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REMARQUES SUR QUELQUES REMARQUES

Jean-Luc Marion

Centre Sèvres | « Recherches de Science Religieuse »

2011/4 Tome 99 | pages 489 à 498


ISSN 0034-1258
ISBN 9782913133532
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Remarques sur
quelques remarques

par Jean-Luc Marion,


Académie française,
University of Chicago et Institut Catholique de Paris,
Université de Paris-Sorbonne (Prof. émérite)

D ans sa livraison de janvier/mars 2010 (tome 98/1), la revue des


Recherches de Science Religieuse a consacré un dossier au thème
« Philosopher en théologie », et, dans ce cadre, a porté une particulière
attention à certaines des thèses que, sur cette frontière, mon travail per-
mettrait d’avancer. En particulier, l’article de H.-J. Gagey, « La théologie
entre urgence phénoménologique et endurance herméneutique », insis-
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tait sur la nécessité de renforcer ou de compenser une approche phéno-
ménologique des questions théologiques par «…l’endurance du labeur
herméneutique » (loc. cit., p. 57). En quoi il retrouvait la mise en garde de
V. Holzer, contre l’illusion d’une «…théologie dite révélée [coïncidant]
avec des phénomènes de révélation qu’elle serait capable d’enregistrer
comme des données positives »1. Il s’agit là d’objections sérieuses, j’en
conviens, et je remercie C. Theobald, rédacteur en chef des Recherches
de Science Religieuse de m’avoir généreusement demandé d’y répondre.
Cependant je ne pense pas qu’elles s’adressent en fait et en droit à mes
positions, si j’en ai, sur la relation entre théologie et philosophie, en géné-
ral, et entre théologie et phénoménologie en particulier, mais qu’elles for-
mulent plutôt des inquiétudes ou des mécompréhensions de ce que j’ai
tenté de montrer. Ce sont ces mécompréhensions que je voudrais ici, très
rapidement, dissiper.

1. V. Holzer, «“Philosopher à l’intérieur de la théologie”. La transcendance de la question


ontologique comme voie d’accès à la religion dans l’œuvre de Karl Rahner », loc.cit., p. 54.

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Transcendantal

La première mise au point concerne la question du transcendantal, que je


comprends en son sens strictement kantien, le seul rigoureux et univoque
qu’on puisse admettre : « Le mot transcendantal en effet […] ne signifie
jamais chez moi une relation de notre connaissance aux choses, mais seule-
ment une relation au pouvoir de connaître » (Prolégomènes à toute métaphysique
future voulant pouvoir se présenter comme science, § 13), c’est-à-dire, à la différence
du concept transcendant, qui «…va au-delà de l’expérience possible » (ibid.,
§ 33). Autrement dit, une doctrine transcendantale, qu’elle se déploie à par-
tir d’un Je, de formes (espace et temps) ou de concepts (catégories) a priori,
ou de tous ensemble (Kant), prétend définir les limites et donc fixer les
conditions elles-mêmes a priori de l’expérience possible. Il s’ensuit qu’elle
prétend aussi délimiter ce qui ne peut jamais devenir l’objet (car désormais
le terme s’impose) de l’expérience. D’où, conséquence parmi d’autres mais
inévitable, le droit qu’elle s’arroge de démontrer l’impossibilité de toute
révélation (Fichte, premier d’une longue séquence).
D’une certaine manière, V. Holzer s’inscrit dans cette séquence en par-
lant de la « transcendance de la question ontologique comme voie d’accès
à une philosophie de la Religion », sinon que « transcendance » signi-
fie plutôt ici « transcendantal » : l’accès à la philosophie de la religion
présupposerait, comme condition de sa possibilité, de suivre le fil conduc-
teur a priori de l’ontologie ou de la Seinsfrage ; sans la question de l’être,
aucune philosophie de la religion ne serait possible, celle-ci ne pouvant
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dégager son espace qu’à partir de celle-là. Quelles que soient les subtilités
de la position de Rahner, liées à la complexité de ses origines à la fois
heideggériennes et néo-thomistes, elle maintient l’être comme l’a priori
transcendantal de la question de Dieu, et en fixe les conditions de possibi-
lité. Je n’ai pas à revenir sur la critique que, dès Dieu sans l’être au moins, j’ai
cru devoir argumenter contre cet a priori, c’est-à-dire contre tout présup-
posé transcendantal imposé par la philosophie, quelque critique qu’elle se
veuille, à la manifestation ou de l’auto-manifestation de Dieu. En ce sens,
dès le début, mon propos fut de détruire toute prétention transcendantale
appliquée à la théologie.
Mais c’est précisément ici que surgit l’objection formulée, d’autant plus
forte que formulée sans concertation par plusieurs théologiens autorisés :
en posant que la Révélation, dans l’histoire comme dans ses textes, ne
peut se manifester que comme un phénomène (saturé au second degré)
de révélation, donc comme donné, et donc que ce donné relève, comme
tout donné se montrant à partir de lui-même, d’une phénoménologie de
la donation, n’en vient-on pas inévitablement à établir la donation comme
la condition a priori non seulement du phénomène de révélation, mais de

