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Cours et travaux de Michel Foucault

avant le Collège de France

La Sexualité.
Cours donné à l’université de Clermont-Ferrand (1964)
suivi de
Le Discours de la sexualité.
Cours donné à l’université de Vincennes (1969)
Édition établie, sous la responsabilité de François Ewald,
par Claude-Olivier Doron
2018

Binswanger et l’analyse existentielle


Édition établie, sous la responsabilité de François Ewald,
par Elisabetta Basso
2021

Phénoménologie et Psychologie
1953-1954
Édition établie, sous la responsabilité de François Ewald,
par Philippe Sabot
2021
Dans la même collection

Françoise Héritier
L’Exercice de la parenté
1981

Gershom Scholem
Du frankisme au jacobinisme
La vie de Moses Dobruska,
alias Franz Thomas von Schönfeld
1981

Francis Zimmermann
La Jungle et le Fumet des viandes
Un thème écologique dans la médecine hindoue
1982

Pierre Vilar
Une histoire en construction
Approche marxiste et problématiques conjoncturelles
1982

Robert Darnton
Bohème littéraire et Révolution
Le monde des livres au XVIIIe siècle
1983
Albert O. Hirschman
L’Économie comme science morale et politique
1984

Colloque de l’École des hautes études


en sciences sociales
L’Allemagne nazie et le Génocide juif
1985

Jacques Julliard
Autonomie ouvrière
Études sur le syndicalisme d’action directe
1988

Edward P. Thompson
La Formation de la classe ouvrière anglaise
1988
« Points Histoire », no 460, 2012

Marshall Sahlins
Des îles dans l’histoire
1989

Maurice Olender
Les Langues du Paradis
Aryens et Sémites : un couple providentiel
1989
« Points Essais », no 294, 1994

Claude Grignon et Jean-Claude Passeron


Le Savant et le Populaire
Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature
1989
« Points Essais », no 770, 2015

Colloque de la Fondation Guizot-Val Richer


François Guizot et la culture politique de son temps
1991

Richard Hoggart
33, Newport Street
Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires
anglaises
1991
« Points Essais », no 720, 2013

Jacques Ozouf et Mona Ozouf


avec Véronique Aubert et Claire Steindecker
La République des instituteurs
1992
« Points Histoire », no 284, 2001

Louis Marin
De la représentation
1994

Bernard Lahire
Tableaux de famille
Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires
1995
« Points Essais », no 681, 2012
Jacques Revel
(textes rassemblés et présentés par)
Jeux d’échelles
La micro-analyse à l’expérience
1996

Silvana Seidel Menchi


Érasme hérétique
Réforme et Inquisition dans l’Italie du XVIe siècle
1996

Michel Foucault
« Il faut défendre la société »
Cours au Collège de France 1975-1976
1997

Reinhart Koselleck
L’Expérience de l’histoire
1997
« Points Histoire », no 438, 2011

Michel Foucault
Les Anormaux
Cours au Collège de France 1974-1975
1999

Hervé Le Bras
Naissance de la mortalité
L’origine politique de la statistique et de la démographie
2000
Michel Foucault
L’Herméneutique du sujet
Cours au Collège de France 1981-1982
2001

Alphonse Dupront
Genèse des temps modernes
Rome, les Réformes et le Nouveau Monde
2001

Carlo Ginzburg
Rapports de force
Histoire, rhétorique, preuve
2003

Michel Foucault
Le Pouvoir psychiatrique
Cours au Collège de France 1973-1974
2003

Michel Foucault
Sécurité, Territoire, Population
Cours au Collège de France 1977-1978
2004

Michel Foucault
Naissance de la biopolitique
Cours au Collège de France 1978-1979
2004

Roger Chartier
Inscrire et Effacer
Culture écrite et littérature (XIe-XVIIIe siècle)
2005

Michel de Certeau
Le Lieu de l’autre
Histoire religieuse et mystique
2005

Paolo Prodi
Christianisme et Monde moderne
2006

Michel Foucault
Le Gouvernement de soi et des autres
Cours au Collège de France 1982-1983
2008

Michel Foucault
Le Courage de la vérité
Le Gouvernement de soi et des autres II
Cours au Collège de France 1984
2009

Pierre-Michel Menger
Le Travail créateur
S’accomplir dans l’incertain
2009
« Points Essais », no 735, 2014

Didier Fassin
La Raison humanitaire
Une histoire morale du temps présent
2010
suivi de Signes des temps
« Points Essais », no 839, 2018

Michel Foucault
Leçons sur la volonté de savoir
Cours au Collège de France 1970-1971
suivi de Le Savoir d’Œdipe
2011
« Points Essais », no 896, 2021

Yan Thomas
Les Opérations du droit
2011

Émile Benveniste
Dernières Leçons
Collège de France 1968-1969
2012

Michel Foucault
Du gouvernement des vivants
Cours au Collège de France 1979-1980
2012

Gérard Lenclud
L’Universalisme ou le Pari de la raison
2013
Stéphane Audoin-Rouzeau
Quelle histoire
Un récit de filiation (1914-2014)
2013
« Points Histoire », no 512, 2015

Michel Foucault
La Société punitive
Cours au Collège de France 1972-1973
2013

Michel Foucault
Subjectivité et Vérité
Cours au Collège de France 1980-1981
2014

Nathan Wachtel
Des archives aux terrains
Essais d’anthropologie historique
2014

Michel Foucault
Théories et Institutions pénales
Cours au Collège de France 1971-1972
2015
« Points Essais », no 897, 2021

Edward P. Thompson
Les Usages de la coutume
Traditions et résistances populaires en Angleterre (XVIIe-XIXe siècle)
2015
Dominique Julia
Le Voyage aux saints
Les pèlerinages dans l’Occident moderne (XVe-XVIIIe siècle)
2016

Danny Trom
Persévérance du fait juif
Une théorie politique de la survie
2018

Michel Foucault
La Sexualité
Cours à l’université de Clermont-Ferrand 1964
suivi de
Le Discours de la sexualité
Cours à l’université de Vincennes 1969
2018

Antoine Lilti
L’Héritage des Lumières
Ambivalences de la modernité
2019
« Points Histoire », 2022

Christiane Klapisch-Zuber
Mariages à la florentine
Femmes et vie de famille à Florence (XIVe-XVe siècle)
2020

Amory Gethin, Clara Martínez-Toledano, Thomas Piketty (dir.)


Clivages politiques et Inégalités sociales
Une étude de 50 démocraties (1948-2020)
2021

Michel Foucault
Binswanger et l’analyse existentielle
2021

Roger Chartier
Éditer et Traduire
Mobilité et matérialité des textes (XVIe-XVIIIe siècle)
2021

Michel Foucault
Phénoménologie et Psychologie
2021
« Hautes Études » est une collection
des Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales,
qui en assurent le suivi éditorial,
des Éditions Gallimard et des Éditions du Seuil.

Édition établie, sous la responsabilité de François Ewald,


par Arianna Sforzini

ISBN 978-2-02-145278-5

© SEUIL/GALLIMARD, JUIN 2022

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


TABLE DES MATIÈRES
Titre

Cours et travaux de Michel Foucault avant le Collège de France

Dans la même collection

Copyright

Avertissement

Règles d'établissement du texte

La question anthropologique - Cours. 1954-1955

[Première partie] - Connaissance de l'homme et réflexion transcendantale

Introduction

A. L'anthropologie et la philosophie classique

B. La pensée critique et l'anthropologie

C. L'anthropologie comme réalisation et suppression de la pensée critique

Notes
[Deuxième partie] - L'anthropologie comme réalisation de la critique

A. L'anthropologie hégélienne

B. L'anthropologie de Feuerbach

[C.] L'homme réel et l'homme aliéné

[D.] Le thème anthropologique chez Dilthey

Notes
[Troisième partie] - La fin de l'anthropologie
Introduction

A. La critique comme méthode et comme problème

B. Biologie et psychologie

C. Dionysos

D. Les interprétations
Notes

Situation du cours

Index des notions

Index des noms


Avertissement

De 1952 à 1969, date de sa nomination à la chaire d’Histoire des systèmes


de pensée au Collège de France, Michel Foucault a enseigné dans plusieurs
universités et institutions : la psychologie à l’École normale supérieure (à
partir de 1951), à Lille (1952-1955) et à Clermont-Ferrand (1960-1966),
ensuite la philosophie à Tunis (1966-1968) et à Vincennes (1968-1969). Il a
en outre prononcé en octobre 1965 à l’université de São Paulo un cours sur
le sujet de ce qui deviendra, en 1966, Les Mots et les Choses.
Michel Foucault n’avait lui-même conservé que quelques-uns des
manuscrits des cours prononcés pendant cette période. Ces manuscrits sont
déposés dans le fonds Foucault de la Bibliothèque nationale de France (sous
la cote NAF 28730). On trouve également, dans les mêmes boîtes où sont
conservés les cours, quelques textes, parfois très développés, qui leur sont
contemporains. Il nous a paru intéressant de les intégrer parmi les volumes
qui composent cette série de « cours et travaux » datant de la période
antérieure à la nomination de Michel Foucault au Collège de France.

Les règles suivantes président à l’édition de ces volumes :

– Le texte est établi à partir des manuscrits déposés à la Bibliothèque


nationale de France. Les transcriptions sont aussi fidèles que possible aux
manuscrits ; elles font l’objet d’une relecture collective au sein de l’équipe
éditoriale. Les difficultés que peut présenter la lecture de certains mots sont
indiquées en notes. N’ont été apportés au texte que des aménagements
mineurs (correction d’erreurs manifestes, ponctuation, disposition du texte)
destinés à en faciliter la lecture et la bonne compréhension. Ils sont toujours
signalés.
– Les citations sont vérifiées et les références des textes utilisés sont
indiquées. Le texte est accompagné d’un appareil critique visant à élucider
les points obscurs et à préciser les points critiques.
– Afin d’en faciliter la lecture, chaque leçon ou chapitre est précédé d’un
bref sommaire qui en indique les principales articulations.
– Comme pour l’édition des cours du Collège de France, chaque volume
s’achève sur une « situation » dont l’éditeur scientifique garde la
responsabilité : elle a pour objet de donner au lecteur les éléments de
contexte nécessaires à la compréhension des textes et de lui permettre de les
situer dans l’œuvre publiée de Michel Foucault.

Le comité éditorial en charge du projet est composé de : Elisabetta


Basso, Arianna Sforzini, Daniel Defert, Claude-Olivier Doron, François
Ewald, Henri-Paul Fruchaud, Frédéric Gros, Bernard E. Harcourt, Orazio
Irrera, Daniele Lorenzini et Philippe Sabot.

Nous tenons tout particulièrement à remercier la Bibliothèque nationale


de France grâce à laquelle nous avons pu consulter les manuscrits à partir
desquels cette édition est établie.
FRANÇOIS EWALD
Règles d’établissement du texte

Le manuscrit édité ici sous le titre La Question anthropologique est


conservé à la Bibliothèque nationale de France (BNF, Fonds Foucault,
cote NAF 28730, Boîte 46, dossier 1), sous la forme de 99 feuillets
numérotés et, sauf exception, rédigés recto verso. Il est inventorié sous la
rubrique : « Cours à l’université de Lille » – c’est dans cette institution que
Foucault avait été recruté en 1952 pour dispenser des enseignements de
psychologie. La Boîte 46 rassemble une série de textes écrits dans la
première moitié des années 1950, avant le départ à Uppsala (Suède) en
octobre 1955. Deux des dossiers (numérotés 2 et 3) de cette boîte ont fait
l’objet de publications dans la même collection éditoriale que le présent
cours, respectivement intitulés : Binswanger et l’analyse existentielle (2021,
édition établie par Elisabetta Basso) et Phénoménologie et Psychologie.
1953-1954 (2021, édition établie par Philippe Sabot). Ces deux manuscrits
empruntaient la forme du livre ou du très long article : texte continu, notes
de bas de page, etc. Le texte du dossier 1, lui, ne porte pas de titre général et
se présente plutôt comme un cours destiné aux étudiants : style plus
laconique, renvois allusifs à des fiches de lecture, citations nombreuses et
peu référencées, multiplication des interlignes pour architecturer et
hiérarchiser le texte, absence de notes de bas de page, etc. Ce cours a été
très certainement prononcé à l’École normale supérieure (ENS) de la rue
d’Ulm entre l’hiver 1954 et le printemps 1955, et peut-être les années
précédentes à l’université de Lille et/ou à l’ENS.
La forme lapidaire, concise, parfois elliptique du manuscrit a entraîné
des règles spécifiques d’établissement du texte.
Nous avons retranscrit fidèlement le manuscrit, en nous autorisant
cependant à modifier la ponctuation pour rendre le texte final plus fluide.
Nos autres interventions se sont limitées à des corrections grammaticales,
orthographiques, à l’ajout de mots manquants, à des propositions pour des
passages illisibles. Elles apparaissent entre crochets – nous avons
néanmoins rétabli sans crochets les prénoms pour l’ensemble des noms
propres.
En plus du système de notes en fin de chapitre (appareil critique
classique : références des citations, etc.), nous avons utilisé un système de
notation en bas de page (a, b, c). Nous y retranscrivons des phrases
griffonnées par Foucault en marge du texte principal, ou encore les passages
biffés. Disposant des notes prises par Jacques Lagrange qui assistait rue
d’Ulm aux cours de Foucault, nous y avons aussi indiqué, ici et là, des
précisions que Foucault a pu donner oralement.
Les citations, comme on a dit, sont très nombreuses et surtout
diversement référencées sur le manuscrit : quelquefois rien ; souvent un
titre d’ouvrage (en français ou en allemand), la plupart du temps incomplet,
accompagné ou non d’un numéro de page, plus rarement encore d’une date
ou d’une maison d’édition ; parfois un simple renvoi laconique à des
œuvres complètes (G.S., S.W., W., etc.) avec simplement le numéro du tome
et de la page, sans précision de titre. Afin d’homogénéiser la présentation
des citations, nous avons fait le choix suivant : faire suivre la citation du
titre de l’ouvrage en français, pour que le lecteur soit immédiatement
renseigné sur sa provenance, en ajoutant le cas échéant le tome et le
chapitre, ou le numéro de l’aphorisme pour les œuvres de Friedrich
Nietzsche. En note de fin de chapitre sont indiquées les références
complètes (lieu et maison d’édition, date, numéro de page). Nous citons
systématiquement les éditions que Foucault a (ou pourrait avoir) utilisées au
début des années 1950. Un problème supplémentaire s’est posé avec les
textes de Ludwig Feuerbach et de Wilhelm Dilthey. En effet, pour ces deux
auteurs, Foucault propose ses propres traductions du texte original. Nous
avons donc restitué en note le texte allemand qui a servi à Foucault de base
de lecture. Pour les citations des textes en français, nous les avons parfois
rétablies en suivant le texte original (ponctuation, italiques, etc.), en
signalant les modifications quand elles étaient importantes.
Les subdivisions sont nombreuses et suivent dans le manuscrit un
système de notation fluctuant. Là encore, nous l’avons harmonisé : A, B,
C, etc. ; suivi de : I, II, III, etc. ; suivi de : 1, 2, 3, etc. ; et enfin : a, b, c, etc.
– on trouve dans certains cas des notations en 1, 2, ou α, β ; elles ne
correspondent pas à des subdivisions du texte en sous-chapitres, mais à de
simples déclinaisons à l’intérieur d’un développement. Nous avons adopté
un système homogène de retraits pour chaque subdivision afin de rendre le
texte plus lisible. Nous leur avons parfois ajouté des titres : ils apparaissent
entre crochets.
Enfin, le plan du cours a été légèrement modifié. Pour rester fidèle à
l’équilibre général du cours (l’anthropologie impensable à l’âge classique ;
l’âge d’or de la philosophique anthropologique de Hegel à Dilthey ; la fin
de l’anthropologie), nous avons choisi de découper le texte en trois grandes
parties (le manuscrit propose seulement sur la première page : « Chap. 1.
Connaissance de l’homme et réflexion transcendantale », mais ne poursuit
pas cette numérotation). Le chapitre « L’anthropologie hégélienne »
apparaît en effet dans le manuscrit comme une subdivision de
« L’anthropologie comme réalisation de la critique ». Nous l’avons détaché
pour l’englober dans une vaste deuxième partie qui comprend : Hegel,
Feuerbach, Marx, Dilthey, en rajoutant un titre entre crochets (« Réalisation
et suppression de la critique »).
LA QUESTION
ANTHROPOLOGIQUE
Cours. 1954-1955
[PREMIÈRE PARTIE]

Connaissance de l’homme et réflexion


a
transcendantale
Introduction : le sens du mot « anthropologie » : évolution (XVIIIe-
e
XX siècle). A. L’anthropologie et la philosophie classique :
I. L’effacement du thème du monde dans les sciences de la nature ;
Le rationalisme aristotélicien et scolastique ; Exemples : la théorie
aristotélicienne du mouvement et du lieu ; La physique galiléenne et
cartésienne ; L’invention cartésienne de la nature ; Dieu de vérité et
disparition du kosmos ; La nature faite monde en l’homme ;
II. L’homme et la transcendance de l’imagination ; L’application au
corps des lois de la nature ; Descartes et l’imagination eidétique :
le miroir pur de la nature ; L’union cartésienne de l’âme et du corps
ou la naissance du monde ; Les caractères du monde de
l’imagination chez Malebranche ; Imagination et répétition du fini ;
L’inquiétude comme travail de l’infini ; Le jugement naturel chez
Malebranche : finalité du monde et séparation effective de l’âme et
du corps ; Conséquence : l’impossibilité d’une science de l’homme
dans la philosophie classique ; III. La vérité de l’homme et le coup
de force du bonheur ; L’état de nature et le mythe d’Adam :
Malebranche, une anthropologie négative ; La cité de Dieu et la
nature réconciliée : Leibniz, le salut ou la damnation des hommes
comme expression des vérités divines ; Conclusion : la théorie de la
grâce comme l’unique voie pour une anthropologie. B. La pensée
critique et l’anthropologie : I. Le XVIIIe siècle : bonheur, sensation et
vérité de l’homme (Condillac, Diderot, Helvétius) ; II. Kant : une
anthropologie subordonnée à la critique ; La révision critique du
sens de la totalité ; La révision critique du sens de l’imagination ;
La révision critique du sens de la négation. C. La détermination
kantienne des quatre traits de l’anthropologie philosophique : I. Les
destins anthropologiques de la critique ; Premier destin : la
phénoménologie ; Deuxième destin : la critique de la critique ;
Troisième destin : la critique de l’homme réel ; II. L’unité
immédiate de la critique et de l’anthropologie fondée dans une
théorie générale de la représentation (Reinhold) ou une science
naturaliste ; La réalisation anthropologique de la critique : Hegel,
Feuerbach, Dilthey.

Introduction
1. Le mot « anthropologie », employé par Ernst Platner en 1772
(Anthropologie für Aerzte und Weltweise 1), par Johann Friedrich
Blumenbach 2, utilisé ensuite par Immanuel Kant 3, par Georg Wilhelm
Friedrich Hegel 4, par Maine de Biran 5 dans un sens proprement
philosophique.
2. Puis, dans le courant du XIXe siècle, il est employé dans trois sens
concurrents :
– le sens philosophique : Ludwig Feuerbach 6 ; Immanuel Hermann
von Fichte (Anthropologie 7) ;
– le sens naturaliste : Paul Broca 8 ;
– le sens théologique : Heinrich Wichart : Metaphysische
Anthropologie 9 ; Karl Gustav von Rudloff : Die Lehre vom Menschen auf
dem Grunde der göttlichen Offenbarung 10.
Il y a des chevauchements philosophiques : l’anthropologie de Paul
Broca ayant des prétentions philosophiques, et l’anthropologie
philosophique ou théologique cherchant à intégrer le point de vue de
l’homme comme être de nature.
3. Enfin, il se produit un regroupement des sens du mot, qui laisse de
côté l’évolution de l’homme comme espèce animale et pose le problème
d’une réflexion qui serait à la fois :
– point de vue total sur l’homme b,
– et fondement critique de toutes les thématisations objectives entre
lesquelles se répartissent les diverses sciences de l’homme.
C’est cette double présomption dont Edmund Husserl fait l’examen
dans Ideen II 11 et toute une série de manuscrits. C’est elle qui devait
s’exprimer dans l’Anthropologie de Max Scheler 12 (et dont on trouve
l’esquisse dans : Contribution à la notion d’homme 13, et le texte
La Situation de l’homme dans le monde 14).
4. À la suite de ce regroupement, le thème anthropologique s’explicite
très largement à travers les diverses formes de réflexion sur l’homme.
– Soit à travers le problème de l’unité du sens d’être de l’homme :
Paul Ludwig Landsberg : Einführung in die philosophische
Anthropologie 15.
Theodor Litt : Die Selbsterkenntnis des Menschen 16.
Paul Häberlin : Der Mensch. Eine philosophische Anthropologie 17.
Wilhelm Keller : Vom Wesen des Menschen 18.
– Soit à travers le problème de l’homme comme chiffre de la
transcendance et comme figure dans l’histoire de la révélation à travers les
significations du monde :
Edmund Schlink : Der Mensch in der Verkündigung 19.
Emil Brunner : Der Mensch im Widerspruch ; Offenbarung und
Vernunft 20.
Ou des études comme celle d’Erich Dinkler sur l’anthropologie de saint
Augustin 21, ou celle de Magdalena Alida Hendrica Stomps sur Martin
Luther 22.
– Soit [pour finir] à travers tous les problèmes soulevés par une
interrogation sur le style de cohérence des expériences vécues, sur les
structures générales selon lesquelles s’articule la présence au monde, sur
l’homme enfin comme fondement originaire et source significative de tout
ce qui prend pour lui le visage du monde.
Erwin Straus, Hans Kunz, Ludwig Binswanger, Viktor Emil
von Gebsattel 23.
Ce repérage purement sémantique non seulement montre un
déplacement du thème anthropologique de la situation marginale,
frontalière qu’il occupait jusqu’à la fin du XIXe siècle vers une position
centrale dans une problématique du sens du monde 24 ; mais ce déplacement
n’a guère lui-même qu’un sens d’index du mouvement effectif par lequel la
réflexion contemporaine s’est trouvée requise pour l’élucidation du sens
d’être de l’homme, comme thème majeur aussi bien de la philosophie
comme interrogation sur le sens d’être de l’être que des sciences de
l’homme comme analyse des formes de son être naturel, historique ou
social.
Ce ne sont pas ces déplacements sémantiques, ni la délimitation des
divers domaines thématiques, qui nous occuperont ; mais seulement ce
mouvement réel par lequel on en est venu à cette problématique autochtone
de l’anthropologie.
A. L’anthropologie et la philosophie
classique
Malgré l’abondance des traités De l’homme, de René Descartes 25 à Claude-
Adrien Helvétius 26, jamais la philosophie classique n’a senti l’exigence de
définir l’autonomie de l’idée anthropologique.
Pourquoi ? Ceux-là mêmes qui ont cherché à isoler cette autonomie ont
tenté de découvrir les obstacles que la philosophie classique opposait à une
science de l’homme.
α. Le dualisme (Straus 27). Mais il semble qu’il n’y ait rien là de
contradictoire avec le domaine essentiel de l’anthropologie : nous verrons à
travers quel dualisme Maine de Biran et à travers quel pluralisme Scheler
ont constitué une science de l’homme, ou du moins ont su en reconnaître
l’exigence c.
β. La prééminence du thème théologique. Feuerbach disait dans les
Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie : « Le mystère de la
théologie, c’est l’anthropologie 28. » Et, dans les Principes de la philosophie
de l’avenir : « La tâche des temps modernes était la réalisation et
l’humanisation de Dieu, la transformation et la résolution de la théologie en
anthropologie 29. » Il n’y avait pas de connaissance de l’homme parce
qu’elle était aliénée en Dieu, avec l’homme lui-même.
En fait, sans préjuger le sens effectif de l’anthropologie, elle n’a cessé,
depuis l’origine, de se présenter comme un déchiffrement en l’homme des
signes de la transcendance (voir tout le mouvement des théologiens inspirés
du troisième volume de la Philosophie de Karl Jaspers 30).
γ. Le privilège accordé aux formes de la rationalité abstraite et a priori.
Par exemple Keller (De l’essence de l’homme 31) : toutes les anthropologies
ont échoué jusqu’à présent parce qu’elles se constituaient soit par en haut (à
partir d’une rationalité abstraite donnée au niveau d’un entendement infini),
soit par en bas (à partir d’un a priori matériel, comme la nature ou
l’histoire).
En fait, là encore, on pourrait objecter les aspects réels de
l’anthropologie (Hegel, Feuerbach ; et Häberlin 32 qui veut faire de
l’anthropologie un secteur de l’ontologie générale).
En fait, les obstacles réels étaient ailleurs.

I. L’EFFACEMENT DU THÈME DU MONDE DANS LES SCIENCES


DE LA NATURE

Il ne s’agit pas de la découverte d’une ratio en général.

1. Le rationalisme aristotélicien et scolastique

[Le rationalisme aristotélicien et scolastique] était essentiellement une


détermination des formes rationnelles à la mesure même du domaine
naturel. C’est une immédiate cohésion entre les types de rationalité et les
formes naturelles auxquelles elles donnent leur sens.
Exemple : la théorie du mouvement et du lieu.
a. Le lieu n’est pas considéré comme l’élément universel de validité des
lois de la géométrie, mais comme rapport réel de contenant à contenu : « Le
lieu d’un corps ne peut être autre chose que la partie, immédiatement
contiguë à ce corps, du milieu qui l’environne » (Physique, IV, 4 – 211b-
212a 33).
Mais ce rapport de contenant à contenu ne doit pas se définir par le
mouvement réciproque (comme le fera Descartes 34) : sa permanence n’a pas
le sens d’un rapport mathématique constant, mais celui d’une immobilité
effective.
Donc le lieu d’un bateau à l’ancre dans un fleuve, ce n’est pas l’eau du
fleuve, mais les berges, la rive. Le lieu, c’est un récipient immobile
(aggeion ametakinêton).
Or, de proche en proche, cette exigence d’immobilité pour la définition
du lieu conduit à poser l’existence réelle d’éléments réellement immobiles.
De même que le fleuve a deux berges immobiles, le monde aura deux sièges
d’immobilité, deux éléments de repos absolu par rapport auxquels l’espace
pourra prendre son sens d’espace. L’ensemble des éléments mobiles est
borné : vers le bas, par le centre du monde ; vers le haut, par la dernière des
sphères célestes, la voûte constituée par la concavité lunaire. « Le centre du
monde, en effet, demeure toujours immobile, et la concavité de l’orbe
lunaire reste toujours disposée de la même manière » (Physique, IV, 4 –
212a 35).
Ce n’est donc pas l’univers qui est dans l’espace, mais l’espace qui est
dans l’univers. Le kosmos [monde] sera donc l’élément de réalité de tous les
événements spatiaux. Loin que les lois du mouvement soient la condition de
possibilité du monde, c’est le monde qui forme la condition de réalité des
lois du mouvement. Mais, pris dans son sens absolu et interrogé sur la
totalité de son être, le monde n’exige pas l’espace pour être pensé. « Le
kosmos n’est point quelque part ; pour qu’une chose soit quelque part, il
faut non seulement que cette chose ait une existence propre, mais encore
qu’il existe hors d’elle une autre chose, au sein de laquelle elle soit
contenue. Hors de l’Univers, du Tout, il n’existe rien » (Physique, IV, 5 –
212b 36).
b. Il y aura donc un mouvement qui aura un privilège ontologique
absolu : c’est le mouvement circulaire, c’est-à-dire le mouvement de toutes
les parties du tout en rapport à ce tout dont elles sont les parties.
Le huitième ciel n’est pas dans un lieu, [pourtant] il constitue le lieu de
ses propres éléments, dont aucun n’est immobile par rapport à lui (parce
qu’il n’y a pas d’élément qui ne soit pas dans un lieu) mais dont aucun ne
peut lui échapper, car ce serait [aller] ailleurs, sortir du lieu du huitième
ciel, et manifester par là que le huitième ciel a lui-même un lieu. Donc
« l’univers n’a pas de lieu puisque, hors de lui, il n’existe aucun corps qui
lui soit contigu ; il ne saurait donc se mouvoir ni vers le haut ni vers le bas,
car alors il changerait de lieu dans son ensemble, mais il pourra tourner sur
lui-même » (Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, V, IV 37).
Le mouvement circulaire, c’est la mobilité essentielle de l’être, c’est la
non-inertie cosmologique de l’être : et c’est pourquoi il est éternel.
Au contraire, le mouvement de tous les êtres non éternels sera un
mouvement non pas au niveau de leur être même, mais dans la forme du
passage du non-être à l’être. Et c’est pourquoi il cessera avec
l’accomplissement de leur être même. D’où l’idée :
1. que le mouvement des êtres sublunaires est un mouvement
rectiligne vers leur lieu naturel, ou encore vers l’accomplissement de la
totalité effective de leur sens d’être. « Un corps a, avec l’ensemble du
lieu qui lui est propre, une affinité analogue à celle qu’une partie,
détachée d’un certain tout, a avec ce tout » (Physique, IV, 5 – 212b 38).
Le corps et son lieu naturel sont congénères.
2. Et c’est pourquoi le mouvement vers le bas des graves et celui
vers le haut des corps légers sont un mouvement vers la forme propre,
vers l’eidos comme vérité de l’être. « Que chaque corps soit porté vers
son lieu propre, cela revient à dire qu’il est porté vers sa forme propre »
(De Caelo, IV, 3 – 310a 39). Il y a d’ailleurs autant de mouvements qu’il
y a de formes propres.
Donc le mouvement est accomplissement du sens d’être dans le tout de
l’être.
c. Mais pourquoi tous les corps pesants tendent-ils vers ce qui est pour
nous le centre de la Terre ? En fait, c’est parce que le centre de la Terre se
trouve coïncider avec le centre du monde. Et c’est vers ce centre du monde
que tend, [en réalité], le mouvement des graves.
Aristote le prouve en recourant à deux hypothèses.
1. Dans le livre II du De Caelo : supposons que la Terre soit
sphérique, que son centre coïncide avec le centre du monde, et que l’on
ajoute un poids supplémentaire à l’un des hémisphères.
– De toute façon, le centre de la Terre ne coïncidera plus avec le
centre du monde.
– Mais est-ce qu’ils restent immobiles l’un par rapport à l’autre ?
Non, parce que la surcharge, la tare terrestre, se mouvra jusqu’à ce
que son milieu atteigne le centre du monde.
2. Dans le livre IV, 3 (310b) du De Caelo : « Si on plaçait la Terre au
lieu où la Lune se trouve maintenant, une partie détachée de la Terre ne
se porterait point vers la Terre entière, mais bien vers le lieu où la Terre
est maintenant placée 40. »
Donc ce qui constitue le sens d’être de l’étant et en rend possible
l’accomplissement sous la forme de l’eidos [forme], c’est le kosmos
[monde] en tant que tel, comme vérité originaire et comme sol d’être de
toute vérité de nature.
D’après cet exemple, on voit que le rationalisme aristotélicien et
scolastique n’est pas tellement un type d’explication formelle et purement
nominale (voir Descartes se vantant de ne pas comprendre la définition du
mouvement 41), ni non plus un rationalisme de qualité (voir Pierre
Duhem 42), mais bien plutôt un rationalisme pour lequel la nature n’est que
la forme dans laquelle [s’accomplit d] le sens d’être du monde comme
totalité originaire.

2. [Le mouvement de la physique galiléenne


et cartésienne]

Or tout le mouvement de la physique galiléenne et cartésienne ne consiste


pas tellement [dans le fait d’]avoir redécouvert le thème de la rationalité,
mais d’avoir découvert un type de ratio dont le sens d’être n’a pas pour sol
originaire la vérité effective du monde. Autrement dit, cette physique a mis
[au] jour une rationalité qui, de plein droit, d’entrée de jeu et par nécessité
d’essence, déborde les contenus concrets qui forment le visage du monde.
La physique galiléenne a esquivé le monde comme sol d’être de la
rationalité de la nature.
Sans doute, on objectera que le projet cartésien est bien d’écrire un
Traité du monde, et que c’est même à l’intérieur de ce projet que s’est
dessinée l’exigence philosophique d’un détour par le cogito, par le sens de
la vérité et par Dieu. Mais en fait, si l’interrogation sur le monde a rendu
nécessaire un passage par le cogito, c’est parce que le sens d’être du monde
avait déjà pris un tout autre sens.
a. On met de côté toute interrogation sur la cause du mouvement. Ce
qui fait que, quand le monde apparaît, le mobile a déjà été mû. Le monde
n’est pas ce en quoi le mouvement se produit ; le monde est seulement
contemporain du mouvement. « Je ne m’arrête pas à chercher la cause de
leurs mouvements, car il me suffit de penser qu’elles ont commencé à se
mouvoir aussitôt que le monde a commencé d’être » (Le Monde ou
Le Traité de la lumière, III 43).
On met de la même façon entre parenthèses toute interrogation sur la
cause de la continuation du mouvement : ce n’est ni le « milieu », comme
disent les aristotéliciens, ni la force impresse, mais seulement l’inertie. « Je
trouve, par mes raisons, qu’il est impossible que leurs mouvements cessent
jamais, ni même qu’ils changent autrement que de sujet » (ibid.).
C’est le principe d’inertie.
C’est-à-dire qu’à un mouvement dont le statut ontologique ne peut être
défini qu’à partir de l’être du monde succède un mouvement dont les
conditions d’existence ou de persévération sont indépendantes de
l’existence du monde. Leur validité n’est pas circonscrite dans le domaine
du kosmos [monde], mais au niveau d’une géométrie effectuée comme
nature.
Tel est le sens de la critique nominaliste qu’exerce Galilée contre les
« explications » du mouvement : « En fait nous ne comprenons pas plus
quel est le principe et la vertu qui meut la pierre vers le bas, que ce qui la
meut vers le haut, lorsqu’elle est séparée de ce qui la projette […] sauf le
nom propre et spécial que nous avons assigné » (Dialogue sur les deux
grands systèmes du monde 44). Gravité, vertu impresse : à toutes ces notions
« et à une infinité d’autres, nous donnons pour raison la nature » (ibid.).
Pour Aristote, le mouvement a pour vérité son achèvement, et il a pour
sens d’être le monde ; pour Galilée et Descartes, il a pour vérité et pour
essence son inachèvement ; et son sens d’être ne peut donc s’élucider qu’au
niveau d’une nature.
b. De cela, on peut tirer un certain nombre de conséquences e.
La mathématisation théoriquement infinie des lois de la nature f.
Exemple à propos des mouvements : citation de Galilée g.
Descartes et les trois lois du mouvement :
– Première loi : « chaque chose en particulier… continue d’être en
même état autant qu’il se peut, et que jamais elle ne le change que par la
rencontre des autres » (Principes de la philosophie, II, 37 45). Le
mouvement est mesuré par la vitesse et la grandeur des parties de la
matière (mv 46). Cette vérité mathématique constitue l’être de ce
mouvement et ce mouvement n’a donc pas plus de raison de disparaître
que cette vérité mathématique. La question sur l’être du mouvement se
déplace [ainsi] et devient interrogation sur le sens d’être de la vérité.
Alors que l’on interroge le monde sur son être, on ne peut jamais
interroger la nature que sur le sens d’être de sa vérité.
– Deuxième loi : « chaque partie de la matière tend à continuer son
mouvement en ligne droite ». Tout mouvement en ligne courbe, tout
« cercle ou anneau de matière » est un « mouvement contraint »
(Principes de la philosophie, II, 39 47) à cause du caractère simple et
originaire de l’équation de la ligne droite. Donc, à la question
cosmologique sur l’élément et sur le principe physique constituant se
substituera l’interrogation sur l’élémentaire, sur le simple et sur le
principe mathématique déterminant. Alors que le monde est de l’ordre
de la constitution, la nature est de l’ordre de la détermination.
– Troisième loi : c’est par la rencontre des autres corps que le
mouvement d’un corps est diversifié.
• Quand un corps se heurte à un autre qui a plus de force pour lui
résister, « il perd sa détermination, sans rien perdre de son
mouvement » (Principes de la philosophie, II, 40 48).
• Quand il entraîne l’autre, « il perd autant de son mouvement
qu’il lui en donne » (ibid.).
Il y a sept règles concernant le choc des corps 49. Le principe de la
conservation : alors que le monde a une histoire, une irréversibilité, la
nature n’en a pas. Alors que la synthèse du monde ne peut s’écrire
qu’en termes d’effets, la synthèse de la nature doit s’écrire en termes
d’égalité.
On a donc bien affaire à un domaine absolument nouveau, qui est nature
et non pas monde, et le traité cartésien du Monde dresse en réalité l’acte de
décès du monde.
Mais cette nature à son tour pose un certain nombre de problèmes.
α. La question du sens de cette vérité.
– Le monde aristotélicien posait le problème de l’être du monde et
de la cause première de cette totalité de l’étant à partir de laquelle on
pouvait déduire l’être de chaque étant. Chez Aristote, Dieu est impliqué
par l’existence du monde.
– Dans Le Monde de Descartes, Dieu ne sera impliqué que par
l’essence de la vérité. Dieu est l’être à partir duquel on peut comprendre
la vérité. Si l’essence du mouvement est ce que nous avons dit, c’est
parce que Dieu est immuable « et qu’il conserve maintenant en
l’univers […] autant de mouvement et de repos qu’il y en a mis en le
créant » (Principes de la philosophie, II, 36 50).
Le Dieu de Descartes n’est donc jamais que l’index absolu du sens
de la vérité, et non pas le fondement premier de l’être du monde. Il est
le premier calculateur et non pas le premier moteur. [Toutefois,] cela ne
veut pas dire simplement que Dieu a changé de fonction dans
l’économie du monde, mais bien que le monde a disparu au profit de la
nature et que la philosophie a cessé d’être interrogation sur l’être du
monde, pour devenir une mise en question du sens d’être de la vérité.
β. La loi concernant le choc des corps et la forme de relation d’égalité
dans laquelle s’accomplit la synthèse de la nature ont pour conséquence la
disparition du kosmos [monde] comme organe fini ; et l’idée que les
relations de la nature peuvent toujours se répéter – ou encore qu’elles n’ont
jamais de raison interne de s’éteindre, mais toutes les raisons externes de se
diversifier – conduit à cette idée que seul le monde rendu possible par les
lois de la nature est un monde infini.
– Cette idée est encore mal dégagée chez Galilée, où le monde
apparaît comme fini. [Cependant,] cette finitude n’est absolument pas
déduite à partir d’une nécessité de nature, mais seulement posée comme
un fait.
– Mais elle s’explicite chez Descartes. Rien dans les lois de la nature
n’autorise à concevoir le monde comme fini ; et au lieu de concevoir
l’espace à partir du monde comme chez Aristote, le monde est conçu
aux dimensions mêmes de l’espace tel que le conçoit la géométrie,
pouvant être toujours prolongé. « Ce monde, ou la matière étendue qui
compose l’univers, n’a point de bornes, pour ce que, quelque part que
nous en voulions feindre, nous pouvons encore nous imaginer au-delà
des espaces indéfiniment étendus, que nous n’imaginons pas seulement,
mais que nous concevons être tels en effet que nous les imaginons ; de
sorte qu’ils contiennent un corps indéfiniment étendu » (Principes de la
philosophie, II, 21 51).
Alors que, chez Galilée, le monde dans sa finitude apparaît comme
un accident par rapport à la nature, chez Descartes le monde est élevé
jusqu’aux dimensions infinies des nécessités essentielles de la nature.
γ. Mais le problème que soulève la seconde des lois du mouvement
s’adresse directement au monde concret, au monde de l’homme lui-même.
C’est le problème du mouvement courbe, ou encore le problème de la
possibilité pour les déterminations de la nature de constituer le visage réel
du monde.
– Galilée inventait le mythe, qu’il dit avoir emprunté à Platon, du
Dieu qui laisse tomber les planètes puis leur confère, après coup, un
mouvement circulaire. Dieu donne à la planète, par exemple Jupiter, une
vitesse déterminée qui est ensuite « perpétuellement uniforme » ; il la
laisse tomber, et lorsqu’elle parvient à un degré de vitesse déterminée,
Dieu « convertit son mouvement rectiligne en mouvement circulaire,
dont la vitesse alors doit être naturellement uniforme » (Dialogue sur
les deux grands systèmes du monde, I, 44 52).
– Descartes n’accorde même pas à la création divine cette
conversion du rectiligne en circulaire ; il en charge seulement
l’interaction des éléments, par une sorte d’imperfection, de défaut, qui
caractérise justement le monde concret. « Suivant cette règle, il faut dire
que Dieu seul est l’auteur de tous les mouvements qui sont au monde,
en tant qu’ils sont, et en tant qu’ils sont droits ; mais que ce sont les
diverses dispositions de la matière qui les rendent irréguliers et courbés.
Ainsi que les théologiens nous apprennent que Dieu est l’auteur de
toutes nos actions, en tant qu’elles sont, et qu’elles ont quelque bonté ;
mais que ce sont les diverses dispositions de nos volontés qui les
peuvent rendre vicieuses » (Le Monde, VII 53).
Le passage de la nature au monde ne s’opère que par un défaut majeur.
Loin que le monde soit conçu comme la plénitude ontologique à partir de
quoi la vérité peut être pensée et l’étant déterminé comme vrai, le monde
est au contraire ce en quoi l’étant s’annonce comme n’étant pas sa propre
vérité, [de telle sorte] que cette vérité ne trouve pas sa patrie dans le monde,
mais qu’elle doit être sans cesse référée aux structures abstraites de la
nature.
Mais avec cette seconde loi du mouvement – entre celle qui renvoie à
Dieu et la troisième qui indique l’infinité de la nature –, on rencontre le
problème de l’imperfection, de la finitude. Et en prenant tout à fait au
sérieux la comparaison entre le mouvement du monde et les mouvements de
la volonté, on pose la question : quel type de rapport peut-on établir entre
l’aspect concret du monde et la finitude de l’homme ? Autrement dit, c’est
dans la mesure où la nature se fait monde que nous rencontrons le problème
de l’homme.
Et nous rencontrons un thème qui deviendra important : le poids d’une
interrogation sur l’homme ne repose [pas] sur la présupposition d’une
nature, mais sur une problématique du monde.

II. L’HOMME ET LA TRANSCENDANCE DE L’IMAGINATION

Et pourtant, bien que le visage du monde s’efface devant la vérité de la


nature, le monde ne perd pas effectivement ses contenus concrets. Quand
même bien il ne serait que ce à travers quoi s’annonce la vérité de la nature,
cette structure d’indication en tant que telle fait problème. Il faut
l’interroger pour elle-même, et [l’interroger] non seulement par rapport à ce
qu’elle indique (c’est-à-dire la vérité de la nature), mais à ce à [travers] quoi
elle l’indique (c’est-à-dire la pensée humaine, cheminant, dans sa finitude,
vers la vérité).
– C’est le problème du sens de l’erreur, de son fondement, et de la place
qu’elle occupe par rapport à l’évidence de la vérité : « non seulement les
choses vraies mais aussi les sornettes et les imaginations peuvent m’être
utiles » (Baruch Spinoza, lettre LII à Hugo Boxel 54).
– C’est le problème du statut de la connaissance sensible, statut qui
n’est pas défini par l’élucidation de la nature dans sa vérité abstraite (les
deux soleils : Spinoza, Éthique, II, 35 55).
– C’est le problème de la vérité erronée, de l’erreur véridique des
jugements spontanés : les étoiles que l’on voit dans le ciel ; l’horreur de la
mort (voir Nicolas de Malebranche 56).
Tous ces problèmes peuvent s’inscrire sous le titre de l’imagination,
l’imagination étant en effet :
– le dénominateur commun de tout ce qui n’est pas évidence de la
vérité : « Je ne pouvais mieux traiter cette matière qu’en expliquant
amplement la fausseté ou l’incertitude qui se trouve en tous les jugements
qui dépendent du sens ou de l’imagination » (lettre de René Descartes à
Marin Mersenne de 1630 57).
L’imagination est l’élément dans lequel s’accomplit tout ce qui n’est pas
acte d’évidence. D’où le lien de nature entre doute et imagination.
– [Elle est] la forme la plus générale de l’expérience sensible, c’est-à-
dire non pas l’expérience telle qu’elle est déterminée par un objet matériel
extérieur, mais l’expérience qui s’adresse en général au monde matériel.
L’imagination se déploie toujours dans le monde de la matière : « imaginer
n’est autre chose que contempler la figure ou l’image d’une chose
corporelle » (Seconde méditation métaphysique 58).
– L’image, enfin, est bien la forme pure de cette vérité erronée qui dit le
vrai par le moyen de l’erreur.
Dans La Dioptrique : comparaison des images avec les tailles-douces
« vu que, sur une superficie toute plate, elles nous représentent des corps
diversement relevés et enfoncés, et que même, suivant les règles de la
perspective, souvent elles représentent mieux des cercles par des ovales que
par d’autres cercles ; et des carrés par des losanges que par d’autres carrés ;
et ainsi de toutes les autres figures : en sorte que souvent, pour être plus
parfaites en qualité d’images, et représenter mieux un objet, elles doivent ne
lui pas ressembler » (La Dioptrique, IV 59).
Problème de la naissance du monde h. L’imagination, c’est l’ensemble
des modes transitoires selon lesquels, pour l’homme – être corporel –,
s’annonce la vérité. Le chemin de l’imagination est celui par lequel on peut
remonter du monde à la nature. Il traverse les paysages du monde, mais sa
direction cardinale l’oriente vers une géométrie de la nature où son
cheminement s’arrête.
À travers le problème de l’imagination, le problème qui se pose est
celui du statut et de la justification du monde concret une fois qu’en a été
exilée la rationalité, définie maintenant, avant le monde et en dehors du
monde, sous la forme universelle d’une nature abstraite. C’est en même
temps le problème de l’homme placé à l’intérieur de ce monde, mais avec
l’exigence de le restituer à la vérité absolue de sa nature. C’est donc le
problème du cheminement de la vérité, interrogation sur la manière dont la
vérité s’annonce à l’homme et fonde dans ses erreurs, dans ses limitations et
dans sa finitude l’accès qu’il pourra avoir à elle.

1. [L’application au corps]

On va d’abord rencontrer le statut du monde et les conditions premières de


l’imagination dans un secteur d’application des lois de la nature, dans un
empire à l’intérieur de cette nature. Les lois de la nature s’appliquent aux
corps dans l’expérience sensible et c’est pourquoi elle est toujours
« passion » (voir Les Passions de l’âme 60).
a. Cette application de la géométrie naturelle aux corps se fait en trois
temps, ou plutôt à trois niveaux :
– « Les sens externes, en tant qu’ils sont des parties du corps […], ne
sont néanmoins à proprement parler que passifs dans la sensation, pour la
même raison qui fait que la cire reçoit la figure qu’imprime un sceau. » Et
cela n’est pas une métaphore : « l’objet modifie réellement la figure
extérieure du corps sentant, absolument de la même manière que le sceau
modifie celle qu’offre la superficie de la cire » (Règles pour la direction de
l’esprit, XII 61). Exemple : l’image qui se forme dans l’œil d’un animal
mort, que l’on pourrait recueillir aussi bien sur un drap ou une coquille
d’œuf. Elle ne dépend pas de l’objet sur lequel elle s’imprime
(La Dioptrique, V 62).
– L’image est transportée du sens externe au sens commun, et cela non
pas grâce aux mouvements physiologiques et par un transport progressif à
travers le corps, mais par un passage instantané, comme celui de la
lumière : « Il faut concevoir que, tandis que le sens externe est mis en
mouvement par l’objet, la figure qu’il reçoit est transportée vers une autre
partie du corps appelée le sens commun, et cela dans le même instant et sans
qu’aucun être passe réellement d’un point à un autre » (Règles pour la
direction de l’esprit, XII 63). De telle manière que ce n’est pas la
modification de l’organe des sens qui est transmise, mais bien l’objet lui-
même.
– Enfin, l’image même est transportée du sens commun à l’imagination,
par le même moyen. « La figure ou l’idée » est imprimée « dans la fantaisie
ou imagination comme dans une cire » (Règles pour la direction de l’esprit,
XII 64). Mais s’il est vrai que cette fantaisie est une « veram partem corporis
[véritable partie du corps] » (ibid.), les images ainsi transmises à
l’imagination sont « puras et sine corpore venientes [elles parviennent
pures et incorporelles] » (ibid. i).
Donc l’imagination pour Descartes n’est pas ce processus corporel que
l’on a souvent décrit. Ce qui est transmis à partir de l’objet, jusqu’à
l’élément corporel de l’imagination, c’est la « figura vel idea 65 [figure ou
idée] », la vérité géométrique de l’objet : l’imagination est d’emblée
eidétique. Et la théorie cartésienne de l’imagination est à l’opposé de la
conception psychologique classique (transmission de processus sensoriels,
physiologiques, matériels, jusqu’à l’élément immatériel de la faculté
d’imaginer).
De l’objet à l’imagination, le trajet est celui-là même du mouvement
immédiat ; le passage s’accomplit dans la pureté instantanée de la lumière.
Comme élément corporel, l’imagination n’est que le miroir absolument pur
de la nature.
b. Le monde ne naît donc pas au niveau du corps. Il naît parce que
l’âme ne se rapporte pas au corps comme le corps se rapporte à la nature.
La ressemblance de l’image à l’objet n’est pas transmise par la même
lumière à la lumière de l’âme. L’âme n’est pas une cire pour le corps.
Descartes réfute l’idée que Sartre lui prête d’un regard de l’âme
s’appliquant au corps, comme le regard du corps s’applique à la nature 66.
« Il ne se faut point toutefois persuader […] que ce soit par le moyen de
cette ressemblance qu’elle fasse que nous les [les choses] sentons, comme
s’il y avait derechef d’autres yeux en notre cerveau, avec lesquels nous la
puissions apercevoir » (La Dioptrique, VI 67).
Et au début du cinquième Discours : « pour sentir, l’âme n’a pas besoin
de contempler aucunes images qui soient semblables aux choses qu’elle
sent ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit vrai que les objets que nous
regardons en impriment d’assez parfaites dans le fonds de nos yeux »
(La Dioptrique, V 68).
Au fond de nos yeux, il y a encore la nature ; à la surface de notre âme,
il y a déjà le monde. Et pourtant, c’est le rôle de l’âme de déchiffrer, dans le
monde, la vérité de la nature.
Comment se fait-il que la vérité naturelle du corps en vienne à se
constituer comme monde pour les formes immédiates de la conscience ?
α. C’est qu’il faut tenir compte de deux expériences du corps (lettre de
Descartes au père Mesland du 9 février 1645) :
– « Quand nous parlons d’un corps en général, nous entendons une
partie déterminée de la matière, et ensemble de la quantité dont
l’univers est composé. » Le moindre changement, la moindre altération
fait que nous pensons, « par après, que le corps n’est plus le même ou
idem numero 69 ».
– « Quand nous parlons du corps d’un homme […], nous entendons
toute la matière qui est ensemble unie avec l’âme de cet homme ; en
sorte que, bien que cette matière change, et que sa quantité augmente ou
diminue, nous croyons toujours que c’est le même corps, idem numero,
pendant qu’il demeure joint et uni substantiellement à la même âme »
(ibid.).
β. C’est dans l’adhésion immédiate et spontanée à ce corps, dans les
jugements auxquels il incline naturellement l’âme et dans les croyances
qu’il suscite que nous voyons la nature prendre le visage du monde et se
constituer selon une trame où l’erreur vient faire corps avec la vérité.
– Ainsi se constitue une expérience du corps propre qui déborde
sans cesse les figures naturelles qui lui servent d’origine (illusion des
amputés 70).
– Ainsi s’explique la possibilité du rêve comme monde du rêve.
Croyance à l’existence 71.
– Ainsi s’explique la passion comme adhésion totale de l’âme au
corps : une piqûre d’épingle m’empêche de penser 72.
Donc nous pouvons conclure que ce n’est pas la faute du corps si la
nature prend le visage du monde ; ce n’est pas parce que sa pureté
géométrique vient se perdre dans la complexité physiologique de
l’organisme, puisque cette pureté se maintient à travers le corps, le traverse
entièrement et atteint l’imagination sans autres modifications que celles
autorisées par la géométrie de la lumière. Mais c’est parce que l’âme adhère
à son corps, [c’est] en lui prêtant une unité qu’il ne détient pas par lui-
même, c’est en attribuant à ses événements un mode d’existence objective
qui devait n’appartenir qu’aux objets extérieurs, c’est en répercutant les
mouvements dans une passion dont la passivité est irréductible à la
mécanique de l’inertie, c’est à cause de tout cela que la nature s’offre
immédiatement à l’homme sous les espèces du monde. Le monde n’est pas
la nature parce qu’il est originairement ma nature, mon rêve et ma passion.
Et comme contre-épreuve de cette idée, il y a le fameux problème de la
modalité de l’union de l’âme et du corps : à la fois distinction radicale de
deux substances et en même temps, toutefois, unité substantielle. Ce
paradoxe s’explique très bien, si l’on admet :
– que le corps et l’âme se distinguent absolument au niveau d’une
analyse de la nature dans sa vérité ;
– mais qu’ils constituent une unité effective au niveau d’une
interrogation sur le monde dans son existence.
L’imagination comme point d’arrivée dans le corps de la nature dans sa
vérité géométrique, et comme couche originaire dans l’âme de sa passivité,
en d’autres termes l’imagination comme surface de contact de l’âme et du
corps constitue bien l’élément dans lequel la nature se transforme en
monde. Le monde a une parenté immédiate avec l’imagination, thème
essentiel de la philosophie (Kant, Husserl 73) ; mais il faudra longtemps pour
que ce thème soit pris au sérieux, puisque Descartes justement s’en est servi
pour revenir du monde à la nature, [en] remontant de l’imagination à
l’évidence.
C’est pour avoir admis comme valant d’emblée cette parenté originaire
entre le monde et l’imagination, pour avoir aussitôt cherché dans
l’imagination l’allusion à la vérité et vu dans le monde le texte où il faut
déchiffrer la nature, c’est à cause de cela que la métaphysique classique n’a
pas pu faire sa place à une réflexion sur l’homme. Le monde, tel qu’il est
ainsi conçu, ne renvoie pas à la vérité de l’homme, mais il ne réfléchit, dans
ses contenus imaginaires, que ce par quoi l’homme n’est pas adéquat à sa
nature.
Mais en quoi consiste cette inadéquation ?

2. Les caractères du monde de l’imagination

a. Fini et infini. Ce qu’énonce sur elle-même la vérité de la nature, c’est


son infinité :
– infinité d’un espace que l’on peut indéfiniment prolonger ;
– infinité d’une étendue que l’on peut indéfiniment diviser.
Mais de cette infinité on ne peut avoir une image et le monde lui-même
ne la présente pas dans son déploiement. Malebranche explique :
α. que l’idée d’une nature finie, avec des éléments irréductibles
(atomes) et des limites absolues (frontières du monde), n’est qu’un
produit de l’imagination. C’est la projection, sur la vérité infinie et
actuelle de la nature (c’est-à-dire sur l’étendue intelligible), du monde
fini de l’imagination ;
β. que, si le monde prend cette allure d’ensemble d’éléments clos
sur leur finitude, c’est dans la mesure où ils se juxtaposent et, pour
former un monde, enferment leur infinité dans un secteur fini d’espace.
« Car la raison nous apprend que le plus petit de tous les corps ne serait
point si petit s’il était seul, puisqu’il est composé d’un nombre infini de
parties, de chacune desquelles Dieu peut former une terre qui ne serait
qu’un point à l’égard des autres jointes ensemble » (De la recherche de
la vérité, I, 6 74).
C’est parce que l’âme n’est pas ouverte aux cheminements infinis de la
vérité que celle-ci lui est offerte sous les espèces de la finitude, mais une
finitude qui ne parvient jamais à se clore sur elle-même [et] qui s’ouvre
sans cesse sur une exigence de renouvellement et de répétition.
L’imagination, c’est le mouvement de répétition par lequel le monde fini,
toujours multiplié par lui-même, découvre sa vérité dans une nature infinie :
– ainsi chez Descartes, la preuve que le monde est infini s’effectue
par une sorte de réduplication imaginaire ;
– chez Malebranche, la preuve que le monde est actuellement infini
s’effectue par la réduplication de l’image du microscope 75.
Or l’image n’est pas, dans la philosophie classique comme dans la
psychologie traditionnelle, une réplique du monde affectée d’un index
ontologique négatif ; c’est une multiplication idéale du monde par laquelle
il découvre le contenu infini de sa vérité.
b. Imagination et inquiétude. Que l’imagination ait toujours du
mouvement pour aller plus loin, et que ce « plus loin » que l’image du
monde soit la vérité de la nature, ne signifie pas que l’image ne soit que
découpage ou perspective sur l’infinité. L’image ne se définit pas par les
coordonnées finies de l’orientation sur le champ ouvert d’un monde infini
(comme chez Jaspers la Weltorientierung [orientation] 76) : l’image enferme
effectivement, réellement, dans le profil provisoire de sa finitude, les
puissances actuelles de l’infinité. L’infini n’est pas l’horizon implicite de
l’image ou de la perception, l’appel extérieur vers des virtualités
silencieuses qu’il faudrait expliciter. L’infini est, en réalité, le contenu
effectif et le mouvement interne de l’image, ce qui, effectivement présent en
elle, l’oblige toujours à se dépasser : « Je suis certain que je vois l’infini
[…]. Comme mon esprit est fini, la connaissance que j’ai de l’infini est finie
[…]. En un mot la perception que j’ai de l’infini est bornée : mais la réalité
objective dans laquelle mon esprit se perd, pour ainsi dire, elle n’a point de
bornes » (Entretiens sur la métaphysique et la religion, VIII, I 77).
Exemple du fait que la vérité infinie de la nature est présente dans la
finitude de la perception : perception de la constance à travers la diminution
de la distance et l’accroissement des dimensions 78.
D’où cette inquiétude de l’esprit dès qu’il applique son attention (sous
forme d’intelligence ou sous forme de volonté) à ces objets finis du monde :
– caractère insatisfaisant des sciences du monde (« Les hommes ne
sont pas nés pour devenir astronomes ou chimistes […]. Car, quoique
l’imagination attache une certaine idée de grandeur à l’astronomie,
parce que cette science considère des objets […] qui sont infiniment
élevés au-dessus de tout ce qui nous environne, il ne faut pas que
l’esprit révère aveuglément cette idée : il s’en doit rendre le juge et le
maître, et la dépouiller de ce faste sensible qui étonne la raison », De la
recherche de la vérité, « Préface 79 »). Alors que la géométrie, et
spécialement l’analyse, se rend compte des limites de l’imagination,
libère l’infini présent dans l’image et l’exprime, non point comme corps
solide, mais comme formule algébrique (ibid., III, 3 80) ;
– de même aussi pour la volonté qui s’attarde aux objets du monde,
mais en est sans cesse chassée par le travail de l’infini. D’où
l’inconstance de la volonté. La volonté droite doit se retrouver comme
mouvement infini, tout comme l’entendement a retrouvé sous les
figures du monde le mouvement infini, le principe d’inertie, le privilège
de la ligne droite. L’inquiétude de l’homme dans le monde, tout comme
le mouvement des corps dans l’univers, se réfère à l’infinité d’une
nature où le mouvement des corps et des volontés se donne comme
impulsion éternelle.
L’inquiétude, c’est le travail de la vérité à l’intérieur de l’image, le
mouvement infini de la nature dans les limites immobiles du monde. Ce
que l’on peut déchiffrer dans l’inquiétude de l’âme qui s’attarde parmi
les visages du monde, c’est le signe sensible de l’impossibilité où se
trouve la raison de s’accomplir au niveau du monde.
c. Le statut de l’image. Donc l’image enferme actuellement et
réellement, dans les limites mobiles de sa finitude, l’infinité de la vérité.
Mais quel statut et quel sens a-t-elle par rapport à celle-ci ? Comment cette
image où vient se condenser le contenu de la vérité peut-elle se justifier et
se fonder du point de vue de la vérité ?
Le premier niveau de cette justification, c’est que l’image apparaît
comme la forme abrégée de la vérité, une preuve rapide. C’est la vérité
s’énonçant elle-même, mais à la hâte, par une sorte de raccourci de
jugement. La tâche infinie du jugement est immédiatement synthétisée et
offerte, toute faite, à la perception ; un peu comme la formule algébrique
peut synthétiser un monde de vérités que l’on peut développer à l’infini. Le
jugement naturel 81, c’est l’algèbre sensible de la perception. Exemple : le
clocher derrière le mur ou la montagne qui paraît proche et petite (De la
recherche de la vérité, I, 7 82). Une sorte d’algèbre sans travail.
Mais cette algèbre sans travail, ou plutôt ce travail donné au niveau du
résultat, n’a de sens que par celui-ci. Le jugement naturel est un acte de
finalité entièrement transparent à lui-même ; et l’analyse du jugement
naturel montre le mouvement de finalité par lequel la nature prend la figure
du monde. Exemple : la conservation de la vie et l’appréciation des
distances 83.
Le jugement naturel montre que le sens d’être du monde, quand on
l’interroge à partir de la nature dans sa vérité, c’est la finalité. Tout en
récusant, par conséquent, les causes finales au niveau de la nature, et pour
l’explication de celle-ci dans sa vérité, il faut bien [les] faire venir pour
justifier et fonder le monde dans son existence.
Comment et pourquoi s’exerce cette finalité ? Si le monde apparaît
constitué, à partir de la nature, sur le mode de la finalité, le point d’origine
et le point terminal de cette finalité ne sont pas à trouver au niveau de la
nature, mais dans un rapport de Dieu à l’homme. S’il y a une horreur
spontanée pour la mort, c’est que Dieu veut rappeler sans cesse à l’homme
que son destin et sa vérité ne sont pas au niveau de la nature.
Si donc il y a un monde, c’est parce que le discours de Dieu à l’homme
ne peut pas s’épuiser dans les termes de la nature et avec le vocabulaire de
la vérité, mais qu’à ce langage un autre doit se superposer, ou plutôt
s’ajouter et se mêler à lui.
Donc cette finalité que l’on trouve dans le jugement naturel est tout à
l’opposé de celle que l’on peut trouver dans le jugement historique de Kant.
La téléologie kantienne d’une part va de la vérité constituée sur le mode de
la finitude – celle de la nature – vers une infinité régulatrice – celle du
monde ; tandis que, dans la théorie du jugement naturel, on part de l’infinité
constituante de la nature, pour aller vers les formes régulatrices dans
lesquelles s’accomplit la figure du monde. D’autre part, cette téléologie ne
va pas, comme chez Kant, du concept à l’idée en esquissant la possibilité
d’un dépassement, mais de l’évidence à l’image en dessinant derrière
l’image la nécessité d’une transcendance.
d. Mais ne sommes-nous pas renvoyés ici à une interrogation sur
l’homme lui-même, dans la mesure où cette finalité du monde, si elle a
Dieu pour point d’origine, ne peut avoir que l’homme pour raison d’être ?
Car la nature de sa vérité – en d’autres termes, l’espace intelligible – ne dit
pas autre chose que la vérité de Dieu ; alors que le monde, comme signe
humain de la vérité, ne manque pas de renvoyer à la vérité de l’homme.
À quoi répond la finalité du jugement naturel ?
α. Il s’agit de faire adhérer l’âme à son corps. Si Adam n’avait pas
eu de sentiments, il aurait passé son temps à contempler Dieu, se serait
mû dans l’espace intelligible ; perdu au niveau de la vérité de la nature,
il aurait échappé à ce qu’il est par nature, c’est-à-dire une âme que Dieu
a mise à l’épreuve dans un corps. La contemplation de la vérité de la
nature l’aurait fait échapper à la vérité de sa nature.
β. Mais ce n’est pas que le corps soit la nature de l’homme. Le
jugement prouve justement le contraire : il est fait pour éviter que
l’homme ne se perde dans la vérité de son corps, dans cette vérité
discursive que l’on ne peut totaliser. Le jugement naturel offre à l’âme
des résultats dont on veut lui éviter le calcul au niveau des vérités
discursives et médiates du corps.
γ. Autrement dit, le jugement naturel est fait pour éviter à l’âme
d’être un corps, et au corps d’être une âme. Le jugement naturel, qui est
apparu à cette surface de contact qu’il y a entre l’âme et le corps,
montre en fait qu’il n’y a pas d’union effective de l’âme et du corps.
Dans l’économie générale de la pensée de Malebranche, la théorie du
jugement joue un peu le même rôle que la mémoire chez Henri Bergson
(voir les fiches de lecture sur Bergson 84) : [sur le plan du] clivage de la
spiritualité et de la matérialité, elle montre leur irréductibilité et l’opposition
originaire de leur direction.
L’imagination comme révélation, comme révélation que j’ai un corps,
sans quoi je ne saurais pas que j’ai un corps. La révélation de la douleur 85.
Conséquences j :
Toute cette région définie par la perception, l’image, le sentiment, le
jugement naturel, ne reçoit pas en fait sa vérité de la vérité de l’homme ; et
l’analyse de ces figures du monde ne renvoie pas à une science de l’homme,
en tant qu’il les constitue ou en tant qu’il se constitue à travers elles, mais
révèle au contraire l’impossibilité d’une science de l’homme.
En effet, dans ces contenus concrets du monde :
– ce qui relève de l’homme en tant qu’homme, c’est le jugement libre
qu’il superpose au jugement naturel et qui n’est vrai que s’il lui est
conforme. S’il ne lui est pas conforme, c’est une erreur. Erreur qui n’a été
rendue possible que par la chute et dont la condition de possibilité ne
s’inscrit qu’au cœur de la liberté de l’homme.
– Quant à ce qui est vrai, cela relève de Dieu, dont la transcendance ne
cesse de se manifester au niveau le plus originaire de la sensibilité. La
sensibilité est une sorte de révélation.
Voir le passage sur les deux sortes de révélations :
– il y a la révélation par des lois générales qui nous sont inconnues,
ou par des volontés particulières ajoutées aux lois générales ;
– il y a la révélation par les lois générales [qui nous sont connues 86].
Si bien que le monde a le même sens que l’Écriture. La sémantique du
monde est la même que l’Écriture (mais si le monde est un langage, et si en
un sens il est un langage humain, il n’est ni le langage de l’homme lui-
même ni un langage qui parle à l’homme de lui-même).
Par conséquent, une science de l’homme n’est pas possible : elle n’était
déjà pas possible au niveau du contenu infini de la vérité et de la nature ;
elle n’est pas possible, non plus, au niveau des formes finies de
l’imagination et du monde.
Si bien que le monde, quand on l’interroge sur sa vérité et sur son être,
ne répond pas en désignant l’homme, mais par un curieux paradoxe, il
montre au fond que l’homme lui est étranger. « Non Ariste, je n’ai pas
voulu vous mener sur une terre étrangère… » (Entretiens sur la
métaphysique et la religion, I 87).
En résumé :
– la philosophie classique découvre la vérité du monde au niveau d’une
nature infinie dont l’homme ne peut répondre et où, comme tel, il n’a pas de
place ; [thèse d’un] entendement infini ;
– mais lorsqu’il apparaît que cette vérité de la nature ne dissipe pas les
images du monde, et que celles-ci restent liées à toutes les puissances
imaginaires de la connaissance humaine, ce n’est pas encore à
l’anthropologie, où seraient élucidées les formes de solidarité de
l’imaginaire et du monde, qu’on est conduit ; on découvre seulement un
langage qui exprime dans les mots familiers de l’imagination les
significations constituées au niveau d’un Verbe transcendant.
La substitution d’une nature au monde empêche, par une référence
absolue à un entendement infini, la constitution d’une science de l’homme
au niveau de la nature.
La signification transcendante de l’imagination, en donnant à la
sensibilité tout le poids d’une sémantique de la révélation, empêche la
constitution d’une science de l’homme au niveau d’une réflexion sur le
monde.
1. Il faudra prendre au sérieux l’expérience que l’homme fait de sa
propre finitude, dans sa sensibilité, c’est-à-dire qu’il faudra l’exigence
d’une esthétique ; 2. il faudra exorciser le mythe d’un entendement infini,
c’est-à-dire qu’il faudra faire une analytique de la raison pour qu’à nouveau
une réflexion sur l’homme en tant que tel s’inscrive sur l’horizon des
possibilités de la réflexion philosophique.

III. LA VÉRITÉ DE L’HOMME ET LE COUP DE FORCE


DU BONHEUR

L’homme ne peut faire la rencontre de lui-même ni dans les vérités infinies


de la nature, ni dans les formes de sa propre finitude – ni la lumière de la
vérité ni les prestiges de l’imagination ne lui parlent de lui-même, si ce
n’est pour lui enseigner qu’il est un étranger dans sa propre patrie et qu’il
est inlassablement séparé de sa propre vérité. À travers la nature, la vérité
ne lui parle jamais que de l’espace infini, dans lequel Dieu géométrise et
calcule ; et à travers le monde, il n’entend que le langage d’une histoire
transcendante, celle du Dieu qui se révèle et qui juge.
Mais le caractère historique du monde, en face de la nature et des
décrets éternels de Dieu, n’est-il pas le signe d’un destin provisoire, d’une
précarité qui doit s’effacer dans la transparence d’une vérité rendue à sa
lumière originaire ?
Si l’homme ne s’entend annoncer ni par la nature ni par le monde ce
qu’il est en lui-même, n’est-ce pas justement parce que l’homme n’est plus
au niveau de sa nature ? N’est-ce pas parce qu’il s’est exilé de lui-même et
qu’il a perdu son authentique vérité parmi les paysages du monde ?
En d’autres termes, n’y a-t-il pas, dans l’impossibilité même où
l’homme se trouve d’être de plain-pied avec soi, l’indication manifeste ou
en tout cas la référence silencieuse à une vérité oubliée où l’homme n’avait
pour monde que sa nature, ou à une victoire entrevue par laquelle l’homme
ne rencontrerait plus dans le monde que la vérité de sa nature ? Le temps
actuel, de l’oubli et de l’exil, n’est-il pas encadré par les moments
intemporels où l’homme dans la nature se trouve auprès de lui-même, où il
peut penser sans avoir à imaginer, où le Verbe n’a pas à se cacher sous le
langage humain, parce que les savants et les simples le comprennent
aussitôt, illuminés maintenant par un soleil virgilien que personne
« n’oserait accuser d’être injuste 88 » ? C’est la promesse de Malebranche :
« la foi passera, l’intelligence restera » (Traité de morale, XI 89).
C’est tout le problème de l’état de nature et de la chute ; c’est le
problème de l’usage de la liberté et de la promesse du salut ; c’est le
problème du mérite et de la récompense de l’homme, de la justice dans la
cité de Dieu. N’est-ce pas au niveau de ces problèmes que l’homme pourra
fonder un discours sur lui-même, et se découvrir non seulement comme
auteur de la réflexion sur soi, mais aussi libre détenteur de toute vérité sur
soi ? S’il en était ainsi, l’anthropologie, que n’a rendue possible ni la vérité
de la nature ni le sens du monde, redeviendrait possible : bien mieux, c’est
d’elle que prendraient leur sens cette nature et ce monde, puisque [d’une
part] c’est à partir d’elle qu’il faudrait comprendre que la vérité de la nature
n’est pas auprès de nous et [d’autre part] que nous ne sommes pas la vérité
du monde. L’anthropologie serait le premier et le dernier mot de la nature
dans sa vérité et du monde dans sa signification : à elle seule, elle
détiendrait tout leur sens d’être ; et en même temps, elle pourrait fonder leur
unité perdue.

1. L’état de nature et le mythe d’Adam

a. D’un côté, il semble que l’homme avant la chute détienne une vérité
de l’homme, qui s’obscurcit et s’aliène par le péché.
D’une part, il y avait harmonie, ou plutôt continuité parfaite entre les
lois générales définies par la volonté de Dieu et les mouvements particuliers
par lesquels l’âme était portée vers son objet. Le mouvement humain était
dans le prolongement de la rectitude du vouloir divin. Et Dieu n’avait donc
pas besoin de s’occuper de l’homme par des volontés particulières. Les
accidents du monde de l’homme relevaient immédiatement de l’universalité
des lois de la nature. Monde et nature appartenaient à la même universalité
concrète.
Or c’est cette universalité que le péché a rompue : « le péché a
corrompu la nature, et mis une espèce de contradiction dans le rapport que
les lois générales ont avec nous » (Entretiens sur la métaphysique et la
religion, VI 90). D’où la nécessité pour Dieu d’avoir recours à des volontés
particulières qui tiennent compte « de la honte du libre arbitre » (De la
recherche de la vérité, I, 5 91) et dont le système d’universalité ne peut plus
être pensé comme nature, mais comme grâce.
D’autre part, cette continuité des volontés de Dieu dans la nature et des
mouvements de l’homme dans l’obéissance, loin d’absorber l’homme dans
les vérités de la nature, autorisait, ou plutôt fondait l’entière liberté de
l’homme.
Adam n’était attaché à Dieu par aucun « plaisir prévenant » (De la
recherche de la vérité, I, 5), mais par le libre exercice de sa connaissance.
Malebranche cite saint Jean : « Dieu a fait l’homme dès le commencement,
et après lui avoir proposé ses commandements, il l’a laissé à lui-même
(Deus ab initio constituit hominem et reliquit illum in manu consilii sui) »
(ibid. 92).
Et il était en même temps absolument maître des mouvements de son
corps : non qu’il en fût tout à fait détaché (car l’union de l’âme et du corps
est naturelle – ibid.), mais parce qu’il « éprouvait [le plaisir] de l’âme
beaucoup plus grand que celui du corps » (ibid. 93 ; d’une manière beaucoup
plus nette que dans De la recherche de la vérité : « Avant le péché […],
l’homme avait nécessairement ce pouvoir sur son corps qu’il détachait, pour
ainsi dire, la partie principale du cerveau d’avec le reste de son corps, et
qu’il empêchait sa communication ordinaire avec les nerfs qui servent au
sentiment, toutes les fois qu’il voulait s’appliquer à la vérité »,
Conversations chrétiennes, II 94).
Donc, avant la chute, l’homme était de plain-pied avec l’universalité
concrète du monde et de la nature, et la vérité qu’il y déchiffrait, ou plutôt
qu’il en recevait, il était entièrement libre de la recevoir. Liberté et vérité se
nouaient dans cette universalité concrète où la nature prenait pour l’homme
le visage familier de son monde. Et le logos de la vérité était, d’entrée de
jeu, anthropologie.
b. Mais en fait, même le monde d’Adam ne détenait pas ses
significations de l’homme lui-même, et si l’homme pouvait s’y reconnaître,
ce n’est pas dans la mesure où il y déchiffrait sa propre vérité, mais dans la
mesure seulement où il y reconnaissait le visage de Dieu.
– En effet, [d’une part] Adam avait, comme nous, un esprit fini, et
d’autre part « il est constant que ces propriétés [des corps qui
l’environnaient] sont infinies » (De la recherche de la vérité, I, 5 95). Adam
avait donc besoin du jugement naturel, puisque, sans lui, « il eût été obligé
de se détourner l’esprit de la vue des perfections de son vrai bien pour
examiner la nature de quelque fruit afin de s’en nourrir » (ibid.). Il avait
donc des sens et une imagination comme les nôtres, qui transcrivaient dans
son langage humain, et par les voies courtes du jugement naturel, le texte
infini de la vérité k.
– [Par ailleurs], la maîtrise qu’il exerçait sur son propre corps, et sur les
mouvements qui s’y accomplissaient, n’était ni mouvement de constitution
de la vérité ni ouverture originaire sur la vérité, mais lui autorisait
seulement le déchiffrement d’une vérité qui n’était pas constituée à son
niveau. « Ainsi, consultant l’idée claire jointe au sentiment dont il était
touché à l’occasion de ces objets [sensibles l], il voyait clairement que ce
n’étaient que des corps puisque cette idée ne représente que des corps. Il
concluait donc que les divers sentiments dont Dieu le touchait n’étaient que
des révélations » (Entretiens sur la métaphysique et la religion, VI, 7 96).
Donc : le bonheur d’Adam ou encore l’existence d’un homme qui n’a
pas péché ne constitue pas la condition ontologique d’une anthropologie.
Tout au contraire, elle assure à l’expérience du monde une transparence
assez grande pour que deviennent claires les significations transcendantes
qui l’ont constituée, et pour qu’il soit impossible à l’homme, dans son
interprétation du monde, de tomber dans l’« anthropologie ».
c. Cela a pour conséquences que l’anthropologie, comme langage
humain du monde, n’est pas le dévoilement de la vérité de l’homme, mais
seulement cette présomption de l’homme, une fois que le péché a obscurci
le visage de Dieu dans le monde et détourné l’attention vers les sentiments
immédiats du corps, cette présomption qui lui fait transcrire le Verbe de
Dieu dans les balbutiements de son langage : devant l’application des lois
générales de la volonté divine, l’homme parlera de colère et de vengeance.
Mais justement, pour se faire entendre des hommes dont le pouvoir
d’attention est maintenant retenu par les corps, Dieu parlera le langage des
corps, il prendra le visage humain. Ainsi la grâce suivra-t-elle les chemins
du monde de l’homme. « L’Écriture est pleine d’anthropologies 97. »
L’anthropologie, c’est l’orgueil de l’homme pécheur dont la
présomption fait Dieu à son image, mais c’est aussi la complaisance de
Dieu qui veut que le pécheur soit racheté, pour sa plus grande gloire. Adam
n’est pas la vérité anthropologique de l’homme, c’est l’homme avant
l’anthropologie. Et l’anthropologie, en ce sens, ne dit pas la vérité de
l’homme, mais le désordre de cette vérité.
Désordre, dont nous avons vu les conséquences. Conséquences dont la
première est l’éloignement de la nature par rapport à l’homme et, dans cette
distance, la cristallisation du monde. Mais le monde est la première des
anthropologies, puisqu’il n’est pas autre chose que le langage de Dieu dans
le vocabulaire de l’imagination. Si bien que le fruit de ce désordre est
encore tout habité par Dieu, et qu’il est comme possibilité de rachat, comme
lieu de la grâce actuelle, finalement comme incarnation du Verbe, meilleur
que le monde avant la Chute. Le monde racheté est meilleur que le monde
qui n’a pas connu le péché.
Et pourtant, c’est bien le monde qui sert de support au péché, puisqu’il
n’y a eu péché que du jour où Adam a cessé de faire attention « à la
présence de son Dieu » dans la nature, pour s’attacher aux objets liés à son
sentiment : « douceur espérée du fruit défendu » ou encore « tendresse
naturelle pour sa femme et […] crainte déréglée de la contrister » (De la
recherche de la vérité, I, 5 98).
C’est donc le monde en tant que tel qui, en attachant un instant
l’attention, a fait commettre le péché. Plus exactement l’attention, en se
détachant de Dieu, a détaché le monde de la nature et ce fut le péché.
Par conséquent, ce n’est même pas dans le péché que l’homme pourra
trouver sa vérité : le péché n’est pas pour l’homme une seconde nature, une
autre vérité. La volonté humaine, même lorsqu’il le commet, ne peut être
que bonne ; elle est seulement une volonté bonne, mais enfoncée dans le
monde : « Il n’y a que la puissance de mal aimer, ou plutôt de bien aimer ce
que nous ne devons point aimer, qui dépende de nous » (De la recherche de
la vérité, IV, 1 99).

