Vous êtes sur la page 1sur 26

1

Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

Dissertation
30/10/2023

Sujet : Michel Décaudin et Daniel Leuwers écrivent dans une Histoire de la littérature
française, 1996 : « Le narrateur n’est nullement un héros omniscient ; lorsqu’il aperçoit pour
la premières fois les jeunes filles, c’est dans une sorte d’indistinction propice à des
suppositions plus qu’à une vérité établie […] Loin d’être le chantre de la connaissance, il
cristallise plutôt le mystère de l’inconnaissable qu’il essaie de décrypter et d’appréhender à
partir d’hypothèses et de signes[…] ». Vous direz dans quelle mesure vous partagez ou non
ce jugement à partir de votre lecture de « Combray ».

(Édition de référence : Du côté de chez Swann, édition Bernard Brun et Anne


Herschberg Pierrot, Garnier-Flammarion.)
2
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

Dans Du côté de chez Swann, qui s’ouvre sur « Combray »,


Marcel Proust a écrit le début de son œuvre principale, en même
temps qu’il rédigeait Le Temps retrouvé, qui en est la fin.
L’auteur serait donc censé être omniscient, même s’il ne comble
pas tous les blancs et tous les oublis de son œuvre : du début à la
fin, il devrait élucider sans coup férir les signes de la mondanité,
les signes de l’amour, les signes des impressions ou des qualités
sensibles, et enfin les signes de l’Art.
Or, du point de vue du narrateur de la Recherche du temps perdu,
il n’en est rien. Dès « Combray », le narrateur Marcel est
confronté aux signes indéchiffrables du « mystère de
l’inconnaissable », qu’il tente inlassablement d’élucider par des
hypothèses provisoires. Ainsi, les jeunes filles sont par
excellence les émettrices de signes obscurs et indistincts. Le
narrateur ne saurait-il pas, dès « Combray », que l’inconnaissable
de l’amour, indissociable de la mort, sera toujours irréductible à
une « vérité établie » qui aurait un caractère essentiel ?
Nous constaterons donc, dans « Combray », que les signes
mondains et les signes des impressions ou des qualités sensibles
laissent le narrateur, encore inconscient du rôle essentiel de l’Art,
en état d’insatisfaction chronique (I). Or, le narrateur a l’intuition
de lois générales dans les signes de l’amour, lois qui pourraient
tenir lieu de vérités (II). Néanmoins, l’inconnaissable de l’amour
invite le narrateur à devenir producteur de signes, et donc à se
faire lui-même auteur (III).
3
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

I) Dans « Combray », les signes mondains et les signes des


impressions ou des qualités sensibles laissent le narrateur,
encore inconscient du rôle essentiel de l’Art, en état
d’insatisfaction chronique.
Par le biais de ses initiateurs, le narrateur découvre indirectement
la vacuité des signes mondains. Les signes des impressions ou
des qualités sensibles semblent meilleurs, mais ils se
caractérisent par le hasard et l’inachèvement. Il reste les signes
de l’Art, mais le narrateur ignore qu’ils sont fondamentaux et
qu’ils transforment tous les autres.

1) La vacuité des signes mondains


Marcel est trop jeune pour aller dans le monde. C’est
indirectement, par Charles Swann, l’ingénieur Legrandin ou
l’Oncle Adolphe, qu’il commence à déchiffrer ce que ces
initiateurs lui font entrevoir de la vie mondaine.
En réalité, les visites de Swann, en soirée à Combray, gênent
Marcel, parce que celui-ci devra monter se mettre au lit de bonne
heure, si bien qu’il sera trop tard pour que sa mère vienne
l’embrasser.
Lors de ses visites, Swann cache sa vie mondaine et ses
compétences en matière d’art. Il se rend familier et un peu
ridicule en racontant ses petites misères, ce qui fait dire
cavalièrement à la tante Léonie : « On peut dire que vous êtes un
vrai type, monsieur Swann ! » (p. 113). Swann se dérobe aux
questions, ou encore il feint de dédaigner le grand monde
4
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

parisien et international, qu’il fréquente pourtant assidûment.


