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1 Le pouvoir et la vie, tome III, Choisir, Compagnie 12, 2006, p. 495-496. http://www.ina.fr/video/
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depuis Deng Xiaoping d’une présidence limitée à dix ans. C’est aussi devenu la
regrettable habitude de la plupart des dirigeants africains. Mais dans les
démocraties libérales, c’est interdit !
Cela ressemble parfois à de l’ingratitude. Churchill en fait les frais dès
juillet 1945, juste un mois après une victoire dont il avait été l’artisan ; de même
pour De Gaulle, à deux reprises, en 1946, puis, à nouveau, en 1969. Une fois que
les sauveurs ont sauvé, à quoi peuvent-ils encore servir ? C’est cela la démocratie :
ni le salut public ni le service public ne confèrent aucun droit de propriété. Le
prince démocratique est un petit locataire d’une majesté inlocalisable.
On ne doit pourtant pas confondre cette expérience fondamentale avec le
dégagisme, qui consiste à vouloir sortir les sortants … simplement pour prendre
leur place* . La première est un principe démocratique ; le second est une tactique
démagogique, au demeurant peu judicieuse, puisque le « dégagiste » finira
toujours par être lui-même dégagé. Entre les deux, la différence tient au respect
d’une procédure : la reddition des comptes. Il ne s’agit pas simplement de la
vérification d’un budget, mais d’une évaluation des motifs et/ou intentions d’une
décision et des résultats d’une politique. La reddition des comptes, c’est le retour
sur les promesses des élections (ce pourquoi elles ne doivent pas être outrancières)
; c’est la levée du secret des négociations et des actions (ce pourquoi elles ne
doivent pas être inavouables) ; c’est l’évaluation de la valeur des décisions (ce
pourquoi elles doivent toujours être en rapport avec « l’utilité publique ») : c’est
donc un moment de vérité que l’on devrait vénérer, alors qu’on a tendance à le
négliger ! Car dans le flux de l’actualité, on préfère le contrôle continu au contrôle
terminal ; on favorise la facile indignation en temps réel au difficile jugement avec
recul ; on goûte les protestations locales plutôt que les évaluations générales.
C’est la raison pour laquelle, la reddition des comptes est aujourd’hui le point
faible de la démocratie, sur lequel elle est encore immature et, sans aucun doute,
« peut mieux faire ». Nous n’avons pas encore inventé les modalités judicieuses
d’une reddition de compte efficace. Comment la concevoir ?
La métaphysique comptable
* C’est Poujade en janvier 1956 : « Sortez les sortants ! Pas un ministre, pas un président du
Conseil, de la droite, de la gauche, les rouges, les blancs, les verts : on a tout foutu dans le même
sac et on a dit au pays : ce sont des salauds ! Le meilleur ne vaut rien ! N’allez pas discuter, s’il est
à droite ou s’il est à gauche, foutez-moi tout ça … et on triera après ». Voir aussi, Jean-Luc
Mélenchon, Qu’ils s’en aillent tous ! Flammarion, 2012.
3
3 Cf. Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures, Gallimard, 2007 : « L’invention, vers 620 avant
notre ère, de la monnaie frappée puis sa naissance […] sous Crésus sont contemporaines de Thalès
de Milet (625 ?-545 ? avant notre ère) […]. Les débuts de la mathématique, de la philosophie
grecque et de la monnaie frappée ont en commun leur lieu d’origine, l’Ionie et leur date. Il ne faut
donc pas exclure que des savants, Thalès, Pythagore (avant de quitter Samos ?), et surtout leurs
élèves respectifs, aient pu jouer quelque rôle dans l’établissement de la monnaie et dans le décor
géométrique de leur revers, qui construisaient les figures selon des procédures rationnelles pour les
voir et y voir des nombres, pour réfléchir à leurs propriétés » (p. 277).
4
Histoires, I, 32). Les morales de cette histoire nous rappellent 1) que la philosophie
peut sauver la vie, 2) que l’argent (ou l’or) ne fait pas tout le bonheur, mais
surtout 3) qu’il faut attendre la fin de l’exercice comptable pour établir le bilan
exact d’une existence.