2. La cité de Dieu et la nature réconciliée

Est-ce que, à l’autre extrémité de cette histoire du monde, l’homme ne se


retrouve pas dans une vérité anthropologique telle qu’il puisse se
reconnaître lui-même comme la patrie de ses significations ? Et dans ce
monde réconcilié, où demeure l’intelligence quand la foi est passée 100, ne
peut-il pas alors reconnaître à la fois et la vérité de l’homme et le sens du
monde, le terme et la fin où se recueillent les significations peu à peu
révélées dans l’histoire ?
a. C’est cette idée qui est présente dans tout un aspect de la philosophie
de Gottfried Wilhelm Leibniz, cet aspect de « dynamisme génétique 101 » par
lequel Leibniz conçoit la vérité du monde au terme de son devenir, et
l’homme est appelé à rencontrer sa vérité dans la cité de Dieu. Mais cette
vérité n’est pas instaurée par un coup de force, dont l’autorité réconcilierait
l’homme avec la vérité de lui-même, mais par un travail infini et continu
dans lequel l’homme effectue son accomplissement.
1. Que la vérité de l’homme ne soit pas donnée d’emblée comme un
résultat déjà acquis, c’est ce qu’indique le fait que la connaissance claire et
distincte n’est jamais que le résultat du développement continu et de
l’intégration de la connaissance confuse. La vérité et la perfection de
l’homme ne sont que l’intégrale de ses erreurs et de ses imperfections. Donc
dans la forme de sa perfection, l’homme retrouve le sens de sa finitude.
D’où la critique de Spinoza : une béatitude au niveau de la connaissance
absolue, et d’où serait banni tout désir, « rendrait l’esprit stupide »
(Principes de la nature et de la grâce, 18 102).
2. Donc l’intégrale de la vérité sera en même temps l’intégrale du
plaisir, et c’est comme telle que la perfection de l’âme sera bonheur. Le
plaisir est un moment effectif du bonheur : « Or le plaisir n’étant autre
chose que le sentiment d’un accroissement de la perfection, il s’ensuit que
Dieu donnera du plaisir à toutes les créatures autant qu’elles en sont
capables, en sorte que celles qui sont raisonnables se trouvent toutes
heureuses autant qu’il est possible » (Dialogue entre Polidore et
Théophile 103).
3. Mais il faut tenir compte [, aussi,] du fait que les esprits ont dans le
monde une pesanteur ontologique particulière (due au fait qu’ils peuvent
« entrer en conversation ou du moins en société », Discours de
métaphysique…, 35 104) et que le monde le plus parfait ne peut être que le
monde où ils peuvent acquérir le plus de perfection. Donc la subordination
ontologique de la matière à l’esprit a pour suite la subordination de la
perfection et du bonheur de la matière au bonheur et à la perfection de
l’esprit. « La république générale des esprits est la plus noble partie de
l’univers » (Leibniz, Correspondance avec Arnauld 105).
Ce qui a pour conséquences que :
– « De toutes les créatures qui nous environnent, il n’y a que l’esprit de
l’homme qui soit susceptible d’un vrai bonheur » (Dialogue entre Polidore
et Théophile 106). Les autres (les âmes sans esprit) ne sont capables ni de
bonheur ni de malheur.
– Ce bonheur ne peut se réaliser que comme bonheur pris au bonheur
les uns des autres. D’où l’intersubjectivité de la perfection : « Les esprits
sont les substances les plus perfectionnables, et leurs perfections ont cela de
particulier qu’elles s’entr’empêchent le moins, ou plutôt qu’elles
s’entr’aident » (Discours de métaphysique…, 36 107). La perfection de
l’homme, c’est d’être citoyen, la vérité du monde, c’est d’être une cité.
– C’est pourquoi finalement les lois de la nature obéissent aux lois du
monde des esprits, qui ne sont elles-mêmes que les lois de la cité des
bienheureux : « Tout est disposé en sorte que les lois de la force ou les lois
purement matérielles conspirent dans tout l’univers à exécuter les lois de la
justice ou de l’amour […] » (Leibniz, Correspondance avec Arnauld 108).
La vérité de la nature emprunte donc son sens à la juridiction de la cité.
La nature n’a pris le visage de monde que dans la mesure où son sens était
de devenir entièrement monde humain dans une sorte de téléologie
immanente, où la loi du meilleur monde possible est en fait la loi du monde
le plus humain possible. Et on comprend que, dans cette téléologie
universelle où l’homme culmine, la nature, dont on trouvait chez Descartes
et Malebranche la préséance absolue, ait cédé la place à une notion de
monde, par laquelle Leibniz donne la main aux philosophies
précartésiennes.
Il semble, en tout cas, qu’à ce niveau le monde tout entier soit
anthropologique ; la vérité de la nature et le Verbe de Dieu se sont rejoints
pour devenir le logos de l’homme. L’homme et Dieu parlent le même
langage, ou plutôt tout le devenir du monde consiste dans le travail continu
et infini par lequel leurs deux langages deviennent l’un pour l’autre
transparents. Voir Gotthold Ephraim Lessing : « Sans doute lorsqu’elles
furent révélées, les vérités religieuses n’étaient pas rationnelles ; mais elles
étaient révélées afin de le devenir » (Sur l’éducation du genre humain,
chap. 76 109).
b. En fait, ce logos de l’homme, comme mise [au] jour des fondements
de la cité de Dieu, c’est-à-dire à la fois comme tâche infinie de l’élucidation
de la vérité et comme devenir humain du monde, n’est pas en réalité le
mode originaire sur lequel l’homme s’annonce à lui-même sa propre vérité.
Ce qui constitue la pesanteur ontologique particulière de l’esprit, ou
plutôt des âmes qui ont des esprits, c’est le fait que l’esprit peut aimer Dieu
et qu’il est même fait pour l’aimer : « [Car] Dieu, s’il est ce qu’il ne peut
manquer d’estre, a sans doute eu esgard principalement à cette sorte de
créatures capables de le connoistre et de l’aimer, lorsqu’il a formé les
autres » (Dialogue entre un habile politique et un ecclésiastique d’une piété
reconnue 110). Par le double rapport de l’amour et de la connaissance, les
esprits expriment mieux l’être du Créateur, ils expriment plus d’être :
« ils expriment la perfection de leur Créateur d’une tout autre manière que
le reste des créatures incapables de cette élévation » (ibid.).
L’être de l’homme, ou plutôt le supplément d’être qui appartient en
propre à l’esprit, n’est que de l’ordre de l’expression, c’est-à-dire
expression de l’être de Dieu et de sa perfection telle qu’elle apparaît dans
cette nature dont il est l’architecte et dans cette grâce dont il est le
législateur.
Car, justement :
D’un côté, l’homme doit exprimer la gloire de Dieu telle qu’elle éclate
dans une nature où l’homme en tant que tel n’a pas de privilège et où
chaque élément a son sens irremplaçable : « Dieu fait plus de cas d’un
homme que d’un lion ; cependant je ne sais si l’on peut assurer que Dieu
préfère un seul homme à toute l’espèce des lions à tous égards : mais quand
cela serait, il ne s’ensuivrait point que l’intérêt d’un certain nombre
d’hommes prévaudrait à la considération d’un désordre général répandu
dans un nombre infini de créatures » (Théodicée, 118 111). C’est-à-dire [que]
l’homme, dans sa perfection, doit exprimer, par sa connaissance et son
amour, Dieu en tant qu’architecte, en tant qu’édificateur d’une nature où
l’ordre de la totalité ne peut jamais être sacrifié au bonheur et donc à la
perfection de l’homme.
D’un autre côté, l’homme dans sa perfection [a] à exprimer la gloire de
Dieu en tant que législateur et monarque. Or, en tant que tel :
– Dieu peut laisser faire le mal : « Lorsque Dieu tire quelque gloire
du mal pour l’avoir fait servir à un plus grand bien, il l’en devait tirer »
(Théodicée, 123 112).
– Cela implique l’existence des damnés ; et il n’est même pas
impossible qu’il y ait plus de damnés que d’heureux dans le genre
humain, la perfection de la cité de Dieu pouvant être assurée par
[autant] « de génies que d’animaux raisonnables sans nombre et d’une
infinité d’espèces » (Abrégé de la controverse 113).
Donc, là encore, le bonheur et la perfection de l’homme sont d’exprimer
la gloire de Dieu en tant que législateur d’une cité où l’homme peut être
malheureux et damné. Ce qui implique un problème tout à fait singulier, en
ce qui concerne les damnés :
– [leur] malheur pour être à la gloire de Dieu doit exprimer la
perfection de Dieu, donc impliquer une connaissance et un amour de la
perfection qui devraient être le propre de l’âme bienheureuse ;
– mais s’ils sont inconscients, ils ne sont pas conscients de leur
malheur et ils ne sont pas malheureux, donc ils ne sont pas damnés.
Finalement, dans la cité de Dieu, l’homme ne pourra pas énoncer sa
propre vérité : il ne dira que la vérité de Dieu, soit qu’il l’exprime dans la
conscience de son salut, soit qu’il la serve dans son inconscience et sa
damnation.
Dans la cité de Dieu, la vérité et la perfection ne sont pas monadiques,
mais monadologiques 114.

*
Dans la philosophie classique, l’homme ne peut jamais se tenir à lui-même
le langage de sa vérité, parce que, en fait, il a été dépouillé de sa vérité :
– soit au profit d’une nature qui dissipe ce monde dont la philosophie
grecque avait fait jadis la patrie de l’être et de l’homme ;
– soit au profit d’une sémantique qui ne confère aux figures du monde
qu’une valeur purement symbolique, empêchant ainsi l’homme de
déchiffrer dans le monde sa propre vérité ;
– soit au profit d’une perfection où l’homme n’a pas à s’accomplir, mais
à accomplir seulement la vérité de Dieu, effaçant ainsi celle de sa finitude
propre : la vérité de son bonheur n’est que le malheur de sa vérité.
Pourtant, c’est bien dans cette réflexion éthique que la philosophie du
e
XVIII siècle s’est approchée le plus près de cette réflexion sur l’homme et

de l’exigence pour l’homme de s’annoncer à lui-même ce qu’il est. Et c’est


pourquoi, paradoxalement, c’est dans la théorie de la grâce, et non dans
celle de la vérité et de l’imagination, que l’homme est le mieux pris au
sérieux.
C’est qu’en effet la vérité de l’homme ne pouvait plus être réfléchie à
partir de l’être de l’homme lui-même, puisque :
– on éloignait de lui la nature comme vérité infinie,
– et on donnait au monde le sens du langage.
D’un côté, la nature cesse d’appartenir à son monde ; et, de l’autre, le
monde ne lui parle plus que le langage de l’absolu. Donc la vérité de
l’homme, comment pourra-t-on la déchiffrer ? À partir d’une nature
infléchie vers la finitude par le péché, et dans un langage de l’absolu qui
empruntera le vocabulaire de l’homme pour assurer son salut. C’est le point
de vue de la grâce qui nous montre :
– par ses volontés particulières, combien la vérité et ses contenus
universels sont loin de nous ;
– et par ses voies abrégées, combien l’absolu est proche de nous.
Ainsi comprise, la théorie de la grâce est le négatif de l’anthropologie,
celle-ci n’étant possible que du jour où l’homme peut s’annoncer à lui-
même sa propre vérité, du jour où il comprend combien l’absolu est loin de
lui et combien la vérité en est proche, ou plutôt :
– comment l’absolu ne fait que recéler pour lui les puissances de l’exil,
– alors que c’est seulement dans la vérité que l’homme est chez lui.

B. La pensée critique et l’anthropologie

E
I. XVIII SIÈCLE

La pensée critique peut bien passer pour ce mouvement de réflexion par


lequel l’homme découvre qu’il est chez lui dans la vérité, et que dans
l’absolu il ne connaît guère que le dépaysement de l’exil. Et à travers elle
s’esquisse la possibilité pour l’homme de s’annoncer sa propre vérité par les
chemins de la vérité elle-même, et d’énoncer sur lui-même une parole qui
ne soit pas Verbe de Dieu, mais logos humain de l’homme, anthropologie.
En fait, cela ne va pas de soi, et pour plusieurs raisons l’ouverture du
domaine anthropologique n’est peut-être pas forcément liée à la
détermination d’une pensée critique.
La philosophie des Lumières m avait en partie déjà travaillé à la
délivrance d’un thème essentiel : la vérité de l’homme ne peut venir [au]
jour que dans la forme de la finitude – à partir du moins des contenus
concrets par lesquels la nature se détermine comme nature humaine.

1. [Le bonheur]

Le bonheur comme vérité de l’homme n’est plus à chercher en dehors de


l’homme, et par-delà son monde, mais dans ce monde précisément : « Le
bonheur, comme les Sciences, est, dit-on, voyageur sur la terre » (Helvétius,
De l’homme, « Préface 115 »). Et l’essence du bonheur est à recueillir au
niveau même de la vérité de l’homme, dans une espèce de raisonnement
circulaire dont Helvétius donne un exemple :
– « [Le] bonheur est dépendant et des lois sous lesquelles ils [les
hommes] vivent et des instructions qu’ils reçoivent » (De l’homme, I 116).
– Or la connaissance de la manière dont cette instruction agit sur
l’homme, c’est l’objet de la connaissance de l’homme. La question
principale du traité De l’homme, c’est de savoir « si dans chaque Individu
les talents et les vertus sont l’effet de son organisation, ou de l’instruction
qu’on lui donne » (ibid., II 117).
– Cette science de l’homme doit donc permettre de déterminer quelle
instruction il doit recevoir, et par conséquent de quel bonheur il est
susceptible : « Pour élever l’homme, l’instruire et le rendre heureux, il faut
savoir de quelle instruction, et de quel bonheur il est susceptible » (ibid.,
I 118).
– Cette science de l’homme est donc l’instrument du bonheur, dans la
mesure même où elle a pour objet le bonheur. En effet, elle suppose la
connaissance « du cœur, de l’esprit humain, de leurs diverses opérations,
enfin des obstacles qui s’opposent aux progrès des sciences, de la morale,
de la politique et de l’éducation » (ibid. 119).
Le bonheur, en tout cas, apparaît lié à l’homme dans sa vérité par le
triple lien de la science, de la pédagogie et de la critique n. Quels que soient
leurs rapports et leur enchaînement, c’est autour de ces trois thèmes que
e
s’organise au XVIII siècle la conception du bonheur comme vérité de
l’homme.

2. [La sensation]

La sensation, ou plutôt la théorie de l’image, comme élément constitutif


de la figure du monde perd sa signification de langage et se délivre de ce
poids sémantique dont la chargeait le jugement naturel. Si
rétrospectivement les analyses d’Étienne Bonnot de Condillac et de Denis
Diderot peuvent apparaître comme une tentative pour mettre au compte de
la sensation les synthèses du jugement et de l’entendement, leur sens
originaire, tel qu’il est réfléchi par Condillac, est avant tout négatif.
Condillac introduit le mythe de la statue en rappelant l’époque où il
soutenait contre John Locke « que l’œil juge naturellement des figures, des
grandeurs, des situations et des distances » (Traité des sensations, « Dessein
de cet ouvrage 120 »).
– Il s’agit de montrer non pas tant que la raison a une origine
sensorielle, mais que la sensibilité détient sa signification au niveau même
de sa forme réceptive : « Nos sens, distribués en autant d’êtres pensants,
pourraient donc s’élever tous aux spéculations les plus sublimes de
l’arithmétique et de l’algèbre ; sonder les profondeurs de l’analyse ; se
proposer entre eux les problèmes les plus compliqués sur la nature des
équations, et les résoudre comme s’ils étaient des Diophantes. C’est peut-
être ce que fait l’huître dans sa coquille » (Diderot, Lettre sur les sourds-
muets 121). Les sens n’offrent pas la figure de la vérité, ils en constituent la
genèse.
– Ils ne sont pas adhésion immédiate, mais détiennent par eux le
mouvement de dialogue par lequel ils vont de la croyance à la vérité :
« Bientôt l’œil bigarrera son discours et ses calculs de couleurs ; l’oreille
dira de lui : “Voilà sa folie qui le tient.” Le goût : “C’est bien dommage.”
L’odorat : “Il entend l’analyse à merveilles.” Et le toucher : “Mais il est fou
à lier quand il en est sur ses couleurs” » (ibid.).
– Enfin, leurs contenus concrets ne sont pas tellement allusion à une
vérité de nature, index d’une transcendance ou ressac d’une téléologie, mais
seulement manière d’être originaire, absolument matinale du sujet. [Soit] la
statue qui est « odeur de rose, d’œillet, de jasmin, de violette […]. En un
mot, les odeurs ne sont à cet égard que ses propres modifications ou
manières d’être ; et elle ne saurait se croire autre chose […] » (Traité des
sensations, I, 1, 2 122). La sensation se décline aussitôt, et d’entrée de jeu, en
première personne.
Mais si la pensée du XVIIIe siècle était parvenue à lever deux des
obstacles majeurs qui s’étaient opposés à la constitution d’une
anthropologie, elle n’était pas parvenue à lever le premier, le plus
important : la prééminence du thème de la nature, qui a obscurci le sens du
monde et en a brouillé les figures. Prééminence qui fait que :
– même pour Helvétius, la science de l’instruction est tout de même
science de la nature ;
– et que, même dans la statue, les sens parlent, aussi rudimentaire qu’il
soit, le langage de la nature : « La nature nous donne des organes pour nous
avertir par le plaisir de ce que nous avons à rechercher, et par la douleur de
ce que nous avons à fuir. Mais elle s’arrête là » (Traité des sensations,
« Dessein de cet ouvrage 123 »).
C’est sans doute pour n’avoir pas élaboré le sens de la nature, son
rapport avec le monde, [que] le XVIIIe siècle est demeuré dans l’ambiguïté :
l’homme est, à la fois, chez lui dans la nature, mais hors de la nature quand
il est dans son monde. D’où :
– La nature est ce à quoi on revient : il y a plus qu’une morale du retour,
une éthique de la répétition (Kant l’a d’ailleurs vu dans son Anthropologie,
à propos de Jean-Jacques Rousseau : « Rousseau n’entendait pas que
l’homme dût retourner à l’état de nature, mais il devait, du point où il se
trouve maintenant, porter ses regards en arrière », Anthropologie, II 124).
Une Erinnerung 125 [souvenir] par laquelle on reprendrait ce monde où l’on
se trouve dans les formes d’une nature où l’on est chez soi.
– Cette tension, entre le monde où l’on se trouve et la nature où l’on est
chez soi, et cette impossibilité de penser leur fondement [autrement] que
dans la forme de l’opposition et avec le sens de la critique, constitue la
signification du « voyage philosophique » : voyage, non pas dans le monde,
comme celui de Michel de Montaigne, ni dans la nature, comme celui de
François-René de Chateaubriand, mais hors du monde (d’où les pays
imaginaires) pour ne plus se retrouver chez soi que dans la nature, mais de
telle sorte que chez soi on est toujours dans la nature. C’est pourquoi le
voyage s’achève et se répète dans un jardin. Le jardin, c’est le lieu de la
répétition éthique de la nature, devenant par cette répétition même un
monde où l’on se sent chez soi.
C’est en s’attaquant à ce thème de la nature et au problème des rapports
avec le monde que la philosophie kantienne va faire aboutir l’effort du
e
XVIII siècle et que la pensée critique va rendre possible une réflexion sur

l’homme.

II. KANT

Bien sûr, il serait tout à fait erroné de voir dans la critique un retour à
l’homme qui serait [le] premier mouvement anthropologique, malgré le
texte de la Logique sur l’anthropologie à laquelle se rapportent la
métaphysique (que puis-je savoir ?), la morale (que dois-je faire ?), la
religion (qu’est-il permis d’espérer ?) 126.

1. [La place de l’anthropologie]


Malgré ce texte, l’anthropologie a toujours eu une place marginale et un
sens dérivé dans les philosophies kantiennes et post-kantiennes, jusqu’au
jour où, pour Feuerbach, elle est devenue la dimension originale de
l’exigence philosophique. Kant lui-même nous avertit que la critique n’est
pas un effort pour replacer le sens de la vérité sous la constellation
anthropologique de l’homme.
– [D’une part, ni les] facultés ni les concepts ne doivent être pris comme
« des dispositions subjectives à penser qui sont nées en nous en même
temps que l’existence » (Critique de la raison pure, « Analytique
transcendantale 127 »).
– D’autre part, si l’anthropologie reprend les facultés qui correspondent
aux trois Critiques, c’est dans une fin pratique, très exactement afin de lui
apprendre à « faire usage de son expérience », en ce qui concerne l’objet le
plus important : « l’homme, parce que l’homme est à lui-même sa propre et
dernière fin » (Anthropologie, « Préface 128 »).
α. Or qu’est-ce que c’est que « faire usage de son expérience » ? C’est
juger, c’est-à-dire « la faculté de subsumer sous des règles, c’est-à-dire de
décider si quelque chose rentre ou non sous une règle donnée (casus datæ
legis) » (Critique de la raison pure, « Du jugement transcendantal en
général 129 »).
β. Ce jugement ne peut être appris : « il est le caractère distinctif de ce
qu’on nomme le bon sens, et le manque de bon sens est un défaut
qu’aucune école ne saurait réparer » (ibid.).
γ. Pourtant, ce jugement peut être déterminé a priori par la philosophie
transcendantale, soit dans son usage théorique, soit dans son usage pratique.
δ. Il peut être exercé o dans son usage empirique, et cela aussi bien :
– du point de vue théorique : « le jugement est un don particulier,
qui ne peut pas être appris, mais seulement exercé » (ibid.),
– que du point de vue pratique : le jugement, c’est « une faculté de
juger aiguisée par l’expérience, afin de discerner […] dans quels cas
elles [les lois a priori] sont applicables […] » (Fondements de la
métaphysique des mœurs, « Préface 130 »).
L’anthropologie n’est pas autre chose que le « manuel de cet exercice »,
un « traité pour le bon usage du jugement », et pas du tout la « critique des
conditions de possibilité du jugement a priori » 131. Elle veut contribuer à
l’exercice d’un jugement qui pourtant ne s’apprend pas, et dont la validité
est déjà déterminée a priori.
L’anthropologie ne sera ni la règle des règles ni la condition des règles,
mais le tracé de ce qui, dans l’expérience, peut indiquer ce qui doit être
subsumé sous la règle p.
Dans l’anthropologie, l’homme, par l’expérience qu’il a faite et qu’il
fait encore de lui-même, s’indique ce qui peut être subsumé sous les règles
de la raison théorique, de la raison pratique et de la faculté. C’est pourquoi,
il y aura :
– une anthropologie de la connaissance (Livre I : « De la faculté de
connaître »),
– une anthropologie du goût (Livre II : « Du sentiment agréable et
désagréable »),
– une anthropologie de la liberté (Livre III : « De la faculté
appétitive » 132).
Mais comme l’expérience ainsi décrite risque d’être trop vague, à la fois
trop individuelle et trop générale, on va tirer de cette expérience une sorte
de schématisme qui permet de connaître l’intérieur par l’extérieur – sorte de
schématisme non pas pour la validité des jugements a priori, mais pour
l’usage des règles ; approchant non du divers intuitif par le temps, mais du
concept par la généralisation.

2. [Anthropologie et entreprise critique]

Mais en quoi la critique a-t-elle rendu possible une anthropologie ?


a. La révision du concept de totalité
α. Les écrits précritiques, de la Monadologia physica (1756) à
La Dissertation de 1770, découvrent peu à peu un double emploi de la
notion de totalité q :
– la totalité, comme universalitas, qui permet « de concevoir, les
parties étant données, la composition du tout par une notion abstraite de
l’entendement » (La Dissertation de 1770 133) : « un tout de
représentation, donc non plus la représentation d’un tout » (ibid. 134) ;
– la totalité, comme universitas, qui, elle, est la production de « cette
notion générale […] par la connaissance sensible », c’est-à-dire quand
on se la « représente concrètement par une intuition distincte »
(ibid. 135). C’est l’ensemble absolu des parties en relation mutuelle 136.
Dans son sens le plus complexe, le monde est cette dernière totalité
(avec en plus la matière et la forme 137).
β. Dans la Critique, le monde est distingué de l’univers.
– Comme totalité des déterminations, l’univers est une notion
transcendantale : « si donc on met un substratum transcendantal à la
base de la détermination intégrale de notre raison, alors ce substratum
n’est pas autre chose que l’idée d’un tout de la réalité […]. Mais, par
cette possession totale de la réalité, le concept d’une chose en soi est
représenté comme universellement déterminé » (Critique de la raison
pure, « Dialectique transcendantale », « De l’idéal transcendantal » 138).
Cette totalité ne peut être atteinte que par un « progressus in
indefinitum » (totalisation des phénomènes dans un univers).
– Comme totalité donnée dans l’intuition et dont l’analyse permet un
« progressus in infinitum ». C’est la totalité telle qu’elle est donnée dans
le temps et l’espace, et dont un texte posthume dit bien qu’elle n’est pas
inconditionnée : « La proposition : l’ensemble de toutes les
contradictions dans le temps et l’espace est inconditionné, est
fausse [… 139]. L’espace est à considérer comme un tout de cette nature
[de conditions conditionnées r], de même que le temps écoulé » (Sur la
question proposée par l’Académie des sciences de Berlin 140).
D’où la seconde partie de l’Anthropologie : « Caractéristique
anthropologique » (caractère : des personnes ; du sexe ; du peuple ; des
races ; du genre).
Cette mise en place de l’anthropologie kantienne fait comprendre
l’erreur des successeurs immédiats de Kant :
– Karl Leonhard Reinhold : Elementarphilosophie 141 ;
– Gottlob Ernst Schulze : Ænesidemus 142.
La critique et le renversement copernicien dont elle s’accompagne ne
sont donc pas un retour à l’homme et ils n’indiquent pas l’exigence d’un
fondement anthropologique de la philosophie.
Sans doute la critique insiste-t-elle sur le thème de la finitude humaine :
notre s intuition reçoit ses objets, elle ne se les donne pas. Mais ce « nous »
de la réflexion kantienne n’est pas le signe d’une anthropologie implicite,
[il est plutôt] la preuve du régime déjà transcendantal de la réflexion.
Que la vérité prenne originairement le sens d’un donné ne dépend pas
du fait que l’homme reçoive sa vérité comme un donné, donc que la
condition de la vérité soit l’anthropologie, mais seulement [du fait] que la
finitude est le sens d’être de la vérité.
C’est pourquoi la finitude de la critique aura pour sens l’intuition dans
la forme de l’espace et du temps ; l’anthropologie l’envisagera comme
sensorialité.
L’opposition classique du monde et de la nature, ou plutôt l’opposition
entre l’étendue intelligible structurée par le calcul de Dieu et l’espace
imaginaire scandé par la finalité du jugement naturel, cette opposition
disparaît maintenant au profit d’une distinction entre :
– l’univers, où l’intuition se donnerait la totalité de son contenu, où la
nature, dans son universalité, aurait l’originarité absolue du monde de
l’intuition,
– et le domaine de l’expérience, où la nature et ses vérités reçoivent leur
sens originaire, le monde tel qu’il est donné à une intuition finie.
Cela a pour conséquence la possibilité et même la nécessité d’interroger
l’homme au niveau de son monde, et non pas à partir de questions que peut
poser l’univers. C’est en tant qu’il appartient à cette totalité, donnée dans
l’intuition, des conditions conditionnées, que l’homme peut être interrogé et
connu.
« La connaissance de l’homme, de son espèce, comme créature terrestre
douée de raison, est donc la connaissance du monde par excellence, bien
que l’homme ne forme qu’une partie des habitants de la terre »
(Anthropologie, « Préface 143 »). « Cette espèce d’anthropologie, considérée
comme connaissance du monde […] se borne à la connaissance de l’homme
envisagée comme citoyen du monde » (ibid. 144).
L’homme n’est pas élément de l’univers, et n’est pas à comprendre à
partir de la totalité intuitive de l’inconditionné, mais il est à comprendre à
partir de ce monde où il est chez lui, dans cette totalité conditionnée du
monde qui est la condition de la vérité.
C’est pourquoi il n’a même pas à être analysé à partir d’une nature, sa
vérité n’a pas à être déchiffrée par l’ironie réductrice du voyage, mais elle
se dit ici même, sur place, dans le confort sans exil du commerce bourgeois.
b. La révision du sens de l’imagination
Cela est l’œuvre proprement dite de la critique.
– Alors que dans la philosophie classique, on ne peut restituer le sens de
l’imagination qu’à partir de la pensée pure, ou plutôt de la vérité qui se
réfracte à travers elle, pour Kant la constitution du sens de la pensée pure se
fait à travers et à partir de l’imagination.
Le passage de la réceptivité de notre esprit à la spontanéité de notre
pensée exige « que ce divers soit d’abord d’une certaine manière parcouru,
assemblé, et lié pour faire une connaissance. Cette action, je l’appelle
synthèse […]. La synthèse en général […] est le simple effet de
l’imagination, c’est-à-dire d’une fonction de l’âme, aveugle mais
indispensable, sans laquelle nous ne pourrions jamais et nulle part avoir
aucune connaissance, mais dont nous n’avons que très rarement
conscience » (Critique de la raison pure, « Logique transcendantale 145 »).
– Dans la philosophie classique, l’imagination n’est jamais responsable
de sa propre synthèse : la synthèse est toujours constituée au niveau de
Dieu, par une intention sémantique qui, au moment même où elle cristallise
l’image, lui impose le destin de la diversité, de la fluidité, de l’inquiétude.
Alors que chez Kant l’imagination, au seul niveau de la réceptivité
intuitive, assure sa cohésion dans la forme de la synopsis.
– Dans la philosophie classique, l’imagination n’anticipe jamais sur la
vérité, mais elle la suit, ou plutôt elle forme le compromis entre les vérités
de la nature et celles de la grâce ; et si elle est anticipation, elle [l’]est
seulement pour l’homme, et non pour Dieu.
Alors que pour Kant l’imagination a un rôle effectivement anticipateur
dans la synthèse de la vérité.
– L’imagination est liée chez Kant au temps, alors que, dans la
philosophie classique, elle lui appartient dans son contenu, mais lui échappe
par son sens.
Cela va avoir sa version anthropologique : l’homme, comme sujet de
connaissance, va apparaître dans une solidarité avec le monde dans la forme
de la finitude.
D’où une apologie de la sensibilité :
α. les sens n’obscurcissent pas : ils se présentent par masse, mais c’est
l’entendement qui obscurcit quand il ne met pas en ordre ;
β. les sentiments ne commandent [pas à l’entendement] : ils se
proposent plutôt de le servir dans le sens commun t (bon sens) ;
γ. les sens ne trompent pas : les erreurs existent seulement en ce qu’on
prend les phénomènes pour des expériences.
C’est là le corps de l’anthropologie comme analyse de l’homme dans sa
faculté de connaître. L’imagination ne parle à l’homme que de lui-même et
c’est pourquoi la facultas signatrix 146 fait partie de l’imagination, alors que,
dans la philosophie classique, l’imagination n’était qu’un produit de cette
possibilité de faire naître des signes.
c. La révision du concept de négation
Le sérieux donné aux valeurs négatives 147 :
– non seulement sous la forme de la négation physique,
– mais aussi sous la forme de la négation morale.
D’où l’idée anthropologique :
– que l’homme n’est pas une volonté sainte, mais tout au plus une
volonté bonne,
– que la douleur n’est pas simplement la limite du plaisir, mais sa
négation réelle 148,
et le thème que le bonheur, dans son unité avec le bien-être, ne peut être
instauré par aucun coup de force transcendant, parce que cette négativité ne
peut jamais être supprimée comme telle, donc que c’est au niveau de
l’homme lui-même qu’il faut parvenir à cette vérité et à ce bonheur, mais
qu’il ne peut jamais être pensé que comme résultat d’un travail infini.
« La manière de concevoir l’alliance du bien-être et de la vertu dans le
monde est l’humanité » (Anthropologie, I 149).
D’où le caractère à la fois absolu et relatif de cet absolu moral, envisagé
du point de vue de l’anthropologie du souverain bien. « Comme le mélange
[du bien-être et de la vertu] est difficile à empêcher dans la pratique,
l’homme raisonnable peut user de réactifs (reagentia), pour savoir
analytiquement ce que sont les éléments qui, mêlés selon une certaine
préparation, peuvent procurer la jouissance d’une félicité morale » (ibid.).
d. L’anthropologie culmine dans cette anthropologie du caractère, avec
son sens ambigu.
« Le mot caractère a un double sens, puisqu’on dit d’une part qu’un
certain homme a tel caractère (physique) ou tel autre, et d’autre part qu’il a
en général du caractère (un caractère moral) qui ne peut être qu’unique ou
qui peut être nul » (Anthropologie, II 150).
On peut donc distinguer : le naturel [comme] disposition de nature (dont
relève l’appétit) ; le tempérament [comme] manière de sentir ; le caractère
[comme] façon de penser (ibid. 151).
Mais de toute façon, cela relève d’une unité pratique : « Les deux
premières dispositions indiquent ce qui se peut faire de l’homme ; la
troisième (morale), ce qu’il est disposé à faire de lui-même » (ibid.).
Il est curieux de voir à quel primat théorique aboutit ainsi à nouveau
l’anthropologie : primat théorique dans la pratique.
Les quatre traits essentiels de l’anthropologie kantienne :
– interrogation de l’homme au niveau de son monde ;
– genèse des significations au niveau de l’homme ;
– éloignement de l’absolu, dans le caractère absolu de la finitude ;
– valeur primordiale de l’élucidation théorique pour le retour de
l’homme à son authenticité, c’est-à-dire à sa vérité dans la forme de la
liberté.
Ce sont les traits que l’on retrouve dans toute anthropologie et qui,
comme thèmes philosophiques, ont été libérés par la pensée critique.
Mais il est curieux de voir comment ils sont retombés à un niveau
naturaliste ou dans une forme de l’historicisme tels que si l’homme, dans
cette espèce d’anthropologisme généralisé, avait de plein droit accès à sa
vérité, il y perdait en même temps l’accès originaire à la vérité.
Et c’était l’oubli le plus radical de l’enseignement kantien dans la
mesure où l’effort même de Kant, rendu à son sens véritable, montre que
l’homme ne peut avoir accès à sa propre vérité que dans la mesure même où
il est avant tout chez lui dans la vérité.
Et la quatrième question « qu’est-ce que l’homme ? », l’anthropologie
philosophique, ne veut pas dire :
– quelle est la vérité de l’être humain ? ; mais : comment l’être humain
peut-il être de plain-pied avec la vérité ?
– non pas : quelle est donc la vérité qui habite l’homme ? ; mais :
comment peut-il habiter la vérité ?
Tel est le sens de l’anthropologie dont parle Kant dans la Logique ;
quant à l’anthropologie telle qu’il la développe, elle répond à la question : si
l’homme habite la vérité, comment peut-il y aménager sa demeure ? Et
quelle vérité doit l’habiter lui-même pour bâtir et reconnaître, dans la vérité,
sa demeure ?
C. L’anthropologie comme réalisation
et suppression de la pensée critique

I. LE DESTIN ANTHROPOLOGIQUE DE LA CRITIQUE


Le double rapport de la pensée critique et de l’anthropologie chez Kant
ouvre un certain nombre de possibilités, et dessine plusieurs chemins selon
lesquels on peut définir les rapports entre une réflexion sur les fondements
de la connaissance et une analyse anthropologique de l’homme. Si Kant lui-
même n’a guère parcouru que l’un de ces chemins dans l’Anthropologie
d’un point de vue pragmatique, son œuvre en général a lié l’anthropologie
et la pensée critique dans une communauté de destin qui caractérise la
pensée philosophique du XIXe siècle. Cette communauté de destin est établie
de la manière suivante :
1. La pensée critique a montré que nous sommes « avec la vérité » :
nous l’habitons et nous sommes habités par elle. Mais aussitôt se pose la
question anthropologique : sur quel mode nous trouvons-nous résider dans
cette vérité ? Comment peut se manifester, dans l’expérience concrète que
nous faisons de nous-mêmes, cette parenté d’origine avec la vérité qui fait
que nous sommes à la fois ses contemporains et ses compatriotes ?
Sous ses formes spécifiées, la question anthropologique devient :
Comment la finitude des formes de la sensibilité peut-elle se désigner
elle-même dans le champ sensoriel et dans les contenus d’expérience, donc
médiatisant et délimitant les organes des sens ?
Comment les synthèses de l’expérience peuvent-elles s’annoncer elles-
mêmes dans les figures de la perception, dans les visages du monde
imaginaire, dans les formulations de l’entendement ?
Comment la faculté de juger, comment la liberté pratique vont-elles
prendre corps dans la perception familière de la beauté, dans l’exercice des
libertés, dans la pratique des vertus, dans la recherche empirique du
bonheur ?
En d’autres termes : comment l’homme peut-il être pour lui-même le
phénomène de sa propre faculté de connaître, de sa propre faculté de
désirer, de sa propre faculté de juger u ?
La « phénoménologie » devant ainsi avoir pour sens de montrer
comment le monde du savoir est le phénomène de la faculté de connaître, le
monde de la pratique le phénomène de la liberté, le monde de la beauté le
phénomène du jugement.
Donc, nous rencontrons la « phénoménologie v » comme exigence d’une
unité réalisée entre l’anthropologie et la pensée critique w.
2. Mais l’anthropologie n’est pas seulement ce en quoi la critique prend
corps ; elle n’est pas seulement le domaine d’expérience où l’homme dans
sa vérité empirique trouve une allusion à sa parenté originaire avec la vérité
et y rencontre l’expression de cette parenté dans le visage du monde
concret. Mais l’anthropologie pose justement le problème de cette parenté.
Que doit être cet homme pour être ainsi parent de la vérité ?
C’est ce problème qui est formulé dans la quatrième question kantienne
et dont on saisit la présence déjà [dans] la critique :
– soit sous la forme explicite d’une définition d’un entendement non
intuitif 152 ;
– soit sous la forme diffuse et à peine articulée de ce fameux : « nous »,
« ce que nous pouvons savoir ».
Ce « nous », à la fois sujet absolu et domaine d’extension de la critique,
c’est ce nous sur lequel porte la quatrième question kantienne. D’où une
question qui ne peut pas manquer de se poser : est-ce que le domaine de la
critique ne doit pas tomber sous le coup d’une question anthropologique ?
Et nous rencontrons alors l’exigence d’une anthropologie qui se
présenterait comme critique de la critique x.
3. À son tour, cette critique de la critique ouvre un nouvel horizon
d’interrogations. Elle ne sera pas seulement inquiétude sur la possibilité de
la métaphysique, mise en suspens du travail métaphysique « pour soulever
la question de savoir si en général quelque chose de tel que la métaphysique
est seulement possible 153 ». Puisque c’est en l’homme que se prend la
mesure des possibilités de la critique et que s’enracine la critique de la
critique, il va falloir s’interroger pour « savoir si en général quelque chose
de tel que l’homme est seulement possible 154 ».
D’une façon plus précise, l’oubli des conditions de possibilité d’une
métaphysique est lié à l’oubli de l’homme lui-même ; et le retour à ces
conditions, si on veut le pousser à son terme, implique le retour à l’homme
lui-même dans sa vérité. Mais s’il est vrai que la possibilité de la
métaphysique réside finalement dans la vérité de l’homme, cette vérité doit
être visée à la fois :
– comme déjà là, porteuse de la finitude de la connaissance, limite
effective qui assure l’échec perpétuel de l’illusion transcendantale ;
– comme ne pouvant toutefois être accomplie que comme vérité
découverte et comme métaphysique effectuée.
Donc la tâche de la critique n’est plus seulement d’être « prolégomènes
à toute métaphysique future », mais d’être « l’exercice pour le retour à tout
homme futur » : mise [au] jour et effectuation de la vérité de l’homme.
Nous rencontrons alors l’exigence d’une anthropologie qui se
présenterait comme critique de l’homme réel y.
Donc, il y a un certain paradoxe dans la pensée critique.
– D’un côté, la distance instaurée dès le départ, et constamment
maintenue, entre le point de vue anthropologique et le point de vue critique
semble exclure une quelconque confusion.
– Mais d’un autre côté, le poids de la quatrième question et la nécessité
de faire énoncer la critique dès le contenu même de l’expérience font glisser
l’une vers l’autre l’anthropologie et la critique qui, au terme de la pensée
kantienne, se trouvent liées [l’une] à l’autre par la triple exigence d’une
phénoménologie, d’une critique de la critique et d’une critique de l’homme
réel.
C’est par la découverte de ces trois exigences que la pensée critique
rend une anthropologie, non seulement possible, mais nécessaire. En effet :
α. L’idée même d’une phénoménologie implique que l’homme fasse à
partir de lui-même, au niveau du contenu concret de son expérience, à la
fois l’épreuve de sa vérité et l’épreuve de la vérité :
– la vérité devenant sa vérité dans l’accomplissement du savoir ;
– sa vérité devenant la vérité dans l’accomplissement de la liberté.
C’est-à-dire que, de cette certitude de l’expérience prise dans son
contenu immédiat jusqu’à la vérité effectuée par le mouvement du savoir et
de la liberté, la phénoménologie se meut nécessairement dans un monde z et
non plus dans la nature. Le thème galiléen est renversé.
β. L’idée d’une critique de la critique implique que les limites de la
connaissance trouvent leur fondement dans les conditions de l’existence : la
finitude du savoir, c’est la finitude de l’homme ; la limite de la
connaissance, c’est la scission de la conscience ; l’illusion est aliénation ; et
d’une façon générale, le sens de la réceptivité, de la passivité et de la
finitude, ce n’est plus le Verbe d’un Dieu caché, c’est un langage humain
qui se dérobe et se recherche à travers l’oubli.
Donc abolition du sens transcendant de la finitude.
γ. L’idée d’une critique de l’homme réel découvre que la vérité de
l’erreur, c’est l’oubli et l’aliénation de l’homme lui-même, et que la tâche
infinie de sa finitude c’est l’instauration d’une existence authentique.
Donc le travail de l’authenticité et de la liberté abolit le coup de force
du bonheur.
II. LE PROJET GÉNÉRAL DE L’ANTHROPOLOGIE
Cette intrication des thèmes anthropologiques et des thèmes critiques
caractérise la philosophie du XIXe siècle sous des noms divers, jusqu’à ce
que la phénoménologie prenne son départ dans un antianthropologisme,
qu’elle énonce comme antipsychologisme.
Mais cette unité a été admise : soit d’emblée, comme unité immédiate,
comme l’élément de toute réflexion philosophique ; soit, au contraire,
comme une unité à effectuer, et à dépasser dans la réalisation même de la
philosophie.
C’est ce double rôle que joue l’anthropologie dans la philosophie du
e
XIX siècle.

1. [L’anthropologie comme justification naturelle


de la critique]

L’anthropologie dans son unité immédiate avec la critique – ou encore


comme justification naturelle de la critique : critique et anthropologie
s’appartiennent l’une l’autre, dans une unité irréfléchie qui reçoit divers
noms.
D’un côté, on peut infléchir la quatrième question kantienne vers une
théorie absolument générale de la représentation ; sans doute cette théorie
de la représentation efface[-t-elle] la critique dans un dogmatisme et
l’anthropologie dans une analyse de la conscience en général, mais elle
répond à ce problème : comment et pourquoi la critique de la connaissance
peut-elle valoir comme doctrine de la connaissance humaine ?
Cette première altération de la critique kantienne, on la trouve chez
Reinhold. Dans l’Elementarphilosophie, Reinhold explique :
α. que si Kant n’a pas mis fin aux controverses philosophiques, c’est
parce qu’il a fait une théorie de la connaissance, sans se rendre compte que
celle-ci n’était qu’une espèce d’un genre plus général : la représentation ;
β. [que cela] l’a amené à prendre intuition et concept comme des
notions allant de soi, alors que l’on risque de ne comprendre ni leurs
différences (voir les leibniziens 155), ni leur rapprochement dans l’unité de la
connaissance si l’on ne saisit pas leur dénominateur commun et leur
condition de possibilité dans la représentation ;
γ. [que la] déduction transcendantale tient son caractère arbitraire de sa
limitation aux catégories, alors qu’il faut l’étendre à toutes les formes de
liaisons représentatives.
Cette recherche d’un niveau d’universalité à partir duquel devient
nécessaire la critique kantienne comme analyse de la connaissance humaine
est très caractéristique de la philosophie du XIXe siècle ; et cette recherche
du point à partir duquel on pourra saisir la nécessité du lien entre critique et
anthropologie est commune à Karl Leonhard Reinhold, à Gottlob Ernst
Schulze 156, à Johann Gottlieb Fichte aa (ce que Fichte appelle : « la
recherche du point de départ de la philosophie kantienne »).
Par la suite, cet élément d’universalité sera recherché :
– soit dans une théorie du jugement comme forme universelle de la
représentation (logique transcendantale),
– soit dans une théorie des facultés représentatives (psychologie
transcendantale).
D’un autre côté, on a l’inflexion de la quatrième question vers le niveau
d’une anthropologie comme science empirique et naturelle de l’homme.
D’où le projet paradoxal d’une espèce de « critique naturaliste » :
– réduisant les conditions de la connaissance à un a priori biologique ;
– assimilant le projet critique à un scepticisme de la connaissance,
doublé, soutenu et garanti par un dogmatisme de la nature ;
– érigeant enfin l’existence naturelle de l’homme en norme de sa vérité
et de son authenticité.
On en trouve diverses formes chez Johannes Peter Müller 157, chez Ernst
Mach 158 et Richard Avenarius 159, dans l’évolutionnisme.
C’est à ces deux courants qu’à la fin du XIXe siècle se heurtera la
phénoménologie. À son départ, elle semblera osciller entre une psychologie
et un logicisme ; ou encore, elle cherchera une voie médiane entre les
deux ab. Mais en fait, ce à quoi elle se heurtera, c’est aux séquelles de cette
quatrième question kantienne en tant qu’elle pose le problème de
l’implication :
– de la vérité à laquelle l’homme a accès ;
– et de l’accès qu’il a à sa propre vérité.
Jusqu’à Franz Brentano compris 160, cette quatrième question constitue
l’élément même de la philosophie post-kantienne, avec sa double polarité
vers une théorie abstraite de la représentation et vers une critique
naturaliste.
La percée phénoménologique sera effectuée le jour où Husserl évitera la
quatrième question, en s’interrogeant sur le sens de la vérité au nom et à
partir de la vérité elle-même, sur le sol originaire de l’être vrai – et
indépendamment de l’homme, qu’on le prenne en général à partir d’une
théorie de la représentation ou qu’on le prenne immédiatement dans le
contexte d’une science de la nature.

2. L’anthropologie comme réalisation de la critique

Encadrées dans cette recherche générale « du point de départ de la


critique », on trouverait de grandes « poussées anthropologiques » qui ont
pour sens ou du moins pour but de dépasser la critique en la réalisant dans
une anthropologie. C’est-à-dire supprimer la critique en lui donnant un
fondement dans l’homme lui-même :
α. la supprimer comme réflexion abstraite, se développant dans la forme
de l’entendement, sur les conditions a priori de la connaissance ;
β. la fonder dans une découverte réelle de l’homme, dans le mouvement
de sa libre rationalité, comme :
– sujet originaire et concret de la connaissance,
– ouvrier réel du travail de l’objectivité,
– contenu effectif et vivant dans la connaissance qu’il prend du
monde.
Ce projet, c’est lui qu’on trouve réalisé :
– chez Hegel : accomplir et fonder, à partir d’une philosophie de la
nature, la subjectivité du sujet dans ce qu’elle a de plus immédiatement
naturel – pour la dépasser dans l’esprit objectif de la moralité et du droit,
puis dans l’esprit libre 161 ;
– chez Feuerbach : effectuer la vérité de l’homme comme connaissance
de soi / accomplissement réel de soi. L’anthropologie réalise la critique en
ce sens qu’elle rappelle la conscience de l’homme de l’exil où elle est
aliénée, pour la rendre adéquate à son être-là naturel ;
– chez Wilhelm Dilthey : effectuer la pensée critique comme destin
historique, c’est-à-dire :
α. enfermer les limites de la connaissance dans l’horizon d’une
Weltanschauung [vision du monde] ;
β. faire annoncer à l’homme sa propre vérité à partir de chacune des
Weltanschauungen, et de leur succession ;
γ. constituer enfin la philosophie comme une systématique de
l’histoire des Weltanschauungen.
L’homme ne pourra plus avoir accès à la vérité qu’à partir du visage
concret de la Weltanschauung qu’il reçoit ; et inversement, il n’aura accès à
la vérité qu’à partir de sa vérité, en tant que c’est le travail effectif qui
projette et découpe le profil de sa Weltanschauung.

a. Le titre est précédé de la mention « Chap. 1 », mais cette subdivision en « chapitres »


ne sera pas poursuivie.
b. Dans la marge : « Problème critique de la totalité ».
c. La suite du manuscrit ne comporte aucun développement en ce sens.
d. Il s’agit d’un mot manquant dans le manuscrit ; nous proposons « s’accomplit », selon
le sens général du passage.
e. Suit un passage biffé dans le manuscrit : « La mathématisation théoriquement infinie
des lois de la nature. Galilée, à propos du mouvement : “On a bien remarqué les
choses les plus faciles, ainsi, par exemple, que le mouvement naturel des graves
s’accélère continuellement” (Dialogue sur les deux grands systèmes du monde [trad.
par A. Koyré, dans Études galiléennes, op. cit., p. 230]). Mais “personne, autant que
je sache, n’a démontré que les espaces parcourus par le mobile descendant du repos
dans des temps égaux ont entre eux le même rapport que possèdent les nombres
impairs qui se suivent à partir de l’unité” (ibid.). »
f. Ici apparaît une subdivision (« a ») qui ne sera pas poursuivie.
g. Voir le passage biffé, supra.
h. Souligné dans l’original.
i. Dans la marge : « Comparaison avec le mouvement de la plume » (référence à
l’image de la plume que Descartes propose dans le même passage de la Regula XII).
j. Souligné dans l’original.
k. Dans la marge : « la cause du péché/la douceur du fruit ».
l. Ajouté par Foucault.
m. Le manuscrit indique ici une subdivision (« a ») qui ne sera pas poursuivie. On peut
penser cependant que cette première subdivision qui contient donc la « philosophie
des Lumières » redouble le « I. XVIIIe siècle ». Le « b » qui lui correspond serait donc
« II. Kant ».
n. Souligné dans l’original.
o. Souligné dans l’original.
p. Dans la marge : « Présomption de l’expérience par la subsomption sous les règles. »
q. Dans la marge : « unir la métaphysique qui reconnaît des éléments et la géométrie qui
divise à l’infini ».
r. Ajouté par Foucault.
s. Souligné dans l’original.
t. Souligné dans l’original.
u. Suit un passage biffé dans le manuscrit : « Bref, ce qui, du côté du monde va se
présenter comme exigence d’une métaphysique de la nature, du côté de l’homme
deviendra exigence d’une phénoménologie. »
v. Termes et articles en italique soulignés dans l’original.
w. Jacques Lagrange, dans ses notes consacrées à ce cours auquel il a assisté à l’École
normale supérieure (Archives Foucault – fonds IMEC), indique ici : « Fichte, Hegel »
(p. 25).
x. Ici, J. Lagrange, dans ses notes, indique : « Hegel » (p. 25).
y. Les notes de J. Lagrange précisent : « Feuerbach » (p. 25).
z. Termes et articles en italique soulignés dans l’original.
aa. Les notes de J. Lagrange précisent ici : « Fichte et les néo-kantiens jusqu’à Cohen et
Natorp » (p. 26).
ab. Les notes de J. Lagrange précisent ici : « Merleau-Ponty » (p. 27).
Notes

1. Ernst Platner, Anthropologie für Aerzte und Weltweise, Leipzig, Dyck, 1772 ; la réédition
augmentée en 1790 de cet ouvrage (Neue Anthropologie für Aerzte und Weltweise, Leipzig,
S. L. Crusius) connut un énorme succès. Platner (1744-1818) était médecin et philosophe.
À Leipzig, il fut professeur extraordinaire de médecine, mais occupa aussi ensuite les chaires de
physiologie et de médecine.
2. Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) est un célèbre médecin, anatomiste,
anthropologue allemand. Son Histoire et description des os du corps humain (Geschichte und
Beschreibung der Knochen des menschlichen Körpers, Göttingen, Dieterich, 1786) fait de lui le
fondateur de l’anthropologie physique. Il promeut le concept de « race caucasienne », tout en
défendant l’idée d’une unité de souche de l’espèce humaine (adepte de la théorie
« dégénérationniste »).
3. Immanuel Kant, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, Königsberg, F. Nicolovius, 1798.
En 1961, Michel Foucault consacra sa thèse complémentaire à une traduction française de ce
texte. Intitulée Anthropologie du point de vue pragmatique, elle parut aux éditions Vrin en 1964,
mais c’est seulement en 2008 que sera publiée, chez le même éditeur, la longue « Introduction à
l’“Anthropologie” » que Foucault avait rédigée dès 1961 en vue de la soutenance de sa thèse et
dont il n’avait gardé qu’un court extrait pour l’édition de 1964 (Immanuel Kant, Anthropologie
d’un point de vue pragmatique, trad. et intro. par Michel Foucault, prés. par Daniel Defert,
François Ewald et Frédéric Gros, Paris, Vrin, 2008).
4. L’anthropologie occupe le premier chapitre de la première partie (« Esprit objectif ») de la
Philosophie de l’esprit (elle-même troisième et dernière partie de l’Encyclopédie des sciences
philosophiques, initialement parue en 1817, puis révisée en 1827 et en 1830). Dans une chemise
intitulée « Anthropologie de Hegel », Foucault avait relevé plusieurs citations de la Philosophie
de l’esprit dans la traduction d’Augusto Vera (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Philosophie de
l’esprit, 2 vol., trad. et éd. par Augusto Vera, Paris, G. Baillière, 1867-1869) : voir BNF, Fonds
Foucault, cote NAF 28730, Boîte 37, feuillets 40-46 (le numéro de feuillet correspond à la
numérotation des fiches sur le site du projet « Foucault fiches de lecture » : eman-
archives.org/Foucault-fiches/ [consulté en avril 2022] ; nous adoptons le même système de
référencement pour tous les autres feuillets cités).
5. Maine de Biran, Nouveaux Essais d’anthropologie (posthume), intro. par Pierre Tisserand et
Henri Gouhier, Paris, PUF, 1949. Cet ouvrage constitue le tome 14 venant clore l’édition
complète des Œuvres de Maine de Biran entreprise en 1920 par P. Tisserand chez Félix Alcan.
On trouve une fiche de lecture de ce titre dans les manuscrits de Foucault (Boîte 37, feuillets 25-
26). En 1947, Henri Gouhier avait publié un livre important (Les Conversions de Maine
de Biran, Paris, Vrin) montrant comment Maine de Biran s’était attaché toute sa vie à édifier
une science de l’homme qui devait être à la morale ce qu’est la physiologie à la médecine.
Toutefois, à l’inverse du positivisme futur d’Auguste Comte, il maintenait l’exigence de ne pas
séparer objectif et subjectif, et se livrait ainsi à une étude du « moi ».
6. Voir infra, section « L’anthropologie de Feuerbach », feuillet 63, p. 86.
7. Immanuel Hermann von Fichte, Anthropologie. Die Lehre von der menschlichen Seele.
Neubegründet auf naturwissenschaftlichem Wege für Naturforscher, Seelenärzte und
wissenschaftlich Gebildete überhaupt, Leipzig, Brockhaus, 1856. Il s’agit du fils de Johann
Gottlieb Fichte (1762-1814), l’auteur de la Doctrine de la science (1812).
8. Paul Broca (1824-1880) est le fondateur de la Société d’anthropologie de Paris (1859), de la
Revue d’anthropologie en 1872 et de l’École d’anthropologie de Paris en 1876. Ses positions
théoriques sur l’inégalité des races ont conduit les idéologues racistes à se réclamer de lui.
9. Heinrich Wichart, Metaphysische Anthropologie vom physiologischen Standpunkte und ihr
Verhältniß zu den Geheimnissen des Glaubens, Münster, Theissing, 1844.
10. Karl Gustav von Rudloff, Die Lehre vom Menschen auf dem Grunde der göttlichen
Offenbarung, 2 vol., 2e éd., Gotha, Perthes, 1863.
11. Edmund Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen
Philosophie (désormais Ideen), t. II, Phänomenologische Untersuchungen zur Konstitution, éd.
par Marly Biemel, La Haye, Martinus Nijhoff (Husserliana, vol. 4), 1952 [1912-1918,
posthume] ; trad. fr. : Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie
phénoménologique pures, t. II, Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad. par
Éliane Escoubas, Paris, PUF, 1982. On trouve dans la Boîte 42a un dossier « Ideen II »
comprenant de nombreuses fiches de lecture traduites par Foucault et problématisées
(feuillets 336-344). Le texte Phénoménologie et Psychologie rédigé au début des années 1950,
ainsi que diverses ébauches de la même époque (édition établie par Philippe Sabot, Éditions de
l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2021), revient à plusieurs reprises sur Ideen II pour indiquer la
scansion théorique qu’elles représentent dans le destin d’une phénoménologie s’efforçant de se
radicaliser. Il montre comment l’anthropologie pour Husserl a pu constituer tout à la fois un
point d’hérésie critique et un inéluctable centre de gravitation théorique : « L’évolution de la
pensée de Husserl, depuis le rationalisme idéaliste des Logische Untersuchungen [1900-1901]
jusqu’à l’idéalisme descriptif des écrits sur l’Histoire et la généalogie de la Logique, n’est que la
découverte de l’exigence toujours plus pressante d’une anthropologie » (Phénoménologie et
Psychologie, op. cit., p. 285).
12. Mort prématurément en 1928, Max Scheler laisse inachevée son Anthropologie. On trouve
dans la Boîte 37 une bonne cinquantaine de fiches de lecture de Foucault rédigées sur les
ouvrages cités dans le cours (Contribution à la notion d’homme et Situation de l’homme dans le
monde), mais aussi d’autres œuvres (La Pudeur, L’Homme du ressentiment, Nature et formes de
la sympathie, Le Sens de la souffrance). Il est régulièrement présenté par Foucault au début des
années 1950 comme le philosophe qui relève le défi théorique consistant à réordonner la
philosophie au sens d’une anthropologie fondamentale : « la phénoménologie est bien le
fondement philosophique de l’exigence anthropologique […]. Les successeurs de Husserl ne s’y
sont pas trompés : anthropologie de Scheler, de Heidegger, de Sartre » (M. Foucault,
Phénoménologie et Psychologie, op. cit., p. 285).
13. M. Scheler, « Zur Idee des Menschen » [1914], dans Vom Umsturz der Werte.
Abhandlungen und Aufsätze [Le Renversement des valeurs], 2e éd., t. 1, Leipzig, Der Neue-Geist
Verlag, 1919, p. 171-195.
14. Id., Die Stellung des Menschen im Kosmos, Darmstadt, Otto Reichl, 1928. Dernier opus
achevé du vivant de son auteur, La Situation de l’homme dans le monde est traduit en français et
préfacé par Maurice Dupuy (Paris, Aubier, 1951).
15. Paul Ludwig Landsberg, Einführung in die philosophische Anthropologie, Francfort-sur-le-
Main, Vittorio Klostermann, 1934 (voir note suivante).
16. Theodor Litt, Die Selbsterkenntnis des Menschen, Leipzig, F. Meiner, 1938. Sur une fiche
de lecture intitulée « Anthropologie » (Boîte 37, feuillet 718) et qui se présente comme une
courte bibliographie d’une dizaine de références, Foucault mentionne le livre de P. L. Landsberg
ainsi que celui de T. Litt aux côtés d’autres ouvrages ou articles (Max Horkheimer,
« Bemerkungen zur philosophischen Anthropologie », Zeitschrift für Sozialforschung, vol. 4,
no 1, 1935, p. 1-25 ; Franz Josef Brecht, Der Mensch und die Philosophie, Halle-sur-Saale, Max
Niemeyer, 1932 ; Hellmuth Plessner, Macht und menschliche Natur. Ein Versuch zur
Anthropologie der geschichtlichen Weltansicht, Berlin, Junker und Dünnhaupt, 1931). Il s’agit
essentiellement d’écrits allemands des années 1930 relatifs à l’anthropologie philosophique.
17. Paul Häberlin, Der Mensch. Eine philosophische Anthropologie, Zürich, Schweizer Spiegel,
1941. Voir dans la Boîte 42 les notes de lecture de Foucault sur cet ouvrage (chemise
« Häberlin », feuillets 465-469). Une traduction française, assurée par Pierre Thévenaz, avait
paru sous le titre Anthropologie philosophique (Paris, PUF, 1943).
18. Wilhelm Keller, Vom Wesen des Menschen, Bâle, Verlag für Recht und Gesellschaft, 1943.
On trouve dans la Boîte 37 une série de notes de lecture sur ce texte (feuillets 720-732).
Professeur de philosophie et de psychologie systématiques à l’université de Zurich, Wilhelm
Keller (1909-1987) a élaboré une approche très existentielle de l’anthropologie.
19. Edmund Schlink, Der Mensch in der Verkündigung der Kirche. Eine dogmatische
Untersuchg, Munich, C. Kaiser, 1936.
20. Emil Brunner, Der Mensch im Widerspruch. Die christliche Lehre vom wahren und
wirklichen Menschen, Berlin, Furche Verlag, 1937 ; id., Offenbarung und Vernunft. Die Lehre
von der christlichen Glaubenserkenntnis, Zurich, Zwingli-Verlag, 1941.
21. Erich Dinkler, Die Anthropologie Augustins, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1934.
22. Magdalena Alida Hendrica Stomps, Die Anthropologie Martin Luthers. Eine
philosophische Untersuchung, Francfort-sur-le-Main, Vittorio Klostermann, 1935.
23. Dans une fiche de lecture intitulée « La théorie anthropologique » (Boîte 42, feuillet 455),
Foucault écrit que l’on retrouve une « forme d’interrogation » portant, entre autres, sur « les
différents modes selon lesquels l’homme est et peut être dans le monde ». Il mentionne
précisément Gebsattel, Kunz et Straus. Les ouvrages ou articles cités dans cette fiche sont :
Viktor Emil von Gebsattel, « Über Fetischismus », Der Nervenarzt, vol. 2, no 1, 1929, p. 8-20 et
id., « Süchtiges Verhalten im Gebiet sexueller Verirrungen », Monatsschrift für Psychiatrie und
Neurologie, vol. 82, no 3, 1932, p. 8-177 ; Hans Kunz, « Zur Theorie der Perversion »,
Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie, vol. 105, no 1-2, 1942, p. 1-26 ; Erwin Straus,
Geschehnis und Erlebnis. Zugleich eine historiologische Deuteung des psychischen Traumas
und Renten-Neurose, Berlin, Springer, 1930. Le nom de Ludwig Binswanger apparaît aussi. Ce
dernier est l’auteur d’un article publié en 1931, sous le même titre que le livre d’E. Straus paru
l’année précédente (Geschehnis und Erlebnis) et qui reprend, pour les commenter et les
critiquer, ses conclusions sur le rapport entre l’événement et le vécu. Sur ces trois auteurs, voir
aussi le début du texte de Foucault consacré à l’analyse du cas Ellen West par L. Binswanger
(Binswanger et l’analyse existentielle, édition établie par Elisabetta Basso, Paris, Éditions de
l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2021, p. 43).
24. C’est ce déplacement que Foucault entend étudier en situant le problème de la constitution
du sens d’être du monde au centre de l’interrogation de la phénoménologie : celle-ci refuserait
les écueils à la fois du psychologisme, du logicisme et du naturalisme, mais dériverait
inexorablement vers une anthropologie philosophique, puisque le monde est par définition
« humain ». Cette anthropologie représente donc tout à la fois, par-delà la brisure ignorée du
geste philosophique nietzschéen, une direction précieuse et un piège redoutable pour la pensée
contemporaine. Au moment de son projet de départ à Uppsala, Foucault, dans le cadre de la
présentation de sa candidature, adresse à Georges Dumézil un curriculum vitae mentionnant
comme projet de thèse principale une « Étude sur la notion de “Monde” dans la
phénoménologie et son importance pour les sciences humaines ».
25. L’Homme, écrit par René Descartes au début des années 1630, paraît pour la première fois
de manière posthume en latin en 1662 (trad. par Florent Schuyl, Leyde, apud Petrum Leffen et
Franciscum Moyardum), puis en français en 1664 (éd. par Claude Clerselier, Paris, C. Angot).
26. Claude-Adrien Helvétius, De l’homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation,
2 vol., Londres, Société typographique, 1773. Une nouvelle édition critique, par Gerhardt
Stenger et David Warner Smith, est parue en 2011 (Œuvres complètes, t. II, Paris, Champion).
27. Voir supra, note 23.
28. « Das Geheimniss der Theologie ist die Anthropologie » (Ludwig Feuerbach, Vorläufige
Thesen zur Reform der Philosophie [1842], dans Sämtliche Werke – désormais noté : S.W., suivi
des numéros de volume et de page –, éd. par Wilhelm Bolin et Friedrich Jodl, 1903-1911,
Stuttgart, Frommann Verlag ; ici S.W., II, 222).
29. « Die Aufgabe der neueren Zeit war die Verwirklichung und Vermenschlichung Gottes – die
Verwandlung und Auflösung der Theologie in die Anthropologie » (id., Grundsätze der
Philosophie der Zukunft [1843], S.W., II, 245).
30. L’ouvrage Philosophie de Karl Jaspers paraît en trois volumes, respectivement intitulés
Philosophische Weltorientierung, Existenzerhellung et Metaphysik (Berlin, Springer, 1932 ;
trad. fr. : Philosophie. Orientation dans le monde, Éclairement de l’existence, Métaphysique,
trad. par Jeanne Hersch, Paris, Springer, 1986). Le troisième volume est consacré à la
« Transcendance ». Du rapport entre la théologie chrétienne et Jaspers, on peut retenir les
polémiques avec Karl Barth (malgré leur référence commune à Søren Kierkegaard) et le rapport
nettement plus apaisé avec l’existentialisme chrétien évoqué par Paul Ricœur et Mikel Dufrenne
(dans Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Paris, Seuil, 1947). On trouve une série de
fiches de lecture de Foucault sur le concept de transcendance chez Jaspers (Boîte 42b,
feuillets 3 et suiv.).
31. W. Keller, Vom Wesen des Menschen, op. cit.
32. Sur cet auteur, voir supra, note 17.
33. Aristote, dans Pierre Duhem, Le Système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques
de Platon à Copernic, t. I, La Cosmologie hellénique, Paris, Hermann, 1913, p. 199.
34. R. Descartes, Principes de la philosophie, II, 25 (dans Œuvres de Descartes, 13 vol., éd. par
Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Léopold Cerf, 1897-1913 – désormais noté A.T. [pour
Adam et Tannery], suivi des numéros de volume et de page –, IX, 76 ; VIII, 53 pour le texte
latin).
35. Voir P. Duhem, Le Système du monde, op. cit., p. 201.
36. Ibid., p. 202.
37. Ibid., p. 203.
38. Ibid., p. 207.
39. Ibid., p. 208.
40. Ibid.
41. « Ils [les philosophes] avouent eux-mêmes que la nature [du mouvement] leur est fort peu
connue ; et, pour la rendre en quelque façon intelligible, ils ne l’ont encore su expliquer plus
clairement qu’en ces termes, motus est actus entis in potentia, prout in potentia est, lesquels
sont pour moi si obscurs, que je suis contraint de les laisser ici en leur langue, parce que je ne
les saurais interpréter » (R. Descartes, Le Monde ou Le Traité de la lumière, chap. VII, dans
A.T., XI, 39).
42. Voir la présentation par P. Duhem de « La physique d’Aristote », dans Le Système du
monde, op. cit., p. 130-234.
43. R. Descartes, A.T., XI, 11. Le sujet « elles » se réfère à des « petites parties qui ne cessent
point de se mouvoir » et qui « à cause de leur petitesse [ne peuvent] être aperçues par aucun de
nos sens ».
44. Galilée, cité dans Alexandre Koyré, Études galiléennes, Paris, Hermann, 1939, p. 83.
45. R. Descartes, Principes de la philosophie, trad. par Claude Picot, dans A.T., IX, 84 ; VIII,
62 pour le texte latin.
46. La doctrine de Descartes est celle de la constance de la quantité de mouvement, quantité
déterminée à partir de la formule « mv » (le produit de la masse par la vitesse).
47. Id., A.T., IX, 85-86 ; VIII, 63 pour le texte latin (Foucault ici condense des séquences de
texte ; le texte complet est : « Article 39. La deuxième loi de la nature : Que tout corps qui se
meut tend à continuer son mouvement en ligne droite. La seconde loi que je remarque en la
nature, est que chaque partie de la matière, en son particulier, ne tend jamais à continuer de se
mouvoir suivant des lignes courbes, mais suivant des lignes droites, bien que plusieurs de ces
parties soient souvent contraintes de se détourner, pour ce qu’elles en rencontrent d’autres en
leur chemin, et que… lorsqu’un corps se meut, il se fait toujours un cercle ou anneau de toute la
matière qui est mue ensemble »).
48. Id., A.T., IX, 87 ; VIII, 65 pour le texte latin.
49. Exposées dans les articles 46 à 52 (id., A.T., IX, 89-93).
50. Id., A.T., IX, 83 ; VIII, 61 pour le texte latin.
51. Id., A.T., IX, 74 ; VIII, 65 pour le texte latin.
52. Voir A. Koyré, Études galiléennes, op. cit., p. 87.
53. R. Descartes, A.T., XI, 46-47.
54. Lettre trad. par Charles Appuhn, dans Baruch Spinoza, Œuvres, Paris, Garnier Frères, 1929,
t. III, p. 293.
55. Scolie de la Proposition XXXV : « Quand nous regardons le soleil, nous imaginons qu’il est
distant de nous d’environ deux cents pieds, et l’erreur ici ne consiste pas dans l’action
d’imaginer cela prise en elle-même, mais en ce que, tandis que nous l’imaginons, nous ignorons
la vraie distance du soleil et la cause de cette imagination que nous avons. Plus tard, en effet,
tout en sachant que le soleil est distant de plus de 600 fois le diamètre terrestre, nous ne
laisserons pas néanmoins d’imaginer qu’il est près de nous ; car nous n’imaginons pas le soleil
aussi proche parce que nous ignorons sa vraie distance, mais parce qu’une affection de notre
Corps enveloppe l’essence du soleil, en tant que le Corps lui-même est affecté par cet astre »
(B. Spinoza, Éthique, démontrée suivant l’ordre géométrique et divisée en 5 parties, trad. par
C. Appuhn, Paris, Garnier Frères, 1913, II, « De la nature et de l’origine de l’âme », p. 199-
200).
56. Nicolas de Malebranche, De la recherche de la vérité, où l’on traite de la nature de l’esprit
de l’homme et de l’usage qu’il en doit faire pour éviter l’erreur des sciences, 3 vol., éd. par
Geneviève Lewis, Paris, Vrin, 1946 (t. I, I, 7, p. 40 pour la perception des étoiles ; II, 7, p. 121
pour la peur de mourir).
57. R. Descartes, A.T., I, 350 (la date ordinairement retenue est celle du 20 mai 1630).
58. Id., A.T., IX, 22.
59. Id., A.T., VI, 113.
60. Voir la définition par Descartes des passions dans Les Passions de l’âme [1649], Première
partie, art. 27-29 : « Après avoir considéré en quoi les passions de l’âme diffèrent de toutes ses
autres pensées, il me semble qu’on peut généralement les définir des perceptions ou des
sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle, et qui sont
causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits » (A.T., XII, 349-350).
61. Id., Règles pour la direction de l’esprit (Regulae ad directionem ingenii), trad. par Jean
Sirven, Paris, Vrin, 1932, p. 73 (A.T., X, 412 pour le texte latin).
62. Id., A.T., VI, 115 (« Des images qui se forment sur le fonds de l’œil »).
63. Id., Règles pour la direction de l’esprit, op. cit., p. 75, souligné dans l’original (A.T., X,
413-414 pour le texte latin).
64. La phrase exacte dans la traduction de J. Sirven est : « il faut concevoir que le sens commun
joue aussi le rôle d’un sceau pour former dans la fantaisie ou imagination (fantasia vel
imaginatio) comme dans la cire les mêmes figures ou idées (figuras vel ideas) » (ibid., p. 76 ;
A.T., X, 414 pour le texte latin).
65. Voir supra, note précédente.
66. Jean-Paul Sartre, L’Imagination, Paris, Félix Alcan, 1936, p. 7-8.
67. R. Descartes, A.T., VI, 130.
68. Id., A.T., VI, 114.
69. Id., A.T., IV, 166.
70. Id., Sixième méditation métaphysique, dans A.T., IX, 61.
71. Foucault renvoie ici au doute hyperbolique de Descartes, qui porte moins sur des contenus
sensibles déterminés que sur l’existence même du monde matériel. Ce doute se nourrit de
l’expérience du rêve : « Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu,
que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ! » (id.,
A.T., IX, 14).
72. « Le corps agit tellement sur l’âme, qu’il est pour elle un empêchement ; nous le sentons
bien, quand nous nous piquons avec une aiguille ou autrement : cela nous affecte au point que
nous sommes incapables de penser à autre chose » (id., Entretien avec Burman. Manuscrit de
Göttingen, éd. et trad. par C. Adam, Paris, Boivin, 1937, p. 15 ; A.T., V, 150). Foucault préfère
parler ici d’« épingle » (le terme latin est acus) comme Jean-Henri Roy dans L’Imagination
selon Descartes (Paris, Gallimard, 1944, p. 154).
73. L’examen théorique de cette « parenté » est au centre du manuscrit de Foucault rédigé au
début des années 1950, édité sous le titre Phénoménologie et Psychologie (op. cit.).
74. N. de Malebranche, De la recherche de la vérité, op. cit, I, 6, p. 31.
75. Ibid., p. 27-28.
76. K. Jaspers, Philosophie, t. I, Philosophische Weltorientierung, op. cit. (trad. fr. :
Philosophie, op. cit.).
77. N. de Malebranche, Entretiens sur la métaphysique et la religion, suivis des Entretiens sur
la mort, éd. par Armand Cuvillier, Paris, Vrin, 1945, p. 235.
78. Id., De la recherche de la vérité, op. cit., I, 7, p. 39.
79. Id., « Préface », dans De la recherche de la vérité, op. cit., p. XV-XVI.
80. « Mais ce qui est de particulier aux analystes, c’est que, voyant que leur esprit ne pouvait
pas être en même temps appliqué à plusieurs figures, et qu’il ne pouvait pas même imaginer des
solides qui eussent plus de trois dimensions, quoiqu’il soit souvent nécessaire d’en concevoir
qui en aient davantage, ils se sont servis des lettres ordinaires qui nous sont fort familières afin
d’exprimer et d’abréger leurs idées. Ainsi l’esprit n’étant point embarrassé ni occupé dans la
représentation qu’il serait obligé de se faire de plusieurs figures et d’un nombre infini de lignes,
il peut apercevoir tout d’une vue ce qu’il ne lui serait pas possible de voir autrement, parce que
l’esprit peut pénétrer bien plus avant et s’étendre à beaucoup plus de choses lorsque sa capacité
est bien ménagée » (ibid., III, 3, p. 226-227).
81. Foucault avait rédigé quelques fiches de lecture sur le « jugement naturel » (Boîte 37,
feuillets 945 et suiv.).
82. N. de Malebranche, De la recherche de la vérité, op. cit., I, 7, p. 38-39.
83. Ibid., p. 56-57 pour la conservation de la vie ; p. 39-40 pour l’appréciation des distances.
84. Foucault avait pu être incité à cette comparaison entre Henri Bergson et Nicolas
de Malebranche par Maurice Merleau-Ponty, dont il avait suivi les cours à l’École normale
supérieure (ENS, rue d’Ulm) en 1948-1949 sur le problème de l’union de l’âme et du corps (au
programme de l’agrégation cette année-là) ; on retrouve du reste un certain nombre de notes
prises à ce cours (Boîte 38, feuillets 182 et suiv.). Voir Maurice Merleau-Ponty, L’Union de
l’âme et du corps chez Malebranche, Biran et Bergson, éd. par Jean Deprun, nouv. éd. augm.,
Paris, Vrin, 1978 [1968]. Mais Merleau-Ponty à aucun moment n’interroge ces trois philosophes
dans la perspective longue de l’anthropologie.
85. N. de Malebranche, De la recherche de la vérité, op. cit., I, 7, p. 57-58.
86. Les premières révélations sont surnaturelles, les secondes naturelles ; dans les secondes, il y
a une possibilité d’erreur « non pas qu’elles soient fausses par elles-mêmes, mais parce que nous
n’en faisons pas l’usage pour lequel elles nous sont données, et que le péché a corrompu la
nature […] » (id., Entretiens sur la métaphysique et la religion, op. cit., VI, 7, p. 189).
87. Ibid., p. 60 ; la phrase exacte est : « Non, je ne vous conduirai point dans une terre
étrangère » (deuxième réplique de Théodore).
88. Virgile, Les Géorgiques, I, 463-464 (« Solem quis dicere falsum audeat ? »).
89. N. de Malebranche, Traité de morale, éd. par Henri Joly, Paris, E. Thorin, 1882 [1707],
p. 20 ; la phrase exacte est : « Car la foi passera, mais l’intelligence subsistera éternellement. »
90. Id., Entretiens sur la métaphysique et la religion, op. cit., VI, 7, p. 189.
91. Id., De la recherche de la vérité, op. cit., I, 5, p. 23.
92. Ibid. ; voir Ecclésiastique 15, 14 ; Foucault attribue par erreur cette citation à saint Jean.
93. N. de Malebranche, De la recherche de la vérité, op. cit., I, 5, p. 21.
94. Id., Conversations chrétiennes, dans lesquelles on justifie la vérité de la religion et de la
morale de Jésus-Christ, éd. par L. Bridet, Paris, Garnier Frères, 1929, p. 39.
95. Id., De la recherche de la vérité, op. cit., I, 5, p. 24.
96. Id., Entretiens sur la métaphysique et la religion, op. cit., VI, 7, p. 189.
97. La citation complète est « l’Écriture est faite pour tout le monde, pour les simples aussi bien
que pour les savants, elle est pleine d’anthropologies » (id., Traité de la nature et de la grâce,
Premier discours, LVIII, dans Œuvres complètes de Malebranche, t. II, éd. par Antoine-Eugène
Genoude et Honoré de Lourdoueix, Paris, Sapia, 1837, p. 314). Malebranche ici emploie
« anthropologie » au sens ancien de projection anthropomorphique.
98. Id., De la recherche de la vérité, op. cit., I, 5, p. 24.
99. Ibid., t. II, IV, 1, p. 3.
100. Foucault fait ici encore écho à la citation suivante : « Car la foi passera, mais l’intelligence
subsistera éternellement » (id., Traité de morale, op. cit., p. 20).
101. L’expression est de Martial Guéroult, c’est par elle qu’il caractérise l’apport de Leibniz à
la pensée de Fichte (voir L’Évolution et la Structure de la doctrine de la science chez Fichte,
Paris, Les Belles Lettres, 1930).
102. « Ainsi notre bonheur ne consistera jamais et ne doit point consister dans une pleine
jouissance, où il n’y aurait plus rien à désirer et qui rendrait notre esprit stupide » (Gottfried
Wilhelm Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, dans Œuvres
philosophiques de Leibniz, éd. par Paul Janet, 2e éd. rev. et augm., Paris, Félix Alcan, 1900, t. I,
p. 731).
103. Id., « Trois dialogues mystiques inédits de Leibniz », trad. par Jean Baruzi, Revue de
métaphysique et de morale, vol. 13, no 1, janvier 1905, p. 1-38, ici p. 33.
104. Id., Discours de métaphysique et analyse détaillée des Lettres à Arnauld, éd. par Émile
Thouverez, Paris, Belin frères, 1910, p. 93.
105. Sixième lettre de Gottfried Wilhelm Leibniz à Antoine Arnauld, datée du 9 octobre 1687,
« Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (1686-1690) », dans Œuvres philosophiques de
Leibniz, op. cit., t. I, p. 606 ; la phrase exacte est : « Et c’est cette société ou république générale
sous ce souverain monarque qui est la plus noble partie de l’univers […]. »
106. Id., « Trois dialogues mystiques inédits de Leibniz », art. cité, p. 33.
107. Id., Discours de métaphysique et analyse détaillée des Lettres à Arnauld, op. cit., p. 94.
108. Sixième lettre de G. W. Leibniz à A. Arnauld, op. cit., p. 606-607.
109. Gotthold Ephraim Lessing, Lessings Sämtliche Werke, Stuttgart, J. G. Cotta’sche
Buchhandlung, 1893, t. XII, 76, p. 366.
110. G. W. Leibniz, Dialogue entre un habile politique et un ecclésiastique d’une piété
reconnue, dans Œuvres de Leibniz, t. II, éd. par Louis-Alexandre Foucher de Careil, Paris,
Firmin-Didot, 1859, p. 533.
111. Id., Essais de théodicée, dans Œuvres philosophiques de Leibniz, op. cit., t. II, p. 153.
112. Ibid., p. 162.
113. Id., Abrégé de la controverse réduite à des arguments en forme, ibid., p. 362.
114. La différence entre « monadique » et « monadologique » a été introduite par les
commentateurs de Leibniz pour signifier une différence de « point de vue » (point de vue
individuel : « multiplicité dans l’unité » ; point de vue systématique : « multiplicité des unités »,
pour reprendre les expressions de Michel Fichant, dans « Idéalité de la monade et réalité de la
“monadologie” », Les Études philosophiques, no 119, 2016, p. 515-536). Sur cette distinction,
Foucault pouvait lire à l’époque Léon Brunschvicg (Philosophie des mathématiques, Paris,
Alcan, 1930, p. 238) ou Martial Guéroult (L’Évolution et la Structure de la doctrine de la
science de Fichte, op. cit., t. I, p. 11).
115. C.-A. Helvétius, « Préface », dans De l’homme, de ses facultés intellectuelles et de son
éducation, op. cit., t. I, p. XI.
116. Ibid., p. 2.
117. Ibid., p. 5.
118. Ibid., p. 4.
119. Ibid., p. 3.
120. Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations, éd. par François Picavet, Paris,
Delagrave, 1885, p. 178.
121. Denis Diderot, Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et qui
parlent, dans Œuvres complètes de Diderot, éd. par Jules Assézat et Maurice Tourneux, t. I,
Paris, Garnier frères, 1875, p. 343-428, ici p. 400.
122. É. B. de Condillac, Traité des sensations, op. cit., p. 185.
123. Ibid., p. 180.
124. I. Kant, Anthropologie, suivi de Rapports du physique et du moral, trad. par Joseph Tissot,
Paris, Ladrange, 1863, p. 331, souligné dans l’original. Pour une traduction plus récente, voir
celle de M. Foucault lui-même (sa thèse complémentaire de 1961), publiée chez Vrin en 1964
puis rééditée en 2008 : Anthropologie d’un point de vue pragmatique, op. cit. ; voir supra,
note 3.
125. Sur l’Erinnerung comme souvenir et intériorisation chez Hegel, voir infra, feuillet 97,
p. 115.
126. « Le domaine de la philosophie en ce sens cosmopolitique se ramène aux questions
suivantes : 1. Que puis-je savoir ? 2. Que dois-je faire ? 3. Que m’est-il permis d’espérer ?
4. Qu’est-ce que l’homme ? À la première question répond la métaphysique, à la deuxième la
morale, à la troisième la religion, à la quatrième l’anthropologie. Mais au fond, on pourrait tout
ramener à l’anthropologie, puisque les trois premières questions se rapportent à la dernière »
(I. Kant, Logique [1800], 2e éd. rev. et augm., trad. par Louis Guillermit, Paris, Vrin,
1970 [1966], p. 25, souligné dans l’original).
127. Id., « Analytique transcendantale », § 27, dans Critique de la raison pure, trad. par Jules
Barni, Paris, Germer-Baillière, 1869, t. I, p. 191.
128. Id., « Préface de l’auteur », dans Anthropologie, op. cit., p. 1-6, ici p. 1.
129. Id., « Analytique des principes », dans Critique de la raison pure, op. cit., p. 195, souligné
dans l’original.
130. Id., Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. par Victor Delbos, Paris, Delagrave,
1907, p. 79.
131. On ne retrouve pas ces expressions comme telles dans l’Anthropologie de Kant. Pour être
très générales, elles n’en indiquent pas moins le projet théorique et les points d’irréductibilité du
texte dans son rapport aux trois Critiques. Dans l’« Introduction » qu’il rédigera plus tard pour
sa propre traduction au début des années 1960 (voir supra, note 3), Foucault insiste fortement
sur l’importance des concepts d’« exercice » et d’« usage » pour saisir la singularité de
l’entreprise de Kant : « L’Anthropologie se déploie donc selon cette dimension de l’exercice
humain » ; exploration d’une « région où liberté et utilisation sont déjà nouées dans la
réciprocité de l’usage » (M. Foucault, « Introduction à l’“Anthropologie” », art. cité, p. 33-34).
132. Foucault décline ici le plan de la première partie (« Anthropologie didactique ») de
l’Anthropologie. La seconde partie, intitulée « Caractéristique anthropologique », porte sur les
« caractères » (des personnes, du sexe, du peuple, des races, du genre).
133. I. Kant, La Dissertation de 1770, trad. par Paul Mouy, Paris, Vrin, 1942, p. 19. Nous
avons restitué le texte de la traduction de P. Mouy, mais le manuscrit semble reprendre la
citation telle qu’elle apparaît dans Lucien Goldmann (La Communauté humaine et l’univers
chez Kant, Paris, PUF, 1948, p. 88), laquelle introduit un faux sens : « concevoir les parties,
étant donnée la composition du tout, par une notion abstraite de l’entendement ».
134. Id., La Dissertation de 1770, op. cit., p. 25.
135. Ibid., p. 19-20.
136. Voir, pour la distinction entre une universalitas réflexive et une universitas intuitive, les
pages décisives de Jules Vuillemin dans L’Héritage kantien et la révolution copernicienne,
Paris, PUF, 1954, p. 274 ; on trouve ce texte référencé dans les notes de lecture de Foucault
(Boîte 42a, feuillet 50).
137. I. Kant, La Dissertation de 1770, op. cit., section I, § 2, p. 24-27.
138. Voir la traduction de L. Goldmann dans La Communauté humaine et l’univers chez Kant,
op. cit., p. 138.
139. Kant écrit ici : « Car si tout est conditionné dans l’espace et le temps (intérieurement),
aucun tout n’est possible. Ceux-là donc qui admettent un tout absolu de conditions purement
conditionné, qu’elles soient limitées (finies) ou illimitées (infinies), se contredisent. »
140. Sur la question proposée par l’Académie des sciences de Berlin pour l’année 1791 : Quels
sont les progrès réels de la métaphysique en Allemagne, depuis Leibniz et Wolf, dans
Prolégomènes à toute métaphysique future, suivi de deux autres fragments, trad. par J. Tissot,
Paris, De Ladrange, 1865, p. 363, note 1.
141. Karl Leonhard Reinhold fait partie des premiers post-kantiens. Il est connu pour avoir
donné une présentation axiomatico-déductive de l’œuvre du maître dans une
« Elementarphilosophie » (1789-1794 ; voir en français K. L. Reinhold, Philosophie
élémentaire, trad. par François-Xavier Chenet, Paris, Vrin, 1989).
142. Publié de manière anonyme en 1792, ce texte écrit par Gottlob Ernst Schulze, philosophe
allemand qui tenta contre Kant de réaffirmer la force du scepticisme de David Hume, se
présentait comme une attaque du livre de Reinhold. Fichte rédigea dès 1793 une recension de ce
texte dans laquelle il soulignait l’accord de fond entre Schulze et Reinhold.
143. I. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, op. cit., p. 1.
144. Ibid., p. 3.
145. Id., Critique de la raison pure, op. cit., « Logique transcendantale », division I :
« Analytique transcendantale », livre I : « Analytique des concepts », chapitre 1 : « Du fil
conducteur », troisième section, § 10, « Des concepts purs de l’entendement », p. 135-136
(traduction légèrement modifiée).
146. Ibid., I-1, « De la faculté de signifier », p. 116.
147. Voir le texte de Kant : Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur
négative, 2e éd., trad. et éd. par Roger Kempf, préf. de Georges Canguilhem, Paris, Vrin,
1991 [1949].
148. « En conséquence, le déplaisir n’est pas simplement un défaut de plaisir, mais le motif
positif de la suppression, totale ou partielle, du plaisir […] » (ibid., p. 32).
149. Ibid., I-3, « Du souverain bien physique et moral », p. 256.
150. Ibid., p. 267.
151. Ibid., p. 268. Kant plus précisément écrit : « On peut donc dans la caractéristique et sans
tautologie, distinguer dans ce qui appartient à l’appétit (qui est pratique), l’élément
caractéristique en naturel ou disposition de nature, en tempérament ou manière de sentir, et en
caractère proprement dit ou manière de penser. »
152. « L’entendement n’a été défini plus haut que négativement : un pouvoir de connaître non
sensible. Or, nous ne pouvons, indépendamment de la sensibilité, participer à aucune intuition.
L’entendement n’est donc pas un pouvoir d’intuition » (I. Kant, Critique de la raison pure, « De
l’usage logique de l’entendement en général », trad. par André Tremesaygues et Bernard
Pacaud, Paris, Félix Alcan, 1905, p. 103).
153. Id., Prolégomènes à toute métaphysique future, op. cit., « Préface », p. 10.
154. Foucault ne fait que reproduire la fameuse question des Prolégomènes (voir note
précédente) en substituant « homme » à « métaphysique ».
155. Voir par exemple dans sa Théorie de la représentation, la critique par Reinhold de Georg
Bernhard Bilfinger qui « confond le sens interne avec la conscience qui ne peut pourtant être un
simple élément de la faculté d’être affecté » (Philosophie élémentaire, op. cit., p. 93).
156. Voir supra, note 142.
157. Médecin, physiologiste, professeur d’anatomie comparée allemand, Johannes Peter Müller
est connu pour son Handbuch der Physiologie des Menschen (parution en 3 volumes entre 1833
et 1840, Coblence, Hölscher ; parution en français : Manuel de physiologie, Paris, J.-
B. Baillière, 1851) qui consacre les apports positifs de la chimie et de la physique à l’étude de
l’homme.
158. Physicien (1838-1916), Ernst Mach est aussi connu pour ses travaux en psychologie de la
perception (définition d’un sixième sens de l’orientation – « le principe de Mach ») et en
philosophie des sciences (thèse du développement scientifique comme ayant une « fonction
d’économie » dans la conservation de l’espèce). On trouve une fiche de travail dans la boîte
intitulée « Critique de Mach et d’Avenarius », qui établit les critiques de Husserl face à cette
conception évolutionniste de la science (Boîte 42a, feuillet 782).
159. Philosophe (1843-1896), Richard Avenarius est le fondateur de cet « empiriocriticisme »
qui sera si violemment combattu par Vladimir Ilitch Lénine (Matérialisme et Empiriocriticisme,
1908). Il prétend établir un « concept naturel du monde » comme un en-dehors irréductible à la
métaphysique aussi bien qu’au matérialisme.
160. Professeur de philosophie et de psychologie (il a eu comme élèves E. Husserl et S. Freud à
l’université de Vienne), Franz Brentano est connu pour avoir remis en pleine lumière le concept
médiéval d’« intentionnalité » de la conscience qui sera un des piliers théoriques de la
phénoménologie. On trouve sur cet auteur et son rapport à Husserl une série de fiches de lecture
rédigées par Foucault (Boîte 42a, feuillets 697 et suiv.).
161. Foucault reprend ici la progression hégélienne de l’Esprit subjectif/objectif/absolu qui
scande son Encyclopédie des sciences philosophiques.
[DEUXIÈME PARTIE]

L’anthropologie comme réalisation


a
de la critique
A. L’anthropologie hégélienne, au sens large et étroit ; Les contenus
de l’anthropologie : l’âme, du sentiment à l’habitude.
B. L’anthropologie de Feuerbach ; L’anthropologie comme
développement critique de l’essence effective de l’homme ; La
nouvelle philosophie comme exigence d’un homme nouveau : I. La
réduction phénoménale ; La sensibilité comme sol originaire,
rapport concret aux essences concrètes ; II. Déduction de la nature
comme a priori matériel ; Devenir humain de la nature : la force de
l’imagination et le travail de l’expression ; Devenir naturel de
l’homme : l’amour et la sexualité ; III. Le déploiement de l’essence
de l’homme ou le contenu concret de la Wirklichkeit : rapport aux
autres, aux mondes, à l’objectivité, à la vérité ; Le sens ambigu de
l’anthropologie : répétition de l’origine ou accomplissement de
l’histoire ; IV. La critique de la religion et l’aliénation ; L’origine de
la religion : le sentiment originaire de dépendance
(Schleiermacher) ; La genèse de la religion (1) : l’aliénation dans
l’imaginaire du devenir humain de la nature (miracles et
sacrifices) ; La genèse de la religion (2) : l’aliénation dans
l’imaginaire du devenir naturel de l’homme (la croyance et la
prière) ; L’équivoque fondamentale de l’anthropologie : quête de
l’origine ou détermination des essences ; V. L’athéisme et le contenu
positif de la religion ; Sens véritable de l’athéisme : réaliser la
vérité de la religion ; La culture et l’éthique, ou le devenir-Dieu de
l’humanité. [C.] L’homme réel et l’homme aliéné : le chiasme de la
philosophie (critique théorique) et de l’histoire (révolution
pratique) : I. Qu’est-ce que la critique ? ; Une réflexion sur
l’homme ; L’épreuve de la Révolution française ; La réforme de la
conscience ; II. Qu’est-ce que l’aliénation ? ; L’aliénation chez
Hegel : l’Erinnerung ; Marx : l’aliénation comme conflit entre le
produit et le temps ; L’aliénation et la fin de la philosophie : le
marxisme comme liquidation de l’humanisme. [D.] Le thème
anthropologique chez Dilthey ; Une répétition de la question
kantienne adressée aux œuvres de l’esprit ; Le sol du Leben ;
L’immédiateté concrète du Leben ; Coordonnées historiques : de la
Réforme au romantisme ; I. Le Leben dans sa réalité effective ;
L’énigme essentielle du Leben : opacité et facticité ; Le déploiement
du Leben : appartenance originaire au monde, à la communauté
humaine ; Le Leben et la réalité humaine : Gefühl, Trieb,
Verstehen ; II. L’objectivation et le Geist ; Le problème :
purification de l’essence ou reprise de l’originaire ; Les catégories
du vécu et l’expérience transcendantale ; L’unité du vécu :
l’Erlebnis ; L’expression (Ausdruck) ; Le Geist : l’universel,
l’objectif, l’histoire ; Le Verstehen comme habitation du monde
historique.