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la Révélation de la théologie, et tout aussi inévitablement à rétablir ainsi


une condition transcendantale de possibilité de l’auto-manifestation de
Dieu – cela même qu’on prétendait contester et empêcher ?2 La phénomé-
nologie ne critiquerait ainsi l’empire de la métaphysique, en particulier
sur la théologie, que pour lui succéder et pérenniser cet empire même.
Nous pensons avoir, dès Étant donné au moins, par avance répondu à
cette objection, par au moins trois différents arguments.3 Bornons-nous à
les résumer succinctement, laissant au lecteur plus disponible d’en éprou-
ver le détail et la validité.

(a) Lorsque la méthode phénoménologique – car il s’en trouve une, pré-


cise : la réduction – se déploie comme phénoménologie de la donation,
c’est-à-dire quand il s’agit de réduire la phénoménalité à son cœur et son
corps, non plus l’objet à constituer, ni l’étant à interpréter en vue de son
(sens d’) être, mais le donné en tant que ce qui se donne par soi, dans
l’attente qu’il se montre ainsi, au moins partiellement, par soi (car si tout ce
qui se montre se donne, tout ce qui se donne ne se montre pas), la troisième
réduction ainsi mise en œuvre a une caractéristique, qui l’oppose aux deux
premières : elle ne se déploie pas à partir d’un Je ou d’un Dasein, qui précé-
derait et donc déterminerait le phénomène, mais à partir du soi de ce qui,
justement, se donne et se montre. Autrement dit, la réduction à la donation
s’opère du fait du donné lui-même, et plus à partir de ce qui le précède,
l’attend et le prévoit, qu’il s’agisse d’un Je ou d’un Dasein : la troisième réduc-
tion ne se définit pas a priori, ne détermine pas d’avance les conditions de
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la manifestation, ne présuppose aucune méthode, bref vient avec et après
le donné, précisément parce que le donné ne mérite son nom que s’il se
donne à partir de lui-même. Donc une phénoménologie de la donation
procède par définition a posteriori. Aussi bien Étant donné s’ouvre-t-il (§ 1)
par l’esquisse d’un traité non pas de la méthode, mais de la contre-méthode.
Il s’ensuit que la théologie n’a pas plus que la philosophie à craindre ici le
rétablissement tacite ou dissimulé d’un a priori transcendantal, puisque la
réduction au donné l’interdit par la définition du donné lui-même.

