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Gérard GRIG
Master 1 Philosophie 11/05/2020

Université de Poitiers – UFR-SHA

Al-Fārābi et la médiation de l'intelligence collective à l'époque


médiévale

L’intelligence collective est la capacité d’une communauté à réaliser une œuvre


complexe en synergie, par de nombreuses interactions, malgré le point de vue limité
de ses membres sur la totalité du projet et sur leur monde commun. En ce sens,
l’intelligence collective est une médiation entre les consciences humaines. Elle trouve
son origine dans la synthèse plotinienne de la pensée gréco-arabe, la falsafa, dont le
Persan Al-Fārābī (IXème-Xème siècles) a jeté les bases, et qui sera médiatisée par ses
successeurs, que sont Avicenne (Xème-XIème siècles) et Averroès (XIIème siècle). Or,
dans notre monde contemporain, interconnecté grâce aux nouvelles technologies de
l’information et de la communication, le modèle de cette médiation en réseau
semble être une véritable prophétie de la philosophie d’ingénieur. Cependant, si cet
élément démonique rapproche l’homme de Dieu, ce système à base d’émanation
sans contact ne nécessite-t-il pas un Tiers, extérieur à la psychologie et à la
cosmologie ? Ainsi, l’intelligence collective d’Al-Fārābī est le moyen de
l’harmonisation de sa doctrine de la connaissance, qui pourrait se suffire à elle-même
(I). Néanmoins, l’intelligence collective est une représentation de l’univers fondée sur
une cosmologie des Intelligences séparées (II). En vérité, un idéal politico-éthique
assure la réalisation de la médiation de l’intelligence collective (III).

I) L’intelligence collective d’Al-Fārābī est le moyen de l’harmonisation de


sa doctrine de la connaissance, qui pourrait se suffire à elle-même.

A) L’ntellect unique et le processus cognitif.

Dans le Livre de l’harmonisation des opinions des deux sages  : Platon le


divin et Aristote, Al-Fārābī fait une synthèse originale de l’empirisme
aristotélicien et de la théorie platonicienne des Idées.
L’intellect humain, distinct des sens externes, est défini comme une
substance pensante, et non plus comme une faculté de l’âme qui a une
fonction.

Il n’y a qu’un seul intellect, avec des étapes dans le processus cognitif.
L’intelligence est une puissance réelle, apte à recevoir
intentionnellement les réalités intelligibles. Elle est une tabula rasa.
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C’est en ce sens que l’intellect est quadripartite et hiérarchisé. Il est


agent, en acte, acquis et possible.

L’intellect agent est séparé et commun. Il est transcendant, sans être le


Dieu-moteur premier. Il nous donne les notions abstraites, qui dérivent
de lui-même ou de l’expérience. Il est donc le principe actif qui peut
abstraire et ôter aux concepts leurs images sensibles.

L’intellect agent devient en acte, quand il applique à l’intellect possible


les formes intelligibles qu’il produit.

L’intellect possible constitue ce qu’Averroès (XIIème siècle) appellera


l’intellect matériel, ou hylique, afin de préciser la pensée héritée d’Al-
Fārābī.
En tant que forme du corps, il est également séparé. On peut l’appeler
âme ou esprit, et il est une partie d’une Âme universelle, qui a la nature
pour faculté.
L’intellect possible est patient, mais il subit une passion au sens large, car
il n’y a pas de communauté de matière entre l’agent et le patient.
Il existe une passion de l’intelligible, comme il y a une passion du
sensible.

Entre l’intellect agent séparé, et l’intellect possible, se situe l’intellect


acquis (mustafād, adeptus), qui est la réalisation de l’intelligence
collective. Al-Fārābī le définit dans son Epître sur l’intellect (Risāla fī
ma’ānī al-’aql, De intellectu et intellecto).

L’intellect acquis est donc à la jonction de la connaissance tirée du


sensible, propre à l’intellect possible, et de l’intuition intellectuelle, qui
est l’illumination de l’intellect agent. Par l’intellect acquis, l’âme humaine
s’unit à l’intellect agent séparé.

Dans son Traité de l’entendement, commentaire du De Anima d’Aristote,


Al-Fārābī affirme : « L'intellect actif brille d'une sorte de lumière sur le
passif, par lequel le passif devient réel (aql bil-fi’l) et l'intelligible en
puissance devient intelligible en acte. En outre, l'intellect actif est une
substance distincte, qui, en allumant les phantasmes, fait qu'ils soient en
fait intelligibles. ».

L’intellect acquis est le couronnement de l’intellect humain en acte pour


penser tout ce qu’il y a à penser, en se conjuguant à l’intellect agent.

Le syncrétisme alexandriniste de la pensée gréco-arabe rapproche


l’intellect acquis du daimôn socratique, à la fois personnel et divin, qui
serait aussi assimilable à l’âme rationnelle et hypostasiée de l’homme
dédoublé, à son genius ou à son animus (noûs).
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D’un autre point de vue, on pourrait également interpréter la théorie de


la connaissance d’Al-Fārābī comme une critique de l’idéalisme, et la
détacher de la métaphysique et de la théologie, qui deviendraient
inutiles.

