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UNIVERSITE DE POITIERS
SCIENCES HUMAINES ET ARTS
Master 2 de Philosophie
UE1 Philosophie allemande 2 : Nietzsche et la question des valeurs
Gérard GRIG

19/11/2020

Comment une langue peut-elle promouvoir des valeurs ?

Dans La Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique, Nietzsche initie


une critique de la métaphysique de la représentation, parce qu’elle implique un certain
type de culture et un certain mode de vie, que la langue exprime. Nietzsche procède à
la symptomatologie d’une crise, qui affecte la logique et la rationalité, et qui a une
origine morale. En effet, la langue exprime des valeurs morales, qui sont celles du
christianisme, et qui constituent une négation de la vie, y compris lorsque la langue
formule des énoncés de vérité. Pourtant, cette critique de la représentation pourrait
déboucher sur la proposition d’un nouveau type de représentation, par le biais d’une
modification de son expression. Or, pour promouvoir des valeurs de vie, cette
recherche des conditions de possibilité d’une nouvelle forme de représentation par le
langage semble insuffisante, car elle demeure dans le cadre de la métaphysique.
Si une langue exprime une représentation de valeurs morales, une abolition de la
représentation dans la langue elle-même entraînerait-elle une véritable inversion de ces
valeurs ?
Ainsi, selon Nietzsche, la représentation est une illusion qui promeut de fausses
valeurs par la langue (I). Or, une modification de l’expression de l’énonciation d’une
langue pourrait promouvoir des valeurs d’affirmation de la vie (II). Néanmoins, seule
l’abolition de la représentation dans la langue semblerait permettre une réévaluation
des valeurs (III).

I) Selon Nietzsche, la représentation est une illusion qui promeut de fausses


valeurs par la langue.

1) Une théorie perspectiviste du langage participe de la généalogie des valeurs


morales.

La philosophie de Nietzsche est un naturalisme qui explique les valeurs de l’homme


par ses instincts, ses affects et ses pulsions, dans le but de proposer une réévaluation de
ses valeurs. Ce naturalisme est méthodologique et hostile au substantialisme
matérialiste, car il est en continuité avec les découvertes des sciences de la nature. Il
postule que l’homme est un produit de la nature, et que la psycho-physiologie des
types de personnes, fondée sur la volonté de puissance, doit remplacer toute
métaphysique, d’origine morale ou religieuse, qui attribue une causalité à l’esprit sur
le corps.
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En réalité, pour assurer la durée de la vie humaine, un mécanisme cérébral de


l’intellect joue un rôle mystificateur. En transformant les intensités pures des
tendances, qui sont des forces aléatoires, en intentions sensées et orientées, il conserve
l’unité fictive de l’esprit et du corps, par laquelle l’individu est constitué. La morale
fait alors de cet individu un sujet responsable et un objet de blâme. C’est pour cette
raison que la langue possède un sujet grammatical.
Ce sujet s’engage dans la promesse par la parole, qui devient la parole donnée, en
faisant le don verbal de ce qu’il n’a pas encore. C’est ce que Nietzsche affirme dans la
Deuxième dissertation (« La faute, la mauvaise conscience et ce qui leur ressemble »),
de la Généalogie de la morale. L’homme libre, souverain et fier donne sa parole,
quand il n’a plus rien d’autre à donner. La promesse est la suspension de la fonction
vitale d’oubli, quand il est vital de se souvenir. Néanmoins, la responsabilité et la
conscience morale sont l’envers de la promesse. D’où la signification de dette qu’a la
promesse, qui peut conduire à une forme de surendettement, ce qui lui donne alors le
sens religieux de la dette infinie. La dette est toujours liée à la mauvaise conscience,
qui signifie « dureté, cruauté et douleur ».

Au contraire, la volonté de puissance fait éclater la notion d’unité ou d’identité d’une


essence, car elle pousse un être, toujours différent de soi, au-delà de ses limites. Elle
structure l’ensemble des forces contradictoires d’un être. En ce sens, la volonté de
puissance nous sert d’outil interprétatif pour définir des types de structures.