A. L’anthropologie hégélienne 1
Il y a deux anthropologies : [d’une part] la section particulière qui porte ce
titre et d’autre part tout le mouvement de l’esprit subjectif 2.
En effet : [dans] la première section, l’anthropologie désigne la forme
immédiate et naturelle de l’esprit subjectif, mais tout le chapitre sur l’esprit
subjectif est caractérisé par :
1. le fait que l’esprit y a immédiatement rapport à lui-même (alors que
c’est au monde qu’il aura rapport dans l’esprit objectif) ;
2. le fait que son être est d’être auprès de soi, donc dans une liberté
immédiate qui ignore la nécessité du Dasein [être-là] ;
3. le fait qu’ainsi il se développe dans son idéalité pure, donc dans la
forme de la connaissance : la connaissance est donc déterminée par soi-
même.
Ces traits caractérisent justement cette perspective anthropologique qui
se définit dans son unité avec la critique. Et c’est dans cette dialectique de
l’esprit subjectif que Hegel réalise, effectue et dépasse la critique.
Les problèmes particuliers de l’anthropologie au sens étroit :
1. Qu’est-ce que l’âme ? C’est la présence immédiate de l’esprit dans la
nature (voir citation 3). D’où :
– Le problème de l’immatérialité ne se pose pas, parce que :
α. il suppose que l’esprit est une chose ;
β. il oublie que la vie est déjà la forme objective de la matière
supprimée.
– Le problème de l’âme et du corps ne se pose pas : il se poserait s’il
s’agissait du rapport de deux choses particulières ; mais il s’agit en fait du
particulier et de l’universalité.
L’âme, c’est l’universalité immédiate du corps.
Le corps, c’est l’être autre.
D’où les rapports de séparation et d’unité de l’âme et du corps.
L’âme peut donc se définir comme l’éveil de l’esprit, mais inversement
l’âme n’est possible que dans la mesure où l’esprit veille déjà dans la
nature. L’âme, c’est l’éveil de cette veille b. Elle est l’unité et la liberté du
matin.
2. Cela explique l’unité profonde de l’âme avec les déterminations
naturelles qui semblent la déterminer et l’emprisonner, mais où elle est déjà
sa première négativité et sa première liberté :
– les qualités,
– les changements,
– l’Empfindung [sensation] 4.
3. Mais cette unité reconnue permet l’éclosion du sentiment, de la
Fühlung comme intériorité de la sensation :
– le rêve comme forme immédiate du sentiment :
• tout emprunté dans son contenu au monde,
• mais comme forme immédiatement subjective de ce monde,
• le monde devenu mon monde.
Ainsi le rêve peut devenir significatif. C’est le monde décliné à la
première personne, l’idios kosmos [monde propre] d’Héraclite 5.
– La folie 6, c’est le moment de la fixation du rêve comme moment
subjectif à l’intérieur de l’élément de la conscience objective. D’où la
dialectique propre de la folie :
α. Aliénation de soi à l’intérieur de soi ; ensablement à l’intérieur de
la subjectivité ; et en même temps fixation à l’être immédiat naturel.
D’où l’accès par le corps et par l’âme.
β. Mais la conscience conserve les formes extérieures de
l’objectivité ; il y a dissociation entre l’âme et la conscience :
dédoublement de la personnalité. L’objectivité de la conscience va
travailler à l’intérieur du contenu subjectif de l’âme.
γ. Le travail de la rationalité comme thérapeutique 7.
N.B. Elle est possibilité absolue, comme le crime par rapport au droit.
4. L’habitude 8, comme Gewohnheit, se fixe une demeure dans sa propre
subjectivité :
– sans l’expression du rêve,
– ni le déchirement de la folie.
C’est le travail de la conscience qui se reconnaît dans la sphère de
l’âme : c’est l’unité du sommeil et de la veille, du silence du caractère et du
tapage de la folie 9.
Avoir une habitude, c’est, pour la conscience, être chez soi dans son
âme.

B. L’anthropologie de Feuerbach

INTRODUCTION
Pour lui, comme pour Hegel, il s’agit de « réaliser » la critique, c’est-à-dire
d’en effectuer le contenu au niveau d’une anthropologie, et par là même de
la supprimer comme détermination a priori des formes de la connaissance,
puisque l’anthropologie doit :
– être justement une détermination concrète ;
– développer un contenu d’expérience plus large que la seule
connaissance.
L’anthropologie, c’est, pour Feuerbach, le développement critique de
l’essence concrète, du wirkliches Wesen de l’homme.
Mais comment le développement et l’exploitation du domaine concret
d’une essence particulière peuvent-ils avoir le sens et la portée d’une
critique ?
À deux conditions :
1. La première, c’est que cette essence constitue l’a priori concret, non
seulement de toute connaissance possible, mais de toute expérience réelle.
L’anthropologie doit donc se présenter comme retour à l’immédiateté
concrète, redécouverte des formes les plus primitives sous lesquelles
l’homme habite sa propre vérité.
Donc la philosophie doit être avant tout prière pour un regard meilleur,
pour une lumière plus neuve et plus proche du matin : « La logique, je l’ai
apprise dans une université allemande ; mais l’optique, l’art de voir, je l’ai
apprise d’abord dans un village allemand » (Fragments philosophiques 10).
D’où la nécessité d’évacuer les positions d’une philosophie spéculative
qui ne retrouve la demeure concrète de l’homme que dans l’élément du
savoir absolu.
α. Donc nécessité de renverser la philosophie spéculative : « ce qui est
originaire, premier dans la réalité, est ce qui est dérivé, subordonné en
philosophie ; et inversement, ce qui est dernier dans la réalité est ce qui est
premier dans la philosophie » (La Question de l’immortalité du point de vue
anthropologique 11) ;
β. et par conséquent d’abandonner l’hégélianisme, qui est « la
Wirklichkeit absolue de l’idée de philosophie » (Sur la critique de la
philosophie hégélienne 12), au profit d’une philosophie qui unira « ce qu’il y
a de plus élevé et ce qu’il y a de plus commun, ce qu’il y a de plus proche et
ce qu’il y a de plus lointain, l’abstrait et le concret, le spéculatif et
l’empirique, la philosophie avec le Leben [vie] » (Lettre à Karl Riedel 13).
La philosophie sera donc fin de la philosophie, mais non pas pour la
raison hégélienne qu’elle serait savoir absolu, mais pour la raison qu’elle
est retour à l’immédiat, redécouverte par l’homme de sa patrie la plus
familière : « Pas de religion ! – c’est ma religion ; pas de philosophie ! –
c’est ma philosophie » (Fragments philosophiques 14).
Et une telle philosophie « trouvera son plus grand triomphe dans le fait
qu’elle ne paraîtra pas être une philosophie à toutes ces têtes pesantes et
cuistres (plumpen und verschulten) qui placent l’essence de la philosophie
dans le Schein [apparence] de la philosophie » (L’Essence du christianisme,
« Préface à la deuxième édition 15 »).
La philosophie, comme mise [au] jour de l’essence concrète de
l’expérience, est donc le non-être philosophique pour la philosophie
spéculative. Et pourtant ce n’est pas autre chose que l’existence concrète de
la philosophie.
2. En effet, quel est le sujet philosophant de cette philosophie ?
Ce n’est pas le philosophe hégélien, une individualité déterminée portée
à l’absolu (ce qui fait que l’hégélianisme n’est pas autre chose que la
tentative « de restaurer par la philosophie das verlorene Christentum [le
christianisme déchu] » (Principes de la philosophie de l’avenir, 21 16), mais
c’est au contraire l’humanité en général telle qu’elle s’incarne sans cesse
dans des individus déterminés. Johann Wolfgang von Goethe (à Friedrich
von Schiller) : « ce sont seulement les hommes dans leur ensemble qui
vivent l’humain 17 ».
Et le signe qu’on est un philosophe, c’est qu’on n’est pas professeur de
philosophie, car la philosophie n’est pas l’affaire d’une fonction
déterminée, mais de l’essence tout entière de l’homme : « le vrai
philosophe, c’est l’homme universel » (Sur l’évaluation du livre L’Essence
du christianisme 18).
Mais si le philosophe, c’est l’homme universel, toute réalisation de la
philosophie comme mise [au] jour de l’essence concrète de l’expérience
doit être, en même temps, réalisation par l’homme de son essence. Ou
plutôt, la philosophie comme réalisation de la critique ne doit pas être autre
chose que l’expression de la critique comme réalisation de l’homme.
Et c’est pourquoi la nouvelle philosophie est liée à l’apparition d’un
homme nouveau ; elle n’est au fond que l’exigence réfléchie de l’homme
nouveau : « Tout autre chose est une philosophie qui tombe dans une
époque commune avec des philosophies antérieures, tout autre chose une
philosophie qui tombe dans une nouvelle période de l’humanité ; tout autre
chose une philosophie qui ne doit l’existence qu’à un besoin philosophique
(Fichte/Kant) ; tout autre chose une philosophie qui correspond à un besoin
de l’humanité ; tout autre chose une philosophie qui est immédiatement
histoire de l’humanité » (Nécessité d’une réforme de la philosophie 19).
Donc la réalisation de la critique comme anthropologie a pour
condition :
– que la critique se déploie dans le domaine de l’expérience la plus
originaire et la plus immédiate ;
– que l’anthropologie, comme analyse de l’essence concrète de
l’homme, ne soit que l’autre versant d’une réalisation critique de l’homme
par lui-même.
Si tel est bien le sens de la philosophie de Feuerbach, il n’est pas
légitime d’en chercher les dimensions essentielles du côté d’un
sensualisme, d’un naturalisme, d’un matérialisme qui impliquent seulement
des analyses abstraites et une critique spéculative.

I. LA RÉDUCTION PHÉNOMÉNALE

Donc le sens [de la philosophie de Feuerbach] ne peut être qu’altéré ou


masqué par le terme de sensualisme, qui implique une déduction des formes
et du contenu de la connaissance à partir des phénomènes sensoriels, alors
qu’il s’agit pour Feuerbach de trouver dans l’élément de la sensibilité en
général, dans l’espace de l’intuition immédiate, le lieu originaire du Denken
[penser] et du Sein [être], le sol de l’objectivité, l’horizon de présence où les
vérités essentielles viennent au jour.

1. [La sensibilité]

La sensibilité comporte une « foi » originaire qui n’est pas simplement


croyance et possibilité d’illusion, mais appartenance immédiate du Denken
au Sein. Si on définit l’unité réalisée du Denken et du Sein comme le savoir
absolu de Hegel, il faut dire que ce savoir n’est pas constitué au terme du
cheminement de la conscience, après la Passion, la mort et la Résurrection
de l’Esprit. Les paroles de l’ange aux Saintes Femmes doivent être
retournées : il n’est pas ressuscité, il est ici 20.
– « Le mystère du savoir immédiat, c’est la sensibilité » (Principes de la
philosophie de l’avenir, 38 21).
– Le pas décisif franchi par L’Essence du christianisme, c’est d’avoir
conçu « l’essence absolue comme essence sensible, et l’essence sensible
comme essence absolue 22 ».

2. [L’essence sensible]

Que l’essence sensible soit l’essence absolue ne veut pas dire que l’élément
sensible est l’absolu de l’essence, mais que dans cet élément sensible
l’essence est présente absolument, en chair et en os.
– Il ne faut pas confondre le Verstand [entendement] avec la sensibilité,
et épuiser en cela les vérités de l’entendement : « s’il est vrai qu’avec les
sens on lit le livre de la nature, on ne le comprend pas avec les sens. […] Il
faut le traduire et l’interpréter » (Contre le dualisme du corps et de
l’esprit 23).
– Mais ce travail ne se fait pas au-dessus de la sensibilité dans l’espace
abstrait d’une présence non sensible ; il se fait comme universalisation des
provinces de la sensibilité. « Le sens est universel et infini, mais seulement
dans son domaine, à sa manière […]. Le Geist [esprit], c’est la
Zusammenfassung [connexion], l’unité des sens, l’Inbegriff
[rassemblement] de toutes les réalités […]. Il fond le Provinzialgeist
[provincialisme] des sens en un Gemeingeist [esprit commun] » (ibid. 24).
Ce qui fait que :
α. d’un côté, le Geist n’est pas autre chose que l’essence même de la
Sinnlichkeit [sensibilité], l’« unité universelle des sens » ;
β. d’un autre côté, « les mots que nous lisons avec les sens ne sont pas
des signes arbitraires, mais des expressions déterminées, à la mesure des
choses, et caractéristiques 25 ».
Le Denken n’implique aucun arrière-monde par rapport à la sensibilité :
il en est la grammaire immédiate ; il est le message qui prend du sens dans
l’élément universel de la sensibilité. C’est la révélation du logos dans
l’évangile des sens. « Lire dans leur Zusammenfassung [connexion] les
Évangiles des sens, c’est le Denken 26. »

3. [Le rapport à l’objet]

Tout rapport possible à un objet, jusqu’au Denken le plus abstrait, se fait


dans l’espace de jeu de la sensibilité qui est comme le sol originaire de
l’intentionnalité.
Mais cette sensibilité elle-même n’est possible qu’à partir du rapport
réel et concret aux essences réelles et concrètes c : « Seule une essence réelle
peut connaître des choses réelles » (Friedrich Jodl, Ludwig Feuerbach 27).
Cela implique :
α. que le Denken ne peut être l’éther de la vérité, ni non plus le sens
d’être du sujet. Il ne faut jamais le concevoir que comme prédicat d’une
essence ;
β. que c’est en cette essence que s’accomplit d’une manière immédiate
l’unité du Denken et du Sein. L’essence [concrète] de l’homme est l’unité
immédiate du penser et de l’être.
Essence concrète qui n’est ni être purement pensé ni pensée pure de
l’être, mais qui est existence. « L’homme c’est l’existence de l’objet, du
moi, de l’absolu » (ibid. 28).
Donc cette « réduction phénoménale 29 » n’est pas un sensualisme, en ce
sens qu’elle ne montre pas dans la sensibilité la « forme natale du
phénomène », mais qu’elle dégage l’indice originaire de l’existence.
Comme existence concrète, l’homme est voué au sens, non pas à la
signification – au rapport entre essences concrètes.
II. DÉDUCTION DE LA NATURE COMME A PRIORI MATÉRIEL

Or ce rapport entre essences concrètes ne présuppose-t-il pas une nature


comme secteur tout constitué d’objectivité ? Et le sensualisme n’est-il évité
que par un recours à un naturalisme ?

1. Devenir humain de la nature

a. En fait, la nature n’est pas la vérité du rapport sensible et


l’anthropologie n’est pas une science naturelle de l’homme, parce que :
α. « La nature dans le cœur et la tête de l’homme diffère de la nature
hors de sa tête et de son cœur » (L. Feuerbach, Réponse à Rudolf Haym 30).
L’homme ne peut donc pas être compris à partir de la nature :
« L’homme est un être différent du soleil, de la Lune, des étoiles, des
pierres, différent en général de tout Wesen [être] à quoi s’applique en
général le terme de nature » (ibid. 31).
β. Inversement, la nature se désigne comme tout ce qui est extérieur et
indépendant de l’homme : « Par nature, j’entends l’Inbegriff
[rassemblement] des forces et des essences sensibles que l’homme distingue
de lui comme nicht menschliche [inhumaines] […]. La nature, c’est tout ce
qui n’est pas touché par l’action, les perspectives et les décisions
humaines » (Conférences sur la religion, 11 32).
Ce qui fait que la nature, c’est pour l’homme l’extériorité absolue, c’est
son être-autre, son Anderssein. Et par conséquent, il ne faut pas chercher à
comprendre la nature à partir des formes d’objectivité qui ont été
constituées par l’homme lui-même, ni l’homme à partir des objectivités
naturelles.
Donc ce n’est pas à la physiologie de rendre compte du Geist [esprit] et
du Denken [penser] : « La physiologie, par elle-même, ne sait rien du
Geist ; le Geist est, pour elle, rien (Nichts), puisque le Geist de son côté est
le Nichts de la physiologie. Le Denken n’est déterminé et déterminable que
par soi-même ; il n’est connaissable que par le Gedanken [pensée] »
(Critique de l’idéalisme 33).
Inversement, la nature ne peut ni ne doit être comprise à partir de
l’homme : « Elle ne peut être comprise que par elle-même ; sa nécessité
n’est pas une nécessité humaine ou logique, métaphysique ou
mathématique ; seule la nature est l’être auquel on ne peut appliquer aucune
mesure humaine » (Réponse à R. Haym 34).
Il semble qu’il n’y ait qu’un rapport d’altérité.
b. Mais dans la mesure où l’essence concrète de la nature, c’est l’autre
absolu par rapport à l’essence concrète de l’homme, cette altérité est un
incessant rapport. En effet, si la nature est autre dans la tête de l’homme et à
l’extérieur de sa tête, et si l’homme est autre que la bête, c’est que cette
altérité absolue est aussi un rapport substantiel, rapport qui est celui de
l’imagination d, l’Einbildung. Imagination qui a ce caractère d’être le
mouvement d’altération de la nature et d’appartenir en même temps à la
nature : « La puissance de l’imagination est une force de la nature […], et
les images que l’homme se fait du soleil, de la lune, des étoiles, et en
général de tout Naturwesen [être naturel], sont donc aussi des produits de la
nature, mais des produits qui ont une différence absolue avec ce qu’ils
représentent » (ibid. 35).
L’imagination est la forme de rapport dans lequel s’accomplit l’altérité
absolue de l’homme et de la nature, et elle donne en même temps un visage
concret à leur rapport. Elle est le devenir humain de la nature, l’aurore du
monde, la lumière sur laquelle se découperont les profils de l’objectivité.
C’est pourquoi le rapport concret de l’homme à la nature ne se fait pas
dans l’immanence des relations de cause à effet, mais dans la forme
transcendante de l’expression. « La salure est, en tant que saveur, une
expression subjective de la propriété objective du sel » (ibid. 36).
Et par « expression », il ne faut pas entendre un rapport plus ou moins
second entre un élément objectif et une forme subjective, un « reflet »,
mais : ce à partir de quoi est possible ultérieurement la définition de
l’objectif et du subjectif. « L’ordre, la fin, la loi sont au sens humain des
expressions » (ibid. 37).
L’expression, c’est le contenu concret de ce rapport qu’est l’altérité
absolue de l’homme et de la nature.
Ainsi définie, l’expression porte en elle :
– et le fondement de l’objectivité, puisque la loi, l’ordre, etc., ne sont
que des expressions ;
– et la possibilité de cette aliénation du rapport de l’homme à la nature
qu’est la religion.
La religion consiste en effet :
1. à rendre la nature semblable à l’homme ;
2. à faire de la nature l’expression de quelque chose de supranaturel.
La religion est l’erreur spontanée de l’expression qui ne cesse de se
prendre aux prestiges du miroir et du langage, qui ne sont en fait que deux
formes dérivées de l’expression.
La religion, c’est une faute d’expression, c’est le malheur essentiel de
l’expression.
Importance de cette lignée, de ce filum [fil] : imagination, expression,
aliénation, qui est corrélative de la genèse du monde.

2. Devenir naturel de l’homme

Si l’imagination, c’est le devenir humain de la nature avec, en contrepoint,


la possibilité de devenir supranaturel, il y a aussi un devenir naturel de
l’homme.
a. En tant qu’essence concrète, l’homme ne porte pas l’absolu dans son
individualité ; comme individu, il est voué à la mort ; mais ce qu’annonce
cette essence concrète de l’homme, c’est qu’il existe, comme genre, comme
espèce, comme Gattung.
Critiquant Max Stirner, Ludwig Feuerbach dit que l’homme aussitôt
qu’il est conçu doit être conçu comme pluralité, pluralité spécifique de
l’espèce humaine, en ce sens que :
– si d’une façon générale il n’y a de Mensch [être humain] que par les
Mitmenschen [semblables],
– d’une façon particulière, il n’y a d’homme que parce qu’il y a une
femme : « je ne suis homme que parce que la femme existe » (L’Essence du
christianisme dans son rapport à L’Unique et sa propriété 38). Ce qui
implique la présence de l’enfant et tout le devenir de la Gattung [espèce].
L’homme n’échappe donc à la détermination naturelle qui le voue à la
mort, il n’accède à l’universalité et ne peut devenir sujet philosophant que
dans la mesure où il ne peut pas être abstrait de la femme.
b. Cette pluralité d’essences implique un rapport essentiel, l’amour, qui
constitue l’avènement de l’universel dans une destinée ouverte sur la mort.
D’où ce paradoxe que l’égoïsme comme la mort sont des déterminations
naturelles qui s’impliquent l’une l’autre, mais de telle sorte que l’égoïsme
nie la mort et la refuse comme destin.
L’égoïsme porte la mort, mais non pour soi, pour les autres : l’égoïsme,
l’« être personnel » est haine 39.
Au contraire, l’amour est le mouvement par lequel la nature de
l’homme, son essence universelle, dépasse ses déterminations naturelles,
dépasse donc la mort, mais [a] à l’assumer comme destin individuel. « Par
l’amour, on prononce sur soi-même le jugement de mort… » (Pensées sur
la mort 40). « La mort est manifestation de l’amour, manifestation montrant
que tu ne peux être que dans et avec l’objet » (ibid.).
c. Dans la mort assumée et dans cet amour qui se déploie, l’homme,
comme détermination individuelle, se dévoile en même temps comme
essence universelle, c’est-à-dire qu’il manifeste sa possibilité essentielle
d’être un individu qui rencontre les autres et d’être en même temps la vérité
des autres et de lui-même, dans l’élément de l’universalité.
– Il rencontre d’abord les autres hommes, qui sont autres, mais qu’il est
lui-même : rencontre qui se fait dans la sexualité comme a priori du
Dasein.
– Il rencontre les objets, sur la vérité universelle desquels il se rencontre
avec les autres. L’objectivité c’est l’accord intersubjectif, ou plutôt
interhumain.
La question sur l’objectivité est seconde par rapport à la question sur la
sexualité.
On peut donc dire que tous les rapports de l’homme à la nature se font
dans la forme de l’altérité :
– L’expression comme devenir humain de la nature, c’est l’autre nature,
celle de l’imagination.
– L’amour comme devenir naturel de l’homme, c’est l’autre-homme,
c’est-à-dire la femme.
Cette altérité – et son double devenir dans l’expression et l’amour –
surplombe tous les rapports du sujet et de l’objet, et il est donc exclu que
l’anthropologie puisse jamais se présenter comme une science objective du
sujet humain. L’anthropologie se situe à un niveau où le sujet et l’objet
n’existent pas, elle est la naissance de leur séparation : ni science objective,
ni science du sujet, ni science de la nature, ni science de l’homme, mais
science du devenir humain de la nature et du devenir naturel de l’homme,
elle est science de la Wirklichkeit [réalité concrète] – c’est-à-dire de
l’expression de la nature en l’homme et [de] l’amour de l’homme dans la
nature. Savoir du savoir et savoir de l’amour, elle est philosophie e.
C’est pourquoi Feuerbach dit d’une façon équivalente que la
philosophie est anthropologie et qu’elle est science de la Wirklichkeit. La
philosophie s’effectue comme anthropologie dans la mesure où elle est
science de l’effectivité.
III. LE DÉPLOIEMENT DE L’ESSENCE DE L’HOMME
OU LE CONTENU CONCRET DE LA WIRKLICHKEIT

Qu’est-ce qui se dégage lorsqu’on tente l’analyse de cette Wirklichkeit qui


est à la fois la patrie de l’existence concrète de l’homme et le domaine
privilégié de l’anthropologie ?
Elle nous apprend que :
1. L’essence de l’homme :
α. C’est la communauté, ce sont les Mitmenschen [semblables].
L’essence de l’homme ne se définit pas par un Ego, mais par le rapport Ich-
Du [Je-Tu].
Elle est donc l’unité de la communauté et de l’individu.
β. En tant qu’individu mortel et en tant qu’espèce effectuée dans
l’amour, c’est l’unité réelle et concrète du singulier et de l’universel.
γ. En tant qu’elle est ouverte par la sensibilité aux autres essences
concrètes, c’est l’unité réelle du particulier et du général.
Donc l’essence de l’homme, c’est d’être l’universel concret, c’est d’être
l’unité de l’expérience et du savoir, de la sensation et de la pensée, du fini et
de l’infini, de l’entendement et de la raison. L’unité de la perception et de la
nature. L’homme, c’est la raison du monde. D’où la curieuse allure d’une
philosophie de l’essence qui est aussi une philosophie nominaliste.
2. L’homme n’est pas seulement raison du monde, il est aussi vérité de
la vérité : c’est par l’homme que l’homme doit passer pour avoir accès à la
vérité. En effet, il y a ce paradoxe :
– que le Denken [penser] et le Sein [être] sont impliqués comme identité
au niveau de la sensibilité ;
– mais que, dans l’expérience de la vérité, le Sein se manifeste comme
autre, comme n’étant pas le Denken ;
– or cette altérité est constituée par les autres : le Sein est autre pour le
Denken dans la mesure où il est aussi bien pour les autres.
Là encore, il n’y a pas contradiction entre une philosophie sensualiste et
une philosophie humaniste, mais constitution d’une anthropologie où
l’homme apparaît comme constitutif de la vérité pour l’homme.
3. Enfin, l’homme est l’existence objective de l’objectivité scientifique,
et singulièrement des formes dans lesquelles elle se déploie.
α. L’espace :
– La Sinnlichkeit [sensibilité], comme forme de l’accès originaire à
l’être, est en même temps constitutive de mon être : je suis moi-même
dans mon existence sensible comme corps f. Je suis mon corps et les
autres sont leurs corps.
– Or la condition pour que nous existions les uns et les autres, c’est
que je sois ici et [que] tu sois là ; il faut une localisation. L’espace existe
avant tout comme Bestimmtheit des Ortes [détermination du lieu] et
c’est comme tel qu’il existe à titre d’espace concret 41.
– D’où la critique de Hegel et de la différence logique comme
possibilité de l’espace concret.
Donc l’espace n’est pas une forme a priori de l’intuition, mais une
condition de l’existence concrète de l’homme.
Ne pas confondre avec l’anthropologie contemporaine : parce que nous
avons originairement un espace vécu, nous avons secondairement un espace
objectif construit à partir de lui. Nous sommes la réalisation concrète de
l’espace objectif, par notre existence matérielle g.
β. Le temps : lui non plus n’est pas une forme de l’intuition, mais il
n’est pas seulement non plus temps vécu, dans une expérience originaire. Si
le temps est une dimension originaire de notre expérience, c’est dans la
mesure où :
– il est Lebensform [forme de vie], Lebensbedingung [condition de
vie] 42 ;
– en effet, il n’y a de vie que comme développement ;
– et le concept de développement est inséparable de celui de temps.
D’où le renversement de la proposition hégélienne : « l’essence absolue
se développe à partir de soi 43 » ; d’où le temps : « seule une essence se
déployant dans le temps est une essence absolue, i. e. vraie et effective »
(Thèses provisoires en vue d’une réforme de la philosophie, 41 44).
Donc le développement de cette Wirklichkeit [réalité concrète] qu’à
partir de l’existence humaine et de l’altérité de l’homme et de la nature on a
pu définir comme le devenir humain de la nature et le devenir naturel de
l’homme, ce développement nous met paradoxalement en présence d’une
solidarité originaire de l’homme et du monde, de l’homme et de la vérité, de
l’homme et de l’objectivité.
Il n’est guère décidé dans la pensée de Feuerbach :
– si c’est au terme de ce devenir naturel et de ce devenir humain, et
comme récompense de leur accomplissement, que l’homme trouve la
solidité de son essence dans l’objectivité, dans la vérité et dans le monde ;
– ou si c’est dans les formes oubliées de cette parenté, sur le sol de cette
patrie perdue où l’homme habitait le monde, la vérité et l’objectivité, qu’ont
pu croître et se développer le devenir naturel de l’homme et le devenir
humain de la nature.
Cette question met [au] jour tout un horizon de problèmes :
1. Est-ce que l’anthropologie doit se présenter comme retour à cette
patrie perdue, restauration d’une authenticité et désaliénation – ou au
contraire prise de conscience et projet de l’homme qui chemine vers son
accomplissement et cherche à déchiffrer le visage de sa vérité dans le
mouvement de son être ?
2. Par là se dessine une seconde question : la vérité de l’homme
implique-t-elle la tâche d’une reprise, et le devoir de vérité doit-il
s’exprimer dans le sérieux des recommencements absolus, dans une éthique
de la répétition ? Ou l’homme doit-il s’en remettre en ce qui concerne sa
vérité au travail de l’histoire, à l’éthique dont le sérieux est entièrement
relatif à l’avenir ?
3. Ce qu’on perçoit derrière cette question, c’est finalement l’inquiétude
philosophique devant le problème des commencements et des fins absolus,
c’est le thème que les conditions de la vérité peuvent être aussi bien :
– dans le contenu effectif des vérités accomplies,
– que dans le sol originaire d’où elles surgissent.
En d’autres termes, le fondement de la critique kantienne, la quatrième
question de la Logique, ou l’interrogation sur la parenté d’origine de
l’homme avec la vérité, peut aussi bien renvoyer à une répétition de
l’origine qu’à un accomplissement de l’histoire.
Dans cette mesure, l’anthropologie de Feuerbach n’est pas seulement le
devenir matérialiste de la philosophie hégélienne, elle est tout aussi bien un
chemin de retour de la fin de l’histoire au premier matin de la certitude. Et
c’est même essentiellement parce qu’elle est aussi bien ce chemin de retour
qu’elle se présente apparemment comme « matérialisme », « naturalisme »,
« sensualisme », termes qui marquent surtout l’impossibilité de concevoir
pleinement cette exigence de retour à l’origine. Mais malgré les termes
employés, la substitution de l’anthropologie de Feuerbach à l’Encyclopédie
de Hegel porte bien ce sens, au moins comme équivoque entre
l’accomplissement et la répétition.
L’œuvre de Ludwig Feuerbach permet de [voir] se profiler une des
problématiques essentielles de la philosophie contemporaine ; avant
Friedrich Nietzsche et en dehors de Søren Kierkegaard, elle est un des
chemins de retour de l’hégélianisme, ramenant le problème de
l’accomplissement de la vérité à celui du sens originaire de la certitude,
retraversant ainsi la réflexion kantienne au point qu’elle paraît revenir
parfois, et qu’elle revient, en effet, à un style d’Aufklärung et à un champ
d’analyses où les notions de sensation, de nature, de bonheur, d’intérêt
retrouvent leur sens et leurs dimensions propres.
Cette équivalence, ou plutôt cette équivoque entre la répétition et
l’accomplissement, qui est née de l’effort pour réaliser la critique, mais qui
semble l’encadrer entre les thèmes post-kantiens de l’histoire et ceux, pré-
kantiens, de la nature, cette équivoque apparaît clairement dans le moment
où la critique s’effectue comme critique de la religion.

IV. LA CRITIQUE DE LA RELIGION ET L’ALIÉNATION

Pourquoi la critique dans sa réalisation ne peut-elle être que critique de la


religion ? Ce qui revient à se demander : qu’est-ce que la religion ?

1. L’origine de la religion

a. Feuerbach refuse les deux idées du rationalisme chrétien à l’époque


romantique, deux idées qui sont au centre de la philosophie hégélienne de la
religion :
– l’idée que la religion peut être une forme immédiate de la philosophie,
un moment du Denken [penser] ;
– l’idée que le christianisme peut être la vérité de toutes les autres
formes positives et historiques de la religion.
b. À cela, Feuerbach oppose que :
– le christianisme appartient comme toutes les religions à une essence
générale de la religion ; et ce qui dans le christianisme se présente comme
accomplissement ou purification rationnelle des autres religions doit être
interprété comme manifestation et [expression] positive de l’essence
générale de toute religion.
– Cette essence de la religion n’est pas une forme enveloppée de la
rationalité philosophique. Sa vérité, ou du moins la vérité de son essence,
est bien plus originaire. Elle est, comme l’a vu Friedrich Schleiermacher, le
sentiment dans lequel s’indique le fait originaire que nous sommes liés,
enveloppés et enchaînés par l’universum de l’être. « C’est le sentiment de
notre dépendance à l’égard de l’ordonnance universelle des choses 45. »
– Mais par Gefühl [sentiment], il faut entendre quelque chose de plus
originaire qu’un simple phénomène affectif, qu’une simple Stimmung
[humeur]. C’est l’expérience constante que l’homme fait de sa finitude et de
tout ce qui la dépasse, du côté des mouvements de son cœur comme du côté
des actions effectives qu’il accomplit.
La religion, c’est donc l’envers de cette altérité de l’homme et de la
nature dont la philosophie faisait le point de départ de son analyse.
L’élément nucléaire de la religion, c’est la négation de la vérité
philosophique que l’homme peut acquérir sur lui-même.
Mais nous avons vu comment cette altérité était sans cesse dépassée,
recouverte et niée par le mouvement de la Wirklichkeit [réalité concrète]. La
religion n’est-elle pas alors simplement une anticipation sentimentale et
affective sur le résultat de la philosophie, la forme immédiate de son
achèvement ?
En fait, la genèse de la religion nous prouve le contraire.

2. La genèse de la religion

a. D’une part, l’homme, lié à cette nature qui est pourtant par essence
autre que lui, attaché à elle, enfoncé en elle de telle sorte qu’il ignore et ne
maîtrise pas les mouvements de son cœur et que lui échappent les suites de
ses actions, l’homme va imaginer cette nature comme un autre lui-même, en
la dotant de libre arbitre et de toute-puissance.
C’est là l’œuvre de l’imagination ; mais ici l’imagination ne permet pas
un devenir humain de la nature, mais un devenir surnaturel et inhumain de
la nature :
– Surnaturel : cette projection de soi-même dans la nature fait surgir une
dimension de non-naturel, qui devient l’essence de la nature : « le miracle
est le nerf de la religion » ; « supprimer le miracle, c’est supprimer la
religion » (L’Essence de la religion, 52 46). Se projeter dans la nature, ce
n’est pas pour l’homme rendre la nature humaine, c’est la rendre
surnaturelle.
– Inhumain : comment agir sur ces formes humaines cachées derrière la
nature et inaccessibles à travers elle ? Par un sacrifice, une négation, un
refus de l’humain. D’où l’importance du sacrifice, soit magique, soit
chrétien (que ta volonté soit faite).
Miracle et sacrifice sont deux dimensions constituantes de l’expérience
religieuse et ils manifestent l’un que la nature devient, dans la religion,
surnaturelle, l’autre qu’elle y devient inhumaine. Le rôle [de l’imagination]
est inverse de celui qui était analysé plus haut. Aussi bien Feuerbach
l’appelle-t-il volontiers dans cet usage religieux Phantasie.
La religion, c’est l’aliénation dans l’imaginaire du devenir humain de la
nature.
b. D’autre part, sa dépendance à l’égard de la nature, l’homme
l’éprouve aussi dans la forme de son désir.
– [D’abord,] les besoins et les désirs de l’homme sont infinis, alors que
les satisfactions ne le sont pas.
– Mais cette continuité et ce mouvement infini du désir trouvent leur
objet effectif dans l’espèce qui se développe à l’infini de manière continue.
Exemple de la sexualité.
Donc l’enchaînement du désir aux conditions naturelles de l’individu
fait pressentir un accomplissement possible au niveau d’une totalité achevée
et d’une universalité effective.
– D’où la projection de Dieu comme porteur anticipé et mythique des
réalisations de l’espèce. « La représentation que l’homme se fait de Dieu
n’est que la représentation que l’individu se fait de son espèce. Dieu comme
raison de toutes les réalités, et de toutes les complétudes, n’est rien d’autre
que la raison des propriétés de l’espèce, partagée entre les hommes et se
réalisant dans le cours de l’histoire universelle, conçue à titre de
compensation pour le profit de l’individu limité » (Principes de la
philosophie de l’avenir, 12 47).
– D’où les deux autres dimensions de l’espace religieux :
α. La croyance, qui « délivre les vœux humains des limites de la
raison naturelle » (L’Essence du christianisme, 14 48), c’est le désir
humain porté aux dimensions de l’infini [et] transporté dans la sphère
de l’effectivité. La croyance, c’est l’essence infinie du désir déployée et
extériorisée dans le concept de la toute-puissance.
β. La prière : c’est l’extériorisation du désir dans la croyance à la
toute-puissance. La prière repose sur la certitude que la puissance du
Gemüt [esprit] est plus grande que la force de la nature, que le
Herzenbedürfnis [élan du cœur] enchaîne dans une nécessité universelle
le destin du monde 49.
Par la croyance et la prière, l’extériorisation du désir, au lieu d’effectuer,
comme dans l’amour, le devenir naturel de l’homme, ne fait que l’engager
dans un devenir non naturel : puisque, en oubliant la limite de ses désirs,
l’homme cesse de se subordonner à la nature et fait du subjectif et de
l’humain « die Sache selbst [la chose elle-même] » (ibid. 50).
c. Les deux mouvements dans lesquels s’aliènent le devenir humain de
la nature et le devenir naturel de l’homme, ces deux mouvements sont
absolument corrélatifs et s’engrènent l’un sur l’autre au point que
Feuerbach peut retracer en suivant une seule ligne la genèse du miracle, de
la croyance, de la prière et du sacrifice.
Mais cette unité ne doit pas faire oublier le double aspect du processus :
l’aliénation du devenir humain et l’aliénation du devenir naturel.
– C’est ce qui explique que « le miracle soit le visage extérieur de la
croyance, et la croyance l’âme intérieure du miracle » (L’Essence du
christianisme, 14 51). Au moment même où le devenir humain s’aliène dans
l’objectivité fantastique du miracle, le devenir naturel de l’homme se perd
dans la subjectivité insensée de la croyance.
– Cette unité des deux processus et cette dualité de la genèse sont
exprimées par Feuerbach lui-même : « L’essence de la nature, en tant que
différente de la nature, i. e. en tant qu’essence humaine, l’essence de
l’homme, en tant que différente de l’homme, i. e. en tant qu’essence non
humaine – telle est l’essence de Dieu, et l’essence de la religion ; tel est le
secret de toute mystique et de toute spéculation ; tel est le miracle de tous
les miracles » (Conférences sur l’essence de la religion, Ajouts et
remarques 52).
Donc le mouvement de la religion s’oppose terme à terme au
mouvement de la Wirklichkeit [réalité concrète] qui, partant de la différence
absolue, de l’altérité sans recours de l’homme à la nature, en accomplit le
dépassement dans un devenir humain et un devenir naturel. La religion au
contraire, partant du sentiment de begriffensein [être compris] de l’homme
dans la nature, qui recouvre leur Anderssein [être-autre] conceptuel, fait
naître un devenir inhumain de l’homme et un devenir non naturel de la
nature.
C’est, au sens strict du terme, l’aliénation : les contenus conceptuels
retournés contre eux-mêmes.
Mais cette aliénation pose deux problèmes :
– L’imagination et l’amour, qui sont ce par quoi un monde est possible
et réel, portent en eux, quand celui-ci devient désir et celle-là Phantasie
[fantasme h], la possibilité et la réalité d’un contre-monde. La genèse
concrète de la Wirklichkeit autorise aussi bien l’abstraction dans une
Unwirklichkeit [irréalité].
Dans quelles conditions peut se produire réellement l’aliénation ?
– La naissance de la religion se fait à partir de ce Begriffensein de
l’homme dans la nature, qui, comme expérience affective, est absolument
originaire pour notre existence. La religion ne détient-elle pas alors autant
de vérité que la Wirklichkeit qui naît de l’altérité de l’homme et de la
nature ? La religion n’est-elle pas la vérité, dans la forme du Gefühl
[sentiment], d’un rapport fondamental de l’homme à la nature, dont la
philosophie dégage une vérité tout opposée, qui, pour être conceptuelle,
n’en est pas forcément plus valable ni plus fondamentale ?
On en viendrait ainsi à l’idée que l’homme est à l’égard de la nature
dans une situation ambiguë :
– D’une part une implication originaire qui est comme la première des
dimensions affectives de l’existence humaine : l’homme éprouve sa finitude
individuelle sur l’horizon d’une nature qui le dépasse. Il ne peut y avoir
d’existence humaine et celle-ci ne peut s’annoncer ce qu’elle [est] que dans
le paysage d’une nature où son individualité trouve place.
– D’autre [part] une altérité qui définit dans leur pureté conceptuelle
l’essence de l’homme et l’essence de la nature : et si l’homme peut se
retrouver dans la nature, et la nature dans l’homme, ce ne peut être que dans
le mouvement de cette altérité dépassée.
Ainsi se dessine une des lignes de tension les plus constitutives de toute
pensée anthropologique : d’un côté, le thème d’une implication originaire,
la recherche d’un sol commun, la quête d’une patrie perdue, et alors
l’anthropologie est le vaisseau d’Argos de ce trésor perdu ; d’un autre côté,
le thème d’une détermination de l’essence de l’homme, des dimensions
propres de l’existence et du mouvement par lequel elle prend, en fin de
compte, son sens naturel, en découvrant le visage humain de la nature.
C’est la tension entre l’exigence d’un fondement originaire [et]
l’exigence d’une purification d’essence.
Ce problème, qui sera celui de la phénoménologie, était déjà celui de
Feuerbach, mais il est demeuré sans élaboration, dans une confusion
caractéristique.

V. L’ATHÉISME ET LE CONTENU POSITIF DE LA RELIGION


1. Le sens véritable de l’athéisme

Feuerbach va essayer de conserver et de maintenir dans le même domaine


de concurrence conceptuelle cette double exigence, se donnant ainsi pour
projet :
– de reprendre dans sa vérité l’existence originaire et fondamentale de
l’homme dans sa nature ;
– de l’exprimer et l’accomplir dans une essence purifiée et achevée par
le travail de la critique.
D’une façon concrète, il s’agit de reprendre, comme contenu positif, le
fondement de l’expérience religieuse, de le développer dans un domaine où
l’homme et la nature ne s’aliènent pas, mais conservent à la fois la rigueur
de leur essence et le mouvement authentique de leur devenir.
Développer la plénitude positive de l’originaire dans le mouvement
propre à la rigueur de l’essence i.
L’athéisme n’a donc pas le sens négateur qu’on lui prête.
α. En fait, la négation est à mettre au compte du « théisme » qui :
– sacrifie la nature, le monde et l’humanité à Dieu ;
– et pour qui le concept de Dieu, c’est l’essence de l’homme affectée
de l’indice négatif de l’imaginaire et du fantastique.
β. Au contraire, l’athéisme est positif en ce sens que :
– il reprend le noyau essentiel (le Wesenskern) de la religion, c’est-
à-dire l’expérience originaire de l’homme dans la nature ;
– il la développe en fonction de la réalité affective de la nature
humaine ;
– et il se trouve ainsi à la fois effectuer réellement le contenu de
l’expérience religieuse et donner au développement de l’essence
humaine la chaleur et le poids rassurant de l’originaire.
D’où ces deux idées :
– L’athéisme, c’est le contenu positif du théisme : « Il donne à la nature
et à l’humanité la signification et la valeur que le théisme leur a ôtées »
(Conférences sur l’essence de la religion, 30 53) ;
– L’athéisme, c’est la vérité de la religion, l’Herausarbeitung
[élaboration] de son Wesenskern idéal 54.

2. L’essence authentique de l’homme

a. Le noyau idéal de la religion, c’est que l’homme fait l’expérience


d’un Über [dépassement] aussi bien moral que naturel :
– naturel quand il fait l’expérience des forces cosmiques ;
– moral quand il fait l’expérience de la volonté et du désir des autres.
b. Mais ce dépassement originaire ne doit pas être perverti dans le sens
d’une transcendance ; il doit être à la fois reconnu et annulé par le travail de
l’homme ou du moins par la Wirklichkeit [réalité concrète] de l’essence
humaine :
– D’un côté par la Bildung 55 [culture], comme savoir de la nature et
maîtrise sur la nature. Par la Bildung, l’homme devient un Dieu pour la
nature, il se fait thaumaturge par sa science et sa technique. Dieu était un
thaumaturge secret, l’homme est un thaumaturge manifeste j.
– D’un autre côté par l’éthique : c’est-à-dire [que] la volonté et le désir
des autres deviennent un impératif pour moi. Dans l’éthique, le Bien, c’est
la volonté des hommes ; le Mal, la volonté de l’individu k.
Donc ce qui caractérise la culture et l’éthique, ce dépassement du
dépassement originaire, c’est :
α. que l’homme y devient Dieu, un Dieu pour la nature et un Dieu
pour l’homme ;
β. que le sujet de la Wirklichkeit ou plutôt ce en quoi l’essence
humaine déploie sa Wirklichkeit, ce n’est pas l’individu, mais le sujet
collectif d’un savoir, le sujet général de la volonté de tous : c’est
l’espèce humaine.
Si l’athéisme c’est la mort de Dieu, d’un autre côté il est
l’accomplissement effectif à la fois du devenir humain de la nature grâce à
la Bildung et du devenir naturel de l’homme dans l’éthique. Il est donc la
réalisation de l’essence humaine dans sa Wirklichkeit (« Je ne nie le
Scheinwesen [être fantomatique] de la religion et de la théologie que pour
affirmer l’essence effective de l’homme » ; Conférences sur l’essence de la
religion, 3 56) et la théogonie de l’humanité.
D’où l’ambiguïté des textes : « La tâche des temps modernes était la
réalisation et l’humanisation de Dieu » (Principes de la philosophie de
l’avenir, 1 57) ; « Si la philosophie doit remplacer la religion, la philosophie
doit devenir religion en tant que philosophie ; elle doit alors introduire en
elle d’une manière conforme à la religion ce qui en constitue l’essence, ce
qui fait l’avantage de la philosophie sur la religion » (Nécessité d’une
réforme de la philosophie 58).
c. Conséquences : nous voyons se déformer à nouveau la notion de
Wirklichkeit qui ne peut plus se concevoir maintenant que comme
accomplissement historique, mais accomplissement historique en un sens
très ambigu puisque :
– D’un côté, il s’agit d’un devenir naturel autant que d’un devenir
humain, et le sujet de cette réalisation historique c’est l’espèce humaine.
C’est même dans la mesure où intervient l’espèce que se déploie la
dimension de l’histoire. Tout un problème d’où sortira l’évolutionnisme.
– D’un autre côté, ce devenir naturel peut sans cesse s’aliéner dans un
devenir surnaturel si l’homme ne ressaisit pas sa vérité d’espèce.
D’où :
– l’ambiguïté de l’Einbildung [imagination] qui devient Phantasie
[fantasme] si elle ne se fait pas Bildung [culture]
– l’ambiguïté de l’amour qui devient sacrifice s’il ne se fait pas
éthique.
Il s’ensuit alors tout naturellement l’impossibilité de fonder la
philosophie en tant que réalisation de la critique comme anthropologie.
Et Feuerbach ne parviendra pas à décider entre deux solutions :
1. Ou bien l’anthropologie, comme mise [au] jour de l’essence humaine
dans sa vérité, et comme effectuation de cette vérité, appartient au
développement autochtone de la Wirklichkeit elle-même.
C’est ce que semblent indiquer les textes où il est dit :
– que l’homme, par sa technique, est devenu le Dieu de la nature ;
– que l’homme, au cours de son histoire réelle, a réalisé sur la terre
ce qu’il avait imaginé aux cieux : « la terre a remplacé le ciel, le travail
la prière, la misère matérielle l’Enfer, l’homme a remplacé le chrétien »
(Nécessité d’une réforme de la philosophie 59).
Dès lors l’anthropologie n’est plus que le bilan théorique de l’histoire :
« De même que, dans la pratique, l’homme a remplacé le chrétien, dans la
théorie l’essence humaine doit remplacer l’essence divine » (ibid. 60).
L’anthropologie n’est plus que répétition du travail de l’histoire.
2. Ou bien l’anthropologie est un travail effectif de désaliénation. Elle
constitue en elle-même et à elle seule le travail de l’histoire. Elle est la
condition de validité de l’imagination et de l’amour : d’où la mise en congé
du fantasme et du sacrifice.
Mais alors elle rend l’histoire inutile, et si son contenu pratique prend
un sens et reçoit une insertion historique, ce n’est que d’une manière
dérivée, l’histoire n’est qu’une répétition de l’anthropologie.

[C. l] L’homme réel et l’homme aliéné

INTRODUCTION

Ce problème de l’homme réel et de l’homme aliéné [ouvre] l’espace de


réflexion où viennent [se nouer] sur elles-mêmes trois interrogations :
– Quel sens faut-il donner à la critique ?
– Comment l’homme peut-il répondre de sa propre essence ?
– La philosophie doit-elle être la fin de la philosophie ?
Chacune de ces questions – et leur ensemble – est le problème même de
l’histoire, et [celui] de l’action dans l’histoire :
– Quel sens faut-il donner aux guerres, aux conflits, aux contradictions
de l’époque actuelle ?
– À quelles conditions et par quelle transformation historique l’homme
peut-il rentrer en possession de lui-même ? (Révolution.)
– Que peut signifier le moment historique de la révolution – fin de
l’histoire ou entrée dans une histoire ?
Ces questions sont les mêmes que celles posées tout à l’heure :
α. Ce ne sont pas des questions à deux faces, le versant philosophique et
le versant historique, le côté idéal et le côté politique.
β. Mais ce ne sont là qu’une seule et même question :
– le sens philosophique de la critique, c’est la contradiction réelle ;
– la responsabilité philosophique de l’homme à l’égard de sa propre
essence, c’est la révolution ;
– la [fin] de la philosophie, c’est le moment décisif de l’histoire.
Qu’une interrogation philosophique de signification conceptuelle soit
devenue un problème réel de développement historique, c’est là un
changement radical de l’horizon philosophique qui va donner un nouveau
ciel à toute une manière de s’interroger. C’est maintenant l’horizon de
problématique de tout le marxisme :
– à la fois le problème général des problèmes,
– mais aussi le problème dont on retrouve le poids porté dans chaque
problème particulier.
Il y a plus. Ce thème que l’interrogation philosophique ne fait qu’une
seule et même chose avec un problème réel, cela peut se dire de diverses
façons :
– en adoptant le vocabulaire kantien : quel est le sens réel de la
critique ?
– en adoptant celui de Feuerbach : comment l’homme est-il réellement
et concrètement responsable de sa propre essence ?
– en adoptant celui de Hegel : quel est le sens historique de la fin de la
philosophie ?
Si bien que, le problème de l’homme aliéné et de l’homme réel, qu’on
le prenne comme interrogation spéculative, idéale et anxieuse de l’homme
aliéné sur lui-même dans la forme réflexive de la philosophie, ou qu’on le
prenne comme réflexion sur la découverte du sens réel des problèmes et
découverte du contenu concret de l’interrogation philosophique, de toute
façon on a cette tripartition des problèmes.
Et on découvre de plus que de cette interrogation est solidaire la
question du marxisme comme philosophie.

I. QU’EST-CE QUE LA CRITIQUE ?

1. La critique et la critique de l’homme

a. Les deux sens que nous avons l’habitude de donner au mot


« critique » :
– Critique morale, politique, psychologique : qui repose toujours sur un
[postulat] de nature (critique chrétienne de la nature déchue, critique
humaniste de la nature oubliée). La critique est toujours chemin du retour,
même si le retour est promis comme transfiguration.
– Critique philosophique comme détermination des conditions a priori
de la connaissance : ce à partir de quoi une nature peut être pensée, ce à
partir de quoi on a accès à l’être. La critique est alors promesse, même si la
promesse, c’est le mirage métaphysique de l’être.
b. Mais ces deux sens de la [critique] n’étaient pas aussi différents qu’ils
le sont pour nous :
– Kant se prenait pour un Aufklärer (dégager le sens philosophique de
l’Aufklärung 61),
– mais surtout, son œuvre, loin d’invalider ce rapport superficiel, n’a
fait que l’approfondir en le retournant lorsqu’il a découvert que
l’interrogation sur l’homme était au fondement de sa critique.
Du coup, la critique prend un sens nouveau :
– D’une part, la critique ne peut s’accomplir et s’achever que dans une
réflexion sur l’homme.
– Mais d’autre part, l’homme ne peut être pris sur fond de nature,
puisque la nature est mise en question dans la critique elle-même.
C’est donc l’homme critiqué qui doit être le fondement de la critique.
Désormais, pour le XIXe siècle, s’ouvre une tâche qui est la voie d’accès
philosophique au marxisme : achever et accomplir la critique dans une
critique de l’homme en tant qu’il est fondement de la critique.

2. La Révolution française et la critique de l’homme

Or ce mouvement, dans sa formulation abstraite, c’est le mouvement même


de la réforme politique, c’est-à-dire ce mouvement par lequel :
– à partir d’une critique des institutions, liée à une critique de la morale,
on en est arrivé à définir dans la cité ou dans la res publica les conditions de
possibilité de la vertu, de la morale, de l’égalité ;
– mais [cependant] on a éprouvé, dans la liquidation de la Révolution,
que l’homme privé ou le propriétaire n’est pas le citoyen. Donc
l’achèvement et l’accomplissement de la Révolution doivent s’amorcer au
niveau d’une critique de l’homme m.
C’est l’homme critiqué ou l’homme rénové qui doit être le fondement
de la Révolution. Cette exigence [est] née directement de la réaction
thermidorienne 62. Voir Hegel (article « Droit naturel », période d’Iéna 63) : la
Révolution a échoué, parce qu’il n’y a pas seulement des citoyens, mais
également des propriétaires.
D’où toutes ces formes de pensée où on cherche à achever la Révolution
dans le double sens où on tente de l’accomplir et on s’efforce de la liquider.

3. La critique et la réforme de la conscience

Toute cette période qui est à la fois la période de la critique philosophique et


la période de la réaction politique – l’une renforçant l’autre – aboutit à une
philosophie critique d’où partira Karl Marx, dans laquelle les thèmes du
e
XVIII siècle rejoignent les traits fondamentaux de la philosophie allemande.

a. Le thème qu’il existe une essence concrète, immédiate et totale de


l’homme, définie par Feuerbach :
– comme présence de l’homme dans l’unité sensible avec le monde. Ce
qu’est l’homme, on ne l’apprend pas dans une université allemande, mais
dans un village 64 ;
– comme communauté de l’individu avec les autres : l’homme est
Gemeinmensch [social] 65.
Bref, comme sensibilité et comme amour : à la fois comme être naturel
et comme communauté spirituelle.
b. Le thème que cette existence concrète se trouve masquée par une
essence abstraite, celle qui définit l’existence actuelle de l’homme :
– comme essence suprasensible dans la religion ;
– comme essence individuelle et égoïste dans le désir.
D’où le devenir surnaturel de l’homme et le devenir inhumain de la
nature, dans la religion/le désir.
c. D’où l’idée que la critique doit être la critique de la religion et du
désir, ou plutôt de la conscience religieuse et de la conscience désirante :
α. De la conscience désirante : c’est-à-dire oubliant son rapport concret
à l’autre dans l’amour,
– d’une part, [l’homme] altère son essence propre ;
– et d’autre part, au lieu d’accomplir ce qu’il y a de plus humain
dans la nature, il en fait ce qu’il peut y avoir de plus inhumain.
Feuerbach : les rapports hommes/femmes comme condition de la
philosophie 66.
Marx : le texte sur l’homme et la femme 67.
β. De la conscience religieuse :
David Friedrich Strauss : Vie de Jésus (1835) ; deux thèses : Jésus n’a
aucune réalité historique ; il n’est qu’un moment dans le développement de
l’humanité qui seule est le Dieu complet 68.
Feuerbach : « L’essence de la nature, en tant que différente de la nature,
i. e. en tant qu’essence humaine, l’essence de l’homme, en tant que
différente de l’homme, i. e. en tant qu’essence non humaine – telle est
l’essence de Dieu, et l’essence de la religion […] ; tel est le miracle de tous
les miracles » (Conférences sur l’essence de la religion, Ajouts et
remarques 69).
Marx : la religion n’est pas seulement l’oubli de l’essence de l’homme,
c’est une manière de maintenir cet oubli, c’est une manière de maintenir la
nature perdue.
d. Mais tout cela se présente comme critique des formes de la
conscience, c’est-à-dire une critique caractérisée par le fait que :
– elle s’exerce à partir de ce qu’elle critique : c’est en s’interrogeant sur
le sens de la religion, etc. ;
– elle ne se pense que comme libération d’une essence, ou d’une nature
déjà là, non comme construction ;
– elle ne s’opère qu’à travers une prise de conscience, comme réforme
de l’entendement, exercice de la conscience sur elle-même.
C’est pourquoi la critique peut n’être que la critique de la religion ; ou
encore on peut dire qu’elle est anthropologie, c’est-à-dire à la fois postulat
et revendication d’une essence de l’homme qui, à partir de l’oubli de soi,
peut être rappelée à sa présence originaire et restaurée dans ses droits de
nature (voir texte de Marx sur la critique 70).
Mais si la critique ainsi comprise ne s’effectue jamais que comme
opération de la conscience, si, dans cette mesure, elle reste aussi idéale,
spéculative que la critique kantienne de la connaissance, si enfin elle ne
s’adresse à l’homme total et à l’homme réel que dans la forme de l’essence
de l’homme réel et total, du moins fait-elle appel à une notion qui,
interrogée dans son fondement, va assurer l’autodépassement de la critique
et constituer une mise en problème de la philosophie :
α. L’oubli de l’essence, son altération fantastique dans la religion, sa
chosification égoïste dans le désir sont rendus possibles parce que l’essence
humaine peut :
– se projeter hors de soi (dans l’imagination, ou le désir) ;
– prendre là un aspect et une figure où elle ne se reconnaît plus ;
– et finalement entrer ainsi avec soi-même dans un rapport où
s’efface ce qu’elle est : l’homme réel se sacrifie à Dieu ; l’homme réel
s’avilit dans la sexualité.
β. Mais ce mouvement découvert par la critique va au-delà de la critique
et dégage plus que n’y autoriseraient les postulats de la critique.
En effet, la critique ne possède que le concept négatif de l’oubli de soi
(sous la forme de l’oubli rousseauiste de la conscience, de l’oubli kantien de
la finitude de la connaissance), mais ne possède [pas] ce concept positif de
la projection hors de soi et de la présentation de soi sous la forme
méconnaissable, travestie et étrangère de l’autre.
Ce mouvement d’aliénation dégage le contenu positif de la critique, ou
plutôt découvre que la critique avait affaire secrètement à un contenu
positif, qu’elle ne réfléchissait que sous la forme négative de la finitude,
mais dont on peut mettre au jour le mouvement positif et réel, sous la forme
de l’aliénation.
La critique devient critique positive en prenant au sérieux l’aliénation.
L’aliénation, c’est l’approfondissement critique de la finitude, le sens positif
de la conscience finie.
Mais ce passage au positif est en même temps un passage au réel : car si
la conscience peut idéalement franchir sa finitude et nier ainsi sa négation,
le mouvement par lequel hors de soi [elle] ne se reconnaît plus, ce n’est pas
le mouvement propre et interne, c’est un mouvement plus fondamental,
c’est le mouvement de l’homme réel.
Le concept d’aliénation accomplit la critique, en la transformant en
critique de l’homme réel. Mais [il] la dépasse, et la récuse : car seule la
réalité peut critiquer la réalité, seules les forces matérielles peuvent lutter
contre les forces matérielles.
Ce passage du mouvement critique à l’analyse de l’aliénation
correspond au passage de la lutte de la bourgeoisie pour ses libertés à la
lutte du prolétariat pour sa libération.

II. QU’EST-CE QUE L’ALIÉNATION ?

Ce concept d’aliénation était courant dans cette pensée critique, mais il a été
repris et approfondi.

1. L’aliénation chez Hegel

Elle comprend :
– Le concept de positivité (religion et droit) : l’histoire est aliénation, en
tant qu’elle est la position absolue de la positivité 71.
– Le concept de travail, comme concept de la réalisation de soi dans la
matière ou dans la vie (l’objet, l’esclavage). Toute production réelle est en
ce sens aliénation.
– L’illusion de la conscience : prendre l’objet pour le sujet et le sujet
pour l’objet – quand la vie se donne pour [la] matière ou la conscience se
donne comme vie.
– L’objectivité (en général) : la nature en général, etc. Toute la
Phénoménologie de l’esprit 72 est l’odyssée de cela : l’Idée n’est objective
que dans la forme de l’aliénation.
Or pratiquement chez Hegel :
α. C’est cette dernière forme d’aliénation qui commande toutes les
autres : c’est parce que l’idée ou la conscience peuvent s’aliéner que
l’objectivité est possible, que la conscience se trompe sur elle-même, que le
produit du travail échappe à son producteur, et que finalement l’histoire a la
pesanteur de la positivité.
β. Comme destin essentiel et fondamental de l’homme, l’aliénation ne
peut être surmontée que si elle se saisit comme telle et s’énonce dans sa
vérité : c’est l’Erinnerung [souvenir].
Et par Erinnerung il faut entendre l’intériorisation et le souvenir, c’est-
à-dire :
– la suppression de l’objectivité (Entäusserung = extériorisation 73) ;
– celle de l’histoire par le souvenir, la répétition.
Dans la répétition sans histoire de la conscience, l’objectivité perd sa
forme d’extériorité : c’est la phénoménologie qui est ainsi le destin de
l’esprit surmonté.
Les interprétations d’Henri Lefebvre 74 et de Jean Hyppolite 75 vont dans
ce sens, et c’est effectivement à cette aliénation que s’en tient la critique
prémarxiste des écrits de jeunesse 76.

2. L’aliénation chez Marx

La réflexion marxiste, c’est :


– D’une part le renversement du mouvement hégélien qui trouve dans le
devenir-objectif le fondement de la positivité historique. C’est à l’histoire
que Marx va demander compte de l’aliénation.
– D’autre part ce renversement, c’est la dissolution même de la notion
d’aliénation, sa disparition, au moins apparente.
a. L’analyse des conditions de l’aliénation :
Première question n : qui est-ce qui est aliéné ?
α. Ce n’est pas l’histoire, ou l’idée, ce n’est même pas l’essence de
l’homme. Voir la fiche « Homme réel 77 » (critique contre Feuerbach ; la
cave anglaise 78).
β. Ce qui est aliéné, c’est l’homme réel. Mais que veut dire que
l’homme réel est devenu étranger à lui-même, que la réalité est devenue
étrangère à la réalité ? Que peut signifier l’aliénation quand on l’a
privée du ciel métaphysique de l’essence ?
Seconde question o : alors l’aliénation n’est peut-être pas le fait de
devenir étranger à soi [ ?]
b. L’aliénation, c’est l’obscurcissement des rapports économiques, la
constitution d’un déterminisme que l’homme ne peut pas maîtriser.
Voir la robinsonnade du livre I du Capital 79.
Comment se fait cet obscurcissement, cette opacité ?
L’aliénation, c’est le travail comme anéantissement du producteur dans
l’objet produit, sa négation en ce que (voir premiers textes sur
l’aliénation 80) :
α. le produit dépasse infiniment la vie de l’ouvrier ;
β. les conditions de travail sont la mort de l’ouvrier ;
γ. le travail comme création ne profite qu’à l’autre.
Le travail en tant qu’acte divin et créateur, le travail comme présence de
Dieu dans l’homme est devenu la mort de l’homme : c’est l’homme qui est
responsable de l’aliénation. Cela est une étape capitale : dans la philosophie
hégélienne ou néo-hégélienne, l’aliénation est en Dieu, dans la nature, dans
l’objet. Maintenant, elle est en l’homme. L’aliénation, ce n’est plus le fait
que l’homme s’échappe à lui-même dans un monde qui lui est étranger.
C’est maintenant le fait que l’homme devient étranger à lui-même dans et
par l’homme lui-même. Son exil est caché dans sa patrie la plus proche.
D’où, au thème feuerbachien [du] « retour à l’essence immédiate,
interhumaine », [une] substitution du thème : « dénoncer l’aliénation là
même où l’homme se sent le mieux chez lui, parmi les autres hommes ».
Marx a instauré une critique philosophique de l’immédiat dont la leçon
n’a pas encore été tirée.
c. [Toutefois,] si l’aliénation n’est pas un oubli ou une disparition de
l’essence humaine, mais un monde de rapports humains, en quoi consiste ce
rapport ?
– C’est un rapport caractérisé par l’échange. Mais alors l’aliénation,
c’est l’abstraction. Il y a plus pourtant : car par l’abstraction peut
s’échanger ce qui est inaliénable (voir fiche 81).
– C’est un rapport caractérisé par la marchandise (voir fiche 82). La
marchandise étant considérée comme ayant : sa valeur propre (fétichisme) ;
ses lois propres (l’économisme) p.
– C’est un rapport caractérisé par la rupture entre les conditions de
travail (collectives) et les formes d’acquisition (privées). Voir la dialectique
de la valeur 83 chez Marx q.
– C’est un rapport caractérisé par la plus-value.
À ce moment-là, l’aliénation est exploitation.
α. Le travail produit toute valeur.
β. Le travailleur ne vend donc pas son travail, mais son temps de travail.
γ. Le salaire représente le temps de travail social moyen nécessaire à la
société pour entretenir le travailleur.
δ. Et ce temps est nécessairement inférieur au travail de l’ouvrier.
Avec l’histoire de l’échange et l’exploitation du travail, on s’aperçoit
que l’homme n’est pas aliéné, que l’homme demeure entier : seulement le
produit de son travail se traduit dans l’abstraction de la marchandise et son
temps de travail est échangé contre un temps de travail moyen.
Ni l’homme ni le travail comme activité humaine ne sont aliénés. Mais
seulement les produits du travail et le temps de travail. L’aliénation n’est
plus qu’un conflit entre le produit et le temps r.

3. L’aliénation et la fin de la philosophie

a. L’aliénation comme destin à l’intérieur duquel la critique


philosophique [s’exerçait s], comme milieu de la réflexion philosophique, a
disparu et ne laisse plus de place qu’à une aliénation qui est l’ensemble des
conditions de travail d’une société donnée.
En en faisant la réalité la plus immédiate de l’homme, Marx condamnait
l’aliénation à être le concept de la réalité la plus proche de l’homme.
La réflexion hégélienne et feuerbachienne pouvait présenter la
philosophie comme chemin de retour de l’aliénation, ou l’effort pour
dépenser sur la terre 84… En tant qu’elle était objectivation ou
extériorisation, l’aliénation devait être surmontée par la voie réflexive de la
philosophie.
Mais l’aliénation marxiste, comme condition réelle et immédiate de la
vie de l’homme, ne peut être surmontée que par [la] voie de l’arrachement,
du détachement, non pas de l’intériorisation idéale, mais de l’extériorisation
réelle.
b. Mais alors la fin de l’aliénation, n’est-elle pas la fin de la
philosophie ? La révolution, l’envers de la philosophie ?
Dans cette perspective, la philosophie marxiste de l’aliénation ne serait
qu’un moment – entre la critique philosophique et la révolution historique –
dans la découverte majeure que :
– l’aliénation des philosophes, c’est le contraire de l’aliénation réelle ;
– la fin de l’aliénation réelle, c’est la fin de la philosophie ;
– et par conséquent, l’aliénation telle que la pense la philosophie n’est
qu’un signe, un phénomène historique de l’aliénation réelle.
c. Cela va très loin, et pose tout le problème de la possibilité d’une
philosophie marxiste :
– Toute philosophie marxiste s’est toujours présentée comme un
humanisme (Marx lui-même).
– Or tout humanisme est revendication d’une essence humaine, rappel
de l’homme à lui-même, réveil : donc il n’y a d’humanisme que dans la
forme d’une anthropologie, qui n’est elle-même que l’espace réflexif dans
lequel le concept d’aliénation prend ses dimensions.
C’est-à-dire qu’une philosophie marxiste, ou un humanisme marxiste,
ne peut prendre sa racine que dans un concept d’aliénation que le marxisme
a justement dissocié et récusé.
Un marxisme qui veut se penser comme philosophie, au niveau de ses
propres concepts, ne peut pas être sérieux : le marxisme est la fin de ses
propres concepts philosophiques. Le sérieux du marxisme, c’est d’être le
tombeau de la philosophie marxiste t.
Mais le marxisme n’en a pas moins un sens philosophique, justement
comme liquidation de cette philosophie qui fut celle de toute la bourgeoisie,
à la fois humanisme et anthropologie : qui pense que l’homme et la vérité
s’appartiennent l’un à l’autre, par les droits d’une essence oubliée qu’il est
du devoir de la philosophie de réveiller et de l’humanisme d’effectuer. Le
marxisme, c’est la fin de toutes les philosophies de l’homme, c’est
philosophiquement la fin de tous les humanismes. Donner son poids au
marxisme, ce n’est pas en faire l’héritier de toutes les fadeurs humanistes,
de toutes les platitudes anthropologiques, où l’homme et la vérité se
trouvent liés l’un à l’autre depuis les formes élémentaires de l’existence
naturelle jusqu’aux accomplissements les plus spirituels de l’essence
humaine. Le marxisme, il faut le prendre [comme] la première, la plus
claire et la plus profonde de ces expériences que l’homme fait obscurément
depuis plus d’un siècle, qui est la fin d’une philosophie, la fin d’un art, la
fin d’une vérité – la découverte que l’homme et la vérité ne s’appartiennent
l’un à l’autre que dans la forme de la liberté.

[D. u] Le thème anthropologique chez


Dilthey

INTRODUCTION

1. De la critique aux sciences de l’esprit

À mesure que la quatrième question kantienne, avec l’exigence de fonder la


critique sur une science de l’homme, se développe et prend les dimensions
mêmes de la philosophie, la dimension transcendantale des trois autres
questions s’efface. Et on n’a plus, dans le cadre général des sciences de
l’homme, que trois domaines d’application spéciale : l’entendement, la
volonté et le désir.
Et, par une sorte de processus en retour, l’anthropologie perd son sens
de fondement de la critique, d’interrogation sur la parenté de l’homme avec
la vérité, et elle n’est plus que le dénominateur commun de toutes les
réflexions naturelles sur l’homme.
C’est cet ensemble de spéculations sur le sujet connaissant, voulant ou
désirant, en rapport constant avec une essence spécifique de l’homme, qui
prend le nom de « Geisteswissenschaften 85 [sciences de l’esprit] ».

2. La répétition de l’entreprise critique


Le projet de Dilthey est de reprendre tout cet ensemble dans une
problématique kantienne : « Le Grundproblem [problème fondamental] de
la philosophie kantienne me semble avoir été établi pour tous les temps »
(Introduction à la philosophie de la vie 86) ; « Nous devons poursuivre
l’œuvre de cette philosophie transcendantale » (Conscience historique et
visions du monde 87).
Mais cela est ambigu :
– D’un côté, l’urgence d’une reprise kantienne s’annonce au niveau de
ces sciences de l’esprit, en tant qu’elles sont des modes de connaissance sur
quoi le travail critique n’a pas encore été exercé. Kant n’a posé que la
question des sciences de la nature. D’où la nécessité d’une critique de la
connaissance historique.
– D’un autre côté, tout ce développement des sciences de l’esprit
montre que la critique ne doit pas rester suspendue à des formes d’analyse
abstraites ; d’où la nécessité d’un enracinement de la critique dans une
étude concrète du Geist [esprit].
Ainsi, Kant a suspendu sa critique à des distinctions entre intuition et
pensée, matière et forme, empruntées à la philosophie contemporaine, mais
qui ne forment « qu’un ingénieux tissu de fils logiques qu’on a dévidés de
l’intérieur et qui flottent ensuite dans l’air, sans attache avec le sol » (Idées
concernant une psychologie descriptive et analytique 88).
Cette « toile d’araignée » est moins sûre et moins solide « qu’une
gnoséologie qui se sert de principes généraux bien établis, déduits de
certaines intuitions par les diverses sciences particulières » (ibid.).

3. Le sol du Leben [vie]

Ces deux tâches ne risquent-elles pas d’être circulaires, et le fondement de


la critique ne risque-t-il pas d’être mis en question dans la critique des
sciences de l’esprit ?
Or, pour Dilthey, la répétition de la question critique à propos des
sciences de l’esprit ne devait faire qu’une seule et même chose avec la
reprise de l’interrogation anthropologique comme analyse de l’esprit. Et,
dans cette mesure, la réponse à cette interrogation anthropologique doit être
tout naturellement réalisation et suppression de la critique.
Ainsi se dessine le projet de trouver, au fondement des sciences de
l’esprit, une région où se déploie l’essence effective de l’homme, et dont les
articulations, le mouvement spécifique définiront les catégories selon
lesquelles une science de l’esprit est en général possible.
α. Cette région devra être antérieure à toutes les objectivations
spirituelles que définissent les sciences de l’esprit, plus originaire que le
domaine du Geist objectif.
β. Mais elle devra rendre compte des formes d’objectivité du Geist,
reproduire le mouvement de son objectivation, s’esquisser comme la genèse
du Geist objectif.
[Et cela en] reprenant une notion que les sciences de l’esprit utilisent
comme préalable, dans son objectivité, à l’objectivité de l’esprit – et dans
laquelle en même temps la philosophie du Geist détermine la présence et la
forme immédiates, non encore réfléchies du Geist : le Leben.
D’où le curieux rapprochement de l’évolutionnisme [et] du jeune Hegel,
rapprochement qui se maintient toujours dans l’élément d’une
problématique kantienne, au point que Kant lui-même est présenté comme
un philosophe du Leben : Kant revient « à la nature créatrice de l’homme
comme au fondement de la connaissance » (Conception du monde et
analyse de l’homme depuis la Renaissance et la Réforme 89).

4. L’immédiateté concrète du Leben

Mais en fait ce Leben n’est-il pas une notion mixte, artificielle et abstraite
qui risque d’invalider d’entrée de jeu toute la philosophie de Dilthey ?
En réalité, par Leben, Dilthey ne définit pas un concept clé, mais
seulement une région qui est à la fois région du fondement et de l’immédiat.
Le Leben, c’est le concept dans lequel on essaie d’enfermer le thème de la
proximité absolue de l’originaire. D’où :
α. La philosophie se présentera comme une explicitation du Wirkliches
[réel] : « Le trait philosophique le plus fondamental de notre époque, c’est
son Wirklichkeitssinn [sens du concret] » (Culture et philosophie
contemporaines 90) ; et [une] critique de Locke, Hume et Kant pour qui
« dans les veines du sujet connaissant ne coule pas un sang réel, mais la
sève raréfiée de la raison en tant que pure Denktätigkeit [activité
pensante] » (Introduction aux sciences humaines, « Préface 91 »).
β. Ce Wirkliches, il s’énoncera de lui-même dans l’expérience concrète,
et non à travers des concepts. Critique de la philosophie universitaire
(Kathederphilosphie) : « De l’ivresse philosophique de vos années
d’université, il ne vous restera qu’une Katzenjammer [gueule de bois]
philosophique » (Culture et philosophie contemporaines 92). Ce que la
philosophie a à comprendre, c’est ce que l’homme a déjà compris, dans sa
vie courante, « le banc devant la porte, l’arbre avec son ombre, la maison et
le jardin » (Les Types de vision du monde et leur formation dans les
systèmes métaphysiques 93).
γ. Donc suppression de tout au-delà : et par « au-delà », il ne faut pas
simplement entendre l’au-delà métaphysique des transcendances, mais l’au-
delà de l’expérience concrète. La philosophie du Leben doit se mouvoir
dans le « gelebte Leben [vie vécue] ». « Nous ne savons rien d’un porteur
de la vie » (Le Problème épistémologique 94).
D’où le privilège absolu de l’expérience : « La pensée fondamentale de
ma philosophie, c’est que jamais jusqu’alors l’expérience dans sa totalité,
dans sa plénitude et dans son intégrité, n’a été placée au fondement du
Philosophieren [philosopher] » (Pensée fondamentale de ma philosophie 95).
Mais cette expérience n’est pas soumise aux préjugés chosistes de
l’empirisme : citant Fichte, Dilthey [affirme que] dans l’expérience le sujet
ne doit pas se découvrir comme « substance, comme être et comme donnée,
mais comme vie, comme activité et comme énergie » (L’Édification du
monde historique dans les sciences de l’esprit 96).
D’où : « Empirie, ohne Empirismus [l’empirie, non l’empirisme] »
(Philosophie de l’expérience 97).