B) L’interprétation matérialiste et technologique de la pensée


farabienne.

Selon Plotin, l’Un est Dieu, mais il est intelligence et non volonté. Il est
uniquement tourné dans sa propre direction, et il est indifférent aux
particuliers du monde émanant de lui par l’effet de sa perfection.
Or, même si les penseurs gréco-arabes ne séparent pas le savoir de la foi,
on peut estimer qu’ils ont initié une forme de critique spinoziste, de
nature matérialiste, et pratiquement panthéiste, à partir du système
plotinien, en assumant les conséquences de celui-ci.

En effet, de l’Un qui est le Parfait, on pourrait ne retenir que la Lumière


qui émane de lui et qui nous illumine jusqu’au fond de l’âme.
En conséquence, l’homme ne connaît pas le Premier Moteur qui rend le
monde possible. Mais bien que l’homme ne possède pas la réalité, il peut
la refléter dans ses pensées, sous le contrôle de la philosophie. En cela, il
rejoindrait une forme de pensée universelle, produit de l’univers et de
ses conditions.

Il y aurait ainsi un matérialisme de l’intelligence philosophique, dans la


pensée gréco-arabe. D’ailleurs, dans sa Sixième Méditation, Descartes,
ayant utilisé l’intellect matériel d’Averroès, en penchant pour
l’interprétation qu’en faisait son disciple Regius, évitera de peu le bûcher
en Hollande, à la suite de la condamnation des théologiens calvinistes.
Pour eux, le matérialisme était la voie qui menait à l’athéisme.

Une analyse marxiste de la pensée gréco-arabe considèrerait que dans


l’empire musulman, le despotisme asiatique de l’appareil d’État, comme
l’absence de propriété foncière, et donc de bourgeoisie tierce, expliquent
le déclin progressif de la falsafa au profit des forces théologico-
politiques. D’ailleurs, comme penseur politique héritier de Platon, et
prédécesseur d’Ibn Khaldūn, Al-Fārābī militait pour la restauration du
Califat qui, en se désintégrant, revenait à la féodalité.

D’un point de vue strictement philosophique, la critique farabienne


s’appuie sur la notion d’acquisition.
Paradoxalement, cette notion provient de la théologie dogmatique d’Al-
Ash’arī (IXème-Xème siècles), au sein de la scolastique musulmane, ou
kalām. Néanmoins, ce paradoxe n’est qu’apparent, car le kalām et la
falsafa entretiennent des rapports complexes, très éloignés du dialogue
de sourds que l’on a supposé entre eux.
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Ainsi, dans son Livre lumineux (Kitāb al-Luma), Al-Ash’arī argue que
l’homme, dépourvu de libre arbitre, fait l’acquisition de l’essence que
Dieu lui donne. S’il la refuse, il agit contre sa nature.

Or, pour acquérir l’intelligence, l’homme se sert de l’imagination, qui


permet à la pensée de refléter la réalité. Avant de recevoir le sceau de
l’intelligence divine, la tabula rasa de l’intelligence humaine reçoit
l’écriture des cinq sens, source des images et des souvenirs.

L’interprétation matérialiste de l’intellect acquis met l’accent sur l’origine


sensible de la connaissance, notamment grâce à l’imagination.
Au XXIème siècle, d’un point de vue similaire, une autre interprétation,
issue de la technologie la plus avancée, est possible.

En effet, si la philosophie est achevée, depuis Aristote, s’il ne reste plus


qu’à la compiler, il existe aussi une forme de compilation propre à la
technologie moderne, qui est celle des machines programmables.
On pourrait envisager l’intellect agent comme une intelligence collective,
virtuelle et en réseau, dotée d’une mémoire sans délai d’expiration, à
laquelle les intelligences humaines sont naturellement connectées.
D’ailleurs, chez les platoniciens et les stoïciens, il y a déjà une forme de
restauration de données, qui adviendra après l’apocalypse, et qui
s’appelle l’apocatastase.

Al-Fārābī aurait initié la théorie d’une forme machinique d’intelligence


commune, accessible à chaque homme, et continuée par Averroès dans
son Grand Commentaire du De Anima d’Aristote.

D’un certain point de vue, cette interprétation anthropologique de


l’intellect agent redonne à celui-ci, sur un mode virtuel et non
transcendant, un caractère de séparation, d’unicité et d’universalité, que
lui ont contesté les médiévaux latins pendant la querelle de l’Averroïsme,
incapable selon eux de justifier la pensée individuelle (« cet homme
pense » ou hic homo intelligit).

En principe, ce projet anthropologique, pour les intellectuels collectifs


des mondes virtuels, est humaniste. Il s’écarte de la religion laïcisée de la
cybergnose. D’ailleurs, ce projet a une éthique du lien social, qui
n’accorde pas de réalité en soi aux mondes virtuels, lesquels ne sont que
l’expression d’êtres humains.
L’Hypercortex de l’intelligence collective pourrait être le point Oméga de
Teilhard de Chardin.

D’autre part, bien que son interprétation diverge de celle du « conscient


collectif » de l’ingéniérie du XXIème siècle, qui n’est pas celui de la
théorie marxiste, Sigmund Freud a revalorisé l’intellect agent des
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péripatéticiens de langue arabe, en le définissant comme un « ça pense »


qui préfigurerait l’inconscient.

