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l'Encyclopédie
Abstract
Vittorio Frigerio : Literary Necessity and the Undermining of Illusion in La Religieuse' s Préface-Annexe .
Different editions of Diderot's novel La Religieuse have dealt in different ways with the Préface- Annexe, putting it either at the
end or at the beginning of the novel itself . This article suggests that it is an integral part of the novel and that its logical place —
and the place Diderot originally itended for it — is after the novel. Its main function is to provide both an acceptable ending to the
story of Suzanne's misfortunes and a new external viewpoint which, while revealing the actual mechanics of the writing process
and the author's emphasis on the creation of a pathetic atmosphere, reinforces the ideological message of the novel through the
naturalisation of the social forces it depicts. The placing of the Préface-Annexe at the end forces the reader to make a second
reading of the story which, while destroying the illusion of reality which the novel has created, brings to the foreground the
aesthetic intention behind it.
Frigerio Vittorio. Nécessité romanesque et démantèlement de l'illusion dans la « Préface-Annexe » à La Religieuse de Diderot.
In: Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, n°16, 1994. pp. 45-59;
doi : https://doi.org/10.3406/rde.1994.1246
https://www.persee.fr/doc/rde_0769-0886_1994_num_16_1_1246
Nécessité romanesque
« Préface- Annexe »
à La Religieuse de Diderot
persuader,
Telles
II y acecertaines
que
qu'une sont
philosophie
morceau
Montesquieu,
mais
les vérités
vérités
qu'il
d'histoire
subtile.
faut
de
qu'il
Lettres
encore
morale.
tenetouchera
Persanes,
suffit
faire
Peut-être
pas
sentir.
plus
XI
de
Malgré cela, Naigeon laisse aussi aux lettres de cette Préface- Annexe
tant décriée la tâche de clore pour le lecteur la tragique histoire de
Suzanne.
Ainsi que le fait remarquer Herbert Dieckmann, la première
réaction de la critique à l'apparition de la Préface- Annexe à la suite du
roman s'accorde généralement à considérer son utilité discutable ; le
reproche le plus généralement reçu que l'on puisse avancer à rencontre
de ce texte est en fait qu'il enlève de la force au sujet2. Quant à Georges
May, au-delà de tout jugement de valeur, il propose l'hypothèse d'une
simplicité séduisante, que la position de ces écrits se justifie simplement
du fait que le roman avait déjà paru dans la Correspondance littéraire au
moment où Diderot se mit à retravailler le texte de la Préface3.
Sans avoir la prétention de rentrer dans la question des événements
réels entourant la rédaction de la Préface-Annexe — sujet d'ailleurs
traité de façon exhaustive par G. May dans son excellent livre sur La
Religieuse, il peut néanmoins se révéler intéressant d'étudier les rapports
entre le roman proprement dit et son épilogue du point de vue de leur
fonction narrative ; en quoi cette forme fluctuante qu'était le roman
au xvme siècle, et que Diderot ne s'est pas privé de retourner
expérimentalement dans tous les sens dans de nombreux ouvrages, pouvait-elle
s'accommoder d'artifices narratifs inédits, et dans quelle mesure
l'efficacité de l'œuvre pouvait-elle s'en trouver augmentée ou amoindrie ?
.
lue, vous ayez déjà anticipé sur tout ce qui la suit et que vous pourriez
presque vous dispenser de lire. Le pré de la préface rend présent l'avenir,
le représente, le rapproche, l'aspire et en le devançant le met devant8.