S’il existe une nature humaine, il convient d’écrire son histoire en faisant la généalogie
de ses valeurs et de ses croyances, à partir du soubassement du pathos de ses instincts,
affects et pulsions, afin de réévaluer les valeurs auxquelles le christianisme avait fait
subir une première inversion. Or, celle-ci a eu des prémices dans l’Antiquité. Cette
généalogie concerne donc l’ensemble de la culture des valeurs morales et
métaphysiques, fondée sur le bien et le vrai, qui est celle du nihilisme dépréciateur de
la vie au nom d’arrière-mondes. Le dernier stade de l’humanité malade sera celui du
dernier homme, si elle ne réactive pas l’ennoblissement du surhumain, associé à la
notion d’éternel retour comme affirmation ultime du tragique de l’existence.
À cet égard, Nietzsche oppose la morale des forts à celle des faibles, reposant sur le
ressentiment et l’intériorisation de celui-ci, qui est la mauvaise conscience. Cela
correspond à la dualité de la souffrance comme stimulant de l’existence, et de la
souffrance interprétée par la religion : « M’a-t-on compris ? — Dionysos contre le
crucifié... » (Ecce Homo, « Pourquoi je suis une fatalité », § 9).
Contre l’universel du Logos, le langage simple et univoque exprime donc la singularité
des individus. C’est pourquoi l’éternel retour des existences est une philosophie du
simulacre. En ce sens, l’éternel retour n’est pas un retour du Même, mais une
répétition différentielle, l’identité du revenir lui-même, et non l’identité de ce qui
revient sous la forme d’une existence singulière, ce qui serait impossible. L’existence
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singulière qui revient est une ressemblance sans modèle, une imitation qui est
inimitable.
L’éternel retour est un retour éternel d’un présent pleinement vécu, et non du présent
comme un point entre le passé et le futur. Dans ce dernier cas, Nietzsche illustre la
mauvaise conception du présent comme instant d’exception, qui engendre la double
frustration du passé et de l’avenir, par l’image de « la poterne de l’instant » (Ainsi
parlait Zarathoustra, Troisième partie, « De la vision et de l’énigme »).
2) Une théorie du langage conséquente avec elle-même repose sur la rhétorique.

Puisque l’éternel retour affirme l’innocence du devenir d’un chaos de forces, les mots
du langage arrêtent ou abrègent son mouvement éternel. Ils en font pour nous un cercle
vicieux, une fausse prophétie, en nous empêchant de le penser. En réalité, toute
connaissance est subjective, car elle dépend du pathos des tendances. Elle est une
analogie, sous la forme implicite de la métaphore. Tout énoncé est donc l’expression
d’un analogue de ce qui nous est donné dans notre vie la plus intime, lorsque nous
sommes affectés par les choses. Nietzsche renoue avec la pensée épicurienne de la
métaphore.

Dans Le Crépuscule des idoles, « La " raison " dans la philosophie », § 5, Nietzsche
attribue même à la raison « une mentalité grossièrement fétichiste », qui a des
habitudes grammaticales instinctives. Il semble se référer à Auguste Comte, qui définit
le fétichisme comme le premier stade de l’esprit humain. D’ailleurs, d’Humain, trop
humain au Gai Savoir, Nietzsche multiplie les références positivistes. Plus tard, à la
fin de L’Antéchrist, dans « Loi contre le christianisme », il semble parodier le
calendrier positiviste, bien qu’il ne propose pas de religion de remplacement du
christianisme dans Ainsi parlait Zarathoustra, et qu’il rejette la religion de la science.

Auguste Comte a mis l’affectivité, avec une fonction sociale agissant sur nos pensées,
à la base du langage. De son côté, dans ses cours de philologie à l’Université de Bâle,
portant sur la rhétorique et le langage, Nietzsche insiste sur la fonction du langage
comme expression et reconnaissance d’une âme collective, dans le monologue comme
dans le dialogue, par des propositions interrogatives qui se ramènent à : « te reconnais-
tu ? » (P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Friedrich Nietzsche : Rhétorique et
langage).