Il reste qu’il semble impossible de détacher de son fondement propre la


théorie de la connaissance des penseurs gréco-arabes.

II) Néanmoins, l’intelligence collective est une représentation de l’univers


fondée sur une cosmologie des Intelligences séparées.

A) Émanation et théorie de la connaissance.

Pourtant, l’harmonisation de la doctrine de la connaissance d’Al-Fārābī,


au moyen de l’intelligence collective, ne peut se suffire à elle-même.
Ainsi, au Chapitre VII du Traité des opinions auxquelles adhèrent les
habitants de la cité idéale, Al-Fārābī reprend l’effusion lumineuse de l’Un
décrite par Plotin dans les Ennéades, V, 1-6.

Plotin lui-même avait repris la définition de la Métaphysique d’Aristote


(Lambda, 9, 1074 b) : « L’intelligence suprême se pense donc elle-même,
puisqu’elle est ce qu’il y a de plus excellent, et sa Pensée est pensée de
sa pensée. ».

En réalité, l’intelligence collective, définie par la théorie de la


connaissance, est inséparable d’une émanation (fayd) à partir de l’Un et
du Bien, dans laquelle l’intellect divin est une substance productive.

C’est la lumière de cette intelligence divine qui fait voir les couleurs du
monde à travers le filtre diaphane de l’intellect matériel, âme séparée du
corps dont la connaissance spéculative est à base de phantasmes de
l’imagination. Par son émanation, l’intellect agent informe ensuite
l’intellect acquis, ou intelligence collective réalisée, par le truchement de
l’intellect matériel, ce qui nous fait connaître les autres êtres, en
commun avec les autres âmes.

Chez Al-Fārābī, la métaphysique aristotélicienne est « plotinisée » grâce à


la Théologie du Pseudo-Aristote, qui n’est qu’une paraphrase des
Ennéades de Plotin.
Ainsi, dans la procession de Plotin, reprise par la pensée gréco-arabe,
l’émanation est fondée dans le dynamisme même de son Identité
absolue. L’Un est Essence, Substance et Être du Premier. Al-Fārābī
précise que les Attributs premiers ne concernent que l’Unité divine.

C’est pourquoi il est impossible de séparer l’Âme universelle, ayant la


nature comme faculté, de la cosmologie d’Al-Fārābī, qui est aussi une
cosmogonie, si l’on veut lui conserver tout son sens.
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La théorie de l’intellect agent se double même d’une angélologie. Celui-ci


peut être appelé l’Ange.

L’intellect agent se rapproche donc du Dieu de la métaphysique.


Au terme de l’émanation, dans le monde sublunaire, l’intellect agent est
l’une des intelligences séparées dans la neuvième sphère translucide des
êtres intelligibles dérivant de Dieu.

Dans cette cosmogonie, l’intellect acquis, ou intelligence collective


réalisée, est la médiation entre le monde sublunaire et le monde céleste.

Avec la première intelligence, l’Un absolument transcendant amorce un


processus d’engendrement qui n’est pas une création. L’émanation, à
base de causalité de la pensée, engendre continûment une cascade
d’intelligences.

Ainsi, la première intelligence, en pensant son principe (l’Un), produit la


deuxième intelligence. En même temps, quand elle se contemple elle-
même, la première intelligence engendre la sphère translucide du
premier ciel, où il n’y pas de corps céleste, pour l’être de la deuxième
intelligence.
Cette procession se poursuit jusqu’à la dixième intelligence, qui a la lune
comme planète, avec un emboîtement successif des sphères translucides
et de leurs corps célestes (les étoiles fixes pour le troisième intellect, puis
Saturne, Jupiter, Mars, le soleil, Vénus, Mercure, et enfin la lune).
La dixième intelligence devient alors l’intellect agent de la neuvième
sphère, qui est le monde sublunaire.
La métaphysique d’Al-Fārābī repose donc sur une cosmogonie de l’Âme
universelle, qui a la nature pour faculté.

Néanmoins, Al-Fārābī affirme que la Métaphysique est la science des


étants plutôt que celle du Premier Moteur. Son système cosmologique
est de nature ontologique.

Certes, on doit à Al-Fārābī d’avoir placé la Métaphysique au sommet du


Corpus d’Aristote, mais en vérité il mettait surtout l’accent sur le passage
de la métaphysique à la physique, et donc sur l’étude de la nature, qui
permet de comprendre l’acte divin de l’émanation, davantage que sur
l’étude des sciences religieuses.

Ainsi, dans le domaine de la connaissance théorétique, le divin atteint le


fond de l’âme, grâce à l’illumination de l’intellect agent de la neuvième
sphère translucide, à l’issue d’une cascade d’émanations.
Al-Fārābī oppose cette illumination à celle du soleil pour la chauve-souris.

Ensuite, il convient à l’homme de remonter la cascade des dix


intelligences émanées de l’Un, pour s’unir à lui. En effet, dans la
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procession de l’émanation, les neuf cieux sont l'échelle de la descente,


tandis les dix Intellects constituent le câble de la remontée.

