temps en temps cependant, à partir d’une histoire lue, d’un fait rapporté ou d’une faute
commise on réfléchit sur ce qui est bien, sur les conséquences d’un acte... Les récits et
discussions sont suivis de la composition d’une phrase ou même d’un texte « libre » ;
parfois un élève lit le sien et ses camarades posent des questions, commentent. On est
donc loin de la leçon et de la maxime écrite au tableau et copiée par les élèves.
46 Pour la lecture, l’institutrice utilise désormais une méthode mixte, proche de la
méthode globale : les élèves ont un livre avec, sur chaque page, une image et un texte,
sans lettres séparées, mais elle leur fait distinguer des syllabes ou des lettres, ou bien
elle part d’une ou deux phrases écrites, extraites d’une histoire qu’elle a racontée. Ici la
méthode est à l’opposé de l’assemblage dénué de sens d’une consonne et d’une voyelle ;
l’intérêt de ce qui est lu dépasse celui de « papa a une pipe »...
47 Le calcul aussi a changé : non seulement un matériel spécialisé et acheté a remplacé les
allumettes et les marrons, mais l’institutrice a participé aux expériences qui ont
précédé la mise en place officielle des mathématiques modernes. Elle y voit une
manière de faire des mathématiques, manière moins ennuyeuse et plus active pour les
élèves. Ce qui d’ailleurs ne rompt pas avec ses anciennes exigences : un élève plus actif,
c’est aussi un élève qui travaille davantage.
48 Des exercices comme la dictée, aussi nombreux qu’autrefois, ont changé de style : elle
est préparée soigneusement, « dédramatisée », et les élèves peuvent poser des
questions. L’après-midi, les leçons d’histoire et de géographie (à partir du cours
élémentaire), la leçon de choses, etc., sont remplacées par les activités d’éveil 12, où l’on
procède par thèmes, en partant de l’environnement de l’enfant. Cela donne lieu à des
dessins, à des textes composés, remplaçant le résumé appris par cœur. Pour la musique,
on écoute des disques. L’institutrice fait faire un peu de gymnastique (course et saut) : à
la ville cela est considéré comme nécessaire, ce qui n’était pas le cas d’un village
d’agriculteurs. Avec tout ce qu’offre la ville, les classes-promenades sont devenues un
peu moins de simples promenades et elles permettent de visiter des expositions,
d’assister à des spectacles. Avec un autre environnement, d’autres conditions
matérielles, une pédagogie nouvelle est possible.
49 Cette institutrice n’a pas eu, vers la fin de sa carrière, l’impression d’une rupture
brutale : les choses, dit-elle, se sont faites tout doucement. Elle n’a pas trouvé à cette
évolution que des aspects agréables et il ne lui a pas toujours été facile de changer ses
méthodes. La première année où elle a adopté sa nouvelle méthode de lecture, elle a eu
très peur vers la fin du premier trimestre d’avoir compromis l’année, car des élèves
confondaient certaines syllabes. Elle a difficilement accepté de laisser parler les élèves,
au lieu de les interroger et de les « reprendre » ; elle a eu du mal à admettre que le
silence total ne règne pas toujours et que s’instaure ce qu’elle appelle une certaine
pagaille. Bref, elle a été contrainte d’évoluer.
50 Avec ce cas limite, mais non extraordinaire, nous sommes déjà entrés dans l’ère de la
nouvelle école. Nul besoin, désormais de témoignages ou de documents : on peut
observer13. Mais il paraît impossible d’ordonner ces observations de manière à ce
qu’elles fassent système, même en essayant de distinguer plusieurs types 14. Par
exemple, si l’on entre dans une salle de classe et si l’on voit les tables groupées par deux
ou trois au lieu d’être disposées en rangées, on ne peut pas en conclure immédiatement
qu’il s’y effectue beaucoup de travaux de groupe par rapport auxquels l’instituteur

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jouerait le rôle de conseiller et d’animateur. De même, les mathématiques nouvelles,


qui sont, répètent instructions officielles et conseillers, une nouvelle forme
d’acquisition des mathématiques, ne paraissent pas toujours éliminer la mémorisation
et le montage des mécanismes. A la différence de l’école d’avant guerre et de
l’immédiat après guerre, qui était parvenue à une sorte d’équilibre, celle d’aujourd’hui
apparaît sous des traits extrêmement contrastés : les opposés coexistent, ou plutôt se
heurtent15.
51 Il y a une grande diversité entre écoles, diversité que l’on peut saisir même en se tenant
à l’extérieur : anciens bâtiments de style 1880, vieilles écoles redécoupées à cause de
l’augmentation des effectifs, préfabriqués occupant les places publiques ou une partie
de la cour de récréation, écoles « ouvertes », à l’architecture d’avant garde, etc. Ces
dernières ne sont pas l’apanage des banlieues riches, au contraire : là, une partie de la
population qui préfère l’enseignement privé n’est pas prête à accepter les dépenses
d’une nouvelle école communale. De même les jardins fleuris se rencontrent davantage
autour de certaines maternelles péri-urbaines que dans les tristes cours de villages.
52 Mais c’est surtout à l’intérieur de l’école, à l’intérieur de la classe qu’il faut souligner les
contrastes, le heurt de pédagogies différentes sinon contradictoires. Les élèves sont
souvent aujourd’hui groupés par 4 ou 6 : mais la leçon collective faite au tableau noir et
les interrogations de l’ensemble des élèves, levant le doigt lorsqu’ils savent la réponse,
n’ont pas disparu, loin de là. Le tableau n’est plus en face de tous et il n’y a plus de point
focal où pourrait se placer l’instituteur ou l’institutrice : cela oblige donc les élèves à
des contorsions de la tête et du buste. L’attention, toujours requise, oblige d’abord à un
effort physique ; même lorsque le travail en groupe n’est pas fréquent, il légitime
l’échange entre élèves, autrefois interdit, et rend difficile l’obtention du silence,
toujours requis dans les leçons et interrogations collectives. Les élèves sont
réprimandés lorsqu’ils parlent sans nécessité, parfois même punis, et le lieu dénommé
piquet16 n’a pas disparu de certaines petites classes.
53 En somme, par rapport aux précédents espaces scolaires, celui d’aujourd’hui est
déstructuré : le maître n’est plus en position latérale ou frontale par rapport à des
rangées d’élèves, mais il n’est pas non plus au milieu d’un sous-groupe d’élèves. Ni
maître-surveillant, ni maître-professant, ni (faut-il dire pas encore ?) maître-camarade,
il prend successivement diverses postions dans la salle de classe, et son bureau n’est
plus guère que le meuble où il range ses affaires.
54 L’élève est lui aussi mobile : l’abondance du matériel scolaire et les tables sans casier,
l’utilisation de dictionnaires, de fiches, la légitimité de l’emprunt à un camarade d’un
outil scolaire, etc., rendent nécessaires des déplacements. Mais cela n’a pas fait
disparaître la fixité des corps astreints à certaines postures ; simplement cette exigence
se dissimule en partie sous les apparences du jeu. Ainsi peut-on voir des élèves
apprenant à lire par une méthode phonétique – qui exige une grande concentration
puisqu’il s’agit de produire par exemple des b et des p sans adjonction de voyelle – mis
en position dite d’écoute : buste droit et mains aux genoux, yeux fixés sur l’institutrice,
brève mimique indiquant le branchement sur l’émetteur, etc.
55 Les nouveaux maîtres parlent beaucoup, mais c’est surtout pour interroger les élèves,
les faire parler. Les inspecteurs d’aujourd’hui, même près de la retraite, et les
conseillers qui jouent le rôle d’intermédiaires entre eux et les instituteurs, tiennent
beaucoup aux classes « animées », même si cela doit créer un relatif désordre qu’ils
auraient autrefois condamné17. Les interrogations, qui portent davantage sur ce que

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l’élève doit trouver lui-même que sur ce qu’il a appris, entraînent chez lui une tension
et une anxiété visibles, accrues par la compétition des mains levées, par la crainte
d’être désigné pour répondre ou même seulement invité à le faire si le maître emploie
des techniques douces. Que les élèves trouvent par eux-mêmes18, cet impératif entraîne
des questions qui ressemblent parfois aux devinettes, et les réponses se font un peu au
hasard. Si elles sont fausses, le maître blâme l’élève pour son ignorance, son étourderie,
sa paresse, ou se moque plus ou moins de lui ; ses camarades n’osent pas alors rire trop
fort, car ils savent très bien que ce peut être leur tour dans la minute qui suit.
Logiquement la recherche active par l’élève, l’expression libre devraient exclure la
punition et même la réprimande. Celles-ci s’adressaient autrefois à l’élève qui ne savait
pas ce qu’il aurait dû apprendre : « nous redoutions les interrogations, disait Charles
Vildrac, car, si nous hésitions, les coups de règle, les gifles tombaient aussitôt » 19. Il y a
donc confusion pratique de deux formes différentes d’interrogations, superposition
partielle de deux systèmes de comportement dont les logiques s’excluent.
56 La rénovation de l’enseignement a les mêmes effets. Telles qu’elles sont enseignées, les
mathématiques rénovées juxtaposent deux types de procédés, voire même trois.
Prenons l’étude des mesures de capacité, de poids et de volume au cours moyen. On
peut établir des expériences permettant aux élèves de constater le poids d’un litre
d’eau, la contenance d’un décimètre cube, etc. On peut construire le tableau des
relations entre les trois séries de mesure, les élèves devant suivre les flèches pour faire
les exercices de conversion. On peut aussi leur demander de raisonner à partir de la
connaissance de multiples et sous-multiples de chaque unité de mesure. De même pour
la règle de trois : on peut soit procéder par le raisonnement classique de réduction à
l’unité, soit utiliser ce que les mathématiques nouvelles appellent un opérateur. Les
maîtres savent que, de cette seconde manière, les élèves peuvent procéder
mécaniquement, et obtenir une très bonne note à l’entrée en sixième. Certains veulent
aussi que l’école apprenne à raisonner ; ils font faire de temps en temps des problèmes
à la manière traditionnelle…
57 Entrent également en conflit, à l’intérieur même d’une matière d’enseignement comme
le français, la tentative pour faire en sorte que l’élève s’exprime librement dans une
situation de communication aussi proche que possible des situations réelles, et, d’autre
part, la nécessité non seulement d’améliorer la langue de l’enfant, mais de lui en faire
connaître les lois de fonctionnement. Dans le plan de rénovation de l’enseignement du
français20, longuement élaboré au cours des années 60, il est possible de concilier
verbalement liberté et contrainte en affirmant que la liberté de langue est d’autant plus
grande que les moyens d’expression ont été mieux acquis ; il est possible de demander
que l’élève observe par lui-même le fonctionnement de la langue (orale, écrite,
poétique...) au lieu de s’entendre imposer des règles. Mais dans la pratique de la
classe21, on en vient très vite à la récitation de définitions, à la mémorisation de notions
abstraites, à l’application assez mécanique de règles-recettes.
58 Prenons l’exemple d’une leçon de grammaire (nouvelle) au cours élémentaire. Méthode
active, avec beaucoup d’interrogations, dit l’institutrice. Effectivement, au premier
abord on est loin de la récitation des verbes aux différents temps des différents modes,
inaugurée au début du XIXème siècle. Les élèves ont à reconnaître des temps dans des
phrases ; lorsque l’un d’eux, interrogé, donne une réponse juste, il s’entend demander
pourquoi, ce qui l’oblige à réciter la formule (par exemple du « futur II », toujours
composé de deux verbes, le second étant à l’infinitif). Lorsqu’un élève ne peut donner

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l’infinitif, l’institutrice – il lui arrive de qualifier « d’impardonnables » de telles


ignorances – rappelle les critères d’identification par la terminaison.
59 L’exercice de transformation de phrases affirmatives en phrases négatives ou
interrogatives donne lieu au rappel par l’institutrice, sur le ton de la récitation, des
trois façons d’interroger. C’est une « règle » que les élèves n’ont pas à apprendre par
cœur (devoirs et leçons « à la maison » sont officiellement bannis) et qu’ils n’ont pas à
réciter au début de la leçon, mais qu’ils ont notée sur un carnet spécial et qu’ils doivent
savoir utiliser dans des exercices, autrement dit qu’ils doivent « savoir » au sens
traditionnel du terme. Le caractère imagé des consignes, données selon les méthodes
attrayantes (« passez cette phrase dans la machine qui dit non »), les quasi-
manipulations (souligner avec trait de couleur le groupe-sujet et le déplacer),
contrastent avec l’utilisation d’un vocabulaire abstrait (« il faut changer le
déterminant »), difficilement saisi par une partie des élèves, dont les réponses
apparaissent comme non dénuées de ce psittacisme tant honni depuis un siècle. On
peut aussi observer le même phénomène paradoxal que signalaient les inspecteurs de la
fin du siècle dernier : certains élèves ne peuvent faire les phrases simples qu’ils
prononcent dans la vie courante ou font des erreurs de construction de phrases qu’ils
ne commettent pas dans les situations de communication réelle (... « pas des arbres » au
lieu de « pas d’arbres ») parce qu’ils appliquent une consigne, observent une discipline
de type militaire. Et ils ont autant de difficultés, et peut-être le même genre de
difficultés, à faire le texte dit libre couronnant ces « activités grammaticales » que leurs
prédécesseurs pour faire la narration dont le sujet et le canevas leur étaient fournis.
60 Cette espèce de dissimulation des règles n’est pas le propre de la grammaire. Dans la
classe, toutes les règles ont un statut ambigu, qui tranche avec les anciens « il faut... »,
« il ne faut pas... ». Ainsi lorsqu’il s’agit d’écrire dans le cahier. Autrefois, à l’époque de
la dure discipline des cahiers bien tenus et des pages arrachées, l’élève savait qu’il devait
entre deux exercices ou résumés de leçons sauter une ligne, mettre un titre souligné en
écriture moyenne, etc. Aujourd’hui, le cahier subsiste, et une certaine propreté, une
certaine clarté de présentation sont toujours demandées : mais on n’édicte plus de
règles rigoureuses, ce qui passerait pour tâtillon. On ne se contente pas non plus
d’indiquer le but général – par exemple la clarté, la lisibilité – en laissant totalement à
l’initiative de l’élève le choix des moyens. De sorte que beaucoup d’élèves sont
constamment dans une quête anxieuse de la règle (« Combien de lignes faut-il
sauter ? », « Est-ce qu’on écrit dans la marge ? »).
61 Il y a cependant des cas où apparaissent de nouvelles modalités d’élaboration des
vérités et de mise en place des normes. Nous avons déjà évoqué cette discussion devant
un magnétophone sur un spectacle de théâtre pour enfants, où le rôle de l’institutrice
se borne à empêcher de parler en même temps et à faire s’exprimer tous les élèves : ce
n’est pas elle qui élabore le jugement, même si à la fin elle résume et souligne ce qu’elle
juge essentiel dans ce qui a été dit. De même, dans le cadre des activités d’éveil, un
groupe d’élèves peut être chargé d’exposer son expérience, d’apporter documents et
objets ; ensuite un texte est rédigé par toute la classe. Cette façon de faire est très
différente de la leçon de choses selon Mme Kergomard : les élèves étaient intéressés et
posaient des questions, certes, mais c’était l’institutrice qui, à propos de l’ortie ou du
chanvre, révélait aux enfants les vérités de la science botanique et les règles de la
morale. Ne croyons pas cependant que les institutrices modernes s’effacent
totalement : il vaudrait mieux dire qu’elles jouent un rôle plus effacé, et leur

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satisfaction est grande lorsque les élèves manifestent vis à vis d’eux-mêmes les mêmes
exigences qu’elles (par exemple, dans l’élaboration collective du texte, lorsqu’ils font
attention de diversifier leur vocabulaire et d’élaborer des phrases complexes).
62 Si l’on généralisait et portait à la limite ces pratiques observées, on obtiendrait un
modèle qu’on pourrait appeler la normalisation, au sens précis où ce terme désigne
l’ensemble des règles résultant de l’accord entre producteurs. Par opposition à la
discipline imposée de l’extérieur, ou acceptée parce que la validité en est reconnue
grâce aux lumières de la raison présente en chaque individu, la norme est élaborée par
le groupe grâce à la discussion du comportement ou des opinions de ses propres
membres. Etant ce que font la majorité des gens – les autres, par définition, sont
anormaux – la norme est susceptible d’être dégagée par les observations des gens sur
eux-mêmes, mais aussi par des observations et des expérimentations savantes. Le
savant est donc parfois appelé à participer aux réunions du groupe : mais son rôle est
d’aider, il est le technicien mettant ses moyens au service du groupe, ou un membre du
groupe ayant un peu plus de moyens que les autres.
63 Ce modèle pourrait servir à comprendre plusieurs institutions pédagogiques des
sociétés contemporaines, certains modes d’organisation et d’équipement urbains, mais
il peut aussi éclairer certains aspects du fonctionnement de l’école. Quoique
l’autodiscipline partiellement mise en place dans les lycées n’ait pas atteint
l’enseignement primaire (pas plus que la pratique professorale consistant à attendre
que les élèves aient « décidé » de se taire pour commencer un cours), aux exemples déjà
évoqués on peut ajouter celui de la surveillance des récréations. On tolère des jeux,
autrefois interdits parce qu’ils pouvaient provoquer des dégâts matériels, à condition
que les joueurs sachent s’imposer certaines limites d’espace et de gestes. Sauf cas de
blessure, l’enfant qui vient se plaindre d’agression au maître ou à la maîtresse de
surveillance s’entend répondre qu’il doit s’arranger avec ses camarades. En un mot,
c’est au groupe des pairs, et non plus à l’autorité supérieure, qu’il appartient de
résoudre les problèmes qui sont, comme on dit souvent aujourd’hui à l’enfant, « ses »
problèmes22.
64 On peut faire des remarques analogues à propos du remplacement de la leçon de
morale par une discussion ménagée entre les élèves par les maîtres, et portant non plus
sur un sujet ou un texte prévus à l’avance, mais sur un fait qui vient de se produire.
(Contrairement à ce que l’on affirme couramment, en effet, c’est la leçon qui a disparu,
non la morale elle-même)23. L’étape intermédiaire de cette évolution pourrait être
représentée par un manuel de morale dont se servaient les instituteurs dans les
années 60 et qui montre le rôle joué par la science psychologique dans la normalisation.
Les auteurs préconisent dans leur préface une méthode qui consiste à dégager un
enseignement moral de faits et de problèmes discutés par les élèves. Dans un premier
temps, l’instituteur doit soumettre au jugement des élèves des comportements, des
faits révélés par des enquêtes, etc. « Ils constituent, disent les auteurs, de véritables
tests, semblables à ceux dont Alfred Binet et plus récemment Jean Piaget se sont servis
pour l’étude du jugement moral chez l’enfant ». Chaque élève donne sa réponse au
problème. Ces réponses, on les « discute en commun, on cherche où est le bien. De cette
discussion se dégage un enseignement moral ». L’aptitude du groupe à penser le bien
est si certaine que les textes à lire après la discussion n’apportent plus rien quant au
jugement moral : outre leur fonction intellectuelle – ils servent de leçon de lecture – ils
ont pour objet de susciter l’émotion (admiration ou indignation) qui portera à agir.

