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Recherches sur Diderot et sur

l'Encyclopédie

Nécessité romanesque et démantèlement de l'illusion dans la «


Préface-Annexe » à La Religieuse de Diderot
Vittorio Frigerio

Abstract
Vittorio Frigerio : Literary Necessity and the Undermining of Illusion in La Religieuse' s Préface-Annexe .
Different editions of Diderot's novel La Religieuse have dealt in different ways with the Préface- Annexe, putting it either at the
end or at the beginning of the novel itself . This article suggests that it is an integral part of the novel and that its logical place —
and the place Diderot originally itended for it — is after the novel. Its main function is to provide both an acceptable ending to the
story of Suzanne's misfortunes and a new external viewpoint which, while revealing the actual mechanics of the writing process
and the author's emphasis on the creation of a pathetic atmosphere, reinforces the ideological message of the novel through the
naturalisation of the social forces it depicts. The placing of the Préface-Annexe at the end forces the reader to make a second
reading of the story which, while destroying the illusion of reality which the novel has created, brings to the foreground the
aesthetic intention behind it.

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Frigerio Vittorio. Nécessité romanesque et démantèlement de l'illusion dans la « Préface-Annexe » à La Religieuse de Diderot.
In: Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, n°16, 1994. pp. 45-59;

doi : https://doi.org/10.3406/rde.1994.1246

https://www.persee.fr/doc/rde_0769-0886_1994_num_16_1_1246

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Vittorio FRIGERIO

Nécessité romanesque

et démantèlement de l'illusion dans la

« Préface- Annexe »

à La Religieuse de Diderot

persuader,
Telles
II y acecertaines
que
qu'une sont
philosophie
morceau
Montesquieu,
mais
les vérités
vérités
qu'il
d'histoire
subtile.
faut
de
qu'il
Lettres
encore
morale.
tenetouchera
Persanes,
suffit
faire
Peut-être
pas
sentir.
plus
XI
de

Le roman de La Religieuse — puissante machine anticléricale selon


les uns, vulgaire livre pornographique au dire des autres, plaidoyer
pour la liberté individuelle et sociale pour d'autres encore — a
enthousiasmé, dérangé, ou franchement choqué ses lecteurs depuis le moment
de sa première parution, entre 1780 et 1782 dans la Correspondance
littéraire, cette feuille confidentielle que Grimm et Meister distribuaient
avec parcimonie à quelques lecteurs soigneusement triés, jusqu'à notre
époque. Mais encore plus que le corps du roman lui-même — imbu de
ce pathétique que Diderot venait peu de temps auparavant de découvrir
dans les pages de Richardson, et qu'il paraît décidé à reprendre
vigoureusement à son compte — ce qui provoque souvent les réactions les
plus imprévisibles du lecteur, et surtout de la critique, est le recueil
de lettres commentées qui clôt si étrangement la narration, et que
depuis l'édition Assézat-Tourneux du roman on s'accorde à désigner
du nom composite de «Préface- Annexe».
Sur cette étrange vingtaine de pages, fruit de la révision par Diderot
d'un d'Épinay
Mme certain nombre
et quelques
de textes
autrescomposés
gais luronsenamis
collaboration
du « charmant
avecmarquis
Grimm,»

Recherches sur Diderot et sur V Encyclopédie, 16, avril 1994


46 VITTORIO FRIGERIO
de Croismare, les avis sont pour le moins partagés. Naigeon, disciple
de Diderot responsable d'une édition de La Religieuse parue en 1798,
ne prend guère la peine de déguiser le peu de cas qu'il fait de ce récit.
Selon lui, en effet, ce n'était nullement l'intention de Diderot de publier
la Préface- Annexe , ni comme préface ni comme annexe, ni sous aucune
autre forme que ce soit :
Le parti auquel il [Diderot] s'est enfin arrêté lui a paru en dernière
analyse le plus propre à produire un grand effet, il a supprimé ces
lettres, comme après la construction d'un édifice on détruit l'échafaud
qui a servi à l'élever. Elles ne font point partie du manuscrit de La
Religieuse qu'il m'a remis plusieurs mois avant sa mort. '

Malgré cela, Naigeon laisse aussi aux lettres de cette Préface- Annexe
tant décriée la tâche de clore pour le lecteur la tragique histoire de
Suzanne.
Ainsi que le fait remarquer Herbert Dieckmann, la première
réaction de la critique à l'apparition de la Préface- Annexe à la suite du
roman s'accorde généralement à considérer son utilité discutable ; le
reproche le plus généralement reçu que l'on puisse avancer à rencontre
de ce texte est en fait qu'il enlève de la force au sujet2. Quant à Georges
May, au-delà de tout jugement de valeur, il propose l'hypothèse d'une
simplicité séduisante, que la position de ces écrits se justifie simplement
du fait que le roman avait déjà paru dans la Correspondance littéraire au
moment où Diderot se mit à retravailler le texte de la Préface3.
Sans avoir la prétention de rentrer dans la question des événements
réels entourant la rédaction de la Préface-Annexe — sujet d'ailleurs
traité de façon exhaustive par G. May dans son excellent livre sur La
Religieuse, il peut néanmoins se révéler intéressant d'étudier les rapports
entre le roman proprement dit et son épilogue du point de vue de leur
fonction narrative ; en quoi cette forme fluctuante qu'était le roman
au xvme siècle, et que Diderot ne s'est pas privé de retourner
expérimentalement dans tous les sens dans de nombreux ouvrages, pouvait-elle
s'accommoder d'artifices narratifs inédits, et dans quelle mesure
l'efficacité de l'œuvre pouvait-elle s'en trouver augmentée ou amoindrie ?