Ainsi, selon Nietzsche, tout énoncé est une interprétation de la réalité dans un but
perspectiviste. On le voit en morale : « « Il n’y a pas de phénomènes moraux,
seulement une interprétation morale des phénomènes », Par delà bien et mal, §108.
Le sens des mots est donc susceptible de changement, du point de vue moral de
l’intériorisation de valeurs. C’est pourquoi il est possible de faire une généalogie de la
morale à partir de l’étymologie des mots.
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Dans la Première dissertation de la Généalogie de la morale (« Bon et méchant, bon et


mauvais. »), Nietzsche étudie alors l’évolution de la signification matérielle de la
dualité du « bon » et du « mauvais » vers celle du « bon » et du « méchant ». De
même, dans ses Fragments posthumes, Nietzsche mentionne que pour les Grecs le
sens initial d’ « être » était « respirer », afin de bien marquer la dérive de la
physiologie vers la métaphysique. À la différence de Parménide, Nietzsche ne croit
pas que la pensée et l’être sont la même chose.

En réalité, la métaphysique et la morale objectivent la métaphore en concept et en


valeur, en effaçant son image originelle. Dans ses Fragments posthumes, Nietzsche
postule l’existence d’« une pulsion à la formation de métaphore », pulsion esthétique
fondamentale de l’homme, qui détermine sa cognition et sa pratique.

La nature la plus profonde du langage est donc la rhétorique, car la métaphore


condense les tropes de celle-ci. Dès Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873),
Nietzsche affirme que la métaphore est une force instinctive, productrice d’images,
dont nous faisons des distinctions lexicales et des conventions morales. À la même
époque, dans Représentation de la rhétorique antique, qui se présente comme une
critique de la raison impure, Nietzsche définit la rhétorique comme un véritable art
inconscient dans le langage, qui s’exprime par la métaphore cognitive.
Même la perception n’échappe pas à la métaphore : une image sensible, métaphore
d’une excitation nerveuse, fait naître un son pour la métaphore du langage. En cela,
Nietzsche s’oppose à la causalité d’une inférence inconsciente de l’entendement dans
la perception, qui se trouve chez Schopenhauer et Helmholtz.
Les fragments du Livre du philosophe, III, exposent la théorie de Nietzsche :
« Transposer d'abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore.
L'image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque
fois saut complet d'une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle. On peut
s'imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n'ait jamais eu une sensation
sonore ni musicale : de même qu'il s'étonne des figures acoustiques de Chladni dans le
sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là-dessus qu'il
doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le " son ", ainsi en est-il pour nous
tous du langage. »

En réalité, la base du langage est le souffle, qui s’articule en cris et en mots, et qui est
l’expression de l’unité de l’esprit et du corps. Cette unité fictive est un suppôt, au sens
étymologique, que la métaphysique appelle l’âme, et qu’elle dote d’un Logos.

Selon Nietzsche, il n’y a pas de langage naturel. Le concept de métaphore, qui serait
une métaphore de métaphore, est impossible. Le langage et la perception ont donc une
dimension sémantique, qui précède les fonctions syntaxiques de la logique.
En ce qui concerne le sens des mots, il conviendrait donc de réévaluer la dualité du
« propre » et de l’ « impropre », comme celle du « propre » et du « figuré », car une
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représentation n’a pas de sens primitif non-métaphorique. Ces dualités sont concernées
par la réévaluation des valeurs, au même titre que la dualité du « bon » et du
« méchant ».

Toutefois, le langage comme expression de valeurs semblerait pouvoir devenir l’outil


de la transvaluation de toutes les valeurs.

II) Or, une modification de l’expression de l’énonciation d’une langue pourrait


promouvoir des valeurs d’affirmation de la vie.

1) La vérité conserve une valeur quand nous avons le courage de la vérité.