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Comment, en effet, pourrait-il y avoir divergence, étant donné que les psychologues ont
déterminé à l’avance quels étaient les jugements de la plupart des enfants (d’une
société donnée) parvenus à un certain « stade génétique » ? Ainsi les pédagogues ont la
caution de la science, et les éduqués les satisfactions de l’autogestion.
65 Toutefois, ces méthodes de groupe ne vont pas sans un certain rétrécissement et
affadissement de la morale : tout ce qu’on peut demander à l’enfant participant au
groupe, c’est de devenir sociable, d’accepter la décision de la majorité, d’accepter une
règle commune. Le contenu de la règle est au second plan. L’école de la troisième
République, avec les leçons matinales, les rappels à l’ordre des maîtres, parfois les
activités de la coopérative scolaire, transmettait à ses élèves une gamme étendue et
précise d’idéaux et de sentiments ; quelles que soient l’évolution ultérieure qu’ils ont
connue et les influences qu’ils ont subies, les hommes passés par cette école en gardent
encore des traces. L’école d’aujourd’hui transmet une petite morale quotidienne du bon
accord entre tous.
66 De manière générale, avec le raccordement complet du primaire au second degré, la
tentative d’introduction du « tiers-temps pédagogique », l’école enseigne moins
qu’autrefois. La durée de la journée scolaire n’ayant pas diminué (on sait qu’en
Allemagne les écoliers rentrent chez eux au début de l’après-midi), l’enfant connaît de
plus en plus deux séries successives d’activités : les activités scolaires proprement dites
(langue, calcul essentiellement) et les activités physiques ou d’éveil. Certaines écoles
sont mêmes « ouvertes » : une partie des locaux est utilisée par les élèves et les adultes
du quartier pour faire de l’artisanat, du théâtre, etc. avec des animateurs socio-
culturels. Ces écoles accusent un contraste qui existe dans les autres et qui fait
problème : si tous les maîtres ne sont pas favorables à de telles expériences et
cherchent à revenir à des formules plus traditionnelles, c’est qu’il est alors difficile,
pour employer l’expression courante, de « tenir » les élèves en classe.
67 Ce qui coexiste dans l’école, et s’y heurte, ce n’est pas la liberté et la discipline, mais
deux techniques pédagogiques. Autrefois le dessin, la peinture, le modelage, les
activités manuelles pouvaient avoir pour fonction à la fois d’occuper l’enfant, de lui
apprendre à se tenir tranquille et de l’exercer à soumettre ses gestes à des règles.
Maintenant, dans le dessin, la poterie, les activités artistiques, l’enfant est toujours
contraint d’une certaine manière : contraint à être actif, à ne pas gêner les autres ou à
coopérer avec eux s’il s’agit d’activités collectives. Mais de plus, il doit créer, s’exprimer.
On pourrait généraliser à l’ensemble des activités dites culturelles, y compris celles qui
s’introduisent dans les écoles, ce qui s’est passé pour la danse : aux figures imposées de
la danse classique, aux longs exercices devant le miroir pour juger de la conformité au
modèle, se substituent les gestes libres de « l’expression corporelle » sous le regard plus
ou moins approbateur des autres. Il y a dans ce deuxième cas aussi une éducation, mais
elle est apprentissage de techniques censées être de simples moyens ; elle est conçue
surtout comme levée des inhibitions permettant à une nature supposée bonne –
autrement dit aux bons côtés de la nature – de s’affirmer, de se développer, de
s’épanouir.
68 L’enfant discipliné, l’enfant raisonnable, l’enfant épanoui : nous n’avons pas là trois
stades successifs par lesquels seraient passés le rapport d’enfance et l’école comme
institution de socialisation entre le XVIIème siècle et nos jours, mais plutôt trois types
de rapport pédagogique qui coexistent dans les écoles d’aujourd’hui, où, selon les cas,
l’un ou l’autre prédomine. Il en résulte que les parents des différentes classes sociales,

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qui n’ont pas les mêmes attentes à l’égard de l’enseignement, ni tout-à-fait les mêmes
rapports avec leurs enfants, préfèrent telle école à telle autre, tel instituteur ou
institutrice à tel autre.
69 On ne saurait donc conclure à l’avènement inéluctable, à travers une phase chaotique
de crise, d’un nouveau type d’école, dont seraient éliminées les dernières subsistances
d’un passé en général jugé défavorablement. Tout d’abord parce que, comme l’a rappelé
M. Weber, ce n’est pas à la sociologie qu’il faut demander des prophéties. Ensuite parce
que les prévisions sur les changements de l’école sont souvent fondées sur l’idée fausse
selon laquelle ces derniers seraient principalement liés au remplacement des
instituteurs formés, dans les Ecoles normales, aux anciennes méthodes, par de jeunes
instituteurs, ou plutôt institutrices, plus ouvertes aux innovations parce que jeunes et
ayant fait des études secondaires ou même parfois une ou deux années d’enseignement
supérieur. Or il suffit d’interroger quelques « remplaçantes » débutantes pour
s’apercevoir que ni leur formation ni leur statut dans l’institution ne leur permettent
de faire autre chose que de se raccrocher aux recettes les plus éprouvées. De plus, nous
avons pu vérifier que c’est lorsque les conditions institutionnelles sont optimales, en
particulier lorsque l’école a un taux élevé d’enseignants titulaires, un faible taux
d’enseignants jeunes et formés « sur le tas », que l’on a le plus de chance de voir
apparaître des formes nouvelles d’activités pédagogiques.
70 Une enquête réalisée sur les années 1966-1970 a porté sur la fréquentation, par les
écoles du département du Rhône, du théâtre pour enfants24. Outre son objectivité par
rapport à des réponses à un questionnaire, cet indice, quoique limité, présente
l’avantage de ne pas porter sur une activité pouvant rester très isolée dans l’ensemble
des pratiques pédagogiques, puisque le spectacle était accompagné d’une action auprès
des instituteurs et d’un dossier en permettant l’exploitation (discussions, textes,
dessins, etc.). Les résultats révèlent, outre un clivage ville/campagne 25, le rôle que
jouent deux caractéristiques des écoles étudiées : les établissements qui ont les taux les
plus forts d’instituteurs en milieu ou fin de carrière et d’instituteurs titulaires sont
ceux qui ont aussi les taux les plus élevés de fréquentation du théâtre 26. Les
changements pédagogiques n’apparaissent donc pas comme des coups de mains de
franc-tireurs agissant contre l’institution. On ne peut dire non plus, comme on le fait
souvent en le déplorant, qu’ils viennent d’en haut, c’est-à-dire de l’Etat : le rôle de
groupements comme les Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation actives
(C.E.M.E.A.) dans le développement, par exemple, du théâtre pour enfants a été très
important. Mais les procédés qu’élaborent ces groupes, le plus souvent d’ailleurs
formés de pédagogues, restent expérimentaux et localisés, sauf s’ils entrent, ou
peuvent entrer moyennant certaines modifications, dans une nouvelle logique
institutionnelle.
71 Pour achever de déterminer ce qu’est l’école d’aujourd’hui par rapport à celle d’hier et,
dans la mesure du possible, ce qu’elle tend à être, il faut donc voir comment elle recrute
et forme ses agents, et aussi quels sont ses produits.

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NOTES
1. Nous avons donc réalisé une série d’assez longs entretiens, au cours desquels nous demandions
à l’instituteur ou à l’institutrice de nous décrire une journée scolaire dans les principaux postes
qu’il ou elle avait successivement occupés. Nous avons demandé à voir les documents conservés
(photos, cahiers, etc.).
Aux raisons indiquées pour le choix de la méthode, il faut ajouter qu’il était inutile de refaire les
études consacrées à la profession d’instituteur, aux opinions et attitudes politiques, religieuses,
etc., des maîtres (voir en particulier les travaux d’Ida Berger) et surtout qu’il était ainsi possible
de faire d’une certaine manière une étude sociologique de l’école avec les instituteurs.
2. Pour ne prendre qu’un exemple, les maternelles commencent à s’implanter dans les zones
rurales, après que les classes enfantines indépendantes y aient résolu le problème séculaire de la
« petite ciasse » à l’intérieur de la classe unique. Les villages éloignés des villes rencontrent
aujourd’hui les mêmes difficultés et trouvent les mêmes solutions que les banlieues il y a vingt
ans et les quartiers urbains il y a cinquante ou cent ans.
3. Certificat d’aptitude professionnelle, préparé dans les Centres d’apprentissage.
4. Ṛapports d’inspection générale sur la situation de l’enseignement primaire, op. cit., Rhône, p. 5.
5. Cf. H. Rulon et Ph. Friot, Un siècle de pédagogie…, op. cit., p. 73-75 et le Dictionnaire de Pédagogie,
art. « Certificat d’études primaires ». En France comme en Prusse et en Angleterre, un Certificat
d’études primaires élémentaires a été utilisé un moment dans le cadre de la législation sur le
travail des enfants : nul ne pouvait employer un enfant qui ne possédait pas cette attestation.
6. Journal de Cosne . d’après l’Education du 13 juillet 1878, cité dans H. C. Rulon et Ph. Friot, op. cit.,
p. 74.
7. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., 1ère partie, art. « Certificat d’études primaires ».
8. Terme du parler populaire lyonnais.
9. D’après les estimations fournies lors des congrès de l’institut coopératif de l’Ecole moderne
(I.C.E.M.) il y avait en 1975 environ 20 000 « enseignants Freinet » en France, soit 4 % du corps
enseignant. La plupart sont des instituteurs ou institutrices, mais une partie enseigne en
maternelle.
Freinet a inventé ses premières techniques vers 1920. Sa pédagogie est certainement celle qui
marque le plus directement et le plus fortement l’époque d’entre deux guerres et d’après-guerre.
La première étude sociologique sur le mouvement (par M.C. Lepape) est en cours.
10. Pour nos interlocuteurs, le texte libre est, de ce fait, bon pour « les moins bons élèves », ceux
qui ne parlent pas facilement, qu’il s’agisse d’une mongolienne ou d’enfants de milieux
défavorisés. Les maîtres ont donc un avis opposé à celui de certains spécialistes actuels des
sciences de l’éducation, selon qui les méthodes Freinet réussissent avec les bons élèves. Mais les
uns et les autres ne se placent pas au même point de vue.
11. Entretien par lequel commence la classe et au cours duquel l’institutrice parle avec ses élèves
des sujets qu’ils introduisent d’eux-mêmes. On a vu que des entretiens relativement libres étaient
préconisés dès l’époque de l’enseignement mutuel.
12. Apparues à la fin des années 60, celles-ci font partie de la « rénovation pédagogique » de
l’enseignement élémentaire entreprise alors. On distinguait les activités à dominante
intellectuelle et à dominante esthétique.
13. Nous avons procédé à une série d’observations dans les classes les plus diverses. Il s’agissait
d’observations libres, non pas en ce sens qu’elles auraient été faites sans hypothèses, mais en ce
sens que nous n’avons pas rangé les comportements dans une grille de catégories en vue d’une
quantification.

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14. On peut donc se demander si les résultats d’une enquête extensive, au cas où elle serait
matériellement possible, ne seraient pas très difficiles à interpréter. Sur l’étude empirique de la
relation maître-élève dans l’enseignement élémentaire, voir les travaux de J. Chobaux, en
particulier « Etude de la relation éducative » : Ṛevue française de Sociologie, XIII, 1, 1972, p. 94-111.
15. L’étude des lycées par V. Isambert-Jamati (Crises de la société, crises de l’enseignement, op. cit.,
p. 324) conclut, pour la dernière période observée, à une « crise d’objectifs ».
16. Le « piquet » fut d’abord une punition militaire consistant à passer deux heures debout, un
pied sur un piquet. Ce furent ensuite les collégiens qui furent condamnés à passer une heure
debout à une place marquée pendant la récréation (voir le Dictionnaire de Littré).
17. J. Voluzan ( L’école primaire jugée, op. cit., p. 72-73) situe vers 1960 l’apparition de
l’encouragement à l’expression et à l’activité chez les élèves dans les rapports d’inspection. Elle
montre bien que cette nouvelle exigence entre en contradiction avec les règles uniformisantes et
le souci de rendement. « Le schéma nouveau se superpose à l’autre », conclut-elle en citant ce
jugement sur une classe : « élèves actives mais ordonnées ».
18. Le psychologue C. Rogers, inventeur de la non-directivité, a poussé à l’extrême cette idée,
soutenant que l’enseignement est soit insignifiant soit nuisible : « Les seules connaissances qui
puissent influencer le comportement d’un individu sont celles qu’il découvre lui-même et qu’il
s’approprie. Ces connaissances ne peuvent pas être communiquées directement à d’autres » (C.
Rogers, Le développement de la personne, Paris, Dunod, 1967, p. 198).
19. Entretien publié par Nos écoles publiques de mars 1956, cité dans E. Chanel, L’école mal aimée,
Paris, le Centurion, 1974, p. 14. Vildrac étant né en 1882, ces souvenirs se rapportent à la fin du
siècle dernier.
20. Il a été appelé plan Rochette, du nom du président de la commission chargée de l’élaborer. On
peut suivre les expériences sur lesquelles il s’est fondé en consultant la collection « Ṛecherches
pédagogiques » de l’institut National de Recherches pédagogiques.
21. Une enquête sur l’application des nouvelles instructions par les instituteurs a été commencée
sous la direction de V. Isambert-Jamati (La réforme de l’enseignement du français à l’école élémentaire,
Paris, C.N.R.S. 1977). Nous n’avons pu présenter ici que quelques remarques, fondées sur nos
propres observations.
22. Bien que non seulement la terminologie qu’il utilise mais l’analyse qu’il esquisse soient
différentes de celles ici proposées, on rapprochera ces remarques de celles de D. Riesman, La foule
solitaire, Paris, Arthaud, 1964.
En attendant que soient réalisées des études comparatives, on trouvera quelques indications sur
les méthodes pédagogiques en Angleterre et aux Etats-Unis dans G.W. Basset, Innovation in
primary éducation, a study of recent developments in England and the U.S.A., London, New-York, J.
Wiley, 1970.
23. Par contre les remontrances, sinon la leçon, concernant ce qu’on appelait autrefois la civilité,
n’ont pas disparu : certains maîtres, lorsque les enfants passent en rang devant eux pour entrer
en classe, vérifient la coiffure, le laçage des souliers, la propreté des mains...
24. Voir les rapports de recherche du Centre de Sociologie de l’éducation (Université Lyon II)
de 1972 à 1974, par A. Battegay et R. Bernard. Voir à l’annexe III quelques précisions et résultats
complémentaires concernant cette étude.
25. Parmi les villages figurent évidemment nombre de communes dont les habitants ne sont pas
seulement des agriculteurs, mais aussi des ouvriers et employés allant travailler dans les villes.
Cependant on n’observe pas de clivage entre quartiers ou communes suburbaines riches et
pauvres.
26. « Le théâtre pour enfants à Lyon », par R. Bernard, Ṛapport de recherches du C.S.E., 1973-1974,
Université Lyon II, (ronéoté) p. 71-74. En ne considérant que l’agglomération lyonnaise pour
annuler l’effet de la distance école-théâtre, on peut montrer que ce sont les équipes

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pédagogiques comportant le plus d’enseignants âgés qui emmènent davantage les élèves au
théâtre.

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Chapitre X. Leçons et devoirs

1 Dans ce chapitre, l’analyse portera sur un matériel qui peut être considéré comme
constituant l’essentiel des produits de l’école, au sens où l’on parle des produits d’une
entreprise artisanale ou industrielle : les cahiers des maîtres et les cahiers des élèves de
différentes époques. Dans leurs cahiers, les maîtres en formation (ou en recyclage)
notent la manière dont ils doivent faire la classe ; lorsqu’il s’agit de cahiers de
préparation1, ils notent l’essentiel des leçons qu’ils feront le lendemain. Dans leurs
cahiers, les élèves écrivent ce qu’ils ont à apprendre et font leurs devoirs : ils doivent y
révéler les qualités du bon écolier, et la forme même du devoir indique assez que
l’important est, autant que ce qui est transmis, la manière dont cela est transmis,
acquis et restitué. Si le devoir et la leçon (récitée) survivent à la suppression des places
et des notes chiffrées, c’est qu’ils ne sont pas essentiellement un instrument
d’émulation, de sélection et de hiérarchisation. Et plus qu’un moyen de contrôler les
acquisitions ou de déterminer les progrès du savoir, ils constituent un contrôle social
des élèves : sans eux, nombre d’exigences pédagogiques dont on a ci-dessus tenté de
préciser le sens ne pourraient être satisfaites. Et si ces exigences viennent à changer, on
le voit se manifester dans ce que l’élève doit noter sur le cahier et dans l’usage qu’il doit
en faire.
2 L’analyse des stages de recyclage et des fiches-conseils distribuées par les conseillers
pédagogiques constitue sans doute l’un des meilleurs moyens de voir comment sont
produits les instituteurs et les institutrices. La suppression du recrutement en fin de
troisième des élèves-maîtres, la crise de la formation professionnelle en Ecole normale
qu’attestent les grèves incessantes, la place grandissante qu’y prennent le recyclage et
la formation des professeurs de Collège d’enseignement général interdisent en effet de
considérer comme instituteur ou même institutrice modaux l’élève-maître ou l’élève-
maîtresse. Le serait plutôt la bachelière devenue remplaçante après un échec dans
l’enseignement supérieur, ayant reçu les directives d’une conseillère de circonscription
et suivi un stage2.
3 Par contre lorsqu’il s’agit des maîtres d’école de la troisième République, c’est bien le
(ou la) bonne élève de l’Ecole primaire supérieure, d’origine modeste, ayant réussi au
Concours d’entrée à l’Ecole normale, y terminant ses études et y effectuant sa
formation professionnelle qu’il faut prendre pour référence3. Avant donc d’en venir à la
formation actuelle, et à titre de comparaison, nous examinerons le cahier « Préparation

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de la classe », fait en 1916-1917 par une normalienne de troisième année accomplissant


ses stages à l’école d’application. Chaque stage successif, fait dans une classe différente,
consistait à observer ce que faisait la « maîtresse d’application » pendant une semaine,
puis à prendre sa place pendant une autre semaine en étant observé et noté par elle. Le
cahier porte des appréciations (« vu », « Bien »…) et des corrections concernant les
expressions utilisées et surtout la marche suivie pour la leçon. La minutie de ces
remarques montre non pas l’arbitraire de telle ou telle maîtresse, mais l’exigence de
conformité à un modèle canonique pour chaque matière, chaque aspect de la méthode 4.
4 A chaque stage, l’élève-maîtresse inscrit d’abord sur son cahier de préparation le nom
des élèves par ordre alphabétique, l’emploi du temps et un plan de la classe, lequel n’est
pas destiné à lui permettre de repérer les élèves mais à lui faire observer la disposition
des tables, de la bibliothèque, de l’armoire à collections, etc., afin que dans l’avenir elle
sache arranger sa salle de classe. Puis viennent les leçons. Au début l’élève-maîtresse
écrit chacune d’elles en détail, ce que lui reproche l’institutrice ; mais ensuite, tout en
devenant plus allusive, elle note non seulement le plan (par exemple, I interrogations,
II sujet de la leçon, III explications et questions, IV exercices) mais l’essentiel de ce
qu’elle expose ou des questions qu’elle pose, ce qui permet de se faire une idée précise
de la méthode suivie. Chaque leçon commence par des « interrogations ». Il s’agit
parfois de réciter, mais toujours avec l’aide de questions détaillées, la leçon précédente.
Ceci vaut même pour la morale. La précision de ces questions et leur organisation sont
celles de la méthode catéchétique : il y a rarement deux questions en une seule et
souvent une question est démultipliée en sous-demandes. Ainsi une leçon de système
métrique sur la lieue, le mille, le nœud, etc., commence par des « interrogations de
révision » : « A quelle partie du méridien terrestre correspond le mètre ? Quelle est la
longueur du méridien terrestre ?... Qu’appelle-t-on mesures itinéraires ? Quelles sont
les principales ? Quelle est l’unité principale de ces mesures ?... »
5 C’est donc bien une récitation par cœur qui est demandée, mais le fait que les questions
portent sur l’essentiel de plusieurs des leçons précédentes montre qu’il s’agit non
seulement de s’assurer que ce qui précédait dans la progression prévue a été retenu,
mais aussi de resituer dans l’ensemble auquel il appartient le point particulier faisant
l’objet de la leçon du jour. Ainsi par exemple, avant d’aborder en grammaire le pluriel
des noms terminés par au, eu, ou, on interroge non seulement sur le pluriel des noms
terminés en s, x, z (leçon précédente), mais sur la définition du nombre. Il s’agit donc
de s’assurer que l’élève (la majorité d’entre eux peut-être) a compris et comprendra ce
dont on va parler. De même une leçon sur la preuve par neuf est précédée
d’interrogations sur la multiplication.
6 Lorsque la leçon ne commence pas par des interrogations, elle est toujours précédée de
« rappels » et « d’exercices de révision » : en lecture, rappel des consonnes connues et
exercices syllabiques, en écriture rappel du tracé de la lettre r avant d’aborder celui de
la lettre v. Les anciens préceptes pédagogiques dont nous avons cherché plus haut
l’origine et le sens, sont ici appliqués avec rigueur. Il ne faut pas que l’élève s’essaie à
faire quelque chose de lui-même, sans principes, sans explications préalables, ou le
fasse en ayant oublié les étapes précédentes. Cette prescription heurte évidemment une
autre prescription : l’appel à l’initiative et à l’activité de l’élève. C’est ainsi qu’en
troisième partie d’une leçon de lecture, l’élève-maîtresse a prévu « écriture et lecture
de mots simples proposés par les enfants » ; l’institutrice corrige en marge en ajoutant :
« et formés avec les syllabes lues précédemment ».