Cela donne lieu à des échanges comiques avec les grand’tantes,
qui font une compétition de sous-entendus pour remercier Swann
de ses cadeaux, parce qu’elles voient bien qu’il ne faut jamais
dire les choses de façon directe avec lui, qui est toujours fuyant.
Marcel finit par s’agacer du manque de franchise de Swann, qui
manie l’ironie, parle comme s’il utilisait des guillemets pour ne
rien prendre à son compte, n’ose pas avoir d’opinion personnelle,
préfère la précision des faits à la manie de faire des phrases.
Marcel identifie tout cela clairement comme les signes de la vie
mondaine.
A partir du Swann de sa jeunesse, qui construisit une certaine
image de lui dans sa famille, Marcel conclut que « notre
personnalité sociale est une création de la pensée des autres » (p.
115). La silhouette de Swann arrivant le soir dans le jardin avec
un panier de fruits, une ombre dont Marcel entend la voix qui
tient des propos anodins sonnant faux, exprime l’envers de la
comédie de la vie mondaine, laquelle est vide, sottise et oubli en
son fond, et bien que Swann soit un homme à l’esprit élevé.
Quant à Legrandin, pris de passion pour le ciel de la Beauce, il
est en réalité un snob déçu, qui attaque la noblesse mais qui évite
de donner au père de Marcel l’adresse de sa sœur mariée à un
gentilhomme bas-normand, par esprit de caste. Quand il sort de
la messe accompagné d’une dame du monde, Legrandin semble
ne pas voir la famille de Marcel.
5
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

Legrandin, qui vit le martyre d’un « saint Sébastien du


snobisme», dissimule mal sa blessure de n’être pas reçu chez les
Guermantes. Il se trahit malgré lui par les signes de son visage et
de sa voix, quand Marcel aborde la question des Guermantes.
(Cf. pp. 237-240)
Dans la suite de la Recherche du temps perdu, Marcel découvrira
le salon de Mme Verdurin, haut-lieu du snobisme parisien, milieu
faussement bohème à prétention artistique, qui mélange le monde
et le demi-monde, qui préfère à la parole l’émission de signes à
déchiffrer, et dont les membres finiront par s’agréger au monde
de l’aristocratie.
D’ailleurs, sans le savoir, Marcel accède indirectement au monde
snob des Verdurin, en rencontrant la Dame en rose, à savoir
Odette l’ex-courtisane de luxe devenue Mme Swann et mère de
Gilberte Swann, chez l’Oncle Adolphe dont elle est restée l’amie
intime. Cette énigmatique Dame, personnage transformiste saisie
à un moment de son ascension sociale inaugurée par la
galanterie, donne bien du fil à retordre au narrateur, à cause des
signes ambivalents qu’elle émet.
Marcel la prend d’abord pour une actrice, puis il s’étonne qu’elle
ait l’allure d’une dame aussi respectable, avant de l’identifier
comme une courtisane qui, à l’égal d’Aspasie et de Phryné,
mérite l’éloge d’incarner « un rêve de beauté sentimentale » qui
enchante la vie des hommes. (Cf. pp. 179-182)
Dans la théorie du temps du narrateur, la vie mondaine, qui est la
vie du temps qu’on perd, est la plus gourmande. Elle est le but
6
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

obsessionnel de toutes les classes sociales. Elle a le temps de la


festivité, à laquelle le narrateur rattache irrépressiblement les
aubépines, même si leur festivité féminine et mondaine a été
sublimée dans une festivité religieuse. Ainsi, de l’épine rose,
Marcel dit qu’elle avait, elle aussi, « une parure de fête » (p.
251).
Néanmoins, les aubépines, que Marcel érotise dans le paysage de
Gilberte, appartiennent aussi aux signes des impressions et des
qualités sensibles.

2) Le hasard et l’inachèvement, caractéristiques des


signes des impressions ou des qualités sensibles
Les signes des impressions ou des qualités sensibles procurent au
narrateur une forme d’extase qui l’envahit, et qui lui fait
pressentir une Essence. Nous pourrions parler d’« épiphanies»,
comme chez Gustave Flaubert ou James Joyce.
Par la mémoire involontaire que des sensations réactivent, le
narrateur devient l’Essence qui l’envahit. Cette Mémoire, proche
de celle de Bergson, est une forme de conscience universelle,
dans laquelle nous avons un point de vue doté d’une qualité
ultime (l’Essence artistique exprimable dans un style), et qui est
aussi mémoire artistique de l’humanité. Cette Mémoire qui
perçoit des images par le biais de nos perceptions, a davantage
comme modèle celui de la cinématographie que celui de la vision
en Dieu de Nicolas Malebranche.
7
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