B) La dialectique ascendante d’Al-Fārābī.

La science démonstrative permet de remonter la cascade des dix


intellects, qui n’en forment qu’un, dans la mesure où ils émanent de l’Un.

Elle est une propédeutique à la Métaphysique, qui est son fondement.

D’autre part, la pensée gréco-arabe reconnaît l’importance de l’analogie


et de la métaphore, liées au pouvoir de l’imagination dans la
connaissance théorique et pratique. Ainsi, les falāsifa ont élargi la
Logique d’Aristote à la Rhétorique et à la Poétique, afin d’intégrer la
métaphore, forme de transfert (naqla), à la science démonstrative.

En vérité, l’école de logique (mantiq) de Bagdad pense une forme


d’universel composite. La métaphore, à laquelle on peut associer la
catachrèse, reçoit alors une promotion épistémique, grâce à sa densité et
à son ambivalence de sens. Comme figure de comparaison abrégée qui
omet le signe de la comparaison, elle est assimilable à une opération
logique.

La métaphore pourrait aussi bien prendre la forme de l’analogie de l’Être.

Cependant la méthode de démonstration de la falsafa est principalement


la dialectique, qui n’est pas associée à la sophistique, dont la dialectique
nous protège.

Sous sa forme éristique, qui est la plus excellente, la dialectique est un


concours cognitif qui renforce la coopération des citoyens, en même
temps qu’elle affermit leurs croyances quand elles sont vraies. En fuyant
les extrêmes, en recherchant la norme et le juste milieu par la prudence,
la dialectique permet même de changer le caractère de l’être humain.

D’ailleurs, il est impossible d’échapper à la controverse publique dans


l’Antiquité, quand on émet une idée nouvelle, et son issue peut être
mortelle. Pourtant, il y a généralement un plaisir à la discussion dans
l’éristique antique, quand les participants ont la même capacité à
contester et la même connaissance de l’art dialectique.

C’est ce plaisir que redécouvrent les péripatéticiens arabes.

Al-Fārābī pratique la dialectique à l’antique, dans le cadre d’une


didactique du dialogue comme art de la dispute rationnelle et ouverte,
qui conduit à la vérité et au bonheur. Pour lui comme pour Aristote, la
recherche du bien passe par un « bien réfléchir ».

Néanmoins, en politique Al-Fārābī admet l’utilité de la stratégie et du


mensonge, et il reconnaît que la capacité de Thrasymaque, de manipuler
les opinions et les passions qui couvent dans la Cité, peut aussi servir à
les calmer.
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Dans De l’obtention du bonheur, et dans ses Commentaires des œuvres


logiques d’Aristote, dans lesquelles les médiévaux arabes incluaient la
Rhétorique et la Poétique, Al-Fārābī définit la dialectique, ou jadal,
comme « quatrième philosophie » qui n’est plus seulement la
propédeutique de la philosophie apodictique, bien qu’elle soit
changeante et adaptée à son public.

La dialectique forme des syllogismes à partir d’hypothèses


communément acceptées, alors que l’apodicticité est auto-suffisante et
ne requiert que des preuves.

Comme la médecine, la dialectique est un art réflexif qui applique des


connaissances à des cas particuliers, par le procédé d’inférence
déductive. Si les opinions communes contiennent des mensonges ou des
erreurs, la dialectique permettra de les vérifier, mais elle pourra aussi
bien partir d’idées probables ou d’idées innées.

L’éristique antique, que les médiévaux arabes pratiquent, et dont la


victoire individuelle n’est pas le but ultime, veille à maintenir un niveau
égal de connaissances, dans la dialectique et dans un domaine donné,
entre les adversaires en présence.

En effet, dans cette optique, l’éristique raterait son but, quand le plus
faible donne raison au plus fort parce qu’il est le plus fort, alors qu’elle
est une formation et une préparation des citoyens à la connaissance du
vrai et à la sociabilité.

La supériorité de l’adversaire pourrait être due à l’esprit et à la


perspicacité, tandis que son infériorité s’expliquerait par l’inattention.

En réalité, il n’y a ni force ni faiblesse dans un différend. On atteint la


vérité ou on ne l’atteint pas, et il faut accepter de ne pas en sortir
toujours vainqueur.

Instituée par Al-Fārābī en « quatrième philosophie » à part entière, la


dialectique est le moyen d’accéder en commun à des vérités premières.
L’art de la dispute devrait toujours être un moyen rigoureux d’approcher
ensemble de la vérité apodictique, en partant des opinions du sens
commun, dans le but ultime de perfectionner la vertu et de faire le
bonheur du genre humain, ici-bas et dans l’au-delà.

Dans le domaine juridique, l’application de principes généraux à des cas


particuliers est la méthode de la jurisprudence civique. En cela, la
dialectique permet un progrès de l’esprit, ainsi que de la Cité destinée à
être cosmopolite.
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III) En vérité, un idéal politico-éthique assure la réalisation de la médiation


de l’intelligence collective.

A) L’idéal éthico-politique de la Cité vertueuse.

Tant que l’on reste dans les domaines de la psychologie et de la


cosmologie, la médiation de l’intellect reste incertaine.

