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Linx

L'écriture à sa place
Jacques Anis

Citer ce document / Cite this document :

Anis Jacques. L'écriture à sa place. In: Linx, n°28, 1993. Sans thème. pp. 53-67;

doi : https://doi.org/10.3406/linx.1993.1260

https://www.persee.fr/doc/linx_0246-8743_1993_num_28_1_1260

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Abstract
The debate on the primacy or secundarity of writing is entrenched in the opposition of nature vs culture.
This opposition is the background of an analysis of some features of written language. Then we come
to the core of the discussion on the basis of Vachek's works : we deal with the differentiation and
complementariness of written and spoken language, we mention the provocative hypothesis of the
primacy of writing, and finally we suggest that writing is an obligatory starting point for the development
of linguistic science. The end of the paper is dedicated to some guiding assumptions for research, such
as the social character of language, the centrality of writing for cognition, the influence of computer on
writing.

Résumé
The debate on the primacy or secundarity of writing is entrenched in the opposition of nature vs culture.
This opposition is the background of an analysis of some features of written language. Then we come
to the core of the discussion on the basis of Vachek's works : we deal with the differentiation and
complementariness of written and spoken language, we mention the provocative hypothesis of the
primacy of writing, and finally we suggest that writing is an obligatory starting point for the development
of linguistic science. The end of the paper is dedicated to some guiding assumptions for research, such
as the social character of language, the centrality of writing for cognition, the influence of computer on
writing.
L'écriture à sa place

Jacques ANIS
Paris X - Nanterre

ON sait que la linguistique de l'écrit est traversée par des


oppositions et des débats parfois vifs sur les concepts
fondamentaux. La "construction du graphème" m'a amené à
proposer un modèle autonomiste, contradictoire avec les positions de
l'école d'Ivry menée par N. Catach, qui met l'accent sur l'ancrage de la
graphie dans la phoniel. Le présent article ne s'inscrit pas dans cette
polémique, mais plutôt dans la perspective du développement et de la
promotion d'une discipline dont la place est en voie d'être
redimensionnée. On peut considérer que les effets de l'occultation de
l'écrit par la vulgate structuraliste2 sont en voie de se résorber. Les
discussions menées par exemple dans le colloque organisé par Nina
Catach "Pour une théorie de la langue écrite" en 1986 témoignaient déjà
d'une "démarginalisation", notamment par la présence de linguistes
éminents comme R. Martin ou J. Rey-Debove. Le trop fameux débat de
la primauté ou de la secondante de l'écrit continue à fonctionner
cependant comme obstacle épistémologique, ce qui suffit à en justifier
la reprise. J'essayerai de montrer d'abord ce qui sous-tend le débat, à
savoir l'opposition nature-culture. Dans un second temps, je
développerai la discussion, en m'appuyant largement sur les
propositions de Josef Vachek (dont un volume a repris - en 1989, cf.
biblio. - les principaux articles). Enfin je terminerai par des

1 Voir notamment Anis 1981, 1983, 1984, 1988a et b; Catach 1988; Pellat 1988.
2 Chiss et Puech (1988) ont montré la complexité et la richesse des positions
saussuriennes sur l'écriture. Rappelons entre autres les formules du CLG
(p. 26) : "La question de l'appareil vocal est[...] secondaire dans le problème du
langage." et "... ce n'est pas le langage parlé qui est naturel à l'homme, mais la
faculté de constituer une langue, c'est-à-dire un système de signes distincts
correspondant à des idées distinctes."

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Jacques Anis

"propositions" qui se veulent hypothèses de travail et programme de


recherche.
rprhprrhp.

Écriture, nature, culture, histoire

II me semble qu'une bonne partie des arguments sur la primauté


de l'oral repose sur la thématique souterraine de la naturalité. La faculté
de langage s'enracinerait dans la nature humaine - pour employer une
terminologie philosophique un peu démodée - ou dans le bagage
génétique - si l'on adopte une perspective plus scientiste - sous la forme
de l'oralité. La parole est du côté de la nature, l'écriture du côté de la
culture; l'oral renvoie aux origines immémoriales, l'écrit à l'histoire;
parler est un comportement spontané et brut, écrire un artifice, un art,
une technique.

