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UNIVERSITE DE POITIERS
SCIENCES HUMAINES ET ARTS
Master 2 de Philosophie
UE1 Philosophie allemande 2 : Nietzsche et la question des valeurs
Gérard GRIG
19/11/2020
S’il existe une nature humaine, il convient d’écrire son histoire en faisant la généalogie
de ses valeurs et de ses croyances, à partir du soubassement du pathos de ses instincts,
affects et pulsions, afin de réévaluer les valeurs auxquelles le christianisme avait fait
subir une première inversion. Or, celle-ci a eu des prémices dans l’Antiquité. Cette
généalogie concerne donc l’ensemble de la culture des valeurs morales et
métaphysiques, fondée sur le bien et le vrai, qui est celle du nihilisme dépréciateur de
la vie au nom d’arrière-mondes. Le dernier stade de l’humanité malade sera celui du
dernier homme, si elle ne réactive pas l’ennoblissement du surhumain, associé à la
notion d’éternel retour comme affirmation ultime du tragique de l’existence.
À cet égard, Nietzsche oppose la morale des forts à celle des faibles, reposant sur le
ressentiment et l’intériorisation de celui-ci, qui est la mauvaise conscience. Cela
correspond à la dualité de la souffrance comme stimulant de l’existence, et de la
souffrance interprétée par la religion : « M’a-t-on compris ? — Dionysos contre le
crucifié... » (Ecce Homo, « Pourquoi je suis une fatalité », § 9).
Contre l’universel du Logos, le langage simple et univoque exprime donc la singularité
des individus. C’est pourquoi l’éternel retour des existences est une philosophie du
simulacre. En ce sens, l’éternel retour n’est pas un retour du Même, mais une
répétition différentielle, l’identité du revenir lui-même, et non l’identité de ce qui
revient sous la forme d’une existence singulière, ce qui serait impossible. L’existence
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singulière qui revient est une ressemblance sans modèle, une imitation qui est
inimitable.
L’éternel retour est un retour éternel d’un présent pleinement vécu, et non du présent
comme un point entre le passé et le futur. Dans ce dernier cas, Nietzsche illustre la
mauvaise conception du présent comme instant d’exception, qui engendre la double
frustration du passé et de l’avenir, par l’image de « la poterne de l’instant » (Ainsi
parlait Zarathoustra, Troisième partie, « De la vision et de l’énigme »).
2) Une théorie du langage conséquente avec elle-même repose sur la rhétorique.
Puisque l’éternel retour affirme l’innocence du devenir d’un chaos de forces, les mots
du langage arrêtent ou abrègent son mouvement éternel. Ils en font pour nous un cercle
vicieux, une fausse prophétie, en nous empêchant de le penser. En réalité, toute
connaissance est subjective, car elle dépend du pathos des tendances. Elle est une
analogie, sous la forme implicite de la métaphore. Tout énoncé est donc l’expression
d’un analogue de ce qui nous est donné dans notre vie la plus intime, lorsque nous
sommes affectés par les choses. Nietzsche renoue avec la pensée épicurienne de la
métaphore.
Dans Le Crépuscule des idoles, « La " raison " dans la philosophie », § 5, Nietzsche
attribue même à la raison « une mentalité grossièrement fétichiste », qui a des
habitudes grammaticales instinctives. Il semble se référer à Auguste Comte, qui définit
le fétichisme comme le premier stade de l’esprit humain. D’ailleurs, d’Humain, trop
humain au Gai Savoir, Nietzsche multiplie les références positivistes. Plus tard, à la
fin de L’Antéchrist, dans « Loi contre le christianisme », il semble parodier le
calendrier positiviste, bien qu’il ne propose pas de religion de remplacement du
christianisme dans Ainsi parlait Zarathoustra, et qu’il rejette la religion de la science.