Pour se réaliser, la médiation de l’intelligence collective a besoin d’un


idéal politique où la contemplation serait le principe ultime de l’action
humaine. En tendant à s’identifier à l’intellect agent, l’action humaine
ferait accéder l’homme à la félicité.
Il existe donc une relation nécessaire entre politique, métaphysique et
cosmologie.

Pour les penseurs gréco-arabes, comme pour Aristote, la recherche du


bien est celle d’un « bien penser » qui ressortit à l’intelligence cosmique.
Il existe un lien entre éthique et théorie du bonheur, d’une part, et
théorie de la connaissance d’autre part.

Cependant, le « bien penser » est conditionné par un projet politique, de


sorte qu’il y a un lien indissoluble entre l’intelligence politique et
l’intelligence cosmique.
Il s’agira de penser ensemble l’utile collectif et le bien en soi, dans le but
de faire advenir, de manière progressive et infinie, l’identité de
l’intelligence de l’homme et de l’intelligence d’une sphère.

La pensée politique d’Al-Fārābī vise à conserver au pouvoir temporel son


autonomie par rapport au pouvoir spirituel. Il appartient même au
législateur de définir ce qu’est une religion vertueuse.

Cependant, en principe les lois humaines, qu’elles ressortissent au droit


positif, convention formulée par le législateur, ou au droit canonique,
issu de la révélation, sont le reflet d’un ordre universel. Elles reflètent la
nature des choses, en étant un analogue de la loi éternelle, hors de la
volonté de tout législateur.
D’ailleurs, le plan de la Cité parfaite, dotée d’un édifice religieux en son
centre, reproduit la cosmogonie concentrique de l’univers, avec ses sept
planètes.

Cependant, il appartient au gouvernement d’implanter la vertu dans le


cœur des citoyens, dans un mélange d’éthique et de politique.
Héritier d’une tradition philosophique qui réfléchit aux conditions
morales d’une âme saine, au moyen d’un modèle psycho-politique, Al-
Fārābī, auteur d’un Compendium des Lois de Platon, est le premier
penseur gréco-arabe à opérer une transition de la pensée morale à une
pensée politique.
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On peut affirmer qu’Al-Fārābī est le fondateur de la philosophie politique


dans la pensée médiévale du monde musulman.

Cette philosophie politique emprunte aussi son modèle à la médecine.


En effet, le gouvernant qui légifère est le guérisseur de l’âme humaine.
Dans ses Fusūl Muntaza’a, ou Aphorismes choisis, Al-Fārābī établit la
primauté de la santé de l’âme, liée à la vertu, et qui conditionne à la fois
la santé du corps et celle du corps politique de la Cité, laquelle est
conçue comme une totalité et non comme une somme d’individus.
Toutefois, la réciproque est aussi vraie. La santé du corps politique,
comme celle du corps, sont garantes de la santé de l’âme, qui réside dans
l’état de perfection causé par la vertu.

C’est dans cette optique que seront définis les buts et moyens du
gouvernement, qui sont les principes universels de la philosophie
politique. La volonté du législateur intervient donc, mais pour créer et
entretenir un idéal éthico-politique, qui a pour but d’assurer le salut de
l’homme, ici-bas comme au-delà.

C’est pourquoi cet idéal inouï transcende aussi bien la loi humaine, qui
traduit les intérêts terrestres de l’homme, que la loi divine, qui concerne
les intérêts de l’homme dans l’au-delà.

Il appartiendra donc au Roi-Philosophe comme au Philosophe-Roi, de


faire accéder les âmes à leur salut, par une « remontée » à partir de la
dixième intelligence.
Le guide des citoyens-croyants n’est donc pas obligatoirement le
Prophète, qui d’ailleurs ne devrait pas proposer un modèle concurrent
d’organisation de la Cité, basé sur la religion.
À cet égard, il convient de distinguer la religion comme entité politique
(milla) de la religion en tant que foi (dīn).

Néanmoins, pour Avicenne, successeur d’Al-Fārābī, ce guide n'est autre


que le Prophète, ou plutôt le Prophète-Philosophe, car il possède lui-
même toutes les qualités des philosophes, en plus des siennes propres. Si
le Prophète-Philosophe d’Avicenne peut avoir une connaissance
surnaturelle, elle ne lui vient que de l’illumination philosophique de
l’intelligence divine.

En aucune manière Avicenne, continuateur d’Al-Fārābī, n’était d’accord


avec les traditionalistes de la doctrine juridico-théologique, qui
donnaient curieusement la préséance à l’Imam (imām) sur le Prophète,
car ce dernier ne ferait que révéler et enseigner le secret de l’Imam, chef
de prière et premier émané de Dieu en souvenir des douze Imams
(a’imma), successeurs immédiats de Mahomet, dans le shi'isme duo-
décimain.
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D’ailleurs, ces douze Imams sont les auteurs des ajouts des
commandements les plus contestés de la loi islamique, dans les hadiths
(ʾahādīṯ) de la Sunna.
Le même reproche a été fait aux ajouts des enseignements des Apôtres
de Jésus-Christ.