Néanmoins, le narrateur reste tributaire du hasard pour de très


brefs instants d’éternité, dont il ne connaît pas la cause ultime.
Ainsi du thé et de la madeleine inattendus, servis par sa mère, et
qui ressuscitent ceux servis par sa tante Léonie, puis qui font
revivre tout Combray comme une Essence, à la manière de
l’origami japonais. (Cf. pp. 144-146)
Néanmoins, le narrateur attendra la fin de la Recherche, quand
l’auteur sera au seuil de la mort, pour découvrir que l’Essence de
Combray est une Essence artistique. C’est pourquoi les signes
des impressions ou des qualités sensibles laissent toujours un
goût d’inachèvement.
La figure de la mémoire involontaire est la métaphore. C’est une
boîte entrouverte, d’où s’échappe une Essence, qui est encore
engainée dans la matière. En revanche, dans l’imagination et le
rêve, l’Essence s’incarne dans un lieu abstrait. Sa figure
métonymique est alors celle des vases clos, et incommunicables
entre eux sans l’action transversale d’un tiers : « Un homme qui
dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des
années et des mondes. » Grâce à sa force vitale, il a acquis
l’habitude de choisir le bon moi pour son réveil, et non un autre.
(Cf. pp. 99-101)
Quant au lecteur de romans, il peut vivre mille vies de
personnages dans son imagination. Jamais le narrateur n’a été
aussi près de découvrir le rôle final des Essences artistiques, sous
la tente du jardin de Combray qui est comme son cabinet de
lecture, mais il préférera vivre sa vie et perdre son temps, pour
8
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

notre plus grand plaisir, et aussi pour le sien malgré ses regrets.
(Cf. pp. 188-192)
D’ailleurs, à l’inverse de Ruskin dans Sésame et les Lys, Proust
n’admet pas que la lecture soit une conversation avec un auteur
qui nous enrichit. Il pense plutôt que la lecture est une
réjouissance intellectuelle dans la solitude.

3) L’omniprésence des signes de l’Art, malgré


l’ignorance de leur fonction fondamentale
Bien que Marcel n’ait pas encore l’intuition du rôle déterminant
des Essences artistiques dans « Combray », l’Art est partout
présent, comme s’il était la réminiscence des signes d’une vie
précédente. Nous en avons de nombreux exemples.
Le dormeur est comme l’artiste, qui tient en cercle des vases clos
contenant chacun un moi différent. Le narrateur semble suggérer
qu’il revient des Enfers comme Orphée.
La Dame en rose, associée au monde du théâtre sur lequel règne
la Berma, est une artiste à sa façon, orfèvre en la matière qui
change les paroles impolies des hommes en un or serti de
diamants, en quelque chose de « tout à fait exquis ».
D’ailleurs, Mme Swann, qu’il ne connaît que par la rumeur,
comme l’Arlésienne de Bizet, sans savoir qu’elle est la Dame en
rose de l’Oncle Adolphe et la Dame en blanc du château de
Swann, inspire à Marcel par ouï-dire la même association
subjective que Swann avec la Zéphora de Botticelli. Marcel
souhaiterait que sa mère adopte le blond vénitien et le rouge à
9
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

lèvres de Mme Swann, qui ressemble tant à Zéphora.


Swann, chercheur d’associations subjectives avec des tableaux
censés transfigurer les êtres, sa vie et ses amours, suggère aussi à
Marcel que la fille de cuisine, auxiliaire de Françoise, ressemble
à la Charité de Giotto. Pourtant, le narrateur aura la révélation
finale que l’incarnation d’une Essence artistique ne consiste ni en
une association objective (elle n’est pas propre à l’objet), ni en
une association subjective (elle n’est pas propre au sujet).
Quant à Mlle Vinteuil, qui est une espèce particulière de sadique,
elle est une l’artiste du mal qui, paradoxalement, sauvegarde sa
vertu en jouant à la méchante, tant il est vrai que la perversion
peut avoir une fonction morale (aussi Jacques Lacan n’hésitera-t-
il pas à rapprocher Sade de Kant).

Il reste que, dans « Combray », le narrateur a une conception très


ouverte de l’Art. C’est pourquoi, à l’église de Saint-André-des-
Champs, Marcel aime retrouver les mêmes notions historiques,
transmises par une tradition orale et vivante, chez l’artiste
médiéval et chez Françoise, héritière de la paysanne médiévale.
(Cf. pp. 264-265).
Bien plus, le narrateur pressent que l’art de Bergotte cache, sous
son maniement classique de la langue et ses tournures
archaïques, une véritable révolution, de l’ordre de l’énonciation,
de la langue parlée, ce que Swann lui confirmera dans la suite de
la Recherche.
Dans « Combray », Marcel a conscience que Bergotte « donnait
10
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

un libre cours à ces effluves qui dans ses premiers ouvrages


restaient intérieurs à sa prose, décelés seulement alors par les
ondulations de la surface, plus douces peut-être encore, plus
harmonieuses quand elles étaient ainsi voilées et qu’on n’aurait
pu indiquer d’une manière précise où naissait, où expirait leur
murmure. » (p. 201) Dans le style de Bergotte, il y a quelque
chose de l’ordre de la parole.
Swann, qui a bien connu la famille de Bergotte, dira plus tard à
Marcel que le contenu de l’œuvre de Bergotte est pauvre, et qu’il
est sur le déclin, mais que Bergotte écrit génialement avec le
phonostyle étrange de sa famille : une façon de traîner sur
certains mots, une explosion de sonorités au bout de la phrase,
comme des cuivres phonétiques à la fin d’une ouverture qui ne
veut pas finir. S’il est vrai que l’art de Bergotte est une intonation
et un accent, le narrateur de « Combray » est déjà sensible aux
accents presque rauques de son style.