La transvaluation n’est pas une simple ré-inversion des valeurs. Elle nécessite
d’inventer d’autres types de dualités de valeurs, avec des nuances et des degrés pour les
valeurs.
Cependant, pour opérer cette transvaluation des valeurs, peut-on encore faire crédit au
langage de la représentation ?
En réalité, Nietzsche ne rejette pas complètement la notion de vérité, avec le langage
qui l’exprime, dans la mesure où ils restent liés à l’utilité et à la valeur possibles pour
la vie.

Certes, Nietzsche fait l’apologie des images du mythe, dans la Naissance de la


tragédie.
Il a le goût du non-vrai, de l’apparence et de la dissimulation, qui sont aussi des armes,
qu’il attribue à la femme-artiste qui prend de la distance pour séduire et vivifier, en
faisant de l’effet, dans le Gai Savoir (Livre deuxième, § 60) : « L’enchantement et
l’effet le plus puissant des femmes, c’est, pour parler le langage des philosophes, leur
action à distance : mais pour cela il faut tout d’abord et avant tout – de la distance ! ».

Dans l’Avant-propos de Par delà bien et mal, Nietzsche appelle cela être superficiel
par profondeur, malgré sa critique des esprits qui ont besoin d’illusion : « Peut-être la
vérité est-elle une femme qui a des raisons pour ne pas laisser voir ses raisons ! ».
Dans Éperons : les styles de Nietzsche, Jacques Derrida estime que Nietzsche
revalorise la féminité et la sexualité féminine, en les rendant indissociables des
« questions de l’art, du style, de la vérité ». En l’occurrence, cette vérité-femme se
révèle être une non-vérité.

Nietzsche va plus loin, quand il affirme dans Par delà bien et mal, que le faux a une
puissance d’amélioration de l’espèce. (« Des préjugés des philosophes »).
Au demeurant, une certaine conception de la vérité peut jouer le même rôle.
D’ailleurs, dans la religion, Nietzsche critique moins la fausseté de la croyance elle-
même, que la haine de la vie et le besoin de salut.
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La vérité a donc encore une valeur, dans la mesure où elle permet de faire une
distinction entre les esprits qui ont le courage de la vérité, et ceux qui ont besoin
d’illusion et de mensonge pour vivre : « Le degré de vérité que supporte un esprit, la
dose de vérité qu’un esprit peut oser, c’est ce qui m’a servi le plus à donner la
véritable mesure de la valeur. L’erreur (c’est-à-dire la foi en l’idéal), ce n’est pas
l’aveuglement ; l’erreur, c’est la lâcheté… Toute conquête, chaque pas en avant dans
le domaine de la connaissance est la conséquence du courage, de la dureté à l’égard de
soi-même, de la propreté vis-à-vis de soi-même. » (Ecce Homo, Préface, §3).
Dans le même sens, la Troisième dissertation (« Que signifient les idéaux ascétiques ?
»), §14, de la Généalogie de la morale, peut dénoncer les faux-monnayeurs de la vertu
au nom de la vérité, tout en souhaitant abolir la comparaison de la valeur monétaire
dans l’évaluation de la dualité de la vertu et du vice.
Ou encore, en acceptant de voir la non-vérité de la femme-vérité, nous avons
paradoxalement le courage de voir et de dire la vérité. Michel Foucault a étudié cette
résurgence de la parrêsia des Anciens dans la pensée de Nietzsche, en joignant le
courage d’être lâche de Socrate au courage de la vérité, quand il refuse de s’engager en
politique par « souci de soi » (epimeleia). Dans ses Fragments posthumes, Nietzsche
argue que la volonté de vérité est l’un des noms de la volonté de puissance.

En cela, Nietzsche atténue son perspectivisme au nom de la vérité, et à cet égard il


réhabilite la notion de fondement, par rapport à celle d’origine, parce que la vérité, en
dernier ressort et malgré tout, fonde ce qui a de la valeur dans l’horizon d’une
philosophie « à coups de marteau ».
D’ailleurs, une philosophie du « revenir » est compatible avec la logique conjonctive
des propositions. Plutôt que des noms, qui incluent des prédicats, un discours
philosophique « infinitif », emploiera donc de préférence des verbes infinitifs, qui
enveloppent, tels des plis, des évènements qui adviennent. Le verbe infinitif est
l’univocité du langage, parce qu’il exprime un évènement unique, un individu
singulier. En cela, il rejoint la poésie.
2) La figure de la métaphore pourrait devenir l’outil de la transvaluation des
valeurs.