1. Cité par H. Dieckmann, dans son introduction à la Préface de La Religieuse


(DPV, XI, 19-20).
2. Voir Herbert Dieckmann, «The Préface- Annexe of La Religieuse». Diderot
Studies 2, pp. 21-22.
3. Diderot et La Religieuse, pp. 42-43. Parmi d'autres commentaires plus récents
dans le même sens, nous pouvons remarquer celui de J. Varloot {«La Religieuse et sa
Préface: encore un paradoxe de Diderot», in Studies in the French Eighteenth Century,
Mossop, D.J., et al éd., University of Durham Press, 1978, p. 261), qui conclut à la
nécessité de placer la préface-annexe avant le texte lui-même, et qui affirme : «L'impression
finale est décevante, comme d'une remontée dans le temps qui vient trop tard et
n'apporte rien à la première œuvre».
« PRÉFACE-ANNEXE» A LA RELIGIEUSE DE DIDEROT 47

Les problèmes, nombreux, posés par la Préface-Annexe , peuvent


peut-être se résumer à deux questions fondamentales. Premièrement,
l'utilisation du terme Préface pour désigner ces lettres pose
inévitablement la question des rapports entre les fonctions normalement
attribuées à ce texte — transparence, intention didactique, présentation
des motivations et des buts de l'auteur, fournis comme clé préalable
à la lecture, souvent en vue de défendre le texte contre des attaques
éventuelles ou pour substituer aux multiples interprétations possibles
une vision univoque — et les fonctions que ce texte paraît destiné à
remplir en sa nouvelle position finale.
Deuxièmement, l'addition de ce texte suscite la remise en question
du genre même du roman4, et cela à deux niveaux. L'histoire de
Suzanne, jusqu'aux «réclames» mêmes — et malgré l'allusion initiale
à un lecteur désigné particulier (allusion d'ailleurs rajoutée après coup
par Diderot), qui reste imprécise sans les éclaircissements
supplémentaires de la Préface -Annexe — paraît se conformer à un genre fort en
vogue, si ce n'est dominant5, à l'époque : celui des mémoires. Les
lettres de la Préface restituent cependant au cœur de l'ouvrage sa
qualité de « très longue lettre », changeant ainsi sa perception d'ensemble6.
Le positionnement de la préface en fin de roman peut sûrement
être conçu comme une tentative de restaurer la relation originale
d'écriture (en théorie tout au moins) entre les deux textes ; « la préface
est toujours en réalité une postface »7, une référence « a posteriori » sur
ce qui vient d'être écrit dont la tâche est à la fois de compléter le texte,
de le présenter, de le condenser, de le résumer, de le redire en clair —
au-delà de toute « fiction » et donc de tout mensonge. La préface se veut
le pont entre la réalité extra-diégétique et le texte, dont elle défend
la vérité et la pertinence — soit par rapport à la société à qui ce roman
est adressé, soit par rapport aux lois du genre ou de l'institution
littéraire à l'intérieur de laquelle et sur laquelle le roman veut agir — tout

4. Selon H. Dieckmann, «Diderot hesitated over a number of terms» («ouvrage,


«cette ébauche informe»...). «Repeatedly Diderot désignâtes his novel as «mémoires»,
a title which reflects the original fictitious character of the work [...]. Most often
Diderot refers to his novel as «roman». Dieckmann, o.c, pp. 27-28.
5. May, Georges, Le dilemme du roman au XVIIIe siècle, p. 114.
6. Dès la première phrase, l'allusion à la «réponse de M. le marquis» suggère la
forme du roman par lettres, mise en doute quelques lignes à peine plus bas lorsque
Suzanne parle de «ces mémoires» pour désigner son texte. L'ambiguïté persiste jusque
dans la Préface- Annexe ; Mme Madin parle en effet d'« un gros volume » lors de sa
découverte du texte de Suzanne, et l'exclamation de celle-ci: «que je vive ou que je meure,
je veux qu'on sache tout ce que j'ai souffert... » (p. 296) semble laisser la porte ouverte
à une utilisation du texte autre que pour le bénéfice exclusif du marquis de Croismare.
Voir aussi Gérard Genette, Figures III: «Un roman en forme de journal intime [...] ne
vise en principe aucun public, sinon aucun lecteur, et il en va de même du roman par
lettres, qu'il comporte un seul épistolier [...] ou plusieurs» (p. 240).
7. Mitterand, p. 4.
48 VITTORIO FRIGERIO

en le dénonçant hautement comme imitation, et donc, à des degrés


divers, tromperie :
Pour l'avant-propos, reformant un vouloir-dire après le coup, le texte
est un écrit — un passé — que, dans une fausse apparence de présent, un
auteur caché et tout puissant, en pleine maîtrise de son produit, présente
au lecteur comme son avenir. Voici ce que j'ai écrit, puis lu, et que
j'écris que vous allez lire. Après quoi vous pourrez reprendre possession
de cette préface, qu'en somme vous ne lisez pas encore, bien que, l'ayant

.
lue, vous ayez déjà anticipé sur tout ce qui la suit et que vous pourriez
presque vous dispenser de lire. Le pré de la préface rend présent l'avenir,
le représente, le rapproche, l'aspire et en le devançant le met devant8.