Auguste Comte a mis l’affectivité, avec une fonction sociale agissant sur nos pensées,
à la base du langage. De son côté, dans ses cours de philologie à l’Université de Bâle,
portant sur la rhétorique et le langage, Nietzsche insiste sur la fonction du langage
comme expression et reconnaissance d’une âme collective, dans le monologue comme
dans le dialogue, par des propositions interrogatives qui se ramènent à : « te reconnais-
tu ? » (P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Friedrich Nietzsche : Rhétorique et
langage).
Ainsi, selon Nietzsche, tout énoncé est une interprétation de la réalité dans un but
perspectiviste. On le voit en morale : « « Il n’y a pas de phénomènes moraux,
seulement une interprétation morale des phénomènes », Par delà bien et mal, §108.
Le sens des mots est donc susceptible de changement, du point de vue moral de
l’intériorisation de valeurs. C’est pourquoi il est possible de faire une généalogie de la
morale à partir de l’étymologie des mots.
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En réalité, la base du langage est le souffle, qui s’articule en cris et en mots, et qui est
l’expression de l’unité de l’esprit et du corps. Cette unité fictive est un suppôt, au sens
étymologique, que la métaphysique appelle l’âme, et qu’elle dote d’un Logos.
Selon Nietzsche, il n’y a pas de langage naturel. Le concept de métaphore, qui serait
une métaphore de métaphore, est impossible. Le langage et la perception ont donc une
dimension sémantique, qui précède les fonctions syntaxiques de la logique.
En ce qui concerne le sens des mots, il conviendrait donc de réévaluer la dualité du
« propre » et de l’ « impropre », comme celle du « propre » et du « figuré », car une
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représentation n’a pas de sens primitif non-métaphorique. Ces dualités sont concernées
par la réévaluation des valeurs, au même titre que la dualité du « bon » et du
« méchant ».
La transvaluation n’est pas une simple ré-inversion des valeurs. Elle nécessite
d’inventer d’autres types de dualités de valeurs, avec des nuances et des degrés pour les
valeurs.
Cependant, pour opérer cette transvaluation des valeurs, peut-on encore faire crédit au
langage de la représentation ?
En réalité, Nietzsche ne rejette pas complètement la notion de vérité, avec le langage
qui l’exprime, dans la mesure où ils restent liés à l’utilité et à la valeur possibles pour
la vie.
Dans l’Avant-propos de Par delà bien et mal, Nietzsche appelle cela être superficiel
par profondeur, malgré sa critique des esprits qui ont besoin d’illusion : « Peut-être la
vérité est-elle une femme qui a des raisons pour ne pas laisser voir ses raisons ! ».
Dans Éperons : les styles de Nietzsche, Jacques Derrida estime que Nietzsche
revalorise la féminité et la sexualité féminine, en les rendant indissociables des
« questions de l’art, du style, de la vérité ». En l’occurrence, cette vérité-femme se
révèle être une non-vérité.
Nietzsche va plus loin, quand il affirme dans Par delà bien et mal, que le faux a une
puissance d’amélioration de l’espèce. (« Des préjugés des philosophes »).
Au demeurant, une certaine conception de la vérité peut jouer le même rôle.
D’ailleurs, dans la religion, Nietzsche critique moins la fausseté de la croyance elle-
même, que la haine de la vie et le besoin de salut.
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La vérité a donc encore une valeur, dans la mesure où elle permet de faire une
distinction entre les esprits qui ont le courage de la vérité, et ceux qui ont besoin
d’illusion et de mensonge pour vivre : « Le degré de vérité que supporte un esprit, la
dose de vérité qu’un esprit peut oser, c’est ce qui m’a servi le plus à donner la
véritable mesure de la valeur. L’erreur (c’est-à-dire la foi en l’idéal), ce n’est pas
l’aveuglement ; l’erreur, c’est la lâcheté… Toute conquête, chaque pas en avant dans
le domaine de la connaissance est la conséquence du courage, de la dureté à l’égard de
soi-même, de la propreté vis-à-vis de soi-même. » (Ecce Homo, Préface, §3).
Dans le même sens, la Troisième dissertation (« Que signifient les idéaux ascétiques ?