Puisque la représentation conserve une certaine valeur, il semble que, d’un point de
vue esthétique et intuitif, le charme et le style de l’énonciation philosophique puissent
favoriser la promotion de nouvelles valeurs, en échappant, par l’art de la mise en
scène, à l’illusion de la vérité absolue. Ce travail sur le style serait basé sur la
sémantique de la métaphore. En ce sens, le style philosophique serait une écriture
perspectiviste.
Toutefois, Nietzsche se dégage de la pensée épicurienne de la métaphore, qui était
cognitive, et non esthétique. L’esthétisation de la métaphore épicurienne est due à
Anatole France, ce que Jacques Derrida a étudié dans La mythologie blanche.
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Chez les présocratiques, Nietzsche célèbre la transposition métaphorique de leurs


intuitions originelles, qui rend le langage légitime par sa capacité d’expression. Selon
lui, une philosophie indémontrable peut avoir une valeur esthétique. Puisque la pensée
du corps ne peut pas être l’objet d’une déduction, elle sera produite par l’imagination.
C’est pourquoi la composition d’Ainsi parlait Zarathoustra est fondée sur une
métaphore « déconstructive », celle de l’échange du nom et de la figure de Zoroastre,
qui doit défaire la morale après l’avoir créée, sur la roue du destin. De la même
manière, dans « Le retour », Troisième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, la dualité du
« propre » et du « figuré » est inversée. Le retour au pays était la métaphore de l’abandon par
Zarathoustra de la société des hommes, mais, par la prise de distance de sa méditation,
Zarathoustra fait de l’abandon que lui a infligé la société qui utilise d’anciennes tables de
valeurs, la métaphore de son retour au pays.

Dans toute cette œuvre, il y a aussi une ronde des figures et de leurs ombres, dans
laquelle Zarathoustra est pris lui-même, à l’heure de Midi, celle de l’apparition des
doubles et des fantômes. Il y a une telle abondance de paroles de Zarathoustra, que
parfois l’on ne sait plus vraiment qui parle. Zarathoustra subit une tension entre des
doubles parodiques (le singe, le bouffon, le diable, le dernier homme, l’ombre) et des
doubles transfigurés (Dionysos, le Surhomme). D’ailleurs, la figure de l’homme, « une
corde au-dessus d’un abîme », est décrite comme écartelée entre la bête et le
Surhomme.
Plus subtil, le « Prologue de Zarathoustra » file la métaphore du danseur de corde,
symbole de l’homme perverti par la civilisation, aux prises avec sa peur de l’abîme
que lui communique le bouffon sauteur, mais qui, attentif aux discours de
Zarathoustra, révèle sa volonté de puissance dans sa mort sereine . Cette métaphore
donne lieu à un jeu d’identifications et d’inversions, sur le thème du dépassement de
soi. La métaphore de la corde tendue sur l’abîme se déplace sur la pensée de l’éternel
retour et son danger de tomber, tandis que Zarathoustra devient la figure du danseur de
corde.
De même, dans le Gai Savoir, un déplacement avait attribué la figure de la métaphore
esthétique au type féminin, qui met en question la fausse profondeur de la vérité
métaphysique et morale, et dont le discours participe d’une transvaluation des valeurs.
D’autre part, c’est par la fiction littéraire de son roman Le Baphomet, associant le
nietzschéisme à la migration des âmes et à l’hérésie dans le christianisme, que Pierre
Klossowski est parvenu à donner vie à l’éternel retour, notion impossible à penser et à
énoncer hors d’un cercle vicieux. Au surplus, le blasphémateur et l’hérétique ne sont
pas des athées.
Toutefois, ce rapport métaphorique au langage, pour promouvoir de nouvelles valeurs,
ne reste-t-il pas lui-même dangereux, dans la mesure où il paie un tribut trop lourd à la
métaphysique ?
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III) Néanmoins, seule l’abolition de la représentation dans la langue semblerait


permettre une réévaluation des valeurs.