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7 L’importance des rappels correspond à la fréquence des exercices : ces pédagogues ne


se contentent pas d’à peu près et redoutent la fragilité des acquisitions. Pour l’étude de
la lettre a, l’élève-maîtresse prévoit de la « faire former par la jonction d’un o et d’un i »
(déjà étudiés) et note deux fois qu’elle doit passer dans les rangées de tables et donner
des « conseils individuels ». Cela ne suffit pas pour l’institutrice, qui note : « les lettres
écrites sur le cahier ont déjà été étudiées sur l’ardoise ; mais il est bon de rappeler
toujours l’explication et de renouveler sans cesse les conseils ». L’élève n’agit donc que
préparé et guidé : lorsqu’il faut, en dessin, inscrire un triangle dans un carré, la
maîtresse a préparé à l’avance de petits papiers sur lesquels elle a marqué les cinq
points nécessaires, elle fait tracer les lignes en bleu et rouge par les élèves après
explications, et c’est ensuite seulement qu’elle fait retourner le papier et demande aux
enfants de « déterminer eux-mêmes la place des cinq points » et de tracer à nouveau les
figures.
8 Il faut se garder, cependant, de méconnaître la nature exacte de cette pédagogie en la
condamnant sommairement au nom des idéologies de la liberté de l’enfant actif. Ce qui
était demandé aux élèves de cette école, ce n’était pas de copier sottement et
servilement. Soit l’exemple du « travail manuel » dans la classe des grands de la
maternelle. Il s’agit de continuer l’apprentissage de la tresse simple. L’élève-maîtresse a
prévu de procéder de la façon suivante : « recommencer devant les enfants cet exercice
déjà fait et exiger des enfants qu’ils le fassent individuellement sans donner à nouveau
l’aide et les explications ». Que l’enfant soit ainsi mis en face de la tâche à accomplir
sans que lui soient fournis tous les moyens dont il a éventuellement besoin, qu’il soit
seul et qu’il n’y ait pas de verbalisation, c’est ce que refuse catégoriquement la
maîtresse d’application : « Non, souligne-t-elle en marge, en exécutant vous-même,
vous redonnez toutes les explications ».
9 Expliquer, faire comprendre, faire raisonner : ces conseils ne manquent jamais lorsque
la débutante va trop vite ou ne pose pas de questions. L’arithmétique fait appel au
raisonnement. En s’appuyant sur un support semi-concret – 4 rangées de trois barres –
on démontre au tableau que 4 x 3 = 3 x 4, après avoir énoncé de manière abstraite que
« le produit de deux nombres ne change pas quand on intervertit l’ordre des facteurs ».
A partir de ce théorème est justifiée la preuve de la multiplication par inversion du
multiplicande et du multiplicateur. Dans la quatrième partie de sa leçon, l’élève-
maîtresse, avant de passer aux exercices d’application, interroge sur la preuve. C’est
aussi le souci de la compréhension qui commande les longues explications de mots et
d’expressions (« présumée », « se cantonner », différence entre « intimité » et
« familiarité »...) accompagnant la lecture et les interrogations sur le sens des mots
prévues pour la récitation. Il y a encore les lectures expliquées, où sont non seulement
éclaircis les mots dont les élèves risquent de mal connaître le sens, mais où est donnée
une explication de texte, comme dans l’enseignement secondaire. L’institutrice réclame
de la débutante, dans les exercices et leçons de langue, ou encore en instruction
civique, et même dans les récits faits à la maternelle, une extrême précision et une
grande rigueur de langage. Il faut décrire la pompe des pompiers et faire remarquer le
rapport entre les deux termes, expliquer ce qu’est « brûler », chose dont les enfants ont
pourtant l’expérience. Dans l’historiette sur le berger Jean, il faut dire quel travail
celui-ci est allé faire à la grange, au lieu de parler seulement d’« un » travail.
10 La révision, la répétition sont ici des techniques de consolidation, non d’acquisition : à
chaque récitation, on interroge quelques élèves sur le sens des mots expliqués à la

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leçon précédente, afin de s’assurer qu’ils ont compris et retenu le sens. De plus,
l’activité de l’élève trouve sa place dans cette recherche de la compréhension : s’il
arrive pour certaines leçons, en économie domestique par exemple, qu’on lise le livre,
chaque élève doit résumer le paragraphe qu’il vient de lire. La maîtresse résume les
grandes lignes du chapitre, en fin de lecture, pour que l’essentiel soit vu. Dans la lecture
expliquée, au moins au cours supérieur, ce sont les élèves qui sont invitées à trouver et
décrire le caractère d’un personnage de La Bruyère. En morale enfin, l’étude d’un texte
avec des « questions d’intelligence » précède parfois la leçon proprement dite.
11 Si une activité intellectuelle est demandée à l’élève, il ne lui est cependant pas demandé
d’être actif au sens de l’éducation nouvelle. En arithmétique, on l’a vu, il suit la
démonstration d’un théorème d’abord énoncé ; en grammaire, il arrive que
l’institutrice – non pas les élèves – énonce la règle à partir d’exemples, mais la plupart
du temps, elle suit la démarche inverse. De toutes façons, même si elle est « amenée par
des exemples » selon l’expression utilisée par l’élève-maîtresse dans son plan de leçon,
la règle est posée comme règle intangible que les exemples illustrent simplement et par
rapport à laquelle il ne peut y avoir que des exceptions : « Tous les noms terminés par
ou prennent un s au pluriel. Exemple : des sous, des fous... Il faut excepter... ». La règle
n’est pas une simple loi au sens de résumé d’expérience, que l’on observerait sur des
faits de langue (il y aurait alors deux séries de mots, avec s et avec x). Dans la leçon sur
les adjectifs possessifs, mon, ton, son employés au féminin et l’article remplaçant
l’adjectif sont des « règles particulières »5.
12 Lorsque cela se peut une règle, dans quelque domaine que ce soit, est toujours justifiée :
mais elle est toujours énoncée nettement, écrite et apprise. Ainsi en morale : dans une
leçon sur l’impôt, l’élève-maîtresse en montre la nécessité par la camparaison avec les
ressources de la famille, s’efforce de mettre en évidence l’égoïsme du fraudeur et de
soulever contre lui l’indignation des élèves en le qualifiant de mauvais patriote. Mais
l’explication rationnelle et les sentiments ne suffisent pas. L’institutrice rajoute en
marge l’énoncé du devoir, par lequel il faut conclure : « donc, c’est un devoir impérieux
de payer l’impôt ».
13 De plus, dans le cas présent, c’est l’enseignante qui « montre » et, lorsqu’elle fait appel
aux élèves, par exemple dans une leçon de vocabulaire, elle leur « fait trouver ». La
marge d’activité autonome laissée à l’élève est donc étroite : après la leçon sur les
préfixes trans et tri, le devoir à faire hors classe consiste à définir les mots même qui
ont été pris en exemple dans la leçon (« transatlantique », « tréfiler »...) et à faire une
phrase avec chacun d’eux. Par ce dernier procédé, on s’assure que l’élève a compris le
sens des termes, mais on ne lui demande pas de chercher d’autres mots ayant le même
préfixe.
14 Ce que nous voyons donc mis en œuvre ici, c’est sous l’un de ses aspects essentiels la
pédagogie que Gérando et d’autres s’étaient efforcés de définir un siècle auparavant :
écouter une leçon de langue ou d’arithmétique, écrire, répondre aux questions,
apprendre ses leçons et faire ses devoirs, c’est aussi, et peut-être surtout, apprendre
l’obéissance raisonnée et consentie à des lois.
15 Une telle pédagogie doit éviter l’écueil des mots restant vides de sens. Il est donc
nécessaire de faire sans cesse observer les choses. Chaque fois que l’élève-maîtresse
prévoit dans sa préparation de montrer un objet, une image ou d’illustrer ce qu’elle dit
au tableau, elle recueille la mention « Bien ». Mais qu’elle ne montre pas de minerai
dans une leçon sur les métaux, ou qu’elle ne donne pas d’exemple de démission d’un

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ministère dans une leçon d’instruction civique, elle en reçoit le reproche. « Faites
l’expérience devant les enfants avec une feuille de papier » : cet ordre est donné en
marge d’une leçon sur le feu, où la débutante avait cru pouvoir se contenter d’évoquer
des exemples. Or il s’agit d’une leçon de vocabulaire, et il importe que l’enfant sache
bien ce que veut dire brûler : changer d’apparence, détruire, transformer en cendres.
16 Le modèle, si âprement préconisé autrefois par Mme Pape-Carpentier, de la leçon de
choses qui est à la fois leçon d’élocution, de vocabulaire et donc d’idées, se trouve ici
réalisé. Si, en effet, aux cours moyen et supérieur, il y a des leçons de sciences (le
toucher et la peau ; les métaux, leurs propriétés et leurs usages, etc.), dans les petites
classes, l’élève-maîtresse apprend à faire des leçons très détaillées sur des choses dont
l’enfant, même citadin, a l’expérience. Au premier abord, on s’étonne que de longs
moments de classe soient consacrés à faire observer et manipuler par les enfants une
pierre et une motte de terre, un marron chaud et un marron froid, deux balles de poids
différents, à leur faire trouver et répéter « dur, « mou », « léger », et à conclure sur la
complémentarité de la vue et du toucher. Mais il faut se souvenir des hautes vertus
éducatives que leurs promoteurs attribuaient à ces exercices.
17 Tout d’abord, les pédagogues du XIXème siècle justifiaient par des philosophies comme
celle de Locke une entreprise forcenée d’inculcation d’idées aux enfants même très
jeunes : Mme Pape-Carpentier s’entendait reprocher d’être imprégnée du mysticisme
de Froebel, mais elle croyait que des idées philosophiques et religieuses pouvaient être
acquises très tôt par les élèves si on offrait à leur sens de la vue diverses courbes, dont
le cercle. De plus, obliger les élèves à observer, à regarder, toucher, sentir, c’était
former leur jugement, leur faire éviter les erreurs auxquelles conduit l’usage d’un seul
sens, enfin les guérir des préjugés et superstitions. Soumettre l’intelligence aux faits, la
meubler d’idées, éduquer le jugement, telles sont aussi les fonctions des leçons de
sciences naturelles et des leçons de choses que fait une normalienne dans le premier
tiers du XXème siècle.
18 Elle fait encore dessiner les élèves selon les procédés du dessin linéaire (dessiner deux
rectangles selon une proportion pour y inscrire une bouteille, dessiner une fleur à
l’aide de carrés et de courbes…), fait exécuter les chants d’un recueil et solfier des notes
écrites en chiffres. Elle donne enfin des leçons d’histoire et de géographie. Les secondes
sont plus proches de ce que nous connaissons aujourd’hui que des nomenclatures du
XIXème siècle : une leçon sur la Chine comporte l’énumération des provinces et des
villes principales, mais aussi un aperçu des principales productions. L’histoire, par
contre, comporte toujours une part importante de chronologie : noms des rois et dates
de leurs règnes de 987 à 1483. L’interrogation par laquelle débute la leçon est double :
interrogation sur la chronologie, série de questions dont chacune renvoie à une phrase
du résumé, selon la méthode catéchétique. La leçon elle-même ne comporte pas de
récit, mais par contre un commentaire à caractère politique : à propos des réunions des
Etats Généraux du XIVème siècle, on dit aux élèves que « la France n’eut pas de libertés
à cause du roi et des privilégiés ». C’est surtout cependant dans les leçons de morale
couplées avec des récitations et des commentaires de textes (par exemple « le
drapeau ») que l’on trouve l’exaltation patriotique, la célébration de la nation française
ennemie des tyrans, et l’indication précise des rites à accomplir : écouter Marseillaise
« religieusement, debout, les messieurs découverts... ».
19 Telle était donc la manière dont une normalienne était formée à faire la classe. Cette
formation professionnelle s’accompagnait d’une formation intellectuelle et

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psychologique ; ce qui ne laissait guère de place à des loisirs, chichement accordés dans
ces Ecoles normales que certains appelaient des couvents laïcs. En feuilletant les divers
cahiers de l’élève-maîtresse, on trouve, comme on aurait pu le faire dans ceux d’une
lycéenne, des plans de dissertation sur Molière, sur « le Bien et les biens », des
exercices d’algèbre, des formules de chimie... Les professeurs d’Écoles normales, eux-
mêmes spécialement formés, avaient remplacé les simples formateurs de maîtres,
lesquels ne devaient pas savoir beaucoup plus que les élèves. En outre, l’élève-maîtresse
apprenait une psychologie et une théorie pédagogique en rapport avec les pratiques
dont elle faisait l’apprentissage à l’école d’application. Cette psychologie et cette
pédagogie sont celles que nous avons vu s’élaborer avant 1880. Dans les cahiers, on
trouve des ébauches sur des sujets tels que l’éducation physique, les moyens de fortifier
la faculté d’attention, le goût de l’enfant pour le merveilleux, la sympathie et
l’imitation, les règles pédagogiques favorables au développement de la mémoire.
L’élève-maîtresse distingue un bon et un mauvais usage de l’imagination, faculté qui
doit être tempérée par le sens du réel et un solide jugement. Après avoir analysé les
excès auxquels avait donné lieu la culture exclusive de la mémoire, elle la réhabilite et
la subordonne à l’intelligence.
20 En plus de ces savoirs, le fonctionnement de l’institution scolaire exigeait enfin que les
instituteurs soient dotés d’une sorte de foi. Si l’on connaît généralement les lettres de
Guizot et de Ferry aux instituteurs, on connaît moins les nombreux ouvrages et articles
définissant et exaltant la mission de ces derniers, moins encore les conférences faites
par les directeurs et directrices d’écoles normales dans le but d’inculquer une idéologie
et une « morale professionnelle » aux futurs maîtres6. Mais on a sur de tels points de
nombreux témoignages. Après la joie de la réussite au concours, l’élève-maître était
accueilli dans des bâtiments qui lui paraissaient d’autant plus somptueux qu’il était
d’origine modeste (« je restais béant d’admiration devant l’altière façade », écrit un
normalien de 1900)7. Jusqu’à 1912, il est revêtu d’un uniforme (« roupane » ou
« touine »), qui, dit l’un d’eux, le marque et l’engage « comme la tunique du fantassin
ou la soutane »8. Tous les instituteurs et institutrices gardent un profond souvenir de
leurs années d’Ecole normale, non seulement parce que ce sont leurs années de
jeunesse, mais parce que, à la « belle époque », leur jeunesse se confond avec celle de
l’école laïque9. Enfin, et plus profondément, la « foi illimitée en la pédagogie » 10 qu’on
leur inculquait, impliquait la naissance d’un nouveau monde. Beaucoup gardent aussi le
souvenir du Directeur ou de la Directrice : « Notre Directrice était aussi très
sérieusement attachée à sa fonction ; elle était l’émule fidèle de Félix Pécaut, dont elle
avait le portrait dans son bureau. Elle s’employa avec beaucoup de tact à nous inculquer
les notions de grandeur morale, de conscience, de devoir, qui devaient faire l’armature
solide d’une saine éducation laïque... L’école laïque... avait des partisans convaincus...,
qui avaient à cœur de faire triompher le nouvel idéal de pureté, de joie en l’homme... Je
quittai l’Ecole dans un élan de vie joyeux »11.
21 Tels sont donc ces maîtres et maîtresses d’école qui n’ont pu être tant célébrés, et par
des voix aussi diverses, qu’en raison de leur nouveauté historique. Contrairement à ce
que laissent entendre certains historiens, ces hommes de foi dont M. Pagnol 12 a parlé
mieux que Ch. Péguy sont très différents des régents du XVIIIème siècle. Il paraît juste
de rapprocher le moralisme, l’entreprise de moralisation, voire de répression, menée
par l’école laïque, de celle des petites écoles urbaines des XVIIème et XVIIIème siècles.
« Le maître d’écoles de La vie de mon père (de Rétif et la Bretonne), qui répond au nom de
Berthier, inonde littéralement les enfants de conseils d’éthique extrêmement rigides ;

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ces conseils annoncent le moralisme strict et puritain des instituteurs de 1900, qui en
cela seront justifiés a posteriori par un kantisme vulgarisé d’Ecole normale : « Respecte
la luzerne et la fille de ton voisin », déclare en substance le vénérable Berthier (qui, lui,
n’a pas lu Kant et pour cause) aux garnements dont il a la charge » 13. Mais le statut, la
formation, le comportement de l’instituteur de la Belle Epoque sont très différents de
ceux du régent de campagne, et même du Frère, qui, répétons-le, ni ne prêche, ni même
n’enseigne. Aussi vaut-il mieux, avec le même historien d’ailleurs, rapprocher les
« instituteurs de choc, sortis des nouvelles écoles normales vers 1900 ou 1912 », des
« jeunes prêtres purs et durs, issus des séminaires »14 après le Concile de Trente. Mais
ceux-ci, sauf exception, n’enseignaient pas dans les écoles. Quant à ceux-là, il ne faut
pas se tromper sur leur foi, et parler, comme on l’a fait parfois trop rapidement, de
prêtres d’une religion laïque ou d’apôtres de la République.
22 La mission dont a été investi l’instituteur entre 1870 et 1920 au moins, dont il s’est
considéré lui-même comme investi au point de penser son métier comme vocation, a
été de répandre les lumières de la raison, de développer en chaque enfant et chez tous
les enfants la raison conçue, on l’a vu, comme régulatrice autant que libératrice 15. Or,
dans son principe et au départ, avant que le contenu de l’enseignement soit laïcisé,
cette mission n’exclut pas l’instruction religieuse. De plus, elle est à référer davantage à
la méthode utilisée qu’aux idées transmises dans l’enseignement de l’histoire ou de la
« morale civique ». C’est ce que va nous permettre d’établir l’étude des devoirs des
normaliens et normaliennes de 1877, que l’on peut utilement comparer avec les cahiers
de 1916.
23 Ces leçons et compte-rendus de leçons faites dans les écoles annexes par des élèves-
maîtres avaient été présentés, avec des travaux d’élèves, à l’Exposition universelle de
Paris en 187816. On trouve dans ce recueil plusieurs exemples de leçons d’instruction
religieuse, en particulier une leçon d’histoire sainte sur le sacrifice d’Abraham faite
comme une leçon d’histoire de France par un normalien de Mirecourt. Après avoir
rappelé les grandes lignes de son récit, indiqué qu’il a utilisé une gravure en couleurs et
souligné qu’il a adressé des questions aux enfants pour s’assurer que tout avait été bien
compris, l’élève-maître résume les avantages de sa méthode : « 1° – Toutes les facultés
de l’enfant sont développées d’une manière intelligente, tandis qu’habituellement on se
contente de faire appel à leur mémoire ; 2° – Cette leçon, au lieu d’être ennuyeuse,
devient l’une des plus attrayantes ; les enfants la désirent ardemment, ce qui les porte à
aimer Dieu et sa religion ; 3° – Elle habitue les jeunes élèves à examiner les objets avec
attention, car ils doivent signaler à leurs maîtres les moindres détails des tableaux qui
leur sont montrés »17.
24 Les principaux aspects de cette pédagogie – s’adresser à l’intelligence, présenter les
choses et les images, donner une forme attrayante à la leçon – se retrouvent dans
toutes les leçons faites pendant une semaine par les deux normaliens Saval et Lemaître
à l’école annexe d’Evreux. Mais ce sur quoi ils insistent le plus dans leur rapport au
Directeur, c’est sur leur souci constant de faire trouver, de faire expliquer ou redonner
les explications par les enfants eux-mêmes. Cette insistance, dans un rapport qui est un
devoir remis à un maître en pédagogie, révèle que c’était bien là le précepte essentiel
qui leur était donné. Et la lecture de leurs récits de leçons montre que sur ce point
l’institutrice de 1916 sera plutôt en régression par rapport à eux.
25 En grammaire, les exemples choisis sont à la portée des enfants par leur contenu et,
autant que possible, exprimés dans leur langage. On peut ainsi les amener à déduire