»), §14, de la Généalogie de la morale, peut dénoncer les faux-monnayeurs de la vertu
au nom de la vérité, tout en souhaitant abolir la comparaison de la valeur monétaire
dans l’évaluation de la dualité de la vertu et du vice.
Ou encore, en acceptant de voir la non-vérité de la femme-vérité, nous avons
paradoxalement le courage de voir et de dire la vérité. Michel Foucault a étudié cette
résurgence de la parrêsia des Anciens dans la pensée de Nietzsche, en joignant le
courage d’être lâche de Socrate au courage de la vérité, quand il refuse de s’engager en
politique par « souci de soi » (epimeleia). Dans ses Fragments posthumes, Nietzsche
argue que la volonté de vérité est l’un des noms de la volonté de puissance.
Puisque la représentation conserve une certaine valeur, il semble que, d’un point de
vue esthétique et intuitif, le charme et le style de l’énonciation philosophique puissent
favoriser la promotion de nouvelles valeurs, en échappant, par l’art de la mise en
scène, à l’illusion de la vérité absolue. Ce travail sur le style serait basé sur la
sémantique de la métaphore. En ce sens, le style philosophique serait une écriture
perspectiviste.
Toutefois, Nietzsche se dégage de la pensée épicurienne de la métaphore, qui était
cognitive, et non esthétique. L’esthétisation de la métaphore épicurienne est due à
Anatole France, ce que Jacques Derrida a étudié dans La mythologie blanche.
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Dans toute cette œuvre, il y a aussi une ronde des figures et de leurs ombres, dans
laquelle Zarathoustra est pris lui-même, à l’heure de Midi, celle de l’apparition des
doubles et des fantômes. Il y a une telle abondance de paroles de Zarathoustra, que
parfois l’on ne sait plus vraiment qui parle. Zarathoustra subit une tension entre des
doubles parodiques (le singe, le bouffon, le diable, le dernier homme, l’ombre) et des
doubles transfigurés (Dionysos, le Surhomme). D’ailleurs, la figure de l’homme, « une
corde au-dessus d’un abîme », est décrite comme écartelée entre la bête et le
Surhomme.
Plus subtil, le « Prologue de Zarathoustra » file la métaphore du danseur de corde,
symbole de l’homme perverti par la civilisation, aux prises avec sa peur de l’abîme
que lui communique le bouffon sauteur, mais qui, attentif aux discours de
Zarathoustra, révèle sa volonté de puissance dans sa mort sereine . Cette métaphore
donne lieu à un jeu d’identifications et d’inversions, sur le thème du dépassement de
soi. La métaphore de la corde tendue sur l’abîme se déplace sur la pensée de l’éternel
retour et son danger de tomber, tandis que Zarathoustra devient la figure du danseur de
corde.
De même, dans le Gai Savoir, un déplacement avait attribué la figure de la métaphore
esthétique au type féminin, qui met en question la fausse profondeur de la vérité
métaphysique et morale, et dont le discours participe d’une transvaluation des valeurs.
D’autre part, c’est par la fiction littéraire de son roman Le Baphomet, associant le
nietzschéisme à la migration des âmes et à l’hérésie dans le christianisme, que Pierre
Klossowski est parvenu à donner vie à l’éternel retour, notion impossible à penser et à
énoncer hors d’un cercle vicieux. Au surplus, le blasphémateur et l’hérétique ne sont
pas des athées.
Toutefois, ce rapport métaphorique au langage, pour promouvoir de nouvelles valeurs,
ne reste-t-il pas lui-même dangereux, dans la mesure où il paie un tribut trop lourd à la
métaphysique ?
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sublimée dans une forme de sagesse, alors que Wagner a sombré dans le romantisme
déclinant de la démesure, qui n’apporte plus rien à personne. Il a même produit une
forme de religion de remplacement du christianisme dans Parsifal.