5. Coordonnées historiques

Ce projet de comprendre le Leben à partir de lui-même, Dilthey y voit


l’aboutissement de la philosophie moderne dans les différentes étapes de sa
libération :
α. La Réforme, comme sécularisation et individualisation de toute vie
spirituelle. Dilthey [annonce] Max Weber.
β. L’Aufklärung comme abolition de cette transcendance : « La seule
Wirklichkeit [réalité concrète] dont nous puissions faire l’expérience, c’est
le monde unique de notre Wissen [connaissance] 98 » – mais le caractère
abstrait.
γ. Le mouvement panthéiste à l’époque romantique : « c’est seulement
du point de vue panthéiste qu’est possible une interprétation du monde qui
épuise entièrement son sens » (Le Jeune Hegel 99) – mais caractère trop
substantialiste.
δ. La critique kantienne interprétée comme retour à l’activité créatrice et
vivante du sujet : « ramener la Wirklichkeit historique et sociale à la
Lebendigkeit [vitalité] spirituelle d’où elle est issue » (Manuscrits relatifs à
une suite de L’Édification du monde historique dans les sciences de
l’esprit 100).
ε. Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling et Georg Wilhelm Friedrich
Hegel, liant la leçon kantienne à l’expérience panthéiste, s’efforcent de
saisir l’univers dans sa vie originaire : « le sens du monde n’est plus déduit
du concept de perfection divine ; on entreprend bien plutôt d’expliciter
l’universum à partir de lui-même » (ibid. 101).
Toute l’histoire de la philosophie est donc une vaste libération de ce
thème du Leben par une mise de côté à la fois :
– des formes de l’empirisme qui supposent toujours derrière la vie
vécue des formes d’objectivité abstraites et préalables ;
– et des formes de philosophie qui se contentent de découper dans le
Leben les formes schématiques d’un sujet abstrait, où la liberté est totale.
Entre ce naturalisme et cet idéalisme de la liberté, lentement s’est fait
jour l’idéalisme objectif, à travers Schelling, Goethe, Hegel, Gottfried
Keller 102 – [une] philosophie dont « l’impulsion déterminante est de vouloir
comprendre le Leben à partir de lui-même » (Textes autobiographiques 103).

I. LE LEBEN DANS SA RÉALITÉ EFFECTIVE

N.B. Tout au cours de ces analyses du Leben, il y aura deux côtés de


l’analyse :
– d’une part le dessin des mouvements constitutifs du Leben ;
– d’autre part la genèse des figures dans lesquelles s’objective le Geist.
Sans doute, pour Dilthey, ces deux mouvements ne doivent en faire
qu’un ; mais en fait il y aura la genèse psychologique des
Weltanschauungen [visions du monde] [et] le mouvement régressif vers
l’originaire et l’immédiat.
Même chose que chez Feuerbach, mais en sens inverse :
– Il y a la même équivoque entre la reprise de l’originaire et l’analyse
significative des essences.
– Mais, alors que chez Feuerbach la reprise de l’originaire s’aliène dans
un psychologisme et que la purification de l’essence verse dans une éthique
de l’aliénation, chez Dilthey la purification de l’essence prend l’allure d’une
genèse psychologique et la reprise de l’originaire prend le sens d’une tâche
éthique dans le devenir de l’histoire. « Notre époque a faim et soif de vie »
(Manuscrits relatifs à une suite de L’Édification du monde historique dans
les sciences de l’esprit 104).

1. L’énigme essentielle du Leben

Comme chez Feuerbach, il y a altérité essentielle du Leben et de l’homme.


Mais altérité qui n’est pas simplement extériorité d’essence, comme chez
Feuerbach, mais qui est avant tout impénétrabilité effective, obscurité : le
Leben s’oppose à l’homme comme quelque chose d’« impénétrable »,
d’« énigmatique ». Il se présente à toute tentative de réflexion comme
« unheimliche Macht [force inquiétante] » ; « Fremdartigkeit [étrangeté] du
Leben 105 ».
Ce qui explique le refus qu’oppose Dilthey :
α. à tout panthéisme – que ce soit un panthéisme de la Vorstellung
[représentation] comme Spinoza, ou du Gefühl comme celui du romantisme
allemand ;
β. à tout privilège de la Gestaltung [conception] rationnelle du monde ;
« Toute Gestaltung rationnelle du monde se révèle comme une illusion dans
la nature et dans l’histoire » (Journal de jeunesse 106) ;
γ. à toute idée d’un Grund [fondement] à la manière de Schelling,
comme indifférence à la différence de la nature [et] de la liberté, et comme
surface portante du monde extérieur et de la vie propre.
D’où [le thème que] l’expérience originaire de la vie et de la
philosophie, c’est l’expérience d’une contingence radicale :
α. « Toute l’analyse contemporaine de l’existence humaine nous remplit
du sentiment de la fragilité, de la puissance des instincts obscurs, de la
finitude de tout ce qui est vie » (L’Édification du monde historique dans les
sciences de l’esprit 107).
β. Caractère arbitraire de tout commencement philosophique, dans la
mesure où tout retour au Leben ne peut se faire à partir du tout du Leben
lui-même, mais à partir d’un point arbitraire, contingent, d’où le Leben
n’est pas vu dans sa totalité. « Tout commencement est willkürlich
[arbitraire] » (Introduction aux sciences humaines. Compléments au
Premier livre 108). « Il n’y a pas de point absolu » (Notes sur la poétique 109).
La réflexion sur le Leben va donc avoir une allure particulière.
α. Elle partira d’un point arbitraire, d’une certaine facticité :
« L’Erklärungsgrund [raison explicative] du monde, c’est la Tatsächlichkeit
[factualité], la pure facticité » (Conscience historique et visions du
monde 110).
β. Elle sera cheminement, effort et ouverture vers la totalité à partir de
cette facticité : tâche infinie, qui procédera par rayonnements et
approfondissements successifs – chaque élargissement étant en même temps
un approfondissement. L’élargissement de l’horizon du Leben permettant de
ressaisir et de resituer la contingence du point de départ.
C’est l’herméneutique, au sens de Schleiermacher 111, mais sans horizon
de transcendance. « Tout Philosophieren [philosopher] n’est pas seulement
fondé sur la conscience empirique, il lui demeure lié ; il ne peut donc
qu’interpréter » (Le Concept de philosophie 112).

2. Le déploiement du Leben

Mais en fait cette expérience, qui nous a paru originaire, de l’extériorité, de


l’étrangeté du Leben à notre existence, pour qu’elle nous soit accessible
comme énigme, pour que nous soyons interrogés par elle, et pour qu’elle
nous requière dans la forme d’une herméneutique, encore faut-il qu’elle soit
fondée sur un mode d’appartenance plus originaire encore.
Ce mode d’appartenance il se révèle dans une expérience privilégiée : la
poésie (voir l’expérience religieuse chez Feuerbach).
Pour le poète « l’enchaînement v de son Dasein [être-là] personnel
devient maintenant celui de la vie elle-même » (L’Expérience vécue et la
poésie 113).
a. Cette appartenance, c’est d’abord l’unité du Dasein individuel avec la
communauté des hommes, appartenance :
– qui apparaît dans l’expérience de l’enfant : pour lui, sa mère est la
réalité totale et absolue ;
– et qui fait que le Leben est, d’entrée de jeu, histoire : « le Leben dans
sa substance ne fait qu’une seule et même chose avec la Geschichte
[histoire] » (Manuscrits relatifs à une suite de L’Édification du monde
historique dans les sciences de l’esprit 114). Mais par Geschichte, il faut
entendre simplement l’enchaînement de l’humanité : « La Geschichte c’est
le Leben saisi du point de vue du Zusammenhang [connexion] de
l’humanité » (ibid. 115).
b. Cette appartenance dépasse la subjectivité isolée, et réalise dans le
Leben la totalité de soi et du monde.
– Jamais on ne peut concevoir une Lebendigkeit [vitalité] intérieure sans
le monde extérieur, ni inversement.
Ce qui est donné « c’est le rapport le plus vivant de l’un à l’autre »
(Conscience historique et visions du monde 116).
Cette unité est la condition de tous les rapports possibles de l’homme au
monde : « Ce que l’homme intuitionne, rêve ou pense, c’est toujours cette
relation et rien d’autre » (ibid. 117).
On ne peut donc concevoir le monde ni comme un produit du Selbst
[soi] ni comme un état de choses en face du Selbst.
– D’où le caractère originaire de la croyance au monde extérieur qui
n’est pas le résultat d’un jugement.
L’expérience du Selbst et de l’objet se donne dans un acte unique et
indissociable : « C’est à l’intérieur du même acte que l’Auseinanderhalten
[dissociation] de soi et de l’objet se dessine comme un sillon »
(Contributions à la résolution de la question de l’origine de notre croyance
en la réalité du monde extérieur 118).
Cet acte ou plutôt cette expérience, c’est celle de l’instinct, de la
pulsion, de la force qui se heurte à la résistance ou à la pression du monde
extérieur : « C’est dans la pulsion et son obstacle, comme les deux surfaces
qui viennent coïncider dans le processus de contact, que se fait la première
expérience de la différence de soi et de l’autre » (ibid. 119).
Le Leben va donc être l’élément dans lequel vont jouer les forces du
désir et les obstacles de la nature. La vie est, dans son unité, le mouvement
par lequel le désir rencontre le monde.
c. Mais par le fait même le Leben ne sera pas unité fluente,
insaisissable, irréductible à toute compréhension et à tout ordre humain.
Dans le Leben, le monde va aussitôt s’organiser :
– Les choses et les autres constituent, en effet, des pressions et des
exigences, le but d’un effort, l’entrave de la volonté : « Les uns me font
plaisir, élargissent mon Dasein, multiplient ma force ; les autres exercent
une pression sur moi, et me limitent » (Les Types de vision du monde et leur
formation dans les systèmes métaphysiques 120).
– Le Leben s’organise ainsi d’emblée selon des rapports spatiaux
d’éloignement et de proximité, rapports temporels de familiarité et
d’étrangeté, rapport affectif de Freundschaft [amitié] et de Feindschaft
[hostilité] 121.
Ainsi s’organise un monde, qui est notre monde, où nous avons notre
patrie, et que nous avons pris en notre possession ; nous y sommes installés
depuis notre enfance, et de tout temps il s’est groupé pour nous selon ses
étages spatiaux, ses précipités temporels, ses colorations affectives : il est
compris.
« Chaque espace planté d’arbres, chaque chambre avec l’ordonnance de
ses meubles nous est verständlich [compréhensible] depuis la plus tendre
enfance » (Manuscrits relatifs à une suite de L’Édification du monde
historique dans les sciences de l’esprit 122). « Tout ce qui nous entoure est
compris par l’homme […]. Le banc devant la porte, l’arbre avec son ombre,
la maison et le jardin » (Les Types de vision du monde et leur formation
dans les systèmes métaphysiques 123).
Le Leben est donc l’élément originaire du Verstehen [compréhension],
ou plutôt le Leben est le mouvement par lequel le monde s’ouvre
originairement à notre Verstehen.
d. Mais ce mouvement du Leben par lequel notre désir va à la rencontre
du monde, et le monde s’ouvre à notre Verstehen, en raison même de leur
parenté originaire à l’intérieur du Leben, ce mouvement contient en lui-
même l’élément irréductible au désir et au Verstehen, une étrangeté
absolue :
– qui n’est plus simplement l’extériorité des forces inconnues,
l’étrangeté de l’Unheimlich [inquiétant] 124 ;
– qui est menace à l’intérieur même du mouvement de la vie : cette
menace, c’est celle du devenir : « Le point central de toutes les
incompréhensibilités, c’est la naissance, le développement, et la mort »
(Les Types de vision du monde et leur formation dans les systèmes
métaphysiques 125) ; « L’énigme la plus profonde c’est la corruptibilité dans
le temps » (Additions et compléments manuscrits au traité sur les types de
vision du monde 126) ; « Le vivant connaît la mort, mais ne peut la
comprendre. Depuis son premier regard vers la mort, la vie ne peut la
saisir » (Les Types de vision du monde et leur formation dans les systèmes
métaphysiques 127) ;
– d’où le sentiment d’effroi devant le fait absolu de la mort : « Le
sentiment ne peut accepter la mort que comme un Faktum [fait] extérieur,
mais il ne peut la saisir effectivement » (Conscience historique et visions du
monde 128).
Nous retrouvons ici le point de départ de l’analyse de la vie : sa
facticité. Nous avons donc bien procédé sans avoir recours à aucune
transcendance, en demeurant au niveau même du Leben et de notre point de
départ dans le Leben.
3. Le Leben et la réalité humaine

Ce déploiement du Leben n’a pu se faire qu’en faisant appel à trois notions :


le Gefühl [sentiment] ; le Trieb [pulsion] w ; le Verstehen [compréhension].
Or il n’est pas possible de donner à l’un d’eux la priorité, ou plutôt, on a
l’impression à propos de chacun qu’il est le plus fondamental :
– tantôt le Leben est caractérisé par la force, « le Streben [effort] illimité
de la personne » ;
– tantôt il est défini par le Verstehen : tout Lebensbezug [rapport à la
vie] implique le Lebensverständnis [compréhension de la vie] 129 ;
– tantôt par le sentiment, qui semble plus fondamental que le
Verstehen : « Les profondeurs inaccessibles aux savoirs paraissent émerger
en lui » (Études pour la fondation des sciences de l’esprit 130).
En fait, il s’agit des trois dimensions de la vie, dans la mesure où le
Leben c’est aussi notre monde x. La rencontre dans la forme du désir,
l’ouverture du Verstehen, l’épreuve enfin dans le Gefühl de notre finitude et
de l’existence des autres, constituent trois structures originaires du Leben,
par quoi il se développe comme ce qu’il a pour nous de plus étranger, et
pourtant de plus nôtre, par quoi il se présente sous la figure du monde, ce
par quoi enfin il se désigne comme Geist [esprit].
Ainsi compris avec sa triple structure, le Leben est bien le sol
transcendantal à partir [duquel] le monde peut être un monde y.
Mais le malheur de Dilthey est d’avoir doublé cette démarche d’une
genèse psychologique de la Weltanschauung [vision du monde] à partir de
la volonté, de la représentation et de l’affectivité, comme triade
psychologique caractéristique de la nature humaine 131.

II. L’OBJECTIVATION ET LE GEIST

Le problème z :
1. Le retour au Leben [vie] répondait à une triple question : comment se
fait-il qu’il y ait un monde qui me soit ouvert ? Comment se fait-il que je
puisse être lié au monde dans une unité immédiate ? Comment puis-je
tracer, dans ces paysages, les voies de mon désir, et y redescendre les
chemins de ma familiarité ?
Les trois questions, qui soulèvent la même interrogation (comment puis-
je être parent du monde dans sa vérité ?), reçoivent une réponse dans le
Leben qui est à la fois sol de toute expérience, raison du monde et essence
concrète de l’homme, et qui a trois dimensions : le Verstehen
[compréhension] qui ouvre le monde ; le Gefühl [sentiment] qui m’unit à
lui ; le Trieb [pulsion] qui y dessine son cheminement.
2. Or ce retour au Leben devait initialement non seulement dégager le
fondement de la critique, mais aussi développer la critique des sciences de
l’homme. Non seulement fonder la réponse aux questions sur ce que
l’homme peut savoir, doit faire, et peut espérer, mais encore montrer
comment l’homme peut devenir objet d’une science, ou du moins thème
d’une connaissance objective.
[Pourtant] le Leben n’a pas défini ces conditions d’une connaissance
objective de l’homme, mais seulement le sol de l’expérience en général. Le
sens originaire de l’expérience, ou encore l’essence concrète de l’homme
explicitée comme Leben, ne fixe pas les conditions de possibilité et de
validité d’une science de l’homme. Autrement dit, le fondement de la
critique en l’homme n’est pas, de soi, la critique de la connaissance de
l’homme, quand bien même ce fondement est requis au niveau d’une
expérience originaire, d’une essence concrète et d’un monde immédiat.
La philosophie de Dilthey rencontre ici un problème décisif : est-il bien
possible de trouver dans le retour même à l’originaire le fondement d’une
objectivité ?
3. Il y a donc dans la pensée de Dilthey une tension qui correspond à
celle qu’on trouvait chez Feuerbach : cette tension s’était instaurée entre la
purification de l’essence et la reprise de l’originaire. Chez Dilthey, elle se
trouve entre cette même reprise de l’originaire et la constitution de
l’objectivité.
N.B. On voit comment, dans l’« anthropologie » comme lieu de
réalisation et de suppression de la critique, se dessine l’espace dans lequel
la réflexion phénoménologique développera sa surface portante : problème
d’un retour à l’originaire qui soit à la fois fondement de l’objectivité et
purification de l’essence. On comprend pourquoi la phénoménologie peut
se présenter comme antianthropologie et faire renaître sous ses pas
l’anthropologie.
En tout cas, dans le cadre anthropologique où acceptent de se maintenir
Feuerbach et Dilthey, on peut constater :
α. que Feuerbach trouvait une solution dans le développement spontané
d’une essence concrète de l’homme responsable du devenir humain de la
nature et du devenir naturel de l’homme, mouvement qui permettait l’oubli,
l’abstraction et l’aliénation, mais qui dessinait aussi la norme d’une
objectivité fondée sur la culture et l’amour.
Mais ce caractère purement normatif de l’essence authentique
maintenait la répétition de l’originaire sous l’équivoque d’une essence de
l’homme posée comme réelle, reconnue comme aliénée, et revendiquée
dans son authenticité. Équivoque dont on ne sortait que par le coup de force
de l’histoire : la réalité de l’essence étant d’être rappelée de son aliénation à
son authenticité, et cela, aujourd’hui même.
β. Pour Dilthey, la tension entre cette question sur l’originaire et ce
problème du fondement sera résolue non par une analyse de l’essence de
l’homme, mais par une analyse du Geist dans le mouvement par lequel, à
partir de ses formes originaires, il va vers son objectivation : objectivation
qui permet de le ressaisir dans les concepts de la psychologie ou les formes
de l’histoire.
Mais le problème est de savoir s’il n’y a pas une équivoque assez
semblable à celle de Feuerbach entre le Leben, les formes psychologiques
du Seelenleben [vie de l’âme] et les figures historiques du Weltleben [vie du
monde]. En tout cas, cette tentative pour rejoindre le fondement de
l’objectivité à partir du mouvement de l’objectivation est indissociable
d’une perpétuelle tentation de se dérober au cadre de la description du
Leben, pour glisser soit vers une analyse psychologique, soit vers une
genèse historique.

1. Catégories du vécu

Cette question critique du fondement de l’objectivité prend une allure


singulière du fait qu’elle est liée, au moins au niveau de l’exigence, à la
découverte d’une forme originaire de l’essence et à l’expérience immédiate
du Leben.
a. Donc ce fondement de l’objectivité ne prendra pas l’allure d’une
recherche des conditions de la synthèse, des formes a priori du jugement, et
de l’unification, mais celle, au contraire, d’une explicitation de l’unité et du
mouvement par lequel le Leben se diversifie.
– Le point décisif de la « critique » sera donc la découverte du lien
de toutes les formes les plus diverses de l’objectivité à l’unité du Leben.
– Il n’y aura donc pas de « déduction transcendantale » des formes
de l’objectivité, mais beaucoup plutôt une « Explikation », au sens de
désimplication, d’explicitation des formes d’objectivation (allure
évolutionniste).
b. Ces figures de l’objectivation auront bien valeur et portée de
catégories, mais elles ne seront pas antérieures, indépendantes et a priori
par rapport à leur contenu ; elles seront la figure même de ce contenu.
Les deux sortes de catégories : catégories formelles qui relèvent du
Denken [penser], qui valent pour toute Wirklichkeit [réalité concrète], et qui
sont de la Logique ; catégories « realen » qui concernent le contenu de
l’objet, qui sont différentes pour tout domaine d’objectivité. « Ces
catégories ne sont pas appliquées a priori à la vie, comme quelque chose
qui leur est étranger, elles reposent sur l’essence de la vie » (Manuscrits
relatifs à une suite de L’Édification du monde historique dans les sciences
de l’esprit 132). Ce ne sont pas des formes qui s’appliquent au contenu de la
vie, mais une « Formung der Lebensinhalte [formation du contenu de vie] »
(ibid. 133).
c. Ces catégories ne rencontrent pas le problème de l’individualité
comme une limite, mais elles l’emportent avec elles dès le point de départ :
elles représentent [bien] plutôt les formes dans lesquelles se développe
l’individualité, ou le vécu individuel quand il s’accomplit dans ses
significations universelles. « La psychologie apparaît ainsi comme la
science fondamentale pour les sciences de l’esprit […]. Mais elle ne peut
remplir cette fonction qu’en exposant les principes d’explication de
l’individuation inhérente au monde » (Contribution à l’étude de
l’individualité 134).
d. D’où l’idée d’une « expérience transcendantale ». Le fil conducteur
dans ce cheminement à travers les catégories de la vie ne pourra être
emprunté à aucune logique, mais à l’investigation de ce domaine de
l’individualité où se dégagent et s’explicitent les figures du Leben :
l’expérience transcendantale.
Voir [dans] Contribution à l’étude de l’individualité, trois sortes
d’expériences : externe (perceptions extérieures) ; interne (perceptions
intérieures) ; transcendantale, [laquelle] a « quelque chose d’analogue à
l’expérience interne et sert à élargir notre connaissance de l’ensemble de la
vie psychologique au-delà de l’horizon de l’expérience interne » (ibid. 135).
Mais elle n’est pas assimilable à l’expérience interne, parce que « la
relation avec le monde extérieur ne disparaît pas » (ibid. 136), alors que les
« expériences intérieures n’englobent jamais la totalité des phénomènes
conscients. Elles s’arrêtent devant les représentations objectives et ne les
intègrent pas encore dans l’ensemble conscient du moi » (ibid. 137).
L’analyse transcendantale des catégories du Leben, comme fondement
de l’objectivité et comme mouvement de l’objectivation, se fait donc dans
un champ d’expérience où les phénomènes individuels explicitent leurs
liens avec le tout et constituent ainsi le visage de l’universel objectif.

2. L’unité du vécu

Le point de départ de cette expérience transcendantale qui doit être à la fois


le formulaire du Leben et la formulation du Geist, ce point de départ c’est
donc l’individuel.
Non pas [cependant] l’individuel au sens spatial et biologique, mais la
flexion individuelle du Leben dans sa totalité : c’est l’individuel où le tout
est immanent. C’est le Leben en tant qu’Erlebnis [expérience vécue].
a. L’Erlebnis : « C’est la manière spécifique selon laquelle la réalité est
là pour moi » (L’Expérience vécue 138).
– L’Erlebnis est caractérisé par le fait qu’il n’est pas un secteur de
l’objectivité : « Il n’est pas en présence de moi comme quelque chose
de représenté ; il ne nous est pas donné » (ibid. 139). « Il n’est pas pour
celui qui le saisit un objet » (L’Édification du monde historique dans les
sciences de l’esprit 140).
Il ne fait qu’une seule et même chose avec ce qui est vécu dans le
vécu lui-même : « le Dasein du vécu est pour moi confondu avec ce qui
est là pour moi en lui » (ibid. 141).
– Dans cette mesure, l’Erlebnis n’est pas réfraction subjective de
l’objet, pellicule psychologique : la couche de vécu n’est pas la couche
des sensations, des souvenirs, mais ce par quoi il y a pour nous des
objets que nous sentons, que nous rappelons. « Nous ne nous mouvons
pas dans la sphère des sensations, mais des objets, non pas dans la
sphère des sentiments, mais dans celle des valeurs et des significations »
(Psychologie structurelle 142).
– L’Erlebnis n’est pas autre chose que la déclinaison subjective de
notre appartenance au monde et du fait que le monde m’appartient. « La
réalité est un Erlebnis pour nous, parce que nous lui sommes intérieurs,
et parce que je la détiens comme quelque chose qui m’appartient
immédiatement » (L’Expérience vécue 143).
b. L’Erlebnis est de plus une unité temporelle, non pas en ce sens qu’il
limiterait à chaque instant le profil insulaire du présent, mais qu’il s’ouvre,
par une temporalité propre et non objective, sur l’avenir et le passé.
– Non pas seulement en ce que le présent est « un présent qui
devient passé, et un avenir qui devient présent », mais en ce qu’il est
écartelé, déchiré vers l’avenir et le passé : exemple de l’insomnie.
Mais ce déchirement qui dérobe le présent à lui-même n’exclut pas
une plénitude du passé qui est intégré par le souvenir, de l’avenir intégré
par la Phantasie.
Donc « la conscience concrète du présent inclut le passé et l’avenir »
(L’Expérience vécue 144).
Ce qui fait que l’unité de l’Erlebnis ne se découpe pas comme un
Gegenwart [instant présent], mais s’ouvre sur un Präsenz, sur un champ de
présence.
c. Ce champ de présence, à quoi doit-il son unité ?
– Non pas aux valeurs actuelles, positives et négatives, qui peuvent
être contradictoires,
– non pas au passé lui-même qui s’enfonce dans sa plénitude et sa
richesse,
– non pas à l’avenir qui peut être poursuite de buts divergents,
mais à une catégorie tout à fait spéciale qui est comme le chemin de
retour de la temporalité et de cet entraînement du champ de présence de
l’avenir. Ce par quoi l’ouverture sur l’avenir est en même temps
intégration, présentation et reconnaissance du passé, ce qui permet à
l’ouverture de l’avenir d’être totalisation du passé, c’est la Bedeutung
[signification].
« Ce que nous voyons dans l’avenir comme but constitue la
détermination de la Bedeutung du passé […]. Le passé est significatif dans
la mesure où en lui une condition pour l’avenir se trouve accomplie »
(Manuscrits relatifs à une suite de L’Édification du monde historique dans
les sciences de l’esprit 145).
Ce par quoi la définition de l’avenir découvre et érige le passé en
condition déterminante d’elle-même. « L’enchaînement de l’Erleben [vécu]
dans sa réalité effective et concrète repose sur la catégorie de la Bedeutung.
[…] La Bedeutung est contenue dans les vécus comme moment constituant
de leur enchaînement » (ibid. 146).
Du coup, l’Erleben avec ce qu’il emporte de signification se trouve
découvrir le principe d’unité du Leben lui-même. L’explicitation de
l’Erleben met [au] jour le fondement d’objectivité du Leben dans son unité :
cette explicitation nous permet de saisir ce à partir de quoi on peut
concevoir l’enchaînement du Leben comme unité objective. Nous
possédons la première catégorie des sciences de l’esprit : « la Bedeutung,
c’est la première catégorie du Leben » (Remarques 147). « La Bedeutung,
c’est la catégorie la plus enveloppante dans laquelle la vie peut être saisie »
(Manuscrits relatifs à une suite de L’Édification du monde historique dans
les sciences de l’esprit 148).

3. L’expression

a. Cette totalité du vécu rendue possible par la Bedeutung ne s’objective


pas comme telle et elle n’est pas de plein droit accessible à l’observation
intérieure.
– L’erreur du naturalisme avait été de vouloir saisir l’objectivation
de la vie en dehors de la catégorie de Bedeutung.
– Mais il y aurait une erreur comparable, celle du psychologisme, à
vouloir saisir l’unité du Leben, par réflexion dans la conscience au
niveau de l’Erleben.
Si l’explicitation de l’Erleben nous met en possession de la première
catégorie de l’objectivité du Leben, il n’épuise pas son mouvement
d’objectivation. En effet, l’Erleben ne nous livre ni la totalité du flux ni la
profondeur de ce qui est inclus dans chacun de ses moments. « Le petit
cercle de notre conscience s’élève comme une île au-dessus des
profondeurs inaccessibles » (ibid. 149).
b. Le Leben s’objective dans un autre Bildung [formation] qui est à la
fois visage de la vie et forme de compréhension de la vie : c’est l’Ausdruck
[expression].
– L’Ausdruck n’est pas un acte qui s’ajoute au vécu, constituant
comme une superstructure accessoire. Ils sont une seule et même chose
sans médiation réflexive : « L’expression jaillit de l’âme immédiatement
sans réflexion » (Le Lien logique dans les sciences de l’esprit 150) ;
« Tout Erlebnis [expérience vécue] constitue une expression qui le
représente dans sa plénitude » (Psychologie structurelle 151).
– Mais l’expression est-elle autre chose alors que le vécu lui-
même ? Elle a effectivement quelque chose de créateur et qui est la
possibilité de faire émerger, dans la forme de l’objectivité, la totalité
implicite dont fait partie le vécu.
Les profondeurs inaccessibles « qui entourent l’île de notre
conscience, c’est cela que soulève l’expression » (Manuscrits relatifs à
une suite de L’Édification du monde historique dans les sciences de
l’esprit 152). Voir la citation sur la poésie lyrique 153.
– L’expression peut donc se caractériser par le fait : α. qu’elle est
Erfüllung [accomplissement] du vécu ; β. qu’elle fait venir à la
conscience ce qui était inconscient ou à demi conscient ; γ. qu’elle
produit une articulation, une spécification objective.
Le caractère créateur de l’expression n’ôte rien au fait qu’elle n’est pas
un élément additif par rapport au vécu : c’est le vécu, mais dans son
émergence objective (d’où la possibilité de la compréhension à partir de
l’expression).
c. Il y a trois types d’expression, trois usages concrets de cette
catégorie :
– La proposition (concepts, jugements, raisonnements) : conformité
à la norme logique, possibilité de la comprendre sans référence au vécu
lui-même : « Ce sont des éléments de savoir, indépendants du vécu dans
lequel ils se présentent » (Manuscrits relatifs à une suite
de L’Édification du monde historique dans les sciences de l’esprit 154) ;
vérité-fausseté : Verstehen [compréhension] logique.
– Les actions : conformité à un but ; possibilité de les comprendre
indépendamment du vécu lui-même, mais par une sorte de finalité
interne ; Verstehen [compréhension] technique ;
– L’Erlebnisausdruck [expression du vécu], expression proprement
dite, avec les catégories d’exactitude et d’inexactitude, avec ses deux
formes : α. sa forme mineure et problématique, soumise aux intérêts
pratiques ; β. sa forme majeure qui est l’œuvre d’art.
Or l’œuvre d’art :
– d’un côté n’est pas transposition du vécu dans un monde
extérieur, c’est une seule et même expérience du vécu comme
expression ; voir la première citation de la poésie 155 ;
– d’un autre côté, « l’œuvre en général ne dit jamais rien de
l’auteur » (Manuscrits relatifs à une suite de L’Édification du
monde historique dans les sciences de l’esprit 156) ; voir la citation
sur la musique 157.
Ce qui fait une grande œuvre, c’est qu’« un élément spirituel se détache
de son créateur » (ibid. 158).
4. Le Geist

Ici, nous rencontrons une nouvelle sphère ou plutôt un nouveau moment de


l’objectivation qui est en même temps une nouvelle forme de l’objectivité :
ce à partir de quoi on peut comprendre une expression, non pas comme
expression d’une modulation vécue, non pas comme secteur dans le Leben,
mais comme expression significative.
Cette nouvelle catégorie, c’est le Geist [esprit].
a. Le Geist, c’est ce qui permet de saisir le lien objectif :
– du vécu à l’expression ;
– des différents moments de l’expression ;
– des divers actes d’expression.
Le Geist, c’est donc la catégorie de l’universel, l’universel étant pris ici
comme totalité.
b. Le Geist, c’est aussi l’objectivité elle[-même] : en effet, il est la
forme dans laquelle cet universel s’est objectivé et exprimé. Première
citation de l’esprit objectif 159.
Donc le Geist est à la fois l’élément universel de l’expression et ce en
quoi s’exprime l’universel.
c. Ce qui fait que le Geist n’est pas autre chose que la présence de
l’universel dans chaque élément singulier du vécu, dans chaque acte
individuel d’expression. « Nous vivons dans l’atmosphère du Geist ; elle
nous entoure continuellement. Nous sommes plongés en elle »
(L’Édification du monde historique dans les sciences de l’esprit 160).
d. Enfin le Geist, c’est l’histoire. C’est ici que se noue toute la réflexion
de Dilthey, le point où elle accomplit le cercle par lequel elle doit se
justifier.
En effet l’universel qui constitue la patrie la plus proche et la plus
immédiate du vécu, c’est l’universalité des formes historiques.
Ainsi, une proposition est compréhensible à l’intérieur d’un
langage, etc. (dernière citation du Verstehen [compréhension] 161), si bien
que l’histoire devient le milieu privilégié de compréhension, la forme
suprême de l’objectivité et la figure accomplie de l’objectivation.
« L’homme ne se connaît que dans l’histoire, et jamais par l’introspection »
(Manuscrits relatifs à une suite de L’Édification du monde historique dans
les sciences de l’esprit 162) ; « Ce qu’est l’homme, il n’y a que l’histoire qui
le lui dise » (Sur la doctrine de la vision du monde. Rêve 163) ; « La totalité
de la Menschennatur [nature humaine], elle ne se trouve que dans
l’histoire » (Additions et compléments manuscrits au traité sur les Types de
vision du monde 164) ; « Ce qu’est le Geist humain, il n’y a que la conscience
historique qui puisse l’amener à la connaissance » (Le Jeune Hegel 165).
Voir la critique de Nietzsche 166.

CONCLUSION
On se trouve maintenant au niveau de la problématique classique de
Dilthey : intuition du monde, compréhension, objectivité des sciences
humaines, philosophie de la philosophie.
D’une façon singulière, en ce qui concerne le Verstehen, il n’est pas
cette méthode opposée à l’explication et réservée aux sciences humaines. Il
est « le mode d’élucidation du Leben et du Geist 167 ». Mais nous sommes en
mesure maintenant de donner son poids à la formule.
1. Le Verstehen nous est apparu comme une dimension originaire du
Leben : ce par quoi à l’intérieur du Leben un monde s’ouvre pour nous.
2. On a pu le suivre au cours des différentes formes d’objectivation :
α. d’abord comme saisie de la Bedeutung [signification] ; β. puis comme
structure de l’expression ; γ. enfin il apparaît comme élucidation de l’esprit
dans l’élément de l’histoire.
3. Le Verstehen apparaît comme la forme d’intelligibilité qui est
emportée dans chaque moment de l’objectivation du Geist. Et c’est
pourquoi il est à la fois :
α. le mouvement par lequel le Geist s’élucide lui-même : nous le
trouvons ainsi comme Fremdverstehen [compréhension des autres],
comme Selbstverstehen [compréhension de soi], comme compréhension
de l’expression, du langage, finalement comme compréhension de
l’histoire ;
β. mais c’est en même temps la méthode philosophique par
excellence dans la mesure où le Verstehen est compréhension de lui-
même, c’est-à-dire compréhension de sa liaison originaire avec
l’Erlebnis [expérience vécue], l’expression et l’histoire.
– Au sens étroit et technique, l’herméneutique sera l’« art de
comprendre les expressions fixées par écrit » (Ajouts aux
manuscrits 168).
– Mais au sens large, c’est l’« interprétation de toutes les
créations du Geist » (L’Édification du monde historique dans les
sciences de l’esprit 169) : c’est-à-dire la lecture, à partir des structures
et des contenus expressifs, de la totalité du mouvement par lequel le
Leben s’objective en Geist.
– D’où : critique de la psychologie et en même temps du
relativisme historique, l’herméneutique au sens large dessinant la
manière dont le Geist s’exprime par-delà et à travers les
modulations psychologiques, dont il peut se déchiffrer au filigrane
des formations historiques.
Le Verstehen est donc bien plus que la méthode des sciences humaines :
– C’est le fondement de la possibilité de connaître, et l’enracinement
dans l’expérience originaire des conditions de la connaissance.
– C’est aussi la figure de l’intelligibilité aux divers niveaux de
l’objectivation : à la fois lumière intérieure de cette objectivation et
principe d’intelligibilité des formes de l’objectivité.
– Il est donc fondamentalement exercice de la critique : il est sa
justification et sa tâche. Il est l’acte de la philosophie : ce par quoi
l’homme reconnaît dans le discours de l’histoire le sens de l’expérience
la plus silencieuse qu’il fait de sa patrie.
C’est pourquoi dans le monde historique verstandene [compris],
l’homme se sent chez lui.

a. Le titre a été ajouté ainsi que le saut de page. Dans le manuscrit, « A. L’anthropologie
hégélienne » apparaît comme une subdivision de « 2. L’anthropologie comme
réalisation de la critique ».
b. Souligné dans l’original.
c. Les notes de Jacques Lagrange précisent : « ce n’est pas le déploiement de l’essence à
la Leibniz » (p. 33).
d. Souligné dans l’original.
e. Souligné dans l’original.
f. Termes et phrases en italique (hors mots allemands) soulignés dans l’original.
g. Souligné dans l’original.
h. C’est la traduction que propose Foucault d’après les notes de Jacques Lagrange
(« lorsque l’imagination devient fantasme et l’amour désir individuel, l’essence de
l’homme s’aliène », p. 34).
i. Suit un passage biffé dans le manuscrit : « 1. Il faut donc par-delà l’aliénation
religieuse retrouver le sol où s’enracine cette aliénation. Retrouver l’expérience
positive qui est à l’origine de la religion. La religion n’est pas une action et une
production consciente ; c’est un processus involontaire, qui a ses racines dans les
fondements les plus profonds de l’essence humaine, et sur lequel repose ce qu’on
appelle la “conscience naturelle de Dieu” ou l’“instinct de religion”. Cette expérience,
c’est celle du dépassement, du “Über”, soit sous la forme naturelle des forces
cosmiques, soit sous la forme morale des lois communes. »
j. Dans la marge : « Bildung [culture] et Einbildung [imagination] ».
k. Dans la marge : « Ethik [éthique] et Liebe [amour] ».
l. Nous ajoutons cette subdivision. Le manuscrit présente « L’homme réel et l’homme
aliéné » sous la forme d’un titre en haut de page. Voir les « Règles d’établissement du
texte » à propos du plan général du cours, p. 11.
m. Souligné dans l’original.
n. Souligné dans l’original.
o. Souligné dans l’original.
p. Dans la marge : « objectivation ».
q. Dans la marge : « individualisation et dépersonnalisation ».
r. Termes en italique soulignés dans l’original.
s. Il manque le verbe dans le manuscrit ; nous proposons « s’exerçait », d’après le sens
général de la phrase.
t. Souligné dans l’original. Dans la marge : « le marxisme n’est ni une philosophie ni la
fin de la philosophie : c’est l’assignation la plus impérieuse à philosopher autrement ».
u. Nous ajoutons cette subdivision. Le manuscrit présente « Le thème anthropologique
chez Dilthey » sous la forme d’un titre en haut de page. Voir les « Règles
d’établissement du texte » à propos du plan général du cours, p. 11.
v. Le terme allemand est Zusammenhang qu’on préfère traduire ici par « connexion ».
w. Foucault dans le manuscrit écrit « (1 et 4) » après « Gefühl » et « (2) » après « Trieb »,
sans que l’on puisse comprendre ce que désignent ces renvois.
x. Souligné dans l’original.
y. Dans la marge : « Le Leben apparaît comme notre patrie : c’est alors qu’il est monde ;
il apparaît comme notre parent : c’est alors qu’il est Geist. »
z. Souligné dans l’original.
Notes

1. On trouve dans le Fonds Foucault de la BNF (Boîte 37) une chemise intitulée
« Anthropologie de Hegel » où figurent des citations recopiées de la section « Anthropologie »
de la Philosophie de l’esprit dans la traduction d’Augusto Vera (op. cit.).
2. La Philosophie de l’esprit de Hegel (qui est elle-même la troisième partie de l’Encyclopédie
des sciences philosophiques [1817], venant après la Science de la logique et la Philosophie de la
nature) comprend trois grandes sections : « Esprit subjectif », « Esprit objectif » et « Esprit
absolu ». La section « Esprit subjectif » se subdivise elle-même en : « Anthropologie » (§ 389
à 413 ; dans la traduction française utilisée par Foucault, ibid., p. 83-467), « Phénoménologie »
et « Psychologie ». « Anthropologie » se présente comme une étude de l’âme.
3. Foucault sans doute évoque-t-il le paragraphe 389 où Hegel définit l’âme comme l’esprit
présupposant « la nature […] sous forme d’universalité simple dans son être concret […]
universalité où il n’est pas encore esprit, mais âme » (G. W. F. Hegel, Philosophie de l’esprit,
op. cit., p. 84).
4. Ce sont les trois premières déterminations de l’âme naturelle (§ 392 à 403 : « qualités
naturelles », « changements naturels », « sensation »).
5. Référence ici à l’aphorisme d’Héraclite : « L’homme éveillé vit dans un monde de
connaissance ; mais celui qui dort s’est tourné vers le monde qui lui est propre (idios kosmos) »
(Diels-Kranz, 89 ; la citation provient de Plutarque, De la superstition, 3, 166c) dont Foucault
affirme en 1954, dans sa longue introduction à l’ouvrage de L. Binswanger, Le Rêve et
l’Existence (trad. par Jacqueline Verdeaux, Paris, Desclée de Brouwer, p. 9-128) qu’il fut
séminal pour Binswanger, lequel « est revenu à plusieurs reprises sur ce principe, pour en
prendre toute la mesure, et mettre au jour sa signification anthropologique » (M. Foucault, Dits
et Écrits. 1954-1988, t. I, 1954-1969, éd. sous la dir. de Daniel Defert et François Ewald, Paris,
Gallimard, 1994, no 1 [1954], p. 65-118, ici p. 90).
6. Là encore, Foucault ne fait que décliner le plan de l’« Anthropologie » de Hegel.
7. Voir, sur ce point (la possibilité d’un « traitement » de la folie à partir d’une prise sur la
raison), notre « Situation », infra, p. 250.
8. Ce sont les derniers paragraphes de la section consacrée à l’« âme naturelle ».
9. L’« habitude » est la dernière détermination de l’âme naturelle et sensitive qui reprend, en les
synthétisant dans l’unité calme d’un « chez soi », entre autres : le caractère (§ 396 – « Qualités
naturelles »), le sommeil et la veille (§ 399 – « Changements naturels ») et la folie (§ 410 –
« Sentiment de soi »).
10. « Logik lernte ich auf einer deutschen Universität, aber Optik – die Kunst zu sehen, lernte
ich erst auf einem deutschen Dorfe » (L. Feuerbach, Fragmente zur Charakteristik meines
philosophischen Entwicklungsganges, dans S.W., II, 379).
11. Id., Die Unsterblichkeitsfrage vom Standpunkt der Anthropologie (1846. 1866), dans S.W.,
I, 93-262 ; trad. fr : voir J. Vuillemin, « La signification de l’humanisme athée chez Feuerbach
et l’idée de nature », dans Jean Wahl (dir.), Le Diurne et le Nocturne, dans la nature, dans l’art
et dans l’acte, Neuchâtel, La Baconnière, 1952, p. 17-46, ici p. 27.
12. « Wenn die Hegelsche Philosophie die absolute Wirklichkeit der Idee der Philosophie
wäre » (L. Feuerbach, Zur Kritik der Hegelschen Philosophie [1839], dans S.W., II, 164).
13. « Dass sie das Hohe stets mit dem scheinbar Gemeinen, das Fernste mit dem Nächsten, das
Abstrakte mit dem Concreten, das Speculative mit dem Empirischen, die Philosophie mit dem
Leben verbindet » (id., Brief an C. Riedel [1839], dans S.W., II, 398).
14. « Keine Religion ! – ist meine Religion ; keine Philosophie ! – meine Philosophie » (id.,
Fragmente…, dans S.W., II, 391).
15. « Ihren höchsten Triumph darin findet, dass sie allen plumpen und verschulten Köpfen,
welche in den Schein der Philosophie das Wesen der Philosophie setzen, gar nicht Philosophie
zu sein scheint » (id., Vorrede zur zweiten Auflage vom Wesen des Christenthums [1843], dans
S.W., VII, 283).
16. « Die Hegelsche Philosophie ist der letzte grossartige Versuch, das verlorene,
untergegangene Christenthum durch die Philosophie wieder herzustellen » (id., Grundsätze der
Philosophie der Zukunft [1843], dans S.W., II, 277).
17. Cité par L. Feuerbach dans Zur Kritik der Hegelschen Philosophie [1839] (S.W., II, 162 –
avec la mention : « Briefw. mit Schiller, IV, S. 469 »).
18. « Der wahre Philosoph ist der universelle Mensch » (id., Zur Beurtheilung der Schrift : das
Wesen des Christenthums [1842], dans S.W., VII, 273).
19. « Etwas ganz Anderes ist es mit einer neuen Philosophie, die in eine mit den früheren
Philosophieen gemeinschaftliche Epoche fällt, und mit einer Philosophie, die in einen ganz
neuen Abschnitt der Menschheit fällt ; d. h. etwas Anderes ist es mit einer Philosophie, die nur
dem philosophischen Bedürfnis ihr Dasein verdankt, wie z. B. die Fichtesche in bezug auf die
Kantische, – etwas ganz Anderes mit einer Philosophie, die einem Bedürfnis der Menschheit
entspricht ; etwas Anderes mit einer Philosophie, die in die Geschichte der Philosophie gehört,
und nur indirekt durch sie mit der Geschichte der Menschheit zusammenhängt, – und etwas
ganz Anderes mit einer Philosophie, die unmittelbar Geschichte der Menschheit ist » (id.,
Nothwendigkeit einer Reform der Philosophie [1842], dans S.W., II, 215).
20. Allusion à la scène rapportée dans les Évangiles (Matthieu, XXVIII, 6 ; Marc XVI, 6 ; Luc,
XXIV, 6) : deux ou trois femmes (Marie de Magdala, une « autre » Marie, Salomé, Jeanne, etc.,
selon les versions), dites « Saintes Femmes », proches de Jésus, se rendant à son tombeau le
trouvèrent ouvert et vide. Un ange se tenait là, assis, pour leur annoncer : « il n’est pas ici, il est
ressuscité ».
21. « Das Geheimniss des unmittelbaren Wissens ist die Sinnlichkeit » (L. Feuerbach,
Gründsätze der Philosophie der Zukunft, dans S.W., II, 301).
22. « Das absolute Wesen als sinnliches Wesen, das sinnliche Wesen als absolutes Wesen
erfasst hat » (id., Das Wesen des Christenthums in Beziehung auf den Einzigen und sein
Eigenthum [1845], dans S.W., VII, 298).
23. « “Mit den Sinnen lesen wir das Buch der Natur, aber wir verstehen es nicht durch die
Sinne.” […] Wir übersetzen und interpretiren nur das Buch der Natur » (id., Wider den
Dualismus von Leib und Seele, Fleisch und Geist, dans S.W., II, 357).
24. « Der Sinn ist universell und unendlich, aber nur auf seinem Gebiete, in seiner Art ; der
Geist dagegen ist auf kein bestimmtes Gebiet eingeschränkt, schlechtweg universell ; er ist die
Zusammenfassung, die Einheit der Sinne, der Inbegriff aller Realitäten, während die Sinne nur
Inbegriffe bestimmter, exclusiver Realitäten sind. Der Geist ist daher un- und übersinnlich,
inwiefern er über die Particularität und Beschränktheit der Sinne hinaus ist, ihren
Provinzialgeist zum Gemeingeist verschmilzt » (ibid., S.W., II, 354).
25. « Die Worte, die wir mit den Sinnen darin lessen, sind keine leeren, willkürlichen Zeichen,
sondern bestimmte, sachgemässe, charakteristische Ausdrücke » (ibid., S.W., II, 357).
26. « Die Evangelien der Sinne im Zusammenhang lessen, heisst : Denken » (ibid.).
27. « Nur ein reales Wesen erkennt reale Dinge » (Friedrich Jodl, Ludwig Feuerbach, Stuttgart,
F. Frommann, 1904, p. 33).
28. « Der Mensch ist die Existenz der Freiheit, des Ich, des Absoluten » (ibid., p. 33-34). Il faut
donc plutôt traduire « existence de la liberté » qu’« existence de l’objet ».
29. On trouve cette expression chez J. Vuillemin dans « La signification de l’humanisme athée
chez Feuerbach et l’idée de nature », art. cité, p. 19-20 et 23.
30. « Ist folglich die Natur im Kopfe und Herzen des Menschen eine von der Natur ausser dem
menschlichen Kopfe und Herzen unterschiedene Natur » (L. Feuerbach, Entgegnung an
R. Haym [1848], dans S.W., VII, 516 ; trad. fr. : voir Vladimir Iliitch Lénine, Matérialisme et
Empiriocriticisme. Notes critiques sur une philosophie réactionnaire, chap. II, 3, Paris, Éditions
sociales, 1948 [1908]).
31. « Aber gleichwohl ist der Mensch ein von Sonne, Mond und Sternen, Steinen, Thieren und
Pflanzen, kurz von allen den Wesen, die er in den gemeinsamen Namen : Natur zusammenfasst,
unterschiedenes Wesen » (L. Feuerbach, Entgegnung an R. Haym, dans S.W., VII, 516).
32. « Ich verstehe unter Natur den Inbegriff aller sinnlichen Kräfte, Dinge und Wesen, welche
der Mensch als nicht menschliche von sich unterscheidet ; […] Natur, sage ich, ist Alles, was
Du siehst und nicht von menschlichen Händen und Gedanken herrührt » (id., Elfte Vorlesung,
dans S.W., VIII, 113).
33. « Die Physiologie für sich selbst weiss nichts vom Geiste ; ja der Geist ist für sie Nichts,
weil seinerseits der Geist das Nichts der Physiologie ist. Das Denken ist nur durch sich selbst
bestimmt und bestimmar, d. h. nur aus und durch den Gedanken erkennbar » (id., Kritik des
Idealismus. Von F. Dorguth [1838], dans S.W., II, 143).
34. « “Die Natur nur durch sich selbst zu fassen, dass die Nothwendigkeit derselben keine
menschliche oder logische, metaphysische oder mathematische, d. h. keine abstracte, dass die
Natur allein das Wesein sei, an welches ‘kein menschlicher Maassstab’ angelegt werden dürfe
und könne” » (id., Entgegnung an R. Haym, dans S.W., VII, 519-520) ; trad. dans V. I. Lénine,
Matérialisme et Empiriocriticisme, op. cit., chap. II, 3.
35. « Die Kraft der Phantasie [ist] Naturkräfte […], und sind folglich die Bilder des Menschen
von Sonne, Mond und Sternen und den übrigen Naturwesen, wenn gleich auch diese Bilder
Naturgebilde sind, doch andere Gebilde, als die Gegenstände derselben in der Natur » (ibid.,
S.W., VII, 516) ; trad. – légèrement modifiée par Foucault – dans V. I. Lénine, Matérialisme et
Empiriocriticisme, op. cit., chap. II, 3.
36. « Die Säuere als Geschmack ist der subjektive Ausdruck einer objectiven Beschaffenheit
des Salzes » (ibid., S.W., VII, 514) ; trad. dans V. I. Lénine, Matérialisme et Empiriocriticisme,
op. cit., chap. III, 3.
37. « Ordnung, Zweck, Gesetz drücken nämlich im Sinne des Menschen etwas Willkürliches
aus » (ibid., S.W., VII, 519) ; trad. – légèrement modifiée par Foucault – dans V. I. Lénine,
Matérialisme et Empiriocriticisme, op. cit., chap. III, 3.
38. « Aber als Mann beziehst Du Dich wezentlich, nothwendig auf ein anderes Ich oder Wesen
– auch das Weib » (id., Das Wesen des Christenthums in Beziehung…, dans S.W., VII, 301) ;
Louis Althusser traduit : « comme mâle, tu te rapportes essentiellement, nécessairement, à un
autre moi ou être : à la femme » (L. Feuerbach, Manifestes philosophiques. Textes choisis, 1839-
1845, trad. par L. Althusser, Paris, PUF, 1973, p. 228).
39. Foucault synthétise ici tout un développement présent dans les Pensées sur la mort et
l’immortalité (1830) : « Car l’être personnel en tant que tel, uniquement comme personne,
n’aime pas mais exclut et repousse ; la personne conçue strictement comme personne ne peut
pas aimer, mais uniquement haïr, diviser, séparer » (L. Feuerbach, Pensées sur la mort et
l’immortalité, trad. par Christian Berner, Paris, Éditions du Cerf, 1991, p. 60).
40. Id., Todesgedanken (1830), dans S.W., I ; trad. par J. Vuillemin, dans « La signification de
l’humanisme athée chez Feuerbach et l’idée de nature », art. cité, p. 19.
41. Foucault reprend ici un passage du livre de F. Jodl : « Und diese Bestimmtheit des Ortes
kann von Raum nicht abstrahiert werden, wenn der Raum in seiner Wirklichkeit erfasst werden
soll [la détermination du lieu est indissociable de l’espace saisi dans sa réalité effective] »
(F. Jodl, Ludwig Feuerbach, op. cit., p. 37-38), qui lui-même synthétise le paragraphe 44 des
Grundsätze de Feuerbach : « le concept universel de l’espace n’est un concept réel et concret
qu’à la condition d’être relié à la détermination du lieu [Bestimmtheit des Orts, dans S.W., II,
307] » (L. Feuerbach, Manifestes philosophiques, op. cit., p. 189).
42. Encore une fois, Foucault reprend F. Jodl : « Das Nämliche gilt von der Zeit. Auch sie ist
keine blosse Anschauungsform, sondern wesentliche Lebensform und Lebensbedingung [La
même chose s’applique au temps. Ce n’est pas non plus une simple forme de perception, mais
une forme essentielle et une condition de vie] » (F. Jodl, Ludwig Feuerbach, op. cit., p. 38).
43. Foucault reprend à nouveau une phrase du livre de F. Jodl, traduite et recopiée sur une fiche
de lecture : « La proposition de la philosophie spéculative “l’essence absolue se développe à
partir de soi” doit se renverser : “seule une essence se déployant dans le temps est une essence
absolue, i. e. vraie et effective” » (ibid., p. 38 ; voir Boîte 37, feuillet 73).
44. « Nur ein sich entwickelndes, sich zeitlich entfaltendes Wesen ist ein absolutes, d. h.
wahres, wirkliches Wesen » (L. Feuerbach, Vorläufige Thesen zu Reform der Philosophie
[1842], dans S.W., II, 233).
45. Friedrich Schleiermacher est connu pour avoir élaboré une « théologie du sentiment » en
comprenant l’essence de la religion dans l’affect (Gefühl) d’absolue dépendance à l’égard de
l’Univers (particulièrement dans sa Doctrine de la foi, 1821). C’est cette intuition que
Feuerbach reprend au début de son Essence de la religion : « Le sentiment que l’homme a de sa
dépendance, voilà le fondement de la religion » (L. Feuerbach, La Religion. Mort, immortalité,
religion, trad. par Joseph Roy, Paris, A. Lacroix-Verboeckhoven & Cie, 1864, p. 86). Foucault
ici cite directement F. Jodl (Ludwig Feuerbach, op. cit., p. 75).
46. « Die Wunder aufheben, heisst die Götter selbst aufheben » (L. Feuerbach, Das Wesen der
Religion [1845], dans S.W., VII, 496).
47. « Die Vorstellung des Menschen von Gott die Vorstellung des menschlichen Individuums
von seiner Gattung, dass Gott als der Inbegriff aller Realitäten oder Vollkommenheiten nichts
Anderes ist, als der zum Nutzen des beschränkten Individuums compendiarisch
zusammengefasste Inbegriff der unter die Menschen vertheilten, im Laufe der Weltgeschichte
sich realisirenden Eigenschaften der Gattung » (id., Grundsätze der Philosophie der Zukunft,
dans S.W., II, 259).
48. « Der Glaube entfesselt die Wünsche des Menschen von den Banden der natürlichen
Vernunft » (id., Das Wesen des Christenthums [1841], dans S.W., VI, 152).
49. Foucault reprend ici une phrase de L’Essence du christianisme (chap. XIII) : « Gott ist das
Jawort des menslichen Gemüts ; das Gebet […] die Gewissheit, dass die Macht des Gemüts
grosser als die Macht der Natur, dass das Herzenbedürfnis die allgebietende Notwendigkeit, das
Schicksal der Welt ist » (id., Das Wesen des Christenthums, dans S.W., VI, 148 ; cité aussi par
F. Jodl, Ludwig Feuerbach, op. cit., p. 85).
50. L. Feuerbach, Das Wesen des Christenthums, dans S.W., VI, 149.
51. « Das Wunder ist das äussere Gesicht des Glaubens – der Glaube die innere Seele des
Wunders » (id., Das Wesen des Christenthums, dans S.W., VI, 151).
52. « Das Wesen der Natur als von der Natur unterschiedenes, als menschliches Wesen, das
Wesen des Menschen als vom Menschen unterschiedenes, als nicht menschliches Wesen – das
ist das göttliche Wesen, das das Wesen der Religion, das das Geheimniss der Mystik und
Speculation, das das grosse Thauma, das Wunder aller Wunder » (id., Zusätze und
Anmerkungen, dans S.W., VIII, 404).
53. « Er giebt der Natur und Menschheit die Bedeutung, die Würde wieder, die ihr der
Theismus genommen » (id., Dreissigste Vorlesung, dans S.W., VIII, 357).
54. On trouve une affirmation semblable dans le livre de F. Jodl : « Hand in Hand
damitgehtaber die Herausarbeitung des idealen Wesenskernes, der in der Religion steckt »
(F. Jodl, Ludwig Feuerbach, op. cit., p. 104).
e
55. Foucault avait rédigé une série de notes sur « Le problème de la Bildung au XIX siècle »
(Boîte 43, feuillets 6-13).
56. « Ich verneine nur das phantastische Scheinwesen der Theologie und Religion, um das
wirkliche Wesen des Menschen zu bejahen » (L. Feuerbach, Dritte Vorlesung, dans S.W., VIII,
29).
57. « Die Aufgabe der neueren Zeit war die Verwirklichung und Vermenschlichung Gottes – die
Verwandlung und Auflösung der Theologie in die Anthropologie » (id., Gründsätze der
Philosophie der Zukunft, dans S.W., II, 245).
58. « Soll die Philosophie die Religion ersetzen, so muss die Philosophie als Philosophie
Religion werden, so muss sie das auf eine ihr conforme Weise in sich nehmen, was das Wesen
der Religion constituirt, was diese vor der Philosophie voraus hat » (id., Nothwendigkeit einer
Reform der Philosophie, dans S.W., II, 218). La fin de la traduction de Foucault est fautive : il
s’agit de l’« avantage » de la religion sur la philosophie.
59. « An die Stelle des Himmels die Erde, des Gebetes die Arbeit, der Hölle die materielle
Noth, an die Stelle des Christen der Mensch » (ibid., S.W., II, 219).
60. « Ist praktisch der Mensch an die Stelle des Christen getreten, so muss auch theoretisch das
menschliche Wesen an die Stelle des göttlichen treten » (ibid.).
61. Référence à l’opuscule de Kant « Qu’est-ce que les Lumières ? », publié dans le Berlinische
Monatsschrift au mois de décembre 1784 (« Was ist Aufklärung ? »). Foucault reviendra plus
longuement sur ce texte, la définition kantienne des Lumières et le « sens philosophique » de
l’Aufklärung plus de vingt ans après cette première mention toute suggestive – particulièrement
en 1978 (M. Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, suivi de La Culture de soi, éd. par Henri-Paul
Fruchaud et Daniele Lorenzini, Paris, Vrin, 2015) et en 1982-1983 (voir par exemple id., « What
is Enlightenment ? », dans Œuvres, t. II, éd. par Frédéric Gros, Paris, Gallimard, 2015, p. 1380-
1397).
62. On entend classiquement par cette expression la période s’étendant de la chute de
Robespierre (juillet 1794) jusqu’à l’insurrection royaliste réprimée par Bonaparte
(octobre 1795). Elle correspond à l’abandon de la « Terreur », l’instauration d’une « république
bourgeoise » et le refus d’une « radicalité » révolutionnaire.
63. Texte bref mais essentiel, fondateur de la pensée hégélienne du politique, Le Droit naturel a
été rédigé dans les années 1802-1803 pour le Kritisches Journal der Philosophie, fondé avec
Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (période dite « d’Iéna », de 1801 à 1807, où Hegel
entama sa carrière universitaire comme Privatdozent à l’université d’Iéna). Jean Hyppolite, qui
avait publié en 1948 une Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel (Paris, Marcel
Rivière), consacre le quatrième chapitre de son ouvrage à cet article.
64. « La logique, je l’ai apprise dans une université allemande ; mais l’optique (l’art de voir), je
l’ai apprise d’abord dans un village allemand » (Fragmente…, trad. par Henri Arvon, dans id.,
Ludwig Feuerbach ou La Transformation du sacré, Paris, PUF, 1957, p. 5).
65. « On voit également, d’après ces discussions, combien Feuerbach s’abuse lorsque (dans la
Revue trimestrielle de Wigand, 1845, t. II), se qualifiant d’“homme communautaire”
[Gemeinmensch], il se proclame communiste et transforme ce nom en un prédicat de
l’“homme”, croyant ainsi pouvoir retransformer en une simple catégorie le terme de
communiste qui, dans le monde actuel, désigne l’adhérent d’un parti révolutionnaire
déterminé » (Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, t. I, Feuerbach, trad. par
Renée Cartelle, Paris, Éditions sociales, 1953, p. 29).
66. « Obéis aux sens ! Là où commence le sens, cessent la religion et la philosophie, mais en
échange t’est donnée la vérité simple et nue […]. Obéis aux sens ! Tu es mâle de la tête aux
pieds […]. Mais comme mâle tu te rapportes essentiellement, nécessairement à un autre moi ou
être : la femme » (L. Feuerbach, Manifestes philosophiques. Textes choisis, 1839-1845, trad. par
L. Althusser, op. cit., p. 227-228). Sur la relation homme/femme chez Feuerbach, voir supra,
p. 94-95.
67. Le texte de Marx sur le fondement de la division du travail dans la division sexuelle
homme/femme se trouve dans L’Idéologie allemande (t. I, Feuerbach, op. cit., p. 19-22).
Foucault en avait recopié des extraits sur une fiche intitulée « Division travail » (Boîte 37,
feuillet 430).
68. Publié en 1835, Vie de Jésus de David Friedrich Strauss, bientôt traduit en français par
Émile Littré, présente un Jésus privé de toute transcendance (D. F. Strauss, Vie de Jésus, ou
Examen critique de son histoire, 2 vol., trad. par Émile Littré, Paris, Ladrange, 1839-1840). Le
scandale provoqué par ce livre entraîna la révocation de Strauss comme répétiteur de
philosophie au séminaire protestant de Tübingen.
69. L. Feuerbach, Zusätze und Anmerkungen, dans S.W., VIII, 404 (pour le texte original déjà
cité, voir note 52, supra).
70. Sur la critique marxiste de la religion, on trouve dans les fiches de lecture de Foucault au
moins deux prises de notes (Boîte 37, feuillets 397 et 421), à partir de la Critique de la
philosophie du droit de Hegel (1927) et de L’Idéologie allemande, t. II (1932).
71. Le concept de « positivité » chez Hegel est explicité par Jean Hyppolite dans le troisième
chapitre de son Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel (op. cit.).
72. Foucault avait consacré à Hegel et à sa Phénoménologie de l’esprit son premier mémoire de
philosophie sous la direction de Jean Hyppolite en 1949 (« La constitution d’un transcendantal
dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel », dactylogramme inédit, BNF, Fonds Foucault des
années 1940 et 1950, cote NAF 28803), mais il centrait son analyse sur la formulation d’un
« transcendantal historique ». Pour une présentation claire et puissante de ce mémoire de 1949,
voir Jean-Baptiste Vuillerod, La Naissance de l’anti-hégélianisme. Louis Althusser et Michel
Foucault, lecteurs de Hegel, Lyon, ENS Éditions, 2022.
73. Il existe tout un débat chez les spécialistes de Hegel pour la traduction française de
Entäusserung. Hyppolite opte plutôt pour « aliénation » et réserve « extranéation » pour
Entfremdung (Lefebvre traduit quant à lui « étrangement »). Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean
Labarrière, comme beaucoup de marxistes, traduisent à la manière de Foucault Entäusserung
par « extériorisation » et Entfremdung par « aliénation ».
74. C’est dans Le Matérialisme dialectique (Paris, Félix Alcan, 1939) que Foucault pouvait
trouver les principales analyses d’Henri Lefebvre sur le sens hégélien de l’aliénation.
75. J. Hyppolite, Genèse et Structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Paris, Aubier,
1946.
76. On ne peut qu’être stupéfait de découvrir dans ce cours, comme en passant, une thèse
(l’aliénation est un concept prémarxiste) qui sera au cœur du célèbre Pour Marx de L. Althusser
(Paris, Maspero, 1965) une bonne décennie plus tard. On trouve dans la Boîte 37 une chemise
intitulée « Marx. Écrits de jeunesse », comportant une dizaine de feuillets (notes de lecture sur
« Le vol de bois mort », « La Question juive », etc.).
77. La fiche « L’homme réel » se trouve dans la Boîte 37 (feuillet 399), portant une citation de
K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande, t. I, Feuerbach, op. cit.
78. Allusion à un passage de La Sainte Famille (1845) : « Du fait que la vérité, comme
l’histoire, est un sujet éthéré, séparé de la Masse matérielle, elle ne s’adresse pas aux hommes
empiriques, mais “au tréfonds de l’âme”. Pour que l’homme fasse d’elle une “véritable
expérience”, elle ne s’attaque pas à son corps grossier, niché au fond de quelque cave anglaise
ou sous le toit de quelque mansarde française, mais elle “se faufile” dans ses entrailles idéalistes
qu’elle parcourt “de bout en bout” » (K. Marx et F. Engels, La Sainte Famille ou Critique de la
critique, contre Bruno Bauer et consorts, trad. par Erna Cogniot, Paris, Éditions sociales, 1969,
p. 97).
79. On entend par ce terme une « expérience de pensée », prisée des économistes, consistant à
s’imaginer vivre dans une île déserte afin de décrire un modèle économique simplifié. La
« critique des Robinsonnades » se trouve dans Le Capital (1867, livre I, 4) et dans la
Contribution à la critique de l’économie politique (1859) ; voir aussi l’introduction de 1857 aux
manuscrits de 1857-1858, dénommés « Grundrisse ».
80. Comme l’établira L. Althusser, les textes de jeunesse de Marx donnent une grande place au
concept d’aliénation pour décrire l’exploitation sordide du travailleur à l’âge du capitalisme
industriel (voir en particulier ses Manuscrits de 1844. Économie politique et philosophie,
présentation, trad. et notes d’Émile Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1990).
81. Foucault avait rédigé plusieurs fiches sur « L’abstraction chez Marx » (Boîte 37,
feuillets 255-256).
82. On peut répertorier une centaine de fiches de lecture rédigées par Foucault sur Marx. Elles
se trouvent dans les Boîtes 10, 37 et 43.
83. Une fiche existe sous ce nom (Boîte 37, feuillets 410-411), sans référence bibliographique
précise, qui présente cette dialectique selon deux phases : 1. « produit du travail fortement
individualisé » ; 2. éclatement des sociétés primitives, développement de l’échange et perte du
« travail individuel » dans une « masse indistincte ».
84. Foucault revient à plusieurs reprises sur l’injonction feuerbachienne de « dépenser sur la
terre les trésors qui ont été récupérés sur les cieux » (l’expression apparaît dans une ébauche
d’« Introduction », dans M. Foucault, Phénoménologie et Psychologie, op. cit., p. 292). Voir
aussi (en formulation inversée) : « Feuerbach a dit qu’il faut récupérer sur la terre les trésors qui
ont été dépensés aux cieux » (id., « Foucault répond à Sartre » [entretien avec Jean-Pierre
Elkabbach], dans Dits et Écrits, op. cit., t. I, no 55 [1968], p. 662-668, ici p. 664).
85. En 1883, après un premier livre consacré à F. Schleiermacher (qui conceptualise la méthode
herméneutique, voir infra, note 111), Wilhelm Dilthey fait paraître une « Introduction aux
sciences de l’esprit » (Einleitung in die Geisteswissenschaften) qui systématise la distinction
entre « expliquer » et « comprendre », selon la formule fameuse : « nous expliquons la nature,
nous comprenons la vie psychique » (l’ouvrage sera traduit en 1942 en français par Louis
Sauzin sous le titre Introduction aux sciences humaines. Essai sur le fondement qu’on pourrait
donner à l’étude de la société et de l’histoire, Paris, PUF). Plus tard, Dilthey publiera encore, en
1905, Studien zur Grundlegung der Geisteswissenschaften et, en 1910, Der Aufbau der
geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften (L’Édification du monde historique dans les
sciences de l’esprit, trad. par Sylvie Mesure, Paris, Éditions du Cerf, 1988). Ce terme est parfois
rendu par « sciences morales ».
86. « Denn mir schneint das Grundproblem der Philosophie von Kant für alle Zeiten festgestellt
zu sein » (W. Dilthey, Die dichterische und philosophische Bewegung in Deutschland. 1770-
1800. Antrittsvorlesung in Basel, 1867, dans Gesammelte Schriften, éd. par Bernard
Groethuysen et al., Leipzig-Stuttgart, Teubner-Vandenhoeck und Ruprecht, 1914-1936 –
désormais noté G.S., suivi des numéros de tome et de page –, V, 12).
87. « Wir müssen das Werk dieser Transzendentalphilosophie fortsetzen » (id., Das
geschichtliche Bewusstsein und die Weltanschauungen, dans G.S., VIII, 14).
88. Id., Ideen über eine beschreibende und zergliedernde Psychologie (1894), dans G.S., V,
139-240 ; trad. fr. : id., Le Monde de l’esprit, t. I, trad. par Maurice Rémy, Paris, Aubier, 1947,
p. 156-157.
89. « Die schöpferische Natur des Menschen als den Grund der Erkenntnis » (id.,
Weltanschauung und Analyse des Menschen seit Renaissance und Reformation, dans G.S., II,
109).
90. « Der allgemeinste Grundzug unseres Zeitalters ist sein Wirklichkeitssinn » (id., Die Kultur
der Gegenwart und die Philosophie, dans G.S., VIII, 194).
91. « In den Adern des erkennenden Subjekts, das Locke, Hume und Kant konstruierten, rinnt
nicht wirkliches Blut, sondern der verdünnte Saft von Vernunft als bloßer Denktätigkeit » (id.,
« Vorrede. Einleitung in die Geisteswissenschaften », dans G.S., I, XVIII).
92. « Dann bleibt eben von dem philosophischen Rausch Ihrer Universitätsjahre nur ein
philosophischer Katzenjammer zurück » (id., Die Kultur der Gegenwart und die Philosophie,
dans G.S., VIII, 200).
93. « Die Bank von seiner Tür, der schattige Baum, Haus und Garten » (id., Die Typen der
Weltanschauung und ihre Ausbildung in den metaphysischen Systemen, dans G.S., VIII, 79).
94. « Wir wissen von keinem erlebbaren oder erfahrbaren Träger des Lebens » (id., Das
erkenntnistheoretische Problem, dans G.S., VII, 334).
95. « Der Grundgedanke meiner Philosophie ist, daß bisher noch niemals die ganze, volle,
unverstümmelte Erfahrung dem Philosophieren zugrunde gelegt worden ist » (id.,
Grundgedanke meiner Philosophie, dans G.S., VIII, 175).
96. « Nicht als Substanz, Sein, Gegebenheit, sondern als Leben, Tätigkeit, Energie » (id., Der
Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften, dans G.S., VII, 157).
97. Id., Philosophie der Erfahrung. Empirie, nicht Empirismus, dans G.S., XIX, 17-38.
98. « […] Mich im geist der grossen Aufklärung an die erfahrbbare Wirklichkeit als die eine
welt unseres Wissens zu halten » (G.S., V, 418).
99. « Nur auf dem Standpunkt des Pantheismus ist eine Interpretation der Welte möglich,
welche ihren Sinn vollständing erschöpft » (id., Die Jugendgeschichte Hegels, dans G.S., IV,
260).
100. « […] Zurückübersetzen in die geistige Lebendigkeit, aus der sie hervorgegangen ist » (id.,
Plan der Fortsetzung zum Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften, dans
G.S., VII, 265).
101. « Hat […] den Sinn der Welt nicht aus dem Begriff göttlicher Vollkommenheit abgeleitet,
vielmehr das Universum aus sich selber auszulegen unternommen » (id., Die Jugendgeschichte
Hegels, dans G.S., IV, 210).
102. Pour la mention de ces auteurs dans la perspective d’un « idéalisme objectif », voir
l’évocation de « der Philosophie des objektiven Idealismus in ihren energischsten
Repräsentanten, wie den Stoikern, Bruno, Spinoza, [Anthony Ashley-Cooper, comte de]
Shaftesbury […], Goethe, Tieck oder Gottfried Keller [la philosophie de l’idéalisme objectif à
travers ses représentants les plus énergiques tels que les stoïciens, Bruno, Spinoza, Shaftesbury,
Goethe, Tieck ou Gottfried Keller » (G.S., IV, 211 ; Dilthey cite aussi, plus haut dans le texte,
Schelling et Hegel).
103. « Der herrschende Impuls in meinem philosophischen Denken, das Leben aus ihm selber
verstehen zu wollen » (id., Autobiographisches, dans G.S., V, 4).
104. « Das philosophische Denken der Gegenwart dürstet und hungert nach dem Leben » (id.,
Plan der Fortsetzung…, dans G.S., VII, 268) ; le texte porte donc la « philosophie
d’aujourd’hui » plutôt que « notre époque »).
105. Sans renvoyer à des textes précis, Foucault résume ici une évocation générale du Leben
diltheyen. C’est ainsi qu’il peut écrire, dans une fiche de lecture, « Le Leben s’oppose à
l’homme comme quelque chose de “rätselhaft” [énigmatique], “undurchdringlich”
[impénétrable], et dans son impénétrabilité il devient une “unheimliche Macht” [force
étrangère]. D’où la Fremdartigkeit [étrangeté] de la vie, qui n’a pas simplement une
signification positive, mais aussi un sens positif. Elle s’oppose comme une puissance agressive,
comme un sphinx » (Foucault synthétise ici un développement présent dans Otto-Friedrich
Bollnow, Dilthey. Eine Einführung in seine Philosophie, Stuttgart, W. Kohlhammer,
1955 [1936], p. 29-30).
106. « Diese vernünftige Gestaltung der Welt erwies sich als Illusion in Natur und Geschichte »
(W. Dilthey, Jugendtagebuch, p. 82 ; cité dans O.-F. Bollnow, Dilthey, op. cit., p. 31).
107. « Und die heutige Analyse der menschlichen Existenz erfüllt uns alle mit dem Gefühl der
Gebrechlichkeit, der Macht des dunklen Triebes, des Leidens an den Dunkelheiten un den
Illusionen, der Endlichkeit in allem, was Leben ist » (id., Der Aufbau der geschichtlichen Welt
in den Geisteswissenschaften, dans G.S., VII, 150).
108. « Sondern jeder Anfang ist willkürlich » (id., Einleitung in die Geisteswissenschaften,
Zusätze zum ersten Buch, dans G.S., I, 419).
109. « Es gibt keinen absoluten Punkt » (id., Aufzeichnungen zur Poetik, dans G.S., V, CX).
110. « Der letzte Erklärungsgrund der Welt ist die Tatsächlichkeit, die reine Faktizität » (id.,
Das geschichtliche Bewusstsein und die Weltanschauungen, dans G.S., VIII, 53).
111. Dans ses Leçons sur l’herméneutique (dispensées à Halle puis Berlin entre 1803 et 1830 ;
trad. par Marianna Simon, Paris, Vrin, 1974 sous le titre d’Herméneutique), F. Schleiermacher
théorise deux types d’interprétation (grammaticale et technique) et deux procédés de l’art
(divinatoire et comparatif).
112. « Alles Philosophieren ist nicht nur in diesem empirischen Bewußtsein gegründet, sondern
es bleibt an dasselbe gebunden. Es kann nur interpretieren » (id., Begriff der Philosophie, dans
G.S., VIII, 141).
113. « Der Zusammenhang seines persönlichen Daseins wird nun für den philosophischen
Dichter zu dem des Lebens selber » (id., Das Erlebnis und die Dichtung, Leipzig,
B. G. Teubner, 1907, p. 423 ; cité par O.-F. Bollnow, Dilthey, op. cit., p. 45).
114. « [Leben] ist seinem Stoffe nach eins mit der Geschichte. An jedem Punkte der Geschichte
ist Leben » (W. Dilthey, Plan der Fortsetzung…, dans G.S., VII, 256).
115. « Geschichte ist nur das Leben, aufgefaßt unter dem Gesichtspunkt des Ganzen der
Menschheit, das einen Zusammenhang bilden » (ibid.).
116. Foucault contracte ici une longue phrase : « Uns ist nie blosse innere Lebendigkeit oder
blosse äussere Welt gegeben, sind immer nicht nur zusammen, sondern im lebendigsten bezuge
aufeinander [Ce qui est donné, ce n’est jamais une simple vitalité intérieure ou un simple monde
extérieur ; nous sommes toujours non seulement ensemble, mais dans la relation la plus vivante
les uns avec les autres] » (id., G.S., VIII, 16).
117. « Was er als diese Welt anschaut, träumt oder denkt, ist immer diese Relation, nichts
Anderes » (id., Das geschichtliche Bewusstsein und die Weltanschauungen, dans G.S., VIII, 27).
118. « Ist es doch derselbe Akt von Auseinanderhalten des Selbst und der Objekte innerhalb des
Bewußtseins, gleichsam von Furchung innerhalb dieses Bewußteins » (id., Beiträge zur Lösung
der Frage vom Ursprung unseres Glaubens an die Realität der Außenwelt, dans G.S., V, 124).
119. « So wird in dem Impuls und dem Widerstand, als in den zwei Seiten, die in jedem
Tastvorgang zusammenwirken, die erste Erfahrung des Unterschiedes eines Selbst und eines
Anderen gemacht » (ibid., G.S., V, 105). M. Rémy traduit : « C’est donc par l’impulsion et la
résistance, ces deux aspects de tout processus tactile, que nous faisons l’expérience d’une
différence entre moi et quelque chose d’autre » (dans id., Le Monde de l’esprit, op. cit., t. I,
p. 109-110).
120. « Die einen beglücken mich, erweitern mein Dasein, vermehren meine Kraft, die anderen
üben einen Druck auf mich und schränken mich ein » (id., Die Typen der Weltanschauung und
ihre Ausbildung in den metaphysischen Systemen, dans G.S., VIII, 78-79).
121. M. Foucault reprend ici un développement d’O.-F. Bollnow (Dilthey, op. cit., p. 63).
122. « Jeder mit Baümen bepflanzte Platz, jedes Gemach, in dem Sitze geordnet sind, ist von
Kindesbeinen ab uns verständlich » (W. Dilthey, Plan der Fortsetzung…, dans G.S., VII, 208).
123. « Alles, was ihn umgibt, wird von ihm verstanden […]. Die Bank vor seiner Tür, der
schattige Baum, Haus und Garten » (id., Die Typen der Weltanschauung und ihre Ausbildung in
den metaphysischen Systemen, dans G.S., VIII, 79).
124. À propos de l’unheimliche Macht [force inquiétante] et de la Fremdartigkeit des Lebens
[étrangeté de la vie], voir supra, note 105.
125. « Der Mittelpunkt aller Unverständlichkeiten sind Zeugung, Geburt, Entwicklung und
Tod » (W. Dilthey, Die Typen der Weltanschauung und ihre Ausbildung in den metaphysischen
Systemen, dans G.S., VIII, 80).
126. « Das tiefe Rätsel der Korruptibilität in der Zeit » (id., Handschriftliche Zusätze und
Ergänzungen der Abhandlung über die Typen der Weltanschauung, dans G.S., VIII, 144).
127. « Der Lebendige weiß vom Tod und kann ihn doch nicht verstehen. Vom ersten Blick auf
einen Toten ab ist dem Leben der Tod unfaßlich » (id., Die Typen der Weltanschauung und ihre
Ausbildung in den metaphysischen Systemen, dans G.S., VIII, 80-81).
128. « Das Gefühl des Lebens in uns den Tod nur als aüßeres Faktum hinnehmen, aber nicht
wirklich fassen kann » (id., Das geschichtliche Bewusstsein und die Weltanschauungen, dans
G.S., VIII, 45).
129. La formule est d’O.-F. Bollnow : « Jeder Lebensbezug enthält immer schon ein
Lebensverständnis » (Dilthey, op. cit., p. 64).
130. « Die dem Wissen unzugängliche Tiefe scheint sich aufzutun in ihm » (id., Studien zur
Grundlegung der Geisteswissenschaften, dans G.S., VII, 52).
131. C’est ainsi que Dilthey peut distinguer trois types de philosophie, selon qu’elles enracinent
leur vision du monde dans la volonté, la représentation ou l’affectivité (voir Odo Marquard,
« Typologie de la vision du monde. Notes sur une forme de pensée anthropologique des XIXe et
e
XX siècles », dans Des difficultés avec la philosophie de l’histoire. Essais, trad. par Olivier
Mannoni, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002, p. 119-135).
132. « Diese Kategorien nicht a priori auf das Leben als ein ihm Fremdes angewandt werden,
sondern […] sie im Wesen des Lebens selber liegen » (W. Dilthey, Plan der Fortsetzung…, dans
G.S., VII, 232).
133. Ibid., G.S., VII, 269.
134. Id., Beiträge zum Studium der Individualität, dans G.S., V, 241-316 ; trad. – légèrement
modifiée par Foucault – dans id., Le Monde de l’esprit, op. cit., p. 277.
135. Ibid., p. 252.
136. Ibid., p. 253.
137. Ibid., p. 252.
138. « Erleben ist eine unterschieden charakterisierte Art, in welcher Realität für mich da ist »
(id., Fragmente zur Poetik, Das Erlebnis, dans G.S., VI, 313).
139. « Das Erlebnis tritt mir nämlich nicht gegenüber als ein Wahrgenommenes oder
Vorgestelltes ; es ist uns nicht gegeben » (ibid., G.S., VI, 313).
140. « Das Erlebnis steht nicht als ein Objekt » (id., Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den
Geisteswissenschaften, dans G.S., VII, 139).
141. « Sein Dasein für mich ist ununterschieden von dem, was in ihm für mich da ist » (ibid.,
G.S., VII, 139).
142. « Wir bewegen uns nicht in der Sphäre der Empfindungen, sondern der Gegenstände, nicht
der Gefühle, sondern Wert, Bedeutung usw » (id., Fragmente zur Poetik, Strukturpsychologie,
dans G.S., VI, 317).
143. « Die Realität Erlebnis ist für uns dadurch da, daß wir ihrer innewerden, daß ich sie als zu
mir in irgendeinem Sinn zugehörig unmittelbar habe » (id., Fragmente zur Poetik. Das Erlebnis,
dans G.S., VI, 313).
144. « Das konkrete Bewußtsein von Gegenwart also Vergangenheit und Zukunft in sich
enthält […]. Wir erfassen die Bedeutung eines Momentes der Vergangenheit. Er ist bedeutsam,
sofern in ihm Bindung für die Zukunft » (ibid., G.S., VI, 314).
145. « Was wir unter Zukunft als Zweck setzen, bedingt die Bestimmung der Bedeutung des
Vergangenen […]. Wir erfassen die Bedeutung eines Momentes der Vergangenheit. Er ist
bedeutsam, sofern in ihm eine Bindung für die Zukunft » (id., Plan der Fortsetzung…, dans
G.S., VII, 233).
146. « Der Zusammenhang des Erlebens in seiner konkreten Wirklichkeit liegt in der Kategorie
der Bedeutung. […] Diese Bedeutung ist in diesen Erlebnissen als deren Zusammenhang
konstituierend enthalten » (ibid., G.S., VII, 237).
147. « Bedeutung als erste Kategorie des Lebens » (id., Anmerkungen, dans G.S., VII, 361).
148. « Bedeutung ist die umfassende Kategorie, unter welcher das Leben auffaßbar wird » (id.,
Plan der Fortsetzung…, dans G.S., VII, 232).
149. « Wie eine Insel erhebt sich aus unzugänglichen Tiefen der kleine Umkreis des Bewußten
Lebens » (ibid., G.S., VII, 220).
150. « Was im Erleben ohne Besinnen auftritt, wird im Ausdruck desselben gleichsam
herausgeholt aus den Tiefen des Seelenlebens » (id., Anhang, Der logische Zusammenhang in
den Geisteswissenschaften, dans G.S., VII, 328).
151. « Das Erlebnis erhält einen Ausdruck. Dieser repräsentiert es in seiner Fülle » (id.,
Fragmente zur Poetik. Strukturpsychologie, dans G.S., VI, 317).
152. « Denn wie eine Insel erhebt sich aus unzugänglichen Tiefen der kleine Umkreis des
bewußten Lebens. Aber der Ausdruck hebt aus diesen Tiefen heraus » (id., Plan der
Fortsetzung… dans G.S., VII, 220).
153. « Denn das lyrische Genie liegt in einer erhöhten Macht des Erlebens und in der Erhebung
des Erlebten zum Bevusstsein eben durch die Kraft, es auszudrücken [le génie lyrique réside
dans une intensité accrue d’expérience et dans l’élévation de cette expérience à la conscience
par la puissance même de l’expression] » (id., Von deutscher Dichtung und Musik, Stuttgart-
Göttingen, Teubner-Vandenhoeck und Ruprech, 1957, p. 80 ; cette citation suit la précédente
dans le livre d’O.-F. Bollnow où Foucault puise la plupart de ses citations : Dilthey, op. cit.,
p. 179).
154. « Sie haben als Bestandteile der Wissenschaft, ausgelost aus dem Erlebnis, in dem sie
auftreten » (W. Dilthey, Plan der Fortsetzung…, dans G.S., VII, 205).
155. Voir supra, note 153.
156. « Es will vom Autor überhaupt nichts sagen » (W. Dilthey, Plan der Fortsetzung…, dans
G.S., VII, 207).
157. Sur une fiche de lecture intitulée « La musique » appartenant au dossier Dilthey (Boîte 37,
feuillet 1003), Foucault recopie la citation suivante : « Il n’y a pas Zwiefachheit von Erlebnis
und Musik [dualité entre expérience vécue et musique], pas de double monde, pas de passage de
l’un à l’autre. Le génie, c’est justement le Leben dans la Tonsphäre [sphère sonore], comme si
elle seule était là, un oubli de tout destin et de toute souffrance dans ce Tonwelt [monde sonore]
et de telle sorte que tout cela s’y trouve » (G.S., VII, 222). Les grandes évocations par Dilthey
de Johann Sebastian Bach, Georg Friedrich Haendel, Wolfgang Amadeus Mozart, Joseph Haydn
se trouvent dans id., Von deutscher Dichtung und Musik, op. cit.
158. « Ein Geistiges sich loslöst von seinem Schöpfer » (id., Plan der Fortsetzung…, dans G.S.,
VII, 207).
159. Si l’on se réfère à la fiche « esprit objectif », dans le dossier Dilthey (Boîte 37,
feuillet 1002), la première citation porte : « Par là [l’esprit objectif], j’entends les formes variées
dans lesquelles la Gemeinsamkeit [communauté] qui existe entre les individus s’est objectivée
dans le Sinneswelt [monde des sens] » (G.S., VII, 208). Le livre d’O.-F. Bollnow, qui sert de
guide à Foucault, présente dans son quatrième chapitre de la troisième partie une série de
citations sur l’esprit objectif (« Der Objektive Geist »), Dilthey, op. cit., p. 194-195 et 198-200.
160. « Wir eben in dieser Atmosphäre, sie umgibt uns beständig. Wir sind eingetaucht in sie »
(W. Dilthey, Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften, dans G.S., VII,
146).
161. On trouve au terme de la fiche intitulée « Le Verstehen » (Boîte 37, feuillet 1005) cette
citation : « Une proposition est compréhensible par la Gemeinsamkeit [communauté] qui
consiste dans un Sprachgemeinschaft [commun linguistique] en rapport avec la signification des
mots et les formes de flexion, comme avec le sens de l’articulation syntactique » (G.S., VII,
209).
162. « Der Mensch erkennt sich nur in der Geschichte, nie durch Introspektion » (id., Plan der
Fortsetzung…, dans G.S., VII, 279).
163. « Was der Mensch sei, sagt ihm nur seine Geschichte » (id., Zur Weltangschauungslehre.
Traum, dans G.S., VIII, 224).
164. « Die Totalität der Menschennatur ist nur in der Geschichte » (id., Handschriftliche
Zusätze und Ergänzungen der Abhandlung über die Typen der Weltanschauung, dans G.S., VIII,
166).
165. « Was der menschliche Geist sei, kann nur das geschichtliche Bewußtsein an dem, was er
gelebt und hervorgebracht hat, zur Erkenntnis bringen » (id., Die Jugendgeschichte Hegels, dans
G.S., IV, 528).
166. La citation précédente se conclut par une critique de Nietzsche. Peut-être est-ce à ce
jugement que Foucault fait allusion. O.-F. Bollnow de son côté avait repris et commenté dans un
long paragraphe la plupart des jugements de Dilthey sur Nietzsche (« Dilthey und Nietzsche »,
dans Dilthey, op. cit., p. 222-224).
167. Foucault ne donne aucune référence, mais on peut penser à un passage des Manuscrits
relatifs à une suite de L’Édification du monde historique dans les sciences de l’esprit : « Kurz,
es ist der Vorgang des Verstehens, durch den Leben über sich selbst in seinen Tiefen aufgeklärt
wird » (W. Dilthey, Plan der Fortsetzung…, dans G.S., VII, 87).
168. « Das kunstmäßige Verstehen von schriftlich fixierten Lebensäußerungen » (id., Zusätze
aus den Handschriften, dans G.S., V, 332).
169. « Die Interpretation der Schöpfungen des Geistes » (id., Der Aufbau der geschichtlichen
Welt in den Geisteswissenschaften. Anhang, dans G.S., VII, 319).
[TROISIÈME PARTIE]

La fin de l’anthropologie
Introduction : I. L’anthropologie et la fin de la philosophie ; II. La
nature et la fin de l’anthropologie : le scandale de l’évolutionnisme.
A. La critique comme méthode et comme problème : I. Une critique
matinale ; II. Les dés pipés des savants ; III. La tragédie originaire
ou la liberté du désert ; IV. Le dépassement de l’interrogation
kantienne. B. Biologie et psychologie : la tentation du naturalisme :
I. L’évolutionnisme supérieur : une épreuve du devenir ; II. La
psychologie de la psychologie ; Mythologie de la psychologie : la
conscience comme cause ; Le sujet de la pensée ; Le langage
rationnel ; La volonté motrice ; Le monde vrai ; La connaissance
comme croyance. C. Dionysos philosophos : I. Le retour à la nature
comme forme absolue de la répétition ; II. La métaphysique de la
vérité ; La connaissance absolue comme mort de l’être ; La
connaissance comme interprétation ; Le dépassement de la vérité :
être la pensée ; La familiarité de l’apparence ; Les sens classiques
du dionysiaque ; Ariane et le théâtre ; Dionysos aujourd’hui : au-
delà du mythe, la métaphysique nouvelle comme jeu des apparences.
D. Les interprétations : I. Lecture de Jaspers : l’historicité et la
transcendance de l’être ; Le christianisme de Nietzsche et le
nietzschéisme du Christ ; II. Lecture de Heidegger : commenter un
poème, interpréter une philosophie ; La pensée de Nietzsche comme
point d’achèvement de la métaphysique ; La mort de Dieu,
l’athéisme bourgeois et le nihilisme historial.