Dans notre cas, bien au contraire, au lieu de «dispenser de lire»,


la Préface force immédiatement le lecteur à opérer une deuxième
lecture, lecture démystifiante, qui démolit au premier abord l'illusion
romanesque si savamment créée par le texte, pris en étau entre son
avant et son après fictionnels, que nous ignorions ou que nous ne pouvions
soupçonner que partiellement (nature des relations entre Suzanne et le
marquis ; fin pathétique de Suzanne) et sa « raison d'être »
prétendument historique, objective, réelle (l'« horrible complot » dont le marquis
est victime). L'effet de ce renversement de position délibérée ne peut
être, bien entendu, que le contraire de l'effet habituel causé par
l'opposition entre l'avant-propos et le texte :
On a toujours écrit les préfaces [...] en vue de leur propre effacement.
[...] Mais cette soustraction laisse une marque d'effacement, un reste
qui s'ajoute au texte subséquent et ne s'y laisse plus tout à fait résumer. 9

On pourrait croire en effet que c'est le roman ici qui s'efface et qui
disparaît, dilué dans le bain d'acide de l'ironie moqueuse et polie de
Grimm, qui ramène lestement la tragédie au niveau de la bagatelle, qui
nie tout sérieux authentique à ce texte que nous venons de lire et qui,
lui aussi — telle la dévotion du marquis de Croismare — risque de
s'évaporer «comme tout s'évapore à Paris» (DPV, XI, 27). Si cela est
effectivement le cas, tout au moins dans une certaine mesure, il reste
alors à se demander quelle est la nature de ce qui survit du roman après
la lecture de la Préface-Annexe : ce résidu extrêmement important que
Derrida qualifie du néologisme de «restance», et qu'on pourrait
soupçonner être en quelque sorte la précipitation, la cristallisation de l'essence
du roman lui-même. Naigeon ne s'était pas trompé en définissant le but
de tout roman, y compris une entreprise expérimentale comme La
Religieuse, qui mélange de façon parfois indissoluble des genres
littéraires ou romanesques ayant chacun ses lois et ses règles distinctes,

8. Derrida, p. 13.
9. Derrida, p. 14.
« PRÉFACE-ANNEXE» A LA RELIGIEUSE DE DIDEROT 49

comme étant «de produire un grand effet». Tous les éléments de cet
ensemble ne peuvent donc que concourir à la création de cet effet, et
y concourir avec un maximum d'économie, agençant avec précaution
ces éléments seuls qui contribueront à susciter chez le lecteur l'effet
d'intérêt désiré, le situant ainsi idéalement pour une réception efficace
du message didactique ou pédagogique du texte (but d'ailleurs maintes
fois clairement avoué chez Diderot). Nous sommes en effet de l'avis que
la Préface- Annexe, loin d'être une sorte de texte-lierre, parasite qui
ne se serait greffé sur le tronc principal du récit que presque par
hasard, pour la simple raison qu'il avait existé avant la naissance
officielle du texte, remplit plusieurs fonctions, loin d'avoir toutes le
même effet globalement négatif que Naigeon a tendance à lui attribuer10.
Le contexte historique du «complot» a été savamment et
longuement étudié, notamment par Georges May. Nous tâcherons ici de
faire abstraction de cet aspect du texte11, pour ne considérer la Préface-
Annexe que du point de vue d'un texte littéraire, donc travaillé, délibéré,
répondant à des besoins et à des nécessités de l'ordre du roman bien
avant de celui de la réalité. Pour les besoins de cette analyse nous allons
nous efforcer de la considérer comme formée de deux parties distinctes
et d'examiner leur effet à la fois séparément et conjointement : nous
avons en effet d'un côté la partie la plus proprement narrative (les
lettres elles-mêmes, qui englobent le texte précédent en lui fournissant
le début et la fin qui lui faisaient défaut) et de l'autre les commentaires
de Grimm/ Diderot. La Préface- Annexe introduit de fait trois nouveaux
narrateurs /personnages : Grimm /Diderot, Mme Madin et le marquis
de Croismare (indépendamment de toute équivalence «historique»
entre Diderot, Suzanne et Mme Madin, qui réduirait à deux le nombre
des interlocuteurs fictifs). Ce changement de focalisation a un premier

10. On se souvient que la Préface-Annexe avait été «publiée» une première fois
dans la Correspondance littéraire en 1760 — c'est-à-dire vingt ans avant la parution dans
cette même feuille du roman lui-même. Le retravail complet de ce texte opéré par
Diderot après si longtemps, alors qu'il aurait pu facilement éviter de ressusciter le
compte rendu de Grimm, montre bien l'importance que l'auteur devait accorder à ce
texte dans le cadre de son roman. D'ailleurs, ainsi que le fait remarquer G. May, «II
convient en effet de remarquer que, lorsque Diderot prépare la version de 1782 de ce
texte, la phase de la mystification de monsieur de Croismare est dépassée depuis plus de
vingt ans et que le problème de la vraisemblance et de la crédibilité des lettres de
madame Madin se pose donc de manière fondamentalement différente. Il ne s'agit
plus d'abuser de la crédulité d'un lecteur particulier, mais de présenter à un public
anonyme une histoire vraisemblable.» (May, Georges: «Quelques nouveaux
éclaircissements sur la mystification du marquis de Croismare», Essays on Diderot and the
enlightenment in honor of Otis Fellows, p. 195).
11. On a longtemps essayé de déterminer le rapport de la Préface-Annexe au roman
sur la base des dates auxquelles ces textes auraient été écrits, avec des conclusions souvent
aussi imprécises que contradictoires. J. Varloot a raison sur ce point en affirmant :
«Remarquons [...] qu'il est actuellement impossible de reconstituer une chronologie
génétique» (o.c, p. 263).
50 VITTORIO FRIGERIO

