Vous êtes sur la page 1sur 15

Les Nouvellistes des années 1680-1750 et "La Religieuse"

Author(s): René Godenne


Source: Diderot Studies , 1973, Vol. 16 (1973), pp. 55-68
Published by: Librairie Droz

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40372420

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms

Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Diderot
Studies

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LES NOUVELLISTES DES ANNÉES 1680-1750
et LA RELIGIEUSE

par Rene Godenne

Je vous avoue en passant


que je trouve une trop
grande unif ormité, une mo-
notonie, pour ainsi dire,
dans les aventures que j'ai
entendues depuis que je
suis en France. II est tou-
jours question de couvent.
Caylus, Les Soirées du Bois
de Boulogne, ou nouvelles
françoises et angloises

Quelques pages du livre exemplaire de Georges May,


Diderot et a Lá Religieuse)), Etude historique et littéraire1, sont
consacrées à une revue des oeuvres narratives antérieures au
roman de Diderot qui ont pour heroine une religieuse.2 La
revue est breve, parce que M. May estime qu'il serait fort
long et tout à fait futile de rechercher parmi les multiples

1 Yale University Press, New Haven, 1954.


2 Voici le titre des oeuvres sur lesquelles s attarde Georges May :
La Religieuse en chemise (1683), Mémoires d' Anne-Marie de Moras,
comtesse de Courbon, écrits par elle-même, adressés à Mademoiselle
d'Au*** pensionnaire au couvent du Cherche-Midi (1739-1740) de
Mouhy (?), La Religieuse malgré elle, histoire galante, morale et tragique
(1740) de Brunet de Brou, Le Portier des Chartreux (1745), Tableaux
des moeurs de ce temps (s.d.). D'autres titres sont simplement mention-
nés : Les Intrigues monastiques ou V amour encapuchonné, nouvelles
espagnoles, italiennes et françoises (1737), Les Nonnes galantes (1740)
de d'Argens, Mémoires de M. le marquis de St*** ou les amours fugitifs
du clottre (1749), Agnes de Saint- Amour ou la fervente novice (1750),
Histoire de la comtesse Montglas ou consolation pour les religieuses qui
le sont malgré elles (1756) de Carné, Galanteries d'une religieuse (1758).

55

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
RENE GODENNE

romans du siècle, dont Faction se passe dans un


antecedents possibles du livre de Diderot (p. 136).
qu'on pourrait se pencher sur plusieurs « nouv
années 1680-1750 qui oíírent la particularité de com
leur titre le terme de « religieuse », et ce longtem
récit de Diderot. En recensant les nouvelles qui p
XVIIe et XVHIe siècles3, j'ai été amené à mettr
oeuvres suivantes :

1681 : La Fausse abbesse, ou Vamoureux dupe, histoire nouvelle 4


1697 : La Religieuse esclave et mousquetaire, histoire galante et
veritable 5
1699 : La religieuse penitente, nouvelle d'Artois 6
1710 : La Religieuse cavalier, mémoires galanas de Chavigny de
la Bretonnière 7

3 Histoire de la nouvelle française aux XVIIe et XVI IIe siècles,


Genève, Droz, 1970, « Repertoire par année des titres des nouvelles
aux XVII* et XVIII* siècles », pp. 247-298.
4 Anonyme, La Haye, Leers, 85 p.
5 Anonyme, Lipsic, Weitman, 141 p.
6 Anonyme, s.L, 73 p.
7 Bruxelles, de Baker, 84 p. Paraít en 1717 sous le titre : La Reli-
gieuse cavalier, époux et chanoine, histoire galante et tragique, Cologne,
Le Jeune. Sur le thème de la belle religieuse enfermée au couvent,
Chavigny laisse un petit poème écrit avec beaucoup de bonheur :
Faut-il qu'une facheuse grille
Aussi forte qu'une bastille
S'opose à mes ardens désirs,
Et qu'une si charmante Filie
Dont Tame amoureuse pétille
De gouter de tendres plaisirs
Demeure ainsi dans sa coquille.
Non, je ne le sçaurois souffrir,
II faut aimable Placidie
Que mon amour y remedie,
Si vous consentez à me suivre
Et de quitter vôtre Couvent,
Soufrez que je vous en délivre
Et nous mettrons le voile au vent.

(Les Entretiens de la grille, ou le moine au parloir9 historiettes


familiares, Cologne, 1693, p. 88.)