Introduction a

I. L’ANTHROPOLOGIE ET LA FIN DE LA PHILOSOPHIE


L’anthropologie a été, comme réalisation de la critique :
α. Une tentative pour revendiquer et effectuer l’essence réelle de
l’homme ; c’est-à-dire accomplir la vérité de l’homme de telle manière qu’il
soit chez soi dans sa vérité, qu’il puisse reconnaître son langage le plus
immédiat dans le discours de sa philosophie.
D’où la fin de la métaphysique, en ce sens que :
– la métaphysique se découvre comme exilée de l’homme ;
– mais cette essence de l’homme est rappelée de son exil pour
devenir existence humaine.
La philosophie a donc pour tâche de transformer la métaphysique
humaine en physique de l’homme. Son labeur n’est plus de dire la vérité
philosophique du monde, mais de réaliser l’existence philosophique de
l’homme.
Mais alors l’anthropologie n’est-elle pas la fin de la philosophie, ou
plutôt en tant que connaissance de la philosophie véritable n’est-elle pas la
fin de la vérité de la philosophie ?
Comme réalisation de la critique, comme suppression de la
métaphysique et comme fin de la philosophie, l’anthropologie trouverait
son sens dans un humanisme où l’homme s’achève en même temps que la
philosophie.
β. Mais l’anthropologie était en même temps une manière d’interroger
l’homme sur la vérité, pour savoir dans quelle mesure l’homme n’était pas
la vérité de la vérité ou le fondement de la vérité. [Pourtant,] s’il est vrai
que c’est l’homme qui se tient à lui-même le langage de la vérité, alors il
n’y a de vérité que constituée et la philosophie ne sera philosophie véritable
qu’en étant philosophie de la philosophie : la philosophie devra être
antérieure à sa vérité et se déployer dans une sphère où se font les
constitutions, la vie, l’histoire.
La philosophie est à nouveau supprimée, pour devenir connaissance
d’elle-même. Sa suppression comme forme suprême et définitive de la
vérité fait place à son émergence comme vérité commençante de sa vérité.
L’anthropologie trouve alors son sens dans un destin de l’homme avec
lequel l’homme commence et, avec lui, la philosophie.
γ. Si bien que l’anthropologie, comme fin de la philosophie, semble
balancer entre deux ensembles de thèmes : humanisme et destin,
achèvement et aurore, formes originaires de la vie et fin de l’histoire, entre
lesquels se divise la grande découverte que l’avènement de l’homme, c’est
la fin de la philosophie.

II. LA NATURE ET LA FIN DE L’ANTHROPOLOGIE


Or un point décisif dans toutes ces formes d’anthropologie était resté
obscur : c’était le problème des formes premières et immédiates de
l’essence concrète de l’homme. Elles n’avaient guère reçu qu’un statut
méthodologique : redécouverte de l’existence en dehors du discours
conceptuel.
Mais c’était là une définition du concret bien pauvre et surtout
incapable de résister à la pesanteur d’une réflexion naturaliste sur
l’existence naturelle de l’homme. Et il est arrivé justement qu’une forme
d’analyse naturaliste a fait dériver l’anthropologie au point de la détacher
totalement de sa problématique d’origine.
La nature, qui avait servi de cadre implicite à l’anthropologie, entraîne
brusquement l’homme vers des formes d’existence naturelle où le domaine
de l’anthropologie s’efface. L’homme entraîné hors de lui-même échappe à
l’anthropologie. C’est l’évolutionnisme.
1. Nietzsche et Freud comparent l’évolutionnisme à la révolution
copernicienne. Ce qu’il est en un sens puisque :
α. à la critique des illusions, des erreurs, des métaphysiques, des formes
de l’aliénation de l’homme, on va substituer la critique de l’homme lui-
même – tout comme, avec Kant, on était passé de la critique classique de
l’erreur à la critique de la connaissance ;
β. à l’investigation de la vérité de l’homme, on va substituer l’étude des
conditions auxquelles un homme en général est possible.
Autrement dit, comme la révolution kantienne avait fait opérer par
rapport à la métaphysique un recul où s’était déployée la pensée critique, et
cela à partir de la physique d’Isaac Newton, de la même façon, à partir de la
biologie de Charles Darwin, s’effectue par rapport à l’anthropologie un
recul dans lequel va s’opérer la critique freudienne et nietzschéenne de
l’homme.
Kant s’était aperçu que nous ne faisions pas encore de métaphysique.
Nietzsche s’aperçoit que nous ne sommes pas de plain-pied avec
l’homme.
2. D’où un dépassement de l’anthropologie, dépassement qui va
s’effectuer :
– dans la mesure où l’on dénouera cette implication de la vérité et de
l’homme qui se trouvait désignée par la quatrième question kantienne, et du
coup l’anthropologie perdra sa raison d’être ;
– dans la mesure aussi où l’on fera porter le tranchant de la critique non
plus sur la conscience de l’homme, mais sur l’homme dans son existence
naturelle b.
Ce que l’on va critiquer maintenant, ce ne sont plus les songes d’un
visionnaire 1, c’est la maladie d’un berger 2.
Ce qui rend dès lors l’anthropologie impossible.

A. La critique comme méthode et comme


problème

I. [UNE CRITIQUE MATINALE]

On retrouve chez Nietzsche l’idée de Feuerbach et de Dilthey que la


critique de l’homme ne doit pas se faire par la critique conceptuelle, mais
en s’adressant à des formes d’expérience originaires dans lesquelles
l’homme énonce ses vérités les plus matinales. « J’aime bien venir
m’allonger ici où les enfants jouent, le long du mur lézardé, parmi les
chardons et les coquelicots rouges » (Ainsi parlait Zarathoustra, « Des
érudits 3 »).
C’est à cela seulement que s’adresse la connaissance philosophique
véritable, « pour les enfants et aussi pour les coquelicots rouges, je suis
encore un savant » (ibid.).
Et si Zarathoustra n’est pas un savant pour les « moutons », c’est que
ceux-ci préfèrent l’ombre au soleil, c’est qu’ils regardent seulement les
« pensées des autres », les pensées des passants divins, c’est parce que
« leurs dés sont pipés » (ibid.).

II. [LES DÉS PIPÉS DES SAVANTS]


Pourquoi peut-on dire que les dés des savants sont pipés ? « Le philosophe
a été l’homme le plus dupé sur la terre » (Par-delà le bien et le mal, 34 4). Et
il a été dupé bien plus gravement que ne le croyaient Kant et Feuerbach,
non pas dupé par l’erreur, mais dupé par la vérité elle-même.
Il a toujours admis comme allant de soi que la vérité vaut mieux que
l’erreur, la réalité que l’apparence : mais ce n’est qu’un « préjugé moral » ;
« c’est même la supposition la plus mal fondée qui soit au monde » (ibid.).
La démarche idéaliste qui, depuis Protagoras, a tracé le premier chemin
de toute philosophie n’est en fait ni radicale ni fondée. Ni fondée
puisqu’elle repose sur le préjugé de la vérité, ni radicale puisqu’elle ne le
met pas en question.
C’est la vérité qui a dupé le philosophe, ou plutôt : la philosophie, c’est
la comédie par laquelle la vérité se laisse défendre par ces « chevaliers à la
triste figure », « comme si la “vérité” était une personne si candide et si
maladroite qu’elle eût besoin de défenseurs » (Par-delà le bien et le mal,
25 5).
D’où la comédie qui fait que la vérité dupe le philosophe, mais que le
philosophe dupe la vérité c : « C’est une satire seulement, une farce
présentée en épilogue, la démonstration continuelle que la longue tragédie
véritable est terminée : en admettant que toute philosophie fût à son origine
une longue tragédie » (ibid.).

III. [LA TRAGÉDIE ORIGINAIRE]


Mais quelle est la tragédie par laquelle doit commencer la philosophie,
quelle est la tragédie dont la philosophie doit conserver le sens et la leçon
originaires ? Cette tragédie, c’est celle même du peuple grec, ou plutôt,
comme la tragédie du peuple grec, [la philosophie] est danse, elle est délire
dionysiaque, elle est ivresse.
α. Elle doit remonter par-delà la vérité à ce qui est plus primitif que la
vérité elle-même. La philosophie ne doit pas être recherche de la vérité,
mais mise [au] jour de ce point où l’origine de la vérité ne fait qu’une chose
avec l’effondrement de la vérité ; ou encore ce point où la raison de l’être
est aussi bien le néant d.
Ce sur quoi s’interroge originairement la philosophie, c’est sur la
réponse du Silène au roi Midas : « Race éphémère et misérable, enfant du
hasard et de la peine, pourquoi me forces-tu à te révéler ce qu’il vaudrait
mieux pour toi ne jamais connaître ? Ce que tu dois préférer à tout, c’est
pour toi l’impossible : c’est de n’être pas né, de ne pas être, d’être néant »
(L’Origine de la tragédie, 3 6).
β. C’est pourquoi la philosophie sera la liberté absolue de l’esprit, le
philosophe sera Freigeist [esprit libre]. Et par là, il ne faut pas entendre
seulement la liberté du spectateur, du voyageur, de l’étranger, la liberté de
l’indifférence.
– C’est la liberté du désert et de la solitude, la liberté qui est en
rupture avec toute vérité ; qui seule pourra dire un jour, avec la vérité, la
vérité de la vérité : « Véridique : j’appelle ainsi celui qui s’en va dans
les déserts sans Dieu, après avoir brisé son cœur plein de vénération.
Dans le sable fauve, brûlé de soleil, mourant de soif, il louche parfois
vers les îles aux sources nombreuses, où les vivants se reposent sous
l’ombre des arbres. Mais la soif ne le convainc pas de devenir
semblable à ces satisfaits ; dans toutes les oasis, il sait qu’il y a des
idoles » (Ainsi parlait Zarathoustra, « Des sages illustres 7 »).
– C’est la liberté qui s’oblige au plus grand des sacrifices, au
sacrifice philosophique par excellence, le sacrifice de la pensée qui
invente, le sacrifice religieux de la religion.
Les trois formes de sacrifice : sacrifier Dieu aux hommes ; sacrifier
soi-même à Dieu ; sacrifier Dieu au néant. « Ne fallait-il pas sacrifier
enfin tout ce qui consolait, sanctifiait et guérissait ? Ne fallait-il pas
sacrifier Dieu lui-même, et, par cruauté vis-à-vis de soi-même, adorer la
prière, la bêtise, la lourdeur, le destin, le néant ? Sacrifier Dieu au
néant » (Par-delà le bien et le mal, 55 8).
– Le Freigeist [esprit libre], c’est donc l’esprit qui a trouvé l’espace
de sa liberté, dans cette interrogation par-delà la vérité, par-delà l’être,
par-delà tout ce qui permet à l’esprit de se tenir. L’esprit libre sera donc
danseur, saltimbanque, danseur de corde : « Je ne savais pas du tout que
l’esprit d’un philosophe désirait être plus qu’un bon danseur. La danse
est en effet […] son unique sagesse, son service divin » (Le Gai Savoir,
381 9) e.

IV. [LE DÉPASSEMENT DE L’INTERROGATION KANTIENNE]


e
Ainsi, pour la première fois au cours du XIX siècle, l’interrogation
kantienne est dépassée ; elle est dépassée, à la fois dans sa formulation de
départ et dans sa formulation terminale.
« Substituer à la question kantienne : “comment les jugements
synthétiques a priori sont-ils possibles ?” – cette autre question : “pourquoi
la croyance en de tels jugements est-elle nécessaire” » (Par-delà le bien et
le mal, 11 10). C’est-à-dire qu’il faut substituer à la question sur la nécessité
de la vérité de ces jugements, une question sur la croyance à leur vérité,
c’est-à-dire une question qui leur restitue la possibilité absolue d’être faux.
La question philosophique sur le jugement synthétique a priori, ou encore
sur la vérité de la science, c’est la question qui met [au] jour sous cette
vérité la possibilité de n’être pas vraie.
Ces jugements « doivent être crus vrais ; c’est pour cette raison qu’ils
peuvent, bien sûr, être faux » (ibid.).
La question philosophique ne commencera donc pas par une
interrogation sur la nécessité de la vérité, mais sa démarche initiale sera
libération de la vérité, saut et danse dans cet espace où la vérité n’est pas
encore liée à elle-même, là où elle est encore entièrement libre pour
l’erreur, le mensonge et l’idole.
Mais, en même temps, Nietzsche récuse la formulation terminale de
l’interrogation kantienne ; ou plutôt cette libération de la vérité exclut
qu’elle puisse jamais s’appuyer sur la question « qu’est-ce que
l’homme ? », car la vérité de l’homme est libérée avec la vérité elle-même.
Tout comme l’interrogation sur la vérité supprime le privilège de la
vérité sur l’erreur, la seule façon de faire naître l’interrogation sur l’homme
sera de faire surgir la puissance de ses contradictions : « Tout le monde sait
qu’être capable d’accepter la contradiction est un signe élevé de culture.
Quelques-uns savent même que l’homme le plus élevé invite et provoque la
contradiction contre soi-même » (Le Gai Savoir, 297 11).
Ainsi, dans cet espace critique dégagé par Nietzsche, sous la forme de la
liberté dionysiaque de l’esprit, se trouve pour la première fois dénouée cette
implication de la vérité et de l’homme qui faisait, depuis Kant, le problème
même de l’anthropologie.
Cela ne veut pas dire que l’homme et la vérité tombent l’un à l’extérieur
de l’autre, dans un rapport d’altérité où s’effacent les frontières et la
familiarité de leur patrie commune, mais seulement qu’ils deviennent
énigme l’un pour l’autre, qu’ils ne peuvent plus s’appuyer l’un sur l’autre :
que l’homme ne peut plus être la vérité de la vérité, ni la vérité, la vérité de
l’homme. L’homme et la vérité sont en perpétuel recul l’un par rapport à
l’autre, ils sont opaques :
« Le problème du vrai s’est présenté à nous – ou bien est-ce nous qui
nous sommes présentés à ce problème ? Qui de nous est ici Œdipe, qui le
Sphinx ? C’est un véritable rendez-vous de problèmes et de questions. […]
Il me semble en fin de compte que le problème n’a jamais été posé
jusqu’ici, que nous avons été les premiers philosophes à l’apercevoir, à
l’envisager, à avoir le courage de le traiter. Car il y a des risques à courir et
peut-être n’y en a-t-il pas de plus grand » (Par-delà le bien et le mal, 1 12).
« Le nouveau, en ce qui concerne notre attitude à l’égard de la
philosophie, est une conviction qu’aucune époque n’a encore eue : nous
n’avons pas la vérité » (Inédits du temps d’Aurore 13).
« Nous faisons un essai avec la vérité ! Peut-être que l’humanité en
périra ! Eh bien ! » (La Volonté de puissance 14).

B. Biologie et psychologie
Mais dire que l’homme n’est pas la vérité de la vérité, ou que la vérité n’est
pas la vérité de l’homme, c’est peut-être la question philosophique
fondamentale, [pourtant] la formuler ou plutôt transformer cette
interrogation en problème, n’est-ce pas être renvoyé nécessairement à une
forme pré-philosophique d’interrogation ?
Dire que l’homme n’est pas la vérité de la vérité, n’est-ce pas pour
profiler derrière lui une vérité qui lui est antérieure, n’est-ce pas simplement
prendre au sérieux le fait qu’il est un animal ? N’est-ce pas transformer la
question en problématique de l’évolution f ?
Dire que la vérité n’est pas la vérité de l’homme, n’est-ce pas laisser
venir au jour une vérité plus sourde que sa conscience, plus silencieuse que
son langage, mais plus profonde que ses travaux et ses jours ? N’est-ce pas
simplement prendre au sérieux le fait qu’il oublie ? N’est-ce pas
transformer la question philosophique en analyse psychologique g ?
Bref, l’approfondissement philosophique qui libère l’homme et la vérité
pour les restituer à leur énigme originaire, cet approfondissement n’est-il
pas compensé par un affadissement dans les thèmes du naturalisme ?
C’est ce qui semble par moments, quand on considère la « philosophie
nietzschéenne de la vie » inspirée par l’évolutionnisme et la « psychologie
nietzschéenne des instincts et du mensonge », que l’on situe quelque part
entre François de La Rochefoucauld et Sigmund Freud.
En fait, ce biologisme et ce psychologisme ne sont pas les déviations,
mais les voies elles-mêmes de l’interrogation philosophique.

I. L’ÉVOLUTIONNISME

1. Dans la conscience humaine, l’évolutionnisme est un des


phénomènes les plus importants, dans la mesure justement où il dépossède
l’homme de la vérité qu’il croyait détenir : vérité de soi-même, vérité du
monde. « Depuis Copernic, il semble que l’homme soit parvenu à une pente
descendante. Il roule toujours plus loin du centre qu’il occupait jadis »
(La Généalogie de la morale, III, 25 15).
Avec l’évolutionnisme, l’homme cesse d’être responsable de sa propre
vérité : la vérité se referme sur l’homme dans une énigme que l’homme ne
peut plus déchiffrer à partir de lui-même h.
– « L’histoire de l’homme n’est plus autre chose que la continuation de
l’histoire des animaux et des plantes » (Considérations inactuelles, II, 9 16).
– « L’“esprit” lui-même n’est en fin de compte qu’une forme dans
l’évolution de la matière » (Ecce homo, « Pourquoi je suis si malin », 2 17).
2. Mais cet évolutionnisme n’a pas du tout, chez Nietzsche, le sens qu’il
a dans la philosophie contemporaine, où il apparaît à la fois comme la
genèse positive des valeurs positives de la morale et la promesse de
l’accomplissement de l’homme.
– Critiques contre David Friedrich Strauss 18 qui « s’habille dans les
oripeaux de nos généalogistes du singe » (Considérations inactuelles, I,
7 19), mais de telle manière que, par une pirouette, il se retrouve dans les
impératifs de la morale.
– Critiques contre Eugen Karl Dühring 20 pour qui l’évolutionnisme
« annonce un développement continu qui au lieu de faire de l’humanité un
cadavre la transformera un jour en une espèce ennoblie 21 ».
Mais rien ne prouve ce « progrès » :
– « Le monde animal et végétal, dans son ensemble, ne se développe
pas de l’inférieur au supérieur » (La Volonté de puissance 22).
– « Se développer ne signifie pas nécessairement s’élever, se
surhausser » (L’Antéchrist, 4 23).
L’évolutionnisme, pour être le chemin de l’approfondissement
philosophique, ne doit pas être doctrine du progrès, mais épreuve du
devenir. L’évolutionnisme se résume en ceci : « Les idées du devenir
souverain, de la fluidité de toutes les conceptions, de tous les types, de
toutes les espèces, de l’absence de toute diversité entre l’homme et la bête,
– doctrines que je tiens pour vraies, mais pour mortelles » (Considérations
inactuelles, II, 9 24).
3. Quels sont ce devenir et cette fluidité, en quoi se résument la vérité et
la puissance mortelle de l’évolutionnisme ?
C’est ce devenir en quoi se dissout l’essence humaine, c’est la mise en
question du confort anthropologique, c’est la découverte de ces horizons
multipliés qui, devant lui et derrière lui, dérobent l’homme à lui-même. « Il
y a mille sentiers qui n’ont jamais été parcourus, mille contrées et mille
terres cachées de la vie. L’homme et la terre des hommes n’ont pas encore
été découverts ni épuisés » (Ainsi parlait Zarathoustra, « De la vertu qui
donne », 1 25).
Dans cette conscience que l’homme prend de lui-même à travers
l’évolutionnisme et dans cette fluidification de son essence, il y a :
α. Le sérieux de son animalité : l’animal rationale ne signifie pas un
être vivant doué de raison, mais une bête i : l’homme lié inconscient sur le
dos du tigre 26.
β. Le refus par l’homme de donner un sens absolu à ce qu’il est :
« l’homme actuel n’est pas un but, mais seulement une étape, un incident,
un passage, une grande promesse » (La Généalogie de la morale, II, 16 27).
« Veillez et écoutez, des souffles aux essors secrets viennent de l’avenir, un
joyeux messager cherche de fines oreilles » (Ainsi parlait Zarathoustra,
« De la vertu qui donne », 1 28).
γ. Mais en même temps, le sérieux et le poids reconnus à ce qu’est
l’homme dans cette fluidité même.
L’homme n’est à dépasser que dans la mesure où il est ce devenir
même ; il est sans signification de souhaiter un dépassement de l’homme
par autre chose que l’homme ; ce désir n’a de sens que pour qui n’a pas
compris la fluidité de cette essence.
D’où ces déclarations qui ont l’air contradictoires si on ne reconnaît pas
que l’homme, c’est la fluidité de son essence et son sérieux, [c’est] l’ironie
de ses contradictions.
α. « Je n’aime que le pays de mes enfants, la terre inconnue parmi les
mers lointaines » (Ainsi parlait Zarathoustra, « Du pays de la civilisation »,
1 29) – Et « l’homme réel a beaucoup plus de valeur que n’importe quel
homme souhaité ou rêvé » (Fragments 30).
β. « Le but de l’humanité ne peut être dans sa fin » (Considérations
inactuelles, II, 9 31) – [Et :] « Je ne pose pas ici ce problème : qu’est-ce qui
doit remplacer l’humanité dans l’échelle des êtres ? – L’homme est une
fin – » (L’Antéchrist, 3 32).
Voilà donc cette vérité et cette mort qu’emporte avec lui
l’évolutionnisme : la vérité de l’homme est dans la répétition de ce qui le
nie. « On peut regarder comme une fête d’être sauvé de la vie, et de devenir,
à nouveau, nature morte […]. Nous serons rétablis dans notre vérité […]. Il
faut changer le sens de la mort ! Nous nous réconcilions ainsi avec le réel,
c’est-à-dire avec le monde mort ! » (Inédits. 1881-1886 33).
4. On peut donc dire [que l’évolutionnisme] est [la] voie royale du
cheminement philosophique dans la mesure où, ramenant l’homme à son
origine, le liant à son animalité, en lui redonnant le masque de la bête, il le
libère de son actualité, de son essence et de sa vérité. L’animalité n’est pas
la forme inférieure de la vérité humaine, c’est ce que l’homme doit
reprendre et répéter en lui-même pour effectuer cette liberté qui ouvre la
vérité à l’erreur et au mensonge.
– « Quand je parle du retour à la nature, ce n’est pas un retour en
arrière, c’est une ascension » (Le Crépuscule des idoles, « Flâneries
inactuelles », 48 34).
– Il n’y a pas de séparation entre l’homme et la nature : « Celles de ses
capacités qui sont les plus inhumaines sont peut-être le sol fertile sur lequel
seulement toute humanité peut croître » (« La joute chez Homère 35 »).
L’animalité, c’est la répétition de la liberté dans sa forme la plus
originaire, la plus radicale et la plus libre. Ce qui différencie Nietzsche et
l’évolutionnisme philosophique, c’est que :
α. pour l’évolutionnisme philosophique, l’animal, c’est la vérité
primitive de l’homme ;
β. pour Nietzsche, l’animal, c’est la liberté fonctionnelle de l’homme,
c’est-à-dire ce en quoi se dissout, mais en quoi peut naître la vérité pour
l’homme.
D’où la dernière page d’Aurore 36.

II. LE PSYCHOLOGISME

Il en est de même de la psychologie, qui n’enseigne pas la vérité de


l’homme, mais qui sert de chemin pour libérer l’homme de sa vérité.
Nécessité de faire de la psychologie : comment peut-on dire que la bête,
la nature découverte par l’évolutionnisme, libère l’homme ?
Importance de la psychologie chez Nietzsche : « Le psychologue aura le
droit de demander que la psychologie soit à nouveau proclamée reine des
sciences, les autres sciences n’existant qu’à cause d’elle, pour la servir et la
préparer. Mais dès lors la psychologie est redevenue la voie qui mène aux
problèmes fondamentaux » (Par-delà le bien et le mal, 23 37) j.
1. Qu’est-ce que la psychologie ?

a. La psychologie, c’est le lieu de toutes les erreurs et de toutes les


illusions de l’homme sur lui-même ; c’est la forme magistrale dans laquelle
l’erreur la plus fondamentale se pose comme vérité dogmatique et
objective. « L’homme se pose en face de lui-même dans l’acte où il se voit,
s’apprécie, se trompe sur lui-même, se modèle lui-même 38. »
La psychologie est le discours de cet oubli de soi hors de soi-même, qui
est, en même temps, fixation, attachement et esclavage, à un soi-même qui
est devenu désertique : « Il n’y a plus rien dans l’homme le plus riche s’il
s’admire. Il se regarde, il est devenu son serviteur et son admirateur et ne
peut plus qu’obéir, c’est-à-dire s’imiter soi-même » (Inédits. 1875-1881 39).
La psychologie des psychologues suit le fil de cette imitation.
b. Toutefois, il y a une possibilité de suivre, mais en [le] remontant, ce
fil de l’imitation de soi-même et de retrouver le moment où cette apparente
fidélité à soi est trahison ; où cette imitation falsifie son texte et se décide
pour l’oubli.
C’est-à-dire que la psychologie, au sens où elle énonce les problèmes
fondamentaux, est [bien] plutôt psychologie de la psychologie – analyse
non pas de l’âme mais du mouvement par lequel l’homme se donne une
âme, non pas de la conscience mais de l’oubli par lequel l’homme prétend
se refléter dans sa seule conscience, non pas de la volonté mais de la
superstition par laquelle l’homme croit que son vouloir est transparent aux
actions dans lesquelles il se diversifie.
c. C’est pourquoi la psychologie, dans son sens philosophique, sera le
contraire même de la psychologie déterministe.
– La psychologie déterministe est en réalité une psychologie
déterminée devenue esclave de l’objectivité, et prenant les « signes » de
cette objectivité pour les caractères de l’en soi. « Le déterminisme est
de la mythologie » (Par-delà le bien et le mal, 21 40).
– La vraie psychologie sera interprétation, sa méthode sera
philologique ; et elle lira dans le texte non seulement le sens le plus
général qui se puisse trouver (« il pourrait venir un interprète qui
mettrait devant vos yeux le caractère général et absolu de toute volonté
de puissance », ibid., 22 41), mais encore la raison de toutes les
interprétations qui se présentent comme explications déterministes mais
ne sont que mythologies. La vérité de la psychologie s’éprouve quand
elle fait la psychologie du psychologue, et s’énonce quand elle dit la
vérité du psychologue. « Une psycho-physiologie réelle est obligée de
lutter contre les résistances inconscientes dans le cœur du savant, elle a
le “cœur” contre elle » (ibid., 23 42).
La vérité de la vérité est d’être en même temps vérité de l’erreur.

2. Les thèmes de la psychologie

On va donc voir la psychologie de Nietzsche se déployer comme réponse à


la question : pourquoi et comment y a-t-il eu une psychologie ? La vraie
psychologie, c’est la mythologie de la psychologie, c’est la théogonie de
l’homme (un peu comme l’anthropologie de Feuerbach était la genèse de
Dieu).
Cette théogonie se fait en six jours, pendant lesquels l’homme façonne
le visage qu’il prendra pour lui-même, ou plutôt elle se fait en six nuits,
pendant lesquelles l’homme oublie sa lumière et sa vérité (voir La Volonté
de puissance, I, 87 43).
1. « La folle surestimation du conscient, dont on a fait une unité, un
être : “l’esprit”, “l’âme”, une chose capable de sentir, penser, vouloir »
(La Volonté de puissance 44), alors qu’en fait la conscience « n’est que le
commentaire plus ou moins fantaisiste d’un texte inconnu, peut-être
inconnaissable, mais pressenti » (Aurore, 119 45).
Comme broderie sur les thèmes de l’inconscient, la conscience est de
même nature que le rêve, ou plutôt elle en est la prolongation affaiblie,
réfrénée : « La vie de veille ne possède pas la même liberté d’interprétation
que la vie de rêve ; elle est moins poétique, moins effrénée – mais ne faut-il
pas ajouter que nos instincts en état de veille ne font également pas autre
chose que d’interpréter les excitations nerveuses […], qu’entre l’état de
veille et le rêve il n’y a pas de différence essentielle ? » (ibid.).
Comme réintégration du conscient dans l’inconscient, la psychologie du
rêve est la démystification d’une conscience qui se prend pour une âme : le
rêve, c’est la mort de l’immortalité, puisque l’âme, c’est le rêve d’une
conscience qui a oublié son rêve.
2. « L’esprit pris pour cause, notamment partout où apparaissent le sens
pratique, le système, la coordination » (La Volonté de puissance 46). Cela
repose sur une double erreur :
– L’erreur que « nous pensons », alors que nous ne pensons pas ; la
pensée, en tant qu’enchaînement de surface d’une conscience
entièrement présente à elle-même, n’existe pas : toute conscience repose
sur la verticalité d’un inconscient, d’une réalité, d’une vie qui ne pense
pas et dont les éclairs ne peuvent être saisis dans le tempo d’une pensée
superficielle et lente.
– L’erreur que la pensée a un substrat subjectif, alors qu’il n’est
[pas] besoin de porter des actes qui n’existent pas.
La pensée et le sujet qui pense n’existent que comme négation de ce qui
ne pense pas et comme fiction de soi-même : « “Penser” […], c’est une
chose qui n’arrive jamais : c’est une fiction tout arbitraire, où l’on parvient
en détachant du fait un élément isolé et en faisant abstraction de tous les
autres » (La Volonté de puissance 47).
Il n’y a de pensée que dans l’élément de l’imaginaire, et si nous ne
pensons pas, c’est pour autant que nous nous imaginons penser.
L’imagination est à la fois la possibilité et l’impossibilité de la pensée.
C’est pourquoi sans doute la pensée est à la fois proximité de soi-même
sous la forme imaginaire de l’intériorité, et éloignement des choses connues
sous la forme imaginaire de l’extériorité.
Qu’il ne puisse y avoir de pensée que dans l’élément de l’imaginaire
constitue la condition et le pathos de la connaissance : « Celui qui connaît
désire sa réunion avec les choses, et se voit séparé – c’est sa passion »
(Inédits. 1881-1886 48).
3. « La conscience tenue pour la plus haute forme accessible, la qualité
supérieure de l’être, “Dieu” » (La Volonté de puissance 49), ou encore
l’identification du langage et de la rationalité.
Si nous ne pouvons penser que dans l’imaginaire, nous ne pensons
effectivement que par et dans les mots : « Nous cessons de penser quand
nous voulons nous soustraire à la contrainte du langage, nous parvenons à
peine à douter que cette limite soit une limite réelle » (ibid. 50).
La pensée commence au point où le mot est prononcé ; et si la pensée
achoppe à penser certains mots, c’est qu’ils sont les mots limites de notre
horizon : non pas des vérités ni des pensées, mais des mots qui tracent la
ligne d’horizon de notre pensée.
Ainsi « le mot “moi”, le mot “faire”, le mot “souffrir” ; – ce sont peut-
être les lignes d’horizon de notre connaissance ; ce ne sont pas des vérités »
(ibid. 51).
Si la pensée se présente avec un caractère systématique, et si son
langage apparaît comme celui de la raison, c’est dans la mesure où le mot
s’organise en une « langue » qui a ses règles et sa grammaire, dont le
caractère linguistique et contingent reste enfermé dans son histoire. La
raison, c’est l’histoire, mais c’est aussi l’oubli de l’histoire.
La raison, ou plutôt cette histoire du langage comme oubli de l’histoire,
a sans doute commencé le jour où la langue a cessé d’être philosophique,
c’est-à-dire le jour où au « Cela est » comme connaissance de l’univers a
été substitué le « Cela signifie » qui désigne la chose, et qui fait de la langue
un langage chiffré (La Volonté de puissance 52). La raison a donc commencé
quand s’est close l’ouverture ontologique du langage k.
C’est pourquoi la vraie philosophie sera toujours plus ou moins une
psychologie historique du langage, comme « histoire des origines de la
pensée » (ibid.). La philosophie tentera de ressaisir la raison comme
cohérence d’un langage historique, et toutes les philosophies successives
seront comme l’épreuve de ce même langage ; d’où leur parenté [et] la
nécessité interne de leur développement :
– Parenté : tous les philosophes des langues indo-européennes
auraient une parenté qu’ils n’ont pas avec les philosophes « oural-
altaïques » dont les langues ne font que peu de place au sujet (Par-delà
le bien et le mal, 20 53).
– Nécessité du développement, ou plutôt, il s’agit chez eux tous du
même ressouvenir. La philosophie, c’est la mémoire du langage. Il
s’agit « bien plutôt que d’une découverte, d’une reconnaissance, d’une
ressouvenance, d’un retour et d’une rentrée dans une vieille économie
de l’âme » (ibid. 54).
Tant que ce retour aux origines du langage et de la raison n’est pas
accompli, la raison reste suspendue, sans autre support que Dieu. Il ne faut
pas « qualifier de frivole le recours cartésien à la véracité de Dieu »
(La Volonté de puissance 55) : il était nécessaire.
α. Puisque la raison est détachée du langage, et celui-ci absorbé en
elle, alors il faut bien d’une part un être véridique ; et d’autre part une
foi dans cet être, qu’on trouve dès la sensation : on croit qu’elle est
vraie. « La croyance est le fait primitif, même dans toute impression des
sens […]. Dès l’origine, on “tient pour vrai”. Expliquer comment est
née cette façon de “tenir pour vrai” » (ibid. 56).
Le Wahr-nehmen [tenir pour vrai] est la première croyance à Dieu,
parce qu’il est le premier oubli du langage.
β. La mort de Dieu commence donc avec la philologie comme
l’œuvre de Nietzsche elle-même. La philologie en tout cas est le
premier dépassement radical de la raison et de la vérité, la première
ouverture sur cet abîme de la philosophie : « Si le caractère de
l’existence était d’être fausse… » (ibid. 57).
4. « La volonté introduite partout où il y a action effective » (ibid. 58).
Cette valeur déterminante du langage, mais son oubli dans la raison, a
deux conséquences, qui sont les deux dimensions les plus capitales de la
philosophie depuis Socrate et Platon.
– D’une part, le caractère idéal de la vérité qui est référée à un
diseur idéal de vérité, portant sur lui à la fois la responsabilité d’être
véridique et la tâche de garantir toute vérité sous une forme définitive –
excusant ainsi l’erreur terrestre des hommes et l’effaçant aussitôt dans
son ciel idéal.
– D’autre part, toutes les figures de la vérité n’apparaissant jamais
que dans la transparence du langage constitué, les schémas verbaux du
sujet et du verbe s’imposent, toute action a un sujet, tout sujet
s’accomplit et se transporte tout entier dans son action : d’où une
conception de la volonté « phénoménale et immanente », corrélative
d’une conception de la vérité transphénoménale et transcendante.
C’est dans ce cadre que s’inscrivent toutes les philosophies depuis
Socrate et Platon : toutes les spéculations de la vérité et de la vertu se
situent dans ce décalage de la volonté qu’on épuise dans ses effets [et] de la
vérité qu’on détache du langage. Il faut revenir à l’instinct comme il faut
revenir au langage.
– Mais on revient au langage pour rompre le charme d’une vérité
transcendante et dévoiler son absence de fondement.
– On revient à l’instinct pour restituer à la volonté son fondement
véritable.
La psychologie de l’instinct ne relève pas d’une philosophie
biologique ; c’est la fin d’une philosophie où vertu et vérité s’impliquent :
c’est la fin de la philosophie occidentale.
Cela permet de comprendre la cinquième et la sixième étape de cette
théogonie de l’homme.
5. – 6. « Le “monde vrai” ou monde de l’esprit, accessible uniquement
par des faits conscients » – « la connaissance tenue exclusivement pour une
faculté de la conscience » (La Volonté de puissance 59).
α. Cela veut dire que la philosophie, en oubliant l’instinct et le
langage, en refusant de prendre absolument au sérieux la définition de
l’homme comme « animal raisonnable », a enfermé l’homme dans le
monde idéal d’une connaissance qui serait originairement ouverte sur la
vérité et fondée sur la vérité. Or cette implication de la vérité et de la
connaissance est justement ce que dénonce la psychologie de la
connaissance.
β. Car si la raison est langage, la connaissance est besoin :
1. Besoin de l’ordre, de l’utilité, pour conserver la vie.
2. Besoin de fixer le vouloir, de l’arrêter : détente et paresse de la
volonté (« La volonté de vérité est une solidification, une
transformation en quelque chose de véritable, de durable »,
La Volonté de puissance 60). « L’affirmation que la vérité est présente
est une des grandes tentations qui existent. Dans le cas où elle est
crue, la volonté d’examen, de recherche, de prudence, d’essai est
paralysée […]. La paresse prend maintenant parti pour la vérité
[…]. Il est plus commode d’obéir que d’examiner » (ibid. 61) l.
Donc la connaissance est à la fois activité et paresse – organisation et
relâchement, sécurité et abandon. La connaissance croit se définir comme
accès à la vérité ; en fait, elle n’est que croyance à la stable et solide
présence de la vérité. Ce glissement de l’ouverture sur la vérité à la
présence m de la vérité constitue toute la psychologie de la connaissance et
dénonce en même temps le vice de la connaissance : besoin pour la vie de
se maintenir, mais aussi arrêt d’une vie, qui se stabilise et s’arrête.
D’où [il résulte que] la connaissance, qui est condition de vie, est aussi
condition de la disparition de la vie : « La passion de la connaissance fera
même peut-être périr l’humanité ! […] Nous préférons tous voir l’humanité
périr, plutôt que la connaissance revenir sur ses pas ! » (Aurore, 429 62).
Mais pourquoi la vie a-t-elle besoin pour se maintenir de se nier ? Ne
peut-elle pas aller jusqu’au fond d’elle-même, et se restaurer comme
connaissance vivante de la vie ?
Elle ne le peut pas, parce que ce dévoilement serait sa mort : si la vie ne
se niait pas dans la conservation de la vie, et si la vérité de la vie ne se
cachait [pas] dans cette connaissance de la vie qui la dérobe, elle serait
destruction de soi. « Si tout homme qui veut arriver à maturité a besoin
d’une de ces illusions protectrices, d’un nuage qui l’abrite et l’enveloppe,
alors la vérité qui enlève cette enveloppe serait anéantissement du germe,
dessiccation de la vie » (La Naissance de la tragédie 63).
La connaissance n’a de sens que dans la mesure où elle est non pas
allusion à une connaissance absolue, mais fuite devant la connaissance
absolue, réfutation de la connaissance absolue, mort mineure devant ce péril
absolu qu’est la connaissance absolue : « Il y a une inconsciente garde de
soi, précaution, effort pour voiler, protection devant la connaissance la plus
lourde […] je me tais quelque chose » (Inédits. 1881-1886 64).
Mais que tait la connaissance, devant quoi a-t-elle peur (La Volonté de
puissance, « Psychologie de la métaphysique – Influence de la peur 65 ») ?
Elle a peur de ceci qui n’est plus la vérité de la connaissance, mais le
vertige de la connaissance devant la vérité, elle a peur devant ce que dévoile
finalement cette démarche que l’on peut à peine appeler psychologie :
« Périr par la connaissance absolue pourrait faire partie du fondement de
l’être » (Par-delà le bien et le mal, 39 66).
La psychologie libère l’homme des mythes de la connaissance, par la
redécouverte du fondement de l’être – comme la biologie de l’évolution
avait libéré l’homme par la redécouverte de sa liberté.
C. Dionysos

N
I. LA NATURE

La réflexion philosophique sur la psychologie ou sur la biologie n’a pas


pour sens la réduction naturaliste de l’homme, ni le fondement de la vérité
sur les formes objectives de la nature.
α. L’ensemble des rapports qui constituent l’horizon naturel
– ne fixe ni les formes de la détermination de la liberté ni les
conditions de possibilité de la vérité,
– mais limite l’espace dans lequel l’homme pourra se rouvrir à la
vérité, et se rendre disponible pour sa liberté.
La présence de cet horizon naturel n’enferme pas la réflexion
philosophique dans le cadre d’objectivité d’une anthropologie, mais
esquisse seulement le paysage et la ligne de fuite du cheminement
philosophique qui se propose de libérer l’homme et la vérité, c’est-à-dire de
libérer aussi [bien] la vérité de ses déterminations humaines que la liberté
des formes objectives de la vérité. D’une manière paradoxale pour le
naturalisme classique, la nature nietzschéenne : 1. est l’élément de
dissolution de l’objectivité et du déterminisme ; 2. dénonce et dénoue
l’appartenance de l’homme à la vérité, et de la vérité à l’homme ; 3. dévoile
que le rapport de leur non-rapport, le lien de leur non-lien, c’est la liberté.
β. D’où le caractère paradoxal que prend la nature chez Nietzsche – la
nature comme thème et comme terme de l’existence philosophique.
– Le retour à la nature comme forme authentique de l’existence n’est
pas retour aux déterminations immédiates, mais accès aux limites mêmes de
la vérité, ouverture sur les formes les plus impossibles de la liberté.
« Quand je parle du retour à la nature, ce n’est pas un retour en arrière, c’est
une ascension […]. Marche en avant, vers le haut, vers la nature sublime,
libre et même terrible, qui joue, qui a le droit de jouer avec les grandes
tâches. […] Napoléon fut un exemple de ce “retour à la nature”, tel que je le
comprends » (Le Crépuscule des idoles, « Flâneries inactuelles », 48 67).
– Si bien que ce retour est le contraire même d’un retour. C’est une
répétition à laquelle il ne faut jamais [donner le sens] d’une réitération, ni
même d’une redécouverte de l’originaire. « Il n’y a pas de retour à la
nature, parce qu’il n’y a jamais eu encore une humanité naturelle […],
l’homme n’atteint la nature qu’après une longue lutte. Jamais il ne
retourne » (La Volonté de puissance 68).
– Le retour à la nature n’est même pas la chronologie mythique et
renversée d’une conformité idéale, qui serait pour tout homme la norme de
sa vérité. Car la conformité est sans signification si elle ne repose pas sur
une parenté d’origine ou sur un système, implicite au moins, de références.
Pour que l’homme retourne à la nature, il faut que la nature le concerne,
l’indique, comme la maison son habitant. Or : « C’est “conformément à la
nature” que vous voulez vivre ? [Imaginez] une organisation telle que la
nature […] d’une indifférence sans mesure, […] à la fois féconde et aride,
et incertaine, imaginez l’indifférence elle-même érigée en puissance –
comment pourriez-vous vivre conformément à cette indifférence ? » (Par-
delà le bien et le mal, 9 69).
– Revenir à la nature, c’est affronter le danger absolu d’une vérité qui se
dissout et d’une liberté qui s’échappe à elle-même – ou d’une façon plus
précise c’est, sur le chemin vers la vérité de la nature, la découverte que ce
cheminement est la dissolution de la vérité de la nature. Ce qui donne au
retour à la nature un triple sens :
– Revenir à la nature, c’est nier la nature comme vérité naturelle,
dans le mouvement même qui cherche sa vérité.
– Revenir à la nature, c’est dépasser la nature en se plaçant aux
limites mêmes de sa possibilité.
– Revenir à la nature, c’est affranchir l’homme par la bête, en
découvrant que ce n’est pas la liberté qui sépare l’homme de la bête.
Le retour à la nature, c’est libérer la vérité par la grâce de et en faveur
de la vérité ; c’est libérer la liberté par la grâce de et en faveur de la liberté.
– C’est pour cela, et non par quelque écho chronologique, que ce retour
nietzschéen à la nature est la forme absolue de la répétition.
Cette forme de répétition où l’effort vers la vérité de la nature détruit la
nature et sa vérité, c’est l’acte divinatoire et sacrilège d’Œdipe : il ne peut
avoir accès à la vérité de la nature qu’en cheminant contre la nature
(première page du texte 70).
Mais par là s’instaure une lutte à mort entre l’homme et la nature : la
mort de l’homme et l’anéantissement de la nature apparaissent, dès l’aurore
du monde grec, comme les conditions de l’affranchissement de la vérité et
de la liberté. « Ce mythe semble vouloir nous insinuer […] que celui qui par
son savoir précipite la nature dans l’abîme du néant mérite d’être détruit par
la nature » (La Naissance de la tragédie, 9 71).
En face du retour rousseauiste à la nature, comme retour à une patrie
perdue, le retour nietzschéen est affrontement – par-delà la mort, par-delà la
sécurité des paysages familiers – des terres étrangères. Le retour à l’Oublié,
c’est aussi bien la répétition de l’Inconnu, l’itération de l’Étranger.
« Pourquoi ce vol éperdu dans cette direction, vers le point où jusqu’à
présent tous les soleils déclinèrent et s’éteignirent ? Dira-t-on peut-être un
jour de nous que, nous aussi, gouvernant toujours vers l’ouest, nous
espérions atteindre une Inde inconnue – mais que c’était notre destinée
d’échouer devant l’Infini ? Ou bien, mes frères ou bien ? » (Aurore, 575 72).
Dans la mesure où il est ainsi répétition, ce retour à la bête, ce retour à
la nature, est ce qu’il peut y avoir de plus profond, plus profond même que
cette recherche des fondements qui avait été instaurée par la pensée
critique.
Aurore, 446 [distingue] :
– « les penseurs profonds – de ceux qui vont dans les profondeurs
d’une chose (gründlich) » ;
– « les penseurs fondamentaux (abgründlich), qui veulent descendre
jusqu’au dernier fond d’une chose » ;
– « enfin il y a les penseurs qui enfoncent leur tête dans le
marécage : ce qui ne devrait être ni un signe de profondeur ni un signe
de pensée approfondie ! Ce sont ces bons fouilleurs de bas-fonds
(Untergrund) 73 » o.
Cet Untergrund, ce bas-fond du marécage, c’est la nature telle qu’elle
est présente dans la pensée de Nietzsche. Ce n’est donc ni la nature
précritique ni la nature sur la possibilité de laquelle s’interroge la pensée
critique, c’est l’arrière-fond de tout fondement, plus profond que le
fondement critique, tout comme le fondement critique était lui-même plus
profond que la profondeur métaphysique.
Et si l’on peut dire que la critique était une métaphysique de la
métaphysique, on peut dire que la nature pour Nietzsche, ou plutôt la
répétition de la nature, découvre l’horizon d’une métaphysique de la
critique.
En face de toutes les anthropologies du XIXe siècle qui, au fondement de
la critique, ne plaçaient jamais qu’une métaphysique précritique de
l’homme ou une physique naturaliste de l’homme, Nietzsche, par
l’approfondissement du sens de la nature et le dépassement de la nature
comme telle, découvre tout l’horizon d’une métaphysique qui donne à la
critique un sens absolument nouveau, et permet de faire une critique de
l’homme, des valeurs et du monde.

II. LA MÉTAPHYSIQUE DE LA VÉRITÉ

Cette métaphysique de la vérité commence à cette phrase à laquelle nous


avons abouti par notre cheminement à travers la nature psychologique de
l’homme : « Périr par la connaissance absolue pourrait faire partie du
fondement de l’être » (Par-delà le bien et le mal, 39 74).
1. [Périr par la connaissance]

Que veut dire ce texte ? Il se trouve diversifié par Nietzsche à différents


niveaux de réflexion, et interprété :
– Comme rapport inverse de la connaissance et de l’être, la
connaissance était définie comme distance prise par rapport à l’être : « Plus
quelque chose est connaissable, plus il est loin de l’être, plus il est
concept » (La Volonté de puissance 75).
– Comme une définition de la connaissance par la volonté de ne pas
être : la connaissance est oubli de et fuite devant l’horreur et le sacré de
l’être : « Il est beau de regarder les choses, mais terrible de les être »
(Écrits, essais. 1873-1876 76).
– Comme un refus de penser le monde comme un univers, c’est-à-dire
comme une totalité de l’étant close sur elle-même, fermée sur son type de
rationalité, d’objectivité et de nécessité : « Gardons-nous de penser que le
monde est un être vivant, […] que l’univers est une machine ; gardons-nous
de dire qu’il y a des lois dans la nature […] “ces ombres de Dieu”
assombrissent l’être véritable » (Le Gai Savoir, 109 77). Le monde en tant
qu’univers, en tant que corps réel du connaissable, n’est pas la
manifestation de l’être, c’en est l’oblitération et comme le voile.
– Comme refus de penser l’être à partir d’un entendement ou d’une
sensibilité infinis qui, tout en garantissant son poids ontologique, lui
donnerait son caractère absolu d’être connaissable : « Un Dieu qui souffre
et embrasse, un sensorium total et un esprit total, serait la plus grande
objection contre l’être » (La Volonté de puissance 78).
– Comme découverte enfin que la pensée n’est pas la mesure de l’être et
que, s’il y a parenté entre la pensée et l’être, ce n’est pas par une
implication nécessaire et tautologique. Il faut faire le tour de la leçon de
Parménide et s’apercevoir qu’on ne pense pas l’être mais qu’on pense le
non-être : « Dire que la pensée est la mesure du réel – que ce qui ne peut
être pensé n’est pas – c’est un épais non plus ultra de béate confiance
moralisante (confiance en un principe de vérité essentiel, présent au fond
des choses), affirmation insensée en soi […]. La vérité c’est que nous ne
pouvons rien penser de ce qui est » (La Volonté de puissance 79).
La vie de l’être est donc impossible dans l’élément de la connaissance
absolue (d’où les critiques contre Hegel) : celle-ci ne peut jamais être que
mort de l’être ; mais d’une façon plus profonde, l’accès à l’être comme
démarche de la philosophie ne peut avoir de sens que par une perpétuelle
contestation, un incessant dépassement de soi-même. « La connaissance a
cette valeur de réfuter la connaissance absolue » (Inédits. 1881-1886 80).
Autrement dit, la vérité, pour devenir vérité de l’être, doit se découvrir
comme non-vérité de la vérité et cheminer tout au long de cette vérité de la
non-vérité.

2. L’interprétation du sens et l’énigme de l’être

Quel est ce cheminement par lequel la vérité, en se dépassant comme vérité,


peut s’ouvrir à l’être ?
Ce mouvement commence du jour où la connaissance se prend au
sérieux comme interprétation, comme herméneutique, comme philologie.
La connaissance est comme la conscience : interprétation d’un texte ;
c’est-à-dire qu’elle est ce par quoi émerge un sens comme unité intelligible
des éléments qui se révèlent par là être des signes et des chiffres. Et tout
comme la raison n’était que langage et oubli du langage, de la même façon
la connaissance rationnelle, le savoir ne seront qu’interprétation, et aussi
oubli de ce statut originaire d’interprétation.
Connaissance et conscience ne se fondent pas l’une sur l’autre, mais
toutes deux appartiennent à ce genre qui les englobe et qui est caractérisé à
la fois :
– par le fait que vient au phénomène et à la manifestation l’essence qui
constitue l’unité significative : il n’existe pas « d’événement en soi. Ce qui
arrive est un groupe de phénomènes, expliqués et réunis ensemble par une
essence qui donne un sens » (Inédits. 1882/1883-1888 81) ;
– par le fait que cette présence de l’essence est toujours cependant
perspective et qu’elle se présente par profil, ou plutôt selon un système de
projections par quoi les dimensions des données servent de chiffres
référents pour des dimensions référées : « Tout concevoir, c’est-à-dire
transcender toutes les relations de perspective, cela veut dire ne rien
concevoir, méconnaître le sens de la connaissance » (ibid.).
C’est-à-dire que l’unité de l’essence significative est la condition de la
multiplicité des sens manifestes. D’où tout un mouvement de
l’interprétation dans la recherche d’elle-même, qui est à la fois
l’accomplissement de la connaissance et la marche de la connaissance dans
la connaissance de soi :
α. Lever le préjugé qu’il puisse y avoir un sens qui soit forme absolue et
manifestation accomplie de la vérité : « Le même texte peut avoir
d’innombrables interprétations : il n’y a pas d’interprétation juste » (ibid. 82).
« Présupposer qu’il y a véritablement une interprétation exacte, c’est-à-dire
une seule exacte, me semble expérimentalement faux […]. Il n’y a pas
d’interprétation seule béatifiante » (lettre à Fuchs 83).
β. Se rendre maître de toutes les interprétations effectivement
proposées, parcourir les perspectives et les sens, non pour les planifier dans
un géométral de l’essence, non plus pour les totaliser dans l’intériorité d’un
Geist [esprit], mais pour montrer comment le sens du sens est d’être non-
sens de l’essence : altération, oubli, voile, oblitération – ce en quoi se
dérobe l’essence. La marche du sens n’est pas même vers la vérité, elle n’a
pas en elle-même de rapport effectif à la vérité : « Le monde, qui nous
concerne, est faux […], il est fluent […] comme une fausseté qui se déplace
toujours à nouveau sans s’approcher jamais de la vérité » (La Volonté de
puissance 84) ; « Nous devons aimer l’erreur et veiller sur elle, c’est le sein
maternel de la connaissance » (Inédits. 1881-1886 85).
γ. Mais cela fait surgir le relief négatif de ce qui est dérobé et recouvert
par le sens. Le sens, parcouru et dévoilé dans son non-sens, indique
négativement ce dont il est le sens : il indique le texte p. En tant
qu’interprétation, le sens recouvre et maquille le texte, et impose un retour
au texte où le texte ne veut dire que lui-même. « Il faut beaucoup
d’intelligence pour appliquer à la nature le même genre de stricte
explication que les philologues ont maintenant établie pour les livres en se
proposant de comprendre ce que le texte veut dire, et non de rechercher un
sens double, ou même de le supposer » (Humain trop humain, I, I, 8 86).
Le sens comme lecture possible du texte devient le sens comme parole
autochtone du texte : il y a plusieurs interprétations, il n’y a qu’une parole.
δ. Mais ce sens comme parole q, comme profusion abyssale des sens et
des interprétations, est obscur et opaque à tout effort de lecture : « Pouvoir
lire un texte comme texte, sans y mêler une interprétation, est la forme la
plus tardive de l’expérience intérieure – peut-être une expérience qui existe
à peine » (La Volonté de puissance 87).
Cette parole, en effet, c’est la plus fondamentale, c’est le mouvement
originaire par lequel l’être se désigne : « Au fond de nous-mêmes, tout au
fond, il se trouve quelque chose qui ne peut être rectifié, un rocher de
fatalité spirituelle […]. À chaque problème fondamental s’attache un
inéluctable “je suis cela” […]. On trouve de bonne heure certaines solutions
de problèmes […]. Peut-être les appelle-t-on ensuite des “convictions”. Plus
tard, on ne voit dans ces solutions que […] des indices du problème que
nous sommes plus exactement, de la grande bêtise que nous sommes, de
notre fatalité spirituelle, de l’inenseignable qui est en nous, “là, tout au
fond” » (Par-delà le bien et le mal, 231 88).
L’interprétation s’est transformée en énigme et les possibilités de sens
ne renvoient plus finalement qu’à la fatalité de l’être. La fatalité de l’être et
l’énigme du monde fixent le fond positif et nocturne de toutes les
interprétations négativement claires de la vérité. Les interprétations, dans
leur négation mutuelle, cachent et découvrent à la fois l’affirmation
impénétrable de l’être : « la multiplicité d’interprétations, signe de force. Ne
pas chercher à enlever au monde son caractère troublant et énigmatique »
(La Volonté de puissance 89).
Mais alors, la parole la plus fondamentale de l’être n’est que la négation
de la vérité ?

3. Le dépassement de la vérité

La désignation de l’être à travers la négation du sens équivaut-elle à


l’abolition de la vérité ? Quel sens faut-il donner à l’affirmation tant de fois
répétée « tout est faux » ?
Cette affirmation ne doit pas être prise, si on veut lui laisser tout son
poids porté, comme conclusion et dernier mot de la philosophie, mais
comme principe de retournement de l’interrogation philosophique elle-
même. Dans les Inédits du temps du Voyageur :
– depuis Descartes, la question « Comment l’erreur est-elle possible ? »
déterminait le champ d’interrogation de la philosophie ;
– maintenant, la question devient : « Comment, malgré la non-vérité
fondamentale de la connaissance, un type de vérité est-il généralement
possible ? » (Écrits et Esquisses. 1869-1872 90).
1. Bien sûr, la possibilité d’une vérité comme connaissance de la
connaissance ou genèse de l’erreur est impossible :
– d’abord, parce que la connaissance de soi est [autant] perspective que
la connaissance tout court : « l’esprit de l’homme au cours de ses analyses
ne peut s’empêcher de se voir selon sa propre perspective, et ne peut se voir
que selon elle » (Le Gai Savoir, 374 91).
– ensuite, parce que la genèse de l’erreur ne peut se faire que sur fond
absolu de vérité.
Le type de vérité auquel on peut avoir accès n’est donc ni
gnoséologique ni transcendantal : car l’un et l’autre supposent que la vérité
est la condition de l’erreur, alors que « l’erreur est la condition de la vérité,
et cela dans son fondement le plus profond » (Inédits. 1881-1886 92).
2. Si donc la vérité ne doit pas être pensée comme condition de l’erreur,
l’erreur doit être ressaisie comme condition d’elle-même dans l’effacement
de l’horizon du transcendantal : « Le savoir de l’erreur ne la transcende
pas » (ibid. 93).
Comment prendre cela au sérieux ? Que signifie prendre au sérieux le
fait que le savoir de l’erreur ne la transcende pas ? Cela veut dire :
– que « nous n’avons pas la vérité » : conscience qui est infiniment plus
profonde déjà que la conscience sceptique, car celle-ci suppose l’erreur sur
fond de vérité, et corrélativement pense l’ignorance dans la forme de la
vérité (Inédits du temps d’Aurore 94) ;
– que la vérité ne peut s’éclairer que dans la forme instantanée de sa
suppression ; la vérité n’est que l’éclair qui indique sa propre nuit : « La
vérité tue – ce qui plus est, se tue elle-même (pour autant qu’elle reconnaît
que son fondement, c’est l’erreur) » (Écrits et Essais. 1873-1876 95) ; « La
vérité, comme devoir s’imposant absolument, est anéantissement du
monde » (ibid.) ;
– que la vérité comme position de sens est ce qu’il y a de plus et de
moins conditionné.
α. Ce qu’il y a de plus conditionné, en ce sens qu’elle ne repose que
sur sa contradiction ; elle est l’éclair qui n’est possible que par la nuit,
l’étincelle instantanée qui jaillit de l’acier : « Les choses elles-mêmes
n’ont pas d’existence véritable, elles sont comme l’éclair et l’étincelle
issue des glaives tirés, elles sont la lueur d’une victoire dans le combat
des qualités opposées » (Écrits et Essais. 1873-1876 96).
β. Ce qu’il y a de plus inconditionné, de plus abandonné à soi-
même, de plus originairement livré à la liberté : « donner un sens – cette
tâche reste toujours absolument inconditionnée, si l’on pose qu’il
n’existe pas de sens » (La Volonté de puissance 97).
La vérité, c’est l’inconditionné conditionné, c’est-à-dire ce dont la
position absolue ne fait qu’une seule et même chose avec la contradiction
absolue. Et c’est pourquoi le savoir de l’erreur ne la transcende pas à la fois
parce que, en tant que savoir, il n’est pas autre chose que l’erreur, et en tant
qu’erreur, il n’est pas autre chose que sa vérité comme savoir.
3. Mais alors la pensée – non plus sous la forme de science ou de
connaissance de la vérité, mais sous sa forme de réflexion philosophique,
régressive sur l’erreur de la vérité – retourne à son point d’origine, c’est-à-
dire à la connaissance de ce fait qu’elle ignore son origine, que son origine
c’est sa nuit. « La pensée apparaît en moi – d’où ? par quoi ? je ne le sais
pas encore […]. L’origine de la pensée reste cachée. Il est bien
vraisemblable qu’elle est le symptôme de quelque chose de plus étendu »
(Inédits. 1882/1883-1888 98).
α. Cette nuit, origine de la pensée, position et destruction de la vérité,
c’est la volonté, en ce sens complexe que :
– en tant qu’acte fondamental de liberté, elle est le commencement
de ce commencement inconditionné qu’est la vérité ;
– et en tant que vouloir créateur, elle est destruction de cette volonté
de vérité, qui est vouloir d’une vérité donnée, offerte, ouverte :
« Volonté de vérité – comme impuissance de la volonté de création »
(La Volonté de puissance 99).
La vérité, c’est à la fois la volonté et la déchéance de la volonté, son
premier courage mais aussi son renoncement et sa lâcheté, sa jeunesse et
son matin, mais également ses soirées assoupies.
β. Mais c’est pourquoi on voit la possibilité d’un dépassement de la
vérité ; ou plutôt, puisqu’il reste toujours vrai que nous n’avons pas la vérité
et que nous ne pensons pas l’être, s’ouvre, comme possibilité absolue, c’est-
à-dire comme devoir de la liberté, la tâche d’être la vérité, et d’être la
pensée – sans se reposer sur une vérité de la pensée ni se réfugier dans une
pensée de la vérité.
Être la vérité et être la pensée, ce n’est pas autre chose que découvrir
que cette nuit que la pensée pense à son origine, cette nuit que s’épuise à
désigner en un instant l’éclair de la vérité, c’est le midi du monde, c’est sa
juste lumière. La nuit de la vérité, c’est l’être ensoleillé.
Ce midi, c’est la volonté s’arrachant à la volonté de vérité, à la lâcheté
et à la paresse d’un vouloir qui veut s’attarder par-delà les apparences à ce
qu’il peut y avoir de stable, de permanent, de consistant. Ce midi de l’être et
de la pensée, c’est la volonté se libérant de tout vouloir de vérité, et se
reprenant courageusement comme vouloir de la vérité toujours dissoute, du
devenir, du mirage, comme vouloir de l’apparence.
γ. Ainsi, la pensée et l’être se rejoignent enfin dans cette proche patrie
de l’apparence, qui est la nuit de la vérité mais qui fut jadis le soleil de la
terre et de la beauté grecque.
« Ah ! ces Grecs ! Comme ils savaient vivre ! Cela demande la
résolution de rester bravement à la surface, de s’en tenir à la draperie, à
l’épiderme, d’adorer l’apparence… Ces Grecs étaient superficiels par
profondeur » (Le Gai Savoir, 4 100).
Dans la couleur et la lumière du devenir et de l’apparence, l’être, enfin
et déjà, pense – la pensée, enfin et déjà, est.
δ. Si donc il y a dépassement de la vérité, c’est dans la plus proche des
familiarités, dans la plus voisine des erreurs, dans le plus instantané des
mirages. L’arrachement à la vérité sera attachement et fidélité à la terre la
plus proche.
« Demeurez fidèles à la terre » (Ainsi parlait Zarathoustra,
« Prologue », 3 101).
« Il faut renouer des relations de bon voisinage avec les choses les plus
proches » (Humain trop humain, II, « Le Voyageur et son ombre », 16 102).
Mais cette familiarité n’est pas proximité de l’existence, retour à des
formes concrètes de l’être-là. La familiarité de l’apparence est liée au
contraire à la solitude de l’être. Le labeur de s’en tenir à la lumière sans
pitié ni recours de l’apparence (à l’apparence comme dépassement de la
vérité) est ponctué sans cesse : par la nostalgie des vérités nocturnes ; par le
souci des vérités stables ; par le désir d’être lié au monde par des liens plus
solides et moins vertigineux que celui d’une lumière diffuse.

4. Dionysos

Tout ce mouvement de dépassement de la vérité s’énonce à la fois :


– par la familiarité de la pensée dans la patrie de l’apparence ;
– par la solitude de l’être perdu dans sa propre lumière ;
– par la profusion de cette lumière par quoi l’apparence apparaît, de
telle sorte que l’apparence se donne à la lumière et dans la lumière, mais de
telle sorte aussi que la lumière se perde, comme pure transparence, dans la
chaleur et les cris des couleurs.
La disparition de la vérité révèle que l’apparence ne se donne
pleinement que si elle transparaît dans la lumière de l’être. Ou encore :
c’est quand l’être se donne comme lumière, mais comme pure transparence
de la lumière que disparaît la vérité et qu’aussitôt apparaît l’apparence.
Ce mouvement, c’est l’essence même du dionysiaque r.
a. Dans l’interprétation classique, le dionysiaque a deux sens :
– Par opposition à l’apollinien : opposition de l’ordre et du désordre, du
kosmos et de l’hubris, du pessimisme destructeur et individualiste s à
l’optimisme constructeur de la cité.
La tragédie grecque serait le moment de cet équilibre, exprimé et en
même temps protégé par le chœur.
– Par opposition au Crucifié t, ce serait l’opposition de la vie et de la
mort, de la Volonté de Puissance et du ressentiment, de la joie exultée des
forts contre la morale rampante et démocratique des esclaves.
En ce second sens, le dionysiaque serait la synthèse du dionysiaque
(premier sens) et de l’apollinien.
Le dionysiaque serait le concept esthétique qui permettrait de penser
« la vie poudroyante en des myriades d’êtres » qui « ne plonge plus dans
une nappe immobile », qui « ne tend pas à s’anéantir, mais à s’épanouir »
(Charles Andler 103).
Le dionysiaque serait l’envers positif du pessimisme d’Arthur
Schopenhauer. Dionysos serait le vouloir de la vie.
Interprétation qui a pour conséquences :
– de faire aboutir la philosophie de la vérité à une métaphysique de la
volonté, qui ne serait elle-même qu’une sorte de cosmologie fantastique de
la vie ; Nietzsche ne serait que du Bergson en désordre, du Bergson en
flagrant délit d’immoralité et de délire ;
– de présenter Nietzsche comme un philosophe du devenir, triomphant
des philosophies de l’être, un philosophe du moment récusant toutes les
philosophies de l’éternité – ce qui condamne le surhomme et l’Éternel
Retour à n’être que les paradoxes mythologiques d’une pensée qui échappe
à son propre sens.
b. En fait, l’analyse du dionysiaque doit être prise sous une tout autre
lumière.
1. Le dionysiaque, c’est l’ivresse par opposition au rêve qui est de
l’ordre apollinien. Or :
– si le rêve, c’est l’apothéose de l’apparence, c’est-à-dire l’être tout
entier aux ordres de son apparaître,
– l’ivresse, c’est la destruction de l’apparence, c’est l’envers du rêve, sa
chute dans le désordre, dans la nuit, dans le non-être.
Dionysos, c’est la disparition de l’apparence, c’est le non-être de ce qui
se donne pour l’être dans la forme de la vérité. Et c’est pourquoi, lorsqu’il
se donne lui-même, lorsqu’il avance en personne, c’est dans la forme du
théâtre, sur scène, dans l’apparence qui ne se donne pas comme vérité, mais
comme apparence. Le théâtre grec, confrontation et compromis de
Dionysos et d’Apollon, de l’ivresse et du rêve, du délire et du sommeil,
c’est la surface infiniment fragile de l’apparence qui ne recouvre que son
non-être, ne renvoie qu’à lui, et indique comme son destin et son pathos sa
propre disparition qu’accomplira justement la philosophie platonicienne.
Mais si Dionysos, dans sa confrontation tragique avec Apollon, a rendu
possible la philosophie comme métaphysique de l’idée vraie, par opposition
à la sensation trompeuse de l’apparence u, la philosophie s’est trompée sur
Dionysos, et a trompé Dionysos. Elle a oublié le délire de son ivresse pour
le « cliquetis de squelette » de la métaphysique 104 : et elle a omis le
caractère salvateur de Dionysos.
2. En effet, si l’apparence se perd dans sa propre énigme où elle
abandonne tous les prestiges de sa vérité, elle est justement sauvée de cette
vérité et de cette énigme par cette perte elle-même. C’est la fable d’Ariane :
– Thésée, l’apollinien Thésée, pour tuer la bête humaine qui menace les
hommes, pour tuer la nuit qui tue la lumière, va se perdre dans le labyrinthe.
Mais il est sauvé par Ariane, non par sa vérité, ni par celle qu’il cherchait,
mais par ce qu’il y a de plus opposé à cette vérité, par ce qu’il y a de plus
ténébreux : par son désir v.
« Un homme labyrinthique ne cherche jamais la vérité, mais toujours
seulement son Ariane – ce qu’il désire aussi nous dire » (Inédits. 1881-
1886 105).
– Mais par là même, Ariane et le fil du désir tout au long du labyrinthe
ne sont le salut de Thésée que dans la mesure où ils en sont la perte. Si
l’homme qui cherche la vérité est sauvé de la vérité par ce qu’il y a de plus
contraire à la vérité, il y perd sa propre vérité. Si le labyrinthe, c’est la nuit
de l’apparence qui a perdu sa vérité, Ariane, qui reconduit l’homme jusqu’à
la lumière, ne peut montrer à Thésée qu’une chose : c’est que, dans le
labyrinthe, il a perdu sa propre lumière et il est devenu nuit. « Ariane, tu es
un labyrinthe : Thésée s’est perdu en toi, il n’a plus aucun fil, quel profit
pour lui à ce qu’il ne soit pas dévoré par le Minotaure ? Ce qui le dévore
maintenant est pire que le Minotaure. » Ariane : « C’est mon dernier amour
pour Thésée : je le ruine » (Inédits. 1882/1883-1888 106).
– Mais Ariane, perte de l’homme que l’homme lui-même, dans
l’affolement de son désir, abandonne et oublie, Ariane, découverte que
l’homme se perd dans sa vérité quand il se sauve de la vérité qu’il va
chercher au fond du labyrinthe des énigmes, Ariane s’offre à Dionysos et se
perd en lui ; « Ariane, je suis ton labyrinthe » (Poésies 107).
Le mythe de Dionysos, d’Ariane et de Thésée, c’est donc, en ce sens, la
reprise de ce dépassement de la vérité, mais c’est en même temps la
découverte qu’en perdant la vérité l’homme se perd, et que s’il dépasse la
vérité, pour se retrouver à la fois dans la familiarité de l’apparence et la
solitude, ce n’est plus sous la forme essentielle de l’homme authentique,
c’est sous la forme de l’homme dépassé, c’est dans le délire dionysiaque.
3. Mais qui est Dionysos ? Ce qui revient maintenant à se poser la
question : qu’est devenu le visage de l’homme, lorsque la vérité a disparu
dans l’apparaître de l’apparence 108 qui transparaît au travers de la lumière
de l’être ?
α. À l’intérieur de la métaphysique platonicienne de l’Idée et de l’autre
monde, le Crucifié (ou encore : l’essence de l’homme chrétien) apparaissait
dans son sacrifice comme « une malédiction sur la vie, une invitation à se
détacher d’elle » (La Volonté de puissance 109). Et la sainteté du sacrifice
n’était que « chemin vers un être saint » (ibid.). C’est-à-dire que le sacrifice
platonicien de l’apparence à la vérité appelait le sacrifice chrétien sur la
voie d’un accès plus pur à soi-même.
Alors que dans l’apparence dionysiaque, qui se joue à la lumière de
l’être, le sacrifice du dieu ne renvoie pas à l’autre monde. S’il est promesse
de résurrection, c’est ici-bas. L’homme qui s’est perdu dans la perte
dionysiaque de la vérité se retrouvera, mais libéré de sa vérité, dans une
souffrance sans recours : car « l’être est assez saint pour justifier encore une
souffrance incroyable » (ibid.).
La perte de l’homme en Dionysos en est la divinisation, dans la forme
du tragique, alors que la divinisation chrétienne est le maintien désespéré
dans une vérité sans apparence et sans être. « L’homme tragique affirme
encore la souffrance la plus rude. Il est pour cela assez fort, plein,
divinisant. Le chrétien refuse encore le sort le plus heureux sur terre. Le
dieu en croix est une malédiction sur la vie, une invitation à se détacher
d’elle. Dionysos coupé en morceaux est une promesse de vie : elle renaît
éternellement et reviendra de la destruction » (ibid.).
β. C’est pourquoi l’homme chrétien sera toujours accusateur de Dieu
dans le vocabulaire du ressentiment, il pratiquera toujours le dénigrement
des valeurs et s’exercera à la rancune, alors que Dionysos, qui se retrouve
dans la dispersion douloureuse de son corps et de l’apparence, affirme,
bénit et sanctifie ce monde qui a été sa souffrance et sa mort – et qui n’a été
sa propre mort que dans la mesure où il a été la mort de la vérité de ce
monde.
C’est pourquoi la contemplation doit se terminer par « une théodicée,
c’est-à-dire par un oui absolu au monde, mais pour les raisons qui font
qu’autrefois on lui disait non » (ibid. 110).
Dionysos, c’est donc le retour au monde, le retour à l’apparence du
monde dans la lumière de l’être par-delà la négation de la vérité du monde.
γ. Dionysos, c’est le dieu philosophe, par opposition au Dieu chrétien,
[au] Dieu calculateur : « Le fait que Dionysos est un philosophe, et donc
que les dieux aussi se livrent ainsi à la philosophie, me semble une
nouveauté qui n’est pas sans danger et qui peut-être pourrait exciter la
méfiance, surtout parmi les philosophes » (Par-delà le bien et le mal,
295 111).
– Le Dieu chrétien calcule, il ne philosophe pas : et c’est quand il
calcule que le monde se fait, monde qui est avant tout la vérité divine.
– Dionysos philosophe, c’est-à-dire qu’il est le mouvement même de
destruction de la vérité du monde. Tandis que Dionysos philosophe, le
monde se défait.
δ. Et du même coup, Dionysos, à la différence du Dieu chrétien, ne
sonde pas les reins et les cœurs, ne restaure pas l’homme dans la vérité.
Au contraire, s’il « traque les rats de la conscience » (ibid. 112), c’est pour
chasser l’homme de la vérité. La joie de son printemps, c’est le dégel, c’est
la dérive de l’homme. À son contact, on se sent « plus nouveau
qu’auparavant, débloqué, pénétré et surpris comme par un vent de dégel,
peut-être plus incertain, plus délicat, plus fragile, plus brisé, mais plein
d’espérances qui n’ont encore aucun nom, plein de vouloirs et de courants
nouveaux, de contre-courants et de mauvais vouloirs nouveaux… »
(ibid. 113).
Dionysos, c’est l’homme jeté en avant de lui-même hors de sa vérité,
c’est l’homme poussé aux limites de ses possibilités qui contredisent, nient
et détruisent le repos de sa vérité : « L’homme est pour moi un animal
agréable, hardi, ingénieux, qui n’a pas son pareil sur la terre, il sait trouver
son chemin, même dans les labyrinthes. Je lui veux du bien. Je songe
souvent aux moyens de le pousser en avant et de le rendre plus fort, plus
méchant et plus profond qu’il n’est » (ibid. 114).
Dionysos, c’est le dépassement de l’homme au moment où, dans le
dépassement de la vérité, l’apparence apparaît dans la lumière de l’être.
Dionysos engloutit l’homme, comme la lumière de l’être dissipe la vérité
dans les jeux et les cris des couleurs au soleil. Dionysos, c’est la révélation
que l’homme n’a pas de vérité dans le midi de l’être. Autrement dit, l’être
ne peut être interrogé ni à partir de la vérité de l’homme ni même par
l’homme pris dans sa vérité, mais la métaphysique ne peut faire qu’une
seule et même chose avec le dépassement de l’homme lui-même : « Par le
nom de Dionysos, le devenir est activement saisi, subjectivement senti,
comme volupté furieuse du créateur qui connaît et en même temps comme
rage de celui qui détruit » (Inédits. 1882/1883-1888 115).
ε. Et c’est ainsi que, dans cette destruction de la vérité à la lumière de
l’être, l’homme, « le dernier disciple et le dernier initié de Dionysos » (Par-
delà le bien et le mal, 295 116), retrouve, dans la dislocation de sa vérité, la
grande tradition grecque de la tragédie, de l’homme masqué en proie au
dieu, de cette ligne imprudente où le tranchant de la liberté sépare l’art et la
folie.
– « Nous voulons prier le masque comme notre dernière divinité et
notre dernier sauveur » (Inédits. 1882/1883-1888 117).
– « Nous avons besoin de tout art pétulant, dansant, moqueur […]
pour ne pas perdre cette liberté qui nous place au-dessus des choses
[…]. Comment pourrions-nous en cela nous passer de l’art et du fou ? »
(Le Gai Savoir, 107 118).
– « Dieu et l’arlequin sont voisins » (La Volonté de puissance 119) ;
« Je ne veux pas être un saint mais plutôt un arlequin […], peut-être
suis-je un arlequin et cependant la vérité parle par moi » (ibid. 120).
– D’après Franz Overbeck, Nietzsche fou à Turin se disait le
« bouffon de nouvelles éternités 121 ».
Avec des promesses nouvelles, nous recoupons ici le thème initial du
philosophe saltimbanque, danseur de corde, le thème aussi de la philosophie
comme longue tragédie (Par-delà le bien et le mal, 25 122).
De même que nous avons vu tout à l’heure comment la philosophie,
comme critique de la vérité de l’apparence, était à la fois la vérité et l’erreur
de la tragédie, nous pouvons comprendre maintenant pourquoi la tragédie,
c’est la vérité de la philosophie. L’oubli platonicien du sens grec de la
tragédie est dissipé maintenant par la redécouverte du sens absolument
tragique de la philosophie.
Mais cette répétition philosophique de la tragédie apporte des
promesses nouvelles.
– Dans sa forme grecque, elle était l’expression de la puissance
mythique d’un peuple : en tant que fable du « pire des mondes », elle
illuminait, comme la dissonance de la musique wagnérienne, « une région
d’harmonies joyeuses où délicieusement s’évanouit l’horrible image du
monde ». Ainsi, elle appelait à la vie le « monde entier de l’apparence »
(L’Origine de la tragédie, 25 123).
– Dans sa forme actuelle, la philosophie, restituée à la forme tragique de
son origine, est aussi la fête de l’apparence, dans la disparition même de
l’apparence. Mais ce jeu de l’apparence ne s’accomplit pas dans le
mouvement de la vie, comme c’était le cas pour le Dionysos grec, il s’exalte
maintenant dans la lumière de l’être. C’est pourquoi, si le tragique
dionysiaque, dans son aurore grecque, était de l’ordre du mythe, dans sa
répétition philosophique, il est de l’ordre de la métaphysique : le mythe,
c’est le mouvement dionysiaque de l’apparence qui s’exalte dans sa
souffrance et sa mort à l’intérieur du mouvement de la vie ; la
métaphysique, c’est le mouvement dionysiaque de l’apparence qui se
dépasse comme vérité, mais apparaît dans son apparaître à la lumière de
l’être.
L’espace de jeu du mythe est recouvert et repris par l’espace de jeu de la
métaphysique. La rupture avec Richard Wagner, c’est la découverte que
l’essence du dionysiaque ne pouvait pas être reprise comme mythe, mais
seulement comme métaphysique, qu’il n’était pas promesse d’une vie
nouvelle, mais d’éternités nouvelles w.