effet évident dans l'économie de la narration, qui est celui de permettre


à l'auteur de raconter la mort de la première narratrice, tâche dont
elle aurait difficilement pu s'acquitter elle-même. Il permet aussi — et
c'est là un rôle peut-être autrement important — de donner pour la
première fois un point de vue tiers (implicitement objectif, donc
crédible) sur l'héroïne du roman, que nous ne connaissons jusqu'alors qu'à
travers son propre auto-portrait (et par ricochet à travers l'effet qu'elle
avait sur les autres 12) et sur le caractère véritable de laquelle pouvaient
subsister certains doutes assez naturels, et prévus d'ailleurs par l'auteur
(en particulier dans le P. S. aux « réclames »:«... je me suis aperçue que
sans en avoir le moindre projet, je m'étais montrée à chaque ligne aussi
malheureuse à la vérité que je l'étais, mais beaucoup plus aimable
que je ne le suis» [p. 288]).
La progression du récit, du corps principal du roman, aux
«réclames», à la Préface-Annexe pourrait donc se résumer comme suit :
1) un compte rendu personnel des événements (commentaire
postérieur à l'action elle-même, où la réflexion et l'interprétation
— quoique « déraillées » par l'innocence tant de fois réitérée de Suzanne
— priment sur l'action) ;
2) un deuxième compte rendu personnel des événements
(commentaire presque contemporain à l'action, marqué par une grande
confusion des temps des verbes du récit : on passe sans arrêt du présent
au plus que parfait, à l'imparfait, à nouveau au présent13), où
l'interprétation n'est plus entravée par l'ignorance du sujet (perdue en même
temps que son «innocence »), mais où l'action prime sur la description,
volontiers télégraphique (« Je reçois le linge et je le repasse ; ma journée
est pénible; je suis mal nourrie, mal logée, mal couchée...» (p. 284)
et où la réflexion est seulement ébauchée, souvent sous forme
d'exclamations ou de jugements catégoriques (« Quelle mort, monsieur le
marquis !» (p. 280), « Quelle est ma surprise ! », « Quelle scène ! Quel
homme !» (p. 281) ;
3) un compte rendu d'un non-événement (l'intervention, qui n'a
pas lieu, de Croismare) ou l'interprétation et la description, multipliées
par l'apparition des nouveaux narrateurs, remplacent totalement
l'action.

12. Aussi, en focalisation interne, le personnage est vu «non dans son intériorité
[...] mais dans l'image qu'il se fait des autres, en quelque sorte en transparence dans
cette image» (Genette, p. 209).
13. C'est ici une situation «quand la forme du journal se desserre pour aboutir à
une sorte de monologue après-coup à position temporelle indéterminée, voire
incohérente» (Genette, p. 229).
« PRÉFACE-ANNEXE» A LA RELIGIEUSE DE DIDEROT 51

La seule forme que prend l'action, notamment la mort de Suzanne,


répond à un double besoin : un besoin fictif que nous pourrions appeler
«traditionnel», qui est celui de terminer de façon définitive l'histoire
de l'héroïne, fournissant au lecteur un dénouement «acceptable», et
un besoin fictif au second degré (présenté comme «historique»), qui
est celui de terminer l'attente du marquis de Croismare et de mettre
un point final à une mystification qui s'éternisait sans résultat au-delà
de toute attente. («Cependant, dès que nous nous aperçûmes que le
sort de notre infortunée commençait à trop intéresser son tendre
bienfaiteur, M. Diderot prit le parti de la faire mourir...» (p. 30),
et encore «On nous blâmera, peut-être, d'avoir inhumainement hâté
la fin de sœur Suzanne, mais ce parti était devenu nécessaire à cause
des avis que nous reçûmes du château de Lasson, qu'on y meublait
un appartement pour recevoir Mlle de Croismare... » (p. 65-66).
Le tourbillon des « réclames » fait défiler à une allure folle devant
les yeux du lecteur une série d'événements marqués du sceau du
romanesque le plus convenu (fuite périlleuse, enlèvement, dangers mortels,
nouvel enfermement, nouvelle évasion) qu'une seule chose empêche,
pour utiliser les mots de Diderot lui-même, de «puer le Cleveland à
infecter » 14 : leur rapidité. C'est en vérité comme si Diderot voulait nous
montrer, en abrégé, qu'il saurait aussi nous filer un roman s'il voulait,
pour ensuite revenir se concentrer sur l'objet central de son intérêt,
à l'exclusion de tout autre élément de l'intrigue : la figure de Suzanne.
Suzanne, sujet actif dans le roman, devient objet d'analyse détaillée
dans la Préface- Annexe. Elle n'y accomplira de fait qu'une seule et
unique action, celle qui précipitera sa mort : sa participation à la messe
de Pâques, liant symboliquement une dernière fois son destin à l'image
omniprésente et fatale de l'église. Le but des lettres de Suzanne au
marquis est bien évidemment identique à celui qu'elle poursuivait
dans ses mémoires : convaincre ce dernier de lui servir d'appui dans
son infortune. Les lettres de Mme Madin abondent dans le même sens,
valant en outre pour appuyer leur véridicité du statut externe et donc
objectif de leur auteur. Quant aux réponses du marquis, elles prennent
progressivement, à travers la réitération constante de ses offres de
service, la forme de redites, de confirmations indirectes des
renseignements qu'on lui fournit sur Suzanne, qu'il accepte et adopte comme
siens avant de pouvoir l'adopter elle-même. Bien disposé dès le début
envers la religieuse, il ira jusqu'à avouer ressentir une « sincère affection »
pour elle (p. 61) et à parler de ses «aimables qualités» (p. 64) sans
encore la connaître autrement qu'à travers ce rôle de «personnage de
roman épistolaire» que lui prêtent les lettres de Mme Madin.