Au-delà de l’élucidation du rôle essentiel des signes de l’Art


qu’il remet toujours à demain, – le baron de Charlus parlera à ce
sujet de « procrastination » –, et des signes mondains ou
sensibles qui le déçoivent, malgré l’intensité de leur rencontre, le
narrateur perçoit la possibilité de découvrir une vérité dans les
signes de l’amour.
11
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

II) Or, le narrateur a l’intuition de lois générales dans les


signes de l’amour, lois qui pourraient tenir lieu de vérités.

Tombé amoureux de Gilberte Swann, le narrateur découvre la loi


de la série amoureuse. En s’éprenant d’Oriane de Guermantes, il
rencontre une autre loi de l’amour, celle de la sélection de l’être
aimé dans un groupe. Pourtant, il existe aussi des lois secrètes de
l’amour, qui sont ses vraies lois, terribles, à l’occasion des
amours de Mlle Vinteuil, surprises indiscrètement par le
narrateur, qui conservera leur canevas jusqu’à son dernier amour
pour Albertine.

1) Gilberte Swann ou la loi de la série amoureuse


L’élucidation des signes de l’amour apprend à Marcel que
l’amour fonctionne selon la loi des séries, ce qui est bon signe,
puisque qu’il recherche des certitudes. C’est ce qu’il découvre à
l’occasion de son premier amour romantique, qui lui révèle que
l’amour fonctionne à base de répétitions, comme chez Gérard de
Nerval : une déesse-mère, Isis ou Cybèle, était une matrice
d'avatars correspondant aux femmes aimées de Nerval, incluant
sa mère et la Sainte Vierge.
En effet, quand il s’éprend de Gilberte Swann, aperçue dans le
parc du château de la Sinetterie, à Tansonville, depuis le raidillon
des aubépines, le narrateur pense peut-être à Gérard de Nerval
dans « Fantaisie » (Odelettes) :
12
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

«Puis une dame, à sa haute fenêtre,


Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue… – et dont je me souviens ! »

En l’occurrence, Marcel s’imaginera que Gilberte a les yeux


bleus, alors qu’ils sont noirs, en vertu de la cristallisation
amoureuse.
Or, Marcel dit précisément que dans notre amour, nous répétons
le Thème ou l’Idée d’un premier amour, pris dans l’histoire de
toute l’humanité.
Dans la série des avatars de Marcel, il ne faudrait donc pas
exagérer le rôle de la mère, bien qu’il soit évident pour lui que la
jalousie pour sa mère soit la répétition générale de la jalousie
qu’il éprouvera pour d’autres femmes.
En réalité, Swann, qui est à l’origine du drame du coucher de
Marcel en retenant sa mère au salon ou au jardin, est le véritable
déclencheur de la série des amours. Marcel doit commencer par
répéter avec Gilberte l’amour de Swann pour Odette, et il aura
ensuite d’autres amours, d’autres répétitions avec des différences.
Pourtant, dans l’inconscient de son amour, il séparera différence
et répétition. Il n’aura pas conscience qu’il répète le même amour
sous des formes différentes, et que les différences peuvent être
des contrastes. C’est le cas dans la faute de goût de l’amour,
quand nous nous éprenons d’une personne qui n’est pas notre
genre.
13
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

Marcel, amoureux de Gilberte, érotise donc le paysage de


Tansonville, avec ses aubépines, ainsi que le nom de Swann.
Cette érotisation, qui a sa source dans la sensation, a autant de
force et de magie que l’illumination de la mémoire involontaire.
Dans le cas de l’amour de Swann pour Odette, les émois du désir
se combinent avec les souvenirs involontaires, quand Swann
entend la musique de Vinteuil.
Le narrateur comprend alors qu’une femme enroule dans son
essence un paysage, de la même manière qu’il faut distinguer le
Nom, qui fait rêver en éveillant des sensations colorées, et la
personne ou le lieu qui le porte. (Cf. pp. 256-258)
C’est précisément cette essence enroulée dans l’être aimé qui
provoque notre jalousie, parce que le monde qu’elle contient
comporte des régions dans lesquelles nous sommes absents, ce
dont profite un ou une rivale. L’être aimé est multiple dans des
séries multiples, au point qu’il faudrait lui donner plusieurs
noms.
De manière subjective, Marcel commence à discerner quand son
amour débute, suit son cours et se finit. Il sait intuitivement
quand une période de son amour se termine, et quand une autre
commence.