L'écriture est inventée


Si la recherche des origines du langage conduit à des apories, il est
en revanche possible de dater - évidemment avec une précision variable
- l'apparition des systèmes d'écriture. R. Martin écrit à ce sujet :
II est vrai que le code graphique se crée de toutes
pièces, consciemment, comme un artefact. Certes, il
est aussi difficile, historiquement, de remonter aux
premiers systèmes d'écriture et à leur génération
qu'aux balbutiements des langues originelles. Mais
l'antériorité du code oral est tout de même assurée
dans les langues naturelles. Le code graphique est
une création seconde; certains peuvent même être
datés avec précision : ainsi le syllabaire du cherokee,
inventé en 1821 par Sequoya. On dote une langue
d'un alphabet, d'un syllabaire, d'un système
idéographique, soit que l'on adopte un système
existant, soit que l'on en crée un nouveau. L'artifice
est patent. (Martin 1988:58)

L'écriture est une technique


Écrire est une activité qui demande un équipement minimum : si
la main seule à la rigueur peut suffire, il faut au moins un support et - si
l'on n'a pas recours à l'incision - une substance colorée. L'histoire des
écritures s'insère dans l'histoire des techniques. Marcel Cohen écrit à ce
sujet :

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L'écriture à sa place

L'écriture suppose un matériel : l'instrument pour


écrire, l'encre lorsqu'il ne s'agit pas de gravure, et
surtout la chose sur quoi écrire. Elle se trouve ainsi
liée à toutes sortes de techniques industrielles.

L'histoire de l'écriture est donc liée, naturellement, à


celle de l'ensemble de l'industrie. (1958:3)
Cette formule conclusive prend évidemment tout son relief
quelque trente ans après, dans le contexte du développement de
l'informatique! Remarquons cependant que le développement des
techniques de conservation et de reproduction sonore de la fin du XIX°
siècle à nos jours (du gramophone au disque laser, du téléphone à la
télévision haute-définition) a fait entrer pleinement la langue parlée dans
l'univers technique.

L'apprentissage de récriture et sa normalisation sont institutionnels


La naturalité de la langue parlée et l'artificialité de la langue écrite
se manifesteraient aussi dans le contraste des modes d'apprentissage: la
langue orale s'apprend spontanément, au sein de la cellule sociale
considérée comme la plus proche de la nature; la famille;
l'apprentissage de l'écriture est tardif, il a lieu alors que les enfants
possèdent déjà une relative maîtrise de l'oral; il est explicite; il se
déroule en règle générale à l'extérieur de la famille, dans l'institution
scolaire1 .
Plus généralement, alors que les normes de l'oral passent
essentiellement par une régulation inconsciente, celles de l'écrit sont
explicitées par l'intervention d'institutions étatiques et para-étatiques,
non seulement l'école - chargée de transmettre l'héritage aux jeunes
générations -, mais aussi les administrations, l'Académie française et à
travers une masse d'écrits sur l'écrit (du dictionnaire au code
typographique, en passant par la grammaire). Les réformes
orthographiques avortées ou menées à terme témoignent de ce statut.
Enfin si, au cours des siècles, l'écriture s'est démocratisée, cessant d'être
l'exclusivité d'une caste ou d'une élite de scribes et de lettrés, les
compétences scripturales restent très inégales et l'écrit destiné à une
diffusion publique implique en règle générale l'intervention de
professionnels.

1 La préparation à l'entrée dans le monde de l'écrit par imprégnation et


appropriation fonctionnelle à l'école maternelle et les méthodes dites naturelles
tentent de rapprocher l'apprentissage de la langue écrite de celui de la langue
parlée. On a suggéré que le recours à l'ordinateur permettait d'avancer dans ce
sens (cf. Cohen, Rachel (éd.), 1987).

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L'écriture et la langue parlée n'ont pas le même rapport à l'histoire