14. Jacques le fataliste, p. 59.


52 VITTORIO FRIGERIO

II est intéressant à cet égard d'examiner, au travers de toute cette


correspondance, les termes utilisés pour désigner Suzanne de part et
d'autre. On remarquera alors une récupération et une répétition des
mêmes termes par les différents personnages, dont l'effet est de créer une
unanimité totale de jugement. D'abord désignée — peut-être non sans
trace d'ironie — par Grimm/Diderot comme «notre infortunée»
(p. 30), Suzanne se présentera elle-même au marquis, un peu plus
mystérieusement (discrétion oblige), comme «une infortunée» (p. 35),
sera ensuite décrite par Mme Madin comme « la chère infortunée »
(p. 44), pour redevenir, enfin sous la plume du marquis, désormais
conquis, «notre infortunée» (p. 65). Toutes les autres désignations
de Suzanne se ressentent également du même ton pathétique de rigueur
(«une créature innocente» (p. 35), «la créature la plus malheureuse
et la plus intéressante qu'il y ait au monde » (p. 43), « cette intéressante
créature» (p. 66) 15. Le plus souvent, Suzanne est autant dire évacuée
du texte tout en demeurant son seul objet, et n'est indiquée que par le
pronom «elle» qui revient dans certains cas avec la fréquence d'une
obsession, ainsi que dans la première lettre de Mme Madin (pp. 279-281)
où il n'apparaît pas moins de vingt-cinq fois. Des éléments constitutifs
de l'intrigue ne subsiste dans la Préface- Annexe que le suspense, cette
fonction de renvoi continuel qui prévient la fin prématurée de la narration
et dont le but ordinaire est de permettre la continuation de la succession
d'événements et de relations cause-effet qui forment la charpente
indispensable de tout roman, qu'il se veuille réaliste ou non. Au-delà
de sa justification prétendument «historique» (permettre la
continuation du «travail de sape» épistolaire qui devra convaincre Croismare
à revenir à Paris et retarder le départ de la religieuse16), il est aisé de
voir que dans ce cas le suspense n'ouvre pas comme à l'ordinaire le
champ à l'action (changement de situation, de milieu, introduction
de nouveaux personnages, ou alors variation sur un thème précédent).
Son but apparaît comme étant celui de faciliter le prolongement — en
théorie infini — des descriptions de Suzanne, descriptions qui, comme
nous l'avons vu, sont axées entièrement sur l'utilisation du pathétique.
Le suspense est ainsi détaché de l'action (tout comme la Préface- Annexe
est détachée des «réclames») et devient fonction exclusive de ce
message pathétique redondant dans lequel nous nous croyons justifiés
à retrouver la «restance» de Derrida, et qui apparaît clairement en
dernier lieu comme à la fois le moteur et le véritable sujet de la narration.

xvme15.siècle
Il convient
«une excitation
peut-être de
de la
rappeler
sensibilité,
ici que
de lela mot
passion
« intéressant
et de ses» émois»
indiquait(définition
plutôt au
de J.E. Morel tirée de ses commentaires à la Nouvelle Héloïse, Larousse, 1937).
16. «Au reste, cette maladie nous était indispensable pour différer le départ pour
Caen » (p. 41).
« PRÉFACE-ANNEXE » A LA RELIGIEUSE DE DIDEROT 53

La Préface-Annexe résume le pathétique en restituant Suzanne au-delà


de toute action, comme objet « sacré » du discours ; « elle » est
l'innommable qu'on ne peut cesser de nommer. Les interventions explicatives
de Grimm/ Diderot, qui interrompent une suite de textes qui — sans
elles — pourrait aisément former une queue acceptable et sans surprise
à l'odyssée de Suzanne, dans le cadre d'un roman délibérément plus
traditionnel, fournissent le contrepoint : la démystification du pathétique,
un peu sur le même ton des commentaires du chat Murr au dos du
journal de son maître dans le conte d'Hoffmann. En forçant le lecteur
à reprendre ses distances par rapport au texte dans lequel il a eu la
faiblesse et le plaisir de se perdre, et en dénonçant les mécanismes
qui le font fonctionner, la Préface-Annexe reprend après coup le
message minimal commun à toutes les préfaces : « La littérature doit
être " X " » 17. C'est dans ce sens que l'on peut véritablement affirmer que
la Préface-Annexe est à la fois théorie et pratique du roman 18, parvenant
à réaliser ce coup de force remarquable qui consiste à désamorcer le
rapport normalement mutuellement exclusif entre l'illusion romanesque
et les références extra-diégétiques, en laissant la «réalité» revenir
à l'avant de la scène tout en renforçant en même temps le roman, au
lieu de l'affaiblir ainsi que l'on pourrait généralement s'y attendre.
La critique de Naigeon, dérangé par la survivance, à la traîne de
l'intrigue, de cet appendice étrange dont la nécessité lui échappe,
peut à plus forte raison s'adapter à la tentation de remettre la Préface-
Annexe en tête du roman, à sa place prétendument «normale». La
présentation préalable des mécanismes du complot et de l'irréalité du
calvaire de Suzanne manquerait en effet difficilement de détruire le
«grand effet» sentimental — l'appel immédiat au cœur par delà et
par-dessus la raison — que Diderot se propose d'obtenir en appliquant
les «recettes» dénichées chez Richardson. La présentation immédiate
des motivations de l'auteur, on peut le présumer, enlèverait l'appât
à l'hameçon du roman et risquerait ainsi de ne guère pouvoir accrocher
le lecteur19.
Si l'on convient en effet que le propre de tout roman, la base sur
laquelle celui-ci se construit, consiste dans le récit de l'extraordinaire,
de ce qui est imprévu car non prévisible, de ce qui ne devrait pas se
passer et se passe pourtant, de l'invraisemblable — de l'injuste,
finalement, de ce qui choque le sentiment universel de justice du lecteur,