1) L’abolition de la représentation serait le retour à l’« objectité » de la volonté


par la musique.
Les Fragments posthumes de Nietzsche retrouvent dans une boucle le chaos
créateur de ses premiers écrits. Pour promouvoir de nouvelles valeurs, Nietzsche
semble souhaiter abolir insensiblement le langage de la représentation, au profit
d’une forme de musique qui magnifie les rythmes physiques et physiologiques.
Nietzsche paraît retrouver l’« objectité » de la volonté par la musique selon
Schopenhauer, laquelle pourrait dire la quintessence du monde par un langage
universel, en comparaison duquel les concepts et le langage de la philosophie ont
des limites. La musique est en rivalité ouverte avec la philosophie, suivant
Schopenhauer que Nietzsche approuve quand il dit : « La musique est un exercice de
métaphysique inconscient dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la philosophie. »
(Le Monde comme volonté et comme représentation).
Pour Nietzsche, si l’art musical, comme stimulant de la vie, exprime mieux la
volonté de puissance que le langage, la musique est également capable d’exprimer la
volonté, quand celle-ci est faible, malade, et qu’elle nie la vie. Dans Par delà bien et
mal, Chapitre quatrième (« Maximes et intermèdes »), § 106, Nietzsche dit que, «
grâce à la musique, les passions jouissent d’elles-mêmes ».
Ainsi, Nietzsche applique le critère de sa généalogie aux musiciens et à leur musique,
en distinguant l’affirmation et la négation de la vie, dans le chapitre « Le Voyageur et
son ombre » d’Humain, trop humain, Deuxième partie, § 149 à 169.
Nietzsche critique l’esprit moralisant de la vertu et de l’énergie chez « l’éternel jeune
homme », qui inspire les Lieder de Schumann. De même, les défaillances de la
volonté, chez Hændel et Mendelssohn, expliquent la facilité récurrente de l’un et le
bon goût académique de l’autre. Si Bach annonce la musique moderne tout en restant
tourné vers le Moyen Âge chrétien, Beethoven transfigure les souvenirs d’un monde
meilleur à la manière de Platon, en écrivant « une musique au sujet de la musique ».
En revanche, la musique de Haydn est dépourvue de « passé », et Mozart ne trouve pas
d’inspiration en écoutant la musique des autres, mais en rêvant perpétuellement de
l’intensité de la vie en Italie.
Dans Le cas Wagner, ou « Lettre de Turin — Mai 1888 », Nietzsche incrimine
Wagner, parce que sa musique a un fond nihiliste et destructeur, qui est métaphysique.
Elle produit de l’effet par le génie théâtral, qui lui ajoute une langue gestuelle, dans
une théorie de l’art total qui fait de la musique un simple moyen. En tant que
compositeur lui-même, Nietzsche a éprouvé une pulsion primitive à créer, qu’il a
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sublimée dans une forme de sagesse, alors que Wagner a sombré dans le romantisme
déclinant de la démesure, qui n’apporte plus rien à personne. Il a même produit une