La diffusion des écritures ne correspond pas aux aires
linguistique, car l'écriture est intégrée aux grands mouvements
historiques. Cohen observe :
Si l'on envisage les grands ensembles de types
d'écriture alphabétique, on voit que la carte des
écritures coïncide non avec celle des familles de
langues, mais avec celles de nappes de civilisation,
telles qu'elles ont reçu leurs contours surtout avec
l'expansion des grandes religions et la propagation
de leurs livres sacrés. (419)
A l'époque contemporaine, l'adoption de l'alphabet latin par les
Roumains - qui, ce qui peut paraître paradoxal, avaient utilisé pendant
des siècles l'alphabet cyrillique -, décidée en 1860, est évidemment
l'expression d'une revendication nationale; exemple plus connu : la
substitution de l'alphabet latin à récriture arabe pour le turc, marquant
la volonté de modernisme et de laïcité du mouvement nationaliste
d'Ataturk.
En conséquence, on devrait sans doute relativiser historiquement
le point de vue quelque peu téléologique - et pour le moins
ethnocentriste - de Gelb, qui, dans un paragraphe intitulé "L'alphabet
conquiert le monde", (1973:204-210) écrit :
Le développement d'un alphabet grec complet,
exprimant les sons isolables de la langue au moyen
de signes, de voyelles et de consonnes, est la
dernière étape de l'histoire de l'écriture. [...]
L'emploi des signes de voyelles et l'articulation
conséquente de l'écriture en un alphabet revint, avec
le temps, des Grecs aux cultures sémitiques,
remboursant ainsi la dette première. Et c'est cet
alphabet qui, par la suite, fit le tour du monde.[...] En
vérité, si nous mettons de côté les divers avant-
courriers de l'écriture disséminés à travers le monde,
le petit groupe d'écritures qui a découlé en Asie
orientale du système chinois, et les systèmes
essentiellement syllabiques introduits à époque
récente dans des sociétés primitives [...], il n'y a
aujourd'hui en usage qu'un système d'écriture, et
c'est l'alphabet dont l'origine est chez les peuples
sémitiques et chez les Grecs. (205)
On constate en effet que les systèmes d'écriture sont imposés aux
langues par les hasards de l'histoire, parfois par la violence des
invasions et colonisations (cf. le refoulement des écritures autochtones
en Afrique évoqué par Battestini, 1988). L'écriture paraît ainsi coupée de

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L'écriture à sa place

racines linguistiques et sa nature translinguistique pourrait fournir un


argument aux phonocentristes pour l'exclure du champ de notre
discipline. À l'heure actuelle, des langues n'ayant entre elles ni relations
génétiques ni ressemblances structurales s'écrivent en caractères latins.
D'autre part, ces caractères ont traversé les siècles avec peu de
modifications; nos capitales sont encore celles de la colonne Trajane.
Cohen note :
Si on a pourtant ajouté à l'alphabet latin des signes
nouveaux, à savoir (avec des valeurs différentes
selon les langues) /, v, w, c'est en utilisant les
variantes graphiques qui s'étaient introduites dans le
tracé sous la main des scribes. (424)
De fait, les écritures ont en règle générale évité la création de
nouveaux signes par l'adjonction de diacritiques (accents, cédille, tilde).
Cette permanence semble traduire une sacralisation du signe graphique;
on peut aussi l'expliquer par l'intégration de la lettre parmi les
archétypes cognitwo-culturels. On en arrive à la situation paradoxale
suivante : la langue écrite, dont la relation avec l'histoire semblait la plus
directe, évolue plus lentement que la langue parlée.

Primauté ou secondante

A travers certains aspects évoqués dans le paragraphe précédent,


ont été effleurés quelques-uns des arguments de la tradition
phonocentriste pour disqualifier l'écriture. Antériorité tant au niveau
phylogénétique qu'au niveau ontogénétique de la langue parlée.
Universalité de l'oral, non-universalité de l'écrit.

Différenciation et complémentarité de l'écrit et de l'oral


Josef Vachek a répondu magistralement à ces arguments : on peut
citer notamment ce passage de l'article fondateur "Zum Problem der
geschriebenen Sprache" (1939)

Da kann man nun sicher night leugnen, dafî die


ersten Schriftaufierungen einer Sprachgemeinschaft
von den SprechauGerungen ausgehen und dafi die
Schriftnorm eine blofie Transposition der
Sprechnorm darstellen will. [...] Wir môchten
zugeben dafi in einer solchen Phase die Schriftnorm
als sekundâres Zeichensystem betrachtet werden
mufi, da jeder von den Bestandteilen dieses System
ein Zeichen fur ein Zeichen darstellt - mit anderen