La leçon est reprise par la théologie monothéiste avec deux ajouts : d’abord,
à l’origine de l’harmonie du monde, il y a un grand Géomètre, Créateur de tout et
qui « a tout réglé avec mesure, nombre, poids » (Sg XI, 20) ; ensuite ce Créateur
est aussi le Grand Trésorier Payeur Général veillant scrupuleusement à l’économie
du salut sous toutes ses formes4. Comme le dit Saint Paul (Rm, 14, 12) : « Ainsi
chacun de nous rendra des comptes pour lui-même ». Ce qui inscrit aussi cette
vision dans une temporalité dramatique nouvelle, puisqu’elle annonce le moment
de la clôture générale des comptes, à savoir le jugement dernier. Et ce moment
terrible sera d’autant plus critique, qu’il ne s’agira plus seulement de présenter
des comptes à l’équilibre, mais, ainsi qu’y invite la Parabole des talents (Mt, 25,
14-30 ; Lc, 19, 12-27), un compte de résultat positif. Pour être sauvé, Il faut
travailler beaucoup, bien faire, c’est-à-dire être bénéficiaire … ; sinon on aura
vécu en pure perte.
Dans ce contexte, est-il vraiment étonnant que celui qui a perfectionné la
technique comptable ait été un moine, qui plus est membre de l’ordre mendiant
des franciscains ? Luca Pacioli (1447-1517), à qui l’on doit, outre le premier exposé
systématique d’algèbre en Europe, l’invention de la comptabilité à partie double.
Elle permet au marchand d’avoir un reflet plus exact de l’état de ses actifs, en
intégrant des éléments « invisibles », tels que les crédits et les dettes. Comme
pour les péchés et les vertus, la reddition de comptes réguliers, exacts et sincères
exige de creuser au-delà des seules apparences*.
Certes, la plume du Grand livre reste toujours dans la main de Dieu, mais,
grâce à ces innovations, l’homme peut espérer mieux guider son action et, peut-
être, agir plus efficacement pour son salut. Le regard des autres hommes l’y aidera
puisque cette comptabilité moderne exige à la fois collectivité et publicité. Pour
qu’elle soit bien établie, il faut en effet trois acteurs : l’accountor (celui qui a des
comptes à rendre), l’accountee (celui à qui il faut rendre compte) et l’accountant
(celui qui établit les comptes et fait office de tiers de confiance). Le gouvernement
de la cité n’échappe pas à cette règle, même si le tiers de confiance est ici bien
plus difficile à trouver.
Responsabilité politique
Le peuple qui a assez de capacité pour se faire rendre compte de la gestion des
autres, n’est pas propre à gérer lui-même
Montesquieu, Esprit des Lois, II, 2.
4 Cf. Peter Brown, Le prix du salut. Les chrétiens, l’argent et l’au-delà en Occident (IIIe-VIIe
siècle), Belin, 2016.
* Ami de Léonard de Vinci, Luca Pacioli joue aussi un rôle décisif dans la théorisation de la
perspective en peinture. Pour qu’un tableau rende compte de la réalité, il ne suffit pas de la
refléter, il faut la construire selon des règles mathématiques.
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En politique, on voit bien qui doit rendre des comptes — le chef — et, assez
bien, à qui il doit les rendre. Ce peut être l’instance qui lui confère son autorité
— le « Ciel », les « Ancêtres », ou « Dieu », — devant qui un roi comme Louis XIV
disait se sentir profondément responsable « de ses peuples » —, ou encore le «
Peuple » lui-même, comme principe souverain. Ce peuvent aussi être les personnes
ou les groupes dont dépend le pouvoir du chef (notamment en matière fiscale),
c’est-à-dire les « Grands », la petite noblesse terrienne ou le vaste ensemble de ce
qu’on appelle en France le « tiers état ». Mais ce tiers-état, pas plus que les
autres, n’est « tiers de confiance ».
En fait, en matière politique, l’accountant désigne moins une personne que
le respect d’une procédure et de règles stables. Au fond, il s’agit du droit, qui est
la figure politique du tiers. Et c’est donc la construction de l’Etat de droit qui fait
naître la responsabilité politique.