En ce qui concerne le gouvernant, il ne saurait régner, même par la


volonté divine, s’il est un homme tyrannique, qui n’a pas le
gouvernement de lui-même.
La vertu de la personne du gouvernant-législateur est donc garante de la
vertu de la Cité. Dans une allégorie développée dans Les Opinions des
habitants de la cité parfaite, Al-Fārābī situe dans le cœur du chef les
qualités civiles et religieuses qui se reflètent dans le cœur de l’organisme
social. Le modèle du chef, comme clé de voûte du système politique, est
l’Empereur Marc-Aurèle islamisé.

Du vivant d’Al-Fārābī, le Califat a amorcé son déclin au début du Xème


siècle, après le règne d’Hārūn ar-Rachīd, le Calife des Mille et Une Nuits.
La pensée politique d’Al-Fārābī vise concrètement à restaurer ce Califat,
apte à promouvoir le paradigme du gouvernement éthico-politique.

D’autre part, comme la Cité Vertueuse est un idéal de gouvernement


politique, elle révèle les imperfections des cités réelles.
Ainsi les modes de vie imparfaits des cités sont dirigés par la recherche
de la richesse, des plaisirs, des honneurs et de la domination, quand on
les voit sous l’angle de l’ignorance. Il y a d’autres perspectives à
examiner, comme celle de l’immoralité, de la versatilité et de
l’égarement.
Il conviendrait alors de s’interroger sur la place du Philosophe dans la
Cité imparfaite.

Selon Al-Fārābī, sans purification dans la Cité, et avec le seul secours de


la Réminiscence, les âmes n’accèdent pas nécessairement à
l’immortalité, qui est le vrai bonheur et la vision ultime de la vérité. Pour
lui, l’immortalité de chaque âme sans purification est un racontar de
sorcière. Cela fera débat, dans la tradition gréco-arabe.

En outre, il importe de définir les règles de l’innovation qu’entraîne


l’application de la loi aux cas particuliers, par le législateur.
La jurisprudence est ainsi la science des cas particuliers.

L’application des lois naturelles à des cas particuliers produit les lois
humaines du droit positif. Or la théologie scolastique musulmane du
kalām voudrait produire ces mêmes règles de droit civique en s’appuyant
sur la loi révélée, sans suivre la voie de la raison discursive des falāsifa,
mais tout en lui empruntant un mode d’argumentation intellectuelle.
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En ce sens, la théologie scolastique musulmane est à la fois la science des


bases de la religion (‘ilm al-kalām), la jurisprudence islamique (al-fiḳh al-
akbar) et la science de la parole (‘ilm usūl ad-dīn).

Or Al-Fārābī, ancien juge islamique passé à l’étude de la philosophie


grecque, dénie une compétence universelle à la loi divine, en tant qu’elle
serait intégralement positive par la volonté de Dieu.

Ainsi, la jurisprudence, dans le cadre du droit positif, est essentiellement


liée au problème du premier législateur et de ses successeurs, abordé par
Al-Fārābī dans Le livre de la religion (Al-Milla) et dans le Compendium des
Lois de Platon.

La jurisprudence consiste à appliquer des règlements du premier


législateur aux nouveaux cas, par lui-même ou par son successeur.
Néanmoins, les lois ne sont pas des préceptes immuables.
Les lois sont des instances particulières, dépendant des circonstances et
du temps, et déduites de principes pratiques universels du droit naturel,
qui lui ne s’altère pas.

Le gouvernant s’adjoindra un second, à qui il délèguera parfois le soin de


légiférer à sa place, pour bien marquer à l’opinion des citoyens que le
gouvernant ne fait que passer sur terre.

C’est pourquoi la jurisprudence est liée à la nouveauté et à l’innovation,


qui impliquent une stratégie politique et même une justification du
mensonge. De même, dans le domaine de l’herméneutique du texte
religieux, il faudra s’interroger sur la nécessité de révéler le sens caché
des Écritures à la multitude.

Dans le domaine politique, une autre médiation est donc nécessaire, qui
concerne la jurisprudence par le législateur. Dans ce domaine la
médiation entre l’intellect agent et l’imagination est effectuée par
l’intellect patient.

Il reste que le droit civique ne saurait être confondu avec le droit


canonique.

B) Le savoir et la foi.

Cependant, la loi révélée par les Écritures apporte une aide précieuse à la
raison, par le pouvoir de l’image.
Avec l’imagination, la pensée politique se combine à la prophétologie.
En ce sens, l’Imam-philosophe pourrait incarner la médiation politique,
mais ce n’est pas obligatoire.
Néanmoins, jusqu’à quel point les penseurs gréco-arabes avaient-ils une
pratique extérieure de l’islam ?
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Master 1 Philosophie 11/05/2020

Tout en admettant la véracité de la Révélation, les plus rationalistes


limitaient le Coran (al-Qorʾān), c’est-dire la récitation du texte sacré, à
une fonction de vulgarisation allégorique dispensée par un chamelier, qui
ne connaissait pas les réalités profondes qu’elle recélait, alors qu’eux-
mêmes avaient d’autres moyens intellectuels pour s’unir au divin dont ils
émanaient.