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Jacques Anis

Worten, das ganze sekundàre Zeichensystem


spiegelt nicht das System der Dinge wider, sondern
nur das primâre Zeichensystem (in diesem Falle die
Sprechnorm), und erst von diesem gibt es einen
geraden Weg zum System der Dinge. Aber die
spezifische Funktion der Schriftaufierungen erzwingt
sich in jeder Sprachgemeinschaft sehr bald (die)
Autonomie der Schriftnorm [...]. Und sobald dies
geschehen ist, nimmt die Schriftnorm im System der
sprachlichen Werte eine neue Stellung ein : aus
einem sekundàren wird ein primares Zeichensystem,
dafi heifit von nun an stellen Bestandteile der
Schriftnorm nicht Zeichen von Zeichen, sondern von
Dingendar. (1939:102)
[II sera à coup sûr impossible de nier que les
premières manifestations scripturaires d'une
communauté linguistique procèdent des
manifestations locutoires et que la norme
scripturaire ne vise qu'à transposer la norme
locutoire. [...] Nous voudrions ajouter qu'au cours
d'une telle phase la norme scripturaire doit être
regardée comme un système secondaire de signes,
chacun des éléments constituants de ce système
mettant en œuvre un signe face à un signe; en
d'autres termes le système secondaire, pris dans son
ensemble, reflète, non le système des choses, mais
seulement le système primaire de signes (en
l'occurrence la norme locutoire), ce système seul
faisant office de médiateur direct pour le système
des choses. Mais la fonction spécifique des
manifestations scripturaires ne tarde pas à
revendiquer [1'] autonomie de la norme scripturaire
[...]. Et dès que cela s'est produit, la norme
scripturaire occupe dans le système des valeurs
linguistiques une position nouvelle : on passe d'un
système secondaire de signes à un système primaire,
autrement dit les éléments constituants de la norme
scripturaire cessent désormais de mettre en œuvre
des signes de signes, ils représentent des signes de
choses, (tr. fr. de Caussat, 20-21)
Dans la perspective pragoise, la dualité des normes est
déterminée par une dualité fonctionnelle. Nous pouvons reprendre ici la
formulation de 1959 (reprise in 1973:15-16), d'une tonalité quelque peu
behavioriste, où la norme locutoire est ainsi définie :
The spoken norm of language is a system of
phonically manifestable language elements whose

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L 'écriture à sa place

function is to react to a given stimulus (which, as a


rule, is an urgent one) in a dynamic way, i.e. in a
ready and immediate manner, duly expressing not
only the purely communicative but also the
emotional aspect of the approach of the reacting
language user.
[La norme locutoire est un système d'éléments
linguistiques manifestables phoniquement dont la
fonction est de réagir à un stimulus donné (lequel en
règle générale est urgent) d'une manière dynamique,
c'est-à-dire d'une manière prompte et immédiate, en
exprimant non seulement l'aspect purement
communicationnel mais aussi l'aspect émotionnel de
l'attitude de l'usager du langage qui réagit.]
alors que la norme scripturaire est, contrastivement, caractérisée en ces
termes :
The written norm of language is a system of
graphically manifestable language elements whose
function is to react to a given stimulus (which, as a
rule, is not an urgent one) in a static way, i.e. in a
preservable manner, concentrating particularly on
the purely communicative aspect of the approach of
the reacting language user.
[La norme scripturaire est un système d'éléments
linguistiques manifestables graphiquement dont la
fonction est de réagir à un stimulus donné (lequel en
règle générale n'est pas urgent) d'une manière
statique, c'est-à-dire durable, en se concentrant
particulièrement sur l'aspect purement
communicationnel de l'attitude de l'usager du
langage qui réagit]
En quels termes alors poser les relations entre écrit et oral? En
termes de différenciation et de complémentarité fonctionnelles. En effet :
the written norm usually caters for higher, that is
more specialized, cultural and civilizational needs of
the language community that its spoken counterpart
- admittedly, it is the written utterances that are
primarily resorted to both by literature and by
research work, as well as by state administration.
Even if modern techniques, with radio, television
and tape-recording, have enabled the spoken norm
to participate in these functions, it can hardly be
doubted that the major part of work is still played
(and probably will always be played) by means

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Jacques Anis

supplied by the written norm, if for no other reason


for its documentary capacity. (1987b:198-199)
[la norme écrite sert en général des besoins plus
spécialisés, culturels et de civilisation, que sa
contrepartie parlée - il est reconnu que ce sont les
énoncés écrits auquels font appel prioritairement la
littérature et radministration étatique. Même si les
techniques modernes, avec la radio, la télévision et le
magnétophone, ont permis à la norme parlée de
participer à ces fonctions, il est difficile de contester
que la plus grande partie du travail est encore
accomplie (et probablement sera toujours accomplie)
par des moyens que fournit la norme écrite, ne
serait-ce qu'en raison de ses capacités
documentaires.]
On peut considérer que les sociétés sans écriture "have not yet
utilized the inherent functional capacity of language to the full" ["n'ont
pas encore utilisé pleinement le potentiel fonctionnel inhérent de la
langue."]

