Vous êtes sur la page 1sur 4

Directeur de la publication : Edwy Plenel

www.mediapart.fr
1

de lieux symboliques comme la place Taksim ou le


parc Gezi par des populations qui ne sont pas des
«Le coup d'Etat en Turquie n'était pas
populations habituelles de ces lieux.
contrôlé dès le début»
PAR PIERRE PUCHOT On a ensuite effectivement le plan de purges, qui
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 18 JUILLET 2016
était en fait annoncé depuis longtemps, contre les
Le chercheur Jean-François Pérouse a vécu depuis sympathisants supposés de la confrérie Gülen. Et tout
Istanbul la tentative de coup d'État, et la pression qui se fait sans qu’aucune opposition ne puisse s’exprimer.
a suivi. Il ne tient pas pour autant à « diaboliser » Vu la gravité des événements qui ont eu lieu vendredi
les « forces sociales» au sein de l’AKP, le parti du soir, tout est possible en termes d’arrestations et de
président turc, qui ne verseront pas si facilement, procédures exceptionnelles ; contre ceux suspectés
pense-t-il, dans la propagande en faveur d’un État d’avoir participé, de près ou de loin, à la tentative
autocratique. de coup d’État, ou des sympathisants supposés de
Pour Jean-François Pérouse, chercheur spécialiste de Fethullah Gülen.
la Turquie, il est fort peu probable que le président Plus d’un cinquième du corps des procureurs et
turc Recep Tayyip Erdogan ait lui-même organisé la des juges est actuellement en garde à vue. C’est
tentative de coup d’État de vendredi pour renforcer un phénomène massif, qui est possible de manière
sa légitimité, comme plusieurs articles le suggèrent conjoncturelle vu la nature de la trahison d’une partie
ce lundi dans la presse internationale. Directeur de de l’armée contre l’État.
l’Institut des études anatoliennes d’Istanbul, auteur Plusieurs articles (ici, celui d’Al-Monitor) et même
avec notre collaborateur Nicolas Cheviron du livre la déclaration ambiguë du commissaire européen,
Erdogan,Nouveau Père de la Turquie ?, paru cette lundi, sous-entendent que le coup d’État aurait
année (éditions François Bourin), le chercheur Jean- pu être organisé en sous-main par Erdogan.
François Pérouse a vécu depuis Istanbul la tentative de Envisagez-vous cette possibilité ?
coup d'État, et la pression qui a suivi.
Je ne pense pas que l’on puisse aller jusque-là : il y a
Dans ce contexte incertain, il ne tient pas pour autant à quand même eu de nombreux morts, l’affaire aurait pu
« diaboliser » les «forces sociales» au sein de l’AKP, déraper, ce n’était pas contrôlé dès le début. Il y a eu un
le parti du président turc, qui ne verseront pas si basculement autour de vendredi minuit. Mais jusque-
facilement, pense-t-il, dans la propagande en faveur là, il y avait beaucoup d’incertitudes. Si le chef de la
d’un État autocratique. Il voit même dans la mise première armée a mis au courant assez tôt Erdogan,
à l’écart des putschistes une chance de reprise des celui-ci n’a pas maîtrisé le cours des événements. Ce
négociations de paix au Kurdistan. Entretien. qui n’exclut pas qu’après minuit, l’affaire a pu être
Quelle analyse faites-vous des premières heures grossie et mise en scène pour reconstruire l’image de
et des décisions prises par le pouvoir turc après sauveur et de martyr de la démocratie d’Erdogan.
le coup d’État manqué ?Les mots « purges » ou
« reprise en main » reviennent régulièrement dans
les analyses, les reprenez-vous à votre compte ?
Jean-François Pérouse. C’est d’abord un triomphe
de Recep Tayyip Erdogan, une véritable relégitimation
par les “masses” qui le soutiennent et s’approprient
chaque soir l’espace public à Istanbul et Ankara, vidé
des classes moyennes et aisées parties au bord de
la mer. Ce sont des images fortes, d’appropriation

1/4
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
2

haut conseil militaire annuel. Des éléments ont pensé


sauver leur place en participant opportunément à ce
putsch.
On voit aussi qu’un certain nombre de putschistes ont
été impliqués dans les opérations de “nettoyage” à l’est
du pays, en zone kurde, où la situation s’est largement
dégradée depuis plusieurs mois maintenant.
Et puis, sur une temporalité très courte, le coup
a été précipité du fait de son ébruitement et de
la connaissance qu’en ont eue les services de
renseignement.
La possibilité d'une détente
L’échec de ce coup d’État et le “triomphe”
d’Erdogan sont-ils pour vous le signe du
© Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse changement profond de la société turque et de son
Avez-vous été, comme beaucoup d'observateurs, régime?
stupéfait par cette tentative du groupe militaire, C’est certain, en particulier parce que les changements
très éloignée de la tradition de l’armée turque dans l’institution militaire reflètent ceux de la société.
qui, dans l’histoire, a davantage fait pression de On a vu aussi émerger d’autres forces de sécurité,
manière subtile et politique qu’elle n’est sortie des comme la police, qui concurrence désormais l’armée
casernes (lire ici notre précédent article) ? au niveau des moyens et des prérogatives qui lui sont
Cela ressemble quand même à une opération attribués, et lui a largement fait contrepoids depuis
suicide, qui a dérapé très vite. Ces militaires sont 2007. L’armée n’a plus la place qu’elle avait en 1998.
complètement coupés des évolutions de la société Son crédit au sein de la population est largement
turque, qui ont pensé que l’armée allait réagir en entamé.
bloc et les suivre. Il y a une erreur d’analyse Par ailleurs, ce sont surtout l’armée de l’air et la
considérable, qui a conduit ensuite à des opérations gendarmerie qui ont pris part au coup d’État, et
quasi désespérées. À partir du moment où le chef de la non l’armée de terre, qui constitue pourtant 60% des
première armée ne suivait pas, pas plus que l’armée de effectifs.
terre, c’était voué à l’échec. Il y a eu un aveuglement
initial que le groupe a payé très cher, et qui peut L’expression de l’affaiblissement de l’institution, et
expliquer cette dérive suicidaire. l’exacerbation des dynamiques et des contradictions
internes qui sont à l’œuvre au sein de l’armée,
Que pensez-vous du “timing” de cette tentative, expliquent comment la tentative de coup d’État a pu
juste après le ramadan, alors que l’on sentait se produire, et échouer.
grandir la campagne d’Erdogan pour un
référendum en faveur d’un changement de N’assiste-t-on pas, d’une certaine manière, à
constitution qui lui permettrait d’instaurer un la marginalisation symbolique et définitive des
régime présidentiel ? élites kémalistes, y compris au sein de l’armée,
symbolisée ces 15 dernières années par l’incapacité
Il y a plutôt deux échelles de temps. La première est du parti CHP à organiser une véritable compétition
assez large : l’événement intervient avant la grande politique en Turquie, face à l’AKP devenu
purge qui était déjà annoncée pour début août, lors du omniprésent ?