Dans un livre important, paru en 2011, le politologue Francis Fukuyama
propose une analyse globale des Origines de l’ordre politique. Le programme est
ambitieux puisqu’il s’agit d’une fresque des grands modèles étatiques et de leur
« esprit », pour parler comme Montesquieu, des temps préhumains à la Révolution
française5 . Le titre de la traduction française — Le début de l’histoire — est un clin
d’œil astucieux au texte sur « la fin de l’histoire » qui a rendu Fukuyama
mondialement célèbre en 1989 quand il posait la démocratie et le capitalisme
comme horizon indépassable de notre temps. Arrivant au terme de son étude,
Fukuyama s’interroge sur l’émergence de la notion de responsabilité politique qu’il
perçoit, à juste titre, comme une caractéristique essentielle de la construction des
Etats modernes à partir du XVIe siècle6. Il identifie alors quatre scénarios
principaux, au sein de sociétés politiques européennes qui disposent, à la fin du
Moyen-Age, de composantes similaires : féodalisme, monarchie, assemblées. On
peut résumer ces scénarios de la manière suivante :
• Le premier modèle est celui d’une Responsabilité forte associée à un
Pouvoir faible. Il se déploie en Hongrie ou en Pologne, là où les aristocraties
réussissent à imposer des limites constitutionnelles (à travers, par exemple, la
Diète hongroise) au monarque. Celui-ci, affaibli par une puissante oligarchie
décentralisée, ne parvient ni à protéger la paysannerie contre les prétentions des
Grands ni à créer un appareil d’Etat susceptible de défendre le territoire.
• Deuxième modèle : celui d’une Responsabilité nulle associée à un Pouvoir
fort. La Russie en est le meilleur exemple : l’alliance du Tsar avec la noblesse,
petite et haute, qu’il domine, mais aussi avec le clergé, se fait au détriment des
paysans réduits à l’état de servage. Il y a donc bien une tradition russe durable
consistant à se débarrasser des pesanteurs de la responsabilité …et ce, jusqu’à nos
jours.
• Le troisième modèle réunit une Responsabilité(assez) faible et un Pouvoir
(assez) fort. Il s’agit de la monarchie absolue, qu’elle soit française ou espagnole.
C’est un type paradoxal, car en dépit de son absolutisme théorique, elle demeure,
dans la pratique, débitrice de comptes aussi bien à Dieu sur qui se fonde sa
souveraineté qu’aux Parlements ou Cortès qui sont la clé de prélèvements fiscaux
dont le besoin ne cesse de croître. Cette double responsabilité restreint son
5 The Origins of Political Order : From Prehuman Times to the French Revolution, New York, 2011 ;
tr. fr. Editions Saint-Simon, 2012.
7 Ibid.
8La République hollandaise et la Confédération helvétique peuvent être également citées comme
des réussites politiques alliant puissance et responsabilité.
* En 1295, pour faire face à ses difficultés financières, Edouard Ier réunit un « Parlement modèle »
composé des représentants des comtés, ordres et corps du royaume. Il sera chargé du «
consentement à l’impôt » et de la vérification de son utilisation. En son sein, la Chambre des
communes se distingue de la Chambre des Lords, et c’est elle qui va s’attacher à contrôler la
gestion et les nominations royales. Elle devient l’instance par excellence de la reddition des
comptes fondé sur le principe « pas de taxation sans représentation », même si, alors, la
représentation en question n’a rien de démocratique.
9 Spiderman (2002).
7
En démocratie, les magistrats sont tirés au sort, les charges sont soumises à
reddition de comptes et toutes les délibérations se font en commun.
Hérodote, Histoires, III, 80, 27-29
Le contrôle a posteriori était d’abord financier 11. Il était exercé à l’égard de tous les
magistrats par des auditeurs des comptes, les logistes, qui étaient tirés au sort parmi les citoyens et
pouvaient entamer des actions en détournement de fonds public, vénalité ou forfaiture. Mais les
stratèges comme tous les autres magistrats étaient aussi comptables de leur gestion au sens large
du terme. Chaque citoyen pouvait déposer une plainte, que ce soit pour des motifs publics ou
privés, contre un sortant devant la commission des Euthynes (redresseurs de comptes). Si la plainte
paraissait fondée, ils transmettaient alors aux magistrats compétents (les juges des dèmes ou les
thémosthètes) qui organisaient un procès. Ce contrôle permanent, scrupuleux, n’était pas toujours
bien intentionné. Bien souvent, il était un frein à la participation civique et parfois un obstacle à
l’action publique.