2) La duchesse Oriane de Guermantes ou la loi de la


sélection amoureuse dans un groupe
Marcel découvre une autre loi de l’amour, à l’occasion d’un
nouvel amour. En effet, quand nous quittons les amours
14
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

enfantines, nous tombons amoureux au sein d’un groupe. Le


narrateur devra donc faire une sélection de la femme aimée dans
l’indivision d’un groupe. Par intuition, il découvrira les goûts
d’une jeune fille qu’il souhaite extraire du groupe.
Or, le choix de l’être aimé est contingent, car il nécessite des
conditions subjectives et extrinsèques. L’amour rate, comme
avec Mlle de Stermaria, quand ces conditions ne sont pas réunies.
Le narrateur pensera souvent à elle, à cause de cela.
Dans un groupe homogène, une jeune fille que nous choisissons
incarne une essence, celle du Thème ou de l’Idée d’un premier
amour qui est la loi de la série. Il existe d’autres essences
possibles dans le groupe, qui se mélangent tant que le narrateur
n’a pas choisi. Le groupe et la série s’opposent, mais elles sont
complémentaires.
L’extraction d’un être aimé est contingente et incertaine. La fin
de l’amour entraîne le retour au groupe ou à un autre groupe.
Or, le mariage de la fille de la duchesse Oriane de Guermantes, à
l’église de Combray, est l’occasion pour Marcel de sélectionner
la duchesse comme objet d’amour idéalisé dans un groupe, en
prélude aux rencontres d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs.
(Cf. pp. 290-295)
Comme il est habitué à imaginer la duchesse à partir des
tapisseries et des vitraux de l’église, ou à partir des images de sa
lanterne magique, le narrateur est décu. Elle a le même type
féminin que les bourgeoises qui l’entourent.
Le narrateur réagit donc à sa déception au moyen de son
15
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

imagination, pour se faire une image idéale de la duchesse, en se


rappelant que celle-ci descend effectivement de Geneviève de
Brabant, ce qui la place bien au-dessus de son entourage
immédiat. C’est ce que confirment les exclamations des invités.
La duchesse semble regarder Marcel et lui sourire : « Et aussitôt
je l’aimai, car s’il peut quelquefois suffire pour que nous aimions
une femme qu’elle nous regarde avec mépris comme j’avais cru
qu’avait fait Mlle Swann et que nous pensions qu’elle ne
pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut
suffire qu’elle nous regarde avec bonté comme faisait Mme
de Guermantes et que nous pensions qu’elle pourra nous
appartenir. » (p. 295)
En réalité, le narrateur a tout faux : il apprendra que Gilberte était
amoureuse de lui malgré son air méprisant, tandis qu’Oriane ne
le sera jamais.
Il reste au narrateur a découvrir d’autres réalités de l’amour.

3) Les lois secrètes de l’amour : Mlle Vinteuil, alias


Albertine
A Montjouvain, Marcel est le voyeur de l’amour lesbien de Mlle
Vinteuil. Il découvre que l’amour a aussi une loi secrète, la
jalousie qui soupçonne la trahison, et une autre loi secrète, qui est
l’homosexualité. Ces lois le détermineront plus tard à séquestrer
Albertine, de façon voyeuriste, en lui imposant le spectacle de
profanations.
D’ailleurs, l’hermaphroditisme mental de Mlle Vinteuil, sur le
16
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

modèle de celui de l’orchidée qui a besoin d’un bourdon pour


mettre en connexion sa partie mâle et sa partie femelle, permet de
multiples combinaisons avec des partenaires hommes ou
femmes. L’amie de Mlle Vinteuil remplace le père de celle-ci, en
profanant son portrait, car l’amour sacrificiel et féminin du père
assurait la connexion de la vierge et du soudard chez Mlle
Vinteuil. L’amie de Mlle Vinteuil assure à son tour la connexion
des deux vases clos du genre de Mlle Vinteuil, mais d’une façon
décevante, voyeuriste et sadique, pour punir Mlle Vinteuil
d’avoir d’autres femmes possibles dans sa vie, et surtout d’aimer
les hommes, car elle était trop proche de son père.
Séquestrer l’être aimé, cela signifie donc en priorité le vider de
son essence. A Combray, Swann ne dit pas la vérité au narrateur
sur l’amour : l’être aimé comme Prisonnier. Il attendra, pour lui
révéler le secret de l’amant, lequel doit taire son aveu pour
préserver sa liberté en vue d’amours prochaines, et être fourbe et
cruel avec l’être aimé, pour faire durer si peu que ce soit leur
amour.
Pourtant, Colette, qui adhérait pleinement au thème de
l’hermaphroditisme mental sur le mode végétal, a reproché à
Proust d’avoir plaqué le modèle de l’amour homosexuel
masculin sur l’amour lesbien.