2. Par exemple et sans exhaustivité, V. Holzer, « Phénoménologie radicale et phénomène


de révélation : Jean-Luc Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation »,
Transversalités, n° 70, 1999, p. 67 ; C. Theobald, « Penser Dieu. Tendances récentes de la théo-
logie française », in A. R. Batlogg, M. Delgado & R.A. Siebenrock (hsg.), Was den Glauben in
Bewegung gringt. Fundamentaltheologie in der Spur Jesu Christi. Festschrift für Karl H. Neufel, Freiburg
i./B., 2004 ; K. Tanner, « Theology and the limits of phenomenology », in K. Hart (ed.),
Counter-Experience. Reading Jean-Luc Marion, Notre-Dame, South Bent, 2007, p. 328 ; H.-J. Gagey,
« La théologie entre urgence phénoménologique et endurance herméneutique », loc.cit., p. 42
sq. (mais qui réfute finalement l’accusation).
3. Pour plus de détails, je me permets de renvoyer à des réponses antérieures dans Étant
donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, § 22-24, Paris, 19971, p. 327 sq., puis Le visible et le
révélé, Paris, 2005, p. 179, n.2, sq. et récemment Certitudes Négatives, §§ 8-13, Paris, 2010.

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(b) À cette disqualification en général du transcendantal s’ajoute un


écart particulier dans le cas de Dieu, écart qui assure à la théologie une
liberté d’autant plus radicale. Car la donation devance, dans l’événement
de soi du donné, toute condition transcendantale ; elle précède donc
même la manifestation de ce donné, qui en procède plutôt ; en sorte que,
encore une fois, si tout ce qui se montre se donne, tout ce qui se donne
ne se montre pas pour autant ; la plupart du temps, la manifestation de ce
qui se montre reste en retrait et retard sur ce qui se donne, et qui, de prime
abord et la plupart du temps, outrepasse, voire contre-dit la capacité de
celui qui devrait recevoir et finalement voir, tant il demeure par définition
fini, borné, surpassable et dépassable. La finitude de ce qui devient ainsi,
de Je ou même de Dasein, un adonné limite toujours ce qui se donne dans
la puissance de se montrer. Dans cet écart se joue l’herméneutique, autre-
ment dit se déploie le champ des avancées du génie (pour parler comme
Kant) ou de la sainteté (pour parler comme la théologie). Dans cet écart
se déploie finalement le principe que, quand il s’agit de Dieu, melius scitur
nesciendo – on le connaît mieux en ne le connaissant pas. Au contraire
d’un discours métaphysique, la phénoménologie de la donation ne butte
pas sur l’apophase comme sur une défaite du logos (ainsi même chez le
premier Wittgenstein), mais la rencontre comme l’une des inévitables
promesses de manifestation de ce qui se donne à partir de soi-même, c’est-
à-dire sans se laisser d’emblée mesurer aux limites de celui qui devrait le
recevoir.
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(c) L’excès de ce qui se donne sur ce qui, dans chaque cas (en fait dans
chaque destinataire, chaque témoin, chaque adonné qui voit) se montre –
surcroît qui disqualifie toute prétention transcendantale à pré-voir a priori
l’expérience – se marque, dans le cas encore de Dieu, par le fait que le
donné, du point de vue de Dieu, se caractérise principiellement par l’ina-
nité pour lui de la distinction transcendantale (métaphysique) par excel-
lence, celle qui oppose le possible à l’impossible. En effet Dieu, s’il doit
jamais s’envisager, a en propre, au contraire des mortels, que, pour lui
et lui seul, rien n’est impossible, alors que les mortels restent toujours
principiellement des habitants du possible, quelques bornes qu’on lui
reconnaisse et même si l’on parvient à le repousser de temps en temps
un peu, empiriquement. Impossible n’est pas divin et Dieu ne connaît pas
la sémantique de l’impossible. Et cela suffirait, sans autre considération
phénoménologique, à l’excepter (donc aussi la théologie, pour autant
qu’elle ne se laisse pas séduire par les dogmes de la métaphysique) de tout
interdit transcendantal. Or l’impossible peut (et doit) surtout et d’abord
se décrire en termes de donation : la donation d’un donné sans a priori
et sans aucune pré-condition reste en quelque sorte seulement possible

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dans notre monde de mortels, mais devient presque inévitable, si le donné


qui se donne provient de l’auto-manifestation de Dieu dans notre monde
mortel. Quand Dieu se manifeste, alors il ne peut guère se manifester
pour nous que sous la figure d’un donné qui se donne sans condition,
« jusqu’au terme » (Jean 13,1). Se donner jusqu’à ce terme ne signifie alors
plus être, mais aimer, en « croyant tout, espérant tout, supportant tout »
(1 Corinthiens 13,7). Tout le possible pour Dieu, qui englobe l’impossible
pour nous. Cette certitude négative, la phénoménologie de la donation la
garantit à la théologie contre tout retour clandestin de l’a priori transcen-
dantal – pourvu, évidemment, que la théologie la comprenne.