Au contraire, Nietzsche loue la musique de Georges Bizet, parce qu’elle exprime
l’esprit tragique de l’essence de l’amour : « Où suis-je ? Bizet me rend fécond. Tout ce
qui a de la valeur me rend fécond. Je n’ai pas d’autre gratitude, je n’ai pas d’autre
preuve de la valeur d’une chose. »
En réalité, la volonté de puissance et l’éternel retour sont inséparables des
ressources du genre poétique, avec le rythme de sa prosodie, que Nietzsche mobilise
dans le Prologue versifié du Gai Savoir (« Plaisanterie, ruse et vengeance ») et dans
Ainsi parlait Zarathoustra. Nietzsche a toujours composé des poèmes, en dehors de
son œuvre publiée, pour parvenir au « miracle français » du style, auquel aspirait
déjà Schopenhauer. De ce point de vue, la langue française a plus de valeur que la
langue germanique.
À cause de son rythme, la parole de Zarathoustra ressemble à une danse, à un
mouvement qui n’a pas de finalité. Les Dithyrambes de Dionysos, dernier ouvrage
de Nietzsche, sont les chants de Zarathoustra. Les livres d’ Ainsi parlait
Zarathoustra comportent aussi des chants : « Le chant de la nuit », « Le chant de la
danse », « Le chant du tombeau », « Les sept sceaux (ou : Le chant de l’alpha et de
l’oméga) », « Le chant de la mélancolie », « Le chant d’ivresse ».
Les vers de la fin du « Chant d’ivresse » de Zarathoustra, qui constituent le « Chant
de Minuit », marquent le lecteur pour toujours, car ils forment ce que Gilles
Deleuze a appelé une ritournelle : « Ô homme ! Prends garde ! | Que dit minuit
profond ? | (…) | "Mais toute joie veut l’éternité, | — veut la profonde éternité ! " ».
Gustav Mahler a mis en musique le « Chant de Minuit », pour être chanté avec une
voix de contralto, à l’intérieur du Quatrième mouvement de sa Troisième
symphonie en ré mineur.
Les vers de Zarathoustra appellent la musique. C’est pourquoi Richard Strauss a
écrit un poème symphonique d’après l’œuvre de Nietzsche, avec un « Chant de la
danse » étourdissant de joie, mais sans mettre ses vers en musique dans un Lied. Si
l’on excepte le Socrate d’Erik Satie, qui met directement le texte de Platon en
musique (le Banquet, le Phèdre et le Phédon, traduits avec de belles qualités
littéraires par Victor Cousin), aucune œuvre philosophique n’a directement inspiré
de grands compositeurs, sauf Ainsi parlait Zarathoustra.
En réalité, dans le chant poétique, la musique prime sur le rapport métaphorique au
monde, qu’elle rehausse : « Dans le chant l’homme naturel réadapte ses symboles à la
plénitude du son, tout en ne maintenant que le symbole des phénomènes : la Volonté ;
l’essence est à nouveau présentée de façon plus pleine et plus sensible. » (Fragments
posthumes, Premier carnet).
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pour laisser parler les choses, qui pourraient dire leur souffrance, avec nos propres
mots.
Cela annonce le thème central de la Troisième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra.
Dans « Le retour », Nietzsche dit même que le silence écoute : « Ô bienheureuse
solitude qui m’enveloppe ! Ô pures odeurs autour de moi ! Ô comme ce silence fait
aspirer l’air pur à pleins poumons ! Ô comme il écoute, ce silence bienheureux ! ».
En écoutant le silence, qui a la signification d’une conscience universelle et divine
dans les philosophies persane et indienne, le philosophe apprend aux choses à parler,
parce leurs mots et les siens ont le même poids de réalité et la même valeur.
En cela, Nietzsche reprend la tradition présocratique et stoïcienne de la théorie du
langage, selon laquelle les énoncés ne sont ni vrais, ni faux, mais toujours réels, parce
qu’ils sont emportés comme toutes choses dans le flux du devenir du monde. En outre,
Nietzsche anticiperait le tournant linguistique de la philosophie du langage
contemporaine, qui a réactivé cette tradition antique.