D. Les interprétations x 124


Quelles sont ces éternités nouvelles ? Qu’est-ce que la métaphysique pour
Nietzsche ? En quoi consiste la répétition métaphysique du dionysiaque y ?

I. JASPERS
Pour Jaspers, Nietzsche le « Dionysos philosophos 125 » est :
1. Celui qui le premier a dépassé réellement l’idéalisme kantien de
l’objet – et cela en prenant au sérieux les phénomènes. Toute la critique
nietzschéenne serait la découverte de la présence de la vérité dans les
phénomènes, dans les apparences, sans aucune référence à une forme
absolue ou à un sol originaire de l’objectivité.
2. Cette mise entre parenthèses des formes de l’objectivité donnerait à la
vérité un sens nouveau : elle serait interprétation de l’être par la vie, forme
constituée de l’existence vivante. « La vérité n’est pas quelque chose qui est
pour soi, quelque chose d’inconditionné et d’absolument universel ; elle est
plutôt indissolublement liée à l’être du vivant, dans un monde interprété par
lui 126. »
Si bien que la vérité, tout en se dissolvant dans la vie de l’existence, fait
corps avec cette vie elle-même : elle ne se dissipe et ne s’esquive hors des
formes de l’objectivité que pour se maintenir, dans un style insaisissable,
comme trame secrète de l’existence. « Aussi cette théorie de la vérité oscille
toujours entre la négation de toute vérité qui peut subsister et l’étonnement
provoqué par une vérité non encore saisie 127. »
3. Qu’est-ce que cette vérité de l’existence vivante ?
Cette vérité comme négation de la vérité rationnelle de l’entendement a
un contenu positif : c’est l’historicité de l’existence z, exprimée par
Nietzsche comme devenir, comme devenir positif, comme dépassement
incessant de soi-même à l’intérieur du temps.

1. [Caractères de l’historicité]

L’historicité se caractérise par le fait : α. d’une part qu’elle n’a son origine
qu’en soi-même ; β. [d’autre part qu’elle] tombe toujours dans
l’« énonciabilité du mouvement 128 », donc dans la sphère de la rationalité.
D’où le double aspect de toute philosophie en général : d’une part,
critique donc chute, et rappel à soi ; d’autre part, saisie de l’historique à
partir de la rationalité. « Sans la philosophie négative, il n’y a pas de
philosophie positive. C’est seulement dans le feu purificateur du rationnel
que l’homme peut prendre conscience de son historicité positive 129 » aa.
Ces deux côtés, qui caractérisent les rapports de l’historicité et de la
rationalité, on les retrouve dans l’œuvre de Nietzsche :
– la négativité rationnelle comme critique des valeurs ; mais c’est à
partir d’elle, et dans le cadre, qu’elle fait éclater, de la biologie, de la
psychologie, de l’histoire, que s’indique, dans l’urgence de son appel,
– la positivité historique, qui est définie comme Volonté de Puissance :
devenir/dépassement.
La Volonté de Puissance comme dénominateur psychologique commun
à toute la critique négative des valeurs, et comme essence positive de tout
être, dans la forme du devenir et du dépassement, assure dans la pensée de
Nietzsche l’unité entre l’historicité positive et la négativité rationnelle dans
laquelle elle se perd, mais à partir de quoi, pourtant, elle se rappelle à soi-
même.

2. [Rapport de l’historicité à l’être]

L’historicité, dans ce rappel lui-même et dans cet arrachement à la


rationalité, définit un rapport à l’être qui est à la fois son horizon et sa
source – à la fois ce dont elle se détache et ce qui constitue sa
transcendance. Ce rapport à l’être est conçu par Nietzsche :
– Non pas comme un rapport du tout de l’étant sous la forme du monde
à ce fondement de l’être qui a pour la pensée chrétienne le visage de Dieu,
mais comme un rapport de chaque étant, dans l’instant de son devenir, avec
la source toujours originaire de l’être : « Il me semble important qu’on se
détache de l’univers, de l’unité, de quelque chose d’absolu. On ne pourrait
pas s’empêcher de le prendre comme instance suprême et de le baptiser
Dieu. Ce que nous avons donné à l’inconnu et au tout, le reprendre, pour
[en faire] ce qui est le prochain, nôtre » (La Volonté de puissance 130) ; « Je
ne saurais douter qu’il y a beaucoup de dieux » (ibid. 131).
– Non pas comme un rapport à une forme d’être subsistant (au
contraire, l’être subsistant a été défini comme produit dans lequel s’arrête,
se fixe et s’oublie la Volonté de Puissance : l’être subsistant, c’est la
négativité rationnelle). L’être par rapport auquel se définit la Volonté de
Puissance comme historicité, c’est l’être comme le rayonnement du soleil,
comme effusion et profusion ontologique : c’est ce à partir de quoi s’écoule
la lumière qui a éclairé l’expérience, par-delà le connaissable.
L’être est donc à la fois la vie elle-même, le Leben (le Leben, c’est
justement le rapport instantané et toujours nouveau de l’étant à l’être), et
aussi ce dont l’unité se déchiffre à travers le Leben.
Donc cette vérité que nous sommes, dans la mesure où la vérité a été
reconduite à la Volonté de Puissance qui est l’essence de notre être, cette
vérité est celle qui découvre à notre existence notre être dans notre vie, mais
permet de déchiffrer l’être au-delà de la vie comme ce qui permet à la vie
d’être l’englobant de notre existence. « Nous sommes toujours dans cette
vie et nous sommes continuellement au-dessus [d’elle] ; nous n’avons rien
d’autre que le phénomène, mais du fait que nous expérimentons celle-ci
comme phénomène, nous possédons en elle l’être comme chiffre 132. »
La vérité de l’existence vivante, c’est ce rapport instantané de l’étant à
l’être dans le devenir à l’intérieur duquel transparaît le chiffre de la
transcendance de l’être.

3. La transcendance de l’être

Or cette transcendance de l’être, Nietzsche ne la pense pas comme


transcendance, mais il ne parvient à lui donner un corps expressif que dans
le substitut des symboles, qui en dessinent bien les directions et les
vecteurs, mais n’en manifestent ni le sens ni la source. Il n’y aurait chez
Nietzsche que des « différentielles » de la transcendance, mais jamais une
restitution totale du mouvement de transcendance.
α. Les différentielles, on les trouve authentiquement indiquées dans
toute l’œuvre de Nietzsche. En résumé, selon Jaspers, ce sont :
– le dépassement incessant de toutes les formes d’objectivité ;
– le refus de désigner le but, le terme, la fin du dépassement ;
– l’inachèvement sans cesse recommencé du devenir ;
– la mise hors cause de toutes les formes du Geist [esprit],
d’intériorité close sur soi.
β. Mais Nietzsche se refuse à lui-même le droit de lire la référence de
tous ces index ; et à tout ce qui indique la transcendance, il substitue des
idoles de la transcendance. Par refus de franchissement des limites, il veut
faire valoir la transcendance à l’intérieur des limites elles-mêmes : et il
renverse du coup le sens de cette transcendance dont il indiquait lui-même
la direction.
Autrement dit, il paie sa conception résolue de l’être comme en deçà de
la nécessité de concevoir la signification de l’existence comme un au-delà.
C’est ce qui arrive de trois manières :
1. Au lieu de prêter le poids de l’historicité du Selbst à la présence
éternelle de la transcendance, il pense le devenir dans une totalité
immanente de l’être-là : « le particulier s’intègre dans le devenir infini
et tire son importance dans le tout du fait qu’il revient
éternellement 133 ». [D’où l’]Éternel Retour.
Ce saut à l’intérieur du monde se produit à la place du saut vers la
transcendance.
2. Au lieu de penser l’être de l’homme à partir de la clarté
inépuisable et inobjectivable qui lui vient de la transcendance, comme
source et de sa lumière et de son être, l’être de l’homme [doit] être
pensé, par Nietzsche, à l’intérieur du plan du connaissable, au niveau
d’une planification du savoir, de l’action et du monde. Il est projeté dans
une création fantastique : « Le surhomme devient l’idéal d’une
élévation par une planification mondiale ; sa prééminence sur les dieux
consiste en ce qu’il doit se trouver dans le domaine de la production
humaine 134. »
3. Enfin, au lieu de distinguer la « connaissance toujours particulière
et relative des choses de ce monde » et la « vérité éclairable » de la
« transcendance » (ibid. 135), il essaie de faire valoir la vérité de la
transcendance dans les concepts de [la] biologie, de la psychologie et de
la sociologie. Alors la transcendance de l’être n’apparaît plus que sous
la forme négative du vide, du creux, de l’abandon de la finitude à elle-
même : c’est le « Dieu est mort », c’est l’athéisme.
Ainsi la mort de Dieu, le surhomme et l’Éternel Retour apparaissent-ils
comme des concepts vides, dont la vacuité s’explique parce que Nietzsche
veut rester dans le monde, tout en abandonnant ce qu’on peut en savoir, par
des mouvements toujours interrompus, toujours rattrapés vers la
transcendance 136. C’est pourquoi, à propos de l’Éternel Retour, Jaspers dit :
« Cette conception ne peut nous émouvoir ; elle nous est un moyen
incapable d’exprimer les expériences fondamentales de la condition
humaine […]. Par elle, Nietzsche plonge, pour ainsi dire, dans une
atmosphère inaccessible pour nous 137. »

4. [Le problème du refus de la transcendance]

Mais pourquoi ce refus de la transcendance ? C’est ici que le commentaire


de Jaspers s’infléchit et, se repliant sur lui-même, devient interprétation ; on
passe de la lecture du sens des textes à l’élucidation de son exigence
philosophique : la raison pour laquelle Nietzsche oublierait la transcendance
et refuserait de lui donner son caractère de fondement, c’est qu’il est
l’héritier de toute une philosophie chrétienne, dont il suit les impulsions
tout en les retournant contre le christianisme.
a. La vision totale de l’histoire universelle
Or Nietzsche s’oppose à cette vision chrétienne de l’histoire, et pourtant
il ne peut y échapper ; la manière dont il essaie de faire éclater la totalité
chrétienne de l’histoire relève malgré tout de cette totalité 138.
– D’abord, revenir par-delà le christianisme à l’hellénisme comme
âge tragique. Mais cela à partir de cette double idée qu’à l’époque
présocratique l’homme avait atteint le point culminant de son
humanité ; et que maintenant il a atteint son niveau le plus bas, rendant
inéluctable un revirement.
– [Ensuite,] faire éclater la totalité chrétienne : « L’humanité
n’existe même pas. Son aspect général, c’est celui d’un énorme
laboratoire, où quelques essais réussissent […] et où il en échoue
d’innombrables » (La Volonté de puissance 139). Mais ce devenir à la fois
fini et indéfini est tout de même susceptible d’une totalisation dans le
Retour Éternel. Et il exige même cette totalisation dans le thème du
surhomme : « À la place du Dieu créateur qui conduit l’histoire, c’est
l’avènement de l’homme agissant qui dresse des plans et prend en main
l’histoire dans sa totalité 140. »
b. « Il y a quelque chose de fondamentalement manqué chez
l’homme ! » (Inédits. 1882/1883-1888 141).
Thème dont les résonances chrétiennes s’entendent très nettement
quand Nietzsche oppose la finitude imparfaite de l’homme à la finitude
parfaite de l’animal à l’état de nature : tout animal est réussi, il obéit à un
type définitif ; l’homme est l’animal inachevé, il est la maladie de peau 142
du globe terrestre.
Mais cette finitude de l’imperfection est ouverte sur l’infinité du chemin
que l’homme doit maintenant parcourir : l’essence propre de l’homme, c’est
son inachèvement qui lui donne le pouvoir de se dépasser lui-même.
D’où le paradoxe de cette marche à la perfection qui doit être faite à la
fois :
– du sérieux que l’on reconnaît à l’imperfection actuelle : « Tout
homme à l’esprit bien fait est heureux que l’homme soit ce qu’il est et
que tel soit son chemin » (Inédits. 1881-1886 143) ;
– de l’oubli, et du détachement de soi-même : « On ne peut vraiment
respecter que celui qui ne se cherche pas lui-même » (Johann Wolfgang
von Goethe à Fritz Schlosser 144).
D’où la valeur donnée par Nietzsche à l’ascèse, à la forme de la vie
religieuse : « Je dois avouer que, pendant toute ma vie, je n’ai trouvé des
caractères ainsi oublieux d’eux-mêmes que chez des hommes dont la vie
religieuse était solidement enracinée » (Inédits. 1882/1883-1888 145). « Ne
pas nous chercher nous-mêmes, ne pas chercher l’homme, telle est la
condition pour nous trouver nous-mêmes, pour trouver l’homme 146. »
c. La science comme volonté illimitée de savoir
Pour Nietzsche, la science est l’ennemi mortel du christianisme, comme
religion sans contact avec la réalité. Pourtant, l’exigence d’un savoir
universel est portée par la pensée chrétienne, et c’est justement cette
exigence chrétienne qui a fait sombrer le kosmos grec.
En effet :
1. Le kosmos grec est caractérisé par le fait :
– qu’il est constitué par « des vues d’ensemble, par des
constructions unificatrices servant à établir des ordonnances
systématiques, et qui tendent ainsi à se fermer sur elles-mêmes plutôt
qu’à pousser les sciences en avant 147 » ;
– que ces constructions comportent des parties hypothétiques,
douteuses (« jeu nonchalant des connaissances ayant pour objet des
choses particulières », ibid.) ;
– que, en dehors de ce qui est organisé dans le kosmos, il n’y a rien,
ou plutôt il y a un « rien », un mê on, inconnaissable et indigne d’être
connu.
2. Or ce kosmos, qui repose ainsi sur un fond inaccessible, et qui se
ferme sur des régions diverses et polymorphes de vérité, ce kosmos, la
passion chrétienne de vérité absolue le fait éclater ab.
– Cette présence de Dieu que Martin Luther retrouve jusque « dans
l’intestin d’un pou 148 » fait de la volonté absolue de vérité un principe
de la morale chrétienne. Paradoxalement, le fait que l’on puisse
déchiffrer le geste de Dieu derrière tous les visages de la nature, et le
fait que l’on doive procéder à ce déchiffrement pour mourir au monde,
ces deux faits emportent la possibilité et l’exigence d’une science
universelle.
– Mais, par le fait même, la rationalité de la connaissance
n’apparaîtra [pas] comme le principe d’organisation du monde, de telle
manière que logos et kosmos appartiennent à la même patrie ; la
rationalité, au lieu de se fermer sur le monde, va s’ouvrir sur ce qui la
dépasse, va se mettre en question pour se conquérir, se mettre en échec
pour s’assurer. En se fermant sur un kosmos, la rationalité grecque
enveloppait des formes de moins en moins vraies de vérité ; la
rationalité chrétienne, dans sa volonté passionnée de tenir la seule vérité
garantie par Dieu, s’ouvre sur la tâche infinie et le mouvement perpétuel
de l’irrationalité.
D’où le caractère propre à la science occidentale : « L’interaction
constante […] de la construction théorique de l’esprit et de
l’expérimentation positive constitue […] le symbole de ce processus
sans fin au cours duquel se frottent et s’enflamment le rationnel et
l’irrationnel 149. »
– Enfin, en tant que créé le monde chrétien ne repose plus sur le mê
on [rien], mais sur ce qui, dans l’être, existe le plus. C’est pourquoi le
caractère absolu de la vérité chrétienne n’exclura pas, au contraire, le
caractère relatif de l’objectivité : la pensée sera connaissance de
rapports, déterminations [de] perspectives, non pas présence de l’être,
mais formulation de l’objet.
D’où la tension, portée par l’essence même du christianisme, entre
la connaissance objective et l’accès à Dieu ; l’impossibilité de faire une
théodicée scientifique, le refus d’une science théologique.
On voit donc comment la science nietzschéenne comme forme de
réflexion antichrétienne n’a pu être portée à sa formulation que par le
mouvement même du christianisme, origine que Nietzsche a bien sentie lui-
même puisqu’il montre que l’esprit scientifique est issu de la « flamme qui
a jailli du christianisme » et du « sens moral qui demande la vérité à tout
prix » (La Généalogie de la morale, 24 150).
La philosophie de Nietzsche comme refus de la transcendance se
déploie dans un monde d’immanence auquel la transcendance chrétienne
avait donné son sens. Quand on fait l’élucidation du sens historique de son
existence, on découvre qu’elle représente le point de tension maximale à
l’intérieur du monde chrétien : c’est le moment où ce qu’a rendu possible le
christianisme s’efforce maintenant de le rendre impossible. Comme le
christianisme était l’unité même de ce monde que Nietzsche objecte au
christianisme, ce monde comme tel disparaît et l’athéisme devient
nihilisme : « lié au fil conducteur de l’unité chrétienne projetée dans
l’histoire universelle, Nietzsche se jette dans l’unité sans transcendance
qu’il prête au monde d’ici-bas et à l’histoire de l’humanité ; il se voit alors
contraint, par la science même, d’apprendre que cette unité immanente au
monde n’existe pas 151 ».
L’élucidation existentielle de la pensée de Nietzsche à l’intérieur de sa
situation historique la révèle comme situation limite du monde chrétien
développé dans les conditions intérieures de sa modernité.

5. Le rappel du christianisme à lui-même à partir


de la pensée de Nietzsche
Le terme même de « limite », au sens de Jaspers 152, indique le sens qu’il
faut donner à cette découverte des « impulsions chrétiennes 153 » dans la
trame de la pensée de Nietzsche.
Il ne s’agit pas de montrer comment Nietzsche n’a pas su dépasser
l’horizon chrétien et comment il faut dépasser le christianisme pour
dépasser Nietzsche, mais comment il faut, à partir de Nietzsche comme
limite du christianisme, rappeler celui-ci à lui-même. C’est-à-dire que
Nietzsche doit être comme [une] Épiphanie, ou plutôt comme une Pentecôte
du christianisme.
Ou encore le dépassement du christianisme dont Nietzsche retourne
l’impulsion contre le christianisme lui-même, ce dépassement doit être à la
fois purification et chemin de retour.
On passe de l’élucidation du sens existentiel de l’historicité à
l’interprétation du Philosophieren [philosopher].
Comment peut s’accomplir ce retour ?
a. En prenant conscience d’abord du point où se décide pour Nietzsche
son athéisme. L’athéisme, en effet, est comme la Révélation.
[Il] n’est pas une attitude, ni une option philosophique : ce sont des
réalités ; l’athéisme, c’est le contenu de ce que le monde dit sur lui-même,
dans le vocabulaire de la rationalité, de l’explication, de la causalité.
L’athéisme, c’est le fait absolu du caractère négatif de la rationalité ; tout
comme la Révélation, c’est le fait absolu de la possibilité positive de
l’existence, c’est le langage qui donne un sens au chiffre de la
transcendance.
L’acte de philosopher n’a pas à s’ordonner à la Révélation ou à
l’athéisme, mais [il a] à les prendre comme des faits, qui sont aussi des
questions et des mises en question.
α. En effet, l’acte de philosopher, c’est la relation vivante, le
dialogue effectivement parlé entre le Soi et le transcendant ; l’acte de
philosopher se déploie dans un espace qui peut être et qui est aussi bien
la négativité de l’abîme que la positivité de la possibilité pure.
β. Par conséquent, c’est par rapport à cet acte de philosopher, par
rapport à ce « dialogue secrètement révélé au cours des millénaires 154 »
que la Révélation devient la présence de la possibilité, et l’athéisme le
vide et le verbe de l’abîme.
L’athéisme et la Révélation sont les deux dimensions indissociables qui
constituent l’élément de vie et l’espace de jeu de la réflexion philosophique.
Il n’y a philosophie que dans le vide de l’abîme qui appelle pathétiquement
l’existence à sa plus authentique possibilité.
Dans cette mesure, vouloir philosopher sur le mode athée, c’est
transformer cette question vertigineuse, qui forme l’espace libre du
mouvement philosophique, en sol plein et solide du cheminement
philosophique. Mais [cela] altère ainsi le sens philosophique de l’athéisme
comme question philosophique. L’athéisme devient le contenu positif et le
paysage qui englobe la philosophie. C’est-à-dire que la philosophie athée de
Nietzsche devient une Unphilosophie [non-philosophie], tout en échappant
à l’athéisme comme tel par sa volonté de philosopher sur le mode athée.
– D’où le biologisme, le naturalisme, le pragmatisme.
– D’où le fait qu’il rejette le biologisme, le pragmatisme.
« Parce que Nietzsche se mouvait à la limite de la philosophie et de la
non-philosophie, […] il a trouvé l’incroyable expression de l’athéisme
existentiel et montré l’autre vérité en présence de quoi se trouve la
philosophie 155. »
b. Nietzsche apparaît alors, en tant que philosophe, comme limite de la
philosophie et négativité de la philosophie, c’est-à-dire à la fois :
– celui par qui la philosophie se supprime comme philosophie, en
devenant non-philosophie : il est authentiquement la fin de la
philosophie ;
– [celui qui] se supprime à lui-même sa vérité philosophique ; et le
caractère décisif de sa philosophie est pensé comme non-décision,
appelé à la redescente avec Zarathoustra, à la répétition des hommes et
de leur mesquinerie.
– Nietzsche devient lui-même la négativité du monde : son acte de
philosopher est l’autodestruction de l’être humain et de cet être humain
qu’il est. C’est « en devenant une seule et même chose avec la
négativité que Nietzsche acquiert son historicité 156 » ac.
Ainsi se comprend sa folie [qui n’est] ni la vérité de sa philosophie ni la
suppression de sa philosophie : qui est l’expression de son unité avec la
négativité du monde – à la fois la dissolution de son existence dans le
monde des déterminations biologiques et la chute de son langage
philosophique dans une déraison qui le rend dérisoire et vain. D’où ce fait :
– que l’on ne peut représenter son acte de philosopher dans ses
possibilités extrêmes sans tenir compte des processus biologiques qui se
terminent dans la folie ;
– que ce sacrifice de sa vie dans sa philosophie est sacrifié lui-même
dans la folie.
Tout cela n’invalide pas sa pensée, mais manifeste le chiffre que l’on
peut lire à travers sa propre destruction.
c. Et ce chiffre, c’est que la chute de Nietzsche nous livre à notre liberté
la plus radicale et nous force à philosopher sans lui, dans la dimension de
cette transcendance qu’il a libérée en voulant nous en délivrer. Nietzsche,
c’est la nuit où s’éprouve notre liberté, mais ce n’est pas la lumière où elle
se reconnaît ; c’est le vertige d’une terre qui tremble mais n’y reconnaît pas
l’ébranlement de la transcendance ; Nietzsche, c’est la philosophie nous
abandonnant devant la tâche de philosopher.
D’où cette triple idée qui représente l’attitude de Jaspers à propos de
Nietzsche :
– Prendre au sérieux la nuit où Nietzsche laisse ses disciples, où
Dionysos plonge les clairvoyants, [où] le Crucifié abandonne les
disciples la nuit de la Passion : « Pour ces hommes d’aujourd’hui, je ne
veux pas être la lumière, je ne veux pas qu’ils m’appellent la lumière.
Ceux-là je veux les aveugler. Éclair de ma sagesse, crève- leur les
yeux » (Ainsi parlait Zarathoustra 157) : paradoxe de Zarathoustra, dieu
de la lumière. Retour à Œdipe.
– Prendre au sérieux la libération venue de Nietzsche, son caractère
décisif : « ce n’est pas une vérité qu’on puisse s’approprier ; il n’est que
le mouvement lui-même, c’est-à-dire une pensée qui ne conclut en
aucune façon, qui rend libre l’espace : elle ne fournit pas un fondement
assuré, elle ne fait que rendre possible un futur encore inconnu 158 ».
– Prendre au sérieux notre tâche en face de Nietzsche : comme tous
les libérateurs, Nietzsche dépend de notre liberté, et le sens de sa nuit il
faut le demander à l’éclair qui la traverse, ou au matin qui en triomphe :
« C’est seulement à mesure que nous nous approchons de Nietzsche à
partir de notre substance qu’il peut nous parler sans être incompris 159. »
« Tout dépend de nous. Seul est vrai ce qui par lui nous vient de nous-
mêmes 160. »

II. HEIDEGGER

1. Le sens de l’interprétation philosophique pour


Heidegger

En quoi consiste pour Heidegger cette activité qui depuis le XIXe siècle a le
statut ambigu de la critique historique d’une œuvre, de l’interprétation du
sens philosophique d’une pensée et de la sémantique de la vérité qui se
trouve prononcée par cette pensée à travers cette œuvre ? De Hegel à
Dilthey et à Nietzsche, toute philosophie non seulement emporte avec elle
la possibilité d’une Deutung [interprétation] de l’histoire philosophique,
mais elle s’éprouve et se reconnaît elle-même dans son sens philosophique,
par le fait qu’elle est la condition historique nécessaire pour la possibilité de
cette Deutung.
Depuis le XIXe siècle, la philosophie s’interprète comme interprétation et
se fonde comme fondement de son histoire, mais elle se fonde comme
fondement de son histoire parce qu’elle ad s’interprète comme interprétation.
Mais qu’est-ce que l’interprétation ?
– Lorsque Dilthey pose lui-même la question, dans l’essai sur
l’herméneutique 161, il ne répond qu’en faisant l’histoire de l’interprétation,
sur le mode circulaire de l’interprétation.
– Or Heidegger, en posant la même question dans divers textes, tente de
fonder le sens de l’interprétation de telle sorte que si sa philosophie
s’interprète comme interprétation, c’est parce que sa philosophie se fonde
comme fondement.
Comment fonde-t-il le sens de l’interprétation ?
Qu’est-ce que commenter un poème, qu’est-ce qu’interpréter une
philosophie ?
1. Qu’est-ce que commenter un poème ?
Dans l’avant-propos aux Erläuterungen [Commentaires] sur la poésie
de Friedrich Hölderlin 162, il dit que le commentaire :
– a pour but de faire en sorte que ce qui est poématisé (Gedichtete)
se tienne là (dastehe) sous le jour d’une lumière plus claire 163 ;
– mais doit tendre, en faveur de ce qui est poématisé, à se rendre lui-
même superflu : le pas ultime, le plus difficile à franchir, du
commentaire, c’est de disparaître devant le pur « Dastehen [se tenir
là] » du poème 164 ;
– de telle sorte que si le commentaire réussit, nous avons le
sentiment, ou plutôt nous entendons (wir meinen 165) que nous avons
toujours déjà compris, de cette manière-là, le poème.
Le commentaire ne prête pas un sens, bien qu’il en découvre ; il ne fait
pas jaillir la lumière des ténèbres, bien qu’il élucide. Il rend plus
transparente la lumière où se présente le poème, de telle sorte que la
lumière est mieux oubliée pour le plus grand profit de ce qui est poématisé
dans le poème. Le commentaire, l’Erläuterung, parcourt, à voix haute, et
selon toute la longueur de sa périphérie, le cercle dans lequel s’accomplit la
tautologie de la compréhension.
Est-ce que l’interprétation philosophique suit le même chemin que le
commentaire poétique ? Peut-on traiter et reprendre le Gedachte [pensé]
d’une pensée, comme le Gedichtete d’un poème ?
2. Qu’est-ce qu’interpréter une philosophie ?
Contrairement au commentaire poétique, ce n’est pas prononcer à haute
voix ce qui est déjà dit et laisser la parole être là, c’est au contraire dire ce
qui n’a pas été dit, énoncer l’Ungesagte [non-dit]. Toute la différence entre
prononcer et énoncer.
Dans un cours sur les Grundprobleme der Phänomenologie (1927), il
dit : « Non seulement nous pouvons, mais nous devons comprendre les
Grecs, mieux qu’ils ne se comprenaient eux-mêmes ; et c’est de cette
manière seulement que nous entrons en possession de leur héritage 166. »
Le commentaire philosophique ne se contente pas de rendre plus
transparente la lumière dans laquelle se tient la présence ; il fait venir,
absolument, en toute lumière. Il ne redit pas, il dit.
Le commentaire ne disparaît pas devant ce qu’il commente ; au lieu de
s’y perdre, il doit le perdre. Il y a dans le commentaire un abandon, un
congé, qui, s’il laisse lui aussi la pensée de l’autre à sa liberté, s’il la laisse à
sa place, ne lui donne pas la même liberté que la lumière à l’œuvre d’art. Il
y a quelque chose de nocturne dans le laisser-être, dans l’abandon du
commentaire philosophique, quelque chose de nocturne qu’invoquait
Nietzsche lorsqu’il appelait pour lui-même cet abandon, à quelques jours de
la folie. À Georg Brandes (4 janvier 1889) : « Après m’avoir découvert
(entdeckt), ce n’était pas un tour de force de me trouver (finden) ; la
difficulté, c’est maintenant de me perdre (verlieren) 167. »
Comment cette énonciation de l’Ungesagte [non-dit], comment cet
abandon, que le destin de Nietzsche semble placer sous la constellation de
la folie, comment peuvent-ils échapper à l’arbitraire, et à la chute dans le
hasard ?
3. La nécessité du commentaire
α. Revenons à cet abandon :
– Perdre une pensée ne veut pas dire : la laisser tomber, la laisser
derrière soi, la traverser comme un paysage. Le commentaire n’est pas
un récit de voyage qui ne donne à la terre que le sens des routes
parcourues, il doit au contraire laisser à la pensée ses racines dans le sol
où elle les a enfoncées ; c’est la laisser à sa place, et penser à ce qu’elle
pense dans le libre élément de son contenu d’essence.
– Mais cela ne veut pas dire non plus que l’on peut faire le tour
d’une pensée en la reconstituant dans l’autonomie d’une représentation
d’ensemble (Gesamtdarstellung), puis en la dépassant en suivant les
chemins de la contradiction.
Le dépassement n’est pas effectué par une « Widerlegungsliteratur
[littérature de réfutation] », mais lorsque l’on ramène à [sa] vérité
originaire, au sol premier de son commencement ce qui, à l’intérieur
d’une pensée, n’a pas été pensé.
L’abandon qui appartient à l’essence du commentaire philosophique est
donc le contraire de l’oubli et du déracinement qui arrache et rejette : il
consiste à laisser la pensée dans le sol de sa croissance, la laisser prise et
retenue dans cette terre qui s’est refermée sur son oubli fondamental. Non
pas ouvrir la terre pour examiner les racines d’une pensée ; mais scruter
cette terre close où s’est enfermé le noyau de nuit d’une pensée.
L’interprétation philosophique d’une pensée, ce n’est pas une spéculation
d’herboriste sur les mystères de la croissance, c’est un combat effectif avec
la terre d’où elle est née.
β. Mais, avons-nous dit, dans ce combat doit être pensé ce qui est
Ungedachte [impensé] dans la pensée, ce qui est Ungesagte [non-dit] dans
ce que dit une œuvre. Comment cela est-il possible ?
Est-ce là une manière de faire qui se rattache à la grande tradition de
l’herméneutique, et d’une manière singulière à la Tiefenpsychologie
[psychologie des profondeurs] comme le dit Karl Löwith 168 ? D’après
Löwith, Heidegger fait sortir de ce qui a été dit par un penseur quelque
chose qui n’a pas été dit, et qui est le motif caché, mais efficient de ce qui a
été dit.
En fait, ce rapprochement est injuste, parce que tout le ressort de la
Tiefenpsychologie, c’est la réduction à l’autre (la conscience à l’inconscient,
la culpabilité au désir, la mémoire à l’immémorial), alors que
l’interprétation de Heidegger se présente toujours comme retour au même.
Le commentaire rencontre la même chose que le texte qu’il explique. Et s’il
dit ce qui n’a pas été dit dans le texte, ce n’est pas parce qu’il est
herméneutique, déchiffrement d’un inconscient de l’histoire, mais dans la
mesure où ce qu’a dit une œuvre et ce qu’elle n’a pas dit, ce n’est qu’une
seule et même chose. Ses paroles ne s’expliquent pas analytiquement par ce
qu’elle ne dit pas dans son silence ; son silence et ses paroles tiennent le
même langage ; ses jours et ses nuits disent les louanges d’une même
lumière.
C’est dans le midi toujours juste, toujours identique de cette lumière que
l’interprète pense ce qui n’a pas été pensé dans une pensée et dit ce qui n’a
pas été dit dans son silence et dans sa nuit ; mais cette lumière révèle en
même temps que ce qui a été pensé c’est ce qui n’a pas été pensé, et que ce
qui a été dit c’est ce qui a été tu.
Nous voyons donc que la différence n’est pas si grande, entre le
commentaire de l’œuvre d’art et l’interprétation de la philosophie, entre la
manière d’éclairer ce qui a été Gedichtete [poématisé] dans le Gedicht
[poème] et la manière d’énoncer ce qui a été Ungedachte [impensé] dans le
Denken [penser].
– D’abord, on retrouve le même élément de liberté, dans lequel on laisse
le poème ou la pensée être ce qu’ils sont. En effet, au bout du compte :
• l’énonciation de l’Ungesagte [non-dit] dans le Gedacht [pensé]
aboutit à le laisser être ce qu’est le Gedachte [pensé] lui-même,
dans la forme tautologique du même ;
• et l’abandon de la pensée aboutit à [la] laisser debout dans la
terre où s’est faite sa croissance.
– Puis, et surtout, le commentaire révèle que l’œuvre pensée comme
l’œuvre d’art est un combat entre la terre sur laquelle elle repose et qui
recèle sa nuit, et le monde qu’elle rassemble dans l’espace de sa lumière.
Reprendre ce combat, c’est laisser se déployer la vérité de l’œuvre, pensée
ou art, c’est retrouver ce à partir de quoi une vérité est possible, le point où
le dévoilement est en même temps recel, où l’éveil est oubli, où le jour
emporte avec lui les puissances de la nuit.
Or ce point, c’est la constellation sous laquelle se déploie le destin de
l’être. Et tout comme l’œuvre d’art n’est ce qu’elle est que si elle met en
œuvre la vérité, de même la pensée ne pense que si elle met en œuvre le
destin de l’être. Par voie de conséquence, le commentaire poétique montre
comment la vérité est mise en œuvre dans l’œuvre, l’interprétation
philosophique montre comment dans une pensée se déploie le destin de
l’être.
Avec cette idée de la Seinsgeschichte [histoire de l’être], on voit
comment le relativisme de l’interprétation (c’est-à-dire celui auquel est
soumise l’interprétation / celui auquel l’interprétation soumet la
philosophie) est dépassé, dans la forme que lui donnait Dilthey, ainsi que
toutes les philosophies qui ne se fondaient qu’en s’interprétant comme
interprétations. Maintenant, l’acte même d’interprétation [trouve] son sens
et sa validité, sa nécessité comme forme de réflexion philosophique, dans la
mesure où la philosophie se fonde comme fondement, en tant que
déploiement du destin de l’être.
Il y aurait à examiner encore [ceci] :
– Comment le commentaire de l’œuvre d’art et l’exégèse de la pensée
se fondent-ils tous deux sur la circularité du Verstehen [compréhension] ?
Question qui découpe une ouverture sur cette autre question, à partir de
quoi elle prend jour et s’éclaire : quels sont les rapports de la
Geschichtlichkeit [historicité] du Dasein et de la Geschichte [histoire] du
Sein [être] ae ?
– Comment l’histoire de l’être en vient-elle à prendre corps dans une
parole, dans un Sagen [dire] ? Est-ce que cette histoire n’est pas possible
seulement à partir du Sagen, de telle sorte que le commentaire, comme
énonciation de l’Ungesagte [non-dit] sous la constellation du destin de
l’être, ne serait ce qu’il est que parce qu’il est la répétition du Sagen lui-
même ? S’il en est ainsi, on en arriverait à cette idée que, si le commentaire
est possible, ce n’est pas sur l’horizon constitué d’une histoire de la
philosophie, mais en tant que répétition du Sagen, c’est-à-dire [à cette idée
que,] en tant que mise [au] jour de ce à partir de quoi l’être a un destin, le
commentaire serait ce à partir de quoi une histoire de la philosophie [est
possible af].

2. La philosophie de Nietzsche comme achèvement

À part le passage de Être et Temps sur le texte des Considérations


inactuelles consacré à l’utilité et au désavantage de l’histoire pour la vie 169,
la plupart des textes heideggériens sur Nietzsche datent de la période 1936-
1940 (« Dieu est mort » dans les Chemins qui ne mènent nulle part 170 ; une
grande partie des textes sur le Dépassement de la métaphysique 171) ; les
autres sont beaucoup plus récents (1950-1954) : le cours intitulé
Qu’appelle-t-on penser 172 ?, et l’article intitulé « Qui est le Zarathoustra de
Nietzsche 173 ? ».
Tous ces textes vont avoir la forme du commentaire, tel que le conçoit
Heidegger : dire ce qui est demeuré Ungesagte chez Nietzsche – et cela
dans la forme de la répétition de ce Sagen dans l’espace duquel se déploie
le destin de l’être.
Comment se situe la philosophie de Nietzsche à l’intérieur de ce
destin ?
α. C’est le moment où l’homme occidental par sa technique et par sa
science doit devenir effectivement maître et possesseur de la nature,
instaurer son règne sur la terre, et accomplir pour lui-même la promesse de
l’Ancien Testament.
Or la pensée de Nietzsche est réflexion sur ce fait que l’homme actuel
n’est pas capable d’assurer ce règne, parce qu’il « n’a pas encore pénétré
dans la plénitude de sa propre essence 174 ». Nietzsche : « l’homme est un
animal qui n’est pas encore achevé » (Par-delà le bien et le mal, 62 175).
C’est pourquoi la philosophie de Nietzsche sera la philosophie du dernier
homme et du dépassement de l’homme (Qu’appelle-t-on penser ?, VI 176).
β. C’est aussi le moment où la philosophie occidentale arrive à son
achèvement, prend totalement possession d’elle-même comme
métaphysique. On a eu longtemps l’impression au XIXe siècle que la
philosophie s’était achevée avec le Geist [esprit] hégélien ; mais en fait, il a
fallu attendre que l’on substitue aux médiations du savoir absolu dans le
Geist l’accès inconditionné à soi dans la forme de la volonté (volonté de
vouloir, volonté de vie) pour que la métaphysique s’achève (Dépassement
de la métaphysique, VI 177).
C’est pourquoi la philosophie de Nietzsche, à ce point d’achèvement,
sera réflexion sur le fait que la métaphysique en s’achevant découvre sa
propre absence de fondement, ou plutôt que son achèvement, c’est la
destruction de sa vérité : c’est pourquoi la philosophie de Nietzsche sera
philosophie du nihilisme, de la mort et de la fin de la métaphysique.
Mais la philosophie de Nietzsche est-elle née de la rencontre
contingente de ces deux moments ? En fait, ils s’appartiennent l’un l’autre
par un lien d’essence.
– D’un côté, qu’est-ce que cet homme actuel qui n’est pas capable de
prendre possession de la terre, qu’est-ce que cet animal inachevé ? C’est
l’animal rationnel, c’est-à-dire l’animal partagé entre le sensible et le
suprasensible ; en d’autres termes encore, l’homme réparti selon l’espace
divisé de la métaphysique.
– D’un autre côté, qu’est-ce que la métaphysique, sinon cette forme de
pensée dans laquelle la distinction du sensible et du suprasensible masque
l’oubli essentiel de l’être au profit de la vérité de l’étant ? Autrement dit la
métaphysique, c’est cette pensée pour laquelle la maîtrise de l’étant, sous la
forme de la connaissance et de la technique, doit épuiser l’être de l’étant.
On voit donc comment sont liés les uns aux autres les thèmes suivants :
– Le moment où l’homme s’apprête à prendre possession de la terre, où
sa maîtrise devient planétaire, où il s’installe par la connaissance et la
technique dans le tout de l’étant, ce moment c’est celui aussi de
l’achèvement de la métaphysique.
– Le moment où l’homme actuel éprouve son impuissance, en tant
qu’animal inachevé, à se rendre adéquat au tout de l’étant, ce moment, c’est
celui où la métaphysique éprouve son absence de fondement.
– Le dépassement de l’homme ne peut faire qu’une seule et même chose
avec le dépassement de la métaphysique, mais la présence de l’homme
actuel comme dernier homme est la preuve que nous sommes encore dans
la métaphysique.
Ainsi se dessinent les grandes lignes du destin de la pensée de
Nietzsche : d’être prédication sur la mort de la métaphysique, en demeurant
malgré tout l’achèvement de cette métaphysique. Elle demeure à l’intérieur
de cette terre que rend tous les jours plus désertique l’oubli de l’être. Si
l’homme occidental est prêt à prendre possession de la terre, c’est dans la
mesure où la métaphysique va chercher l’être dans le tout de l’étant : et la
philosophie de Nietzsche serait la proclamation de ce désert, dans ce désert
lui-même.
C’est pour cela que Heidegger rapproche Nietzsche et Aristote.
Au-delà de toutes les différences qui font prendre Nietzsche pour un
poète, il y a ce point commun, c’est qu’Aristote, inventeur de la
métaphysique, comme question sur l’être en tant qu’être, rend définitif pour
la pensée occidentale l’oubli de l’être dans l’étant avec sa définition de
Dieu comme le plus étant de tous les étants. Et Nietzsche, en proclamant
que Dieu est mort et en se faisant le prophète d’un monde dionysiaque, ne
tire pas l’homme de cet oubli par un éveil à l’être, mais transforme cet oubli
en ivresse, plonge dans le délire dionysiaque le rêve apollinien de la
métaphysique, mais ne cherche pas à le dissiper.
D’Aristote à Nietzsche, le sommeil de la métaphysique, la nuit, sans
vigilance de l’être, se sont poursuivis : le rêve seulement s’est transformé en
cette ivresse des matins d’avant l’aurore, par quoi le rêve à la fois se
termine et s’accomplit.
La mort nietzschéenne de Dieu, c’est l’ivresse du Dieu cosmologique
d’Aristote : l’ironie la plus sérieuse de son rêve, le moment d’ivresse
absolue où, au point d’achèvement de la métaphysique, le Dieu de l’étant
s’éveille mort.

3. La mort de Dieu

– Qu’est-ce que la mort de Dieu pour Nietzsche ?


Elle est sans commune mesure avec toutes les autres morts de Dieu
comme : celle du grand Pan, rapportée par Plutarque, et qui est la mort
d’une civilisation ; celle du Christ de Pascal, qui est à la fois la nuit et le
jour de la révélation ; celle du Dieu de Hegel dont la douleur infinie est le
travail négatif de l’esprit allant à son absolu ; celle enfin du Dieu
antihumaniste de Feuerbach, qui est le point d’accomplissement de
l’essence de l’homme.
Si on peut retrouver dans la mort nietzschéenne de Dieu beaucoup de
traits qui marquent ces différentes morts de Dieu, il y a quelque chose
d’absolument nouveau, qui la rend sans commune mesure. En quoi consiste
la mort de Dieu ?
Dans le texte du Gai Savoir « Der Tolle Mensch [L’insensé] », les
athées, ceux qui ne croient pas en Dieu, ne prennent pas au sérieux la mort
de Dieu ; et à l’insensé qui leur annonce qu’il cherche Dieu, ils répondent :
« Dieu s’est-il perdu comme un enfant ? S’est-il caché ? A-t-il peur de
nous 178 ? » L’athéisme n’est pas capable de prendre au sérieux la mort de
Dieu, bien que, pourtant, il ait participé à ce meurtre, avec ceux qui ne sont
pas athées. « Nous l’avons tué – vous et moi 179. »
L’athéisme a donc quelque chose à voir avec la mort de Dieu : mais il
est ce qui risque le plus de méconnaître et de masquer le sens de cette mort,
à laquelle pourtant il a prêté la main. La mort de Dieu est quelque chose de
trop sérieux pour être confié aux seuls athées.
– Qu’est-ce que l’athéisme ?
L’athéisme tel qu’il est compris par Dühring 180 et les matérialistes de
son époque, c’est le mouvement par lequel on substitue l’homme à Dieu, le
progrès historique au salut, la connaissance à la foi. C’est la
démocratisation. Il y a entre la science athée et la révolution démocratique
cette parenté essentielle qu’elles sont toutes deux une manière de combler
l’absence de Dieu, de fermer les yeux devant la nuit, de renouer la chaîne
qui attachait cette terre au soleil.
La démocratie, c’est l’enfance de l’homme devant la mort de Dieu, c’est
le vertige qui le prend devant la grandeur de cet acte qui est trop grand pour
lui. L’athéisme n’est donc pas la conscience de la mort de Dieu, mais au
contraire ce par quoi se trouve cachée, oubliée et omise la mort de Dieu.
L’athéisme, c’est la démocratisation qui cache l’expérience que Dieu est
mort.
La véritable expérience que Dieu est mort, ce n’est pas l’athéisme, c’est
le nihilisme (voir le début de l’article de Heidegger sur « Le mot de
Nietzsche : “Dieu est mort” 181 ») ag.
– Qu’est-ce que le nihilisme ?
Nietzsche le définit comme la dévalorisation des valeurs les plus hautes,
c’est-à-dire de tout ce qui apparaît comme l’idéal et comme la vérité. C’est
la découverte qu’il faut renverser la distinction de la vérité et de
l’apparence, et voir dans l’apparence ce qui est la vérité, et dans la vérité le
non-vrai (début d’Ecce homo 182).
[Toutefois,] ce n’est pas à interpréter comme une interversion de l’idéal,
mais comme la négation de tout ce qui constitue le monde idéal, le monde
suprasensible, le monde de l’étant le plus étant.
Mais cette négation qui fait corps avec la fin du christianisme n’a été
rendue possible que par le christianisme et avec le christianisme lui-même :
il avait fallu que fût valorisé ce qui était sans valeur, que fût éternisé ce qui
n’était qu’une figure du devenir, que fût idéalisé ce qui était seulement
sensible, bref il avait fallu le ressentiment et la vengeance qui rendent
désertique la plénitude du monde, pour que le christianisme soit possible.
La dévastation nihiliste qui marque la fin du christianisme ne fait que
prolonger le désert sur le sable duquel le christianisme avait fait surgir ses
mirages.
Le nihilisme fait corps avec la métaphysique occidentale, symbolisée
par l’opposition du sensible et du suprasensible, mais dont l’essence est
dans la recherche de ce qu’il y a de vérité de l’étant dans ce qu’il y a de plus
étant parmi l’étant. Le nihilisme, c’est l’espace déserté par l’être dans lequel
se déploie la souveraineté métaphysique de l’étant.
Déchiffré à travers l’expérience nietzschéenne de la mort de Dieu, le
nihilisme est beaucoup plus qu’une révolution culturelle dans laquelle
s’engloutit la civilisation chrétienne ; c’est plus encore qu’une catastrophe
historique dans laquelle l’homme viendrait à perdre sa lumière et la terre
son soleil. C’est le mouvement de l’histoire occidentale en tant que destin
de l’être ; c’est le Grundvorgang [processus fondamental] de l’histoire
occidentale, sa loi et sa logique. Loin d’être la chute du christianisme et la
fin de la métaphysique, il les a rendus originairement possibles. L’histoire
occidentale comme destin de l’être, ce fut le nihilisme.
Or Nietzsche, en ne faisant du nihilisme qu’une Gegenbewegung
[contre-mouvement], reste à l’intérieur de ce désert et de sa nuit. Et au lieu
de [la] dépasser, il achève la métaphysique, au moment où il veut faire un
nihilisme positif, classique, fondé sur la Volonté de Puissance et sur
l’Éternel Retour. En se plaçant résolument à l’intérieur du nihilisme,
Nietzsche s’enferme dans la métaphysique.

a. Cette dernière section du manuscrit est précédée dans le dossier d’un feuillet non
paginé portant les mentions suivantes : « Périr par la connaissance absolue, etc. –
renversement du kantisme : pour un accès à l’ontologie ; – appel à une connaissance
non réduite : philologie = tragique / évolutionnisme = devenir / psychologie = volonté.
A. Dionysos : – les interprétations traditionnelles ; – les deux moments de Dionysos :
a. contre Apollon / b. contre Ariane. Ontologie : Ja Sagen [dire oui]. B. Le devenir.
C. La volonté. »
b. Les notes de J. Lagrange précisent ici : « Freud et Nietzsche » (p. 47).
c. Dans la marge : « le philosophe n’a pas été dupé par le rêve, il a été dupé par la veille.
Redonner sa place au rêve ».
d. Les notes de J. Lagrange ici précisent : « La vie le plus souvent s’appuie sur le
mensonge ; toute la vérité de la veille est déjà dans le rêve. La démarche
philosophique ne doit pas être une problématique de la vérité, mais la redécouverte du
moment pur où vérité et erreur ne sont pas encore différenciées et valorisées l’une par
[rapport à] l’autre. C’est l’expérience lyrique à l’état pur » (p. 48-49).
e. Dans la marge : « une vérité qui ne “permet à personne de danser, n’est pas pour nous
du tout une vérité” [Fragments pour Zarathoustra, dans Inédits. 1882-1888, W., XIV,
407, cité par K. Jaspers dans Nietzsche. Introduction à sa philosophie, trad. par Henri
Niel, Paris, Gallimard, 1950, p. 325] ; “Maintenant je suis léger, maintenant je vole,
maintenant je me vois sous moi, maintenant un dieu danse pour moi” [Ainsi parlait
Zarathoustra, W., VI, 58, cité par K. Jaspers, ibid., p. 225] ».
f. Souligné dans l’original.
g. Souligné dans l’original.
h. Les notes de J. Lagrange ici précisent : « voir Freud. Une certaine atteinte au
narcissisme de l’homme puisque l’évolutionnisme semble décaler l’homme par
rapport à la vérité » (p. 50).
i. Souligné dans l’original.
j. Suit un passage biffé dans le manuscrit : « a. Cette importance, elle la détient, sans
doute, de ce qu’elle est critique de la morale, critique des idoles, voir Le Crépuscule
des idoles : comment on philosophe au marteau ou les loisirs d’un psychologue. b. En
même temps que cette critique de la morale, il y a la découverte de l’instinct, comme
ce à partir de quoi s’est constituée la morale : voir les deux manières de critiquer la
morale ».
k. Dans la marge : « Lorsqu’à l’être a été substitué le sens ».
l. Suit un passage biffé dans le manuscrit : « γ. C’est-à-dire que la connaissance comme
volonté de vérité est fondamentalement refus de la vérité, refus du danger de la vérité.
La découverte de l’instinct comme plus fondamental que la vérité, la découverte que
la connaissance ne se fonde pas sur la vérité, mais sur le besoin de la vérité, cette
découverte double nous amène à l’idée que la recherche de la vérité est fuite devant le
vrai, et que le besoin de connaissance est peur. « Psychologie de la métaphysique –
Influence de la peur » [La Volonté de puissance, op. cit., p. 102 (I, 220)]. Mais peur
devant quoi ? 7. C’est ici que la psychologie de la métaphysique arrive à son point
final, son vrai sens. La métaphysique comme connaissance de la vérité est une peur, et
cette peur c’est la peur du devenir. Peur du devenir sous les trois formes de sérieux
absolu qu’il présente : – il n’a pas de terme et il n’aboutit pas à l’être / – il n’est pas
une apparence, c’est l’être qui est une apparence : / – il n’a aucune valeur : la valeur
totale du monde est impossible à évaluer ».
m. Les deux termes en italique sont soulignés dans l’original.
n. Ce paragraphe est précédé de la mention d’une subdivision (« 1. Le dépassement de la
vérité vers l’être ») qui ne sera pas poursuivie.
o. Les notes de J. Lagrange établissent des correspondances pour faire entendre ce que
l’on doit deviner derrière chacun de ces « penseurs » : « métaphysique classique
/ penseurs transcendantaux / Nietzsche : arrière-fond du fondement critique lui-même.
La pensée nietzschéenne est la métaphysique de la pensée critique, pensée qui par
l’approfondissement du sens de la nature va découvrir l’horizon d’une métaphysique
critique » (p. 56).
p. Souligné dans l’original.
q. Souligné dans l’original.
r. Les quatre termes en italique sont soulignés dans l’original. Les notes de J. Lagrange
ici précisent : « Le dionysiaque est l’ensemble des thèmes réflexifs par lesquels
Nietzsche découvre que cette disparition de la vérité est liée à la disparition de toute
vérité de l’homme » (p. 59).
s. La caractérisation de « pessimisme […] individualiste » pour Dionysos semble
contradictoire avec l’idée que c’est Apollon qui pour Nietzsche incarne le principe
d’individuation. Les notes de J. Lagrange correspondant à ce passage indiquent à
propos de Dionysos : « principe d’absorption de l’individualité dans le monde ;
principe de désordre, hubris même du monde ; principe de la barbarie elle-même »
(p. 59).
t. Les notes de J. Lagrange précisent : « après la rupture avec Wagner » (p. 59).
u. Souligné dans l’original.
v. Dans la marge : « Anéantissement de la vérité dans le désir. »
w. Les notes de J. Lagrange précisent ici : « Löwith, Kaufmann, Jaspers + article de
Vuillemin ». Il s’agit respectivement de : Karl Löwith, Von Hegel zu Nietzsche. Der
revolutionäre Bruch im Denken des neunzehnten Jahrbunderts : Marx und
Kierkegaard, 2e éd. rev., Stuttgart, W. Kohlhammer, 1950 [1941] ; Walter
A. Kaufmann, Nietzsche. Philosopher, Psychologist, Antichrist, Princeton, Princeton
University Press, 1950 ; Karl Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit. Les trois
ouvrages font l’objet d’une critique par Jules Vuillemin dans son article « Nietzsche
aujourd’hui », paru dans le numéro 67 des Temps modernes (mai 1951, p. 1921-1954).
x. Foucault a biffé un premier titre : « Répétition et retour ».
y. Passage biffé : « Et la première question, c’est de savoir si une pensée métaphysique
est encore possible : si un discours peut encore trouver sa distance d’expression dans
le délire du mouvement dionysiaque / si ce discours peut être autre chose
qu’expression esthétique, œuvre d’art ».
z. Souligné dans l’original.
aa. Suit un passage biffé dans le manuscrit : « ces deux côtés, on les retrouverait chez
Nietzsche dans la critique des valeurs (à partir de la psychologie, de la biologie) et de
la Volonté de Puissance comme positivité absolue du devenir ».
ab. Les notes de J. Lagrange ici précisent : « Pour Jaspers, le monde chrétien serait tout
différent. Dieu est toujours présent. La volonté de Dieu est accès à l’absolu. Pour
naître à Dieu il faut mourir à ce monde-ci ; la science doit être l’instrument de cette
mort absolue » (p. 66).
ac. Dans la marge : « Dionysos + le Crucifié ».
ad. Termes en italique (hors mot allemand) soulignés dans l’original.
ae. Dans la marge : « voir Löwith ».
af. Le verbe manque dans le manuscrit ; nous proposons « est possible », selon le sens
général.
ag. Dans la marge : « L’homme se trouve petit pour la grandeur de la mort de Dieu : il
faudrait que l’homme soit un dieu pour supporter la mort de Dieu. »
Notes

1. Allusion au texte de Kant consacré à Emanuel Swedenborg (Rêves d’un visionnaire [1766],
trad. par Francis Courtès, Paris, Vrin, 2002).
2. Cette expression énigmatique (« la maladie d’un berger ») peut renvoyer au chapitre 15 de
La Généalogie de la morale [1887] (Troisième dissertation) où Nietzsche compare le prêtre à un
être malade de ressentiment qui inocule insidieusement son mal à l’ensemble de son troupeau.
3. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. Édition complète [1883-1885], trad. par
Geneviève Bianquis, Paris, Aubier, 1946, p. 259-261.
4. Id., Par-delà le bien et le mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir [1886], trad. par Henri
Albert, Paris, Mercure de France, 1927, p. 68-69.
5. Ibid., p. 52.
6. Id., L’Origine de la tragédie, ou Hellénisme et Pessimisme [1886], trad. par Jean Marnold et
Jacques Morland, Paris, Mercure de France, 1923 [1901], p. 40.
7. Id., Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 217-219.
8. Id., Par-delà le bien et le mal, op. cit., p. 100.
9. Id., Le Gai Savoir [1882], cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction à sa philosophie, trad.
par Henri Niel, Paris, Gallimard, 1950, p. 225 (F. Nietzsche, Werke, t. V, p. 342 ; K. Jaspers
renvoie à l’édition Nietzsche’s Werke, Leipzig, C. G. Naumann, 1901-1912, en 16 volumes –
désormais notée W., suivi du numéro de tome et de page).
10. F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, op. cit., p. 26-27 ; trad. légèrement modifiée par
Foucault.
11. Id., Le Gai Savoir, trad. par H. Albert, Paris, Mercure de France, 1901, p. 253 ; trad.
librement modifiée par Foucault.
12. Id., Par-delà le bien et le mal, op. cit., p. 11-12.
13. Id., Inédits du temps de Humain trop humain et de Aurore, 1875/1876-1880/1881, dans W.,
XI, 268. La traduction est vraisemblablement de Foucault. Le fragment de Nietzsche est cité par
Martin Heidegger dans Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, Günther Neske, 1954 ; trad. fr. :
Essais et Conférences, trad. par André Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 96.
14. Id., La Volonté de puissance [1906], cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit.,
p. 229 (W., XII, 410).
15. Id., La Généalogie de la morale, cité dans Claire Richter, Nietzsche et les théories
biologiques contemporaines, Paris, Mercure de France, 1911, p. 59 (W., VII, 474).
16. Id., Considérations inactuelles [1873-1876], cité dans C. Richter, Nietzsche et les théories
biologiques contemporaines, op. cit., p. 60 (W., I, 359).
17. Id., Ecce homo [1888], trad. par H. Albert, Paris, Mercure de France, 1909, p. 48.
18. David Friedrich Strauss (1808-1874) est un historien et théologien allemand (qui publia en
1835 une Vie de Jésus qui fit scandale), auquel est consacrée toute la première Considération
inactuelle.
19. Id., Considérations inactuelles, I : « David Strauss », 7, trad. par H. Albert, Paris, Mercure
de France, 1907, p. 63 ; trad. légèrement modifiée par Foucault.
20. Chargé de cours (Privatdozent) de philosophie et économie à l’université de Berlin, Eugen
Karl Dühring professe à partir de 1870 un socialisme idéaliste et réformateur qui lui attirera
bientôt les foudres de Friedrich Engels qui écrit sous forme d’articles (1875-1878) son Anti-
Dühring. Son épistémologie repose sur un matérialisme dogmatique et optimiste. Par ailleurs, à
travers au moins deux ouvrages (La Question juive et La Surestimation de Lessing et sa défense
des Juifs), il défend des thèses antisémites qui seront reprises par des écrivains nationaux-
socialistes.
21. E. K. Dühring, La Valeur de la vie (1865), cité dans C. Richter, Nietzsche et les théories
biologiques contemporaines, op. cit., p. 203.
22. F. Nietzsche, La Volonté de puissance. Essai d’une transmutation de toutes les valeurs
(études et fragments), § 323, trad. par H. Albert, Paris, Mercure de France, 1903, t. II, p. 108.
23. Id., L’Antéchrist [1906], cité dans C. Richter, Nietzsche et les théories biologiques
contemporaines, op. cit., p. 53 (W., VIII, 219).
24. Id., Considérations inactuelles, cité dans C. Richter, Nietzsche et les théories biologiques
contemporaines, op. cit., p. 49 (W., II, 366).
25. Id., Ainsi parlait Zarathoustra, cité dans C. Richter, Nietzsche et les théories biologiques
contemporaines, op. cit., p. 218 (W., VI, 109).
26. « [La nature] a jeté la clef ; et malheur à la curiosité fatale qui parviendrait un jour à
entrevoir par une fente ce qu’il y a à l’extérieur de cette cellule qu’est la conscience, et ce sur
quoi elle est bâtie, devinant alors que l’homme repose, indifférent à son ignorance, sur un fond
impitoyable, avide, insatiable et meurtrier, accroché à ses rêves en quelque sorte comme sur le
dos d’un tigre » (id., Vérité et Mensonge au sens extra-moral, trad. par Michel Haar et
Marc B. de Launay, Paris, Gallimard, 2009, p. 9).
27. Id., La Généalogie de la morale, cité dans Claire Richter, Nietzsche et les théories
biologiques contemporaines, op. cit., p. 228 (W., VII, 381).
28. Id., Ainsi parlait Zarathoustra, cité dans C. Richter, Nietzsche et les théories biologiques
contemporaines, op. cit., p. 218 (W., VI, 109).
29. Ibid., p. 225 (W., VI, 173).
30. F. Nietzsche, Fragments, cité dans K. Jaspers, Nietzsche et le christianisme, trad. Jeanne
Hersch, Paris, Minuit, 1949, p. 73 (W., VIII, 139).
31. Id., Considérations inactuelles, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit.,
p. 214 (W., III, 36) ; trad. légèrement modifiée par Foucault.
32. Id., L’Antéchrist, cité dans C. Richter, Nietzsche et les théories biologiques contemporaines,
op. cit., p. 285 (W., VIII, 218).
33. Id., Inédits. 1881-1886, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 131 (W.,
XII, 22).
34. Id., Le Crépuscule des idoles, trad. par H. Albert, Paris, Mercure de France, 1918, p. 223 ;
trad. modifiée par Foucault.
35. Foucault note « La Volonté de puissance, II, 369 », mais il s’agit d’une phrase du texte de
1872 « La joute chez Homère » : « Dans ses facultés les plus nobles et les plus élevées,
l’homme est tout entier nature, et porte en lui l’étrangeté de ce caractère naturel. Ses aptitudes
redoutables et qu’on tient pour inhumaines sont peut-être même le sol fécond d’où seul peut
surgir une quelconque humanité sous la forme tant d’émotions que d’actions et d’œuvres »
(F. Nietzsche, Écrits posthumes, 1870-1873, trad. par Jean-Louis Backès, M. Haar et
M. B. de Launay, Paris, Gallimard, 1975, p. 192).
36. Foucault revient infra sur les dernières phrases de l’aphorisme 575 qui clôt Aurore :
« Pourquoi ce vol éperdu dans cette direction, vers le point où jusqu’à présent tous les soleils
déclinèrent et s’éteignirent ? Dira-t-on peut-être un jour de nous que, nous aussi, gouvernant
toujours vers l’ouest, nous espérions atteindre une Inde inconnue – mais que c’était notre
destinée d’échouer devant l’Infini ? Ou bien, mes frères ou bien ? – » (F. Nietzsche, Aurore.
Réflexions sur les préjugés moraux [1881], trad. par H. Albert, Paris, Mercure de France, 1901,
p. 418-419).
37. Id., Par-delà le bien et le mal, op. cit., p. 46-47.
38. Id., cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 134 ; Jaspers ne précise pas la
provenance de la citation.
39. Id., Inédits. 1875-1881, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 135 (W.,
XI, 297).
40. Id., Par-delà le bien et le mal, op. cit., p. 44.
41. Ibid.
42. Ibid., p. 45.
43. Le fragment de Nietzsche (fragment 87 du livre I dans La Volonté de puissance, trad. par
G. Bianquis, éd. par Friedrich Würzbach, Paris, Gallimard, 1995 [1937-1938], t. I, p. 39)
présente six « erreurs monstrueuses » qui servent à Foucault de principes de subdivision (1 à 6).
44. Ibid., p. 39 (livre I, t. I, 87).
45. Id., Aurore, op. cit., p. 139.
46. Id., La Volonté de puissance, op. cit., trad. par G. Bianquis, p. 39 (livre I, t. I, 87).
47. Ibid., p. 42 (livre I, t. I, 96).
48. Id., Inédits. 1881-1886, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 229 (W.,
XII, 6).
49. F. Nietzsche, La Volonté de puissance, op. cit., p. 39 (livre I, t. I, 87).
50. Ibid., p. 46 (livre I, t. I, 102).
51. Ibid. (livre I, t. I, 105).
52. Ibid., p. 44 (livre I, t. I, 99).
53. Id., Par-delà le bien et le mal, op. cit., p. 40.
54. Ibid. ; trad. légèrement modifiée par Foucault.
55. Id., La Volonté de puissance, op. cit., trad. par G. Bianquis, p. 47 (livre I, t. I, 106).
56. Ibid., p. 45 (livre I, t. I, 101).
57. Ibid., p. 48 (livre I, t. I, 110). La citation complète est : « Si le caractère de l’existence était
d’être fausse – et cela pourrait être – que serait alors la vérité, toute notre vérité ? […] Une
cynique falsification du faux ? […] Le faux à une plus haute puissance ? […] »
58. Ibid., p. 39 (livre I, t. I, 87).
59. Ibid.
60. Id., La Volonté de puissance, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 194
(W., XVI, 56).
61. Ibid., p. 194 (W., XV, 476).
62. Id., Aurore, op. cit., p. 334.
63. Id., La Naissance de la tragédie [1872], cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…,
op. cit., p. 227 (W., I, 342).
64. Ibid., p. 228 (W., XII, 399).
65. Id., La Volonté de puissance, op. cit., trad. par G. Bianquis, p. 102 (livre I, t. I, 220).
66. Id., Par-delà le bien et le mal, op. cit., p. 74.
67. Id., Le Crépuscule des idoles, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit.,
p. 330 (W., VIII, 161).
68. Id., La Volonté de puissance, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 330
(W., XV, 228).
69. Id., Par-delà le bien et le mal, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit.,
p. 330 (W., VII, 16).
70. Foucault se réfère ici sans doute au chapitre 9 de La Naissance de la tragédie : « Œdipe
meurtrier de son père, époux de sa mère, Œdipe déchiffrant l’énigme du Sphinx ! Que lorsque
les forces divinatrices et magiques rompent le sortilège propre de la nature, il doit y avoir eu à
l’origine quelque prodigieuse monstruosité pour en être la cause. Car comment pourrait-on
forcer la nature à livrer ses secrets, sinon en lui résistant victorieusement, c’est-à-dire en faisant
ce qui est contre nature ? » (cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 228 ; W.,
I, 67-68).
71. Ibid.
72. Id., Aurore, op. cit., p. 418-419.
73. Ibid., p. 341.
74. Id., Par-delà le bien et le mal, op. cit., p. 74.
75. Id., La Volonté de puissance, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 299
(W., XIV, 30).
76. Ibid., p. 213 (W., X, 324).
77. Ibid., p. 297 (W., V, 147).
78. Ibid., p. 364 (W., XVI, 167).
79. Id., La Volonté de puissance, op. cit., trad. par G. Bianquis, p. 48 (livre I, t. I, 109).
80. Id., Inédits. 1881-1886, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 175 (W.,
XII, 4).
81. Id., Inédits. 1882/1883-1888, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 291
(W., XIII, 64).
82. Ibid., p. 293 (W., XIII, 69).
83. Lettre du 26 août 1888, citée dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 293.
84. Id., La Volonté de puissance, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 296
(W., XVI, 100).
85. Id., Inédits. 1881-1886, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 201 (W.,
XII, 49).
86. Id., Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres, cité dans K. Jaspers, Nietzsche.
Introduction…, op. cit., p. 293 (W., II, 23).
87. Id., La Volonté de puissance, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 293
(W., XVI, 10).
88. Id., Par-delà le bien et le mal, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit.,
p. 295 (W., VII, 191).
89. Id., La Volonté de puissance, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 296
(W., XVI, 95).
90. Id., Écrits et Esquisses. 1869-1872, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit.,
p. 199 (W., XI, 24).
91. Id., Le Gai Savoir, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 291 (W., V,
332).
92. Id., Inédits. 1881-1886, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 201 (W.,
XII, 49).
93. La citation exacte porte « le » et non « la » : ce que « le savoir de l’erreur » ne transcende
pas, c’est le fait que « l’erreur [soit] la condition de la vérité »
94. Id., Inédits du temps d’Aurore, dans W., XI, 268. Voir la citation complète de Nietzsche
supra, feuillet 134, p. 163 et note 13.
95. Id., Écrits et Essais. 1873-1876, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit.,
p. 229 (W., X, 208).
96. Ibid., p. 213 (W., X, 34-35).
97. Id., La Volonté de puissance, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 293
(W., XVI, 97).
98. Id., Inédits. 1882/1883-1888, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 294
(W., XIV, 40).
99. Id., La Volonté de puissance, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 195
(W., XVI, 84).
100. Id., Le Gai Savoir, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 203 (W., V,
11).
101. Id., Ainsi parlait Zarathoustra, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit.,
p. 201 (W., VI, 112).
102. Id., Humain, trop humain, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 202
(W., III, 201).
103. Charles Andler, Nietzsche. Sa vie et sa pensée, t. VI, La Dernière Philosophie de
Nietzsche. Le Renouvellement de toutes les valeurs, 10e éd., Paris, Gallimard, 1931, p. 357.
104. C’est dans son Gai Savoir (aphorisme 372) que Nietzsche affirme que rien n’est resté de
Spinoza que ce bruit d’ossements.
105. F. Nietzsche, Inédits. 1881-1886, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit.,
p. 231 (W., XII, 259).
106. Id., Inédits. 1882/1883-1888, cité dans K. Jaspers, Nietzsche, op. cit., p. 231 (W., XIV,
253).
107. Id., Poésies, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 231 (W., VIII, 432).
108. Pour entendre cette expression énigmatique, on peut reprendre un développement inédit
daté de 1955-1956 (Boîte 65, dossier 1) : « La pesée du monde. […] – l’aurore : le matin
d’avant le matin, ni la nuit ni le jour : ni l’apparence ni la dissolution de toute apparence, mais
l’apparaître de l’apparence, que l’apparence cache dans sa jalousie (Eifersucht). Dans cette
clarté qui n’est pas encore diurne, qui n’est pas encore apparence, le monde est : déchiffrable,
pensable, fini, offert au plaisir, aménagé par les rêves, ouvert dans ses secrets ; une chose
humaine et bonne. » La « pesée du monde » fait référence au passage des « Trois maux » dans
Ainsi parlait Zarathoustra : « En rêve, dans l’ultime rêve de l’aube, je me trouvais aujourd’hui
debout sur un promontoire, au-delà du monde, et tenant une balance, je pesais le monde. Oh !
pourquoi faut-il que l’aurore m’ait trop tôt surpris ! Elle m’a éveillé par son ardent reflet, la
jalouse ! » (trad. par G. Bianquis, op. cit., p. 372-373).
109. F. Nietzsche, La Volonté de puissance, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…,
op. cit., p. 376 (W., XVI, 39).
110. Ibid. (W., XVI, 372).
111. Id., Par-delà le bien et le mal, op. cit., p. 339.
112. Ibid., p. 337 ; trad. légèrement modifiée par Foucault.
113. Ibid., p. 338.
114. Ibid., p. 340.
115. Id., Inédits. 1882/1883-1888, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit.,
p. 377 (W., XIV, 364).
116. Id., Par-delà le bien et le mal, op. cit., p. 339 ; trad. légèrement modifiée par Foucault.
117. Id., Inédits. 1882/1883-1888, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit.,
p. 408 (W., XIII, 385).
118. Id., Le Gai Savoir, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 409 (W., V,
142-145).
119. Id., La Volonté de puissance, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit.,
p. 409 (W., XVI, 244).
120. Ibid., p. 410 (W., XV, 116).
121. Propos rapportés par Carl Albrecht Bernoulli, Franz Overbeck und Friedrich Nietzsche.
Eine Freundschaft, Iéna, E. Diederichs, 1908, p. 234, cités dans K. Jaspers, Nietzsche.
Introduction…, op. cit., p. 410.
122. « Pour ne point parler du tout de la sottise dans l’indignation morale qui est, chez un
philosophe, le signe infaillible que l’humour philosophique l’a quitté. Le martyre du philosophe,
son “sacrifice pour la vérité”, fait venir au jour ce qu’il tient de l’agitateur, du comédien, caché
au fond de lui-même. Et, en admettant que l’on ne l’ait considéré jusqu’à présent qu’avec une
curiosité artistique, pour plus d’un philosophe, on comprendra, il est vrai, le désir dangereux de
le voir une fois, de le contempler une fois sous un aspect dégénéré (je veux dire dégénéré
jusqu’au “martyr”, jusqu’au braillard de la scène et de la tribune). En face d’un pareil désir, il
faut cependant bien se rendre compte du spectacle qui nous est offert : c’est une satire
seulement, une farce présentée en épilogue, la démonstration continuelle que la longue tragédie
véritable est terminée ; en admettant que toute philosophie fût à son origine une longue
tragédie » (id., Par-delà le bien et le mal, op. cit., p. 54).
123. Id., L’Origine de la tragédie, op. cit., p. 221-222.
124. Comme indiqué, le manuscrit portait d’abord « Répétition et retour » comme titre du
dernier développement consacré à Nietzsche. L’élaboration du concept nietzschéen de répétition
(ce terme est du reste présent tout au long du cours et représente une véritable grille
d’intelligibilité pour Foucault) et de son rapport avec l’Éternel Retour est présente dans un
inédit de la Boîte 65 (six premiers feuillets du dossier « Uppsala, 1955-1956 »), permettant de
faire le lien avec l’Histoire de la folie à l’âge classique (Paris, Gallimard, 1972, d’abord paru en
1961 sous le titre Folie et Déraison), puisque c’est là que s’élabore aussi le concept de déraison.
125. Titre du septième et dernier chapitre du quatrième et dernier livre de La Volonté de
puissance (op. cit., t. II, p. 438 ; voir fragment 23 [13] de 1888 dans l’édition de Giorgio Colli et
Mazzino Montinari). Georges Bataille dans L’Expérience intérieure (Paris, Gallimard, 1943)
reprend cette expression dans son évocation de Nietzsche : « il eut pour fin non la connaissance
mais, sans séparer les opérations, la vie, son extrême, en un mot l’expérience elle-même,
Dionysos philosophos » (p. 51).
126. K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 187.
127. Ibid., p. 188.
128. Ibid., p. 124.
129. Ibid.
130. F. Nietzsche, La Volonté de puissance, cité dans K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…,
op. cit., p. 437 (W., XV, 381) ; trad. légèrement modifiée par Foucault.
131. Ibid. (W., XVI, 380).
132. K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 201.
133. Ibid., p. 432.
134. Ibid.
135. Ibid., p. 433. Jaspers écrit : « La confusion entre la vérité objectivement explorable et la
vérité éclairable, ou la confusion entre la connaissance toujours particulière et relative des
choses de ce monde [et] la transcendance entraîne l’ambiguïté qui naît lorsque, pour s’exprimer,
la transcendance se sert des concepts de la connaissance de la nature, de la psychologie et de la
sociologie. »
136. Ibid., p. 434.
137. Ibid., p. 364-365.
138. Cette phrase est précédée de la mention : « Voir fiche : Jaspers, Critique de la philosophie
de l’histoire ; Origine de la philosophie de l’homme. » Les fiches de lecture sur Jaspers dans la
Boîte 37 concernent Psychologie der Weltanschauungen (Psychologie des conceptions du
monde ; 1919). Il y est question de la fin de la « philosophie prophétique » et des rapports entre
psychologie, histoire et philosophie (feuillets 569 et suiv.).
139. F. Nietzsche, La Volonté de puissance, cité dans K. Jaspers, Nietzsche et le christianisme,
op. cit., p. 63 (W., XV, 204).
140. K. Jaspers, Nietzsche et le christianisme, op. cit., p. 64.
141. F. Nietzsche, Inédits. 1882/1883-1888, cité dans K. Jaspers, Nietzsche et le christianisme,
op. cit., p. 72 (W., XIV, 204).
142. C’est ainsi que Nietzsche qualifie l’humanité dans Ainsi parlait Zarathoustra (« Des
grands événements »).
143. F. Nietzsche, Inédits. 1881-1886, cité dans K. Jaspers, Nietzsche et le christianisme,
op. cit., p. 73 (W., XII, 24).
144. Johann Wolfgang von Goethe à Fritz Schlosser, Goethe-Briefe aus Fritz Schlossers
Nachlass, éd. par Julius Frese, Stuttgart, Krabbe, 1877, cité dans K. Jaspers, Nietzsche et le
christianisme, op. cit., p. 74.
145. F. Nietzsche, Inédits. 1882/1883-1888, cité dans K. Jaspers, Nietzsche et le christianisme,
op. cit., p. 74 (W., XIII, 304).
146. K. Jaspers, Nietzsche et le christianisme, op. cit., p. 75.
147. Ibid., p. 79.
148. Ibid., p. 80.
149. Ibid., p. 81.
150. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, cité dans K. Jaspers, Nietzsche et le
christianisme, op. cit., p. 13 (W., VII, 275).
151. K. Jaspers, Nietzsche et le christianisme, op. cit., p. 72.
152. Jaspers a développé l’idée que les limites ne sont jamais une simple barrière, mais, autant
pour la pensée que pour les existences, un point de révélation, un appel, une provocation à soi,
une épreuve existentielle. Cet aspect avait été bien repéré par Gabriel Marcel (« Situation
fondamentale et situations limites chez Karl Jaspers », Recherches philosophiques, vol. 2, 1932-
1933, p. 317-348) et Jeanne Hersch dans son Illusion philosophique, publiée en 1936 et
consacrée à la pensée de Jaspers (Paris, Félix Alcan), qui elle aussi insistait sur cette dimension
créatrice de la limite chez Jaspers.
153. L’expression revient plusieurs fois dans le livre (K. Jaspers, Nietzsche et le christianisme,
op. cit., p. 13, 15, 59, etc.).
154. K. Jaspers, Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 440.
155. Ibid., p. 441.
156. Ibid., p. 449.
157. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, cité dans K. Jaspers, Nietzsche et le
christianisme, op. cit., p. 119 (W., VI, 241).
158. K. Jaspers, Nietzsche et le christianisme, op. cit., p. 108-109.
159. Id., Nietzsche. Introduction…, op. cit., p. 460.
160. Id., Nietzsche et le christianisme, op. cit., p. 120.
161. W. Dilthey, « Die Entstehung der Hermeneutik » [1900], G.S., V, 317-331 (trad. fr. : Écrits
d’esthétique, suivi de La Naissance de l’herméneutique, trad. par S. Mesure, Paris, Éditions du
Cerf, 1995).
162. Martin Heidegger, Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, Francfort-sur-le-Main, Vittorio
Klostermann, 1944.
163. « Der letzte, aber auch schwerste Schritt jeder Auslegung besteht darin, damit das im
Gedicht rein Gedichtete um einiges klarer dastehe » (ibid., p. 7).
164. « Mit ihren Erläuterungen vor dem reinen Dastehen des Gedichtes zu verschwinden »
(ibid., p. 8).
165. « Er ist gut, wenn wir das meinen » (ibid.).
166. « Wir wollen nicht nur, sondern müssen die Griechen besser verstehen, als sie sich selbst
verstanden. Nur so besitzen wir das Erbe wirklich » (M. Heidegger, Heidegger Gesamtausgabe,
éd. par Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Francfort-sur-le-Main, Vittorio Klostermann, t. XXIV,
1975, p. 157). Ce cours a été professé par Heidegger à l’université de Marbourg durant le
semestre d’été de 1927, paru en allemand du vivant de l’auteur en 1975. La traduction française,
réalisée par Jean-François Courtine, date de 1985 : « Non seulement nous voulons, mais nous
devons nécessairement comprendre les Grecs mieux qu’ils ne se comprenaient eux-mêmes.
C’est à cette seule condition que nous prendrons effectivement possession de l’héritage » (id.,
Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. par J.-F. Courtine, Paris, Gallimard,
1985, p. 141).
167. Lettre à Georg Brandes du 4 janvier 1889, Turin (Nietzsche signe : « Le Crucifié »), dans
F. Nietzsche, Dernières Lettres, hiver 1887-hiver 1889. De La Volonté de puissance à
L’Antichrist, trad. par Yannick Souladié, Paris, Manucius, 2011.
168. K. Löwith, Heidegger. Denker in dürftiger Zeit, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 1953,
p. 92, note 2.
169. M. Heidegger, Sein und Zeit, dans E. Husserl (dir.), Jahrbuch für Philosophie und
phänomenologische Forschung, vol. 8, 1927, p. V-IX et 1-438, § 76 : « La possibilité que
l’enquête historique présente “pour la vie” une “utilité” ou des “inconvénients” se fonde dans le
fait que la vie même est historiale à la racine de son être, et qu’elle s’est par suite à chaque fois
déjà décidée, en tant que facticement existante, pour une historialité authentique ou
inauthentique. Nietzsche, dans la deuxième de ses Considérations intempestives (1874) a
reconnu, et a dit avec autant de netteté que de pénétration l’essentiel au sujet de l’“utilité et des
inconvénients de la science historique pour la vie” » (trad. fr. : M. Heidegger, Être et Temps,
trad. par Emmanuel Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 297).
170. « Nietzsches Wort “Gott ist tot” », dans M. Heidegger, Holzwege, Francfort-sur-le-Main,
Vittorio Klostermann, 1950 ; trad. fr. : « Le mot de Nietzsche : “Dieu est mort” », dans Chemins
qui ne mènent nulle part, trad. par Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 253-322.
171. M. Heidegger, Überwindung der Metaphysik [1936-1946], dans Vorträge und Aufsätze,
op. cit. ; trad. fr. : Essais et Conférences, op. cit., p. 80-115.
172. Id., Was heisst Denken ?, Tübingen, M. Niemeyer, 1954 ; trad. fr. : Qu’appelle-t-on
penser ?, trad. par Aloys Becker et Gérard Granel, Paris, PUF, 1959.
173. Id., Wer ist Nietzsches Zarathustra ? [1953], dans Vorträge und Aufsätze, op. cit. ;
trad. fr. : Essais et Conférences, op. cit., p. 116-150.
174. Foucault fait suivre la citation de l’indication « (H.) » qui peut renvoyer aussi bien à
Heidegger qu’à ses Holzwege. Heidegger évoque ainsi : « le danger que l’homme ne s’installe
avec toujours plus d’obstination à la simple surface et sur la seule façade de son essence
traditionnelle » (id., Qu’appelle-t-on penser ?, op. cit., p. 53).
175. « L’homme est la bête non encore déterminée » (F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal,
cité par M. Heidegger, dans Qu’appelle-t-on penser ?, op. cit., p. 53). Henri Albert traduit :
« l’homme est un animal dont les qualités ne sont pas encore fixées » (F. Nietzsche, Par-delà le
bien et le mal, op. cit., p. 111).
176. M. Heidegger, « Cours du semestre d’hiver 1951-1952 », dans Qu’appelle-t-on penser ?,
op. cit., p. 53-60.
177. « L’achèvement de la métaphysique commence avec la métaphysique hégélienne du savoir
absolu entendu comme esprit de la volonté » (id., Essais et Conférences, op. cit., p. 86).
178. F. Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., aphorisme 125, p. 179 ; trad. légèrement modifiée par
Foucault.
179. Ibid., p. 180.
180. Voir supra, note 20.
181. « La tentative pour éclaircir le mot de Nietzsche “Dieu est mort” a la même signification
que la tâche d’exposer ce que Nietzsche, pour démontrer sa propre position par rapport à lui,
entend par nihilisme » (M. Heidegger, « Le mot de Nietzsche : “Dieu est mort” », art. cité,
p. 262).
182. « Le “monde-vérité” et le “monde-apparence”, traduisez : le monde inventé et la réalité
[…] » (F. Nietzsche, Ecce homo, op. cit., « Préface », p. 12).
ARIANNA SFORZINI