Dans la pensée gréco-arabes, cela se traduit par une critique de la


théologie, celle de la scolastique musulmane, le kalām.
Pour la plupart des Gréco-Arabes, les théologiens kalamites sont un Tiers
inutile et nuisible, entre la multitude et la philosophie, mais avec lequel il
faut trouver un modus vivendi.

En vérité, les théologiens musulmans du kalām, qu’ils soient ash’arites ou


mu’tazilites, utilisent aussi les méthodes de la dialectique, bien que leur
but ne soit pas le même que celui des falāsifa.

Pour ces penseurs gréco-arabes, le savoir et la foi ne s’opposent pas.


Ou alors le débat entre eux deux est l’envers d’un autre débat, comme
celui de la compatibilité entre la grammaire arabe et la logique grecque,
ou celui portant sur la création du monde, le libre arbitre et la
prédestination.
La pensée gréco-arabe postule un accord de principe avec la religion, car
les falāsifa concilient les différences et les antagonismes, à la manière de
Hegel. En effet, ils mettent en œuvre une logique de la combinatoire, qui
repose sur des rencontres. Au surplus, dans les sciences de la nature,
tout est mélange.

Pour la falsafa, comme notre pensée hérite d’autres pensées, il y a un


progrès collectif et insensible des connaissances. Pour bien philosopher,
il convient donc de faire une imitation raisonnable des Grecs. Concilier
philosophie et religion revient à faire une synthèse d’Aristote et de
Platon. C’est pourquoi, dans la pensée gréco-arabe, la dialectique est
l’outil privilégié de l’union des contraires.

De même, la raison pratique est illuminée par l’intelligence divine, grâce


aux images contenues dans les textes religieux.
C’est pourquoi le Prophète dans la Cité, tout en restant à sa place, doit
être doué d’une imagination parfaite.
Al-Fârâbî explique ainsi la prophétologie par l'intellect acquis, réalisation
de l’intelligence collective grâce à l’imagination. La pensée prophétique
comprend la réalité, parce que sa pensée la reflète d'une manière très
élevée.

À Bagdad à l’époque médiévale, le centre intellectuel et culturel est la


Maison de la Sagesse. La raison philosophique est la sagesse (hikma), en
connexion avec la loi religieuse librement examinée.
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La sagesse a donc un sens rationnel, pratique et religieux, de sorte qu’il


n’y a pas d’opposition véritable entre la Raison et la Foi.

Tantôt les thèses de la falsafa s’opposent à celles du kalām, tantôt elles


les rejoignent. Il n’y a pas d’homogénéité totale dans le camp des
falāsifa, non plus qu’il y en aurait dans celui des théologiens.

Chez les théologiens, les thèses juridico-théologiques du traditionalisme


des ash’arites effacent toute contradiction avec la loi religieuse.
De leur côté, les mu’tazilites pratiquent une théologie rationnelle qui
défend le libre arbitre et la thèse du Coran créé.
Il convient de mentionner la secte des mutakallimûn, ces « protestants »
de l’islam qui rejettent l’interprétation littérale du Coran, tandis que les
« Frères de la pureté » forment une franc-maçonnerie d’inspiration
pythagoricienne, dans le courant shi’ite ismaélien, pour confirmer et
corriger la loi religieuse par la philosophie.

En vérité, dans la Perse médiévale, les croyants sont déjà divisés en


sunnites et en shi’ites. Ceux-ci dérivent vers l’illuminisme de la gnose
ismaélienne, qui produira la secte des Assassins. C’est seulement au
XVIème siècle que le shi’isme deviendra la religion d’État de la Perse,
avec la figure de l’Imam infaillible, source de l’autorité spirituelle et
temporelle.
Dans la région de Bagdad où demeure Al-Fārābī, et où vivent aussi des
chrétiens, les païens sont encore majoritaires. Les magistes rendent un
culte à Hermès Trismégiste, qu’ils assimilent à l’Idrīs du Coran, si bien
que leur secte produira l'hermétisme.

Al-Kindī (IXème siècle) aurait été magiste, de même qu’Al-Fārābī aurait


été initié à l’ismaélisme. En réalité, le peuple se méfie des falāsifa, qui
parlent le grec de la culture alexandriniste, et qui sont suspects de magie,
voire d’incrédulité.
À l’époque médiévale, la vie intellectuelle et religieuse de l’empire
musulman est donc complexe. Il s’est morcelé en califats, en bordure
desquels la philosophie gréco-arabe a prospéré. L’historien, comme
l’historien de la philosophie, se garderont de tout malentendu et de tout
anachronisme. Dans ce contexte, on ne saurait parler d’un « Islam des
Lumières ».

De même, une lecture hâtive des textes pourrait exagérer la réalité du


dialogue de sourds entre kalām et falsafa, que le mysticisme soufi aurait
résolu.
En effet, si les théologiens empruntent des outils conceptuels aux
philosophes, ceux-ci en retour en empruntent également à ceux-là.
Ainsi, dans son Court Traité sur les méthodes de raisonnement des
théologiens, Al-Fārābī défend l’utilité de la logique comme grammaire
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universelle. Il démontre que les raisonnements mis en œuvre dans la


jurisprudence et la théologie suivent tous une forme logique.