2/4
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
3

Il faut nuancer : pendant la nuit du putsch, le CHP Votre parole optimiste contrebalance tout ce que
s’est rangé du côté de l’AKP et a pris position très l’on observe depuis vendredi. Erdogan lui-même
vite. Même s’il y avait au sein des putschistes des évoque désormais la réinstauration de la peine de
composantes ultrakémalistes, elles ne sont pas entrées mort…
en résonance avec le CHP. Cela ouvre d’ailleurs peut- Je ne suis pas sûr qu’il aille beaucoup plus loin que
être un espace pour une réforme du fonctionnement du ce qui est à l’œuvre jusqu’à aujourd’hui, il n’en a
Parlement, qui soit plus concertée. pas besoin. Son pouvoir et sa position sont assurés.
Pour ce qui est de l’évolution de l’AKP en parti-État, Je pense, mais c’est là peut-être plus un souhait
assez semblable à ce que pouvait être le CHP dans qu’une pensée, que le sentiment de revanche n’est
les années 1940-1950, c’est effectivement le cas. À pas dorénavant la seule chose qui inspire sa stratégie
deux grandes différences près : l’AKP doit aujourd’hui politique.
compter avec le poids de l’institution policière, et celui À l’inverse, depuis les enquêtes du « 17-25 »
de la société civile. Celle-ci peut faire contrepoids, car décembre 2013 et les accusations de corruption
elle estime aujourd’hui que son sort n’est pas tributaire qui ont touché jusqu’à son fils, Erdogan a
de l’État, on l’a bien vu depuis les événements de Gezi réagi en multipliant les purges. 40 000 rien que
en 2013. dans la police, selon nos sources… (lire notre
Vous estimez donc qu’aujourd’hui, il subsiste enquête en deux volets, ici et là, sur le « régime
en Turquie des contre-pouvoirs suffisamment d’Erdogan », parue en avril). Une attitude qui
importants pour contraindre Erdogan à observer confine à l’absolutisme.
une certaine retenue dans son entreprise de Certes, mais il a agi ainsi dans un certain contexte,
répression et d’instauration d’un nouveau régime alors qu’il était menacé dans sa suprématie et son
présidentiel ? monopole, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. On peut
Pour être précis, je pense que ce frein ne peut venir que imaginer aujourd’hui qu’il comprendra qu’il n’est plus
de l’AKP elle-même, car les forces d’opposition ne nécessaire qu’il se durcisse.
peuvent jouer leur rôle dans le contexte d’unanimisme Et le meilleur exemple de cela sera le dossier
et de criminalisation de toute forme d’opposition tel kurde. Il y a une fenêtre qui s’ouvre, une nouvelle
qu’on l’observe actuellement. donne possible, car les militaires qui ont participé
En revanche, il est possible qu’au sein de l’AKP se au putsch étaient en pointe dans le durcissement
produise un sursaut, une intelligence politique qui face aux populations kurdes. Depuis samedi, ils sont
se saisisse de l’unanimité de la société civile et des complètement discrédités, et leur politique avec, ce qui
partis face aux putschistes pour peser en faveur d’une crée un vide complet à l’est, que n’exploitent pas les
détente. Maintenant qu’Erdogan a été “relégitimé”, partisans du PKK (guérilla kurde). Cette réserve ouvre
il n’a plus besoin d’être autoritaire. On peut donc la possibilité du processus de paix.
imaginer que son état de grâce actuel puisse se On se dirige donc peut-être vers un référendum, qui
transformer de manière positive. Mais cela ne pourra donnera le droit à Erdogan de modifier la Constitution
venir que de l’AKP. et d’instaurer un régime présidentiel. Mais jusqu’où
ira-t-il ? Il est donc trop tôt pour dire ce qu’il adviendra
de cette tentative ratée de coup d’État : nouveau
tournant autoritaire, ou possibilité d’une détente.

3/4
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
4

Directeur de la publication : Edwy Plenel Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Directeur éditorial : François Bonnet Courriel : contact@mediapart.fr
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS). Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007. Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Capital social : 28 501,20€. Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des simplifiée au capital de 28 501,20€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071. dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Gérard Cicurel, Laurent Mauduit, Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
Edwy Plenel (Président), Marie-Hélène Smiéjan, Thierry Wilhelm. Actionnaires directs et peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, Marie- à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa, Société des également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Amis de Mediapart. Paris.

4/4

Vous aimerez peut-être aussi