SITUATION DU COURS
On trouve dans les archives de Michel Foucault 1 déposées à la Bibliothèque
nationale de France (BNF) une boîte numérotée 46, intitulée « Cours à
l’université de Lille ». Cette boîte, rassemblant plus de quatre cents
feuillets, comprend plusieurs dossiers contenant : des développements
concis qui ont pu servir de « mini-cours » pour agrégatifs sur des sujets
divers 2, deux manuscrits 3 et un cours complet à destination des étudiants.
C’est ce dernier texte que nous éditons ici, sous le titre La Question
anthropologique 4.
Ces leçons ont été prononcées à l’École normale supérieure (ENS)
pendant l’année scolaire 1954-1955, mais peut-être avaient-elles déjà fait
l’objet d’une première présentation à l’université de Lille (ou encore à
l’ENS avant 1954) 5. Les notes de l’année 1954-1955 déposées à l’Institut
Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) par Jacques Lagrange 6, très
assidu aux cours donnés par Foucault rue d’Ulm, reproduisent de manière
quasi exhaustive 7 le déroulé du manuscrit. Par ailleurs, d’autres notes,
prises cette fois par Gérard Simon dans le même cadre, précisent la date 8 :
les leçons auraient eu lieu au cours du mois de décembre 1954 et des
premiers mois de 1955.
La première page du manuscrit porte « Chap. 1. Connaissance de
l’homme et réflexion transcendantale », comme si Foucault tenait à donner
à ce cours la forme virtuelle d’un livre. Mais on ne trouve aucune mention,
dans les pages qui suivent, d’un deuxième et troisième chapitres. Nous
avons donc fait le choix de désigner l’ensemble de ces leçons manuscrites
sous un titre plus général : La Question anthropologique. La façon dont la
philosophie a été saisie par l’exigence anthropologique – mais aussi les
formes et les aléas de ce saisissement – sert de fil rouge à la réflexion
foucaldienne. La première page des notes de Jacques Lagrange,
correspondant au début du manuscrit, porte d’ailleurs en guise de titre :
« Problèmes de l’anthropologie/Foucault ».
En octobre 1955, avant qu’il ne quitte Paris pour Uppsala (Suède) pour
y occuper le poste de lecteur et directeur de la Maison de France, Foucault
mène une série de recherches théoriques à la fois en philosophie et en
psychologie 9. Après une agrégation de philosophie réussie en 1951, c’est
comme assistant en psychologie qu’il a été recruté à la Faculté des lettres de
Lille à partir du mois d’octobre 1952 (il y dirigea l’Institut de
psychologie 10), et c’est sous ce même titre qu’il enseigna à l’ENS 11. Sur la
base de cet intérêt pour la psychologie, il a pu fréquenter Jean Delay à Paris
et effectuer des stages à l’hôpital Sainte-Anne, ainsi que nouer des liens
avec Jacqueline Verdeaux qui le mit en relation avec Ludwig Binswanger,
son initiateur à la psychiatrie existentielle 12. Son rapport à la psychologie
est néanmoins polémique : il ne cesse d’en contester l’empirisme borné et le
naturalisme aveugle. Tout en en maîtrisant parfaitement l’histoire et les
développements scientifiques les plus récents 13, il recherche toujours le
dépassement de sa version positiviste, prenant appui pour cela, assez
classiquement, sur la phénoménologie ou le marxisme. Dans le même début
des années 1950, Foucault comme on l’a dit rédige deux autres manuscrits 14
qu’il renonce à publier – le premier sur la psychiatrie existentielle de
Binswanger et le second sur la phénoménologie husserlienne –, dans
lesquels il tente de trouver des voies critiques de dépassement de la
psychologie positive.
Le cours sur l’anthropologie de 1954-1955 détonne donc par un contenu
purement philosophique, alors même qu’il n’aurait pas été surprenant de le
voir élaborer le projet anthropologique à partir des acquis de la psychologie,
comme l’avait fait par exemple Philippe Muller quinze ans auparavant en se
fondant sur les travaux de Max Scheler 15. Dans ce cours, de René Descartes
à Martin Heidegger, de Nicolas de Malebranche à Ludwig Feuerbach, de
Gottfried Wilhelm Leibniz à Georg Wilhelm Friedrich Hegel, d’Immanuel
Kant à Friedrich Nietzsche, chaque fois des philosophes majeurs sont
convoqués pour retracer le destin de l’anthropologie. Or, dans les mêmes
années 1953-1955, Foucault ne laisse pas transparaître cette inquiétude
philosophique puissante dans ses textes publiés. Il y a le manuscrit sur la
phénoménologie husserlienne, certes, témoignant aussi de ses lectures
approfondies de Maurice Merleau-Ponty et Martin Heidegger, mais qui n’a
pas abouti à une publication de son vivant. À cette époque, Foucault
travaille à la rédaction de deux articles sur la psychologie 16, il rédige une
introduction à la traduction d’un ouvrage de Binswanger (Le Rêve et
l’Existence 17), il corrige les épreuves de son premier livre (Maladie mentale
et Personnalité 18). Dans l’ensemble de ces écrits publics, il n’est jamais
question de Leibniz ou de Nietzsche, de Malebranche ou de Kant.
Le sens que Foucault donne à l’« anthropologie » est spécifique.
Au sens universitaire en effet – il suffit de consulter n’importe quelle
« histoire de l’anthropologie » pour s’en convaincre 19 –, le terme désigne
cette discipline qui, à partir essentiellement de l’étude des sociétés dites
« archaïques », « sans histoire » (sur fond de préjugés évolutionnistes, elles
étaient autrefois appelées « primitives »), pose la question de la nature
humaine, de son unité et de sa définition. L’habitude savante la plus
prégnante a été d’opposer à cette recherche fondée sur l’ethnologie ou
l’ethnographie une anthropologie « physique » (on préfère aujourd’hui
l’adjectif « biologique ») : cette dernière retrace l’histoire naturelle de
l’humanité comme espèce vivante 20. Or Foucault, dans ce cours où il se
concentre largement sur le XIXe siècle, n’évoque à aucun moment les
premières écoles d’anthropologie ni leurs représentants : ni Lewis Henri
Morgan, ni Edward Burnett Tylor, ni James George Frazer ; pourtant, il est
bien question d’évolutionnisme. On ne rencontre pas davantage Émile
Durkheim, Marcel Mauss ou Lucien Lévy-Bruhl, et rien sur le culturalisme
américain ou le fonctionnalisme britannique non plus. Même Claude Lévi-
Strauss et son anthropologie structurale, dont la thèse et certains des articles
essentiels avaient déjà paru 21, sont absents.
Puisque sont privilégiés ici les grands philosophes de la tradition
occidentale (Kant, Hegel, etc.), on pourrait penser que Foucault explorerait
au moins les conditions d’émergence d’une anthropologie cette fois
proprement philosophique. Mais par « anthropologie philosophique », on
entend déjà dans les années 1950 principalement deux mouvements de
pensée bien stabilisés 22. D’abord, un courant théorique d’inspiration
allemande, illustré par trois références majeures (Max Scheler, Helmuth
Plessner et Arnold Gehlen 23) qui tentent de faire fond, de manière toutefois
diversifiée, sur les acquis de la biologie contemporaine afin de ressaisir la
« différence » humaine 24. Soit encore une réflexion méta-historique
(Bernard Groethuysen, Michael Landmann 25) qui raconte comment, depuis
Socrate, une certaine « essence » de l’homme n’a cessé de se chercher et de
se définir dans la philosophie. Foucault a sans doute connaissance de ces
auteurs 26, mais le parcours de pensée du cours est irréductible à ces deux
entreprises. L’anthropologie telle qu’il l’entend n’est ni une discipline
universitaire déterminée (culturelle ou biologique) ni un projet
philosophique fondamental. Certes, il commence dans les premières pages
par un « repérage sémantique » rapide, qui va du livre d’Ernst Platner
(1772) à celui de Paul Häberlin (1941) 27, pour montrer comment, au
e
XIX siècle, les « ouvrages d’anthropologie » se sont initialement distribués

entre trois régions académiques (théologie, naturalisme, philosophie). Puis,


il évoque le courant d’une philosophie fondamentale nourrie par la question
« qu’est-ce que l’homme ? » au début du XXe siècle, essentiellement en
Allemagne. Max Scheler écrit par exemple :
Je peux constater, avec une certaine satisfaction, que les problèmes
d’une anthropologie philosophique se situent aujourd’hui
littéralement au cœur de toute problématique philosophique 28.

Pourtant, aucune de ces références scientifiques, assumant et


développant un projet d’anthropologie philosophique au sens strict, n’est
reprise dans la suite du cours. Elles ne servent qu’à désigner de loin le
chemin théorique que Foucault se refuse d’emprunter, se concentrant plutôt
sur ce qu’il appelle le « mouvement effectif par lequel la réflexion
contemporaine s’est trouvée requise pour l’élucidation du sens d’être de
l’homme 29 ». Il ne s’agit surtout pas pour lui de proposer une histoire
intellectuelle de l’anthropologie, mais de repérer les étapes et les effets d’un
déplacement de la pensée occidentale, propre à rendre compte aussi bien de
l’émergence des sciences humaines que de la forme moderne et dominante
du Philosophieren (philosopher).
Foucault s’accorde donc plutôt avec le constat formulé par Heidegger
dès 1929 : « L’anthropologie n’est plus aujourd’hui, et depuis longtemps,
30
seulement le titre d’une discipline . » Il va s’attacher à montrer comment la
question « qu’est-ce que l’homme ? », amorcée par Kant et renversée par
Nietzsche, est devenue, le temps d’un petit siècle, le point de gravitation de
la pensée ; comment elle a bouleversé les orientations théoriques de la
philosophie, nourri et légitimé la construction parallèle des « sciences de
l’homme », et enfin dessiné pour la phénoménologie, malgré qu’elle en ait,
des matrices réflexives, des points de tension théorique et des limites
incontournables. De telle sorte que l’ensemble des productions
philosophico-scientifiques du premier XXe siècle (en philosophie et en
sciences humaines), toutes sourdes à la provocation nietzschéenne, seraient
l’expression à la fois désuète et massive d’un dispositif de pensée établi au
siècle précédent, et déjà dénoncé par Nietzsche comme une farce théorique.
L’anthropologie dont il est question ici n’est donc ni la réponse à un
questionnement éternel ni une discipline déterminée. Elle est un dispositif
métathéorique historiquement situé – plus tard, Foucault parlera d’épistémè.
On pourrait s’interroger pourtant sur ce qui, jusque dans les années 1950, en
avait fait un dispositif si central dans ses effets de pensée, alors même que
Nietzsche l’avait rendu obsolète. Foucault donne dans le cours le secret de
son acceptabilité : l’« humanisme 31 ». Il est difficile de se débarrasser de la
question anthropologique, comme Les Mots et les Choses le démontreront à
nouveaux frais en 1966 (dix ans après le présent cours), parce qu’on craint
que les valeurs et les luttes portées par les hommes pour les hommes ne
s’effondrent, faute d’être soutenues par l’idée d’Homme.
Pour en finir avec le projet général du cours, les notes de Jacques
Lagrange se révèlent précieuses : elles témoignent de la prise de parole
initiale de Foucault, avant qu’il ne se lance dans la lecture suivie de son
cours. La première phrase des notes, après la mention du titre, est :
« Problèmes mêmes que pose l’idée d’anthropologie (+ thème de l’homo
natura : signe et sens ; raison et déraison ; milieu et monde) ». Il s’agit donc
moins d’un cours sur l’anthropologie que sur ce que l’idée d’anthropologie
fait subir à la philosophie. Et aussitôt après, on lit un fragment du Poème
pulvérisé de René Char, que Foucault a bien dû prononcer, ou proposer
comme exergue de son cours 32 : « Tu feras de l’âme qui n’existe pas un
homme meilleur qu’elle 33. » Sans doute indique-t-il par là, sous forme
d’énigme, une révolution éthique qui résout la question anthropologique et
qui en même temps la supprime (résolution nietzschéenne, si l’on accepte
de voir se profiler, derrière cet « homme meilleur [que l’âme qui n’existe
pas] », la silhouette du « surhomme »).
Une fois énoncé ce projet général, le cours va comprendre, à la manière
d’une tragédie grecque, trois grands moments. Premièrement :
l’anthropologie impossible – expliquer pourquoi à l’âge classique elle était
proprement impensable. Deuxièmement : l’âge d’or – montrer comment la
révolution copernicienne opérée par Kant rend possible, sans s’y réduire,
une anthropologie comme achèvement (à la fois réalisation et suppression)
de la critique à travers Hegel, Feuerbach et Dilthey. Troisièmement : la fin
de l’anthropologie – avènement de la « métaphysique de la vérité 34 » de
Nietzsche. L’aspect pédagogico-dramatique de ce déroulé ne doit pourtant
pas faire oublier un point décisif, qui situe sa différence relativement aux
écrits de la même période (et notamment aux deux autres manuscrits inédits
sur Binswanger et Husserl) : c’est la première fois que Foucault distingue
des époques de pensée, établit des ruptures et des continuités. Pour le dire
autrement : il pratique une philosophie qui accepte de se laisser saisir par
l’histoire.

L’ANTHROPOLOGIE IMPOSSIBLE
e
L’intérêt de Foucault pour la philosophie du XVII siècle a toujours été
marqué. On se souvient qu’au moment de répondre aux objections que
Jacques Derrida portait contre sa lecture, dans l’Histoire de la folie, d’un
fragment des Méditations, Foucault avait su déployer une connaissance
méticuleuse du texte de Descartes 35. On trouve du reste dans les archives de
la BNF une série de documents 36 remontant aux années de formation à
l’ENS, se présentant moins comme des fiches de lecture que comme des
mini-cours ou des bilans réflexifs sur des sujets divers : « L’esprit de
Descartes », « Histoire des Méditations », etc. Le texte intitulé « La
méthode des Méditations » est particulièrement étonnant : il contient
l’essentiel de ce que Foucault plus tard opposa à Derrida (dans « Mon
corps, ce papier, ce feu »), à savoir que les Méditations doivent être
comprises moins comme un fil démonstratif que comme un processus
spirituel entraînant, pour le rédacteur ou le lecteur, une série de
transformations éthiques 37. On se rappelle aussi qu’un des tout premiers
projets de thèse envisagés par Foucault avait été un « Malebranche
psychologue », sous la direction d’Henri Gouhier 38, lequel pouvait
apparaître à l’époque comme l’un des plus pointus spécialistes de
l’oratorien 39.
C’est donc armé de cette culture cartésienne – dont témoignent
également, au milieu des années 1960, une série de leçons encore inédites
sur Descartes qu’il prononça à l’université de Tunis 40 – que Foucault
entreprend de démontrer, dans la première partie du cours, pourquoi l’idée
d’un questionnement anthropologique, à la fois autonome et fondateur pour
la pensée philosophique, est impensable à l’âge classique. En bref :
pourquoi la question « qu’est-ce que l’homme ? » ne pouvait pas se poser.
Certes, on peut faire état ici et là de l’usage attesté du terme même
d’« anthropologie » (anthropologia en latin), dans un sens du reste surtout
théologique 41 ; on peut arguer du fait que Descartes a bien rédigé un traité
de L’Homme, mais le compte n’y est pas pour Foucault : il ne s’agit jamais,
pour la philosophie classique, d’établir un rapport sans médiation de
l’homme à sa propre vérité, de faire de ce dernier l’épicentre en même
temps que le destinataire d’un monde qui le rendrait familier à lui-même.
On a pu, à cet empêchement, trouver un certain nombre de raisons :
prééminence écrasante du thème théologique, dualisme radical de l’âme et
du corps, promotion de formes trop abstraites de rationalité. Mais c’est un
autre triptyque d’« obstacles 42 » que Foucault va dresser : une pensée de la
nature infinie défigurant le thème grec du « monde » (kosmos) ; une
trajectoire de l’imagination qui la contraint à n’être jamais que la structure
d’indication d’un Verbe transcendant ; enfin, une plénitude d’être (bonheur)
qui n’est jamais atteinte que par l’intervention de la Grâce divine.
C’est en 1962 seulement, avec la publication en français de Du monde
clos à l’univers infini 43, que les études historiques d’Alexandre Koyré
connaissent en France le succès qu’elles méritent. Mais Foucault avait déjà
pris connaissance, pour son cours, des Études galiléennes de 1939 44.
Faisant fond sur les thèses de Koyré, mais aussi sur celles de Pierre
Duhem 45, et prenant appui sur l’exemple de la théorie du mouvement chez
Aristote et Descartes, Foucault montre comment le concept classique d’une
nature « écrite en langage mathématique » (Galilée), pleine de la gloire de
Dieu, incommensurable à un homme prisonnier de son imperfection, efface
le thème grec d’un kosmos animé d’une rationalité téléologique et faisant
sens pour l’homme et ses projets. La Natura infinie des classiques rend le
« monde » impensable et, partant, l’anthropologie impossible – cette
dernière supposant une circularité parfaite et sans reste entre l’homme, sa
vérité et son monde 46.
Le deuxième pan du triptyque porte sur l’imagination 47. Par elle en
effet, l’homme peut tisser des liens avec un monde fini, concret, à la mesure
cette fois de sa vérité : celui de la sensibilité et des images. C’est ici que
Malebranche et sa théorie du « jugement naturel », particulièrement étudiée
par Foucault 48, sont convoqués pour faire valoir que l’imagination ne
dessine jamais à l’homme le chemin de sa propre vérité (même négative :
illusions et erreurs). En tant que tels, ni le corps, ni les sens, ni les images
ne sont trompeurs : ils véhiculent toujours, sous la forme simplifiée d’un
vade-mecum pratique, les vérités instituées de la nature. Ce qui peut
apparaître comme mensonger dans les informations du corps provient d’un
brouillage causé par les croyances de l’âme. Les images, prises en elles-
mêmes, ne contiennent aucune vérité proprement humaine. Elles ne font
que décliner, selon leur ordre propre, ces lois physiques qui font la
perfection de la nature. Le monde sensible ne formule jamais pour les
classiques le langage de sa propre vérité, il s’épuise à indiquer la Création.
Le dernier pan du triptyque 49 semble pourtant esquisser la possibilité
d’une anthropologie, rendue impensable par l’infinité mathématique de la
nature et le mouvement de l’imagination, à partir de l’examen de la
condition humaine aux deux extrémités de son histoire. Après tout, ce
bouclage de l’homme sur sa propre vérité ne doit-il pas être réfléchi comme
profondément inactuel ? En effet, il s’accomplirait soit dans la condition
paradisiaque (compromis ensuite par le péché originel), soit après la mort
comme récompense du juste dans la cité bienheureuse des élus. Il n’y aurait
d’anthropologie pensable qu’à travers la description de l’homme avant ou
après l’histoire.
C’est là que, reprenant Malebranche, Foucault décrit la possibilité d’un
cercle vertueux, en Adam, de sa vérité, de sa liberté et de sa nature 50 –
cercle que le péché brisera. Cependant, ce cercle ne tient pas son
mouvement de lui-même. Il demeure animé par Dieu, de telle sorte que la
condition paradisiaque, même si elle le rend totalement transparent à sa
vérité et à sa liberté, suspend Adam au bord de toute anthropologie
possible. Convoquant, à l’autre bout, la condition terminale de l’humanité
après le jugement de Dieu, Foucault, à travers la référence à Leibniz, décrit
ce monde où l’homme, au-delà de l’histoire, communiquerait sans
médiation avec sa vérité – les lois de la nature et le Verbe de Dieu étant
subordonnés à la production d’une cité des bienheureux. Toutefois, là
encore, Foucault démontre que cet état, à l’autre bout de la chaîne
temporelle, ne représente pas une complétude proprement humaine, mais
demeure l’expression de la perfection divine.
Foucault fait donc entendre, tout au long de ce premier moment, une
thèse provocatrice. Elle résonnera encore longtemps dans l’œuvre à venir,
jusqu’à parfois s’y résumer, mais elle était parfaitement articulée dès 1954 :
à l’âge classique, l’homme n’existe pas. Ou plus exactement : la pensée
classique est incapable de le faire exister dans et par sa vérité propre,
comme essence autonome ou racine du savoir. L’Histoire de la folie à l’âge
classique déplie en 1961 la même conclusion dans le chapitre intitulé « Le
cercle anthropologique 51 », dressant le constat de l’impossibilité pour la
pensée classique de faire communiquer l’homme, sa vérité et sa folie – alors
que cette équivalence sans médiation forme le cœur de l’âge moderne
(Philippe Pinel et Sigmund Freud). L’autre grand opus archéologique,
Les Mots et les Choses, reconduit, de manière plus ample encore, la même
affirmation. Seul le vocabulaire diffère : l’épistémè classique interdit qu’une
figure du savoir comme l’homme soit autre chose qu’un pli dérivé de la
représentation ; la modernité, au contraire, place cette figure (comme
doublet empirico-transcendantal) au point de gravitation et de structuration
des discours de vérité, rendant compte de l’émergence à la fois des
anthropologies philosophiques et de l’ensemble des sciences humaines.
Nietzsche, armé de son herméneutique philologique, est encore en 1966
celui qui sonne le glas de ce dispositif anthropologique, en dépit d’une
persistance « humaniste » (voir la dénonciation de Jean-Paul Sartre comme
un « homme du XIXe siècle 52 » au moment de la polémique autour des Mots
et des Choses et de la « mort de l’homme »).
Cette première étape du cours est décisive, pour autre chose pourtant
que ces effets d’annonce à long terme. Elle dessine un premier trio
conceptuel (la nature, l’imagination, le bonheur) qui se révèle structurant
pour la suite du texte. Ces concepts représentent ainsi les trois principaux
verrous à faire sauter pour rendre possible une anthropologie véritable :
penser une nature qui ne soit plus la surface d’inscription des Lois
éternelles ; une imagination qui ne soit plus asservie à la traduction d’un
Verbe transcendant ; un bonheur, enfin, qui ne dépende plus d’une Grâce
supérieure.

LA TRANSITION KANTIENNE

Le deuxième grand moment du cours est donc consacré à cette


« modernité » qui voit la question anthropologique gagner le cœur de
l’entreprise philosophique, avant de la recouvrir sans reste. Bientôt,
Foucault va examiner deux piliers de la philosophie allemande (Feuerbach
et Dilthey) qui témoignent de manière exemplaire de ce mouvement de
fond, sans oublier de faire place au « dérapage » marxiste obligeant au
suicide de la philosophie. Mais, d’abord, il se demande si les deux axes de
la pensée proprement critique – les Lumières françaises et le
transcendantalisme kantien 53 – ne constitueraient pas les premiers jalons de
ce chemin anthropologique. Aussi bien les premières se réfléchissent
comme une grande opération d’émancipation de l’homme hors des
obscurantismes religieux, quand le second, avec la révolution
copernicienne, fait du « je » raisonnable le nouveau point de gravitation et
de décision de la vérité, qu’elle soit théorique (que puis-je connaître ?) ou
pratique (que dois-je faire ?).
Pour la pensée française des Lumières, Foucault dénonce un ratage, un
espoir manqué. On a finalement assez peu insisté sur l’importance que
pouvaient revêtir pour lui ces Lumières françaises, alors même que ses
grands livres archéologiques (Histoire de la folie à l’âge classique,
Les Mots et les Choses, mais surtout Naissance de la clinique) construisent
le XVIIIe siècle et son moment révolutionnaire comme un pivot d’intensité
historico-théorique incontournable. Il suffit de penser au somptueux
commentaire du Neveu de Rameau de Denis Diderot, dans l’Histoire de la
folie, qui marque l’entrée dans la modernité, au rôle donné à l’analyse
d’Étienne Bonnot de Condillac, dans Naissance de la clinique, comme
grammaire de la clinique moderne (et plus largement à la place de la
Révolution française), ou encore à l’importance de Buffon dans Les Mots et
les Choses 54. À l’ENS, mais aussi dans le cadre de la Fondation Thiers,
Foucault échangeait régulièrement avec Robert Mauzi 55 qui sera, avec
Georges Canguilhem, un des dédicataires de l’Histoire de la folie, et dont le
sujet de thèse 56 recoupe assez immédiatement la préoccupation de Foucault
dans ce cours. On s’aperçoit en tous les cas que Foucault cite avec aisance
Condillac, Helvétius et Diderot. Mais, pour autant, il ne s’y attarde pas. On
pourrait même dire qu’il « règle leur compte » aux Lumières françaises
rapidement, en constatant leur incapacité finale à rendre possible la pensée
anthropologique dans sa complétude. Certes, la sensibilité chez Condillac
ou Diderot n’est plus subordonnée à la délivrance d’un message
transcendant. Le bonheur de son côté se construit comme une aventure
proprement humaine, sans nécessité d’une Grâce supérieure. Mais le
premier pan du triptyque – la nature – résiste. Elle demeure obstinément
cette instance qui détient les vérités premières et décisives, et finalement
sépare l’homme de sa propre vérité. Pour aller vite : Jean-Jacques Rousseau
et le jardin de La Nouvelle Héloïse (1761) condamnent les Lumières
françaises à rater leur entrée dans la modernité anthropologique 57.
En publiant son Anthropologie d’un point de vue pragmatique en 1798,
Kant – qui avait déjà fait son deuil de la nature classique dans son œuvre
critique – est le premier véritable penseur à permettre à l’anthropologie de
déployer une ampleur philosophique 58. Tout le problème pour Foucault, qui
quelques années plus tard consacrera sa thèse complémentaire à la
traduction de ce texte, consiste à situer le texte kantien de manière
suffisamment fine pour que l’auteur des trois Critiques puisse apparaître à
la fois comme le promoteur d’un questionnement transcendantal
irréductible à tout recodage anthropologique (différence martelée entre
l’a priori et l’inné) et ce penseur qui opère les « révisions » conceptuelles
faisant sauter les trois verrous classiques ci-dessus mentionnés.
Pour cette démonstration délicate, Foucault procède en plusieurs temps.
Dans un premier temps, il commence par réduire volontairement l’enjeu, la
portée et l’ambition philosophiques de l’Anthropologie de Kant : en
répétant d’une part que pour lui les « catégories » sont irréductibles à des
dispositions dépendant d’une « nature humaine » ; en démontrant d’autre
part que l’anthropologie « pragmatique » se résume à indiquer les modalités
d’usage d’un jugement (théorique, pratique, esthétique) légitimé ailleurs
dans ses prétentions. Autant dire que l’anthropologie demeure l’ancilla de
la critique.
Puis, Foucault examine trois « révisions » critiques rendant cette fois
possible le déverrouillage du dispositif classique qui empêchait le
surgissement de la question « qu’est-ce que l’homme ? ». D’abord, Kant fait
place, à côté de l’univers comme substrat transcendantal, au monde comme
domaine d’expérience où l’homme construit ses vérités pratiques. Cette
mise au point par Foucault d’une série d’oppositions conceptuelles
(universitas ou universalitas ; progressus in infinitum ou in indefinitum)
doit sans doute ses repères au livre de Lucien Goldmann de 1948 59 (l’auteur
bénéficiait déjà dans les années 1950 d’une certaine aura). Ce dernier
portait précisément sur le concept de totalité de Kant et posait le problème
de son projet anthropologico-politique. Il demeure que les doublets
conceptuels cités dissolvent la nature au sens classique. Ensuite, dans son
examen des capacités transcendantales des facultés, Kant aurait, selon
Foucault, confié à l’imagination cette puissance originaire de synthèse 60 qui
permet à l’homme d’habiter son monde sans qu’elle lui renvoie autre chose
que les formes de sa finitude. Enfin, la révision du concept de négation
conduit à une problématisation d’un bonheur défini dans sa vérité par une
essentielle imperfection. Descartes, Malebranche et Leibniz se retrouvent,
au terme du parcours critique, invalidés. A contrario, à travers la reprise
anthropologique des trois Critiques, les concepts de « finitude » ou de
« monde » s’allument comme autant d’éclairages de la demeure
anthropologique à venir.
Cette première présentation demeure cependant très en deçà de la
longue « Introduction » (1961) que Foucault rédige pour sa propre
traduction du texte kantien 61. Il insiste alors sur ses conditions d’écriture et
de réception, mais surtout, ce que le cours des années 1950 ignore, il
construit la distinction chez Kant entre son œuvre proprement critique (les
trois Critiques ; niveau de l’a priori) et sa « philosophie transcendantale »
(au moins esquissée dans son Opus postumum ; niveau du fondamental) –
l’anthropologie (niveau de l’originaire) devenant, de l’une à l’autre, un
opérateur de passage. La transition de l’un à l’autre pan (critique,
anthropologique, transcendantal) se fait par une nouvelle problématisation
de trois directions de pensée essentielles, chaque fois redéclinées. Les trois
questions de l’œuvre critique (systématisées par la Logique 62) – que puis-je
connaître ?, que dois-je faire ?, que m’est-il permis d’espérer ? – deviennent
en effet trois usages du monde pour l’anthropologie (comme source,
domaine, limite), et, enfin, se retrouvent dans la trilogie ontologique (Dieu,
le monde, l’homme) de la « philosophe transcendantale 63 ». On voit bien là
la différence entre le cours de 1954-1955 et le texte de 1961. La non-
autonomie de l’anthropologie dans l’œuvre kantienne est assurée en 1961
par ce rôle de simple véhicule assurant la transition d’une pensée des
conditions a priori (de la connaissance, de l’agir pratique, du jugement de
goût) à une pensée de l’« appartenance de la liberté et de la vérité 64 » dans
les formes de la finitude humaine. En 1955, elle était plus sommairement
décrite comme une simple annexe pratique aux trois Critiques, réfléchissant
les modalités d’usage des structures a priori. Ici et là, sa fonction est de
« répéter » la critique, mais cette répétition de l’a priori dans le vocabulaire
d’un homme usant du monde est ce qui permet, pour l’« Introduction », le
passage vers une interrogation fondamentale sur l’ontologie de la finitude.
Il demeure que Kant, tout en interdisant lui-même de la dévaler, dessine
une pente : celle du naturalisme, de l’historicisme, du psychologisme. De la
question du : « comment l’homme habite la vérité ? », on glisse en effet
facilement à la (faussement) naïve et évidente interrogation : « quelle est la
vérité de l’homme ? » Le propre de la philosophie du XIXe siècle pour
Foucault est pourtant moins d’emprunter cette pente (ce sera le destin
naturaliste des psychologies positives ou autres anthropologies
évolutionnistes) que de proposer des distributions différentes du
recouvrement de la critique par l’anthropologie.
Ce recouvrement peut prendre deux grandes formes, dont la première se
situe en dehors du récit de Foucault. C’est celle d’une unité fonctionnelle et
immédiate : il s’agit alors de faire surgir un élément d’universalité cognitive
humaine qui serve de fondement anthropologique à la critique. Il pourra soit
être exploré, à partir d’un effort méta-réflexif, dans les structures
universelles de la conscience (c’est toute l’aventure de Karl Leonhard
Reinhold, de Johann Gottlieb Fichte et des néo-kantiens Hermann Cohen et
Paul Natorp que raconte Jules Vuillemin, dans un ouvrage qui paraît au
moment du cours de Foucault 65), soit déduit expérimentalement et
déterminé scientifiquement comme loi de la nature (Johannes Peter Müller,
Ernst Mach, Richard Avenarius). Mais c’est la seconde grande forme qui
intéresse Foucault : celle qui ne suppose aucune immédiateté fonctionnelle
entre critique et anthropologie, mais considère l’anthropologie comme cette
entreprise qui réalise la critique en lui donnant comme fondement la
concrétude fondamentale d’une existence.

L’ANTHROPOLOGIE COMME RÉALISATION ET SUPPRESSION


DE L’ANTHROPOLOGIE : HEGEL, FEUERBACH, DILTHEY

Les études sur Feuerbach et Dilthey constituent le cœur du travail de


Foucault sur l’anthropologie ; le développement sur Hegel, du reste rapide,
est presque marginal. L’importance de cette deuxième partie du cours est
capitale : il s’agit en effet pour Foucault de montrer que l’anthropologie,
comme dispositif de pensée, permet de rendre compte de toutes les
ambiguïtés, contradictions et limites de la phénoménologie en particulier et
de la « philosophie contemporaine 66 » en général. Avant donc d’évoquer les
enjeux et les apports de chaque présentation particulière d’auteurs, il faut
décrire au moins sommairement ce « dispositif » anthropologique qui sert à
Foucault de fil directeur pour sa lecture – essentiellement de Feuerbach et
Dilthey.
L’anthropologie, au sens minimal, désigne la tentative d’inscription
d’une essence humaine dans un discours de vérité, ou encore l’entreprise de
description d’un homme vrai. Mais par là, on n’indique pas une entreprise
régionale : il s’agit de faire de cette exploration d’un homme vrai le
fondement de toute critique d’abord, mais aussi de toute métaphysique, de
toute théologie, de toute esthétique, etc. – finalement, de la philosophie tout
entière. La vraie philosophie c’est donc la philosophie de l’homme vrai.
Mais cet « homme vrai » renvoie au moins à quatre déterminations.
L’homme vrai, c’est d’abord l’homme scientifiquement vérifié, celui
dont la science a établi la carte de vérité (déterminismes attestés, positivités
expérimentalement démontrées, etc.). Cette première détermination
représente pour Foucault un risque, une dérive perpétuelle : celle du
naturalisme, du psychologisme, du positivisme. Il s’agit en fait d’un péril
dont, montre Foucault, se gardent soigneusement Feuerbach ou Dilthey
quand ils font dériver l’objectivité scientifique du déploiement premier
d’une essence humaine – mais la menace est toujours présente d’une
captation de l’anthropologie par des formes d’objectivité constituée.
La deuxième détermination est celle du vrai comme concret. L’homme
vrai, c’est l’homme réel, effectif, vivant. On trouve chez Feuerbach et
Dilthey nettement exprimés le refus des abstractions hégéliennes et des
formalismes kantiens, l’exigence d’une philosophie plus substantielle, plus
immédiate. Cependant, là encore un risque se lève, qui serait l’insertion
incontrôlée d’éléments empiriques, de séquences d’un vécu purement
subjectif, de préjugés historiques, tous susceptibles d’altérer la pureté visée
de l’essence humaine et de transformer l’élucidation critique en description
littéraire. Ce péril-là est surtout représenté pour Foucault (même s’il ne
l’évoque pas ici) par l’existentialisme français (Sartre et Merleau-Ponty,
accusés de pratiquer des phénoménologies impures 67).
La troisième détermination est celle du vrai comme originaire.
L’homme vrai, c’est l’homme retrouvé dans ses déterminations originelles,
dans son rapport premier aux choses, non altéré par l’éducation, non
déformé par l’artifice. C’est le sol initial, qui se tient toujours sous nos pas,
mais demeure silencieux, implicite, oublié, recouvert.
Enfin l’homme vrai, c’est l’homme idéal, essentiel : celui dont la
réflexion projette le visage pur, les déterminations fondamentales, la
définition authentique. C’est l’homme conforme à son essence, adéquat à sa
définition, laquelle du reste peut être pensée à la fois comme norme idéelle
qui sert de règle à notre action ou résultat d’un processus de désaliénation
historique.
Ce qui intéresse d’abord Foucault – et qu’il cherche à articuler chez
Feuerbach et Dilthey –, c’est l’ambiguïté du rapport entre les deux dernières
déterminations : l’homme essentiel n’est-il pas en même temps celui qui
noue un rapport originaire à la vérité, etc. ? Cette ambiguïté se double
toutefois d’une difficulté, presque aussi incontournable. Dans le récit de
Foucault en effet, l’entreprise anthropologique se conçoit d’emblée comme
une réponse à l’injonction critique. Feuerbach et Dilthey répondent à Kant
par une « humanisation » de ces catégories a priori que l’auteur des trois
Critiques avait construites à partir des seuls repères de la logique et de la
grammaire. Mais l’originaire ou l’essentiel peuvent-ils jouer le rôle d’un
transcendantal ? Y a-t-il, dans l’exploration qui entend faire retour vers
l’homme originaire, assez pour servir de fondement à l’objectivité
scientifique ? La norme d’une essence humaine peut-elle servir de condition
de possibilité de la connaissance de l’homme ? On voit aussitôt la
circularité : l’homme vrai est la condition de possibilité de la connaissance
de l’homme vrai.
L’anthropologie pour Foucault, en dehors même des deux dérives
mentionnées plus haut, est un espace de pensée structurellement miné par
des confusions possibles, des tensions indépassables, des contradictions
inévitables, des postures de pensée inconciliables. Et si la phénoménologie
d’Edmund Husserl a cru pouvoir se présenter comme une
antianthropologie, c’est parce qu’elle a récusé ses deux versions les plus
intuitives (le naturalisme et l’existentialisme), mais elle est restée
prisonnière des autres écueils (retour à l’origine qui vaut comme
construction d’essences, comme fondement de l’objectivité, etc.). Elle ne
fait donc, malgré ses proclamations solennelles, que reconduire les
ambiguïtés de l’anthropologie.
On peut revenir maintenant plus précisément aux trois grands moments
de cette philosophie anthropologique du XIXe siècle. Foucault consacre à
peine deux feuillets à Hegel 68. On s’étonne même qu’il y fasse référence,
tant l’idéalisme absolu de Hegel refuse a priori que quelque chose comme
une « nature humaine » impose ses limites ou ses formes à
l’autodéploiement de l’esprit. Foucault avait soutenu en 1949 un mémoire
consacré à « La constitution d’un transcendantal dans la Phénoménologie
de l’esprit de Hegel », sous la direction de Jean Hyppolite 69. Il s’agissait de
montrer le pari raté, dans le livre de 1807, d’une historicisation du
transcendantal (au sens large ici de « condition de possibilité de la
connaissance »), le transcendantal chez Hegel finissant toujours par se
dépasser dans une vérité éternelle 70. Mais il n’a jamais été question dans ce
mémoire, alors même que les prestigieuses leçons d’Alexandre Kojève y
invitaient 71, de déployer une lecture anthropologique de la Phénoménologie
de l’esprit à partir des thèmes du désir, de la lutte des consciences, etc. Le
cadre général restait celui fixé par Hyppolite : le nouage réciproque de la
vérité et de l’histoire (la vérité de l’histoire se justifiant par l’histoire de la
vérité, et inversement). Or, dans le cours de 1954-1955, Foucault n’hésite
pas à faire de Hegel le premier représentant d’une philosophie traversée par
l’injonction anthropologique, en allant, qui plus est, trouver ses références
dans cette Encyclopédie 72 où le déploiement logique de l’esprit ne prend
jamais ses repères dans une nature humaine supposée. Certes, Foucault
concentre son analyse sur un minuscule segment du grand opus hégélien
(premier chapitre de la première partie de la Philosophie de l’esprit, elle-
même étant le troisième moment de l’Encyclopédie) précisément intitulé :
« Anthropologie 73 ». Et dans ce cours, il ne fait au fond que décliner,
résumer l’architecture de cette section où il n’est du reste jamais question
d’« homme », mais d’« âme ». Cette âme en outre, dont le déploiement
forme le contenu propre de l’anthropologie hégélienne, est prise dans un
sens très singulier, signifiant quelque chose comme : la palpitation primitive
d’un sujet, la simple présence immédiate, vivante, naturelle à soi.
Ce que retient pourtant Foucault dans cet aperçu de Hegel, ce sont deux
thèmes centraux de l’anthropologie philosophique, que l’on retrouvera
intacts chez Feuerbach et Dilthey. D’abord, celui d’une dynamique.
Au cœur de l’anthropologie telle que l’entend Foucault, il y a la description
d’un devenir, d’un mouvement, d’une advenue de l’essence humaine à
travers la nature, l’histoire, le monde, le savoir. Or Hegel donne la première
formulation de ce processus. Dans ce qu’il appelle « anthropologie », il
s’agit plus précisément de caractériser le passage de l’âme à la conscience
(les deux représentant les stades naturels, primitifs, immédiats de l’esprit) :
de la sensation immédiate du soi à l’habitude d’être soi. Pour dire les choses
autrement, Hegel décrit une « subjectivation » – Foucault écrit moins
sobrement : « accomplir […] la subjectivité du sujet 74 ». Dans ce compte
rendu du texte de Hegel, l’attention de Foucault se porte particulièrement
sur la mention d’un drame, qui n’est pas une tragédie, un désaccord, un
divorce définitifs : la folie 75. La folie est comprise dans sa signification
anthropologique, comme un accroc, un enraiement dans ce processus de
subjectivation : des mouvements se déroulent dans l’âme que la conscience
ne parvient pas à unifier. Mais, encore une fois – car on est chez Hegel –,
l’esprit veille comme le toujours déjà-là des phénomènes : la folie n’est
jamais que de la raison aliénée – ce pourquoi (ce sera le secret du traitement
moral de Pinel) on ne renversera la folie qu’en s’appuyant sur une raison
implicite, jamais totalement disparue. Foucault s’en souviendra dans son
Histoire de la folie, quand il fera du paragraphe de l’Encyclopédie sur la
folie l’emblème de l’expérience anthropologique de la modernité 76.
Le second thème retenu est celui de la familiarité : la pierre de touche
de l’anthropologie, c’est toujours une description de l’homme en tant qu’il
se sent chez lui, auprès de son monde, de plain-pied avec sa vérité – les
métaphores de la « patrie », de la « parenté », de la « demeure » ou de
l’« habitation » sont récurrentes dans le texte et au cœur de l’ambition
anthropologique. Si Foucault peut invoquer Hegel comme première étape
anthropologique incontournable, c’est aussi que cette injonction du « chez
soi » définit la dynamique même de l’esprit. La section « anthropologie »
de l’Encyclopédie se termine, on l’a vu, par la mention de l’« habitude »,
que Kant dans sa propre anthropologie dédaignait comme passivité
morne 77. Elle désigne précisément ce moment consistant où la conscience,
enfin, se sent chez elle dans son âme.
La référence à Feuerbach pourrait paraître aller de soi, aussitôt après la
présentation de Hegel (Feuerbach s’est fait connaître en tant que « jeune
hégélien »), mais elle crée la surprise par son ampleur. On ne soupçonnait
pas que Foucault ait pu avoir de ce penseur une connaissance aussi
approfondie, mentionnant directement les œuvres complètes publiées au
début du siècle (Sämtliche Werke, 1903-1911), mais s’appuyant sans doute
également, même si Foucault a peu l’habitude de citer ses sources, sur un
livre de Friedrich Jodl datant de 1904, auquel il emprunte extraits et
développements 78. Au début des années 1950, Feuerbach était surtout
connu par et depuis Marx 79. Il existait assez peu d’ouvrages ou d’articles en
français spécifiquement consacrés à sa pensée. On peut signaler un article
important et conséquent de Jules Vuillemin 80 que Foucault a lu puisqu’il en
reprend les traductions. Henri Arvon de son côté évoque à plusieurs reprises
Feuerbach dans son livre sur Max Stirner de 1954 (que Foucault avait mis
en fiches), mais son livre Ludwig Feuerbach ou La Transformation du
sacré ne paraîtra qu’en 1957 81. Quant aux traductions françaises, Foucault
rédige quelques notes de lecture à partir de la traduction de Joseph Roy de
L’Essence du christianisme en 1864 82, mais là encore il faudra attendre
1960 pour disposer de la traduction par Louis Althusser des opuscules
capitaux (Manifestes philosophiques 83) – ce qui n’a pas dû empêcher les
deux hommes d’échanger sur cet auteur dès le milieu des années 1950 84.
Foucault, encore une fois, maîtrise l’allemand et peut recourir directement
aux Sämtliche Werke : le manuscrit propose beaucoup d’extraits tirés de
cette édition des œuvres complètes en langue originale. Par ailleurs, comme
nombre de jeunes normaliens de sa génération, Foucault a eu sa « période
communiste », il a été « encarté », au moins entre 1950 et 1953. À l’époque
où il rédige son cours, il a acquis sans doute une « culture marxiste » dont
devaient faire partie le Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie
classique allemande de Friedrich Engels (1888) et Matérialisme et
Empiriocrititicisme de Vladimir Ilitch Lénine (1908) parus aux Éditions
sociales 85 – c’est d’ailleurs dans cette dernière traduction qu’il cite la
Réponse à Rudolf Haym.
La lecture de Feuerbach pouvait donc tirer son urgence et sa pertinence,
dans ce début des années 1950, de cette atmosphère marxisante de la rue
d’Ulm dans laquelle Foucault évoluait. Cependant, la présentation que
Foucault en fait est très éloignée des lectures de Marx ou d’Engels. Elle va
même à contre-courant de celles-ci. Il ne s’agit jamais pour lui d’envisager
Feuerbach comme le penseur d’un matérialisme inabouti, mais comme celui
qui inscrit au cœur de la philosophie ce dispositif anthropologique qui fera
destin pour la philosophie, la phénoménologie et les sciences humaines :

[L’]anthropologie a toujours eu une place marginale et un sens


dérivé dans les philosophies kantiennes et post-kantiennes, jusqu’au
jour où, pour Feuerbach, elle est devenue la dimension originale de
l’exigence philosophique 86.

Feuerbach, en plaçant ainsi l’anthropologie au cœur de l’« exigence


philosophique », se voit très vite confronté aux quatre déterminations
mentionnées de l’homme vrai (objectivé, concret, essentiel, originaire).
Premièrement, il entend édifier une science de la Wirklichkeit (réalité
concrète) qui ne soit pas science objective, mais exploration des structures
de déploiement de l’essence humaine à partir desquelles se décide la
partition de l’objectif et du subjectif. Deuxièmement, il ne cesse d’en
appeler contre Hegel à une philosophie vivante, à une pensée de l’immédiat.
Mais le plus problématique, comme on l’a dit, tient dans les deux dernières
déterminations.
Feuerbach effectue d’après Foucault un premier travail à partir des
essences. La thèse serait : l’homme est l’autre essentiel de la nature. C’est
sur le fond de cette altérité que se comprend d’abord son destin
anthropologique essentiel, selon deux devenirs 87. Par l’imagination,
l’homme forme ces expressions de la nature qui lui font un monde. C’est
ainsi que pourront se déployer les sensations, la politique, la science, etc. :
tout ce qui fait monde est une expression produite par l’imagination
(devenir humain de la nature). Le second devenir est celui du devenir
naturel de l’homme : par l’amour et la sexualité, l’individu s’ouvre à
l’universel de la famille humaine. Cependant, parallèlement à cette
première déduction, Feuerbach décrit un homme originaire (et non plus
essentiel) qui sent sa dépendance face à la nature, qui fait l’expérience de sa
finitude, de son incommensurabilité face à des forces qui le dépassent 88.
Cette exploration de l’originaire dessine ces devenirs qui font tout le
contenu de la religion 89 : projection d’une nature magique et supposition
d’autres mondes (le miracle, le sacrifice), réalisation fantasmatique du désir
dans la toute-puissance d’un Dieu, etc. Foucault peut alors montrer que le
devenir de l’homme originaire est la version aliénée de celui de l’homme
essentiel. Pour dénouer cette tension, on trouve l’athéisme 90 comme
programme anthropologique, qui va tenter précisément de construire la
conjonction harmonieuse des devenirs à travers la proposition d’un
Homme-Dieu, de la réalisation d’une toute-puissance humaine.
De son côté, Wilhelm Dilthey ne disposait pas, dans les années 1950, de
cette chambre d’écho marxiste dont pouvait bénéficier Feuerbach au même
moment. Il était essentiellement connu pour avoir formalisé, voire creusé la
différence entre expliquer (sciences de la nature) et comprendre (sciences
de l’esprit) ; avoir œuvré à la fondation épistémologique des sciences
historiques en élaborant une « philosophie critique de l’histoire », pour
reprendre le titre du livre de Raymond Aron qui lui consacre un chapitre
important en 1938 91. Dans les années 1950, on a peine à imaginer pourtant
que ce penseur, encore largement méconnu aujourd’hui, ait pu être
« directement impliqué dans presque tous les grands débats philosophiques
en Allemagne au tournant du XIXe et du XXe siècle, sur le rapport entre
psychologie et logique, sur les conditions transcendantales de la conscience
de soi, sur l’historicité de l’existence humaine, sur l’herméneutique et la
question du sens, sur la philosophie de la compréhension ou encore sur la
signification philosophique de la vie 92 ».
L’éclipse s’est produite au milieu des années 1930. Husserl (en le
jugeant mal : il l’avait traité de « relativiste 93 »), Heidegger (en l’évoquant
trop sobrement dans Être et Temps, alors qu’il lui devait une large part de
son inspiration herméneutique 94) et Jaspers (en reconfigurant dans sa
Psychopathologie générale 95 la distinction de l’expliquer et du comprendre)
finalement le cantonnent au XIXe siècle finissant. Il faudra attendre en
philosophie le tournant herméneutique des années 1980 pour voir se
réaffirmer son prestige dans le monde savant – il apparaît maintenant entre
Friedrich Schleiermacher et Hans-Georg Gadamer comme l’un des trois
grands maîtres de la discipline. Il demeure que, dans les années 1950,
Foucault, aidé sans doute par la lecture d’une monographie de référence
écrite par Otto-Friedrich Bollnow (lequel inscrit ses propres travaux dans le
courant de l’« anthropologie philosophique »), d’emblée évalue dans toute
son ampleur théorique une œuvre encore largement dédaignée. Outre des
traductions françaises assez dispersées 96, il pouvait s’appuyer sur une
réception française qui, quoique maigre, comprenait les articles de penseurs
de premier plan : Bernard Groethuysen 97, Jules Vuillemin 98 et Martial
Guéroult 99.
La structuration de la leçon sur Dilthey suit la même articulation que
pour Feuerbach : distinction entre une quête de l’essence et une quête de
l’originaire 100. Foucault remarque cependant que Dilthey impose d’emblée
à ses recherches un style kantien, certes élargi aux sciences de l’homme.
Cela signifie que la voie de l’essence se comprendra plutôt comme une
relance de la question transcendantale (comment fonder l’objectivité ?) que
comme une détermination d’une essence pure. D’un côté, on aura une voie
de l’origine ; ce sera l’exploration du Leben, la détermination de trois
structures d’une appartenance à travers lesquelles, pour nous, s’ouvre un
monde : sentiment, effort, compréhension. De l’autre côté, on aura une
recherche des « catégories » essentielles de la vie depuis lesquelles le
monde s’objective : la signification, l’expression, le Geist, l’histoire… La
déclinaison des catégories est flottante – du reste, les textes de Dilthey sur
ce point ne proposent pas de « liste » exhaustive –, mais l’intérêt réside
surtout dans leur forme. En effet, ces « catégories » de la vie n’ont pas la
pureté du transcendantal, elles ne sont pas « indépendantes » de
l’expérience, elles ne « s’appliquent » pas à la vie comme des formes
extérieures. De fait, Foucault chez Dilthey veut apercevoir le problème qui
formera le cœur vibrant de son entreprise archéologique – même s’il ne
s’agira plus pour Foucault de catégoriser le Leben, mais l’archive. Ce qu’il
nommera « expérience fondamentale » dans Histoire de la folie, « a priori
historique et concret » dans Naissance de la clinique ou épistémè dans Les
Mots et les Choses 101 relèveront de ce transcendantal historique que l’on
détermine comme le principe de configuration des positivités historiques.

LA LIQUIDATION MARXISTE DE L’ANTHROPOLOGIE

Le statut du texte intitulé « L’homme réel et l’homme aliéné 102 », intercalé


entre la présentation de Feuerbach (« L’anthropologie de Feuerbach ») et
celle de Dilthey (« Le thème anthropologique chez Dilthey »), est trouble.
Les notes de Jacques Lagrange ignorent ce développement, ce qui laisse
supposer que Foucault ne l’a pas prononcé. On serait donc directement
passé, conformément à l’annonce du plan 103, de Feuerbach à Dilthey. On
imagine que Foucault a pu rédiger ce texte pour d’autres circonstances et
puis l’insérer là, témoignant ainsi de son souhait de faire place à
l’hypothèse d’une « anthropologie marxiste » – pour autant qu’elle soit
possible – ou encore pour compléter ce qu’il avait pu dire de
l’« aliénation » chez Feuerbach. Sept feuillets recto verso demeurent,
comprenant un texte aussi suggestif qu’elliptique et qui, là encore,
comporte un certain nombre de surprises de taille.
La référence au marxisme n’est pas immédiate dans ces quelques pages,
même s’il en constitue l’horizon. Foucault commence par soutenir la thèse
que le « problème de l’homme réel et aliéné », de Kant à Hegel, se pose et
se développe dans la pratique et dans la théorie, dans l’histoire concrète et
dans la spéculation philosophique – cette correspondance constituant
précisément l’« horizon de problématique de tout le marxisme 104 ». Dans
l’analyse philosophique, le courant critique exige de se parachever en se
fondant sur un « homme » redéfini dans sa pureté d’essence ; et au même
moment, l’échec révolutionnaire (la réaction thermidorienne) démontre que
seul un homme rénové pourra être au fondement d’une révolution
authentique. Le résultat des deux courants aboutit à la critique de la
corruption d’une nature humaine essentielle, mais introuvable. Cette
dénonciation fait émerger bientôt une perspective post-critique : ne plus
interroger les dynamiques conceptuelles de l’oubli de l’essence humaine,
mais les conditions pratiques de son aliénation. Foucault ajoute :

Ce passage du mouvement critique à l’analyse de l’aliénation


correspond au passage de la lutte de la bourgeoisie pour ses libertés
105
à la lutte du prolétariat pour sa libération .
Il s’agit alors de comprendre ce concept d’aliénation dont l’apparition
signe et signifie le passage aux grandes luttes prolétariennes. Mais il faut
d’abord isoler et neutraliser sa première version chez Hegel. Cette dernière
pour Foucault, qui suit la leçon de son maître en hégélianisme, Jean
Hyppolite 106, désigne essentiellement le processus d’objectivation de l’Idée,
d’extériorisation de la conscience – d’où une conception selon laquelle elle
est surmontée par une réflexivité intériorisante, une conscience de l’histoire.
Or l’aliénation marxiste renvoie à autre chose qu’à ce destin général de
l’esprit, à savoir : « l’ensemble des conditions de travail d’une société
donnée 107 », en tant qu’elles sont marquées par l’abstraction. L’aliénation
n’est plus la perte de l’esprit dans la nature ou en Dieu, elle se loge dans la
concrétude des rapports interhumains de travail. Par un passage à la limite
contrôlé, Foucault en arrive même à l’idée que, pour Marx, « l’homme n’est
pas aliéné 108 » : ce sont ses conditions de vie qui le sont, il est pratiquement
exploité. Au sens marxiste, l’aliénation n’est plus un concept
philosophique, mais un processus réel qui ne peut recevoir aucune
résolution théorique. La philosophie est donc privée de sa fonction
salvatrice (restitution réflexive de l’essence humaine) et le marxisme de
toute dimension humaniste – pour autant que l’humanisme se comprenne
comme la restitution de l’essence humaine désaliénée par une anthropologie
théorique authentique. En dé-théorisant le concept d’aliénation, le
marxisme se liquide comme philosophie universelle et se confond avec une
militance révolutionnaire.
Dans ce cours, Foucault se retrouve au plus près des positions
défendues par Althusser, notamment en évoquant un « anti-humanisme » de
Marx ou la valeur idéologique du concept d’aliénation. Dans un texte inédit
datant sans doute des mêmes années (« La formation de Marx »), Foucault
problématise aussi une « coupure » chez Marx entre les écrits de jeunesse et
les thèses de la maturité. Il la situe dans ce court manuscrit en 1845 :
« L’Idéologie allemande serait le premier texte matérialiste ; les autres
seraient encore philosophiques 109 ».
Le plus remarquable est que des interprétations assez voisines seront
défendues par Althusser dans des articles qui paraîtront au début des années
1960, avant d’être réunis en 1965 dans Pour Marx 110. Étrange anticipation,
qui ne signifie pas pour autant que le cadet (Foucault) aurait soufflé à son
aîné ses idées maîtresses. Les deux hommes étaient proches, leurs
discussions nourries 111. Ils ferraillaient ensemble contre les thèses soutenues
par Jean Hyppolite ou Georges Gurvitch 112 d’un « vrai » Marx philosophe
et humaniste, encore intact dans ses textes de jeunesse, mais qui aurait
sombré avec Le Capital dans un mirage scientiste. Althusser et Foucault
n’inventent donc pas la discontinuité des deux Marx : simplement, ils en
inversent les polarités de valeur 113.
Et pourtant, malgré ces correspondances frappantes sur la différence de
contenu entre le Marx de la jeunesse et celui de la maturité, la page
conclusive du cours de Foucault n’a rien d’althussérien. La coupure entre
les Manuscrits de 1844 et Le Capital n’est en effet pas pour Foucault celle
qui séparerait l’idéologie de la science. Elle est plutôt le résultat d’un
sérieux, d’une lucidité qui en finissent avec la « philosophie de l’homme ».
Par-delà les « platitudes anthropologiques » et autres « fadeurs
humanistes 114 », on trouve l’action révolutionnaire, soutenue sans doute par
ces productions intellectuelles qui ne se réclament surtout pas de la
philosophie. Mais, comme on le verra, on y trouve tout autant l’« acte de
philosopher » nietzschéen. Ce rapprochement entre Marx et Nietzsche,
dessiné par ce mouvement de dépassement du dispositif de pensée
anthropologique, n’est pas explicite. Il est pourtant fortement suggéré par
Foucault quand, pour conclure, il écrit :

Le marxisme, il faut le prendre [comme] la première, la plus claire


et la plus profonde de ces expériences que l’homme fait
obscurément depuis plus d’un siècle, qui est la fin d’une
philosophie, la fin d’un art, la fin d’une vérité – la découverte que
l’homme et la vérité ne s’appartiennent l’un à l’autre que dans la
forme de la liberté 115.

Cette appartenance de la liberté et de la vérité, intempestive et jamais


garantie par la médiation d’une nature humaine éternelle, se retrouve
précisément au cœur de la provocation nietzschéenne.

NIETZSCHE, OU LA FIN DE L’ANTHROPOLOGIE

Le grand développement de clôture est intitulé « La fin de


l’anthropologie 116 ». Il recouvre un bon tiers du manuscrit. Entre un premier
tiers consacré à son impensabilité et le troisième à son éclatement, on doit
convenir que l’anthropologie tient sur un fil historique fragile, rompu en ses
deux bouts, comme si Foucault s’était montré intéressé autant par les
conditions de son impossibilité que par celles de son déploiement. Ce
dernier moment est entièrement dédié à la pensée de Nietzsche, ainsi qu’à
deux de ses lectures (Jaspers et Heidegger). Contrairement à Feuerbach et
Dilthey, Nietzsche a toujours fait l’objet d’un intérêt passionné en France,
même s’il ne semble pas avoir été au centre des premières grandes lectures
de Foucault en particulier. Dès le début des années 1930, Geneviève
Bianquis pouvait rédiger un article sur sa « réception française 117 ».
Pourtant, quand on parle d’un Nietzsche « français », on évoque aussitôt les
années 1960-1970 – avec, comme figures de proue majeures, le livre de
Gilles Deleuze et l’article de Foucault 118. Mais en réalité, dès le début du
e
XX siècle, l’enthousiasme critique en France avait été intense, sans jamais

décroître, même si, jusque dans les années 1950, on peut dire que Nietzsche
était apprécié surtout comme poète et comme provocateur. Ce sont des
écrivains comme André Gide, Jean Giraudoux ou Paul Valéry qui ont assuré
sa première renommée 119. On interroge alors surtout son « immoralisme »,
son « antidémocratisme », son « athéisme ». Dans les années 1930, il est
revendiqué à la fois par le Collège de sociologie (Georges Bataille, Roger
Caillois, Michel Leiris) et la droite fasciste (Pierre Drieu la Rochelle, etc.).
Jean Wahl, qui avait participé à l’aventure du Collège et dont Foucault
pouvait suivre les cours en Sorbonne 120, rendait compte régulièrement des
publications nietzschéennes dans la Nouvelle Revue française 121.
La Question anthropologique nous montre que Foucault avait acquis
dès le début des années 1950 une connaissance très extensive des textes de
Nietzsche. Daniel Defert, dans sa « Chronologie », indique que Foucault
aurait « commencé un texte sur Nietzsche » au mois de novembre 1954 122.
Dans le présent volume, il se réfère très peu au texte allemand, citant
Nietzsche essentiellement dans ses traductions françaises – celles d’Henri
Albert au Mercure de France pour les textes classiques, mais aussi de
Geneviève Bianquis chez Gallimard et Aubier pour La Volonté de puissance
et le Zarathoustra. Pour autant, Foucault n’épouse pas les contours de cette
première réception française, pas plus qu’il n’anticipe son propre Nietzsche
« généalogiste ». Inscrivant l’œuvre dans le destin philosophique brisé de
l’anthropologie, il lui pose essentiellement la question de la vérité – sa
compatibilité avec la nature humaine, sa compossibilité avec une essence de
la connaissance, sa dimension tragique, etc. 123. En cela, il aura été précédé
par le livre de Karl Jaspers de 1936 : Nietzsche. Einführung in das
Verständnis seines Philosophierens. Une grande partie des citations
présentes dans le cours proviennent d’ailleurs de cet ouvrage, dans sa
traduction française 124.
Le parcours emprunté par Foucault pour éprouver l’effet dynamite de la
conception nietzschéenne de la vérité sur l’anthropologie est long,
compliqué, parfois sinueux. Cinq angles d’attaque peuvent être distingués,
qui dessinent des cercles concentriques plus qu’ils ne s’étagent de manière
démonstrative. Mais il s’agit toujours d’une même entreprise : montrer
comment la pensée de Nietzsche fait s’effondrer toute anthropologie
possible, en dénouant le rapport de l’homme à sa vérité. Ce « dénouement »
s’effectue par une remise en cause violente de l’idée de vérité, qu’elle soit
dénoncée comme fiction, illusion (ce qui jette a fortiori le discrédit sur une
prétendue « essence humaine »), ou qu’elle soit réinvestie comme exercice
dionysiaque de la pensée, obligeant l’homme qui veut l’éprouver et la défier
à transgresser ses propres limites et à faire l’expérience de son déchirement
indéfini (passage au « surhomme »).
Le premier angle d’attaque est paradoxal : il concerne l’évolutionnisme
de Charles Darwin 125. Au même moment, dans Maladie mentale et
Personnalité, Foucault s’attache à montrer combien la doctrine
évolutionniste (il cite les Croonian Lectures de John Hughlings Jackson 126)
entraîne immanquablement la psychopathologie vers les morosités cliniques
du concept de régression 127. Il y pointe ses profondes « insuffisances » pour
capter les vérités de la folie. Au contraire dans ce cours, ressaisie
philosophiquement (ce que sans doute seuls Nietzsche et Freud auront osé
faire), la rupture darwinienne, quand bien même elle autorise les platitudes
des anthropologies biologiques, mine profondément le dispositif
anthropologique. Car l’« essence humaine » ne peut trouver sa vérité qu’en
acceptant de s’enfoncer dans des couches d’animalité, des courants de vie
archaïques, qui dissolvent les traits unis et rassurants de son visage.
Le deuxième angle d’attaque tente de saisir la singularité d’un geste
critique qui outrepasse Kant et s’attaque à l’idée même de vérité 128. Ce
geste fait surgir une pensée vraiment libre qui affronte, au prix de la
solitude, le danger de considérer la vérité comme un préjugé ne valant pas
mieux que l’erreur. Il réactive également le souvenir grec de la tragédie
comme origine oubliée de la philosophie, quand elle acceptait de se
confronter au point d’indissociation de la vérité et de l’erreur, de l’être et du
néant. Cette nouvelle pensée critique, qui nous émancipe de l’obligation de
vérité, est l’acide qui dissout les certitudes anthropologiques.
La déchéance d’un homme, perdu pour la vérité par la critique,
s’approfondit avec la prise au sérieux de son fond animal ou de sa structure
psychique : c’est le troisième angle d’attaque 129. Il peut sembler étrange
d’aller trouver des appuis scientifiques alors même que l’on dénonce
l’entreprise de vérité, mais ces appuis sont aussitôt subvertis par Nietzsche.
Les énoncés « scientifiques » dont il se saisit ne le conduisent pas à
simplement rabaisser les prétentions éthérées de l’homme – en exhibant son
enfermement dans des déterminations positives –, mais plutôt à produire
des concepts qui seront autant de provocations pour une pensée libre. Ainsi
l’évolutionnisme de Nietzsche met-il au défi l’homme de se confondre avec
un pur devenir. La nature et la vie dont il est question ne sont pas la patrie
pacifique des vérités premières ou le courant calme assurant à chacun sa
conservation, mais un chaos d’intensités qui sont autant d’aiguillons pour
être autrement. En outre, Nietzsche ne se fait « psychologue » que pour
mettre en accusation les notions de « conscience » et de « volonté »
(simples fictions grammaticales) et faire de la « connaissance » l’expression
avant tout d’un besoin de sécurité face au danger des instincts, du multiple,
de la vie comme lutte multiforme et explosive.
Si Nietzsche peut toutefois aussi aisément dépasser le naturalisme, qu’il
soit biologique ou psychologique, c’est qu’il a d’emblée subverti l’idée de
« nature » – et c’est le quatrième angle d’attaque 130. Au fond, Foucault lui-
même n’a cessé de faire porter au concept de nature des enjeux irréductibles
autant qu’incontournables. Confondue avec (ou soutenue par) le Verbe
(Natura sive Deus), elle était signalée comme l’obstacle majeur au
déploiement d’une anthropologie à l’âge classique – séparant l’homme de
sa vérité et le rendant dépendant de la vérité. Or, à l’âge moderne,
l’anthropologie se définit a minima comme un discours de vérité se donnant
pour objet la « nature humaine ». La nature devait alors nécessairement
constituer le « cadre » de l’anthropologie – patrie d’origine ou demeure
promise de l’homme. Elle désignera soit cette extériorité que l’homme, par
le travail et la connaissance, s’approprie progressivement jusqu’à y tracer
son visage de vérité (la nature faite « monde »), soit, plus simplement
encore, le nouage intérieur de l’homme sur la vérité (« nature humaine »
justement). Néanmoins, c’est une tout autre dimension que Nietzsche
projette ici : la nature comme danger, retour de ce qui n’a jamais
commencé, feu primitif et sauvage où s’embrasent les concepts d’homme et
de vérité. On est au plus près de ce qu’exactement vingt ans plus tard, au
crépuscule de son existence, Foucault retrouvera dans son cours sur les
cyniques : l’animalité comme mise au défi d’une répétition en soi de la bête,
la nature comme mise au scandale des vérités communes 131.
Pour Foucault, ce « retour » si particulier à une « nature » si singulière
ouvre la possibilité de ce qu’il nomme une « métaphysique de la vérité », le
cinquième et dernier angle d’attaque 132. Cette terminologie pour désigner
un cheminement critique (qui va de l’annonce par Nietzsche d’un risque de
« périr par la connaissance 133 » jusqu’à son autoproclamation comme
« bouffon de nouvelles éternités 134 ») peut surprendre, tant Nietzsche est
régulièrement reconnu ou dénoncé comme le pourfendeur de toute
métaphysique possible. Mais c’est oublier (même si évidemment l’analyse
de Foucault sera divergente) que Jaspers comme Heidegger, pour des
raisons très différentes, ont précisément montré que la pensée de Nietzsche
demeurait inscrite jusqu’au bout dans la métaphysique, parce que dépendant
d’une expérience chrétienne de la totalité pour Jaspers, ou d’un oubli initial
de l’être pour Heidegger. C’est aussi et surtout oublier que l’on peut
entendre autre chose par ce terme que la projection d’arrière-mondes – dès
La Naissance de la tragédie du reste, le pôle dionysiaque est identifié
comme « métaphysique 135 ». La « métaphysique de la vérité » conçue par
Nietzsche ne renvoie certainement pas à un platonisme séparateur des
mondes – que Foucault appelle, pour le différencier, « métaphysique de
l’idée vraie 136 ». Elle désigne d’abord une expérience critique de la pensée
opérant ce dédoublement des concepts qui rend la pensée de Nietzsche si
profondément indécidable : la « vérité » est préjugé, erreur, fiction utile ou
défi, intensité, contradiction pure ; la « connaissance » est besoin de
sécurité, défiguration rassurante ou péril suprême exigeant un courage
unique ; la « philosophie » est pieux mensonge, clarté rassurante du jour ou
acte risqué, enfoncement dans la nuit ; l’« être » est arrière-monde fictif,
transparence intelligible illusoire ou fonds opaque du monde, pli
énigmatique, chaos définitif. À partir de ces vacillations conceptuelles, cette
« métaphysique » peut dès lors désigner un « cheminement » spirituel
comprenant, comme toute bonne tragédie encore une fois, trois actes qui
sont en même temps, pour ainsi dire, trois distributions de la lumière
provoquées par l’exercice critique : le scintillement des interprétations
multiples, l’éclair de la vérité et le midi de l’être.
Premièrement, le scintillement des interprétations. Le « fondement de
l’être 137 », le fonds dionysiaque du monde, est, pour Nietzsche, non
seulement rétif à la connaissance, mais dangereux pour celui qui exerce
cette connaissance. L’impossibilité d’une connaissance absolue ne conduit
pourtant pas au renoncement, mais à l’acceptation pour la connaissance de
se faire interprétation, herméneutique, lecture partielle qui tout à la fois bute
contre et trouve sa ressource dans l’énigme de l’être, la fatalité opaque
d’une « parole » initiale.
Deuxièmement, l’éclair de la vérité. Accepter que tout soit
interprétation ne signifie pas renoncer à la vérité, et encore moins décréter
que toutes les interprétations se valent. C’est parce que « nous n’avons pas
la vérité 138 » et parce qu’il est impossible de la trouver qu’il devient urgent,
exaltant de la chercher : c’est là qu’est l’authentique courage – ce que
Foucault appelle le « principe de retournement de l’interrogation
philosophique 139 ». La pensée doit accepter de vouloir une « vérité » qui
sera toujours position et contradiction, affirmation et suppression de soi – et
qui donc représente pour la pensée son accomplissement et sa défaite. C’est
là qu’intervient la métaphore de l’éclair. Car l’éclair s’exalte dans la nuit et
s’y supprime, la nuit est sa condition et son effondrement – comme la
pensée pour la vérité.
Troisièmement, le midi de l’être. L’effort de ce cheminement, de cette
ascèse métaphysique est soutenu par une « volonté » de penser qui n’est
surtout pas « volonté de vérité 140 », ou plutôt : qui ne cesse de s’arracher à
la volonté de vérité comme quête de certitudes. Mais par là même se définit
pour elle un dernier défi. Puisque cette volonté de penser se nourrit de
l’impossibilité d’« avoir la vérité » et de « penser l’être » se dessine pour
elle « la tâche d’être la vérité, et d’être la pensée – sans se reposer sur une
vérité de la pensée ni se réfugier dans une pensée de la vérité » 141. C’est ce
moment, ce défi, que Foucault appelle le « dépassement de la vérité 142 ». La
vérité-éclair ne se dépasse pas dans une épistémologie du vrai et du faux,
mais dans une éthique du « véridique 143 ». Il s’agit pour Nietzsche de
penser au « midi de l’être », c’est-à-dire : à la verticale du monde, en ayant
dissipé les ombres des préjugés, des croyances ; dans une transparence qui
fait s’évanouir les brumes des arrière-mondes et laisse apparaître le monde
dans son immanence radicale, définitive.
Ce « midi de l’être » dont parle Foucault n’est surtout pas un « Midi de
l’Être ». La philosophie ne se réinvente pas comme expérience mystique,
elle se découvre comme « acte ». Cette expression (« acte de
philosopher 144 »), que Foucault trouve chez Karl Jaspers, permet de mieux
comprendre une série d’affirmations caractérisant ce moment de midi,
lesquelles autrement pourraient ne sembler relever que d’une rhétorique
superficiellement brillante, « khâgneuse » et un peu creuse : « l’apparence
qui se dépasse comme vérité, mais apparaît dans son apparaître à la lumière
de l’être » ; « Dionysos, c’est donc le retour au monde, le retour à
l’apparence du monde dans la lumière de l’être par-delà la négation de la
vérité du monde » ; « la vérité a disparu dans l’apparaître de l’apparence qui
transparaît au travers de la lumière de l’être 145 »…
Disons les choses un peu autrement : le midi de l’être, c’est le thème
d’un regard vertical sans concession porté sur l’immanence, laquelle se
donne à voir une fois dissipées les idéologies. On ne s’étonnera pas alors du
fait que, bien plus tard, Foucault s’autorise de Nietzsche pour redéfinir la
philosophie comme « diagnostic du présent 146 ». La formule est ramassée,
mais c’est du même « acte de penser » qu’il s’agit : un acte situé au « midi
de l’être » parce que vertical ; un acte « véridique », mais qui ne se soutient
d’aucune vérité instituée ; un acte supportant la lumière crue qui fait voir
au-delà des croyances. Et cet acte condamne en même temps à la solitude
celui qui l’exerce, parce que, comme le rappelle Zarathoustra, les moutons
préféreront toujours l’« ombre fraîche » au soleil (Ainsi parlait
Zarathoustra, « Des érudits »).
Et s’il faut un nom pour illustrer cette « métaphysique de la vérité » qui
s’accomplit dans un « dépassement de la vérité », un nom pour personnifier
l’éclat de l’éclair et la lumière de midi, pour dire la souffrance et la joie de
cette ascèse, on choisira : Dionysos – « Dionysos philosophos 147 ».
Dionysos pour Foucault, c’est un nom pour dire l’intensité. L’intensité,
c’est toujours le point de superposition, d’indissociation de la vérité et de
l’erreur, de la joie et de la souffrance, de la vie et de la mort, de la nuit et du
jour, de l’éternité et de l’instant. L’éclair aveugle, midi éblouit. Moment
ultime, méditation terminale. Foucault veut faire résumer par le dieu
extatique le pari fou de Nietzsche. Les interprétations lénifiantes du
dionysiaque (courant de vie, puissance de l’instant…) sont vite écartées.
Livrant sa propre lecture du dionysiaque, Foucault rappelle la réécriture
nietzschéenne du mythe du labyrinthe 148 : Ariane, après avoir sauvé Thésée
de sa volonté de vérité, le perd en l’affrontant à la vérité de son désir ; et
elle-même abandonnée, perdue bientôt par Thésée, se sauvera dans
Dionysos (« ne faut-il pas commencer par se haïr, lorsqu’on doit
s’aimer ?… / je suis ton labyrinthe… 149 »). Tout ce jeu de la perte et du salut
– où la perte toujours équivaut au salut, le salut à la perte –, cette fable
réinventée, doit selon Foucault nous faire leçon. De la même manière que
Marx disait que pour obtenir l’émancipation concrète des hommes, on ne
doit attendre aucun secours des propos humanistes mais qu’il faut faire
confiance aux luttes difficiles, douloureuses, Nietzsche nous enseigne qu’il
est inutile d’espérer qu’au soleil de midi le « véridique » puisse promettre la
restauration d’un homme authentique. Surgira plutôt le « bouffon de
nouvelles éternités 150 ».