17. Mitterand, p. 6.
18. De la Carrera, p. 37.
19. On lira au sujet des éléments constitutifs du genre romanesque, l'excellent
ouvrage de Charles Grivel, Production de l'intérêt romanesque . Bien que traitant dans
l'essentiel du roman du xixe, les remarques de Grivel peuvent se révéler très utiles
également pour de nombreux textes du siècle des Lumières, et nous nous en sommes
inspirés librement pour certains commentaires d'ordre structural qui vont suivre.
54 VITTORIO FRIGERIO

et par là capte son attention et le met en condition pour la réception


du message — il ne fait point de doute que la lettre-mémoire de
Suzanne s'acquitte à merveille de cette fonction. La Religieuse apparaît
alors dans ses grandes lignes (malgré de nombreux aspects novateurs)
comme un roman éminemment traditionnel, solidement et fermement
ancré sur une suite de situations et de nécessités romanesques qui
constituent le « sine qua non » de l'art de raconter des histoires : la
narration démarre sous forme de rupture, avec l'évocation fugace d'un
bonheur originel qui n'existe plus (le «paradis perdu» d'innocence
aveugle d'où l'héroïne a été injustement évincée). Ce bonheur
représente un ordre idéal, naturel, que le personnage peut et doit moralement
revendiquer, et que Y extraordinaire, sous la forme d'un malheur
aveugle et injuste, l'empêche d'atteindre, tout en le mettant
paradoxalement en évidence (en tant que but à atteindre) tout au long du roman :
la peinture du désordre souligne la naturalité de l'ordre qu'elle efface.
Les relations des agents (héroïne vs institution) dévoilent un
déséquilibre (basé sur l'opposition classique bon /méchant, fort /faible) que
l'histoire se devra de combler. Le récit se présente comme un récit de
l'échec et de la lutte, lutte contre un malheur qui se concrétise sous
une forme de durée temporelle (rien n'est réel dans le roman que ce
qui dure) et qui nie l'atempor alité, la non-histoire du bonheur (dans
le roman ainsi que dans le proverbe, «les gens heureux n'ont pas
d'histoire»)20.
Dès que la négation de l'ordre et l'affirmation du malheur sont
posées, le rôle de la temporalité du roman est de les prolonger autant
que possible, de renvoyer autant que faire se peut le retour cyclique à
la situation d'innocence initiale, et ceci essentiellement à travers le
mécanisme du suspense, qui multiplie les incertitudes et renouvelle
constamment la situation sans rien y changer pourtant d'essentiel.
Ceci apparaît très clairement à l'examen de La Religieuse, avec la
répétition systématique du schéma Suzanne vs mère supérieure, où
cette dernière change trois fois, offrant des images différentes du rôle
qui se complètent et se confirment les unes les autres, renforçant leur
message — la dénonciation de l'aliénation — par un effet de redondance
délibéré, et par l'espoir, toujours renvoyé, toujours nié, d'un
changement dans la situation de Suzanne qui lui permette de quitter l'habit
monacal et de retrouver la position sociale «naturelle» qui était la
sienne.
Le corps principal du roman remplit parfaitement toutes ces
fonctions, mais évite le dénouement, préférant s'achever sur une note

20. On lira avec intérêt à ce sujet le livre de Mircea Eliade Le mythe de l'éternel
retour, qui développe avec une grande rigueur cette conception de l'histoire comme
malheur, et du bonheur comme suspension du flux temporel, comme idéal anhistorique .
« PRÉFACE-ANNEXE » A LA RELIGIEUSE DE DIDEROT 55

de suspense qui laisse une large place à l'indécision et à l'imprécision.


C'est là que — toujours dans le cadre de la structure romanesque
commune minimale que nous venons de mentionner — la Préface-
Annexe prendrait idéalement la relève. La mort de Suzanne met fin
au déséquilibre, et tout en évitant le «happy end» qui deviendra pour
tant d'auteurs une nécessité essentielle au siècle d'après ; elle renforce
une dernière fois le message idéologique du récit en soulignant, à
travers la victoire finale de l'élément négatif (le système dévoyé) la
force d'âme et la légitimité morale de l'héroïne qui y succombe (dont
l'« innocence » et la situation sociale légitime ne peuvent être recouvrées
dans le cadre d'un roman qui se veut réaliste et qui évite délibérément
toute fonction de consolation).
La Préface- Annexe , de concert avec le changement de focalisation
dont nous avons déjà mentionné la très grande importance, introduit
pour la première fois un changement de milieu qui se révèle au moins
aussi essentiel. Avec l'exception de l'épisode relatant le bref séjour
chez ses parents (qui ne fait d'ailleurs l'objet que de descriptions
sommaires) et des courtes indications des «réclames», Suzanne évolue
exclusivement à l'intérieur du milieu des couvents ; elle est englobée
entièrement par un milieu qui la règle dans ses moindres gestes et dans
ses moindres pensées, milieu idéal pour la «démonstration»
déterministe à laquelle Diderot a voulu se livrer. Ce premier environnement
est de plus d'une façon le véritable protagoniste du roman, dont il
moule sans exception — directement ou indirectement — tous les
personnages. L'histoire de Suzanne étant de la sorte indissolublement
liée au monde carcéral des couvents, on comprend mieux la cassure
radicale nécessaire pour poursuivre l'intrigue au dehors de ces murs qui
ont abrité l'existence presque entière de l'héroïne. Les mésaventures
de Suzanne étaient jusque-là le véhicule d'un message idéologique
immédiatement compréhensible pour le lecteur, sans malentendu
possible : la vie religieuse est une vie contre nature, qui ne peut mener
qu'au malheur, à la folie et à la mort. Dans la Préface- Annexe la
référence dominante immédiate du couvent ayant passé au second plan
(déjà dans les «réclames», la mémoire du couvent finissait par se
réduire au simple niveau du réflexe mécanique (p. 286), nous assistons
à une transition de la critique sociale déclarée à une forme de
naturalisation des forces sociales plus apte à permettre le prolongement de
l'effet de pathétique et sa mise en évidence en tant que sujet réel de
l'écriture.
C'est une nouvelle fois dans les descriptions des «mésaventures»
de Suzanne — seul sujet authentique des lettres au-delà de toute
action — que ce glissement apparaît le plus clairement et dans des
termes identiques indépendamment de l'auteur présumé des lettres ou
des commentaires. Suzanne, jusqu'alors victime d'une société entachée,
56 VITTORIO FRIGERIO