Faisant l’expérience des signes de l’amour, le narrateur constate


donc qu’ils sont mensongers et douloureux. La répétition
amoureuse est en réalité une répétition d’échecs qui s’expliquent
17
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

par la jalousie de l’être aimant, et par l’homosexualité de l’être


aimé. En amour, on ne trouve de positif qu’un plaisir intellectuel,
qui procure une acceptation joyeuse du destin, quand on
inventorie ses différents échecs pour les comptabiliser, et qu’on
identifie le Thème originel qu’on répétait. Enfin, la schizoïdie
que développe l’amant, en réaction à sa jalousie, pour tenter
d’innocenter à tout prix l’être aimé en dépit des apparences,
provoque chez lui une lassitude qui finit par tuer l’amour.

L’amour, qui est périssable, reste incompréhensible en son fond,


quant à la justesse des prophéties de Samson, reprises par Alfred
de Vigny dans « La Colère de Samson » (Les Destinées) : « Les
deux sexes mourront chacun de son côté », et « La Femme aura
Gomorrhe et l’Homme aura Sodome ». Cette malédiction
pourrait être l’œuvre d’un Dieu de colère, absurde et peut-être
fou.

A l’origine des lois des séries et des groupes de l’amour, il y a


donc une Essence dégradée, que devrait transformer celle de
l’Art. D’ailleurs, la réminiscence de souvenirs involontaires
donne toujours au narrateur l’espoir d’écrire une belle œuvre
classique aux Formes totalisantes et harmonieuses. Or, le
narrateur réalise que les signes de l’amour, qui subissent l’usure
du temps et donc de la mort, ont, comme les signes mondains, le
pouvoir d’interférer et d’agir sur les Esssences de l’Art, en leur
propageant la fêlure du Temps.
18
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

La découverte de la fêlure des Essences artistiques, entraînées


elles aussi par l’accélération de la Guerre qui détruit le monde de
Combray sur la ligne de front en 14-18, va donner un tout autre
sens à l’ambition d’écrire du narrateur.
Néanmoins, bien que pressé d’écrire son œuvre, le narrateur reste
jusqu’à la fin hanté par l'amour et la vie mondaine, même s’il sait
qu'il y perd son temps. Elle était trop belle, la vie, sur la plage à
Balbec au milieu d’un essaim de jeunes filles en fleurs, ou sur le
raidillon des aubépines des amours enfantines. Si la vie n’est rien
sans l’Art, celui-ci n’est rien sans la vie, et si la mort est
inévitable, la vie l’est elle aussi.
19
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

III) Néanmoins, l’inconnaissable de l’amour invite le


narrateur à devenir producteur de signes, et donc lui-même
auteur.

Inspiré par la festivité des aubépines, le narrateur peut jouer à


devenir écrivain pour le plaisir du pastiche, en donnant à son
style la parure de fête du costume d’Arlequin, tandis que l’auteur
trouvera bien le temps de mourir.
Selon Gilles Deleuze dans Proust et les signes, il y aurait donc un
autre Proust, en rivalité avec le Proust de la réminiscence et des
Essences, un Proust juif contre un Proust grec, ou, pour parler
comme Julien Benda – qui était une sorte de Proust raté et
hargneux, qui régnait avec Jean Paulhan sur la NRF, et qui
laissera à la postérité La Trahison des clercs –, il y aurait le
Proust de Belphégor contre le Proust de Minerve, Belphégor
étant le représentant archétypique de ce qu’on appelait « l’âme
juive », à savoir l’âme féminine de la sensation et du sentiment.
Tout cela induit une autre classification des signes : il y aurait les
signes pulsionnels des objets à sens partiel pour la vie mondaine,
les signes d’Eros à base de résonances par la répétition des
amours, signes qui sont proches de ceux de la mémoire pure
(Mnémosyne), et enfin les signes de l’Art, travaillés par le
mouvement forcé de Thanatos, mais que le narrateur de la
Recherche peut sauver en produisant une machine de signes
littéraires.
20
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

Ainsi, dans « Combray », le narrateur a une étrange prescience de


sa mission salvatrice. Il se fait le troubadour des trois clochers
qui cachent trois jeunes filles. De plus, il comprend la difficulté
de devenir écrivain par héroïsme et courtoisie pour une Dame.
Enfin, le discours pacifiste de Françoise, à l’approche de la
Grande Guerre, que le narrateur a scrupuleusement noté dans ses
carnets, servira de prélude aux pastiches anti-militaristes du
Temps retrouvé.