La distinction des théologies

La seconde remarque concerne une «…formule [qui] choque… » (ibid.,


p. 47) : à savoir que «…la Révélation (de Dieu par lui-même, théo-logique),
si elle a lieu, prendra la figure phénoménale du phénomène de révéla-
tion, du paradoxe des paradoxes, de la saturation au second degré » (Étant
donné, p. 329, n. 1). D’ailleurs, cette réticence se retrouve dans la conclu-
sion de l’article de V. Holzer, qui s’étonnait de notre « étrange partition »,
quasi hégélienne, entre une théologie positive (des faits révélés) et une
théologie d’entendement, par concepts, «…comme si la théologie dite
révélée coïncidait avec des phénomènes de révélation qu’elle serait
capable d’enregistrer comme des données positives ».4
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Bien que le caractère « hégélien » de cette formulation, pas plus que
sa pertinence pour décrire la phénoménalité donnée de la Révélation,
reste problématique, on gagnera à suivre ici H.-J. Gagey, bon lecteur, qui
corrige aussitôt sa première impression. En effet, la Révélation de Dieu ne
devrait prendre la figure du « paradoxe des paradoxes » que «…du côté du
témoin » (p. 48), car il ne s’agit «…pas [d’] une délimitation imposée a
priori à la Révélation effective, elle procède en sens contraire d’une poussée
exercée sur la phénoménologie (si du moins elle s’y rend vulnérable) par
ce que lui donne à penser la théo-logie » (ibid). On ne saurait mieux dire : la
figure phénoménale du « paradoxe des paradoxes » (la formule, repérée
par M.-O. Boulnois dans son ouvrage magistral,5 vient de Cyrille d’Alexan-

4. V. Holzer, «“Philosopher à l’intérieur de la théologie”. La transcendance de la ques-


tion ontologique comme voie d’accès à une Philosophie de la Religion dans l’œuvre de Karl
Rahner », RSR, 98/1 (2010), p. 83. Il est rare qu’on m’honore ainsi de trop subir l’influence de
Hegel, je m’en réjouirais presque si, ce n’était (malheureusement ?) pas le cas. Voir pourtant
C. O’Regan, « Jean-Luc Marion : Crossing Hegel », in K. Hart (ed.), Counter-experiences. Reading
Jean-Luc Marion, University of Notre Dame Press, 2007.
5. M.-O. Boulnois, Le paradoxe trinitaire chez Cyrille d’Alexandrie. Herméneutique, analyses philo-
sophiques et argumentation théologique, Études augustiniennes, Paris, 1994, p. 574 sq. & 696 sq.

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drie à propos du Christ) ne se définit que par une « poussée ». Laquelle,