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eux-mêmes les règles. On cherche même par des questions à leur faire trouver les
définitions18. Dans les exercices d’application des règles, les élèves ont en partie
« l’initiative », car ils doivent fournir eux-mêmes des exemples. Lorsque, comme devoir
de « style », les élèves ont à faire le résumé de la leçon de lecture et de la leçon de
choses, les jeunes maîtres s’excusent de cette grande part accordée à la mémoire : « On
ne peut arriver que graduellement, disent-ils, à faire à la fois trouver et exprimer les
idées »19. Il n’est pas jusqu’à la leçon de langage au sens strict du terme, qui, dans la
« petite classe » ne donne lieu à explication et à invention de la part des élèves : « J’ai
expliqué aux enfants pourquoi ces consonnes (linguales et palatales) sont ainsi
nommées, et je les ai amenés à trouver eux-mêmes la disposition à donner aux organes
de la voix pour la prononciation »20.
26 La leçon de choses porte sur l’outil appelé « plane » : elle suscite d’innombrables
pourquoi et le maître laisse les enfants discuter entre eux pour déterminer le nombre
de ses parties, procédé ici utilisé bien avant les travaux des psychologues généticiens de
l’intelligence et qui prendra une grande place en pédagogie cent ans plus tard. A l’école
de Mirecourt, la leçon de choses met l’activité pratique des mains au service de
l’intelligence : grâce à des morceaux de bois de formes diverses, les enfants
recomposent en réduction l’objet à étudier. Ainsi, en même temps qu’ils observent, ils
raisonnent et peuvent trouver eux-mêmes, avec les constructions, les explications.
27 La raison doit régner non seulement sur les mathématiques, mais aussi sur le dessin.
Les problèmes d’arithmétique sont expliqués, analysés, « raisonnés ». De plus, selon un
principe très moderne bien qu’il ne soit pas toujours appliqué, la leçon sur la division,
faite par un normalien d’Orléans, part des opérations qu’effectuent déjà les enfants
dans leurs jeux : « Vous voyez, j’ai 8 billes dans ma main, je veux en faire cadeau
à 4 élèves. Vous savez tous combien chaque élève doit avoir de billes. Deux, n’est-ce pas,
parce que le nombre 4 est contenu deux fois dans le nombre 8... La division, comme
vous le voyez, a pour but de partager »21. Ici, non seulement le maître ne part pas de la
définition pour l’illustrer par des exemples, mais il fait prendre conscience aux enfants
d’une opération qu’ils savent déjà effectuer, et c’est de la même manière qu’il amène la
définition de la division comme soustraction abrégée.
28 Mais l’enseignement de l’écriture, du dessin sont tout aussi « raisonnés ». Les élèves-
maîtres d’Evreux ont fait dessiner la plane étudiée en leçon de choses : « Quand nous
découvrions une erreur nous amenions l’élève à la trouver et à la corriger lui-même ;
nous nous assurions s’il comprenait bien ce qu’il dessinait, et, s’il y avait lieu, nous lui
expliquions de nouveau, ou nous lui faisions trouver la raison de chaque détail » 22.
29 Enfin l’éducation morale, qu’elle soit faite par des leçons (en général liées à l’histoire
sainte) ou par le maintien de l’ordre scolaire, est fondée sur la réflexion des élèves, sur
cette lumière qui en chacun d’eux leur permet de saisir la règle du devoir, d’accepter la
punition réparatrice. « Je les ai interrogés sur la cause, le but, les résultats bons ou
mauvais de telle ou telle action et, par des questions, je les ai amenés à signaler eux-
mêmes le devoir qui avait été rempli ou la faute qui avait été commise » 23. « Les
punitions ont été rares. Lorsque par sa conduite, sa tenue, un élève s’était attiré une
punition, nous avons eu soin de lui en faire comprendre l’équité, en même temps que
les torts et les désagréments qu’il se causait à lui-même » 24.
30 L’étude des cahiers d’élèves d’une part confirme les orientations données à la
pédagogie scolaire grâce à la formation des maîtres que l’on vient d’évoquer, d’autre
part atteste, comme on pouvait s’y attendre, les difficultés d’application, sur le terrain,

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de ces principes pédagogiques, le maintien et le retour de procédés pourtant


condamnés. Retour qu’il ne faut pas expliquer, comme le faisaient ceux qui les
dénonçaient, par ces forces obscures que sont la routine et la tradition, mais par
l’efficacité de tels procédés dans certaines conditions. Ainsi, dans le cahier d’un élève
préparant le certificat d’études en 1918, les exercices de français donnés par
l’instituteur communal sont presque uniquement des cacographies, qui avaient été les
premiers exercices d’application de la grammaire orthographique en 1829, mais avaient
aussitôt été condamnés comme irrationnels. Cependant le souci de l’examen n’est pas la
cause principale du recours à des méthodes dites périmées : il est évident qu’on ne peut
également demander à tous les élèves d’inventer, de trouver par eux-mêmes, qu’avec
certains il faut davantage recourir à la « mémoire » et à l’« habitude ». Et l’une des
choses que fait apparaître la comparaison des cahiers du début du XXème siècle avec
ceux de la fin du XIXème est la mise au point – ou plutôt la constitution progressive, car
le processus n’a pas été organisé de manière parfaitement consciente – de ce que l’on
pourrait appeler une pédagogie de compromis : chacun de ces exercices, de ces devoirs,
peut être fait presque aussi bien (à s’en tenir au résultat) par un élève qui a « compris »
et par un élève qui a « appris ».
31 Selon la préface de la publication, les devoirs d’élèves présentés à l’Exposition
universelle de 1878, sont des « exemples, d’autant plus irrécusables qu’ils sont moins
systématiquement choisis » de la pratique de l’enseignement primaire. Néanmoins le
lecteur, comme le visiteur de l’exposition, doit démêler « le bon grain de l’ivraie », les
« très bonnes idées » des « routines invétérées »25. C’est ainsi sans doute que le relevé
des verbes et des propositions dans deux ou trois phrases s’oppose aux devoirs
consistant à réciter les demandes-et-réponses de grammaire : « Qu’exige la
construction grammaticale quant à l’ordre des propositions ? – La construction
grammaticale quant à l’ordre des propositions exige : 1° – que les propositions
principales, soit expositives, soit impératives, soit interrogatives, soient énoncées les
premières… »26.
32 Mais ce que les exposants et préfaciers ont pris soin de souligner, c’est l’intérêt et la
valeur du devoir lui-même comme exercice scolaire. C’est ainsi que le cahier de l’élève
Malon, de l’école communale laïque de Caen, est accompagné d’un bref exposé de la
méthode suivie par l’instituteur : ce dernier, ardent partisan de la méthode intuitive ou
« enseignement par les yeux », raconte qu’il met des exemples au tableau noir et, par
des questions, amène les élèves à trouver les règles de grammaire ; mais, ajoute-t-il, « je
tire aussi un très grand parti des devoirs ». Ceux-ci, en effet, contribuent au
développement du jugement et de l’intelligence, en même temps qu’ils gravent les
règles dans l’esprit27. Dans les matières autres que le français, ce sont des résumés
d’histoire, de leçons de choses, de promenades scolaires, au cours desquelles les élèves
ont cherché à comprendre. Le devoir n’a donc pas principalement une fonction
mnémonique : il est avant tout « gymnastique intellectuelle ». Par rapport à l’ancienne
école, dont celle de la seconde moitié du XIXème siècle fait un repoussoir, la nouvelle
non seulement multiplie les devoirs mais veut en changer la nature : à de rares copies
ou récitations par écrit se substituent de nombreuses analyses, « inventions » de
phrases, résumés d’observation, etc.
33 « Les exercices sur lesquels on insiste tant aujourd’hui, déclarait F. Pécaut 28, ne sont pas
une institution nouvelle : il y en a toujours eu, mais ils étaient conformes à l’esprit des
méthodes régnantes ». Il s’agissait alors de façonner l’homme du dehors, par une

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pratique extérieure et presque machinale ; il s’agit désormais de le « construire du


dedans ». En un sens il faut donc des exercices nouveaux, « plus spirituels », ose dire
l’auteur avec un jeu de mots dont on ne sait s’il est volontaire : ils doivent contraindre
l’élève, ou plutôt « l’exciter », « à se rendre compte de ce qu’il a lu ou entendu, à le
reproduire, mais à sa façon et en des conditions variées qui l’obligent à se rappeler, à
comparer, à combiner, en un mot à réfléchir ». La tâche n’est pas aisée, d’ailleurs : en
multipliant les exercices (on les a vus apparaître vers 1830 sous forme de manuels
distincts, puis s’intégrer aux manuels) le risque est grand de tomber dans une nouvelle
routine. Mais il faut faire des exercices, et pas seulement oraux : « travaux écrits », ou
« devoirs écrits » à l’école même. Pour mesurer l’avancement de l’élève, l’effet de
l’enseignement ? Certes, mais aussi pour assurer cet effet 29.
34 La première série de devoirs présentée dans le recueil de l’Exposition est intitulée
« Orthographe, grammaire, lexicologie ». Ce titre et l’abondance des dictées disent
assez que cette partie de l’enseignement est commandée par l’orthographe 30.
Cependant les exercices et corrigés sont souvent raisonnés. Ils constituent des
explications qui portent à la fois sur le sens des mots et la forme des phrases. Par
exemple, « l’étude supplée à la stérilité de l’esprit » est ainsi commenté : « Suppléer,
dans le sens de tenir lieu d’une chose, en fournissant l’équivalent, veut être suivi de la
préposition à »31. De même, dans l’« explication de la dictée » sur le lapin domestique
par un élève de 11 ans, on lit : « domestique : qui fait partie de la maison. Le blanc et le
noir : adjectifs pris substantivement ». Dans le même devoir, l’erreur de l’élève montre
l’effort qui lui est demandé pour raisonner : « Quoique le père et la mère soient : soient,
verbe être au mode subjonctif, parce qu’il est placé après un verbe impersonnel » 32. Les
corrections de l’instituteur constituent des explications, et non de simples
dénonciations de fautes33.
35 Les devoirs de grammaire d’une part cherchent à intéresser l’élève (ce n’est plus un
verbe seul qui est donné à conjuguer, mais une phrase), d’autre part exigent invention
de sa part : « Avec les douze verbes suivants, construire douze phrases ayant au moins
deux propositions, dont six au mode indicatif... »34. Certains devoirs évoquent les
connaissances scientifiques et les leçons de choses (avec quoi fait-on le gaz ?). D’autres
sont orientés vers la rédaction : invention de phrases sur un mot, recherche du sens des
métaphores, traduction d’une poésie en prose, récit sur la dictée de la veille.
36 Les compositions ou rédactions, qui forment une partie distincte du recueil,
comportent, à côté de narrations admirables, des récits ou lettres assez pauvres et
remplis d’incorrections, et aussi des genres d’exercices intermédiaires, qui témoignent
des difficultés rencontrées pour introduire la rédaction proprement dite à l’école. En
particulier – et il s’agit sans doute de l’une de ces routines invétérées dénoncées par le
simple fait d’être exposées à côté d’autres formes de productions scolaires – sont
dénommés exercices de rédaction des réponses à des questions portant soit sur des
leçons de morale, soit sur des connaissances usuelles (« quand dit-on d’un enfant qu’il
est poli ?... Comment s’y prend-on pour faire le vin ? ») 35. Certains canevas le lettres
sont presque aussi longs que le « développement » réalisé par l’élève.
37 Le souci non plus d’invention, mais de compréhension a aussi présidé aux devoirs
d’histoire et de sciences physiques et naturelles. Si l’on ne va pas toujours jusqu’à
demander à l’élève un jugement argumenté (« quel personnage préférez-vous dans
l’histoire de France ? Quels sont les motifs de votre préférence ? ») 36, les devoirs
présentés sont des textes – et non pas des séries de réponses à des « demandes » – et,

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même s’ils reposent sur une leçon apprise, il a été souvent demandé à l’élève de
composer sa réponse. C’est ainsi qu’ayant eu à « raconter l’histoire des sièges de Paris »,
un élève de 14 ans se voit reprocher par le correcteur d’avoir utilisé la même formule
pour introduire le premier récit et le second37. De même un devoir de sciences
naturelles sur la citrouille, que l’instituteur qualifie d’« irréprochable », comporte non
seulement une énumération des propriétés diverses de ce fruit mais une description
aussi « stylée » que minutieuse dans ses aspects, au cours de laquelle l’élève n’oublie
pas d’expliquer les termes qu’il utilise (« un long filament appelé vrille parce qu’il se
contourne en spirale pour embrasser les feuilles des arbres et s’y accrocher... ») 38. En
géographie, on trouve à côté de la récitation par écrit des chefs-lieux des
arrondissements des Vosges, des affluents et des villes traversées par la Meurthe, la
composition, avec évocations historiques, sur « la rivière de notre canton » ou sur
l’industrie de Saint-Dié.
38 Enfin les problèmes d’arithmétique exposés contiennent tous des raisonnements
rédigés, mettant parfois en jeu les définitions pour justifier les opérations. Ils illustrent
aussi parfois le rôle idéologique joué, on l’a vu, par le calcul. Dans l’exemple qui suit –
extraordinaire par rapport à tous les cahiers antérieurs ou postérieurs que nous avons
pu consulter, mais simplement en ce sens qu’il représente une limite – on remarque
que c’est l’élève lui-même qui porte le jugement moral appelé par les données du
problème.
« Problème. – Un jeune homme fume par jour 3 cigares de 0 F, 15 ; Quelle est sa
dépense annuelle ? S’il économisait cette somme combien pourrait-elle le faire
vivre de jours en ne dépensant qu’ 1 F, 75 par jour ? (Suivent les opérations posées
par l’élève). Ṛéponse. – La dépense annuelle de ce jeune homme est 164 F, 25 ; il
pourrait vivre 93 jours avec l’argent follement dépensé.
Ṛaisonnement. – On nous demande d’abord quelle est sa dépense annuelle.
Cherchons sa dépense journalière par le raisonnement suivant : si un cigare
coûte 0 F, 15, 3 cigares coûteront 3 fois 0 F, 15 ou 0 F, 45.
Si en un jour la dépense est 0 F, 45, en 365 jours la dépense sera de 365 fois 0 F, 45.
Sa dépense annuelle est donc de 164 F, 25.
Maintenant si ce jeune homme dépense 1 F, 75 pour sa nourriture, autant de
fois 1 F, 75 sera contenu dans 164 F, 25, autant de jours il pourrait se nourrir s’il
n’était pas fumeur.
11 faut donc faire une division puisque la division est une opération qui a pour but
de chercher combien de fois le diviseur est contenu dans le dividende » 39.
39 Si, avec de tels devoirs, la France pouvait, dans les expositions, rivaliser avec les pays
étrangers40, il est évident que tous les élèves et tous les maîtres n’atteignaient pas de
telles hauteurs. Quarante années plus tard, l’élève-maîtresse dont nous avons étudié le
cahier de préparation garde les mêmes objectifs, mais doit plus souvent expliquer qu’elle
ne fait trouver. A la même époque, dans un village du Jura, la série des cahiers de devoirs
mensuels d’un fils de paysan41 révèle une réussite moins brillante que celles évoquées à
l’instant, mais une réussite cependant, un progrès accompli en six longues et sans
doute parfois difficiles années. Les cahiers laissent aussi supposer que les méthodes
utilisées par l’instituteur n’étaient pas toujours conformes à l’idéal enseigné dans les
Ecoles normales, mais qu’elles ne se détournaient pas cependant de ce modèle.
40 En feuilletant ces devoirs mensuels où l’élève, selon ce qui était prescrit sur la
couverture, devait particulièrement s’appliquer, on est frappé par deux changements,
qui montrent bien l’ambiguïté de ce qui est, en termes scolaires, progrès, réussite : ils
concernent l’écriture et la rédaction. Au début du cours élémentaire (on est en 1912),

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l’écriture est encore tourmentée ; il y a des lettres sautées, des ratures, et « la ligne »
est difficilement suivie. « Médiocre », « écrivez mieux », inscrit le maître à l’encre
rouge en marge des lignes de lettres ou de mots commençant par la lettre étudiée (x,
Xavier, Xères, Ximénès…). Trois ans, quatre ans après (on écrit toujours des lettres et
des mots, par exemple six lignes de Hugo, Henri, Hélène, mais aussi des phrases qui
sont des sentences morales, comme « Bonne renommée vaut mieux que ceinture
dorée »), l’élève obtient cinq sur dix, puis six, voire sept : les lettres ont toutes la même
taille et la même pente, il y a les pleins et les déliés, l’écriture est régulière. Comme pour
illustrer sa performance, l’élève répète sur neuf lignes : « on arrive à tout par le travail
et la persévérance ».
41 De même les premières compositions françaises (elles ont été précédées, dans les
classes antérieures, par des phrases à « construire » avec un mot, à compléter, etc.)
sont très pauvres. Ayant à décrire une veillée, l’élève juxtapose de petites phrases très
banales (nous sommes entrés, nous avons pris une chaise...). Il y a cependant quelques
exceptions : ayant à dire l’animal domestique qu’il préfère, à en faire le portrait et
indiquer les services qu’il rend, le jeune paysan choisit de décrire sa chienne. Son
« développement » est exceptionnellement long ; il est raturé (il fallait écrire
directement dans le cahier de devoirs mensuels), tant l’enfant avait du mal à dire tout
ce qu’il voulait dire. Les ponctuations manquent, et c’est à plusieurs reprises la langue
paysanne qui est utilisée : « Elle (ma chienne) vient au champ les vaches ou les moutons
avec moi. Quand on la gronde et (raturé) elle n’est pas contente et quand je suis au
champ avec elle que je la gronde elle se rentourne pas contente... ».
42 Malgré l’écriture « beaucoup trop fine », le devoir obtient la note six, ou plutôt six
points car en ce temps là les notes sont encore un peu le symbole abstrait des anciens
bons points. Mais ce n’est pas ce genre de récit et cette langue que demande l’école. Les
compositions suivantes, où l’enfant doit décrire des scènes conventionnelles et des
sentiments de commande, sont passables ou médiocres. Les difficultés du maître à faire
composer les élèves apparaissent dans le changement de types de sujets : comme le
faisaient ses prédécesseurs du siècle précédent, il donne des rédactions sur le sujet des
leçons de sciences (par exemple, la chaux) en indiquant le plan à suivre. Ainsi acquiert-
on à la fois des connaissances utiles, l’orthographe (l’élève doit « copier » cinquante fois
le mot hydraulique, qu’il a écrit avec un o), et l’art de rédiger. Car peu à peu, dans les
rédactions classiques, les notes s’améliorent : les phrases, plus complexes, sont
correctement ponctuées, le développement atteint une vingtaine de lignes, les
expressions du parler paysan ont presque disparu.
43 En feuilletant son cahier, selon les « Recommandations » de la couverture, cet élève
pouvait avoir le plaisir de constater les progrès qu’il avait faits. Sa main avait acquis de
l’adresse ; il pouvait s’exprimer correctement et de façon assez claire par écrit.
Evidemment, il avait fallu pour cela soumettre son geste et sa langue aux normes
imposées par l’école.
44 Il faut consulter les cahiers autres que ceux de devoirs mensuels pour avoir une idée de
la manière dont étaient enseignées les matières telles que l’histoire, la géographie, ou
même la grammaire. Les exercices ne sont pas de nature différente de ceux mis en
usage plusieurs décennies auparavant grâce aux conférences, expositions, écoles
d’application, etc. En grammaire, les élèves ont à appliquer les règles et l’on ne trouve
plus de définitions récitées comme on pouvait en voir encore en 1878. Ils doivent faire
des transformations : du passif à l’actif, de la forme affirmative à la forme négative.