La primauté de l'écrit?
Pourquoi ne pas évoquer à ce stade la thèse polémique de la
primauté de l'écrit avancée par Fred W. Householder (cf. Vachek, 1974)?
On peut avec Householder imaginer le cas où un sujet accède à une
langue par le canal de l'écrit : sans reprendre à notre compte l'évocation
du cas mythique de Tarzan, notons que certains locuteurs sont capables
de lire dans une langue étrangère sans la parler ni la comprendre à
l'oral. Les langues mortes que nous pratiquons se voient affecter une
prononciation qui restera toujours conventionnelle, même si elle cherche
plus ou moins la vraisemblance historique - comme la prononciation
dite restituée du latin (cf. les observations malicieuses de M. Arrivé,
1983). D'autre part, Householder évoque aussi le fait que si l'on veut
définir des règles de correspondance grapho-phoniques, il est bien plus
efficace de le faire de la forme orthographique vers la forme
phonologique. Il rejoint en ce sens, malgré des différences, le point de
vue développé par Chomsky, pour qui l'orthographe constituerait une
représentation lexicale profonde* . Sur un autre plan, celui de la
diachronie, on peut voir l'écrit modeler l'oral à son image : c'est ce que
les Anglo-Saxons appellent spelling pronunciation, phénomène que
Saussure évoquait en termes apocalyptiques. La prononciation
historique de Bruxelles ou Auxerre, [brysel] ou [oser] cède la place à

1 cf. Chomsky (1970) pour un développement de cette thèse.

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L'écriture à sa place

[bryksel] ou [okser]. Plus généralement, la réactualisation des consonnes


finales amuïes au cours de l'évolution phonologique de notre langue est
déterminée en grande partie par leur persistance orthographique. Le cas
du /r/ implosif, disparu au Moyen Âge et rétabli à l'âge classique
(notamment à la finale, comme dans mourir) est un exemple bien connu.
La même direction de l'écrit vers l'oral s'exprime dans la néologie
savante : le vocabulaire est issu de langues qu'on ne connaît plus que
sous leur face graphique. L'antériorité chronologique et surtout logique
de l'écrit se manifeste dans le phénomène des sigles : leur prononciation
est définie à partir de la forme graphique réduite aux initiales de mots,
indépendamment de la valeur phonographique qui leur était assignée
dans le syntagme non réduit. La même rupture se manifeste dans les
deux procédés d'oralisation : l'épellement1 ou la reconstruction de
correspondances phonographiques, éventuellement accompagnée d'une
remotivation : CEE [seœœ] vs FAUST [Fost].
La tendance à la primauté de l'écrit se manifeste également dans
le développement ontogénétique : on peut, avec le psycholinguiste
Perfetti (1987), considérer qu'un nombre significatif de lettrés atteignent
un stade dans lequel l'écrit prend le rôle prédominant, Yhyperliteracy : la
langue parlée acquiert alors la décontextualisation qui s'attachait
d'abord seulement à l'écrit. On peut remarquer aussi que pour beaucoup
d'entre nous, la mémorisation ne peut se passer du médium scriptural.
D'autre part, dans certaines situations de communication, l'épellement
est un procédé qui surmonte le bruit, comme au téléphone, où on peut
associer le nom de la lettre à la mention annexe "comme <prénom>" (ex.
"N comme Nicolas").

L'écriture est nécessaire à la science de la langue


Sur un autre plan, on doit mettre en évidence le rôle de l'écriture
dans les sciences du langage. Comme presque toutes les formes
d'expression culturelle, la linguistique utilise l'écrit comme médium
privilégié; comme science, elle fait appel à des langages formels, qui ont
pour spécificité d'être écrits avant d'être oraux (arithmétique, algèbre,
logique, etc.). Mario Vegetti, étudiant les "dynamiques de l'écriture"
chez Platon, écrit
... la définition du modèle scriptural a pris
définitivement forme en tant qu'infrastructure
théorique d'une episteme analytique et combinatoire :
invariance des éléments premiers, possibilité d'y
ramener les composés, règles de dérivation des
composés des éléments. (1988:394)

Voir notamment "Spelling as an important linguistic concept" (1987a).