forme de religion de remplacement du christianisme dans Parsifal.
Au contraire, Nietzsche loue la musique de Georges Bizet, parce qu’elle exprime
l’esprit tragique de l’essence de l’amour : « Où suis-je ? Bizet me rend fécond. Tout ce
qui a de la valeur me rend fécond. Je n’ai pas d’autre gratitude, je n’ai pas d’autre
preuve de la valeur d’une chose. »
En réalité, la volonté de puissance et l’éternel retour sont inséparables des
ressources du genre poétique, avec le rythme de sa prosodie, que Nietzsche mobilise
dans le Prologue versifié du Gai Savoir (« Plaisanterie, ruse et vengeance ») et dans
Ainsi parlait Zarathoustra. Nietzsche a toujours composé des poèmes, en dehors de
son œuvre publiée, pour parvenir au « miracle français » du style, auquel aspirait
déjà Schopenhauer. De ce point de vue, la langue française a plus de valeur que la
langue germanique.
À cause de son rythme, la parole de Zarathoustra ressemble à une danse, à un
mouvement qui n’a pas de finalité. Les Dithyrambes de Dionysos, dernier ouvrage
de Nietzsche, sont les chants de Zarathoustra. Les livres d’ Ainsi parlait
Zarathoustra comportent aussi des chants : « Le chant de la nuit », « Le chant de la
danse », « Le chant du tombeau », « Les sept sceaux (ou : Le chant de l’alpha et de
l’oméga) », « Le chant de la mélancolie », « Le chant d’ivresse ».
Les vers de la fin du « Chant d’ivresse » de Zarathoustra, qui constituent le « Chant
de Minuit », marquent le lecteur pour toujours, car ils forment ce que Gilles
Deleuze a appelé une ritournelle : « Ô homme ! Prends garde ! | Que dit minuit
profond ? | (…) | "Mais toute joie veut l’éternité, | — veut la profonde éternité ! " ».
Gustav Mahler a mis en musique le « Chant de Minuit », pour être chanté avec une
voix de contralto, à l’intérieur du Quatrième mouvement de sa Troisième
symphonie en ré mineur.
Les vers de Zarathoustra appellent la musique. C’est pourquoi Richard Strauss a
écrit un poème symphonique d’après l’œuvre de Nietzsche, avec un «  Chant de la
danse » étourdissant de joie, mais sans mettre ses vers en musique dans un Lied. Si
l’on excepte le Socrate d’Erik Satie, qui met directement le texte de Platon en
musique (le Banquet, le Phèdre et le Phédon, traduits avec de belles qualités
littéraires par Victor Cousin), aucune œuvre philosophique n’a directement inspiré
de grands compositeurs, sauf Ainsi parlait Zarathoustra.
En réalité, dans le chant poétique, la musique prime sur le rapport métaphorique au
monde, qu’elle rehausse : « Dans le chant l’homme naturel réadapte ses symboles à la
plénitude du son, tout en ne maintenant que le symbole des phénomènes : la Volonté ;
l’essence est à nouveau présentée de façon plus pleine et plus sensible. » (Fragments
posthumes, Premier carnet).
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Nietzsche utilise les procédés poétiques de l’accélération qui précipite et