d'usages indignes et de pratiques perverses, est présentée soudain


comme l'objet de l'acharnement d'une fatalité aveugle. Grimm/
Diderot parle du « malheur de la pauvre religieuse » (p. 30) et s'exclame :
«Je ne sais par quel malheur, la sœur Suzanne Simonin perdit son
procès » (p. 28), affirmation pour le moins surprenante quand on songe
que la peinture des mécanismes rouilles de la justice occupe une si
grande part, si ce n'est l'essentiel, du roman. Suzanne se définit elle-
même «une femme malheureuse» (p. 33); Mme Madin parle de «la
pauvre malheureuse» (p. 62) et le marquis rappelle que «ses malheurs
m'avaient vivement touché» et demande «les notes qu'elle a fait de
ses différents malheurs» (p. 65). Plus clairement encore, le destin est
maintes fois blâmé comme seul responsable de l'état de la jeune fille ;
dans sa première lettre au marquis, Suzanne écrit : « Quelle que soit la
réponse que vous me ferez, je ne me plaindrai que de mon sort» (p. 37).
Croismare réitère quatre fois de plus le même point : « Son malheureux
sort me fait gémir» (p. 46), «le sort malheureux qui vous poursuit»
(p. 47), «S'il m'était possible de rendre votre sort plus doux» (p. 48),
et « elle me trouvera [. . .] dans le même zèle à lui adoucir [. . .] l'amertume
de son sort» (p. 55). N'oublions pas non plus également les références
à la «chère infortunée» (p. 44), à son «état infortuné» (p. 60) ou à
son «infortune» (p. 64), dont nous avons déjà cité quelques exemples
(on pourrait sans peine en trouver bien d'autres).
La naturalisation des forces sociales permet un plus grand
épanouissement du pathétique, en laissant la «victime du sort» garder
jusqu'à sa fin un maximum de cette «innocence» (parfois à vrai dire
si peu crédible) qui est son trait de caractère peut-être le plus marquant,
et qui a pour effet de stimuler efficacement la sympathie et la
compassion du lecteur. Comme le dit justement Henri Coulet, «une Suzanne
trop lucide eût été moins pathétique »22 ; si Suzanne savait, si elle avait
une conscience active de son état et une perception plus claire des
conditions sociales qui le déterminent, elle ne nous apparaîtrait dans le
meilleur des cas que comme un genre d'agitateur politique, sorte de
« suffragette » avant la lettre ou tout au moins partisane d'une quelconque
théologie de la libération. La naturalisation des puissances bien réelles
qui la persécutent et dont les manigances infâmes et les complots
néfastes apparaissent avec tant de précision dans le roman, déplace le
point focal de la narration et fait une nouvelle fois primer l'appel aux
sentiments sur l'appel à la raison. La Religieuse reste un roman «à
thèse», mais la thèse devient désormais un mélange inextricable de
critique sociale et de critique littéraire, où les moyens techniques choisis
pour atteindre le but assument au moins autant d'importance que le

21. Coulet, p. 503.


« PRÉFACE-ANNEXE » A LA RELIGIEUSE DE DIDEROT 57

but poursuivi ; le pathétique lui-même accède au statut de sujet du


texte.
C'est pour cet ensemble de raisons que nous penchons, dans le
débat qui entoure la question de la vraie nature et de la place de la
Préface- Annexe , à lui garder la position annexe que lui ont attribuée
les premières éditions du roman. Il nous semble que cela correspond
mieux à l'esprit de l'œuvre de Diderot — soucieux d'innovation et
encore méfiant quant au statut du genre tant décrié qu'il utilise —
d'essayer, chose plus que rare en son temps, d'intégrer dans le roman
même le discours esthétique /idéologique que les auteurs de l'époque
surimposaient systématiquement dans des préfaces extérieures à
l'œuvre elle-même. En permettant de gommer, par sa position à la
suite du roman, la séparation habituelle entre le discours et la fiction,
la Préface- Annexe autorise une lecture totale de l'œuvre, qui joint
théorie et pratique dans un ensemble équilibré où chaque élément
revendique sa propre importance et où l'écriture n'est plus reléguée
au simple rang d'outil d'illustration d'une position idéologique donnée,
mais acquiert une importance autonome et met par là le cœur (le
sentiment, la magie et le plaisir du texte) au même niveau que la raison
(l'intention de critique sociale et culturelle), sans que l'un de ces deux
éléments l'emporte définitivement sur l'autre, ainsi qu'il ne pourrait en
aller autrement si la Préface n'était plus Annexe.
Comme le fait remarquer H. Mitterand,
En prétendant dégager le sens d'une œuvre, le récapituler tout en
l'anticipant, la préface littéraire est un mensonge ou une illusion sur
l'œuvre, dont le propre est précisément la polysémie et la polyphonie.22