LIBERTÉ ET VÉRITÉ

Ce qui rend difficile pour ce cours sur la question anthropologique la


rédaction d’une « Situation », c’est son caractère justement insituable. Tout
au long de la déclinaison des présentations philosophiques (Descartes,
Malebranche, Kant, Hegel, Feuerbach, Dilthey, Nietzsche…), nous avons
greffé des contextualisations ponctuelles – à partir de fiches de lecture, de
traductions utilisées, de rencontres intellectuelles, etc. Mais il reste à
apprécier l’ensemble même de la démarche, et dans un rapport double : aux
productions contemporaines des années 1950 et à l’œuvre à venir.
On pourrait commencer par penser qu’il s’agit avec ce cours d’un
hapax. On a assez peu d’exemples dans la production foucaldienne d’un
texte à ce point engagé philosophiquement et retraçant, de Descartes à
Nietzsche, le destin de la question anthropologique dans la pensée
occidentale 151. Impossible d’y voir un simple baroud d’honneur, un
hommage flamboyant à sa formation philosophique des années 1940 et qui
serait situé juste avant le départ en Suède, la découverte de l’histoire des
archives – comme si ce texte venait combler et illustrer un vide entre le
laboratoire de psychologie expérimentale et la bibliothèque d’Uppsala.
On pourrait penser aussi à un pas de côté. Par exemple, ce cours
pourrait constituer surtout une réponse à et une répétition de la provocation
de Karl Löwith, parce que son livre avait paru en allemand en 1941 et que
Foucault l’avait beaucoup lu et annoté 152. Plus de dix ans auparavant,
Löwith avait déjà décrit le triomphe et l’agonie du pari anthropologique en
allant De Hegel à Nietzsche – l’humanisme philosophique, qui voudrait
faire valoir un homme suspendu à sa seule vérité, finissant par appauvrir la
pensée et tomber dans un irrationalisme nihiliste et anti-universaliste. La
ligne générale est la même, mais le récit de Löwith est irréductible à la
leçon de Foucault. Hegel pour Löwith maintient la pensée d’une
complémentarité substantielle du fini et de l’infini (du pécheur et de Dieu),
mais c’est ensuite, avec Feuerbach, Marx, Kierkegaard, etc., que les choses
dégénèrent : la pensée s’historicise, se relativise, s’humanise, etc., la
finitude est réfléchie à partir d’elle-même et le nihilisme de Nietzsche
achève ce parcours de pensée. L’étouffante fadeur de l’humanisme finit par
avoir raison de l’homme lui-même. On comprend dès lors, pour contrer
cette présentation un peu désespérante du geste nietzschéen, l’insistance
que met Foucault à lire Nietzsche comme le nouveau « métaphysicien de la
vérité », afin qu’il n’apparaisse plus, dans cette histoire européenne, comme
la désagrégation, mais comme le renouveau de la pensée, l’inventeur de
nouveaux défis.
Il est cependant réducteur, même s’il est certain que ce livre a compté,
de ne donner à ce cours qu’un statut réactif. Il regarde bien en fait des deux
côtés d’un temps plus long que celui d’une lecture du livre de Löwith : du
côté des recherches récentes sur la psychologie et la phénoménologie dont il
résout philosophiquement les tensions dénoncées ; et du côté des
archéologies et généalogies à venir dont il perce la première ouverture
théorique.
Dans les années précédentes, Foucault tentait de tracer son propre
chemin, entre l’anthropologie existentielle de Binswanger et la
phénoménologie de Husserl 153. Mais la critique s’effectuait en poussant les
deux perspectives dans leurs propres retranchements théoriques. Ici,
Foucault les dépasse en critiquant leur inscription dans un dispositif de
pensée historiquement daté (l’âge anthropologique de la philosophie). C’est
ainsi que, à propos de Feuerbach et de Dilthey 154, il ne cesse de souligner
l’ambiguïté du mode anthropologique de leur pensée qui, d’un même
mouvement, alors qu’elle s’attache à définir l’homme vrai, se présente à la
fois comme description d’une couche d’originaire et quête d’une essence
pure, comme si la vérité pouvait se dire comme origine et comme norme. Il
en déduit que l’antianthropologisme de Husserl, se soutenant d’un refus du
naturalisme et du psychologisme, n’est que de façade et ne tient pas face à
ce que l’on pourrait appeler, par prétérition, un examen « archéologique ».
L’exigence d’un « retour aux choses mêmes » couplée à l’examen eidétique
reproduit l’ambivalence d’une pensée qui, dès qu’elle veut penser un
homme vrai, balance entre deux figures du « fondement » : le retour
(l’homme originaire) ou la norme (l’homme idéal). Ce balancement est au
cœur de l’entreprise anthropologique dans laquelle ces deux figures se
superposent, se dialectisent, s’échangent, se confondent. Par ailleurs, la
recherche d’un sol comme fondation, qui puisse être réfléchi simultanément
comme demeure originaire de l’homme au monde et fondement de
l’objectivité (ce sera tout l’enjeu de cette Origine de la géométrie de
Husserl, si capitale pour Foucault et Derrida 155), est bien présente dans ce
dispositif. Ce cours n’effectue donc plus une critique frontale de la
phénoménologie husserlienne, mais assure son inscription archéologique
dans une histoire de la pensée anthropologique, en tant que cette inscription
vaut comme critique.
On trouve encore dans La Question anthropologique une trace de la
problématique qui animait Phénoménologie et Psychologie, à propos du
« monde ». Comme l’a bien fait entendre Philippe Sabot dans sa
« Situation 156 » du manuscrit sur Husserl, Foucault analyse comment ce
dernier dépasse le criticisme kantien (mais aussi bien l’anthropologie
existentielle de Binswanger), en proposant une exploration du « sens d’être
du monde 157 ». Foucault ne dénonce pas chez Husserl (comme il le fera plus
tard quand il visera, depuis une posture « structuraliste », la
phénoménologie en général) le privilège d’un sujet donateur de sens. Il
s’attache plutôt à montrer comment Husserl passe d’une « logique de la
vérité » – problème des conditions de possibilité de la connaissance – à une
« logique de la raison 158 » : déploiement philosophique du sens d’être du
monde, en tant que ce sens d’être est pris dans un logos fondamental.
Foucault pouvait encore écrire, dans le manuscrit rédigé vraisemblablement
l’été précédant le début du présent cours 159, que « l’épanouissement du
logos universel de tout être possible 160 » était « la responsabilité totale de la
philosophie 161 ». Or une grande partie de ce cours tend à établir une
solidarité irrécusable entre l’anthropologie et le concept de monde (voir
encore une fois la récurrence des expressions renvoyant à la confiance
d’une assise : « chez soi », « familiarité », « patrie », « sol », « de plain-
pied »). Ainsi, historiciser l’anthropologie, en en faisant un dispositif de
pensée situé, revient finalement à décrédibiliser le « monde » comme ce
concept qui permettait à la phénoménologie (et peut-être à la philosophie
tout entière) de trouver son authentique point de gravitation ontologique.
On peut donc dire que ce cours donne des éléments d’explication à
l’abandon du manuscrit sur Husserl en tant que s’y dessine un nouvel êthos
de l’acte de philosopher. Il ne s’agit plus tant de « parcourir le monde en
compagnie de l’être, dans le voyage infini à travers le champ ouvert de sa
vérité incessamment constituée 162 », que de diagnostiquer ce monde, pris
dans son immanence, depuis un regard vertical.
Dans ce cours sur le problème anthropologique, par ailleurs, on trouve
tout aussi bien la trace vive de ses études binswangériennes.
L’« Introduction » du livre de 1954, Le Rêve et l’Existence, insistait sur
l’expérience du rêve, soulignant ce qu’elle nous révélait d’essentiel à
propos de l’imagination, moins comme capacité psychique spécifique que
comme structuration verticale même de l’existence, catégorie
anthropologique fondamentale, mouvement de déploiement de l’être-au-
monde. Or le présent volume, dans ses trois scansions (âge classique,
époque moderne, rupture nietzschéenne), repose, à propos de chaque
philosophe, le problème de l’imagination et de l’expression : c’est toute
l’étude à propos de Malebranche sur la « transcendance de
l’imagination 163 » ; c’est, chez Feuerbach et Dilthey, l’analyse de
l’imagination comme articulation dynamique d’appropriation réciproque de
l’homme et de la nature 164 ; c’est enfin, pour Nietzsche, l’exploration de sa
métaphysique de l’art. Les différentes théories de l’expression et de
l’imagination ne jouent plus comme ces révélateurs permettant d’ouvrir à
une ontologie dynamique de l’être-homme, mais autant de marqueurs
capitaux dans l’histoire de la question « qu’est-ce que l’homme ? ».
Mais ce cours envoie aussi quelques flèches vers l’œuvre à venir. On
pourrait aisément montrer combien chaque présentation, de Descartes à
Nietzsche, constitue pour Foucault une percée théorique vers son propre
futur philosophique. C’est ainsi qu’il établit que la construction
révolutionnaire par Descartes d’une nature infinie, renvoyant le kosmos
grec aux vieilleries de l’histoire, a pour première conséquence de rendre
impossible toute anthropologie. Élargissant les perspectives, il en vient à
dire que l’homme n’existait pas à l’âge classique – formulation centrale,
comme on sait, dans Les Mots et les Choses. Il va par ailleurs repérer chez
Malebranche (pour prouver combien il est inutile de chercher un bouclage
anthropologique dans la description de l’homme au jardin d’Éden) la
description d’un Adam absolument maître de son corps, d’un corps qui
n’est traversé par aucun mouvement involontaire ou autre pulsion. Une
description similaire de cette maîtrise corporelle absolue du premier homme
était déjà présente chez saint Augustin (chap. XIV de La Cité de Dieu) et
Foucault montrera dans Les Aveux de la chair 165 qu’elle se révèle capitale
pour articuler la doctrine chrétienne de la sexualité autour d’un sujet de la
libido. Faisant de Hegel le premier représentant d’une réalisation
anthropologique de la philosophie, il s’attarde, dans la Philosophie de
l’esprit, à ces paragraphes sur la folie qui s’avéreront décisifs dans
l’Histoire de la folie pour illustrer la conception anthropologique moderne
d’une déraison qui n’est plus l’Autre de la raison, mais demeure toujours,
jusque dans ses dérangements et ses aliénations, soutenue et sous-tendue
par la raison elle-même. Relisant Dilthey, il y trouve la tentative de
formulation de « catégories » à la fois empiriques et capables d’informer
l’expérience d’a priori concrets pourrait-on dire, qui n’ont pas la pureté du
transcendantal tout en en conservant la fonction, bref la problématique
même de l’archéologie post-kantienne et du « transcendantal historique »
que Foucault mettra en œuvre dans ses trois premiers grands livres (Histoire
de la folie, Naissance de la clinique, Les Mots et les Choses 166).
Les présentations conjointes de Feuerbach et de Dilthey par Foucault
sont du reste exemplaires, en ce qu’elles font signe déjà vers des « tics »
méthodologiques qui assureront la symphonie des Mots et des Choses. Pour
« expliquer » Feuerbach par exemple, Foucault ne referme pas l’œuvre sur
elle-même, il ne s’attache pas à lui donner une cohérence d’ensemble, une
systématique théorique qui vaudrait pour elle seule. Ce qui l’intéresse, ce
sont les tensions, ambiguïtés, clivages conceptuels qui se retrouvent dans
les pensées ultérieures comme autant de « points d’hérésie 167 »,
dichotomies obligées, contraintes discursives, etc. C’est pourquoi ce cours,
malgré ce que pourrait laisser penser la considération extérieure de son
plan, ne procède pas par une juxtaposition d’auteurs dont il aurait voulu
simplement montrer, à propos de chacun, sa contribution théorique
singulière à une question d’ordre général. Foucault ne cesse au contraire de
dénoncer les homologies structurales et les dilemmes communs entre les
différentes pensées. Exemples : « dans l’“anthropologie” comme lieu de
réalisation et de suppression de la critique, se dessine l’espace dans lequel
la réflexion phénoménologique développera sa surface portante 168 » ;
« C’est la tension entre l’exigence d’un fondement originaire [et] l’exigence
d’une purification d’essence. Ce problème, qui sera celui de la
phénoménologie, était déjà celui de Feuerbach 169 ».
Foucault ne synthétise pas, une par une, des philosophies auto-
référencées : il décrit des configurations discursives évolutives. Et c’est
chez Nietzsche enfin qu’il trouve – ce qu’il redira dans Les Mots et les
Choses 170 et ne cessera de retisser tout au long de son travail
philosophique – la formule philosophique pour « sortir de l’anthropologie »
et faire de l’acte de la pensée un exercice critique de liberté ne s’ordonnant
à aucune essence prédéfinie ; mais aussi, on l’a montré, la mention d’une
« volonté de vérité » qu’il problématisera de nouveau dans son premier
cours au Collège de France 171 ; et au bout du compte, l’exigence d’un
« courage de la vérité » et même d’un « vivre-vrai » qui sera au cœur de ses
dernières leçons grecques 172.
Il est possible pourtant que le véritable écho, la « répétition 173 », des
leçons sur la question anthropologique, il faille les trouver dans le cours de
Tunis de 1966-1968, intitulé « La place de l’homme dans la pensée
occidentale moderne 174 ». Il s’agit en fait là d’une véritable « reprise » du
cours de 1955 – plus de dix ans après donc. Le projet fondamental est le
même : faire l’histoire du questionnement anthropologique en philosophie
depuis son impossibilité à l’âge classique jusqu’à son éclatement
nietzschéen. Or, malgré une similarité d’architecture d’ensemble (on
retrouve, on l’a dit, le mouvement historique général : anthropologie
impensable chez les cartésiens ; âge d’or de la modernité ; rupture
nietzschéenne), les divergences sont assez considérables. Le statut conféré à
la phénoménologie est fondamentalement différent : ses ambiguïtés
théoriques sont dénoncées, mais elles ne sont plus le fruit d’une tension
interne au dispositif anthropologique lui-même. Désormais, elles sont le
résultat de la concurrence d’une exigence logico-formaliste consistante face
à la pente anthropologique. Par ailleurs, le marxisme, contrairement à sa
problématisation dans le présent volume, est traité dans ce texte avec une
sévérité inouïe, accusé purement et simplement d’être une pensée
« réactionnaire ». Enfin, la difficulté théorique (et intuitive) que constitue le
fait de concevoir le XXe siècle comme moment de sortie de l’anthropologie
est examinée de près, Foucault montrant comment, dans la littérature, la
peinture et même les « sciences humaines » (la psychanalyse), s’effectue
cette échappée hors de l’homme comme point de gravitation obligé de la
production théorique et de la création artistique. Mais surtout, alors qu’en
1955 Foucault confrontait finalement des « expériences de pensée », en
1966-1968 la terminologie sera celle des « discours » : ce sont les
« mutations du discours philosophique » qui seront étudiées.
Ainsi les flèches lancées par le cours de 1954-1955 au cœur de l’attitude
philosophique même de Foucault et de ses étapes de réflexion sont-elles
nombreuses et importantes. Et pourtant, ces joies de la lecture rétrospective,
Foucault lui-même nous a appris qu’elles étaient mauvaises, illusoires,
inutiles. Il ne faudrait pas exagérer la continuité, tout en se laissant étonner
par la profondeur des analyses de cet écrit de jeunesse, déjà si
profondément foucaldiennes dans l’exigence intellectuelle et l’êthos de sa
pensée. Il reste qu’on peut faire entendre comment ce texte relève du projet
fondamental de Foucault, tel que les prochaines décennies le réaliseront.
Pour ce faire, de bout en bout du cours, quatre concepts apparaissent et
reviennent, formant valses hésitantes et tourbillons théoriques. Ce sont les
plus récurrents : la nature, l’homme, la raison, la liberté. Et chaque grand
moment philosophique décrit un quadrilatère dont la spécificité sera de faire
d’un côté du carré le point de gravitation et de décision conceptuelles,
soumettant donc, à son sens et à son impératif, les trois autres.
À l’âge classique, c’est la nature infinie, Création traversée de part en
part par l’intelligence divine, perfection définitive (irréductible au
« monde » qui est toujours celui du péché) qui soutient le dispositif de
pensée, marginalisant à la fois la raison qui n’en est que la symbolique
dérivée ; l’homme dont les capacités intellectuelles, les facultés morales, la
consistance ontologique dépendent entièrement de sa puissance ; la liberté
enfin qui, dans son authenticité, est volonté divine (sauf à renvoyer à la
maigre agitation des pécheurs).
La transition kantienne fait tenir le quadrilatère sur la raison comme
entreprise de pensée qui fixe ses conditions à la nature (Critique de la
raison pure), à la liberté (Critique de la raison pratique), et ses usages
mondains à l’homme (Anthropologie d’un point de vue pragmatique).
L’âge anthropologique évidemment place son point de gravitation dans
cet homme qui soumet à son exigence les trois autres termes : la nature est
réduite à devenir le point de stabilisation de cette essence (sans que l’on
sache encore une fois si elle est une patrie originaire ou une norme idéale) ;
la raison trouve ses conditions dans le déploiement d’une essence humaine
(c’est tout l’effort pour montrer comment chez Feuerbach et Dilthey
l’« objectivité » est ancrée dans le sol premier de l’existence) ; la liberté est
suspendue à la réalisation de l’homme dans l’histoire.
Enfin, Nietzsche promeut cette liberté de pensée qui soumet à son
courage critique la raison (une fiction !), la nature (un défi !), et l’homme
(une farce !).
On devine évidemment dans quel quadrilatère s’inscrit Foucault – dans
La Question anthropologique et peut-être même dans tous ses travaux
ultérieurs. Que la raison, la nature, l’homme soient soumis à la liberté de
penser, que la pensée « critique » désigne avant tout ce privilège de la
liberté, que la philosophie soit un exercice de la pensée se donnant la liberté
comme seule ressource, toute son œuvre l’illustre – et en témoignent aussi
toutes les critiques répétitives à son endroit : nihiliste, anti-universaliste,
sceptique, antinaturaliste, relativiste, immoraliste, antihumaniste, etc.
De l’Histoire de la folie qui osait interroger la raison à partir d’un certain
vide – la pensée libérée du confort des vérités terminales de la
psychologie – jusqu’aux leçons sur la parrêsia des cyniques, dont la liberté
fait trembler les vérités de l’homme « naturel », le travail philosophique
foucaldien demeure traversé par une volonté acharnée de redéfinir l’espace
ouvert par la liberté critique dans la pensée contemporaine. Le dernier
geste, un peu dionysiaque, de Foucault aura été sans doute, en examinant
l’opuscule sur les Lumières 175, de faire surgir, à côté du Kant du
questionnement transcendantal, un Kant allié de Nietzsche et qui suspend
lui aussi la pensée à un « courage de la vérité » – réinvestissant par là la
ligne de fuite de son « Introduction » pour l’Anthropologie.
Qu’est-ce que les Lumières ? C’est d’avoir le courage de soumettre à la
liberté de penser les savoirs acceptés, les naturalités supposées,
l’humanisme obligé. Diogène, Kant, Nietzsche… et Foucault : le combat de
la pensée, l’êthos philosophique sont déclarés les mêmes. Or il n’est pas sûr
qu’aujourd’hui l’acte de philosopher se nourrisse encore d’une liberté aussi
radicale de questionnement, que les Lumières foucaldiennes soient encore
actuelles. Dans cet attachement à l’« esprit libre », Foucault est bien plus
moderne que sa lecture postmoderne n’a voulu le voir : à nous de décider si
sa modernité est encore la nôtre.
A. S.

1. Ce fonds d’archives porte la cote NAF 28730.


2. Par exemple : « La magie » « L’angoisse », « Le destin », « L’altérité », etc.
3. Ces deux textes ont donné lieu à publication dans la même série des « Cours et
travaux de Michel Foucault avant le Collège de France ». Il s’agit de : Binswanger et
l’analyse existentielle (édition établie par Elisabetta Basso, Paris, Éditions de
l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2021) et Phénoménologie et Psychologie (édition établie
par Philippe Sabot, Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2021).
4. Ce manuscrit a pu être diversement désigné. Sur le premier inventaire des boîtes
d’archives Foucault déposées à la BNF (cote NAF 28730), on trouve : « Cours 1952-
1953. Connaissance de l’homme et réflexion transcendantale ». « Connaissance de
l’homme et réflexion transcendantale » apparaît bien en position d’en-tête sur le
premier feuillet du manuscrit, mais précédé de « Chap. 1 », ce qui montre qu’il ne
s’agit que du titre du premier grand développement du cours. Philippe Sabot, dans son
édition de Phénoménologie et Psychologie, parle de « L’anthropologie. Cours de
1952-1954 » (op. cit., p. 32, 34, 79, 142, 240, 365, 381, 394, 401-402).
5. L’inventaire de la BNF porte en effet : « Cours donné à la Faculté des lettres de Lille
en 1952-1953, qu’il devait reprendre rue d’Ulm en 1954-1955 ».
6. Sous la cote IMEC FCL 3.8. Jacques Lagrange a été un auditeur régulier des cours de
Michel Foucault à l’ENS au début des années 1950, puis à partir des années 1970 au
Collège de France. C’est sur la base de ses enregistrements que la plupart des cours au
Collège de France ont été établis. Il a très longtemps assuré, comme maître de
conférences à l’université Paris 7, des cours sur la psychopathologie, l’histoire de la
psychiatrie et la psychanalyse.
7. Par rapport au manuscrit, on ne trouve, dans les notes prises par Lagrange, ni le
développement sur « L’homme réel et l’homme aliéné » (qui est peut-être une
interpolation) ni l’interprétation de Friedrich Nietzsche par Martin Heidegger, laquelle
clôt le cours. Foucault aura sans doute manqué de temps pour la présenter.
8. Historien des sciences, élève de Louis Althusser et de Michel Foucault au moment de
son passage à l’ENS, professeur émérite de l’université de Lille, Gérard Simon (1931-
2009) a déposé au Centre d’archives en philosophie, histoire et édition des sciences
(CAPHES) des notes prises à différents cours de Foucault au début des années 1950.
Pour le cours ici présenté, il mentionne les dates suivantes : vendredi 3 décembre
1954 pour les leçons sur René Descartes et Nicolas de Malebranche et lundi
20 décembre 1954 pour le cours sur l’anthropologie kantienne ; ces indications
laissent supposer que les leçons suivantes, portant sur Ludwig Feuerbach, Wilhelm
Dilthey et Friedrich Nietzsche, ont été prononcées au cours des premiers mois de
l’année 1955.
9. Foucault avait obtenu une licence de psychologie, un diplôme de spécialisation en
psychopathologie et un autre diplôme en psychologie expérimentale.
10. Pour une présentation générale de la période, voir l’article de P. Sabot, « Entre
psychologie et philosophie. Foucault à Lille, 1952-1955 », dans Jean-François Bert et
Elisabetta Basso (dir.), Foucault à Münsterlingen. À l’origine de l’Histoire de la folie,
Paris, Éditions de l’EHESS, 2015, p. 103-126.
11. On retrouve dans les notes prises par Gérard Simon aux cours de Michel Foucault à
l’ENS (voir supra, note 8) l’exposé d’un plan sur « La psychologie sociale » portant la
date de 1951, ainsi qu’un long cours sur « La causalité en psychologie » daté de 1953-
1954 et quelques développements sur la cybernétique.
12. Sur la formation de Foucault en psychologie et son rapport à la psychiatrie au début
des années 1950, voir la « Situation du texte » d’E. Basso, dans M. Foucault,
Binswanger et l’analyse existentielle, op. cit., p. 181-204, mais aussi son article
« Le rêve et l’existence, histoire d’une traduction », dans J.-F. Bert et E. Basso (dir.),
Foucault à Münsterlingen, op. cit., p. 141-174.
13. Pour une présentation générale des notes sur la psychologie, voir l’article de P. Sabot
« Entre psychologie et philosophie », art. cité, p. 112-113.
14. Voir supra, note 3.
15. Philippe Muller, De la psychologie à l’anthropologie, à travers l’œuvre de Max
Scheler, Neuchâtel, La Baconnière, 1946.
16. M. Foucault, « La psychologie de 1850 à 1950 » [1957], dans Dits et Écrits. 1954-
1988, t. I, 1954-1969, éd. établie sous la dir. de Daniel Defert et François Ewald, avec
la collab. de Jacques Lagrange, Paris, Gallimard, 1994, no 2, p. 120-137 ; id., « La
recherche scientifique et la psychologie » [1957], ibid., no 3, p. 137-158.
17. Id., « Introduction », dans L. Binswanger, Le Rêve et l’Existence, trad. par Jacqueline
Verdeaux, Paris, Desclée de Brouwer, 1954, p. 9-128 ; repris dans M. Foucault, Dits et
Écrits, op. cit., t. I, no 1, p. 65-119.
18. Id., Maladie mentale et Personnalité, Paris, PUF, 1954.
19. Voir, par exemple, dans les publications récentes et francophones : Robert Deliège,
Une histoire de l’anthropologie. Écoles, auteurs, théories [2006], Paris, Seuil, 2015 ;
Florence Weber, Brève Histoire de l’anthropologie, Paris, Flammarion, 2015.
20. Aujourd’hui se sont multipliées des anthropologies spécifiques, divisées soit par
secteur (médical, linguistique, religieux, etc.), soit par méthodologie
(phénoménologique, dialectique, basale, générale, synthétique, marxiste, etc.).
21. Soutenue en 1948, la thèse de Claude Lévi-Strauss est publiée l’année suivante :
Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949. Pour les articles, voir par
exemple : id., « L’analyse structurale en linguistique et en anthropologie » [1945] et
« L’efficacité symbolique » [1949], repris dans Anthropologie structurale [1958],
Paris, Plon, 1974, p. 43-69 et 213-234.
22. Voir Odo Marquard, « Sur l’histoire du concept philosophique d’“anthropologie”
depuis la fin du XVIIIe siècle » [1963], dans Des difficultés avec la philosophie de
l’histoire [1973], trad. par Olivier Mannoni, Paris, Éditions de la Maison des sciences
de l’homme, 2002, p. 137-169.
23. Max Scheler, La Situation de l’homme dans le monde [1928], trad. par Maurice
Dupuy, Paris, Aubier, 1951 ; Helmuth Plessner, Les Degrés de l’organique et
l’Homme. Introduction à l’anthropologie philosophique [1928], trad. par Pierre Osmo,
Paris, Gallimard, 2017 ; Arnold Gehlen, L’Homme, sa nature et sa position dans le
monde [1940], trad. par Christian Sommer, Paris, Gallimard, 2020.
24. Sur ce point, voir l’article de Joachim Fischer, « Le noyau théorique propre à
l’Anthropologie philosophique (Scheler, Plessner, Gehlen) », Trivium. Revue franco-
allemande de sciences humaines et sociales [en ligne], no 25, 2017,
journals.openedition.org/trivium/5475 (consulté en avril 2022).
25. Bernard Groethuysen, Anthropologie philosophique, Paris, Gallimard, 1953 ; Michael
Landmann et al., De Homine. Der Mensch im Spiegel seines Gedankens, Fribourg,
Alber, 1962.
26. En fait d’anthropologie philosophique proprement dite, Foucault cite essentiellement
Scheler dans son cours, sans faire jamais référence à Plessner ou à Gehlen.
27. Ernst Platner, Anthropologie für Aerzte und Weltweise, Leipzig, Dyck, 1772 ; Paul
Häberlin, Anthropologie philosophique [1941], trad. par Pierre Thévenaz, Paris, PUF,
1943.
28. M. Scheler, La Situation de l’homme dans le monde, op. cit., p. 17.
29. Voir supra, feuillet 2, p. 18 ; souligné dans l’original.
30. Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique [1929], trad. par Walter
Biemel et Alphonse De Waelhens, Paris, Gallimard, 1953, p. 266.
31. Voir supra, feuillet 127, p. 156.
32. On retrouve des citations de René Char en tête de Folie et Déraison (Paris, Plon,
1961) et des deux derniers volumes d’Histoire de la sexualité (L’Usage des plaisirs et
Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984), respectivement : « Je retirai aux choses
l’illusion qu’elles produisent pour se préserver de nous et leur laissai la part qu’elles
nous concèdent » (« Suzerain », dans Fureur et Mystère, Paris, Gallimard, 1948,
p. 87) ; « Compagnons pathétiques qui murmurez à peine, allez la lampe éteinte et
rendez les bijoux. Un mystère nouveau chante dans vos os. Développez votre
étrangeté légitime » (« Partage formel », ibid., p. 83) ; « L’histoire des hommes est la
longue succession des synonymes d’un même vocable. Y contredire est un devoir »
(L’Âge cassant, Paris, José Corti, 1965, p. XXII).
33. Id., Le Poème pulvérisé, Paris, Fontaine, 1947, p. 83.
34. Voir supra, feuillets 154 et suiv., p. 179 et suiv.
35. M. Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu » [1972], dans Dits et Écrits, op. cit., t. II,
1970-1975, no 102, p. 245-268 et « Réponse à Derrida » [1972], ibid., no 104, p. 281-
295.
36. Boîte 38 (48 feuillets).
37. Par exemple : « Les Méditations sont donc un “itinéraire”, c’est-à-dire une exposition
qui demande le temps : c’est une série de moments. Le type d’universalité auquel
prétend Descartes ici est assez différent du type d’universalité auquel prétend un traité
de métaphysique : c’est l’universalité d’une expérience exemplaire ; il y a l’idée qu’on
découvre la vérité par une série d’expériences » (Boîte 38, feuillet 281).
38. Didier Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard, 1994, p. 106.
39. Henri Gouhier avait fait paraître dès 1926 La Vocation de Malebranche et
La Philosophie de Malebranche et son expérience religieuse (Paris, Vrin).
40. Sur l’importance de Descartes dans les cours de Foucault à Tunis, voir l’article de
Rachida Boubaker-Triki, « Notes sur Michel Foucault à l’université de Tunis », Rue
Descartes, no 61, 2008, p. 111-113.
41. Au sens de projection anthropomorphique, voir supra, feuillet 31, p. 45, la citation de
Malebranche : « l’Écriture est pleine d’anthropologies ». Mais un sens plus obvie
(discours sur l’homme) est attesté dès la Renaissance, aux côtés de psychologia ou
ontologia.
42. Foucault ne précise pas « épistémologiques », mais la fonction est bien la même que
celle que décrit Gaston Bachelard dans sa Formation de l’esprit scientifique.
Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective en 1938 (Paris, Vrin) :
une série de thèmes ou de concepts qui font écran à la connaissance positive et
obligent l’esprit à un effort de catharsis pour s’en défaire.
43. Alexandre Koyré, From the Closed World to the Infinite Universe, Baltimore, The
Johns Hopkins Press, 1957 ; trad. fr. : Du monde clos à l’univers infini, trad. par
Raissa Tarr, Paris, PUF, 1962.
44. Id., Études galiléennes, Paris, Hermann, 1939.
45. Pierre Duhem, Le Système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon
à Copernic, Paris, Hermann, 1913.
46. « L’effacement du thème du monde dans les sciences de la nature » (voir supra,
feuillet 4, p. 19).
47. « L’homme et la transcendance de l’imagination » (ibid., feuillet 13, p. 28).
48. On trouve déjà un petit développement sur le « jugement naturel » dans
Phénoménologie et Psychologie qui annonce parfaitement les thèses défendues dans
La Question anthropologique : « Sans doute la théorie de l’imagination, dans la
philosophie classique, est-elle l’effort pour ressaisir dans son unité l’homme comme
sujet d’une connaissance qui le transcende, et comme objet d’une passion qui est le
signe de son immanence au monde ; sans doute pour Malebranche l’imagination
transcrit-elle, dans le vocabulaire de la connaissance sensible, la marque d’une vérité
toute constituée au niveau intelligible, et peut-elle authentifier sa vérité de jugement
naturel par la voie brève du sentiment » (M. Foucault, Phénoménologie et
Psychologie, op. cit., p. 40).
49. « La vérité de l’homme et le coup de force du bonheur » (voir supra, feuillet 27,
p. 41).
50. Les textes qui intéressent Foucault chez Malebranche, dans sa description d’Adam,
sont ceux reprenant des descriptions augustiniennes qui se révéleront capitales pour
Foucault, près de trente ans plus tard, pour penser le tournant chrétien de la sexualité
dans Les Aveux de la chair : la supposition d’une maîtrise parfaite de son corps, d’un
circuit transparent de la volonté aux organes (éd. par Frédéric Gros, Paris, Gallimard,
2018, en particulier p. 331-332).
51. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1976, p. 633-663.
52. Id., « Foucault répond à Sartre (entretien avec Jean-Pierre Elkabach) » [1968], dans
Dits et Écrits, op. cit., t. I, no 55, p. 662-668.
53. Deux sens de la critique sont distingués par Foucault (voir supra, feuillet 91, p. 110) :
un jugement sévère porté à l’aune de l’idéal d’une nature oubliée ou perdue ; la
détermination rigoureuse des conditions de possibilité de la connaissance.
54. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 431-442 ; id., Naissance
de la clinique. Une archéologie du regard médical [1963], Paris, PUF, 2009, chap. II
et V, p. 43-62 et 83-96 ; id., Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences
humaines [1966], Paris, Gallimard, 1990, chap. « Classer », p. 137-176.
55. Après l’ENS, ils se sont retrouvés à la Fondation Thiers entre 1951 et 1953.
56. Robert Mauzi, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au
e
XVIII siècle, Paris, Armand Colin, 1960.
57. Voir la référence implicite au jardin de Clarens dans le thème du jardin comme
« répétition éthique de la nature » (voir supra, feuillet 42, p. 55).
58. Certes, l’ouvrage d’E. Platner (Anthropologie für Aerzte und Weltweis) est de 1772,
mais la perspective est essentiellement médicale.
59. Lucien Goldmann, La Communauté humaine et l’univers chez Kant. Études sur la
pensée dialectique et son histoire, Paris, PUF, 1948 ; Foucault emprunte à ce livre
certaines de ses traductions de Kant (essentiellement l’œuvre précritique).
60. Foucault reprend ici le cœur de la lecture de Heidegger, privilégiant la première
édition de la Critique de la raison pure : l’imagination comme faculté primordiale de
synthèse (dans Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., chap. « L’imagination
transcendantale et le problème de la raison pure humaine », p. 227-258).
61. Thèse complémentaire, soutenue le 20 mai 1961 à la Sorbonne, salle Louis Liard. Seul
le début de l’« Introduction » sera publié aux éditions Vrin en 1964 avec la traduction
du texte kantien, avant une réédition complète en 2008 (Immanuel Kant,
Anthropologie d’un point de vue pragmatique, trad. et intro. par M. Foucault, prés. par
D. Defert, F. Ewald et F. Gros, Paris, Vrin, 2008).
62. « Le domaine de la philosophie en ce sens cosmopolitique se ramène aux questions
suivantes : 1. Que puis-je savoir ? 2. Que dois-je faire ? 3. Que m’est-il permis
d’espérer ? 4. Qu’est-ce que l’homme ? À la première question répond la
métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la quatrième
l’anthropologie. Mais au fond, on pourrait tout ramener à l’anthropologie, puisque les
trois premières questions se rapportent à la dernière » (id., Logique, 2e éd. rev. et
augm., trad. par Louis Guillermit, Paris, Vrin, 1970, p. 25).
63. M. Foucault, « Introduction à l’“Anthropologie” », dans I. Kant, Anthropologie d’un
point de vue pragmatique, op. cit., p. 66-67.
64. Ibid., p. 66.
65. Jules Vuillemin, L’Héritage kantien et la révolution copernicienne. Fichte, Cohen,
Heidegger, Paris, PUF, 1954.
66. Voir supra, feuillet 78, p. 99.
67. On peut renvoyer ici aux analyses de Philippe Sabot dans sa « Situation »
(M. Foucault, Phénoménologie et Psychologie, op. cit., p. 369) ; Jules Vuillemin avait
déjà insisté sur la dérive anthropologique du post-kantisme (L’Héritage kantien et la
révolution copernicienne, op. cit.).
68. Voir supra, feuillets 60-62, p. 84-86.
69. BNF, Fonds Foucault des années 1940 et 1950, cote NAF 28803, dactylogramme
inédit.
70. On trouve une présentation du mémoire dans Jean-Baptiste Vuillerod, La Naissance
de l’anti-hégélianisme. Louis Althusser et Michel Foucault, lecteurs de Hegel, Lyon,
ENS Éditions, 2022.
71. Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie
de l’esprit professées de 1933 à 1939 à l’École des hautes études, éd. par Raymond
Queneau, Paris, Gallimard, 1947.
72. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques [1817],
trad. par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1970.
73. Id., Philosophie de l’esprit, 2 vol., trad. et éd. par Augusto Vera, Paris, G. Baillière,
1867-1869 (nouv. trad. par B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988).
74. Voir supra, feuillet 59, p. 69.
75. Le texte de Hegel consacre aussi de longs développements au rêve, avec une référence
à cet aphorisme d’Héraclite : « celui qui dort s’est tourné vers un monde qui lui est
propre (idios kosmos) » (Diels-Kranz, 89) – que Foucault commente dans son
introduction à l’ouvrage de Binswanger, Le Rêve et l’Existence (art. cité, p. 118-119).
76. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 597.
77. Pour une comparaison systématique des deux anthropologies, voir l’article de Bernard
Bourgeois, « Anthropologie kantienne et anthropologie hégélienne », dans
L’Idéalisme allemand. Alternatives et progrès, Paris, Vrin, 2000, p. 27-42.
78. Friedrich Jodl, Ludwig Feuerbach, Stuttgart, F. Frommann, 1904.
79. Voir L’Idéologie allemande, dont le premier volume est intitulé Feuerbach (Foucault
dans ses fiches de lecture utilise la traduction de Jacques Molitor, Paris, A. Costes,
1947).
80. J. Vuillemin, « La signification de l’humanisme athée chez Feuerbach et l’idée de
nature », dans Jean Wahl (dir.), Le Diurne et le Nocturne, dans la nature, dans l’art et
dans l’acte, Neuchâtel, La Baconnière, 1952, p. 17-46.
81. Henri Arvon, Aux sources de l’existentialisme. Max Stirner, Paris, PUF, 1954 ; id.,
Ludwig Feuerbach ou La Transformation du sacré, Paris, PUF, 1957.
82. On pouvait trouver aussi d’autres textes de Feuerbach (L’Essence de la religion,
L’Immortalité au point de vue de l’anthropologie), toujours traduits par Joseph Roy
dans un volume sobrement intitulé La Religion. Mort, immortalité, religion (Paris,
A. Lacroix-Verboeckhoven & Cie, 1864).
83. L. Feuerbach, Manifestes philosophiques. Textes choisis, 1839-1845, trad. par Louis
Althusser, Paris, PUF, 1960.
84. Louis Althusser avait été nommé « caïman » en 1948 (chargé de préparer les élèves à
l’agrégation). Sur leur amitié dans ces années-là, voir D. Eribon, Michel Foucault et
ses contemporains, op. cit., p. 50-52 et Stuart Elden, The Early Foucault, Cambridge,
Polity Press, 2021, p. 23-26.
85. Le premier a paru aux Éditions sociales en 1945, traduit par Gilbert Badia ; le second
en 1928 aux Éditions sociales internationales, trad. par Victor Serge, puis repris en
1948 aux Éditions sociales.
86. Voir supra, feuillet 43, p. 55.
87. « Déduction de la nature comme a priori matériel » (ibid., feuillet 68, p. 91).
88. « Le déploiement de l’essence de l’homme ou le contenu concret de la Wirklichkeit »
(ibid., feuillet 73, p. 95).
89. « La critique de la religion et l’aliénation » (ibid., feuillet 78, p. 99).
90. « L’athéisme et le contenu positif de la religion » (ibid., feuillet 84, p. 104).
91. Raymond Aron, Essai sur la théorie de l’histoire dans l’Allemagne contemporaine. La
philosophie critique de l’histoire, Paris, Vrin, 1938.
92. Leszek Brogowski, Dilthey, conscience et histoire, Paris, PUF, 1997, p. 10.
93. Au-delà de sa critique féroce initiale en 1911, voir, sur le rapport de Husserl à Dilthey,
la présentation de Jean-Claude Gens (qui est aussi le traducteur), dans M. Heidegger,
Les Conférences de Cassel (1925), précédées de la Correspondance Dilthey-Husserl
(1911), Paris, Vrin, 2003.
94. M. Heidegger, Être et Temps, trad. par Emmanuel Martineau, Paris, Authentica, 1985,
§ 77, p. 397-404.
95. Karl Jaspers, Psychopathologie générale [1913], trad. d’après la 3e éd. all. par Alfred
Kastler et Jean Mendousse, Paris, Félix Alcan, 1928 ; reproduction en fac-sim., Paris,
C. Tchou pour la Bibliothèque des introuvables, 2000.
96. Wilhelm Dilthey, Le Monde de l’esprit, 2 vol., trad. par Maurice Rémy, Paris, Aubier,
1947 (Foucault cite essentiellement le premier volume) ; id., La Théorie des
conceptions du monde. Essai d’une philosophie de la philosophie (trad. par Louis
Sauzin, Paris, PUF, 1946) ; id., Introduction à l’étude des sciences humaines. Essai
sur le fondement qu’on pourrait donner à l’étude de la société et de l’histoire (trad.
par L. Sauzin, Paris, PUF, 1942).
97. B. Groethuysen, « Dilthey et son école » [1912] et « Introduction à la pensée
philosophique allemande depuis Nietzsche » [1926], dans Philosophie et Histoire, éd.
par Bernard Dandois, Paris, Albin Michel, 1995, p. 55-72 et 91-144.
98. J. Vuillemin, « Le “Monde de l’esprit” selon Dilthey [Revue critique] », Revue
philosophique de la France et de l’étranger, 75e année, no 140, 1950, p. 508-519.
99. Voir par exemple une conférence de 1951 sur « Dilthey et la conception des sciences
morales », publiée dans la Revista brasileira de filosofia (São Paulo) qui a été reprise
et corrigée sous le titre : « Les conceptions de Dilthey », dans Martial Guéroult,
Histoire de l’histoire de la philosophie, t. II, En Allemagne de Leibniz à nos jours,
Paris, Aubier, 1988, p. 531-604. Selon l’éditeur de ce dernier ouvrage, Guéroult traita
de Dilthey lors de son premier cours au Collège de France en 1951-1952 (voir note a,
p. 505).
100. « Le Leben dans sa réalité effective » et « L’objectivation et le Geist » (voir supra,
feuillets 115-125, p. 124-139).
101. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 228 ; id., Naissance de
la clinique, op. cit., p. 267 ; id., Les Mots et les Choses, op. cit., p. 13.
102. Voir supra, feuillets 89-102, p. 108-119.
103. Ibid., feuillet 59, p. 69-70.
104. Ibid., feuillet 90, p. 109.
105. Ibid., feuillet 96, p. 114.
106. Jean Hyppolite, Genèse et Structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Paris,
Aubier, 1946.
107. Voir supra, feuillet 101, p. 118.
108. Ibid., feuillet 100, p. 117.
109. Boîte 37, dossier 2 (21 feuillets recto verso), feuillet 522.
110. L. Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965.
111. Voir supra, note 84.
112. Georges Gurvitch, « La sociologie du jeune Marx », Cahiers internationaux de
sociologie, no 4, 1948, p. 3-47 ; et J. Hyppolite, « Marxisme et philosophie », La
Revue socialiste, no 5, 1946, p. 540-549.
113. Sur ce point, voir le texte de J.-B. Vuillerod, « Coupure épistémologique ou coupure
politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser », Actuel Marx,
no 66, 2019, p. 152-170.
114. Voir supra, feuillet 102, p. 119.
115. Ibid.
116. Ibid., feuillets 127 et suiv., p. 156.
117. De nombreux ouvrages sont disponibles aujourd’hui : par exemple, Louis Pinto,
Les Neveux de Zarathoustra. La réception de Nietzsche en France, Paris, Seuil, 1995 ;
Jacques Le Rider, Nietzsche en France. De la fin du XIXe siècle au temps présent,
Paris, PUF, 1999 ; pour un bilan, voir Laure Verbaere, « L’histoire de la réception de
Nietzsche en France. Bilan critique », Revue de littérature comparée, no 306, 2003,
p. 225-233.
118. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962 ; M. Foucault,
« Nietzsche, la généalogie, l’histoire » [1971], dans Dits et Écrits, op. cit., t. II, no 84,
p. 136-156.
119. Voir le livre de Pierre Boudot, Nietzsche et l’au-delà de la liberté. Nietzsche et les
écrivains français de 1930 à 1960, Paris, Aubier-Montaigne, 1970.
120. Il semble cependant que ses cours sur Nietzsche datent de la fin des années 1950 ; les
années 1940 étaient plutôt consacrées à Heidegger.
121. Jean Wahl a consacré de nombreux comptes rendus d’ouvrages de et sur Nietzsche
dans la Nouvelle Revue française au début des années 1930. Voir aussi id., « Nietzsche
et la mort de Dieu », Acéphale, no 2, janvier 1937, p. 22-23 et « Le Nietzsche de
Jaspers », Recherches philosophiques, no 6, 1936-1937, p. 346-362.
122. D. Defert, « Chronologie (1926-1967) », dans M. Foucault, Œuvres, t. I, sous la dir.
de F. Gros, Paris, Gallimard, 2015, p. XXXV-LIV, ici p. XLII.
123. En ce sens, il est intéressant de comparer l’analyse des œuvres nietzschéennes dans ce
cours avec celle du premier cours au Collège de France sur la volonté de savoir
(Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France, 1970-1971, éd. par
D. Defert, Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2011).
124. K. Jaspers, Nietzsche. Introduction à sa philosophie, avec une lettre-préface de Jean
Wahl, Paris, Gallimard, 1950. Le nom du traducteur (Henri Niel) n’apparaît pas dans
la première édition – J. Vuillemin, dans « Nietzsche aujourd’hui » (Les Temps
modernes, no 67, 1951, p. 1921-1954), juge d’ailleurs la traduction épouvantable :
« La traduction française est sans nom de traducteur, sa qualité justifie entièrement cet
anonymat » (note 1, p. 1923).
125. « Introduction » (voir supra, feuillet 127, p. 156).
126. John Hughlings Jackson, « Croonian Lectures on Evolution and Dissolution of the
Nervous System », Lancet, vol. 123, 1884, p. 555-558, 649-652 et 739-744.
127. M. Foucault, Maladie mentale et Personnalité, op. cit., p. 23.
128. « La critique comme méthode et comme problème » (voir supra, feuillet 131, p. 158).
129. « Biologie et psychologie » (ibid., feuillet 135, p. 163).
130. « La Nature » (ibid., feuillet 149, p. 176).
131. M. Foucault, Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France, 1983-1984, éd par
F. Gros, Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2009, p. 244-245.
132. « La métaphysique de la vérité » (voir supra, feuillet 154, p. 179).
133. Pour l’analyse de l’aphorisme 39 de Par-delà le bien et le mal, voir ibid.
134. Ibid., feuillet 169, p. 193.
135. Ibid., feuillet 168, p. 192 sur la métaphysique dionysiaque.
136. Ibid., feuillet 164, p. 189.
137. « Périr par la connaissance pourrait faire partie du fondement de l’être »
(aphorisme 39 de Par-delà le bien et le mal) ; voir le commentaire de Foucault, ibid.,
feuillet 154, p. 180.
138. F. Nietzsche, Inédit du temps d’Aurore (W., XI, 268) : « Le nouveau, en ce qui
concerne notre attitude à l’égard de la philosophie, est une conviction qu’aucune
époque n’a encore eue : nous n’avons pas la vérité » (voir le commentaire de Foucault
supra, feuillet 159, p. 185).
139. Ibid., feuillet 158, p. 184.
140. Ibid., feuillet 160, p. 186.
141. Ibid., feuillet 161, p. 186.
142. Ibid., feuillet 162, p. 187.
143. Ce terme de « véridique » reviendra dans le dernier cours prononcé par Foucault au
Collège de France pour caractériser l’homme de la parrêsia (le franc-parler, le dire-
vrai, le courage de la vérité). L’inspiration nietzschéenne est assumée : « Le
parrèsiaste, celui qui utilise la parrêsia, c’est l’homme véridique, c’est-à-dire : celui
qui a le courage de risquer le dire-vrai, et qui risque ce dire-vrai dans un pacte à lui-
même, en tant précisément qu’il est l’énonciateur de la vérité. Il est le véridique. Et
(on pourra peut-être y revenir, je ne sais pas si j’aurai le temps) il me semble que la
véridicité nietzschéenne est une certaine manière de faire jouer cette notion dont
l’origine lointaine se trouve dans la notion de parrêsia (de dire-vrai) comme risque
pour celui-là même qui l’énonce, comme risque accepté par celui qui l’énonce »
(Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, éd.
par F. Gros, Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2008, p. 64). Foucault n’y
reviendra pas dans la suite du cours.
144. Voir supra, feuillet 179, p. 204.
145. Ibid., feuillets 170, 167 et 166, p. 194, 192 et 191.
146. « Que ce que je fais ait quelque chose à voir avec la philosophie est très possible,
surtout dans la mesure où, au moins depuis Nietzsche, la philosophie a pour tâche de
diagnostiquer et ne cherche plus à dire une vérité qui puisse valoir pour tous et pour
tous les temps. Je cherche à diagnostiquer, à réaliser un diagnostic du présent : à dire
ce que nous sommes aujourd’hui et ce que signifie, aujourd’hui, dire ce que nous
disons » (M. Foucault, « Qui êtes-vous professeur Foucault ? [entretien avec Paolo
Caruso] » [1967], dans Dits et Écrits, op. cit., t. I, no 50, p. 601-620, ici p. 606).
147. Voir supra, feuillet 170, p. 195.
148. Voir la traduction du poème de Nietzsche « Plainte d’Ariane » par Jean-Claude
Hémery, dans Karl Reinhardt, « Nietzsche et sa “Plainte d’Ariane” », éd. par
E. Martineau, Po&sie, no 21, 1982, p. 93-117 (pour la traduction du poème, p. 95-98).
Henri Albert avait déjà donné une traduction de ce poème dans Ecce homo, suivi des
Poésies, Paris, Mercure de France, 1909.
149. F. Nietzsche, « Plainte d’Ariane », dans K. Reinhardt, « Nietzsche et sa “Plainte
d’Ariane” », art. cité, p. 98.
150. Voir supra, feuillet 169, p. 193.
151. On retrouvera par exemple une telle ampleur philosophique dans l’inédit sur « Le
discours philosophique » (Boîte 58, chemise 1 ; à paraître en 2023 dans la présente
série des « Cours et travaux de Michel Foucault avant le Collège de France », édition
établie par Orazio Irrera et Daniele Lorenzini).
152. Karl Löwith, Von Hegel bis Nietzsche, Zurich, Europa-Verlag, 1941 ; voir ses fiches
de lecture sur Löwith (« Philosophie allemande », Boîte 33).
153. On ne doit pas oublier cependant que Foucault pouvait aussi assumer des positions
franchement marxistes, comme dans Maladie mentale et Personnalité (Louis
Althusser lui avait passé commande de l’ouvrage pour la collection « Initiation
philosophique » aux PUF) dans sa version de 1954.
154. Voir supra, feuillet 108, p. 124.
155. Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie, trad. et intro. par Jacques Derrida, Paris,
PUF, 1962.
156. P. Sabot, « Situation », dans M. Foucault, Phénoménologie et Psychologie, op. cit.,
p. 404-405.
157. Cette expression (« sens d’être ») revient à plusieurs reprises dans le cours
(essentiellement : « sens d’être du monde » et « sens d’être de l’homme »), mais il
s’agit alors d’en décliner et d’en décrire les variations historiques.
158. On comprend l’importance et la signification dans le présent volume d’une expression
comme « L’homme, c’est la raison du monde » (voir supra, feuillet 74, p. 96 ;
souligné par Foucault) à propos de Feuerbach : la raison doit s’entendre ici comme
logos, ce logos, dont Foucault affirmait dans son manuscrit de 1954 (Phénoménologie
et Psychologie, op. cit.) qu’il devait, pour s’auto-fonder, se prononcer comme la voix
du monde lui-même – mais qui est cette fois tout entier articulé sur l’essence de
l’homme.
159. Dans ce sens, voir la lettre à Jean-Paul Aron du 6 octobre 1954, citée dans
M. Foucault, Phénoménologie et Psychologie, op. cit., p. 384.
160. . E. Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie [1931], trad.
par Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas, Paris, Vrin, 1947, p. 132.
161. Phénoménologie et Psychologie, op. cit., p. 214.
162. Ibid., p. 225.
163. Voir supra, feuillet 13, p. 28.
164. Ibid., feuillets 70 et 122, p. 92 et 136.
165. M. Foucault, Les Aveux de la chair, op. cit., chap. « Le bien et les biens du mariage »,
p. 283-324.
166. Sur ce point, voir l’article de Béatrice Han, « L’a priori historique selon Foucault :
difficultés archéologiques », dans Emmanuel Da Silva (dir.), Lectures de Michel
Foucault, vol. 2, Foucault et la philosophie, Lyon, ENS Éditions, 2003, p. 23-38.
167. M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 115-116.
168. Voir supra, feuillet 116, p. 131.
169. Voir supra, feuillet 84, p. 104.
170. « À l’intérieur de son langage, [Nietzsche] tuait l’homme et Dieu à la fois »
(M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 317-318). On se souviendra
cependant que, dès 1926, André Malraux avait annoncé cette mort de l’homme,
concomitante de celle de Dieu, en écrivant dans La Tentation de l’Occident :
« l’homme est mort, après Dieu » (Paris, Grasset, 1926, p. 166).
171. Voir les premiers cours de Leçons sur la volonté de savoir, op. cit., p. 3-4 et 25-26 (9
et 16 décembre 1970) sur « volonté de savoir » et « désir de vérité », mais surtout la
« leçon sur Nietzsche » (avril 1971), ibid., p. 205-206, sur les « paradoxes de la
volonté de vérité ».
172. Voir notamment M. Foucault, Le Courage de la vérité, op. cit.
173. Le concept de « répétition » est particulièrement opératoire dans ce volume. Il permet
en effet à Foucault de penser le dispositif anthropologique lui-même (c’est l’idée à la
fois que l’anthropologie « répète » la critique kantienne en la supprimant et que, à
l’intérieur même du dispositif, l’« originaire » est ce que l’on doit « répéter » pour
déployer le destin éthique de l’homme) ; mais aussi de penser le rapport de Nietzsche
à la « nature » (qu’il faut « répéter » sous la forme du défi éthique) ou au tragique grec
(qu’il faut « répéter sous la forme moderne d’une métaphysique de la vérité »).
Foucault déplace le sens heideggérien de la répétition comme reprise révélante, et en
fait plutôt une instance de mise à l’épreuve. On trouve dans les manuscrits inédits
inventoriés comme datant de la période suédoise un texte important consacré à ce
problème de la répétition chez Nietzsche : « La répétition, c’est le destin de l’être,
c’est la profusion du midi – c’est le langage, c’est le versant de la montagne, – c’est
l’identité de l’instant et de l’éternité » ; « La métaphysique en tant que métaphore,
c’est la répétition de l’être. C’est pourquoi elle est le sérieux même de l’apparence. Et
si la philosophie de Nietzsche est fin de la métaphysique comme fin du monde idéal,
suprasensible, – elle est le commencement de la métaphysique comme métaphore,
comme répétition de l’être » (« Raison et Déraison », Boîte 35).
174. Boîte 58, chemise 2 (à paraître en 2023 dans la présente série des « Cours et travaux
de Michel Foucault avant le Collège de France », édition établie par Orazio Irrera et
Daniele Lorenzini).
175. Id., « What is Enligthenment ? » [1984] et « Qu’est-ce que les Lumières ? » [1984],
dans Dits et Écrits, op. cit., t. IV, 1980-1988, nos 339 et 351, p. 562-578 et 679-688.
Index des notions

Abstraction/abstrait : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12,


13-14, 15, 16 n.89, 17, 18, 19, 20.
Absolu : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11-12, 13 n.43, 14
n.a, 15, 16 17-18, 19, 20, 21 n.z, 22, 23, 24, 25.
Acte : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15,
16, 17, 18.
Algèbre/algébrique : 1-2, 3.
Aliénation : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10-11, 12n73 à 13,
14, 15.
Altérité/altération : 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12 n.2.
Âme 1-2, 3, 4-5, 6-7, 8-9, 10, 11 n.72, 12 n.84, 13 n.2 et
14 n.4, 15-16, 17-18, 19, 20, 21-22.
Amour : 1, 2, 3-4, 5-6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13, 14.
Analyse/analytique : 1-2, 3, 4, 5, 6 n.80, 7, 8, 9, 10, 11.
Animal/animalité : 1, 2-3, 4, 5-6, 7-8.
Apollinien : 1-2, 3.
Apparence : 1, 2-3 4 n.l, 5, 6 n.173
Appartenance : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7.
A priori : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13 n.132,
14, 15, 16, 17, 18, 19.
Athéisme : 1-2, 3, 4-5, 6, 7.
Ausdruck (expression) : 1, 2 n.36, 3 n.151 à 4.
Authenticité/authentique : 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11,
12 n.169.
Autonomie : 1, 2.
Avenir : 1, 2-3, 4.

Beauté : 1.
Bedeutung (signification) : 1, 2, 3 n.53, 4 n.144 à 5.
Bildung (culture, formation) : 1, 2, 3 n.55.
Biologie/biologique : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12,
13-14.
Bonheur : 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8, 9, 10, 11 n.102, 12, 13,
14, 15-16.

Catégorie : 1, 2, 3-4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11.


Cause/causalité : 1, 2, 3, 4, 5, 6 n.11, 7.
Chemin/cheminement : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12,
13, 14, 15-16, 17-18, 19, 20, 21, 22, 23-24, 25-26, 27-28.
Christianisme/chrétien : 1 n.30, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10,
11-12, 13, 14 n.50, 15, 16, 17.
Chute : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9.
Commencement : 1, 2 n.173, 3.
Commentaire : 1, 2, 3, 4-5.
Communauté : 1, 2, 3, 4 n.159.
Compréhension : 1, 2, 3-4, 5, 6.
Concret : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14-15,
16-17, 18, 19, 20, 21 n.3, 22 n.41, 23, 24, 25, 26, 27, 28.
Connaissance : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10-11, 12, 13-14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27 n.5, 28
n.a, 29-30, 31-32, 33-34, 35-36, 37-38, 39, 40-41, 42, 43,
44 n.135, 45 n.48, 46, 47-48, 49, 50-51, 52.
Conscience : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7 n.155 et 8 n.160, 9-10, 11,
12, 13 n.i, 14-15, 16-17, 18-19, 20, 21 n.153, 22, 23-24, 25-
26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33 n.26, 34, 35-36, 37, 38, 39.
Corps : 1-2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9 n.72, 10 n.84, 11, 12, 13
n.78, 14, 15, 16-17, 18.
Critique : 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14-15,
16-17, 18, 19-20, 21-22, 23, 24-25, 26, 27-28, 29 n.61, 30,
31, 32, 33 n.j, 34-35, 36, 37, 38, 39-40, 41-42, 43, 44,
45-46, 47, 48, 49 n.173, 50.
Croyance : 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11.
Culture : 1, 2.

Dasein (être-là) : 1, 2, 3, 4, 5, 6 n.19, 7 n.113 et 8 n.120, 9


n.141, 10.
Déduction : 1, 2, 3, 4.
Déchiffrement : 1, 2, 3.
Démocratie : 1, 2.
Denken (penser) : 1-2, 3, 4, 5 n.26, 6 n.33, 7 n.103 et 8
n.104, 9, 10.
Dépassement : 1, 2, 3 n.i, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12,
13, 14, 15, 16, 17, 18-19, 20-21.
Désert : 1, 2, 3, 4, 5.
Désir : 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14 n.122,
15, 16, 17 n.171.
Destin : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14 n.2,
15 n.173.
Devenir : 1, 2-3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14 n.a,
15-16, 17 n.l, 18-19, 20, 21-22, 23, 24, 25-26.
Dieu : 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13, 14, 15-16,
17-18, 19, 20, 21, 22-23, 24, 25-26, 27, 28, 29, 30, 31-
32, 33, 34, 35-36, 37 n.181, 38, 39, 40, 41, 42 n.170.
Dionysiaque : 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8-9, 10.
Discours : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7 n.y, 8, 9 n.151, 10.
Disparition : 1, 2, 3, 4, 5, 6.
Doute : 1, 2 n.71.
Droit : 1, 2, 3, 4-5, 6 n.63.
Dualisme : 1, 2.

Échange : 1, 2 n.83.
Égoïsme : 1, 2-3.
Élucidation : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8.
Empirisme/empirique : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8 n.13, 9 n.78.
Énigme : 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10 n.70.
Entendement : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 n.152, 10, 11,
12.
Épreuve : 1, 2, 3, 4, 5, 6 n.152, 7 n.173.
Erinnerung (souvenir) : 1, 2 n.125, 3.
Erlebnis (expérience vécue) : 1-2, 3, 4, 5 n.139, 6 n.140-143-
151, 9 n.157.
Erreur : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12 n.d, 13, 14-
15, 16, 17, 18-19, 20, 21, 22.
Espace : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10-11, 12 n.41.
Étendue : 1, 2, 3.
Esprit : 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8 n.4, 9-10, 11, 12, 13-14, 15,
16-17, 18 n.2., 19 n.3, 20 n.159, 21-22, 23, 24-25, 26, 27,
28, 29.
Essence : 1, 2-3, 4-5, 6-7, 8, 9-10, 11-12, 13-14, 15, 16,
17-18, 19 n.43, 20-21, 22-23, 24-25, 26-27, 28, 29, 30, 31,
32, 33 n.174, 34-35, 36, 37-38, 39, 40, 41, 42.
Esthétique : 1, 2, 3 n.y.
Étant : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8.
Éthique : 1, 2-3, 4 n.24, 5, 6-7, 8-9, 10 n.173.
Étrangeté/étranger : 1 n.32, 2, 3-4, 5, 6, 7.
Être (sens d’–) : 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10.
Évolutionnisme/évolution : 1, 2, 3 n.158, 4, 5, 6, 7 n.a, 8,
9, 10-11, 12, 13-14.
Exil : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8 n.i, 9, 10, 11.
Existence : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13, 14-15,
16-17, 18, 19, 20, 21-22, 23-24, 25, 26, 27.
Expérience : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9, 10-11, 12-13, 14,
15, 16-17, 18, 19, 20-21, 22-23, 24, 25, 26 n.119, 27 n.153,
28, 29 n.d, 30, 31, 32, 33, 34 n.125, 35 n.37, 36, 37, 38,
39, 40.
Explication : 1-2, 3, 4, 5.
Expression 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9 n.153, 10 n.y, 11, 12,
13, 14.
Extérieur/extériorité/extériorisation : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9,
10-11, 12-13, 14, 15 n.73, 16, 17, 18.

Familiarité/familier : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10.
Fantaisie : 1, 2 n.64.
Femme : 1-2, 3, 4 n.38, 5 n.66 et 6 n.67.
Finalité 1-2, 3, 4.
Finitude/fini : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12-13, 14-
15, 16, 17, 18, 19, 20-21, 22, 23, 24-25, 26 n.108, 27, 28-
29, 30, 31.
Folie : 1-2, 3 n.9, 4, 5, 6, 7, 8.
Fondement/fondamental/fonder : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 n.12, 8,
9, 10-11, 12 n.i, 13, 14-15, 16-17, 18, 19-20, 21, 22, 23,
24, 25, 26, 27-28, 29-30, 31-32, 33, 34, 35, 36, 37-38,
39, 40, 41, 42, 43.

Gefühl (sentiment) : 1, 2, 3, 4, 5, 6 n.107, 7 n.128, 8 n.142.


Geist (esprit) : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11 n.23 et 12
n.24, 13 n.33, 14, 15, 16.
Genèse/génétique : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12,
13, 14.
Géométrie/géométrique : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9 n.q, 10.
Geschichte (histoire) : 1-2, 3 n.19, 4 n.106, 5 n.114 et 6 n.115,
7 n.162 à 8, 9.
Grâce : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9.
Grammaire : 1, 2.
Grec : 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8-9, 10, 11 n.166, 12, 13.

Habitude : 1 2 n.9, 3.
Hégélianisme/hégélien : 1, 2-3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10 n.177,
11, 12.
Herméneutique : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7.
Histoire/historique/historicité : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10,
11-12, 13-14, 15, 16, 17-18, 19 n.72, 20-21, 22 n.r, 23-24,
25, 26-27, 28, 29, 30, 31-32, 33, 34 n.170, 35.
Homme : 1-2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11-12, 13-14, 15-16,
17-18, 19, 20, 21-22, 23, 24 n.77, 25-26, 27-28, 29-30, 31-
32, 33-34, 35-36, 37-38.
Horizon : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9.
Humanisme/humaniste : 1, 2, 3-4, 5-6, 7 n.59, 8, 9.

Idéalisme/idéalité : 1, 2, 3, 4, 5 n.102, 6, 7, 8.
Illusion : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 n.32.
Image : 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9.
Imaginaire : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9.
Imagination : 1-2, 3-4, 5-6, 7-8, 9-10, 11 n.64, 12-13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20 n.48, 21.
Immanence : 1, 2, 3 n.48, 4-5.
Immédiat : 1-2, 3-4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15-
16, 17, 18, 19.
Implication : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7.
Inconscient : 1, 2, 3, 4, 5.
Individualité/individu : 1 n.114, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11
n.p, 12, 13-14, 15, 16.
Infini/infinité : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13,
14-15, 16 n.83, 17, 18 n.36, 19.
Inquiétude : 1-2, 3, 4, 5.
Instinct : 1, 2 n.j, 3-4.
Intentionnalité : 1 n.160, 2.
Intérieur/intériorité/intériorisation : 1, 2 n.125, 3, 4, 5, 6-7,
8-9, 10, 11, 12.
Interprétation : 1 n.111, 2, 3-4, 5, 6-7, 8-9.
Intersubjectivité/intersubjectif : 1, 2.
Intuition : 1-2, 3, 4 n.152, 5, 6, 7, 8.

Jugement : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12 n.81, 13,


14, 15, 16.

Kantisme/kantien : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12,


13, 14, 15.
Kosmos : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7-8.

Langage/langue : 1, 2-3, 4-5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12-13, 14-


15, 16, 17-18, 19, 20, 21, 22, 23 n.170, 24 n.173.
Leben (vie) : 1, 2-3, 4, 5, 6-7, 8 n.102 à 9, 10 n.114 à 11,
12.
Liberté/libre/libération : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11
n.131, 12-13, 14, 15-16, 17, 18-19, 20-21, 22, 23, 24-25,
26-27, 28, 29-30, 31, 32, 33, 34.
Limite : 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15.
Logos (raison, langage) : 1, 2, 3, 4, 5, 6.
Lois : 1-2, 3-4, 5, 6, 7-8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15, 16.
Lumière : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14-15,
16, 17, 18.
Lumières (philosophie des –)/Aufklärung : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7.
Lutte : 1, 2 n.61, 3-4, 5, 6.

Marchandise : 1.
Marxisme : 1-2, 3, 4, 5.
Mathématiques/mathématique : 1, 2, 3.
Matérialisme : 1, 2.
Matière/matériel/matérialité : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10,
11, 12.
Matin/matinal : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 n.108.
Métaphysique : 1, 2, 3, 4 n.u, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11 n.l,
12, 13, 14, 15-16, 17-18, 19, 20, 21 n.37, 22, 23 n.173.
Midi : 1, 2, 3.
Miracle : 1-2, 3.
Moderne/modernité 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8.
Monde : 1, 2, 3-4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12 n.23 et 13 n.24,
14, 15-16, 17-18, 19-20, 21, 22-23, 24-25, 26-27, 28-29,
30, 31-32, 33, 34, 35-36, 37-38, 39, 40-41, 42-43, 44-45,
46-47, 48-49, 50, 51, 52, 53 n.108, 54, 55
Mort : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20-21.
Musique : 1, 2 n.157, 3.
Mythe/mythologie : 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10.

Naturalisme/naturaliste : 1, 2, 3-4, 5 n.24, 6, 7, 8, 9, 10,


11, 12, 13, 14, 15-16.
Nature/naturel : 1, 2, 3-4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11-12, 13, 14,
15-16, 17-18, 19-20, 21, 22-23, 24-25, 26-27, 28, 29, 30,
31-32, 33, 34-35, 36, 37, 38-39, 40, 41, 42, 43, 44, 45
n.173, 46.
Négation : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10.
Nihilisme : 1, 2, 3-4.
Nuit : 1, 2-3, 4-5, 6-7, 8-9, 10-11, 12 n.108.

Objectivation : 1-2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9-10, 11.


Objectivité/objectif : 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12,
13, 14-15, 16-17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24.
Obstacle : 1-2, 3, 4, 5.
Œuvre d’art : 1, 2, 3, 4-5.
Ontologie/ontologique : 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8 n.a, 9, 10, 11.
Ordre : 1, 2, 3-4, 5-6.
Origine/originaire : 1-2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11-12, 13,
14, 15-16, 17-18, 19-20, 21, 22, 23-24, 25-26, 27-28, 29-
30, 31, 32, 33-34, 35, 36, 37, 38, 39-40, 41-42, 43, 44,
45.
Oubli : 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13-14, 15,
16, 17-18, 19-20.

Parenté/parent : 1-2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13.


Parole : 1, 2, 3, 4, 5.
Passé : 1-2.
Passion : 1, 2, 3 n.60, 4, 5, 6.
Passivité : 1, 2.
Patrie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18.
Paysage : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7.
Péché : 1-2, 3.
Pensée/pensée critique : 1, 2-3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11,
12, 13, 14-15, 16-17, 18-19, 20, 21, 22-23, 24-25.
Perception : 1-2, 3, 4, 5, 6.
Perfection : 1-2, 3-4, 5, 6.
Phénomène : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10.
Phénoménologie/phénoménologique : 1, 2-3, 4, 5 n.11, 6 n.24,
7, 8, 9, 10, 11-12, 13.
Philologie/philologique : 1, 2, 3, 4, 5.
Philosophie/philosophique/philosopher : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7,
8, 9-10, 11, 12-13, 14-15, 16-17, 18, 19-20, 21-22, 23, 24-
25, 26-27, 28-29, 30-31, 32, 33, 34-35, 36, 37, 38-39, 40-
41, 42, 43, 44, 45-46.
Physiologie : 1, 2.
Plaisir : 1, 2, 3, 4, 5 n.148.
Platonicien : 1, 2, 3.
Plénitude : 1, 2, 3, 4.
Physique : 1, 2, 3-4, 5, 6.
Poésie/poète/poème : 1, 2-3, 4, 5, 6.
Politique : 1-2.
Positivité : 1-2, 3 n.71, 4, 5.
Pratique : 1-2, 3, 4.
Présence : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9.
Prière : 1, 2, 3.
Psychologie/psychologique/psychologisme : 1, 2, 3, 4, 5, 6-
7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17-18, 19, 20, 21, 22.
Purification : 1, 2, 3, 4, 5.

Raison/rationalité/rationalisme/ratio : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-
9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-18, 19-20, 21-22, 23, 24,
25, 26-27.
Réalisation : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13,
14.
Réalité/réel : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25.
Regard : 1, 2.
Religion : 1, 2, 3, 4-5, 6-7, 8-9, 10, 11.
Renversement : 1, 2, 3, 4 n.a.
Répétition/reprise : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13-
14, 15-16, 17, 18-19, 20 n.173.
Représentation : 1-2, 3, 4, 5, 6.
Retour : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15,
16, 17-18, 19, 20, 21, 22, 23.
Retour (éternel) : 1, 2-3, 4.
Rêve : 1, 2-3, 4-5, 6-7, 8, 9, 10 n.108, 11 n.75.
Révélation : 1, 2-3, 4 n.86, 5, 6, 7, 8.
Révolution : 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10.
Romantisme/romantique : 1, 2, 3.

Sacrifice : 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8 n.122.


Salut : 1, 2-3, 4.
Savoir : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14.
Scepticisme/sceptique : 1, 2.
Science : 1, 2-3, 4, 5-6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13, 14-15,
16- 17, 18, 19, 20-21, 22, 23, 24-25, 26, 27.
Sein (être) : 1, 2, 3, 4.
Selbst (soi): 1, 2 n.33 et n.343, 4.
Sémantique : 1-2, 3, 4.
Sens/sensibilité/sensation/sensoriel/sensualisme : 1-2, 3, 4-5, 6,
7-8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20.
Sentiment : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8 n.45, 9 n.48.
Sexualité/sexe : 1, 2, 3, 4, 5 n.67.
Signes : 1, 2, 3.
Signification : 1, 2, 3, 4, 5, 6.
Sol : 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13.
Soleil : 1, 2, 3, 4, 5, 6.
Souvenir : 1.
Spirituel/spiritualité : 1, 2, 3, 4, 5.
Structure : 1, 2-3, 4, 5-6.
Sujet/subjectivité/subjectif : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9-10, 11,
12-13, 14, 15, 16-17, 18, 19-20, 21, 22, 23 n.48
Suppression : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7.
Surhomme : 1, 2-3, 4, 5.
Synthèse : 1-2, 3, 4, 5, 6.

Téléologie : 1, 2, 3.
Temps/temporalité : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10.
Terre : 1, 2, 3-4, 5.
Texte : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11, 12-13, 14, 15-16.
Théâtre : 1.
Théologie/théologique/théologien : 1, 2-3, 4, 5 n.30, 6, 7.
Théorie/théorique : 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11-12, 13-
14.
Totalité/total/totalisation : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11,
12, 13-14, 15-16, 17, 18-19, 20, 21, 22, 23 n.l, 24, 25,
26, 27.
Tragédie/tragique : 1-2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9, 10 n.173.
Transcendance/transcendant : 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10,
11, 12, 13, 14, 15, 16-17, 18-19, 20 n.135, 21.
Transcendantal : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8-9, 10 n.72, 11, 12,
13.
Travail : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14-15,
16, 17-18, 19, 20 n.67, 21 n.83, 22, 23.
Trieb (pulsion) : 1-2.

Union : 1, 2, 3, 4 n.84.
Unité : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9 n.114, 10-11, 12-13, 14-15,
16, 17, 18-19, 20, 21, 22-23, 24, 25-26, 27-28, 29, 30,
31.
Univers : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9.
Universalité/universalitas/universel : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8,
9, 10, 11, 12, 13-14, 15-16, 17-18, 19, 20, 21-22, 23 n.37,
24.

Vécu : 1-2, 3-4.


Verbe : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7.
Verstehen (compréhension) : 1-2, 3-4, 5 n.161.
Vie/vital/vitalité : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13-
14, 15, 16, 17, 18, 19, 20-21, 22, 23, 24, 25-26, 27, 28,
29, 30, 31.
Véridique : 1, 2-3, 4 n.143.
Vérité : 1-2, 3-4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11-12, 13, 14-15, 16-
17, 18, 19, 20-21, 22, 23, 24-25, 26-27, 28-29, 30, 31, 32-
33, 34-35, 36-37, 38-39, 40, 41-42, 43 n.171.
Visage : 1, 2, 3.
Vocabulaire : 1, 2, 3, 4, 5, 6 n.48.
Volonté : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9 n.a, 10-11, 12, 13, 14,
15, 16-17, 18, 19 n.177, 20.
Volonté de puissance : 1, 2, 3-4, 5.

Weltanschauung (vision du monde) : 1, 2, 3.


Wirklichkeit (réalité concrète) : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9 n.12,
10 n.146.
Index des noms

Adam (Genèse) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11


Adam, Charles 1, 2, 3

Albert, Henri 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Althusser, Louis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12

Andler, Charles 1, 2
Apollon (mythologie) 1, 2, 3, 4
Appuhn, Charles 1, 2

Ariane (mythologie) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Aristote 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11

Arnauld, Antoine 1, 2, 3, 4

Aron, Jean-Paul 1
Aron, Raymond 1, 2

Arvon, Henri 1, 2, 3
Assézat, Jules 1

Augustin d’Hippone (saint) 1, 2

Avenarius, Richard 1, 2, 3, 4
Bachelard, Gaston 1
Bach, Johann Sebastian 1
Backès, Jean-Louis 1

Badia, Gilbert 1

Barni, Jules 1
Barth, Karl 1

Baruzi, Jean 1
Basso, Elisabetta 1, 2, 3, 4

Bataille, Georges 1, 2
Becker, Aloys 1

Bergson, Henri 1, 2, 3

Berner, Christian 1
Bernoulli, Carl Albrecht 1

Bert, Jean-François 1, 2
Bianquis, Geneviève 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9

Biemel, Marly 1

Biemel, Walter 1
Bilfinger, Georg Bernhard 1

Binswanger, Ludwig 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Blumenbach, Johann Friedrich 1, 2

Bolin, Wilhelm 1

Bollnow, Otto-Friedrich 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Bonaparte, Napoléon 1

Bottigelli, Émile 1
Boubaker-Triki, Rachida 1

Boudot, Pierre 1
Bourgeois, Bernard 1, 2, 3
Boxel, Hugo 1

Brandes, Georg 1, 2
Brecht, Franz Josef 1

Brentano, Franz 1, 2
Broca, Paul 1, 2, 3
Brogowski, Leszek 1

Brokmeier, Wolfgang 1
Brunner, Emil 1, 2
Bruno, Giordano 1
Brunschvicg, Léon 1

Buffon (Leclerc de), Georges-Louis 1


Caillois, Roger 1

Canguilhem, Georges 1, 2
Cartelle, Renée 1
Caruso, Paolo 1

Char, René 1, 2
Chateaubriand, François-René de 1

Chenet, François-Xavier 1
Christ/Jésus/le Crucifié 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Clerselier, Claude 1

Cogniot, Erna 1
Cohen, Hermann 1, 2

Colli, Giorgio 1
Comte, Auguste 1
Condillac, Étienne Bonnot de 1, 2, 3, 4, 5, 6

Courtès, Francis 1
Courtine, Jean-François 1, 2

Cuvillier, Armand 1
Dandois, Bernard 1
Darwin, Charles 1, 2

Da Silva, Emmanuel 1
Defert, Daniel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

Delay, Jean 1
Delbos, Victor 1
Deleuze, Gilles 1, 2

Deliège, Robert 1
Deprun, Jean 1

Derrida, Jacques 1, 2, 3
Descartes, René 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36,
37, 38, 39, 40, 41
De Waelhens, Alphonse 1
Diderot, Denis 1, 2, 3, 4, 5

Dilthey, Wilhelm 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36,
37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54,
55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64

Dinkler, Erich 1, 2
Diogène 1

Dionysos (mythologie) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,


17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
Drieu la Rochelle, Pierre 1
Dufrenne, Mikel 1

Duhem, Pierre 1, 2, 3, 4, 5, 6
Dühring, Eugen Karl 1, 2, 3, 4

Dumézil, Georges 1
Dupuy, Maurice 1, 2

Durkheim, Émile 1
Elden, Stuart 1
Engels, Friedrich 1, 2, 3, 4, 5, 6
Eribon, Didier 1, 2
Escoubas, Éliane 1
Ewald, François 1, 2, 3, 4
Feuerbach, Ludwig 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35,
36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53,
54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71,
72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89,
90, 91, 92
Fichant, Michel 1

Fichte, Immanuel Hermann von 1, 2


Fichte, Johann Gottlieb 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9

Fischer, Joachim 1
Foucher de Careil, Louis-Alexandre 1

Frazer, James George 1


Frese, Julius 1
Freud, Sigmund 1, 2, 3, 4, 5
Fruchaud, Henri-Paul 1
Gadamer, Hans-Georg 1

Galilée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9

Gebsattel, Viktor Emil von 1, 2


Gehlen, Arnold 1, 2, 3, 4

Genoude, Antoine-Eugène 1
Gens, Jean-Claude 1

Gide, André 1
Giraudoux, Jean 1
Goethe, Johann Wolfgang von 1, 2, 3, 4, 5
Goldmann, Lucien 1, 2, 3, 4
Gouhier, Henri 1, 2, 3

Granel, Gérard 1
Groethuysen, Bernard 1, 2, 3, 4, 5

Gros, Frédéric 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

Guéroult, Martial 1, 2, 3, 4, 5
Guillermit, Louis 1, 2

Gurvitch, Georges 1, 2
Haar, Michel 1, 2

Häberlin, Paul 1, 2, 3, 4, 5
Haendel, Georg Friedrich 1
Han, Béatrice 1
Haydn, Joseph 1
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49

Heidegger, Martin 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32
Helvétius, Claude-Adrien 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Hémery, Jean-Claude 1

Héraclite 1, 2, 3
Herrmann, Friedrich-Wilhelm von 1

Hersch, Jeanne 1, 2, 3
Hölderlin, Friedrich 1

Horkheimer, Max 1

Hume, David 1, 2, 3
Husserl, Edmund 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16

Hyppolite, Jean 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11


Irrera, Orazio 1, 2
Jackson, John Hughlings 1, 2

Janet, Paul 1
Jarczyk, Gwendoline 1

Jaspers, Karl 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36,
37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54,
55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72,
73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85
Jodl, Friedrich 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11

Joly, Henri 1
Kant, Immanuel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36,
37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54,
55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63

Kastler, Alfred 1
Kaufmann, Walter Arnold 1

Keller, Gottfried 1, 2
Keller, Wilhelm 1, 2, 3, 4

Kempf, Roger 1
Kierkegaard, Søren 1, 2, 3

Kojève, Alexandre 1, 2
Koyré, Alexandre 1, 2, 3, 4, 5
Kunz, Hans 1, 2

Labarrière, Pierre-Jean 1
Lagrange, Jacques 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23

Landmann, Michael 1, 2

Landsberg, Paul Ludwig 1, 2, 3


La Rochefoucauld, François de 1

Launay, Marc B. de 1, 2
Lefebvre, Henri 1, 2, 3

Leibniz, Gottfried Wilhelm 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18

Leiris, Michel 1
Lénine, Vladimir Ilitch 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

Le Rider, Jacques 1
Lessing, Gotthold Ephraim 1, 2
Levinas, Emmanuel 1
Lévi-Strauss, Claude 1, 2

Lévy-Bruhl, Lucien 1

Lewis, Geneviève 1
Littré, Émile 1

Litt, Theodor 1, 2
Locke, John 1, 2, 3

Lorenzini, Daniele 1, 2, 3
Lourdoueix, Honoré de 1

Löwith, Karl 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Luther, Martin 1, 2

Mach, Ernst 1, 2, 3
Maine de Biran, Pierre 1, 2, 3

Malebranche, Nicolas de 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,


17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31

Malraux, André 1
Marcel, Gabriel 1, 2

Marnold, Jean 1
Marquard, Odo 1, 2
Martineau, Emmanuel 1, 2, 3

Marx, Karl 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
Mauss, Marcel 1

Mauzi, Robert 1, 2
Mendousse, Jean 1

Merleau-Ponty, Maurice 1, 2, 3, 4, 5

Mersenne, Marin 1
Mesland, Denis 1

Mesure, Sylvie 1, 2
Midas 1

Molitor, Jacques 1
Montaigne, Michel de 1

Montinari, Mazzino 1

Morgan, Lewis Henri 1


Morland, Jacques 1
Mouy, Paul 1
Mozart, Wolfgang Amadeus 1

Müller, Johannes Peter 1, 2, 3


Muller, Philippe 1, 2
Natorp, Paul 1, 2
Newton, Isaac 1

Niel, Henri 1, 2, 3
Nietzsche, Friedrich 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35,
36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53,
54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71,
72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89,
90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105,
106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119,
120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133,
134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147,
148

Œdipe 1, 2, 3, 4

Osmo, Pierre 1
Overbeck, Franz 1

Pacaud, Bernard 1
Parménide 1
Pascal, Blaise 1

Peiffer, Gabrielle 1
Picavet, François 1

Picot, Claude 1
Pinel, Philippe 1, 2

Pinto, Louis 1

Platner, Ernst 1, 2, 3, 4, 5
Platon 1, 2, 3
Plessner, Helmuth 1, 2, 3, 4, 5
Plutarque 1, 2

Préau, André 1
Protagoras 1
Queneau, Raymond 1

Reinhardt, Karl 1, 2
Reinhold, Karl Leonhard 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8

Rémy, Maurice 1, 2, 3
Richter, Claire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9

Ricœur, Paul 1
Robespierre, Maximilien de 1
Rousseau, Jean-Jacques 1, 2

Roy, Jean-Henri 1
Roy, Joseph 1, 2, 3

Rudloff, Karl Gustav von 1, 2


Sabot, Philippe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

Sartre, Jean-Paul 1, 2, 3, 4, 5

Sauzin, Louis 1, 2
Scheler, Max 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11

Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph von 1, 2, 3, 4, 5


Schiller, Friedrich von 1, 2

Schleiermacher, Friedrich 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

Schlink, Edmund 1, 2
Schlosser, Fritz 1, 2

Schopenhauer, Arthur 1
Schulze, Gottlob Ernst 1, 2, 3

Serge, Victor 1
Shaftesbury, Anthony Ashley-Cooper (comte de) 1

Silène 1

Simon, Gérard 1, 2, 3
Simon, Marianna 1

Simplicius 1
Sirven, Jean 1, 2

Smith, David Warner 1

Socrate 1, 2, 3
Sommer, Christian 1

Souladié, Yannick 1
Sphinx 1, 2

Spinoza, Baruch 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Stenger, Gerhardt 1

Stirner, Max 1, 2

Stomps, Magdalena Alida Hendrica 1, 2


Straus, Erwin 1, 2, 3

Strauss, David Friedrich 1, 2, 3, 4, 5


Swedenborg, Emanuel 1
Tannery, Paul 1

Tarr, Raissa 1
Thésée (mythologie) 1, 2, 3, 4

Thévenaz, Pierre 1
Thouverez, Émile 1

Tieck, Ludwig 1

Tisserand, Pierre 1
Tissot, Joseph 1, 2

Tourneux, Maurice 1
Tremesaygues, André 1

Tylor, Edward Burnett 1


Valéry, Paul 1
Vera, Augusto 1, 2, 3

Verbaere, Laure 1
Verdeaux, Jacqueline 1, 2, 3

Virgile 1
Vuillemin, Jules 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13

Vuillerod, Jean-Baptiste 1, 2, 3

Wagner, Richard 1, 2
Wahl, Jean 1, 2, 3, 4, 5

Weber, Florence 1
Weber, Max 1

West, Ellen 1
Wichart, Heinrich 1, 2

Würzbach, Friedrich 1

Zarathoustra 1, 2, 3, 4, 5, 6
Découvrez Hautes études
Proche des laboratoires de l’école parisienne éponyme,
lancée par Jacques Julliard en 1981.

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