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Mais le niveau reste peu élevé, sauf dans la classe du Certificat : on ne va pas très loin
dans l’analyse logique, il n’y a pas beaucoup de géographie, ni surtout de sciences. Ce
que l’élève note des leçons de choses sur son cahier montre qu’elles n’avaient pas les
amples ambitions et l’étendue de celles données en modèle vers 1870. Cependant
l’histoire n’est pas négligée et, avec la morale, elle montre que l’instituteur ne faisait
pas apprendre rigoureusement par cœur quelques faits ou des formules lapidaires. On
voit sur les cahiers des résumés qui ne sont pas des leçons récitées à la lettre en « auto-
dictée » : le maître a demandé aux élèves d’écrire ce qu’ils avaient compris et retenu, et
les formules maladroites montrent bien qu’ils s’essayent à le faire. Une leçon de morale
sur les raisons d’aller à l’école est notée « Bien », malgré les maladresses de langue
révélant que l’élève n’a pas appris par cœur. Evidemment lorsqu’un élève travailleur,
mais moins intelligent, récitait sans erreur ce qu’il avait plus ou moins compris on ne
pouvait lui mettre une mauvaise note. La répétition d’exercices extrêmement codifiés
apportait à certains enfants le secours de la mémoire : on connaît ces manuels
d’arithmétique où chaque leçon comprenait un ou deux « problèmes-types », indiquant
de manière très précise la marche à suivre. Comme on ne demandait pas d’écrire le
raisonnement, certains pouvaient s’en dispenser et parvenir à la solution en appliquant
une règle retenue. Cette école, en somme, même dans les petits villages, faisait en sorte
que tout le monde puisse apprendre d’une manière ou d’une autre. C’est très
probablement ce qui fit son incontestable réussite.
45 « L’avantage de ce cahier, c’est précisément qu’il n’a pas pour but de vous comparer
avec vos camarades, mais de vous comparer successivement vous-même avec vous-
même… Appliquez-vous, enfants !… Si vous traversez quelque moment de faiblesse, ...
dites-vous tout bas à vous-même : je veux travailler, je veux devenir meilleur, non pas
parce que c’est mon intérêt, mais parce que c’est mon devoir » 42. Voilà ce que pouvait lire
en tête de son cahier de devoirs mensuels, conforme à l’arrêté du 27 juillet 1882, un
élève de la Belle Epoque. Bien faire ses devoirs, c’est donc faire son devoir. Et les
devoirs mensuels, faits « sans secours étranger », n’ont pas pour fonction essentielle
d’instaurer entre élèves une rivalité apportant aux uns la gloire et les récompenses, aux
autres la honte. Travailler c’est être utile à soi-même et aux autres, certes, mais c’est
surtout faire ce qu’on doit. Peu importe si l’on est moins intelligent et si l’on réussit
moins bien que les autres : à ses propres yeux l’élève aura la satisfaction d’avoir essayé
de mieux faire et surtout d’avoir accompli son devoir. Dans l’ancienne école chrétienne,
les maîtres inscrivaient sur des registres les progrès de chaque élève. L’école laïque
cherche à mettre continûment l’élève en face de ce qu’il produit, afin qu’il se juge lui-
même. Ou plus exactement, au jugement du maître sur le cahier (« Bien », « Mal », note
de zéro à dix), elle ajoute le témoignage que seul l’élève peut se rendre en son for
intérieur : ai-je fait tout ce que je devais et pouvais ?
46 Aujourd’hui, le cahier est contesté en tant qu’objet et instrument de l’application de
l’enfant, en tant que moyen de contrôle par le maître, les parents, l’inspecteur...
Certains voudraient substituer au cahier de devoirs un cahier-journal 43, où l’enfant
apprendrait non pas à se juger au nom de critères extérieurs imposés – propreté, bonne
écriture, etc. – mais à « se reconnaître dans un travail personnifié », grâce auquel aussi
l’enfant pourrait « dialoguer » avec l’instituteur, avec ses parents. On propose aussi la
généralisation du journal des techniques Freinet, avec ou sans imprimerie : le journal
est celui de la classe, et ce sont les élèves qui, après discussion, décident des textes
devant y figurer et les élaborent par un travail collectif.

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47 Mais le cahier du jour, distinct du cahier de brouillon (parfois remplacé par des feuilles
pour qu’il n’y ait pas confusion), subsiste, ainsi que le cahier de devoirs mensuels. Celui-
ci doit toujours être conservé et il suivra l’enfant tout au long de sa scolarité, même
secondaire. Il contient les mêmes devoirs qu’autrefois, avec quelques modifications.
Dictée, conjugaisons, analyse grammaticale n’ont pas varié, sauf que l’on demande à
l’élève de découper la phrase en groupes fonctionnels (groupe-sujet, groupe-verbal…) à
l’aide de couleurs différentes. Aux opérations et problèmes traditionnels
d’arithmétique s’ajoutent des exercices de mathématiques « modernes » ; au
« raisonnement » classique des problèmes se juxtapose ou se substitue la construction
d’un tableau de correspondance44. Les notes et annotations « Très bien », « Passable »...
figurent à l’encre rouge dans les marges, et les parents doivent signer.
48 Les consignes données aux institutrices remplaçantes par les conseillers pédagogiques,
consignes qui constituent, avec un stage à l’Ecole normale, la seule formation que
reçoivent ces enseignantes, insistent beaucoup plus qu’on ne l’imagine sur la tenue des
cahiers45. Il faut entendre par là une mise en page soignée et une écriture lisible, qui
doivent faire l’objet d’une « surveillance vigilante » du maître et qui supposent une
« bonne attitude corporelle des élèves ». On voit que les prescriptions sont moins
minutieuses et les exigences moins grandes ici que dans la Conduite des Ecoles de
l’Ancien Régime – l’attitude doit être simplement bonne et l’écriture lisible –, mais la
différence est de degré, non de nature. On peut le vérifier en remarquant qu’il ne s’agit
pas seulement de soigner un cahier destiné à figurer dans le dossier scolaire ou à
classer l’élève ; le cahier d’essai doit être aussi bien tenu, aussi soigné que tout autre et,
comme on le faisait il y a cent ans, on proscrit le cahier de brouillon, où l’élève pourrait
ne pas s’appliquer, en lui recommandant de faire ses calculs rapides ou ses essais
d’écriture sur les feuilles d’un bloc-note qu’il jettera aussitôt. Enfin il est recommandé à
l’institutrice de corriger toujours les cahiers, de façon bienveillante certes, mais
minutieuse, et surtout de porter des appréciations, même s’il s’agit d’une simple copie :
le « vu » qui contrôle simplement l’exécution d’un travail ne suffit pas, car il est
indifférent et ne constitue pas un jugement.
49 Bref, aujourd’hui comme hier, le mot qui convient, avec ses connotations morales, à ce
que fait l’élève, au moins lorsqu’il écrit dans ses cahiers, ce n’est pas exercice, mais
devoir46. Et ceci en dépit de la suppression presque totale des devoirs à la maison, et du
classement des élèves. D’une part, en effet, subsistent non seulement les devoirs en
classe, mais les exercices écrits ou oraux appréciés par l’instituteur. Rappelons ce qui a
été observé dans les classes : les maîtres ne cessent de distribuer éloges et blâmes,
même dans les interrogations dites de découverte. La suppression des devoirs à la
maison, comme la réduction des devoirs écrits déjà réclamée pour l’enseignement
secondaire et primaire dans le cadre ce la lutte pédagogique de 1880, visent donc
seulement le devoir pour ainsi dire pur (fais ceci parce que tu dois le faire, non parce
que c’est utile pour apprendre le français ou les mathématiques). « A tous les degrés de
l’école primaire, écrivait Gréard en 1878, il faut proscrire les tâches artificielles, les
devoirs de convention, en un mot ce qui occupe l’enfant sans l’instruire, ce qui
pervertit sa volonté et atrophie son intelligence, en le contraignant à une application
stérile »47. Ces devoirs qui apparaissaient comme supplémentaires, comme des pensum
inavoués, dégoûtaient les élèves des exercices scolaires. Ils allaient contre le but
recherché : habituer l’enfant à faire son devoir. Les parents qui, aujourd’hui, tentent
vainement de contraindre leurs enfants à faire les exercices facultatifs donnés par le

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maître, se heurtent à cet obstacle : le sentiment que ce qui est facultatif n’est pas très
utile. En somme, l’école d’aujourd’hui ne contraint plus à joindre l’inutile au
désagréable. A la satisfaction du devoir accompli, elle aurait tendance à joindre, on le
verra dans un instant, le plaisir de l’activité apparemment spontanée. Mais le devoir
subsiste.
50 D’autre part la suppression du classement ne doit sans doute pas être interprétée de
manière négative, mais bien comme la manifestation d’une nouvelle logique éducative :
non plus organiser la course aux places et aux honneurs et exhiber dans le premier de
classe les qualités du bon élève, mais amener l’auto-évaluation individuelle ou
collective.
51 C’est de manière analogue que l’on peut interpréter les transformations ou tentatives
de transformation récentes des leçons, de la manière d’enseigner certaines matières.
52 Ainsi certains pédagogues ont-ils vu dans les mathématiques dites « modernes » avant
tout une façon nouvelle d’apprendre les mathématiques, grâce à laquelle les élèves, au
lieu de « suivre une leçon » sur la numération, découvriraient la multiplicité des
systèmes de numération et, en même temps, se rendraient compte par eux-mêmes de la
supériorité du système décimal, qui, auparavant leur était en quelque sorte imposé.
C’est sans doute la raison pour laquelle les élèves aujourd’hui passent autant de temps
sur les fameuses « bases ».
53 Mais le changement apparemment le plus important concerne la substitution des «
activités d’éveil » aux leçons de choses, d’histoire et géographie, de morale, etc. 48. Le
point de départ de ces activités doit être l’environnement de l’enfant, ce à quoi il
s’intéresse ; non pas que l’école renonce à apporter quelque chose – il est recommandé
d’avoir un petit musée scolaire avec des reproductions d’œuvres d’art, des photos, des
disques – mais l’action éducative doit se fonder sur la motivation de l’enfant. La crainte
du désintérêt, à une époque où les images diffusées par les moyens de communication
de masse captent l’esprit des enfants, conduit à répudier tout ce qui est « livresque ».
Dès lors on renonce à transmettre des connaissances : c’est l’aspect le plus frappant des
consignes données aux instituteurs en stage de recyclage.
54 On les trouve aussi, plus argumentées, dans les manuels récents de pédagogie :
« aujourd’hui, il n’est pas nécessaire d’apporter à l’enfant de six à onze ans des
connaissances indispensables en matière d’histoire, de géographie, de sciences. Par
contre, il devient désormais possible à l’école élémentaire, de donner toute son
importance à la préparation de la maturité de l’enfant. Or celle-ci ne s’acquiert pas en
mémorisant des connaissances, mais en rendant l’esprit curieux de leur existence et le
faisant participer à leur élaboration. C’est en effet au cours de cette élaboration que
l’enfant peut former les concepts généraux qui lui permettront de comprendre le
monde qui l’entoure : espace, temps, lois régulières et structures des phénomènes,
constantes dans les relations humaines et le fonctionnement des sociétés » 49. Cette
pédagogie d’avant-garde révèle, sous de nouveaux aspects, des procédés anciens. On ne
dit plus que l’enfant est trop jeune mais qu’il a le temps. L’école sans la science rêvée
par Philipon de la Madelaine devient l’école sans la connaissance (dévalorisée par
l’identification aux connaissances mémorisées) et l’acquisition de connaissances est
remplacé par une sorte d’adaptation aux lois générales et statiques du monde naturel
et humain.
55 On peut voir la nature des nouvelles disciplines en prenant l’exemple de l’histoire.
L’ancienne « histoire et géographie » prétendait faire connaître aux élèves leur pays et

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le monde, elle cherchait à leur donner une conscience historique et politique. La


plupart des activités d’éveil sont centrées sur le temps et l’espace, dans lequel l’élève
doit arriver à se situer. Mais ce temps et cet espace sont en quelque sorte déqualifiés : si
on est conduit à rechercher des documents, des images, etc., concernant la préhistoire
ou les Gaulois, ce n’est pas pour comparer des sociétés, opposer barbarie et civilisation,
c’est pour acquéri une idée assez exacte du nombre d’années écoulées entre eux et
nous. Dans les faits passés, on prend en considération les costumes, l’habitation qui, par
leur différence avec ceux d’aujourd’hui, donneront à l’enfant le sentiment de
l’éloignement dans le temps. On voit les classes s’orner de calendriers de diverses
sortes, de fresques. Il n’y a d’ailleurs pas de raison de privilégier les faits historiques :
l’étude des minéraux et des fossiles peut remplir les mêmes fonctions.
56 Quand on songe à l’usage fait dans l’ancienne école des personnages et des grands
événements historiques et qu’on lit dans le cahier de stage d’un instituteur en
recyclage : occasionnellement évoquer quelques faits et personnages historiques, on
mesure la distance qui sépare deux sortes de pédagogues. Non pas que les derniers
aient renoncé à intégrer l’enfant, bien au contraire. Mais il ne s’agit pas de l’intégration
à une communauté nationale. Il ne s’agit pas non plus de réaliser un nouveau
cosmopolitisme, analogue à celui de la Renaissance ou des Lumières ; car ceux-ci
étaient porteurs de valeurs et assez agressifs à l’égard de ce qui les niait. Tandis que
l’enfant d’aujourd’hui doit « se situer » dans l’espace et le temps, autrement dit
s’adapter au monde en général. Les sciences humaines à caractère psychologique
cautionnent et précisent cette entreprise : les handicapés et inadaptés étant considérés
comme mal latéralisés, mal spatialisés, il faut prévenir ces troubles, qui risquent d’avoir
des conséquences néfastes pour la suite de la scolarité et toute la vie, par des exercices
de motricité réalisant l’adaptation spatio-temporelle.
57 Le privilège accordé à l’initiative et à l’activité des élèves n’exclut pas, bien au
contraire, l’éducation, la formation. La pédagogie moderne retrouve des formules
dignes de Gérando pour inciter les instituteurs à éveiller l’enfant et leur dire comment
le faire. La notion d’éveil a la même ambiguïté que la description des facultés de
l’enfant chez les pédagogues de la Restauration : l’enfant est certes curieux, mais sa
curiosité est dispersée. Le maître a donc un rôle important, quoique plus effacé
qu’autrefois, à jouer : il doit être méthodique, rigoureux, et, sous un nom nouveau, la
leçon de choses (au sens large et élevé du terme) sert toujours à discipliner
l’imagination de l’enfant, à lui faire reconnaître – par les activités d’éveil portant sur la
vie et le non-vivant, sur les différents règnes – l’ordre du monde. On ne parle plus de
coller l’esprit de l’enfant à l’objet50, mais de faire en sorte qu’il apprenne à voir, et
parvienne à une vision du monde cohérente. Le fait que l’élève, au lieu d’écouter la
leçon du maître, soit mis en face des choses ne fait que donner plus d’efficacité à la
leçon qu’il en reçoit. De plus, le décloisonnement des disciplines (histoire, géographie,
dessin, etc.), le regroupement en activités pluridisciplinaires, favorisent la cohérence
de cette leçon.
58 De même que les activités d’éveil « à dominante intellectuelle » donnent à l’élève de
« bonnes attitudes » – être objectif, avoir l’esprit critique, savoir écouter les autres et
savoir participer, avoir le goût de l’effort – les activités « à dominante esthétique »
développent les facultés d’attention, de mémoire, la sociabilité, etc. Mais, outre ces
effets traditionnellement attendus, elles permettent elles aussi d’adapter l’enfant à
l’ensemble du monde. Qu’il s’agisse de la musique ou des arts plastiques, il est

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recommandé de ne pas limiter l’horizon de l’élève, de ne pas fermer son esprit et ses
sens à certaines formes artistiques : il doit pouvoir les accepter toutes, même s’il s’agit,
par exemple, de musiques non occidentales.
59 De telles activités ne sauraient donner lieu à des leçons (au sens strict) à apprendre ou à
des devoirs. Néanmoins après examen en commun de documents ou d’objets,
discussions entre élèves et avec le maître, nouvelles recherches ou réalisations pour
enrichir le travail commun, l’essentiel est parfois consigné dans un cahier collectif. On
confie ainsi à une sorte de mémoire collective ce qui est œuvre du groupe : ce qui a été
admis ensemble (cet ensemble incluant l’instituteur, aide et conseiller), ce à quoi
l’accord de tous a conféré la vérité remplace à la fois le livre et la leçon du maître.
60 Faire prendre en charge sa propre éducation par l’individu ou, de préférence, par le
groupe, c’est là aussi une tendance que l’on peut observer dans les nouvelles
instructions concernant l’éducation physique51. Telle qu’elle est présentée aux
instituteurs et institutrices en recyclage, cette éducation « psychomotrice » (plutôt que
physique) doit rompre avec la pédagogie directive du modèle et de la copie. Aux
maîtres qui refusaient souvent de faire faire de la gymnastique à leurs élèves 52 en
invoquant le fait qu’ils n’étaient pas des spécialistes formés pour cela, on dit qu’ils
n’ont pas à être des éducateurs détenteurs d’un modèle et faisant répéter des gestes,
mais des médiateurs dans la recherche des moyens pour faire face à des situations-
problèmes. Cette recherche est faite par les élèves et ces situations (qui posent des
problèmes d’ordre moteur) doivent être aussi proches que possible de situations
réelles : au lieu de contraindre des enfants à l’imitation dans des exercices analytiques,
il faut donc les aider à trouver les gestes les meilleurs pour atteindre un but donné. Il y
a ainsi constitution d’une communauté éducative et, en suscitant des « collectifs stables
et structurés » au sein desquels les enfants exercent des responsabilités, l’éducation
physique est surtout une éducation sociale.
61 Enfin on remarque qu’en donnant pour objet à cette formation la conduite motrice
comme aspect de notre manière d’être au monde, la pédagogie contemporaine ne
renonce en rien au projet d’emprise sur la totalité de l’être qui caractérise, selon
Durkheim, l’éducation occidentale moderne. Mais on peut observer dans l’école,
aujourd’hui, que les modalités d’emprise sur les corps ont tendance à se modifier.
62 Non sans quelques concessions, on continue certes à exiger de l’écolier l’immobilité
attentive : il est recommandé aux remplaçantes de faire en sorte que les élèves n’aient
sur leurs tables que les objets nécessaires à l’exercice en cours, qu’ils ne manipulent pas
inutilement et distraitement un objet au risque de faire du bruit, qu’ils se tiennent bien
en écrivant... Mais, en contraste avec cela, on voit apparaître une nouvelle utilisation
pédagogique du mouvement et du plaisir qu’il procure. Au lieu de dresser à l’aide de
coups ou d’autres moyens, l’école utiliserait les mouvements spontanés, naturels, pour
mieux faire acquérir des schèmes d’opération intellectuelle ou de comportement. Après
l’écolier immobile à son banc, la tête légèrement tournée de côté, après l’écolier se
déplaçant fréquemment au pas cadencé, on pourra peut-être voir un jour des écoliers
qui dansent. C’est ainsi que plusieurs méthodes d’apprentissage de la lecture-écrit are,
expérimentées à l’échelle de circonscriptions scolaires, font appel à des activités
psycho-motrices de type ludique associées à des comptines. L’une de ces méthodes a
pour point de départ deux images-clés, le jet d’eau et le chien, qui, tracées sur le sol,
donnent lieu à des déplacements des enfants, et qui sont ensuite dessinées par eux en
gestes glissés, avec accompagnement musical, sur des tableaux et enfin des cahiers : « Il