sinon celle que l’excès infini (par définition) de la Révélation exerce sur
celui qui par définition fini la reçoit, ou plus exactement ne peut pas la
recevoir comme telle ?
On retrouve ici la différence, caractéristique de la réception finie (la
seule qui se conçoive pour un mortel) de tout phénomène, entre ce qui
se donne et ce qui se montre, mais portée à son paroxysme par ce phé-
nomène – l’approche du Royaume de Dieu parmi nous – qui impose
une manifestation sans reste et absolue : « « Il n’y a rien de caché, qui ne
deviendra manifeste (ouden gar estin kekalummenon o ouk apokalupthêsetai),
rien de secret (kai krupton) qui n’entrera dans la clarté (o ou gnôsthêsetai) »
(Matthieu 10,26). « Car il n’y a rien de caché qui ne doive se manifester
(ou gar eistin ti krupton ean me ina phanerôthê). Rien n’est devenu caché,
sinon pour entrer dans la clarté » (Marc 4,22). « Il n’y a rien de caché, qui
ne deviendra manifeste (ou gar estin krupton o ou phaneron genêsetai), ni rien
de secret (apokrupton) qui ne doive se connaître et entrer dans la clarté »
(Luc 8,17). Devant cette insupportable manifestation, nul Je (qui consti-
tuerait le donné en un objet), nul Dasein (qui par sa décision le fixerait
comme un étant dans son être) ne peuvent tenir : il ne reste qu’un témoin,
qui reçoit ce qu’il ne peut et ne pourra jamais au sens strict comprendre,
même s’il pourra d’autant plus sans cesse en concevoir plus. Le témoin
ne cessera, sous la « poussée » de cet excès et à la mesure de sa résistance
(en l’occurrence de sa sainteté), de précisément repousser les limites du
donné vers une manifestation plus accomplie, quoique toujours partielle :
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déplacer le curseur entre ce qui se donne et ce qui se montre dépend de
la (bonne) tenue du témoin, de ce que le témoin peut retenir du premier
pour le rendre visible sous la figure du deuxième.
Ainsi peut-on distinguer deux types d’exercice de la théologie. L’un,
que nous venons d’esquisser, où le point de départ consiste non pas dans
des « faits » fantastiquement hypostasiés et supposés déjà constitués, mais
dans l’événement de ce que Dieu donne de lui-même (c’est-à-dire tout),
en attente de se trouver reçu par les hommes et, dans cette mesure, de
pouvoir se montrer. Dans ce cas, la théologie consiste à «…juger bon d’ap-
prendre ce qui concerne Dieu d’auprès de Dieu même (para theou peri
theou […] mathein) », selon la formule absolument normative d’Athéna-
gore d’Athènes.6 L’inadéquation de cette théologie tient à sa définition
et à son origine : ce qui se montre ne pourra jamais comprendre ce qui se
donne. Aussi un développement de la théologie (et donc du dogme) se
trouve-t-il non seulement permis, mais requis jusqu’à la fin des temps.

6. Athénagore D’Athènes, Supplique au sujet des Chrétiens, VIII, 2, éd. B. Pouderon, « Sources
Chrétiennes » n° 319, Cerf, Paris, 1992, p. 92.

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Remarques sur quelques remarques 495

Par contraste, cette théologie, venant du « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de


Jacob », plus que portant sur lui, s’oppose à toute théologie partant de ses
ressources conceptuelles pour atteindre, de quelque manière que ce soit,
une science à propos de Dieu. Les « philosophes et les savants » peuvent
évidemment constituer, plus ou moins exhaustivement, une essence,
un objet, un concept ou un sens qui récapitule toutes leurs possibilités
théoriques ; on devrait même les y encourager. Mais ils ne peuvent, sur-
tout s’ils y parviennent, qu’aboutir à une aporie insurmontable : ils doivent
assumer (et de quel droit ?) que cette essence, cet objet, ce concept ou
ce sens méritent le titre de Dieu même. À cette condition seule – assu-
rer et assumer que cela «…quod omnes dicunt Deum » désigne vraiment
Dieu – peuvent-ils soit affirmer Dieu soit le dénier. Mais ce théisme ou cet
athéisme restent toujours subordonnés à une condition qu’ils ne peuvent
assurer, à savoir que ce dont ils parlent convienne en quoi que ce soit
à l’auto-manifestation de Dieu. Aussi reposent-ils l’un autant que l’autre
(plus exactement l’autre, l’athéisme, autant que l’un, le théisme) sur une
idolâtrie. Inévitable, en ce sens acceptable, mais toujours disqualifiante.
Cette césure demeure aussi longtemps que la tentative des « philosophes
et des savants » procède à partir de son a priori, celui des conditions de pos-
sibilité de l’expérience et donc de ses objets – car précisément, dans des
conditions a priori, ne peuvent se déployer que des objets. Et Dieu ne peut
se dire comme un objet. En revanche, l’entreprise d’une phénoménologie
de la donation, quelles que soient ses limites et ses imprécisions, se libère
de l’a priori et, dans cette mesure, peut ouvrir une voie, et une voie parfai-
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tement rationnelle (philosophique donc) à la théologie de la Révélation.