61
Jacques Ants

Ce modèle est fondateur de la science. Non seulement en effet,


comme l'écrit Granger
... il semble bien que, pour le discours scientifique,
ce soit la représentation écrite qui domine, en ce sens
qu'elle est la seule qui fournisse à l'esprit humain les
conditions psychologiques d'un travail conceptuel tel
que l'exige la science... (1979:27)
mais, plus fondamentalement,
[l]'évolution vers une Charactéristique, et vers une
Charactéristique graphique, est donc bien le trait
dominant de la constitution des symbolismes
scientifiques {ibid.: 42).
Granger évoque les exemples de la chimie, des numérations
écrites et de l'algèbre. Cette tendance s'est spécialement illustrée dans les
dernières années : pour ne citer que deux exemples très éloignés, les
recherches de la génétique se sont exprimées dans le symbolisme d'un
code graphique, alors que la psychanalyse lacanienne se plaçait sous le
signe de la lettrel •
Dans les travaux de Douglas Hofstadter, un des esprits les plus
subtils de notre temps, la métaphore graphique ou, plus spécifiquement,
typographique est sans cesse convoquée pour aider à penser le
formalisme mathématique ou les apories de l'intelligence artificielle.
Ainsi, dans un article consacré à la cognition (1982), écrit-il:
Le problème de l'intelligence, tel que je l'entends, est
problème d'appréhension, d'intelligence du caractère
fluide des catégories mentales, d'intelligence des
noyaux invariants de percepts, telles la figure de
votre mère, d'intelligence des limites étonnamment
fuyantes et pourtant bien marquées de concepts tels
que celui de "chaise" et que la lettre "a",
et il en arrive à l'énoncé suivant :
Le problème de l'I.A. tient en ces termes : Que sont
"i" et "a"? (27)
Mais revenons à la linguistique. Évoquant la rupture entre
grammaire et linguistique, J.-Cl. Milner écrit :
La science dont il s'agit est bien la science moderne,
celle qui, à la suite de Galilée, substitue à l'objet, des
lettres et des symboles sur quoi elle raisonne. Que
cela soit possible pour une langue quelconque, on ne

1 On peut citer l'ouvrage de Serge Leclaire, Psychanalyser. Un essai sur l'ordre de


l'inconscient dans la pratique de la lettre, Seuil, Paris, 1968, dans lequel l'objet du
désir est vu comme une lettre écrite sur la page du corps.

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L'écriture à sa place

s'en est douté que très récemment : à vrai dire,


comme l'avait perçu Saussure dès son Mémoire de
1878, c'est la grammaire comparée qui est ici
décisive[...] ce qui est important, ce n'est pas qu'elle
détermine des successions historiques [...], mais
qu'elle puisse noter des formes, par définition non
observables, ayant fonction de matrice pour un
ensemble de formes observées: la racine
indoeuropéenne, combinée aux lois phonétiques, énonce
en n signes (en principe trois) une multiplicité de
lexemes possibles et chacun des signes qui l'épellent
symbolise une suite ouverte de correspondances
phonétiques. En bref, la grammaire comparée
consiste en l'écriture réglée d'un réel
structurant.(1978:31-33)
La linguistique, en tant qu'elle se réclame de la science, ne peut
donc éviter de recourir à l'écriture, mais, compte tenu de son objet
propre, elle est plus spécifiquement confrontée à celle-ci : non seulement
certaines données ne sont accessibles que sous la forme écrite - langues
mortes, états de langue passés -, mais même en synchronie, quand il
s'agit d'enregistrer, conserver et rendre accessibles des corpus, la
transcription est indispensable. La linguistique de l'oral ne peut
contourner ce problème et doit se donner des normes et des protocoles
scripturaux. Utilisation de la notation orthographique standard,
éventuellement modifiée pour rendre compte de variantes phonétiques
saillantes ou d'un alphabet phonétique - API ou autre -, transcription
large ou étroite, codage des éléments prosodiques, ces options filtrent
les données brutes et conditionnent le travail ultérieur (cf. Blanche-
Benveniste et Jeanjean 1987).
Plus fondamentalement encore, on pourrait dire que l'écriture
alphabétique constitue une proto-linguistique, elle a une fonction méta-
et épi-linguistique (cf. Martin 1988:58). Elle constitue en effet une
première modélisation de la langue, en objectivant les unités abstraites
que sont les phonèmes. En ce sens, ce n'est pas par hasard que Saussure
illustre par l'exemple de l'écriture la théorie de la valeur (165-167) pour
illustrer les thèmes de la relativité, de la différentialité et de
l'indifférence à la substance. Au-delà de la représentation des phonèmes,
l'espace inter-mots, premier signe de ponctuation, fait émerger un
nouveau concept. Si les concepts pré-linguistiques liés à l'écriture, à
savoir le mot et ultérieurement la phrase, ont fait l'objet de critiques de
la part de nombreux linguistes, il ne semble pas cependant qu'on puisse
s'en passer. L'alphabet est d'autre part à la fois un recueil de formes
archétypales - droit comme un i, un tournant en S, un té, faire le V de la
victoire - et un outil crucial dans YArs memoriae moderne. Par ailleurs les
lettres et les facteurs ponctuo-typographiques fournissent à la langue