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s’agit de parvenir à la volupté de tracer, puis d’écrire »53, précisent les pédagogues, qui
ajoutent aussitôt que cette gestualité, où l’adulte joue un rôle important, est structurée
par des « règles strictes » et qu’elle permet à l’enfant d’accéder à la « loi du langage » 54.
63 On serait tenté de conclure, évoquant de façon irrésistible la danse de l’ours, qu’i 1 s’agit
toujours de dressage, que le but – la soumission à la règle – est identique et que seuls les
moyens changent. Mais il faut, reprenant et complétant les conclusions du chapitre
précédent, rapprocher cette tendance de la pédagogie contemporaine d’une autre, que
nous avons cru discerner à plusieurs reprises. La leçon de morale remplacée par une
confrontation des jugements portés par les enfants eux-mêmes, l’institutrice
recueillant au magnétophone les opinions des élèves sur le spectacle qu’ils viennent de
voir, le rôle du groupe dans les activités d’éveil : ces exemples pourraient être
multipliés. On peut observer, corrélativement, un amenuisement du contenu enseigné,
et, du moins dans certains cas et à certains moments de la classe, un relatif effacement
du rôle du maître.
64 S’il en est ainsi, ce n’est pas seulement la manière d’assujettir l’enfant à la règle qui
changerait, mais la règle elle-même. Car celle que se donne le groupe d’enfants ne peut
avoir les mêmes caractères que celle écrite sur les murs de l’école, consigne mémorisée
avec l’aide de la férule, ou que celle énoncée par l’instituteur mais reconnue en lui-
même par chaque élève grâce à la Raison universelle. Elle n’a pas la même rigidité, la
même force ; elle paraît douce. C’est pour cela que les instituteurs dont la carrière s’est
achevée récemment ont dû rabattre de leurs exigences, accepter en fin de carrière ce
qu’ils réprimaient au début, et ont eu le sentiment de devoir modifier leur rôle. C’est
pour cela qu’il y a moins de devoirs, que l’on est moins sévère à l’égard des fautes, que
l’on admet des niveaux de langue autrefois proscrits de l’école, que l’on demande des
cahiers bien tenus mais sans donner de consignes rigoureuses, que l’on admet, à la
place du résumé dicté, le résumé d’observation fait par les élèves, etc. Nous appellerons
donc norme ce que les enfants élaborent entre eux avec l’aide d’un éducateur-
animateur, et normalisation l’action éducative exercée sous la forme que nous venons
de décrire.
65 Cette forme affecte évidemment l’espace de la classe. Les groupes de tables et de
chaises remplacent les rangées de tables-bancs. Au maître silencieux siégeant sur le
côté par rapport aux écoliers, à l’instituteur enseignant dans sa chaire face aux élèves,
on serait tenté de dire que succède l’animateur circulant entre les groupes pour
participer de temps à autre à leur activité. Mais ce serait là décrire une situation-limite
ou un modèle, oublier tout ce qui, dans la classe, contredit cette description et ne peut
être considéré sans preuve comme survivance : sur les murs, il n’y a plus de
« sentences », mais il y a toujours des règles (d’orthographe) ; il arrive que le maître
surveille l’exécution d’un devoir, fasse réciter, et même, en faisant participer l’élève
par des questions, fasse une leçon... Il faut donc se garder de voir dans les trois
organisations spatiales décrites des étapes historiques ou la succession de trois formes
scolaires. Néanmoins, comme on l’a fait précédemment, il faut voir avec quels autres
changements ceux récemment survenus dans l’école peuvent être mis en relation.
66 On peut d’abord considérer la manière dont s’accomplissent la socialisation et le
contrôle social de certaines catégories de jeunes en dehors de l’école et de différentes
populations marginales, principalement dans les villes. Le réseau des équipements
« socio-culturels » (Maisons de jeunes et de la culture, Centres sociaux, Clubs, etc.) a en
partie remplacé les anciens patronages, laïcs ou confessionnels, les œuvres péri et post-

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scolaires et les mouvements de jeunesse. La crise de ces derniers a bien montré qu’un
encadrement de type à la fois scolaire et militaire des jeunes n’était plus possible. De
plus, ces équipements, qui touchent surtout la population scolarisée 55, n’attirent pas
d’autres catégories de jeunes. Ceux-ci sont pris en charge selon d’autres modalités :
clubs, où les principales activités sont la musique et la danse, éducateurs de rue...
L’attitude des responsables à l’égard de ces groupes est tolérante : on ne tente pas de les
intégrer, en particulier aux Maisons de jeunes, on accepte leur « sub-culture » et l’on
essaye simplement de faire en sorte qu’ils adoptent des normes de comportement
acceptables par l’entourage et évitent les agressions. L’adulte, malgré le nom
d’éducateur ou d’animateur qu’on lui donne, fait moins que surveiller : une présence un
peu distraite, quelques interventions douces pour empêcher les grandes déviances, tel
est son rôle56.
67 De manière plus générale, on tolère dans les grandes villes européennes la formation de
quartiers où vivent diverses sortes de marginaux – y compris des jeunes d’origine
bourgeoise ou petite-bourgeoise –, qui élaborent un mode de vie original, en rupture
avec les normes familiales, économiques, etc., imposées ailleurs. Cette tolérance a
naturellement des limites, mais il n’y a ni quadrillage policier, ni surveillance
constante, et, jusqu’à un certain point, on laisse cette population régler elle-même ses
problèmes. Il faudrait rapprocher de tels modes de gestion les formules nouvelles
d’organisation des entreprises, essayées de nos jours, qui laissent aux filiales ou aux
ateliers des possibilités d’autogestion, compte tenu des objectifs généraux de
production.
68 Analysant dans nos sociétés la promotion du Plan par rapport à la loi dans l’entreprise
politique de maîtrise de l’avenir, la substitution du consentement à l’obligation, le
développement des procédures de concertation avec les groupements particuliers par
rapport à la consultation des citoyens, évoquant « cette nouvelle et subtile technique
du commandement qui impose l’ordre sans permettre d’en identifier le responsable » et
qui est le « gouvernement par les choses », G. Burdeau 57 ajoute : « dans la société du
Nouvel Age, ce qui commande c’est le milieu, l’entourage, l’environnement. A la règle
explicite se substitue la pression diffuse qui prévient les écarts et sanctionne les
manquements »58. La régulation par le groupe et la soumission à l’ordre « qui émane
des faits » sont deux choses liées puisqu’il n’y a plus personne pour dire ce qu’il est
obligatoire ou interdit de faire.
69 Si l’on peut caractériser ainsi les transformations actuelles du pouvoir politique, ou
plus précisément de la manière dont il s’exerce, on ne peut manquer d’évoquer
conjointement deux situations scolaires décrites ci-dessus. D’abord des élèves ne
sachant pas, parce que l’institutrice n’a pas répondu à leur question, s’il faut sauter une
ligne ou deux sur leur cahier avant de commencer un nouvel exercice, sachant
seulement de façon vague qu’il vaut mieux faire une présentation claire, et regardant
comment font leurs voisins. Ensuite des petits groupes d’élèves se livrant, en présence
d’un instituteur qui, de temps à autre, regarde un peu ce qu’ils font, à l’une de ces
activités d’éveil qui remplacent à la fois les leçons de choses et les leçons de morale.

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NOTES
1. Quand il fut imposé à la fin du XIXème siècle, comme moyen de contrôle des maîtres, on
l’appelait « journal de classe ».
2. En 1962, la proportion d’instituteurs et d’institutrices qui étaient passés par les Ecoles
normales était de 40 % (voir Dossiers de « Tendances », n° 4, nov. 1963). A cette époque, les
« remplaçants » étaient recrutés au niveau du baccalauréat, alors qu’avant guerre les maîtres
suppléants étaient, depuis 1932, recrutés parmi les bons élèves des Ecoles primaires supérieures
titulaires du Brevet supérieur (voir H. Michard et A. Glossinde, Condition et mission de l’instituteur,
Paris, Aubier, 1945). Vers 1959, il y avait deux institutrices pour un instituteur.
3. En tenant compte du mythe créé autour d’eux, ces personnages nous sont connus grâce à
l’enquête de J. Ozouf (Nous, les maîtres d’école, Paris, Julliard, 1967). Malheureusement cette étude
comporte peu de renseignements sur la manière dont ces maîtres faisaient la classe.
4. On trouve des extraits des textes pédagogiques officiels de 1887 à nos jours dans M. Salines,
Pédagogie et éducation, Evolution des idées et des pratiques contemporaines, Paris – La Haye,
Mouton 1972. Ces instructions ont été analysées par J. Chobaux, « Un système de normes
pédagogiques : les instructions officielles dans l’enseignement élémentaire français », Ṛevue
française de Sociologie, VIII, n° spécial 1967, p. 34-56. Bien que chaque nouvelle instruction,
souligne l’auteur, soit apparue à une période de crise sociale, les méthodes préconisées n’ont pas
changé depuis la fin du XIXème siècle.
Nous avons essayé de saisir les normes pédagogiques à un autre niveau : celui de la formation de
l’instituteur.
5. Par comparaison, ouvrons la Grammaire pour l’expression, (Paris, Nathan, 1970) au chapitre sur
la « marque du pluriel ». Après une série d’observations d’images et de phrases, on lit : « Le nom
et ses compagnons prennent souvent un s au pluriel ».
6. Pour se limiter à deux ouvrages, l’un ancien, l’autre plus récent, voir J. Payot, Aux instituteurs et
aux institutrices, A. Colin, 1897 et A. Ferré, Morale professionnelle de l’instituteur, Paris, S.U.D.E.L.,
1949. Dans ce dernier livre, le chapitre sur « la vocation d’éducateur » énumère les « signes
internes » de la vraie vocation comme le ferait un texte destiné à de futurs prêtres.
7. L. Prodhon, Un normalien dijonnais en 1900, cité dans J. Ozouf Nous, les maîtres d’école, op. cit., p. 90.
8. Ibid., p. 91.
9. Cf. J. Ozouf, op. cit., p. 94.
10. Ibid. p. 109. L’auteur a bien vu que cet optimisme pédagogique était la source du réformisme
des instituteurs (p. 187) et de nombre de leurs attitudes politiques, notamment en matière de
politique coloniale.
11. Institutrice de Vendée, 1889, cit. ibid., p. 94.
12. Voir le début de La gloire de mon père.
13. E. Le Roy Ladurie, dans Histoire de la France rurale, Paris, Le Seuil, t. II, 1975, p. 515.
14. Id. ibid., p. 514.
15. Cela peut contribuer à expliquer que les instituteurs d’avant 1914 aient été attaqués de façon
virulente à la fois par les journaux modérés, qui parlent d’enseignement « mal-propre », et par
des anarchistes comme ceux du Libertaire, selon qui l’instituteur, champion du conformisme, a
« surpassé son rival religieux » (J. Ozouf, Nous, les maîtres d’école, op. cit., p. 8).
16. Devoirs d’écoliers français recueillis à l’Exposition universelle de Paris et mis en ordre par M.M.
de Bagnaux, Berger, Brouard, Buisson et Defodon, Paris, Hachette, 1879.
17. Devoirs d’écoliers…, op. cit., p. 374. L’élève-maître obtient la « note » Bien à ce devoir.
18. Exemple détaillé donné pour l’école annexe d’Auxerre : l’élève-maîtresse fait écrire au
tableau trois phrases du type « cette petite fille écrit bien », puis s’adresse aux enfants.

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« Regardez maintenant bien attentivement tous les mots de cette petite phrase, dit-elle, et
cherchez à comprendre toutes seules à quoi sert le mot cette… Dites-le, Marguerite, car il me
semble que vous avez compris.
– Oui, Mademoiselle, le mot cette que je lis au commencement de cette phrase, sert à me montrer,
pour ainsi dire, la petite fille dont il est question… » (Devoirs d’écoliers..., op. cit., p. 366).
19. Op. cit., p. 345.
20. Op. cit., p. 345.
21. Op. cit., p. 376-377.
22. Op. cit., p. 351.
23. Op. cit., p. 341.
24. Op. cit., p. 338.
25. Devoirs d’écoliers français…, op. cit., p. 111.
26. L. Thévenin, 14 ans, Cours upérieur (ibid., p. 39).
27. Op. cit., p. 56-57.
28. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., art. « Exercices scolaires ».
29. « Cette seconde épreuve (le devoir écrit succédant immédiatement aux exercices oraux faits
après la leçon)… mesure en même temps qu’elle l’assure, l’effet de l’enseignement didactique »
(ibid., p. 969).
30. Cela ne semble vrai qu’en partie pour la lexicologie. Mais l’orthographe, quelle que soit son
importance, n’est qu’un aspect de la « correction » linguistique imposée par l’école.
Dans ce travail, nous laissons en partie de côté les problèmes du vocabulaire, qui demandent un
traitement particulier (voir G. Vincent, « Enseignement du français et système scolaire », Ṛevue
Française de Sociologie, IX, 1968, p. 335-374, et les travaux cités de R. Bernard).
31. Op. cit., p. 26.
32. Op. cit., p. 12.
33. Voir p. 14 : vêtu (écrit vêtue) : « c’est le pâtre qui est vêtu ; participe sans auxiliaire s’accorde
avec le mot auquel il se rapporte ».
34. Op. cit., p. 19.
35. Op. cit., p. 113-114.
36. Op. cit., p. 103.
37. Op. cit., p. 106.
38. Op. cit., p. 172.
39. Op. cit., p. 68-69. L’auteur de ce raisonnement est encore l’élève Malon de l’école communale
de Caen.
40. Dans la même série que l’ouvrage cité, Hachette avait publié les devoirs d’écoliers étrangers
exposés en 1878, et les Devoirs d’écoliers américains recueillis à l’Exposition de Philadelphie (1876)
par F. Buisson (3ème édition 1881). Les méthodes des primary schools américaines paraissent
moins avancées que celles indiquées à l’exposition de Paris.
41. Parmi les rares cahiers que j’ai pu me procurer, j’ai retenu celui qui a l’avantage de couvrir
une scolarité complète et surtout qui représente, d’après les témoignages recueillis, ce qui se
faisait dans une école rurale, avec un instituteur qui passait, sans plus, pour un bon maître.
42. Cahier spécial de devoirs mensuels, éd. Vve Auguste-Godchaux, Paris.
43. Voir par exemple Questions réponses sur le cours préparatoire, Paris, E.S.F., 1975, p. 114-115.
44. Ou bien l’on dit : si, sur trois bancs, on a fait asseoir 24 élèves..., ou bien l’on se demande quel
est l’opérateur qui fait passer de la première colonne (nombre de bancs) à la deuxième (nombre
d’enfants).
45. Les remarques qui suivent reposent sur une série d’observations personnelles, d’entretiens
avec des institutrices et d’analyses de documents.
46. Pour M. Foucault ( Surveiller et punir, op. cit., p. 163-164) l’exercice serait une technique
d’origine mystique, consistant à imposer à des corps des tâches de difficulté croissante et

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permettant de caractériser des individus par rapport à d’autres. On ne voit pas très bien
comment, en devenant disciplinaire, cette technique aurait inversé son sens tout en gardant
certaines de ses caractéristiques religieuses. D’autre part, la définition insiste peut-être trop
exclusivement sur les deux aspects sur lesquels s’est concentrée la polémique anti-scolaire
après 1968 : le programme et le classement hiérarchique des élèves.
47. Dictionnaire de Pédagogie…, op. cit., art. « Devoirs ».
48. « La formule du tiers-temps regroupe les matières traditionnelles : histoire, géographie,
sciences, dessin, chant, travail manuel, morale et instruction civique sous le titre disciplines
d’éveil, activités d’éveil » (R. Toraille, G. Villars, J. Ehrhard, Psycho-pédagogie pratique, Paris, Istra, éd.
1975-1976, p. 454.
49. R. Toraille et al., op. cit., p. 455.
50. « Il faut leur (aux enfants) apprendre à voir, à regarder, à observer : les tirer de leurs rêveries,
arrêter le papillonnement de leur esprit, et les coller à l’objet. Question de discipline d’abord, et
de maîtrise de l’attention » (J. Leif et G. Rustin, Pédagogie générale, Paris, Delagrave, 1961, p. 291).
51. L’arrêté du 7 août 1969 sur le « tiers-temps » pédagogique a été suivi d’un travail de
Commission sur l’éducation physique ; le rapport sur les nouvelles instructions a été achevé
en 1972.
52. Ce refus a été motivé dans les campagnes par l’exercice physique que faisaient les enfants de
paysans. Dans les villes, il y avait quelquefois des maîtres spéciaux de gymnastique, mais, dans les
années 60, on voyait encore des instituteurs faire marcher les élèves dans la cour au pas cadencé
en frappant dans leurs mains.
53. Présentation, d’après P. Girard, de la Méthode Jeannot (publiée aux éditions E.S.F.), dans
Questions-réponses sur le Cours préparatoire, op. cit., p. 44.
54. Ibid., p. 46 (mots soulignés par nous).
55. On trouve des statistiques de fréquentation et des hypothèses intéressantes sur les anciens et
les nouveaux équipements dans J. Ion, Les équipements socio-culturels et la ville, (Rapport multigr.)
CRESAL, Saint-Etienne, 1972.
56. Ces remarques, dont je garde la responsabilité, ont été élaborées à partir d’une discussion
avec mes étudiants de l’Université Lyon II, parmi lesquels se trouvaient deux éducateurs de rue.
57. « Pouvoir et politique dans la société de demain », Encyclopaedia Universalis, Organum, Vol.
XVII, p. 165-183.
58. Loc. cit., p. 182.

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Conclusion

1 Une bonne institution scolaire est au premier chef une force productive, disait au début
du XIXème siècle Friedrich List1, auteur dont s’inspirent aujourd’hui certains
spécialistes du sous-développement. Après des siècles de réformes et des décennies de
planification, il faut peut-être reconnaître que, de ce point de vue, il n’existe pas de
bonne institution scolaire, et qu’il ne peut en exister si la fonction principale de l’école
n’est pas de former le producteur, mais le citoyen. Ce qui naît à certains moments, dans
nos sociétés, des exigences de la production, pré-industrielle ou industrielle, est assez
vite rejeté ou annexé par l’institution scolaire.
2 Très tôt dans notre histoire apparaissent, dans les villes, des enseignements
professionnels : échopes des maîtres-écrivains, écoles de dessin, etc. Ces enseignements
sont intégrés dès le XVIIème siècle dans des écoles de différents niveaux (élémentaire,
moyen et même secondaire), où ils servent, avec d’autres et dans le cadre spécifique
défini par l’espace et le temps scolaires, à discipliner l’écolier. L’écriture n’est plus alors
essentiellement technique de commerçant ou art de copiste, mais un moyen
d’apprendre à agir selon des règles strictes. Plus tard, dans le cadre des Expositions
universelles, l’apprentissage du dessin à l’école n’est pas discuté dans sa finalité
économique ; on débat âprement des effets éducatifs (intellectuels et moraux) des
différentes méthodes utilisées pour cet enseignement. Plus généralement, on a assisté
dans divers pays d’Europe, au XIXème siècle, à l’élimination des formes d’enseignement
nées avec l’industrialisation, en particulier l’enseignement mutuel, agencé pour
transmettre rapidement et sans trop de frais à tous les enfants les savoirs et les savoir-
faire indispensables. Cette élimination s’est effectuée au profit d’une école dont la
fonction principale nous a paru être d’ordre politique.
3 Encore faut-il s’entendre sur le mot. Si l’école n’est pas essentiellement instrument de
formation du producteur, serait-elle instrument de soumission du futur ouvrier ? En
même temps qu’était éliminée l’école mutuelle, disparaissaient aussi les formes de
scolarisation nées des courtes vues d’une partie de la bourgeoisie industrielle. Par
exemple les écoles du dimanche, apparues vers 1780 pour apprendre la lecture et le
catéchisme aux enfants employés dans les ateliers2, sont en quelque sorte emportées
par le grand courant de scolarisation à plein temps de tous les enfants. Ce courant s’est
développé à la fin du XVIIème siècle en France, plus tôt ailleurs. Ce qui nous apparaît

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aujourd’hui comme une évidence, est alors une nouveauté : il faut que tous les enfants
soient « éduqués », même les pauvres, même les filles, même les jeunes gentilshommes.
4 Tous les enfants : il serait certes inadmissible d’oublier les différences de conditions
sociales entre les enfants miséreux des écoles de charité, les écoliers de Port-Royal, les
demoiselles de Saint-Cyr, plus tard entre les élèves de la communale et les jeunes
collégiens. Il serait inconvenant de déplorer l’enfermement, la soumission à l’obligation
scolaire du jeune vagabond errant dans les rues en quête de nourriture. Mais il n’en
demeure pas moins que tous les enfants sont traités de façon analogue, selon des
méthodes semblables, que la transformation des collèges et le développement des
petites écoles sous l’Ancien Régime constituent une seule et même forme scolaire. Peut-
être assistons-nous aujourd’hui, avec la réalisation d’un premier cycle du second degré
relativement uniformisé, à la constitution d’une école de base, par laquelle tous les
enfants (même les riches, pourrait-on dire par symétrie avec le discours tenu au
XVIIème siècle) seront obligés de passer.
5 Il faudrait donc, comme y incitent divers auteurs, poser l’existence, en chaque type de
formation sociale, d’un rapport spécifique à l’enfant, et, sans ignorer les relations qu’il
entretient avec les rapports de classes, définir l’école comme une forme, dominante
dans nos sociétés, du procès de socialisation. Cela ne revient ni à affirmer que la lutte,
en particulier idéologique, de classes est absente de l’école, ni à se contenter de
certaines définitions psycho-sociologiques ou fonctionnalistes de l’école. Nous avons
mis en évidence, en effet, là où son contenu est le plus dissimulé, dans cette matière
apparemment neutre que sont les mathématiques, l’inculcation idéologique qui
s’effectue par l’école. Mais cet exemple en un sens privilégié, outre les limites de la
notion d’idéologie, nous a aussi montré que la fonction idéologique ne rendait pas
compte de la forme qu’avait prise cette matière d’enseignement. De même, il est
indéniable qu’une idéologie est diffusée à travers les textes de français et les exemples
de grammaire. Mais la grammaire, qui domine l’enseignement de la langue et lui donne
une forme pédagogique bien précise, instaure par sa normativité entre le sujet parlant
ou écrivant et la langue un rapport défini et remplit, de ce fait, une fonction
proprement politique.
6 Ecrire (à tous les sens du mot), dessiner, lire même, et plus généralement agir selon les
règles ; règler l’imagination, le jugement, la sensibilité de l’enfant ; règler ses mœurs et
ses manières jusque dans le détail de ses gestes : voilà en quoi consiste essentiellement
l’« école » telle qu’elle apparut dans nos sociétés voici trois ou quatre siècles. Que fait
l’école ? Elle éduque, c’est-à-dire assujettit à des règles ; en celà elle est un aspect du
pouvoir.
7 C’est pourquoi on ne définit pas l’école lorsqu’on parle, dans une perspective psycho-
pédagogique, de l’éducation comme préparation de l’enfant aux futurs rôles sociaux
qu’il aura à remplir devenu adulte. Même lorsqu’elle inclut les futurs rôles politiques,
cette définition manque la fonction politique de l’école et, sous une apparente
évidence, elle déforme la réalité3. De façon analogue, on a parfois conçu comme une
sorte d’entraînement les épreuves douloureuses, le silence, le jeûne imposés aux
adolescents lors de l’initiation dans les sociétés dites primitives, alors que ces épreuves
créent le respect et la volonté assurant la cohésion du groupe 4.
8 Pour l’écolier, faire selon les règles, pour le maître, enseigner par principes. Voilà ce
qui nous a paru caractériser les activités scolaires et nous a permis de définir une forme
scolaire, c’est-à-dire un lieu séparé de tous les autres, y compris les lieux de culte ; un