tourbillonne, ou du ralentissement qui crée l’attente. Il entrecoupe sa réflexion
d’apophtegmes, qui ont valeur d’aphorismes ou de maximes, et qui participent de
cet effet de ralentissement. À la fin du Troisième livre du Gai Savoir, les paragraphes se
raccourcissent de plus en plus, avec des aphorismes, puis des courtes questions-réponses, pour
arriver à s’approcher de la doctrine de l'éternel retour. De même, dans Ainsi parlait
Zarathoustra, la composition se resserre progressivement, en même temps que le discours de
Zarathoustra se tarit.

Nietzsche se présentait comme un spinoziste. Dans la composition de l’Éthique,


Spinoza utilise le même rythme cinétique que Nietzsche, avec l’alternance du
mouvement continu des propositions, démonstrations et corollaires, et du mouvement
discontinu des scolies polémiques, qui marquent une rupture de ton sur un mode
elliptique. Cette alternance ressemble à un lancer d’affects et d’impulsions
contradictoires, dans le plus petit espace possible qui conserve une unité.
L’intuition musicale originaire du chant se manifeste déjà dans le cri, le cri-souffle
tourbillonnant de ce que la métaphysique nomme « l’âme », le suppôt de la vitalité
de l’individu, et qui exprime les purs vouloirs et les intensités de la volonté de
puissance. Quand Zarathoustra respire le vent frais de la montagne, son « âme éternue,
— et s’acclame en criant : " À ta santé ! " » (« Le retour », Troisième partie d’Ainsi
parlait Zarathoustra). Ou bien le discours philosophique culmine dans l’éclat du rire,
parce que toute chose est éternelle par le renouveau de la vie, et que toute joie « veut la
profonde éternité ».
Le cri-souffle opère une transmutation des valeurs, car en lui le corps et le langage
se réfléchissent l’un dans l’autre. D’ailleurs, l’œuvre de Nietzsche est une voix, à son
origine et à son terme, qui se fait écho dans une circularité. Cependant, l’esthétique des
cris-souffles sera développée par des artistes comme Antonin Artaud, qui appellera
« cruauté » la volonté de puissance, et qui attribuera au théâtre la mission de montrer
cette cruauté en créant une « réalité virtuelle ».
Dans le Gai Savoir, le retournement des valeurs prend pour modèle le renversement
carnavalesque du Moyen Âge, de la fête des fous qui manient l’épigramme.
2) Écouter le silence serait la clé ultime de la transvaluation des valeurs.
Cette abolition de la représentation aboutirait au mutisme de la folie, dans une
interprétation romantique du génie, qui serait une véritable promotion de valeurs. Le
mutisme final de Nietzsche, qui avait dissout son identité, après avoir envoyé une carte
postale signée « Le Crucifié », serait l’expression ultime de sa philosophie et son
accomplissement, par delà raison et déraison.
Certains passages de l’œuvre de Nietzsche annonceraient son mutisme terminal. Dans
« L’heure du plus grand silence » d’Ainsi parlait Zarathoustra, à la fin de la Seconde
partie dont le thème principal est la volonté de puissance, Zarathoustra fait silence
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UNIVERSITE DE POITIERS
SCIENCES HUMAINES ET ARTS
Master 2 de Philosophie
UE1 Philosophie allemande 2 : Nietzsche et la question des valeurs
Gérard GRIG

pour laisser parler les choses, qui pourraient dire leur souffrance, avec nos propres
mots.
Cela annonce le thème central de la Troisième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra.
Dans « Le retour », Nietzsche dit même que le silence écoute : « Ô bienheureuse
solitude qui m’enveloppe ! Ô pures odeurs autour de moi ! Ô comme ce silence fait
aspirer l’air pur à pleins poumons ! Ô comme il écoute, ce silence bienheureux ! ».
En écoutant le silence, qui a la signification d’une conscience universelle et divine
dans les philosophies persane et indienne, le philosophe apprend aux choses à parler,
parce leurs mots et les siens ont le même poids de réalité et la même valeur.
En cela, Nietzsche reprend la tradition présocratique et stoïcienne de la théorie du
langage, selon laquelle les énoncés ne sont ni vrais, ni faux, mais toujours réels, parce
qu’ils sont emportés comme toutes choses dans le flux du devenir du monde. En outre,
Nietzsche anticiperait le tournant linguistique de la philosophie du langage
contemporaine, qui a réactivé cette tradition antique.

Dans la pensée de Nietzsche, le langage et les valeurs sont l’expression de la vie.


Toutefois, le naturalisme de Nietzsche n’est pas un matérialisme, car le corps ne peut
se penser que dans son unité avec l’esprit, qui objective les affections du corps dans
des concepts, des valeurs et des mots. L’esprit est la résonance du conflit des forces
d’un individu singulier. Nietzsche défend donc un certain humanisme, car l’homme se
réalise et se surmonte en sublimant les affections de son corps par une nouvelle forme
d’idéal. De même, préparer l’avènement d’un homme libéré des présupposés chrétiens
vise la volonté de croyance dans le christianisme, et non son contenu. Jésus n’est pas
saint Paul, bien qu’il ait manqué sa mort. En outre, la volonté de vérité est aussi une
forme de la volonté de puissance, même si la vérité n’a pas de fondement
métaphysique et moral. La représentation de la vie par le langage de l’art poétique,
musical et dramatique pourrait donc ouvrir la voie d’une transvaluation de toutes les
valeurs, à condition d’user des ruses du charme et du style, pour éviter les pièges
ultimes de la métaphysique et de la morale.

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