On pourrait croire en effet que c'est le roman ici qui s'efface et qui
disparaît, dilué dans le bain d'acide de l'ironie moqueuse et polie de
Grimm, qui ramène lestement la tragédie au niveau de la bagatelle, qui
nie tout sérieux authentique à ce texte que nous venons de lire et qui,
lui aussi — telle la dévotion du marquis de Croismare — risque de
s'évaporer «comme tout s'évapore à Paris» (DPV, XI, 27). Si cela est
effectivement le cas, tout au moins dans une certaine mesure, il reste
alors à se demander quelle est la nature de ce qui survit du roman après
la lecture de la Préface-Annexe : ce résidu extrêmement important que
Derrida qualifie du néologisme de «restance», et qu'on pourrait
soupçonner être en quelque sorte la précipitation, la cristallisation de l'essence
du roman lui-même. Naigeon ne s'était pas trompé en définissant le but
de tout roman, y compris une entreprise expérimentale comme La
Religieuse, qui mélange de façon parfois indissoluble des genres
littéraires ou romanesques ayant chacun ses lois et ses règles distinctes,
8. Derrida, p. 13.
9. Derrida, p. 14.
« PRÉFACE-ANNEXE» A LA RELIGIEUSE DE DIDEROT 49
comme étant «de produire un grand effet». Tous les éléments de cet
ensemble ne peuvent donc que concourir à la création de cet effet, et
y concourir avec un maximum d'économie, agençant avec précaution
ces éléments seuls qui contribueront à susciter chez le lecteur l'effet
d'intérêt désiré, le situant ainsi idéalement pour une réception efficace
du message didactique ou pédagogique du texte (but d'ailleurs maintes
fois clairement avoué chez Diderot). Nous sommes en effet de l'avis que
la Préface- Annexe, loin d'être une sorte de texte-lierre, parasite qui
ne se serait greffé sur le tronc principal du récit que presque par
hasard, pour la simple raison qu'il avait existé avant la naissance
officielle du texte, remplit plusieurs fonctions, loin d'avoir toutes le
même effet globalement négatif que Naigeon a tendance à lui attribuer10.
Le contexte historique du «complot» a été savamment et
longuement étudié, notamment par Georges May. Nous tâcherons ici de
faire abstraction de cet aspect du texte11, pour ne considérer la Préface-
Annexe que du point de vue d'un texte littéraire, donc travaillé, délibéré,
répondant à des besoins et à des nécessités de l'ordre du roman bien
avant de celui de la réalité. Pour les besoins de cette analyse nous allons
nous efforcer de la considérer comme formée de deux parties distinctes
et d'examiner leur effet à la fois séparément et conjointement : nous
avons en effet d'un côté la partie la plus proprement narrative (les
lettres elles-mêmes, qui englobent le texte précédent en lui fournissant
le début et la fin qui lui faisaient défaut) et de l'autre les commentaires
de Grimm/ Diderot. La Préface- Annexe introduit de fait trois nouveaux
narrateurs /personnages : Grimm /Diderot, Mme Madin et le marquis
de Croismare (indépendamment de toute équivalence «historique»
entre Diderot, Suzanne et Mme Madin, qui réduirait à deux le nombre
des interlocuteurs fictifs). Ce changement de focalisation a un premier
10. On se souvient que la Préface-Annexe avait été «publiée» une première fois
dans la Correspondance littéraire en 1760 — c'est-à-dire vingt ans avant la parution dans
cette même feuille du roman lui-même. Le retravail complet de ce texte opéré par
Diderot après si longtemps, alors qu'il aurait pu facilement éviter de ressusciter le
compte rendu de Grimm, montre bien l'importance que l'auteur devait accorder à ce
texte dans le cadre de son roman. D'ailleurs, ainsi que le fait remarquer G. May, «II
convient en effet de remarquer que, lorsque Diderot prépare la version de 1782 de ce
texte, la phase de la mystification de monsieur de Croismare est dépassée depuis plus de
vingt ans et que le problème de la vraisemblance et de la crédibilité des lettres de
madame Madin se pose donc de manière fondamentalement différente. Il ne s'agit
plus d'abuser de la crédulité d'un lecteur particulier, mais de présenter à un public
anonyme une histoire vraisemblable.» (May, Georges: «Quelques nouveaux
éclaircissements sur la mystification du marquis de Croismare», Essays on Diderot and the
enlightenment in honor of Otis Fellows, p. 195).