1) Le narrateur, troubadour des trois clochers


cachant trois jeunes filles
Les trois clochers de Martinville et de Vieuxvicq, qui semblent
effectuer un ballet en fonction des directions de la carriole dans
laquelle se trouve Marcel, se transforment pour lui en trois pivots
d’or, en trois fleurs, puis en trois jeunes filles.
Le narrateur a alors l’idée de se faire auteur. Il écrit un texte dans
la carriole, qu’il va nous livrer, et qui semble être une version
définitive qui subira peu de corrections :
« Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers
de Martinville devait être quelque chose d’analogue à une
jolie phrase, puisque c’était sous la forme de mots qui me
faisaient plaisir, que cela m’était apparu...». (p. 299)
En 1907, Proust a publié un texte sur les clochers de Caen,
intitulé : « Impressions de route en automobile ». Ce serait le
texte matriciel de la Recherche, et donc les trois clochers de la
21
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

Beauce apparaîtraient dans le passage capital de « Combray ».


D’ailleurs, le narrateur chante comme une poule, parce que son
récit écrit dans la carriole est l’œuf dont va éclore la Recherche.

Or, les exégètes de Proust voient dans l’épisode des trois clochers
une allégorie de son éducation sentimentale. Les trois jeunes
filles seraient la « triple Hécate », alias Perséphone, exposée au
Louvre, mais en réalité elle comprendrait Gilberte, Oriane et
Albertine. A cause du déplacement de la carriole, cette « triple
Hécate » devient une Hécate simple qui les cache. La
chorégraphie des trois jeunes filles symboliserait les évolutions
de la vie amoureuse du narrateur.
En réalité, formé scolairement à l’écriture d’invention par le
pastiche des grands auteurs, le narrateur a sauvé les clochers de
l’usure, de la disparition et de l’oubli.

2) La difficulté de devenir écrivain par héroïsme et


courtoisie pour une Dame
Dans « Combray », le narrateur multiplie ses déclarations
manifestant son intention de devenir écrivain, mais aussi son
incapacité à le devenir par manque de génie et dispersion.
A propos de la Dame en rose rencontrée chez son Oncle, le
narrateur esquisse mentalement, pour expliquer la déchéance
supposée de celle-ci, un roman naturaliste dont elle est le
personnage principal, et qu’il a peut-être commencé à écrire, une
fois rentré chez ses parents.
22
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

D’ailleurs, comme Gérard de Nerval dans les « Vers dorés » des


Chimères, le narrateur pourrait dire : « Un pur esprit s’accroît
sous l’écorce des pierres ! ». En effet, Marcel guette, à
Tansonville ou au bord de la Vivonne, les signes de boîtes
entrouvertes d’Essences, qui pourraient faire la matière d’un livre
: « je m’attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la
nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi,
m’avaient semblé pleines, prêtes à s’entr’ouvrir, à me livrer ce
dont elles n’étaient qu’un couvercle. » (p. 296)
Or, chez le narrateur, l’ambition d’écrire cache peut-être le secret
de vouloir plaire à une Dame. Il est vrai que l’auteur est aussi le
dernier représentant de l’amour précieux des salons, et il se
trouve que le nouvel amour du narrateur est justement la
duchesse de Guermantes.
Pourtant, avec ses parents, Marcel n’a jamais remonté les sources
de la Vivonne, qu’il prend pour la bouche des Enfers, et il n’est
jamais allé à Guermantes. Néanmoins, avant de la voir pour de
vrai à l’église, il rêve que la duchesse l’emmène dans son parc
pour pêcher et admirer ses fleurs en lui tenant la main. On dirait
Rousseau chez Mme de Warens.
La duchesse attend de voir sa production littéraire : « Elle me
faisait lui dire le sujet des poèmes que j’avais l’intention de
composer. Et ces rêves m’avertissaient que, puisque je voulais un
jour être un écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais
écrire. » (p. 289)
23
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

Néanmoins, Marcel n’est pas encore prêt à écrire pour plaire à


une Dame. Il n’a pas la force de devenir son chevalier servant, ce
qui traduit une décadence de l’amour héroïque et courtois.