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espace organisé de façon que les maîtres et les écoliers puissent, selon la formule de J.B.
de La Salle, s’y acquitter de leurs devoirs ; un temps réglé par un emploi du temps qui
est principe d’ordre plus que d’efficacité ; un maître laïc au moins dans sa fonction
(avant même que l’enseignement soit laïcisé) ; des exercices où la conformité à des
principes compte davantage que le résultat ; enfin des moyens de maintenir cet ordre
scolaire.
9 Sous cette forme scolaire, dont la constitution est liée à une restructuration du champ
politico-religieux, s’effectue une transmission de savoirs et de savoir-faire ; mais celle-
ci, outre qu’elle est surdéterminée par l’inculcation idéologique, est organisée, dans
l’école, de façon telle qu’elle produit, indépendamment ou de manière relativement
indépendante de l’acquisition des savoirs, des effets de pouvoir. Cette organisation et la
réflexion sur les procédés qu’elle comprend, constituent la pédagogie. Bien qu’il soit
difficile de séparer enseignement et pédagogie, on peut analyser historiquement le
passage du maître-écrivain, artisan transmettant ses techniques et son art, au maître
d’école ; ou encore les tentatives faites au début de la Révolution française pour
remplacer la pédagogie humaniste des Jésuites comme celle, plus « moderne », des
Oratoriens, par un enseignement des sciences assuré par les savants eux-mêmes, pour
briser le cadre de la classe et la remplacer par des cours ; on peut enfin, comme l’a fait
P. Fourier bien avant I. Illich5, tenter de penser de façon utopique un enseignement
déscolarisé.
10 L’étude de cette forme scolaire nous a permis de comprendre les méthodes
pédagogiques, jusqu’ici étudiées seulement dans leurs effets sélectifs, et de rendre
compte de ce qui est imposé à l’enfant dans cette école où il fut d’abord contraint, puis
obligé d’aller, et de plus en plus longtemps. Pour analyser l’école comme telle, il ne
suffit donc pas de poser son autonomie (relative) par rapport à l’économique, de parler
de la vie propre des institutions de transmission de la culture et d’étudier le rapport
des différentes classes sociales à la culture et au système scolaire : il faut saisir le
caractère politique de l’école, sans se contenter de répéter que les questions
pédagogiques masquent les problèmes politiques.
11 C’est parce que l’école participe du pouvoir que les modifications qu’elle subit sont liées
aux changements dans les formes et les modalités d’exercice du pouvoir. Si, en effet,
étudiant la France du XVIIème siècle à nos jours, on peut parler de la forme scolaire, il
faut d’une certaine façon distinguer plusieurs formes scolaires, ou, si l’on préfère, des
variantes. En mettant au centre de l’analyse de l’école le règne de la règle, on voit d’une
part comment la forme scolaire est liée à certaines formes de pouvoir 6, d’autre part
comment il est plusieurs façons d’assujettir à des règles et d’y obéir. L’école, règne de la
règle impersonnelle, s’oppose à toutes ces formes de pouvoir qui reposent sur la
volonté ou l’inspiration d’une personne. Mais la règle peut être soit imposée par une
sorte de dressage (d’où l’importance des signaux, des postures et des gestes), soit
justifiée et intériorisée en faisant appel à la « raison » et aux sentiments de l’écolier,
soit enfin établie par discussion entre égaux (elle est alors, au sens restreint du terme,
une norme).
12 Bien que la première manière caractérise surtout l’école du XVIIème siècle et que la
dernière puisse être considérée comme manifestation de la normalisation, modalité de
pouvoir qui se met en place et se généralise aujourd’hui, en particulier grâce à
l’éducation permanente, dans nos sociétés, il ne faudrait pas voir là une succession
historique de formes scolaires. D’une certaine façon, l’écolier attentif et discipliné, être

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social apparu voici trois cents ans, n’a pas disparu, et dans l’école contemporaine en
crise cohabitent ou se heurtent des pédagogies différentes, modernes ou anciennes. Et
pourtant il y a eu des changements, à la fois politiques et pédagogiques. Sans faire le
lien entre éducation et infantilisation, Tocqueville disait du pouvoir « absolu, détaillé,
prévoyant et doux » dont il pensait observer le développement en Amérique : « il ne
cherche qu’à fixer irrévocablement (les hommes) dans l’enfance » 7.
13 Afin de poursuivre l’analyse de ces problèmes, on pourrait reprendre certaines
remarques faites ici à différents endroits et étudier de manière concrète le lien étroit
qui existe entre forme scolaire et forme urbaine, l’urbanisation étant pensée
indépendamment de l’industrialisation8. Bien que l’expression école bourgeoise ne soit
pas dénuée de sens, l’école (au sens strict) est essentiellement urbaine : d’où, entre
autres choses, la place importante qu’y tient dès le début l’enseignement de la
« civilité ». L’école naît et se développe dans les villes, réalisant un certain type de
contrôle social9, et pendant longtemps s’oppose à l’alphabétisation pratiquée dans les
campagnes. Lorsqu’elle atteint ces dernières, elle transforme le mode de socialisation,
elle remplace le régent ou l’artisan-enseignant qui faisait partie de la société villageoise
par un maître d’école qui lui est étranger, qui est un citadin, un missionnaire de la
civilisation urbaine. La scolarisation atteignant la société rurale accompagne d’autres
transformations, d’autres opérations, que nous appellerions d’aménagement et
d’urbanisme.
14 Les contemporains ont perçu cette simultanéité. Jules Simon, homme politique
important de la troisième République, fait, dans Le livre du petit citoyen 10, le récit
romancé d’un retour au village natal, où tout a changé depuis 1825 : il y a une école de
garçons et une de filles aux flancs de la mairie ; les chaumières ont été remplacées par
des maisons à un étage ; la route a été empierrée et sur la place s’élève une fontaine ;
l’ordre et la propreté règnent. L’école est à la fois ce à quoi oblige « la loi » républicaine
et ce qui crée le citoyen respectueux des lois. De manière plus scientifique, R. Thabault,
notant la simultanéité de la loi Guizot et de la loi Montalivet sur l’amélioration du
réseau routier, décrit les transformations du village de Mazières-en-Gâtine et affirme
que l’école, d’origine urbaine, avait pour dessein non d’adapter les élèves à leur milieu,
mais de les adapter à une autre vie sociale11.
15 Nombre de ces transformations sont, bien sûr, d’ordre économique et l’on ne peut
passer sous silence l’intégration des agriculteurs au marché national. Mais directement
et pour l’essentiel, c’est-à-dire pour ce qui nous a paru définir la forme scolaire, celle-ci
est liée aux formes concrètes d’exercice du pouvoir dans les sociétés urbaines.
Aujourd’hui, ne voyons-nous pas s’étendre, dans les zones autrefois rurales, le réseau
des équipements socio-culturels, avec leurs éducateurs-animateurs, équipements qui
avaient succédé, dans les villes, aux œuvres post-scolaires ?

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NOTES
1. Système d’économie politique nationale, cité dans Encyclopédie Française, t. XV, « Education et
instruction », p. 04-7.
2. Les premières écoles du dimanche furent fondées par l’imprimeur Raikes, à Gloucester,
en 1781 (voir Dictionnaire de Pédagogie.... op. cit., art. « Dimanche (écoles du) » et « Raikes ». Elles se
transformeront en cours d’instruction religieuse ou en cours d’adultes.
3. Parce qu’elle ne nous paraissait pas exempte de ces défauts, nous n’avons pu reprendre
l’analyse bien connue de Parsons (T. Parsons, « The School Class as a social System, Some of its
functions in American Society », in A.H. Halsey et al., Education, Economy and Society, New-York,
Glencoe, 1961).
4. Voir à ce sujet les pertinentes remarques de C. Bougié dans l’Encyclopédie Française, t. XV, op.
cit., p. 04-4.
5. I. Illich, Une société sans école, Paris, Le Seuil, 1971.
6. Il ne faut pas entendre par là uniquement le pouvoir d’Etat et croire que l’école en émane dans
un processus descendant. A maintes reprises, au cours de cette étude, on a pu voir des individus,
des groupes imaginer des solutions, des procédés pédagogiques, puis tenter de les faire adopter,
financer, généraliser, ou bien se faire en quelque sorte recruter par des confréries, des sociétés se
donnant pour tâche de résoudre les problèmes sociaux. Il ne faudrait pas non plus identifier
politique et pouvoir, religion et église ; mais la recherche du sens de l’existence, la volonté
collective sont toujours captées, détournées, utilisées par des pouvoirs – ecclésiastiques ou civils.
Ainsi l’école capte et utilise une demande qui n’est pas demande scolaire, mais demande de
savoir.
7. De la démocratie en Amérique, cité dans R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, op. cit., p. 638.
8. Comme L. Wirth invitait à le faire (cf. L. Wirth, « Urbanism as a way of life », American Journal of
Sociology, 44, 1, 1938, p. 1-24, et On cities and social life, University of Chicago Press, 1964).
9. Au XVIIème siècle, à Paris, à Lyon, est réalisé un véritable « quadrillage scolaire » (R. Chartier
et al., op. cit., p. 49).
10. J. Simon, Le livre du petit citoyen, Bibliothèque des écoles et des familles, Paris, Hachette, 1880.
11. R. Thabault, 1848-1914, L’ascension d’un peuple, Mon village, Ses hommes, ses routes, son école. Paris,
Delagrave, 1944, p. 244. Sur la nouveauté de l’école par rapport à l’alphabétisation réalisée au
village, voir p. 77 : avant 1835, les instituteurs n’avaient pas d’abécédaires et apprenaient à lire
aux enfants selon des techniques très anciennes.

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Documents

1 L’école :
2 un espace spécifique, une organisation du temps, des disciplines.

BÂTIMENT POUR DEUX ECOLES À CHÂTEAU – SALINS (1779)

Les premières maisons d’école : plans du XVIIIe siècle.


(d’après A. de Rohan-Chabot, Les écoles de campagne en Lorraine au XVIII e s., p. 120)

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BÂTIMENT POUR DEUX ÉCOLES À CHÂTEAU – SALINS (1779)

Les premières maisons d’école : bâtiment pour deux écoles à Château-Salins (1779)
(d’après A. de Rohan-Chabot, Les écoles de campagne en Lorraine au XVIII e s., p. 120)

Ecoles de la Drôme à la fin du XIXe siècle,


(cliché Archives départementales de la Drôme)

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Ecoles de la Drôme à la fin du XIXe siècle,


(cliché Archives départementales de la Drôme)

La leçon d’écriture vers 1990.


(cliché collections historiques de l’INRP)

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La mode selon la Civilité Chrétienne de J.-B. de La Salle (1703)


(d’après l’édition des Cahiers Lasalliens, n° 19, p. 62)

La mode selon la Civilité Chrétienne : transcription de la page 62.


(Cahiers Lasalliens, n° 19)

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Une classe vers 1950.


(cliché Livre d’or de l’instituteur, 1962, p. 28)

Choix gradué de 50 sortes d’écriture (1854) page de titre

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Choix gradué de 50 sortes d’écriture, Paris (1854)

Choix gradué de 50 sortes d’écriture, Paris (1854)

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L.-C. Michel, J.-J. Rapet


Cours élémentaire de langue française (Paris 1856)

L.-C- Michel, J.-J. Rapet


Cours élémentaire de langue française (Paris 1856)

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1960 : Vers de nouveaux moyens pédagogiques.


(cliché Livre d’or de l’instituteur, 1962, p. 377)

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Annexe I. L’analyse du contenu des


manuels d’arithmétique

–1–

1 a) Le recours à la mesure était exigé par quelques unes des questions initialement
posées : quelle « image » de la société donnent les manuels ? Leur contenu a-t-il évolué
de 1880 à nos jours ? La nature des instruments de mesure était en partie imposée par
le souci de comparer, d’une part, « l’image » à la réalité (par exemple les personnages
de manuels et la composition socio-professionnelle de la population française) et
d’autre part, les résultats de l’analyse des manuels de calcul aux quelques rares
résultats de l’analyse quantitative d’autres manuels (essentiellement l’étude des
manuels de lecture du Cours Moyen effectuée par P. Dandurand). Mais, pour ne pas
s’enfermer dès le départ dans l’empirisme, il était nécessaire de substituer aux
questions initiales une problématique engageant une théorie de l’objet étudié, de
substituer aux catégories forgées à d’autres fins – par exemple les C.S.P. – des
catégories tenant compte de la spécificité de l’objet et découlant des concepts et
hypothèses élaborées, d’éviter l’interprétation ad hoc succédant à la mesure aveugle.
Par rapport à une telle méthode, l’analyse qualitative du contenu a une importance
décisive : elle est le moment de la recherche où, dans la confrontation au donné, les
hypothèses se précisent, se détaillent, les concepts donnent naissance aux catégories
qui serviront dans l’analyse quantitative.
2 b) Les grilles choisies, élaborées, testées sur un premier ensemble de cinq manuels
d’époques diverses, et remaniées, ont été appliquées aux manuels dont la liste et
quelques caractéristiques ont été données au chapitre VII. Il a été impossible d’établir
un véritable échantillon (il aurait été d’ailleurs naïf de prétendre par là déterminer ce
qui a été effectivement enseigné). Si, en effet, on pouvait, grâce à la Bibliographie de la
France, dresser la liste complète des ouvrages édités ou réédités chaque année, il ne
nous a pas été possible d’obtenir des renseignements sur le nombre d’exemplaires tirés
et l’importance de la diffusion. On a donc pris le parti de choisir, pour chaque période
délimitée a priori en tenant compte des grands événements historiques et des
changements de programme, quatre manuels, dont deux au moins publiés par les

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grandes maisons d’édition et (ou) ayant eu de nombreuses rééditions : ce sont donc des
indices de succès que l’on a cherchés (indications d’éditions portées sur les manuels,
renseignements donnés par des personnes compétentes, et, lorsque ce fut possible,
renseignements d’ordre général donnés par les éditeurs eux-mêmes). De plus, toujours
pour chaque période, on a choisi un manuel, de préférence moins répandu, mais qui
nous a paru, pour une raison ou pour une autre (éditeur, auteurs, présentation, etc.)
trancher sur la production de son époque. On a cherché ainsi à éviter de choisir
inconsciemment des « échantillons » trop homogènes.
3 Les grilles d’analyses ont été appliquées à tous les problèmes de chacun des manuels (le
tirage au hasard d’un échantillon de problèmes risquant d’introduire des biais et de
donner des effectifs trop faibles au point de vue statistique) 1, et l’on a ensuite confié à
un programme sur ordinateur le soin de révéler les parentés entre ouvrages.
4 c) Nous donnons ci-après quelques uns des résultats détaillés qu’il nous a paru utile de
faire connaître.

L’analyse typologique par J. Jacq *


Aspects généraux. Choix d’un modèle

5 Au cours de ce travail, l’analyse du contenu a été abordée par l’examen et la description


de 13 ouvrages scolaires se situant sur une période de soixante années. Du point de vue
méthodologique, l’information recueillie se présente donc sous la forme d’une
description comprenant un certain nombre de variables pour un ensemble de 13 objets
étudiés

TABLEAU N° 6 Répartition des personnages de manuels selon les catégories socio-


professionnelles

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TABLEAU N° 7 Répartition des dépenses familiales

N.B. Les chiffres de ce tableau indiquent les fréquences de mentions de dépenses. Il eût été hors de
proportions avec le but poursuivi d’effectuer les calculs d’après les sommes dépensées

pour un ensemble de 13 objets étudiés.


6 Le traitement d’un ensemble de données consiste à extraire de « l’information brute »
une certaine « information signifiante » en fonction du modèle choisi. Les principales
considérations qui interviennent dans le choix du modèle sont :
1. l’ensemble des modèles disponibles,
2. l’adéquation du modèle au modèle proposé,
3. l’adéquation de l’information disponible ou accessible au modèle retenu.

7 Nous exposerons d’abord les conditions dans lesquelles s’est effectué notre choix de
modèle avant le traitement et nous développerons au cours de la discussion les
perspectives qui se sont dégagées depuis en fonction des travaux en cours.
8 Les modèles usuels de l’analyse statistique étant difficilement applicables à un
échantillon comprenant seulement 13 individus, nous avons pensé, au début de ce
travail, qu’il serait peut-être intéressant d’aborder cette étude par l’emploi de modèles
multivariés. Ces modèles se prêtent à un traitement plus global de l’information et
tiennent compte notamment des relations qui existent entre les différentes variables.
L’application de techniques telles que l’analyse factorielle ne peut guère être envisagée
si l’effectif de l’échantillon est inférieur à trente. Par contre, les méthodes d’analyse
typologique peuvent être employées pour préciser les relations entre les individus
même si l’effectif de l’échantillon est faible. Ces méthodes font actuellement l’objet de
nombreuses recherches dans différentes domaines d’application. Compte tenu de
travaux précédemment réalisés2, nous avons abordé cette étude à partir d’un modèle
centroïde. Ce choix a donc été effectué plus en fonction des modèles disponibles
(critère 1) qu’en fonction de l’adéquation du modèle (critère 2).

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Modèle d’analyse typologique. Méthode centroïde

9 Les procédures d’analyse typologique se proposent de rechercher une structure non


donnée a priori sur un ensemble d’objets définis par plusieurs variables. La structure
recherchée consiste souvent à regrouper en classes les objets en fonction de leur
proximité. L’élaboration d’un processus automatique nécessite la définition d’une
fonction de distance dans l’espace des variables. Cette fonction sera utilisée pour
estimer l’analogie entre les objets. Lorsque le nombre d’objets à classer n’est pas trop
important, il est encore possible d’utiliser un processus agglomératif. Pour cela, les
deux objets les plus proches sont regroupés et la classe qu’ils forment est définie par
leur centre de gravité (barycentre). On recherche ensuite la distance la plus courte dans
l’ensemble constitué par les objets restants et le groupe formé. Selon les éventualités
deux objets sont alors fusionnés ou un nouvel objet est assigné au groupe
précédemment formé. Le processus conduit ainsi à l’élaboration d’un arbre
hiérarchique (voir graphique du chapitre VII) où sont représentés les différents
regroupements obtenus en fonction de leur distance de fusion.