Philosophie et théologie ont donc une méthode commune, qui est le


qiyas, le fait de mesurer, même si leurs procédés rationnels sont
différents.
Par le syllogisme, la philosophie produit des vérités théoriques et
pratiques, à partir des perceptions ou à partir d’elle-même, qu’elle
applique ensuite aux cas particuliers qu’elle rencontre.
Au contraire, la théologie raisonne par analogie, du particulier au
particulier, à partir des vérités révélées du texte sacré.

C’est pourquoi les débats des penseurs gréco-arabes, entre eux et avec
les théologiens, porteront donc davantage sur d’autres problèmes que
celui du dialogue de la Raison et de la Foi, qu’ils n’abordent jamais d’une
manière frontale.

Les médiévaux arabes discutent de l’immortalité de l’âme ou de la


compatibilité de la grammaire arabe et de la logique grecque.
Leurs débats portent également sur le problème de l’affirmation de
l’éternité du monde, sur celui de l’ignorance des particuliers par Dieu, ou
encore sur les énoncés traitant des questions physiques telles que
l’existence de la causalité ou la résurrection des corps liée à l’immortalité
individuelle de l’âme.

Dans chaque cas, il s’agit de concilier des différences et des


antagonismes, au moyen d’une logique combinatoire, et par la
didactique du dialogue conçu comme une dispute rationnelle. Ainsi,
l’occasionnalisme des causes secondes apparaîtra comme l’explication
probable des miracles.

En Orient comme en Occident, les penseurs médiévaux considèrent que


la philosophie a trouvé son achèvement dans le Corpus d’Aristote.
Pourtant, si l’enjeu de la philosophie médiévale reste l’imitation
raisonnable des Grecs, elle fait évoluer la physique d’Aristote avec la
notion d’impetus. De même, elle réhabilite l’atomisme pour concilier
l’éternité du monde et la Création.

En ce qui concerne la mystique, la pensée gréco-arabe a fait évoluer la


doctrine annihilatrice du soufisme.
La pensée gréco-arabe est très influencée par le mysticisme soufi, qui
prend sa source dans la culture préislamique, et qui fait communier
ensemble le courtisan et le bédouin.

Néanmoins, Al-Fārābī n’est pas un pur soufi de l’annihilation, qui a


traversé par l’ascétisme l’épreuve de la dispute intérieure du doute, à la
manière des Persans Sohrawardi (XIIème siècle) ou Al-Ghazālī (XIème-
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XIIème siècles), lesquels ont tourné le dos à la philosophie à l’issue de


cette épreuve.
Cependant, le Tahāfut al-falāsifa d’Al-Ghazālī, ou Destruction des
philosophes, ressemble à une hantise de la philosophie, qui s’éloignerait
d’elle avec le visage tourné vers elle, à cause de la subtilité extrême de
son argumentation et de la profondeur de sa connaissance des doctrines
réfutées. Le Moyen Âge latin l’a considéré comme un éloge a contrario
de la philosophie, que la réfutation La Destruction de la destruction
d’Averroès a contribué à maintenir à l’intérieur du débat philosophique.
De même, mais sans passage par le soufisme annihilateur, la critique de
la philosophie existe aussi bien dans la « robinsonnade » Hayy ibn
Yaqzān1 d’Ibn Tufayl (XIIème siècle), qui préfère l’allégeance coranique à
la Loi et à la coutume, plutôt que les illuminations de la falsafa advenues
sur une île déserte, mais qui sont détaillées avec un intérêt certain.

Au contraire, le soufisme d’Al-Fārābī est un soufisme postural de l’amour,


qui s’exprime dans des formes artistiques, davantage qu’un soufisme
silencieux du mantra et de l’appel de Dieu.

La médiation de l’intelligence collective, initiée par Al-Fārābī dans la pensée gréco-


arabe, rencontre une aporie, car en remontant la cascade des dix Intellects de sa
cosmologie, la pensée humaine finit par épouser l’intelligence divine. À la fin de la
remontée des intelligences, l’Un, qui n’est déjà qu’un simple moteur passif, semble
devenir un Deus sive Natura spinoziste. L’intellect humain se suffit alors à lui-même
comme reflet absolu de la Nature. Quant à l’intuition prophétique, qui est pourtant la
« clairvoyance (kahana) dans les choses divines », au moyen de l’imagination, elle
donnerait à penser que les choses divines sont en vérité la réalité. On comprend
donc pourquoi l’ingéniérie technologique du XXIème siècle prend comme modèle la
pensée gréco-arabe, dont le pragmatisme commercial et maritime avait fait traduire
les œuvres scientifiques d’Aristote. D’ailleurs, chez Al-Fārābī, la notion centrale de
naqla est à la fois transmission et évolution, ce qu’il comprenait également pour la
religion. Néanmoins, le savoir farabien reste inséparable de la médiation d’un idéal
éthico-politique. Il se fonde nécessairement dans une métaphysique, comme
continuera à le faire celui des savants néo-thomistes du XXème siècle, héritiers des
médiévaux latins. Avec les Byzantins, les Gréco-Arabes ont été des passeurs pour
l’Occident latin, ce qui a entraîné des conflits dans l’Université.

1
Au programme de l’Agrégation de Philosophie de 2020.

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