Passivité, urgence, herméneutique

Mais ici se pose une troisième question, que voit fort bien H.-J. Gagey
et qui soutient la réflexion de V. Holzer : le retournement, pour ne pas
dire la conversion du Je (ou d’un Dasein) à une fonction essentielle-
ment dérivée ne conduit-elle point à « la passivité du témoin » (loc. cit.,
p. 51) ? Cette passivité dériverait obligatoirement de «…son incapacité à
comprendre l’événement ».7 D’où s’ensuivrait, malgré nos protestations
répétées,8 une sous-estimation de l’herméneutique, désormais en droit

7. « Cependant, l’importance ici reconnue à l’herméneutique, n’est-elle pas aussitôt sinon


déniée, du moins particulièrement diminuée par l’insistance de Marion à souligner, dans la
page citée et bien d’autres, son [Marion ou le témoin ?] incapacité à comprendre l’événe-
ment ? » (loc. cit., p. 50).
8. Voir entre autres Dieu sans l’être, V, 3, Paris, 1982, p. 210 sq. ; De surcroît, V, 5,
« L’herméneutique à l’infini », Paris, 2001, p. 148 sq.

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« superflue » (p. 52) ? En effet, une «…espèce d’immédiatisme de la per-


ception interroge, à tout le moins parce qu’il élude le problème de l’ini-
tiation dans l’ordre de la perception » (ibid.), alors que «…la donation
s’effectue en histoire » et que l’« urgence phénoménologique » conduirait
inévitablement à l’ « …élision de l’historicité du phénomène » (p. 53). Au
contraire, il faudrait admettre que le témoin n’est pas seulement passif, ni
purement récepteur («…n’est-il que récepteur ? » p. 55). Car si Jacob lutte
avec l’Ange, il ne s’en déprend finalement que parce qu’il l’avait d’abord
pris, sinon compris : pas de déprise sans prise antérieure, « Il faut avoir
tenté de s’assurer d’une prise pour pouvoir la lâcher » (p. 54).
Cette objection mérite considération, mais aussi qu’on interroge ce
qu’elle présuppose.

(a) Elle admet ce qui fait l’essentiel de notre point de vue : le témoin
reçoit un donné, qu’il ne maîtrise pas et qui le définit, ne fût-ce qu’en
marquant sa capacité de réception. Quelle que soit la nature, d’abord
énigmatique sans doute puis progressivement méditée et formulée, de ce
donné, l’événement déclencheur reste le fait accompli de l’événement qui
se donne.

(b) Dès lors, si le témoin se déploie dans l’acte d’une réponse, toujours
à lui proportionnée et donc provisoire et insuffisante, à un appel donné
à l’encontre des conditions communes de l’expérience, cette posture
d’appel et de réponse ne le borne pas plus à une pure et simple passivité
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qu’elle ne le confronte à une immédiateté brute ; au contraire le donné
s’impose comme ce qu’il faut recevoir, ce à quoi il faut répondre comme
à une vocation, ce devant quoi il faut prendre une décision, bref comme
ce qui suscite une herméneutique ; plus encore, la disproportion entre
l’appel du donné et la réponse du témoin rend cette herméneutique aussi
infinie que la disproportion qui la suscite. L’urgence de la réponse ne va
pas de soi ; d’abord parce que, bibliquement, tel n’est pas toujours le cas,
remarquons-le : Dieu se révèle très patient et attend le temps qu’il faut,
voire beaucoup plus, pour recevoir une réponse ; ensuite parce que l’excès
de l’appel (du donné) interdit la rapidité de la réponse, recommande au
contraire la lenteur interprétative d’une maturation médiate.