Discussion et perspectives

10 Le choix de modèles mathématiques pour l’analyse du contenu est limité ; le modèle


utilisé ici n’est certes pas parfaitement adapté à l’étude entreprise, mais c’est un des
rares qui puisse être appliqué à ce type de recherche.
11 Le défaut général des méthodes d’analyse typologique est la difficulté de les mettre en
pratique sur un échantillon comprenant un grand nombre d’individus. Cette difficulté
résulte à la fois de la longueur du temps et de l’importante place en mémoire que
nécessitent les calculs relevant de ces méthodes. Aussi les recherches entreprises au
cours de ces dernières années ont elles eu pour but de mettre au point des processus
applicables aux grands échantillons, et les voies ne correspondant pas à ce critère ont
donc été peu explorées. La méthode employée dans ce travail pourrait être utilisée pour
étudier des échantillons beaucoup plus importants, tels que ceux qui
comprendraient 500 à 1000 individus décrits par 50 à 60 variables. Les problèmes que
pose l’étude de petits échantillons de 10 à 20 individus, définis le cas échéant par de
nombreuses variables, doivent être abordés par des méthodes spécifiques ; on
s’intéressera moins à l’aspect typologique, car les possibilités de rassembler un petit
nombre d’individus en groupes sont limitées. Par contre les aspects topologiques qui
résultent des relations de voisinage entre les individus, difficilement analysables dans
le cas des grands échantillons, peuvent servir de base à l’élaboration de méthodes plus
adaptées au problème. Ces modèles sont actuellement (1973) en cours de réalisation et
d’expérimentation, et leurs applications à l’analyse du contenu est envisagée à brève
échéance.

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NOTES
1. Les rapports du total des thèmes d’une grille au nombre total de problèmes d’un manuel sont
les suivants :
1ère grille (budget) : entre 3 % (69 / 2246) et 21 % (219/1061)
2ème grille (C.S.P.) : entre 12 % (331 / 2758) et 35 % (374/ 1061)
3ème grille (morale) : entre 12,5 % (345 / 2758) et 43 % (376/ 869)
2. J. Jacq, Contribution à l’étude de la formation et de l’identification des classes en biologie, Thèse
de 3ème cycle, Université Claude Bernard, Lyon I, 1972.

NOTES DE FIN
*. Centre de recherche du Service de Santé des Armées, Lyon.

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Annexe II. « Lire et écrire » de F.


Furet et J. Ozouf*

1 L’alphabétisation – c’est une des thèses essentielles de Lire et écrire – n’est pas aussi
étroitement liée qu’on l’avait toujours supposé à l’école. F. Furet et J. Ozouf ne centrent
donc pas leur analyse sur cette dernière, et, d’une certaine façon, l’arrêtent au point où
la mienne commence. C’est ainsi que je me suis étendu sur la nature, les formes
pédagogiques de ces petites écoles urbaines d’Ancien Régime que les auteurs déclarent
à juste titre mal connues ; de même, j’ai essayé de comprendre les réformes
pédagogiques de la période 1830-1880, au delà des mesures législatives, des
améliorations matérielles et de la généralisation du mode simultané qui marquent cette
période. De plus, ce n’est pas à l’école qui alphabétise que je me suis attaché, mais à
celle qui « normalise le comportement social », procède à un « contrôle des mœurs »
(Lire et écrire, p. 73). Inversement l’étude de l’alphabétisation inclut une histoire de
l’instruction et des politiques éducatives débarrassée des craintes qui l’avaient souvent
paralysée, ainsi qu’une étude géographique et sociologique des inégalités d’instruction
que j’ai laissées de côté.
2 Il n’en demeure pas moins que j’ai été confronté à un certain nombre de problèmes que
F. Furet et J. Ozouf avaient inévitablement rencontrés : celui de la demande
d’éducation, celui du rôle de l’Église et de l’Etat… Evoquons, pour ouvrir une discussion
et peut-être amorcer des recherches ultérieures, les principaux points d’accord et de
divergence.
3 A plusieurs reprises, Lire et écrire analyse deux « volontés », « celle d’en haut et celle
d’en bas » (p. 70), qui ne sont pas forcément liées, mais sans lesquelles il ne pourrait y
avoir d’école. Il arrive, comme au XIXème siècle, que les différentes catégories d’élites
politiques d’une part, une partie du peuple d’autre part trouvent intérêt à une
extension de l’instruction : le consensus recouvre des intérêts contradictoires, mais il
existe (p. 139-146). Sous de telles convergences d’opinions (p. 153), j’ai tenté d’analyser
une dialectique entre demande de savoir et entreprise scolaire d’assujettissement,
entre une volonté collective (politique et religieuse) et le pouvoir qui la capte. Aux
exemples donnés par F. Furet et J. Ozouf (p. 125 : des ouvriers de la Creuse, en 1846, se
réunissaient les soirs d’hiver pour apprendre à lire et écrire chez des personnes
sachant le faire) nous en avons ajouté d’autres, en particulier celui de ces paysans qui,

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très tôt dans notre histoire, veulent pouvoir lire les manuscrits. Mais cette demande, ou
plutôt ces demandes, précoces et fortes, sont des demandes d’instruction, de savoir, et
non pas d’école.
4 Si bien qu’il paraît difficile de souscrire à des formules telle que « la demande scolaire
préexiste à l’offre » (p. 79) et que, pour ma part, j’accorderais plus de poids aux
pouvoirs d’Eglise et d’Etat qu’à la volonté des « communautés ». Il est vrai que cette
divergence est peut-être due simplement au fait que dans un cas l’objet de recherche
est l’alphabétisation, dans l’autre l’école. Par ailleurs, il faut tenir compte de la
différence entre ville et campagne.
5 Dans les passages du livre où il n’est pas seulement question de mesurer des inégalités,
les auteurs de Lire et écrire ont mis en évidence deux « modèles d’alphabétisation »
(p. 286) : l’un est scolaire (et, ajouterions-nous, existe avant l’institution scolaire d’État),
l’autre recouvre une « vague pratique sociale à peine distincte de la vie quotidienne de
la communauté » (p. 83). Bien qu’il ne faille pas sous-estimer les différences sociales et
les rapports de pouvoir au sein des « communautés » rurales, nous avons vu comment
s’opposaient l’artisan-instituteur des villages et le maître d’école, personnage social
nouveau apparu dans les villes du XVIIème siècle. C’est donc bien, semble-t-il, d’une
opposition entre alphabétisation et scolarisation qu’il faut parler et de types
intermédiaires1 plutôt que de « dégradé des modèles urbains » (p. 82).
6 Cette opposition, qui recoupe celle entre ville et campagne, ne doit pas être en quelque
sorte recouverte par une série de degrés : à plusieurs reprises nous avons rencontré
l’inadéquation des modes d’explication sociologique fondés sur le mouvement de haut
en bas (des classes supérieures aux classes populaires, de l’enseignement secondaire à
l’enseignement primaire). « Accès au modèle culturel des classes supérieures » (Lire et
écrire, p. 351), permis d’abord aux classes moyennes urbaines, puis aux travailleurs : ce
schéma paraît d’une portée limitée par rapport à la mise en évidence, par exemple, de
l’originalité du « lire seulement », qui serait non pas un premier degré, mais une forme
d’alphabétisation (p. 209-210).
7 Avec ou sans demande d’instruction, l’école se développe dans les villes comme
instrument de « moralisation » (p. 140). Qui s’agit-il de moraliser ? Les « masses
populaires » (ibid.), certes – mais nous avons essayé de montrer comment et pourquoi
d’autres catégories d’enfants devenaient la cible de l’entreprise d’éducation scolaire.
Qui moralise en instruisant ?2 F. Furet et J. Ozouf montrent bien que les Réformes
(Réformes protestantes et Contre-Réforme) ne sont pas des causes premières, qu’elles
sont signes plus qu’origines, et « s’enracinent elles-mêmes » (p. 96) dans un
développement social. Bien plus, ils ont souligné le paradoxe d’une laïcisation qui passe
à travers l’Eglise d’Ancien Régime, parce qu’elle « prend sa source dans le
développement même de la société civile » (p. 93) : l’institution scolaire, dès le
XVIIIème siècle, « échappe au domaine du sacré » (p. 95). J’ai tenté d’expliquer ce
paradoxe en évoquant un problème que Rousseau avait posé sous la forme
métaphorique de l’aigle à deux têtes : celui de la double nature, ou de la bipolarité
(politique et religieuse) du pouvoir. Faire l’hypothèse de sa restructuration permet peut
être de mieux comprendre ce qu’est l’école avant qu’elle ne soit juridiquement laïque et
financièrement d’Etat (en 1833 : cf. op. cit., p. 153), cette école qu’on ne peut attribuer à
l’industrialisation et qui n’est pas le pensionnat demandé par une bourgeoisie avide de
places et de prestige.

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8 Entre les impératifs de la Réforme et de la Contre-Réforme d’une part, ceux de


« l’économie de marché » (p. 352) d’autre part, et indépendamment même des
questions de chronologie, il faudrait donc placer une autre sorte d’exigence. F. Furet et
J. Ozouf la rencontrent même en partant de l’alphabétisation, de l’accès à l’écriture :
« L’Etat aussi, c’est l’écrit... La loi écrite est un universel abstrait. Le développement de
l’Etat est inscrit dans l’obéissance et même le respect qui lui sont dus » (p. 360). C’est la
raison pour laquelle lecture et écriture, qui doivent être considérées sous l’angle de la
généralisation de l’accès à des savoir-faire fondamentaux, ont pu aussi être analysées
comme moyens de discipliner l’écolier. C’est aussi pourquoi à l’analyse (d’ailleurs
critique) des « lumières de la ville » nous avons pu ajouter celle des formes urbaines de
contrôle social.

NOTES
1. Il serait sans doute utile, de ce point de vue, de revenir sur des exemples comme celui des
Béates de la Haute-Loire.
2. Plutôt que de « moralisation par l’instruction » (p. 144), l’analyse que j’ai proposée de la
pédagogie conduirait à dire : moralisation par les formes de transmission des savoirs.

NOTES DE FIN
*. Mon travail était terminé et la rédaction des premiers chapitres était achevée lorsqu’à paru ce
livre, qui renouvelle à bien des égards l’histoire de l’instruction. Plutôt que d’ajouter a mon texte
une série de notes, il m’a paru plus intéressant de regrouper ici les principales remarque que me
paraît appeler la confrontation des deux recherches.

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Annexe III. Les écoles du


département du Rhône et la
fréquentation du théâtre pour
enfants

1 Les résultats évoqués à la fin du chapitre IX concernant la fréquentation, par les élèves
du Rhône, du théâtre pour enfants sont à la charnière de deux recherches. L’une,
réalisée en 1971-1974, a porté sur les rapports entre le théâtre, l’enfant et l’institution
scolaire1. L’autre, qui se poursuit en fonction de nos moyens, et qui supposait l’étude ci-
dessus présentée, constitue une analyse quantitative des écoles du département.
2 Deux séries de données ont été réunies et traitées. D’une part celles fournies par les
services académiques2 sur les écoles et les maîtres, pour chaque année scolaire : type
d’école (garçons, filles, mixte, maternelle), effectifs, âge et sexe des enseignants, qualité
de chaque instituteur (remplaçant, stagiaire, titulaire). Nous y avons ajouté la
localisation de l’école (distance par rapport à l’agglomération) et la caractéristique
socio-professionnelle du secteur d’implantation3. La seconde série de données a été
constituée par le relevé du nombre de places achetées par chaque école pour les
spectacles de théâtre pour l’enfance et la jeunesse, grâce à l’intermédiaire de la
Fédération des œuvres Laïques, pendant quatre années (1966-1971).
3 Ce travail nous permet d’abord de souligner un certain nombre de caractéristiques de
l’enseignement élémentaire et de son évolution récente. Il y avait dans le département
à l’époque considérée 19 % d’écoles mixtes et 21, 5 % de maternelles ; la moitié des
écoles étaient implantées dans l’agglomération, 40 % dans des secteurs dont les
catégories socio-professionnelles dominantes étaient de type agricole 4. De 1966 à 1970,
le corps enseignant primaire s’est rajeuni (les écoles où l’équipe pédagogique est jeune
sont passées de 21 à 41 %) et féminisé (le nombre moyen d’hommes pour 10 enseignants
est passé de 2, 12 en 1966 à 1, 9 en 1970). Il a aussi augmenté, ce qui permet une
amélioration de l’encadrement, le nombre d’élèves par instituteurs passant de 34,
7 à 31, 3. Mais cette augmentation est surtout due à un afflux de remplaçants, et elle
provoque une diminution de la proportion d’enseignants titulaires. Quant à la
fréquentation du théâtre, si elle s’accroît (on passe de 13 000 entrées en 1964 à près

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de 75 000 en 1972), les taux restent faibles : « en 1969-70, 73 % des écoles et 77 % des
élèves ne sont pas concernés par le théâtre pour enfants »5.
4 A l’ensemble des données recueillies, sur les quatre années séparément, on a d’autre
part appliqué un programme de taxinomie6. Les raisons de ce choix sont multiples7.
D’abord nous souhaitions moins rechercher des facteurs ou des corrélations qu’établir
des types, faisant l’hypothèse que, sous l’apparente homogénéité institutionnelle, se
cache une assez grande diversité de conditions de scolarisation. Si l’école primaire
divise, comme on l’a dit, ce n’est peut-être pas seulement parce qu’elle a affaire à un
public socialement différencié. Ensuite nous souhaitions utiliser une méthode qui,
entre autres présupposés peu adaptés à l’analyse sociologique, évite de traiter les
données comme variables linéaires. Pour ne prendre qu’un exemple, il s’est avéré que
les écoles fréquentant peu ou pas le théâtre étaient, du point de vue des effectifs, soit
de petites écoles avec peu d’élèves par classe, soit au contraire de gros établissements
aux classes surchargées.
5 Enfin la méthode utilisée permettait de rendre active dans la classification une variable,
plusieurs variables en même temps ou successivement, et à la limite toutes les
variables. En l’occurence on pouvait choisir la fréquentation du théâtre (nous la
désignerons par l’abréviation FTE) comme variable active et voir quelles étaient les
autres caractéristiques des écoles classées sous ce rapport, ou bien rendre actives les
variables de situation (distance par rapport à la ville, caractéristique socio-
professionnelle du secteur, ...) ou encore les variables institutionnelles (type d’école,
taux de titulaires, ...) et voir comment se classaient les établissements pour les autres
variables dites passives, en particulier la FTE. Parmi les résultats les plus notables, nous
indiquons ceux qui concernent le plus directement les analyses ici proposées.
6 1. Le phénomène classes sociales joue un rôle, mais de façon un peu inattendue par
rapport aux résultats de nombreuses recherches sur l’accès des différentes classes à la
culture, en particulier à cette haute culture dont relève le théâtre.
7 Quelles que soient les variables mises en jeu, les types d’écoles (le programme
distinguait successivement de 2 à 8 « classes » d’écoles et nous avons travaillé sur la
taxinomie de niveau 6) se différencient selon la catégorie socio-professionnelle
prédominante dans le secteur d’implantation. Mais le ou les types qui se caractérisent
par la prépondérance des CSP « ouvriers » ne sont jamais ceux qui ont les taux minima
de FTE et, inversement, les plus hauts taux de fréquentation sont toujours le fait
d’écoles implantées dans des secteurs urbains où prédominent les classes moyennes
ainsi que (mais dans une moindre mesure) les classes supérieures. Il suffit de rendre
active la variable CSP, bien que d’autres le soient aussi en même temps, pour isoler un
type à 100 % situées dans les secteurs habités par une majorité de cadres moyens,
cadres supérieurs et professions libérales, écoles caractérisées par un taux maximum
de FTE (cette variable étant passive).
8 Dans tous les traitements, la fréquentation faible ou nulle est associée aux CSP
agricoles. Et si, conformément aux principes de la méthode utilisée, on considère non
pas deux ou trois variables, mais l’ensemble des caractéristiques des principaux types,
on constate toujours une opposition (plus ou moins forte selon les variables mises en
jeu) entre d’une part des écoles en grande partie mixtes, de petite taille, situées dans
des secteurs ruraux, ayant de forts taux d’instituteurs remplaçants, mais de faibles
effectifs par classe et fréquentant très peu le théâtre, d’autre part des écoles, de filles
surtout, situées en majorité dans l’agglomération et dans des secteurs où prédominent

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les classes moyennes (employés, cadres moyens, cadres supérieurs), ayant parfois un
taux élevé d’institutrices titulaires et toujours une forte fréquentation du théâtre.
9 Ainsi, sous les aspects considérés dans l’étude, les défavorisés ne sont pas les enfants
d’ouvriers et les favorisés sont les classes moyennes plutôt que les classes supérieures ;
d’autre part et surtout, l’opposition principale est entre ville et campagne, précisément
entre école urbaine et école rurale. S’agirait-il d’une nouvelle « ligne Maggiolo »,
héritée de l’ancien partage entre l’acculturation scolaire réalisée dans les villes et la
simple (et partielle) alphabétisation rurale ?
10 2. Tout se passe comme si l’institution scolaire traitait différemment les enfants des
villes et les enfants des zones rurales (qui ne sont pas tous, bien sûr, enfants
d’agriculteurs), comme si elle opérait, ici et là, dans des conditions différentes. Il suffit
de rendre actives, dans la classification, trois variables institutionnelles – catégories
d’âge des instituteurs, nombre de titulaires, nombre d’élèves par enseignant – pour
obtenir les discriminations ci-dessus évoquées, qu’il s’agisse de la FTE ou des
caractéristiques de situation géographique et sociale des écoles.
11 Si on laisse passives toutes les variables, pour rendre actif le seul taux de FTE, les
clivages habituels ont tendance à s’effectuer. On isole un type d’écoles, à fréquentation
très faible, comprenant plus que les autres des écoles mixtes et des écoles implantées
dans des secteurs où prédominent les C.S.P. agricoles ; à ce type s’en oppose un autre,
caractérisé par le fort pourcentage des C.S.P. composant les classes moyennes, des taux
élevés de maîtres titulaires et de FTE. Ce qui prouve que la fréquentation du théâtre
pour enfants est un bon indice du caractère d’une école et de ses conditions de
fonctionnement, mais aussi que, dans la mesure où cette activité est un aspect de
l’innovation pédagogique8, celle-ci dépend étroitement de l’institution scolaire elle-
même. C’est pourquoi au lieu de chercher à prévoir l’avenir de l’école à partir, par
exemple, des comportements de certaines catégories de maîtres, nous avons analysé les
directives, la formation et le recyclage qui leur sont donnés.
12 Ni le rajeunissement, ni la féminisation du corps enseignant ne paraissent permettre de
conclure à une généralisation des nouvelles formes d’activités pédagogiques. La
fréquentation du théâtre n’est pas tellement liée à l’âge des maîtres ; la forte
fréquentation des écoles (urbaines) de filles est peut-être moins à rattacher au fait que
les enseignants sont des femmes qu’au fait que les institutrices sont davantage
sélectionnées et formées que les instituteurs. Les chiffres donnés en commençant ne
doivent d’ailleurs pas faire illusion : l’augmentation des entrées aux spectacles du
théâtre pour enfants n’est pas due (pour la période étudiée) à l’augmentation du
nombre d’écoles emmenant les élèves au théâtre, mais à celle du nombre d’élèves
emmenés9 et de spectacles vus dans l’année. Rappelons, pour terminer, un chiffre qui se
passe de commentaire : à la fin de la période étudiée, 600 écoles sur les 900 que compte
le département n’avaient pas du tout participé aux multiples spectacles organisés.

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NOTES
1. Voir les Rapports de recherche (par R. Bernard et A. Battegay) du Centre de Sociologie de
l’Education (Université Lyon II), notamment ceux de 1973-74 et 1974-75.
2. Pour obtenir d’autres renseignements, il aurait été nécessaire de recourir à une enquête
directe, exigeant d’importants moyens.
3. Cf. Guy Vincent, « La carte scolaire et l’espace socio-économique dans l’agglomération
lyonnaise ». Points d’appui, n° 9, 1973, I.N.S.E.E., Lyon.
4. Sur cela voir R. Bernard et J. Bonniel, « Le public du théâtre pour enfants », Rapport cité, 1973.
5. Id. ibid., p. 63.
6. Ce travail a été conçu et réalisé par H. Emptoz, Maître-Assistant de Mathématiques à l’I.N.S.A.
de Lyon.
7. Sur ces problèmes voir R. Boudon, Les méthodes en Sociologie, Paris, PUF, 1969 ; R. Boudon et P.
Lazarsfeld, Le vocabulaire des sciences sociales, Paris, Mouton, 1965, et L’analyse empirique de la
causalité, Paris, Mouton, 1966 ; R. Boudon, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977.
8. En effet, la participation au théâtre est organisée de façon telle qu’elle doit affecter, dans une
mesure variable, l’enseignement du français.
9. Cf. Ṛapport cité, p. 60 et suiv.

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NOTES DE FIN
*. Ne sont ici indiqués que les travaux cités ou évoqués au cours de l’étude.

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