3) Le discours de la « guerre à la guerre » de


Françoise, prélude aux pastiches anti-militaristes
du Temps retrouvé
Pendant la Grande Guerre, Combray vit un martyre, à l’égal de
Verdun. La commune de Méséglise est détruite, et les troupes
franco-anglaises ont bombardé le clocher de l’église Saint-Hilaire
de Combray, devenu un observatoire pour les Allemands, tandis
que le raidillon des aubépines, que les militaires appellent la cote
307, est l’enjeu de combats acharnés, comme en 1870.
Gilberte, se souvenant de l’aveu du narrateur tombé amoureux
d’elle sur le raidillon de Tansonville en la voyant, lui avouera
que c’était elle qui s’était éprise de lui, ce qu’elle cachait sous
son air méprisant.
Dans « Combray », le narrateur a manié l’ironie du sort par la
bouche du Curé, quand celui-ci présentait à la tante Léonie le
clocher de Saint-Hilaire comme un point de vue grandiose sur la
région. Il ne pensait pas si bien dire. (Cf. pp. 213-214)
Le narrateur, réformé et en maison de santé pour de longues
années, vit avec les embusqués de l’arrière, qui se répandent en
discours violents et nationalistes, alors qu’ils ne risquent rien.
Il avait noté le discours anti-guerre de Françoise et des paysans,
qui se souvenaient de 1870, lors du défilé militaire de Combray.
24
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

(Cf. pp. 194-195)


Dans le Temps retrouvé, le narrateur recycle l’esprit de ce
discours de la « guerre à la guerre », pour pasticher de manière
satirique les articles du Figaro de la rubrique de la mode
féminine en pleine révolution, écrits pour les dames par une
dame. Dans le Paris de 1916, que le baron de Charlus compare à
Pompéi, les articles d’une fashion victim font aux dames
l’injonction de suivre la mode « guerre », pour donner l’envie de
vaincre aux Poilus des tranchées. (Ce pastiche a peut-être
suggéré à Roland Barthes l’idée d’écrire son Système de la mode,
pour doubler le narrateur du Temps retrouvé.).
Par le retour des Allemands à Combray, le narrateur signifie que
les batailles se passent aux mêmes endroits. (Claude Simon s’en
souviendra dans La Route des Flandres.)
D’ailleurs, pour le narrateur, la guerre se vit comme un amour, et
elle pourrait être racontée comme un roman, parce qu’elle n’est
pas affaire de stratégie.
Au surplus, le narrateur du Temps retrouvé reproduit le pastiche
canularesque du journal d’Edmond de Goncourt, qui raconte une
soirée chez les Verdurin qui l’avaient invité.
Nous comprenons qu’en dépit de son ambition initiale d’être un
écrivain classique à la manière de Bergotte, le narrateur sera
plutôt un cubiste et un dadaïste du collage de fragments d’objets,
à base de pastiche ou de plagiat, ce qu’il était déjà en puissance
dans son enfance à Combray. Plus tard, la Guerre lui donnera
l’envie d’être un avant-gardiste, comme l’ex-Mme Verdurin qui
25
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

fait la promotion des Ballets russes, et de vivre encore, d’aimer,


de se répandre dans les salons, malgré sa santé défaillante.
D’ailleurs, dans le salon de la Princesse de Guermantes, les
invités âgés semblent déguisés pour un « bal des têtes », à la fin
du Temps retrouvé. L’âge n’empêche pas le duc de Guermantes
de faire des folies pour Odette, demeurée belle, tandis que
l’octogénaire baron de Charlus s’intéresse aux jeunes garçons.
Au surplus, selon la psychanalyse, les bons mots de l’esprit
boulevardier de Meilhac & Halévy qui circule dans les
conversations de toute la Recherche, seraient l’occasion d’une
libération de pulsions sexuelles et agressives.

Entre les premières épiphanies à Combray et la vision extatique


des Essences artistiques, consignée dans les dernières pages de
son œuvre par l’auteur sur son lit de mort, le narrateur Marcel
aura beaucoup cédé au divertissement, bien qu’il soit un lointain
héritier des moralistes du XVIIe siècle. Alors que la mort le
presse d’atteindre le dernier degré de l’extase artistique, l’auteur
Marcel Proust trouve encore le temps d’écrire deux volumes sur
un dernier amour, tourmenté et tourmenteur, pour une Albertine
que son narrateur n’aime plus et qu’il croit morte. L’agencement
perpétuel de signes, entrant en résonance dans l’amour pour les
jeunes filles, manifeste l’irréductibilité de l’inconnaissable de
l’amour à une belle Essence artistique que ne menacerait pas la
fêlure de la mort. Les signes de l’amour propagent leur caractère
26
Université de Poitiers
UFR Lettres et Langues
L3 LMC UE1
Monsieur Gérard GRIG

périssable, fétichiste et pansexuel aux autres signes de la


Recherche, univers fragmenté d’objets tournoyants qui
cristallisent (la madeleine, les aubépines de Tansonville, les trois
clochers, les pierres de Venise, la phrase de Vinteuil, la scie de la
Belle Époque « Rachel quand du Seigneur », etc.), et qu’un
narrateur s’efforcera de totaliser par l’écriture, d’une façon
toujours incomplète et recommencée.

Vous aimerez peut-être aussi