(c) Rien ne permet d’ailleurs de concevoir sans réserve et d’emblée


tout donné comme une immédiateté ; cela reviendrait à répéter en théo-
logie le contre-sens de l’empirisme, qui n’imagine le donné que comme
sense data, eux-mêmes atomes insécables et immédiatement constitués en
informations déjà standardisées. Le donné se donne comme un appel : il

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Remarques sur quelques remarques 497

faut d’abord le percevoir, ensuite décider si de fait ce fut un appel donné,


ensuite reconstituer son contenu et son sens, puis identifier son émetteur,
et alors considérer le type de réponses qu’il attend, et enfin en esquisser
une ; autant de moments sans lesquels il n’y a pas de donné, ni d’ailleurs
d’appel ; autant de moments qui font ce donné essentiellement médiat,
donc qui l’incluent dans une herméneutique. Certes il faut entendre «…la
théologie comme herméneutique » (ibid.), mais de quoi pourrait-elle faire
l’indispensable herméneutique si ce n’est d’un donné qui, patiemment,
attend une réponse à son appel ?
« Pour le dire crûment, à chaque moment historique la question se pose
de savoir si nous vivons chrétiennement des médiations de la foi et c’est pour-
quoi la fidélité du rapport que nous entretenons avec elles doit sans cesse
être vérifiée. Cette vérification est la tâche même de la théologie » (H.-J.
Gagey, ibid., p. 56). On ne saurait mieux dire. Mais vivre chrétiennement les
médiations de la foi suppose qu’elles médiatisent la foi elle-même, qui
ne peut nous advenir que comme un donné, reçu par une tradition (her-
méneutique) qui l’a elle-même reçu du don initial. Quant à vérifier quoi
que ce soit de notre expérience chrétienne des médiations, cela ne peut
se faire qu’en revenant, par nos médiations et nos herméneutiques, bref
par nos réponses, à un appel originairement donné. Insistons enfin sur la
portée de ce donné.
Il ne s’agit pas seulement, dans le cas de la Révélation, de ce qui se trouve
donné de fait pour l’intuition (les textes et leurs traditions philologiques,
les informations historiques, le contexte des débats et des conflits d’inter-
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prétations, etc.), mais des concepts appropriés à une telle herméneutique.
Devant un phénomène de révélation comme, par exemple, la transfigu-
ration, la plus grande difficulté ne consiste pas à percevoir la nuée et les
trois personnages, mais à dépasser la situation aporétique de Pierre, qui
«…ne savait pas quoi dire ». Car ce qu’il fallait dire, le concept, ne pouvait
finalement que lui venir d’ailleurs, lui aussi donné tout autant que la nuée
et les trois personnages, donné donc par «…une voix disant en venant du
ciel : “Celui-ci est le fils en qui je me complais, écoutez-le” » (Luc 9,33.35).9
Le concept qui permet l’herméneutique des données intuitives se trouve
autant, voire beaucoup plus radicalement donné qu’elles. L’interprétation
reste indéfiniment reprise et à reprendre, moins parce que les données
informatives et factuelles évoluent, mais parce que notre compréhension
des concepts, pourtant bibliquement donnée, reste toujours imparfaite et
à reprendre. Nous resterons jusqu’au bout « sans intelligence, anoetoi, et

9. Voir aussi notre commentaire de la rencontre du Christ avec les deux disciples en Luc
24, « Ils le reconnurent et lui-même leur devint invisible », Le croire pour le voir, Paris, 2009,
p. 195 sq.

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d’un cœur lent à croire » (Luc 24, 25). Notre réticence devant les intui-
tions documentées par les textes et l’histoire s’explique surtout par notre
inintelligence et notre fermeture aux concepts « venus du ciel », qui en
permettent pourtant seuls l’herméneutique. L’herméneutique définit
certes le travail du théologien, mais elle ne dépend pas seulement, ni, à la
fin, d’abord de ses ressources.
L’accès au donné chrétien ne se résume pas à l’herméneutique de ses
médiations, mais il les exige parce qu’il les permet. Au commencement
comme à l’achèvement se trouve le donné. Et nous nous en faisons les her-
méneutes parce que nous ne sommes ni au commencement, ni à l’achè-
vement. Nous sommes dans le temps de la réponse à l’appel d’un donné.
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