11. On a longtemps essayé de déterminer le rapport de la Préface-Annexe au roman
sur la base des dates auxquelles ces textes auraient été écrits, avec des conclusions souvent
aussi imprécises que contradictoires. J. Varloot a raison sur ce point en affirmant :
«Remarquons [...] qu'il est actuellement impossible de reconstituer une chronologie
génétique» (o.c, p. 263).
50 VITTORIO FRIGERIO
12. Aussi, en focalisation interne, le personnage est vu «non dans son intériorité
[...] mais dans l'image qu'il se fait des autres, en quelque sorte en transparence dans
cette image» (Genette, p. 209).
13. C'est ici une situation «quand la forme du journal se desserre pour aboutir à
une sorte de monologue après-coup à position temporelle indéterminée, voire
incohérente» (Genette, p. 229).
« PRÉFACE-ANNEXE» A LA RELIGIEUSE DE DIDEROT 51
xvme15.siècle
Il convient
«une excitation
peut-être de
de la
rappeler
sensibilité,
ici que
de lela mot
passion
« intéressant
et de ses» émois»
indiquait(définition
plutôt au
de J.E. Morel tirée de ses commentaires à la Nouvelle Héloïse, Larousse, 1937).
16. «Au reste, cette maladie nous était indispensable pour différer le départ pour
Caen » (p. 41).
« PRÉFACE-ANNEXE » A LA RELIGIEUSE DE DIDEROT 53
17. Mitterand, p. 6.
18. De la Carrera, p. 37.
19. On lira au sujet des éléments constitutifs du genre romanesque, l'excellent
ouvrage de Charles Grivel, Production de l'intérêt romanesque . Bien que traitant dans
l'essentiel du roman du xixe, les remarques de Grivel peuvent se révéler très utiles
également pour de nombreux textes du siècle des Lumières, et nous nous en sommes
inspirés librement pour certains commentaires d'ordre structural qui vont suivre.
54 VITTORIO FRIGERIO
20. On lira avec intérêt à ce sujet le livre de Mircea Eliade Le mythe de l'éternel
retour, qui développe avec une grande rigueur cette conception de l'histoire comme
malheur, et du bonheur comme suspension du flux temporel, comme idéal anhistorique .
« PRÉFACE-ANNEXE » A LA RELIGIEUSE DE DIDEROT 55
24. Il serait facile d'objecter à cela que Diderot a pu vouloir renverser délibérément
l'ordre habituel « chronologique » de la narration romanesque en plaçant la mort (et
donc la défaite) de son personnage au début de son texte, plutôt que de favoriser un
commencement «in médias res» plus convenu, ou un parcours traditionnel «naissance,
vie, mort du personnage». Bien que ce type de déduction ne soit pas privé d'attrait, il
convient de rappeler que La Religieuse est en grande partie une réaction aux romans
de Richardson, dont l'essence est l'utilisation, alors nouvelle, du pathétique. Tout
positionnement du texte qui diminue, ou dans ce cas désamorce, ce pathétique tant
recherché avant qu'il n'ait pu opérer son effet, nous semble tout au moins improbable
de la part de l'auteur.
25. Voir Dieckmann, p. 26.
26. Dans l'intention de diminuer l'importance de cette déclaration si catégorique,
pour justifier sa décision de publier la Préface- Annexe en avant-texte, J. Varloot affirme :
«Cette formule semble laisser entendre que l'ordre suivi aurait été volontaire, mais peut
aussi bien être comprise comme une justification a posteriori, dans le style paradoxal de
Diderot» (p. 263). Une telle hypothèse est en effet compréhensible quand on a affaire à
un auteur qui, comme Diderot, laisse rarement passer une occasion de dérouter le
lecteur. Cependant, en l'absence du moindre indice concret qui puisse nous permettre
de deviner avec un minimum d'assurance quelles auraient bien pu être les intentions
secrètes de l'auteur (en admettant qu'il en ait eu), nous estimons préférable faire confiance
au seul matériau de travail dont nous disposions : le texte même.
< PRÉFACE-ANNEXE» A LA RELIGIEUSE DE DIDEROT 59
BIBLIOGRAPHIE