A la suite du roman, la Préface-Annexe renforce au contraire la


polysémie du texte et mélange avec succès le vocabulaire du discours
didactique avec celui du roman en tant que mystification délibérée du
lecteur (nous sommes tous des marquis de Croismare23), tout en forçant
le lecteur à opérer une deuxième lecture immédiate du roman en
fonction de cette nouvelle clé qu'on lui propose, deuxième lecture qui
renforce paradoxalement l'impact du pathétique tout en dévoilant les
mécanismes qui l'animent.
Du point de vue de l'efficacité romanesque et par rapport aux
éléments constitutifs du processus de production de l'intérêt, il paraît

22. Mitterand, p. 11.


23. Pour mystifier, l'auteur doit endormir la méfiance; selon G. May, «empêcher
[le lecteur] de réfléchir» («Diderot et la Religieuse», p. 218). Croismare n'est qu'une
image du lecteur, un lecteur privilégié ; or, il est improbable qu'on prenne tant de peine
à le mystifier (et à documenter cette mystification) et qu'on en prévienne en même
temps tous les autres lecteurs. (Pour une analyse du rôle du lecteur dans les romans de
Diderot, voir Roger Kempf, Diderot et le roman, en particulier à la page 35).
58 VITTORIO FRIGERIO

plus approprié de garder en sa position finale un texte écrit sous le


signe de la fonction de suspense, mais qui — comme nous l'avons vu —
ne s'ouvre sur aucune action si ce n'est la fin de l'héroïne, qui pour les
besoins de l'épanouissement de l'effet de pathétique se doit d'être
renvoyée autant que possible24.
Du point de vue strictement historique, pour terminer, il existe
plusieurs indications difficiles à disputer sur les intentions de l'auteur
lui-même avec égard au positionnement de son texte. Le titre explicite
« Préface du précédent ouvrage » — empreint d'une ironie que tout
lecteur de Diderot reconnaîtra facilement — avait été choisi par
Diderot de préférence à d'autres titres possibles plus anodins, tel « Extrait
de la Correspondance Littéraire de M. Grimm»25. Mais surtout, ainsi
qu'on peut le lire écrit de la main même de Diderot dans «the little
pièce of paper» retrouvé par M. Dieckmann : «L'on conviendra que
s'il y eut jamais une préface utile, c'est celle qu'on vient de lire, et que
c'est peut-être la seule dont il fallait renvoyer la lecture à la fin de
l'ouvrage26» (p. 66).
Vittorio Frigerio
Université de Toronto

24. Il serait facile d'objecter à cela que Diderot a pu vouloir renverser délibérément
l'ordre habituel « chronologique » de la narration romanesque en plaçant la mort (et
donc la défaite) de son personnage au début de son texte, plutôt que de favoriser un
commencement «in médias res» plus convenu, ou un parcours traditionnel «naissance,
vie, mort du personnage». Bien que ce type de déduction ne soit pas privé d'attrait, il
convient de rappeler que La Religieuse est en grande partie une réaction aux romans
de Richardson, dont l'essence est l'utilisation, alors nouvelle, du pathétique. Tout
positionnement du texte qui diminue, ou dans ce cas désamorce, ce pathétique tant
recherché avant qu'il n'ait pu opérer son effet, nous semble tout au moins improbable
de la part de l'auteur.
25. Voir Dieckmann, p. 26.
26. Dans l'intention de diminuer l'importance de cette déclaration si catégorique,
pour justifier sa décision de publier la Préface- Annexe en avant-texte, J. Varloot affirme :
«Cette formule semble laisser entendre que l'ordre suivi aurait été volontaire, mais peut
aussi bien être comprise comme une justification a posteriori, dans le style paradoxal de
Diderot» (p. 263). Une telle hypothèse est en effet compréhensible quand on a affaire à
un auteur qui, comme Diderot, laisse rarement passer une occasion de dérouter le
lecteur. Cependant, en l'absence du moindre indice concret qui puisse nous permettre
de deviner avec un minimum d'assurance quelles auraient bien pu être les intentions
secrètes de l'auteur (en admettant qu'il en ait eu), nous estimons préférable faire confiance
au seul matériau de travail dont nous disposions : le texte même.
< PRÉFACE-ANNEXE» A LA RELIGIEUSE DE DIDEROT 59

BIBLIOGRAPHIE

Coulet, Henri : Le roman jusqu'à la révolution, Paris, Armand Colin, 1967.


De la Carrera, Rosalina : Success in circuit lies: Diderot' s communica-
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Diderot, Denis : Jacques le fataliste, éd. P. Vernières, Paris, Garnier-
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Diderot, Denis: La Religieuse, dans Œuvres complètes, t. XI, Hermann,
1975.
Dieckmann, Herbert: «The Préface-Annexe of La Religieuse», DS 2
(1952), pp. 21-147.
Genette, Gérard : Figures III, Paris, Seuil, 1972.
Grivel, Charles : Production de l'intérêt romanesque, La Haye, Mouton,
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Kempf, Roger : Diderot et le roman, Paris, Seuil, 1964.
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May, Georges : « Quelques nouveaux éclaircissements sur la mystification du
marquis de Croismare », Essays on Diderot and the Enlightenment in
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texte romanesque, G. Falconer, H. Mitterand, éds, Toronto, Hakkert
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Studies in the French Eighteenth Century, Mélanges John Lough, D.J.
Mossop et al éd., University of Durham Press, 1978, pp. 260-270.

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