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Jacques Anis

parlée de nombreuses métaphores métalinguistiques, dont certaines sont


devenues de véritables catachrèses. Il a appris le b a ba, il connaît cette
technique de a jusqu' à z; l'amour avec un grand a, un point c'est tout, je dis
cela entre guillemets, etc. On peut, comme l'a montré J. Authier-Revuz
(1979), "parler avec des signes de ponctuation". Enfin, on a même
suggéré que la notion de sens, avec l'abstraction et la
décontextualisation qu'elle implique, était liée à l'écrit (Perfetti 1987).

Propositions

1) La langue est une entité plus sociale que naturelle. Le cadre


socialisé de l'apprentissage de l'écrit, l'exploitation pour sa mise en
circulation de techniques de production, de diffusion et de réception ne
font que pousser un peu plus loin l'instrumentalisation de la langue, et
même son industrialisation (voir le développement des médias
audiovisuels et l'informatisation naissante de la parole).
2) Au stade évolué de l'écriture - tel que le décrit Vachekl -,
langue écrite et langue parlée sont reliées par des mécanismes de
transposition bi-directionnels, qui mettent en jeu non seulement des
facteurs linguistiques mais aussi des contraintes socio-linguistiques.
L'orthographe - que l'on définira avec le graphématicien pragois comme
le système des correspondances phonèmes-graphèmes - est un de ces
mécanismes. D'autre part, aussi bien l'écrit oralisé que l'oral transcrit
sont ancrés dans les pratiques sociales.
3) L'écriture est le mode d'existence visuel de la langue (Visible
language, pour reprendre le nom d'une illustre revue d'outre-
Atlantique), qui lui permet de se déployer dans le bi-dimensionnel et
virtuellement le multi-dimensionnel. Elle constitue une objectivation de
la langue, qui rend possible la conservation des énoncés, leur
modification consciente, à travers eux l'accumulation des savoirs, et
enfin la constitution de connaissances empiriques et scientifiques sur la
langue elle-même. En ce sens, et aussi parce qu'elle matérialise des états
mentaux dans l'espace physique, l'écriture est un lieu stratégique des
relations entre matière et pensée et se trouve à ce titre au centre des
recherches sur la cognition.
4) L'informatisation remet en cause ce que nous croyions savoir
sur l'écriture : la trace, la communication différée. Dématérialisé et
volatil, démultiplié et mobile, l'écrit se désacralise et devient un objet

1 Stade que N. Catach envisage aussi à sa manière, avec sa théorie de L prime


"TOUT LANGAGE L POURVU D'UN ORAL A ET D'UN SYSTEME
D'ECRITURE DÉVELOPPÉ B DEVIENT L', SUIVANTL'ÉQUATION A X B = L'
> L. " (1988:255)

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L'écriture à sa place

manipulable par tous, en direct, à l'état brut, sans filtrage préalable (cf.
Anis 1990). Si l'écriture y perd un peu du halo qui la nimbait, ses
pouvoirs se développent, sa dimension cosmopolitique et multi-
linguistique s'accroît, dès lors que s'instaure un code graphique de base
universel, capable de transcrire tous les systèmes symboliques.

Jacques ANIS
290, avenue d'Argenteuil
92600 ASNIERES

65
Jacques Anis

Références

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