10 Francis Fukuyama, op. cit., p. 405 : « La liberté politique — c’est-à-dire la capacité des sociétés
à se gouverner elle-mêmes — ne dépend pas seulement du degré de mobilisation de la société
contre le pouvoir central […] ; elle dépend de la capacité d’action de l’Etat quand une action est
requise. La responsabilité ne fonctionne pas que dans un sens, de l’Etat devant la société. L’Etat ne
peut agir de manière cohérente que s’il existe un sens partagé du bien commun […] La stabilité d’un
système politique responsable dépend par conséquent de l’équilibre plus général entre l’Etat et la
société civile ».
11Voir Pierre Fröhlich, Les cités grecques et le contrôle des magistrats (IVe-Ie siècle av. JC),
Genève, Droz, 2004 ; « Remarques sur la reddition de comptes des stratèges athéniens », Dikè, vol.
3, 2000.
8
*C’est ce que l’on trouve dans la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen à deux reprises :
• Dans son préambule où il est dit que « Les Représentants du peuple français […] ont résolu
d’exposer […] les droits naturels […] de l’Homme afin que […] les actes du pouvoir législatif et ceux
du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution
politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur
des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au
bonheur de tous ». • Puis dans l’Article 15 : « La Société a le droit de demander compte à tout
agent public de son administration ».
14Comme le dit Olivier Beaud, la France a longtemps préféré résoudre ses conflits politiques par
des révolutions plutôt que par des procédures institutionnelles (« La responsabilité politique », in
Pouvoirs, n° 92, 2000). L’analyse de Popper est proche de celle d’Alain, mais sans cette dernière
confusion.
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« Ainsi qu’un corps qui aurait des yeux en toutes ses parties serait
monstrueux, de même un Etat le serait-il si tous les sujets étaient savants. On y
verrait aussi peu d’obéissance que l’orgueil et la présomption y seraient ordinaires.
Le commerce des lettres bannirait absolument celui de la marchandise qui comble
les Etats de richesses. Il ruinerait l’agriculture, vraie mère nourrice des peuples, et
il déserterait en peu de temps la pépinière des soldats qui s’élève plutôt dans la
rudesse de l’ignorance que dans la politesse des sciences. Enfin, il remplirait la
France de chicaneurs, plus propres à ruiner les familles particulières et à troubler
le repos public qu’à procurer aucun bien aux Etats. Si les lettres étaient profanées
à toutes sortes d’esprit, on verrait plus de gens capables de former des doutes que
de les résoudre et beaucoup seraient plus propres à s’opposer aux vérités qu’à les
défendre ».15
15 Testament politique, présenté par Françoise Hildesheimer, Honoré Champion, 2012, p. 135.
10
16 Cf. Ulrich Beck, La société du risque, trad. Aubier, 2001, p. 399 : « A la différence de toutes les
époques qui l’ont précédée, la société du risque se caractérise avant tout par un manque :
l’impossibilité d’imputer les situations de menaces à des causes externes »
17Cf. Olivier Beaud et J.-M. Blanquer (dir.), La responsabilité des gouvernants, Descartes & Cie,
1999 ; ainsi que le numéro de Pouvoirs, n°92, 2000.
11
Censeurs et éphores ?
Les Censeurs. — Dans la Rome républicaine, la fonction principale des censeurs était de
recenser. Tous les cinq ans, les citoyens romains étaient classés par niveau de fortune (cens). Mais
ce recensement n’était pas que quantitatif, il était aussi qualitatif, car les censeurs jouaient le rôle
de juges de moralité (cura morum) qui pouvaient flétrir publiquement, et sans recours, la
réputation d’une personne (nota censoria). Ils avaient également le pouvoir de destituer un
sénateur et devaient veiller à la bonne collecte des impôts ainsi qu’à la régularité des « marchés
publics ». Cette opération de comptage se terminait par un rituel de purification, le lustrum,
symbolisant la régénération de la Cité tous les cinq ans.
Les Ephores. — Le terme signifie « surveillants ». Il désignait dans la Sparte antique un
directoire de cinq magistrats annuels élus, chargé du gouvernement, mais aussi du contrôle général
de la cité.