56

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LES NOUVELLISTES ET LA RELIGIEUSE

1715: La Religieuse intéressée et amoureuse, auec


comte de Clare, nouvelle galante 8
1740: La Religieuse malgré elle, histoire galant
tragique de Brunet de Brou 9

Le récit de Brunet de Brou est le seul de cette liste à avoir


fait Tobjet de commentaires : d'abord par F. C. Green qui
crut découvrir dans ce texte un veritable antecedent au román
de Diderot 10, ensuite par M. May qui refute sans trop de peine
¡'assertion de son prédécesseur : « A quelques coincidences exté-
rieures et secondaires près, la comparaison entre la Religieuse
et la Religieuse malgré elle ne révèle done aucune ressemblance
dont puisse être tirée la moindre conclusion interessante »
(p. 140) n. Malgré ees divers commentaires, je pense qu'un
examen de La Religieuse malgré elle se justifie encore, parce que
certaines des intentions de Brunet de Brou ne me semblent pas
avoir été suífisamment mises en lumière.

* *

Avant d'aborder Fanalyse des nouvelles que j'ai ras-


semblées, je voudrais préciser qu'il ne s'agit nullement de vou-
loir découvrir à mon tour un antecedent inconnu au récit de
Diderot. II n'est même pas question, et pour cela je crois
n' avoir pas à me justifier, de comparer La Religieuse aux nou-
velles, oeuvres de second plan s'il en est. Ce qui me parait plu-
tôt interessant de souligner, e'est qu'au-dela des nombreux
clichés romanesques inhérents au personnage de la religieuse
et à la vie de couvent percent déjà, chez quelques auteurs, une

8 Anonyme, Cologne, Le Jeune, 136 p. II s'agit d'une réédition


d'un récit de Mme de Tenain : Histoire du comte de Clare, nouvelle
galante, Cologne, Lalemand, 1696.
9 Amsterdam, Jeroan, 290 p.
10 La Peinture des mozurs de la bonne societe dans le román j rançais
de 1715 à 1761, Paris, P.U.F., 1924, pp. 169-170.
11 Voir le resume détaillé aux pages 137-138.

57

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
RENE GODENNE

reflexion morale et une critique d'ordre social. D


une nouvelle comme La Religieuse penitente révèle
de comportement qui dépasse de loin, en raison de
que met Fauteur à Fapprofondir, Fimagerie tra
En cela, les considerations qui vont suivre pourron
apporter, d'un point de vue historique, un complemen
mation aux pages de M. May.

La lecture des nouvelles - je n'envisagerai pas


moment La Fausse abbesse - convainc rapidement
du XXe siècle que leurs auteurs ne conçoivent pas
pement de Fintrigue en dehors d'un schema de péripé
nesques tou jours les mêmes. U argument initial
ainsi aux quelques faits anecdotiques suivants :
diverses raisons, des parents malveillants décident
au couvent leur filie cadette, c'est-a-dire Fhéroin
d'une aínée dans La Religieuse esclave, opposition au
amant dans La Religieuse penitente, haine du seco
la mere dans La Religieuse cavalier, predilection ex
un fils dans La Religieuse malgré elle. Seule La Reli
ressée présente un point de depart moins rebattu :
intercepté les lettres de Famant de sa femme, un
force celle-ci à prendre le voile. Dans chaqué cas,
entrame pour Fhéroine une separation qu'elle peut
nitive avec Fêtre qu'elle aime. Victime malheureus
Fest encore parce que forcee de vivre dans un
abhorre. Et les nouvellistes retrouvent les même
exprimer sa douleur, soit avant cTy entrer12, soit

12 Voir par exemple : « Lorsqu'elle se vit seule, elle s'abandonna


toute entière à Texcé de sa douleur, elle s'arracha les cheyeux, se
déchira le visage et faisant retentir toute la chambre de soüpirs et de
sanglots, elle faisoit assez voir que rien ne luy parroissoit plus affreux,
que d'etre éternellement séparée de Tob jet de son amour » (La Reli-
gieuse penitente, p. 47).

58

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LES NOUVELLISTES ET LA RELIGIEUSE

séjour13. Ce dernier donne alors lieu à un enchai


péripéties dont les tenants sont toujours les te
Famant pour rencontrer sa maítresse et les abou
Fenlèvement de celle-ci (une exception : dans L
iníéressée encore, Fhéroine, enceinte, sort avec Facco
mari). Chavigny dé la Bretonnière, pour sa part, c
tel enchainement : Fhéroine a deux amants qu'ell
également dans Fespoir qu'au moins Tun des de
dans ses pro jets ! En chaqué occasion, le romanesq
sur Fanalyse psychologique du comportement de l
ou sur la peinture du monde des couvents. Les n
évitent toute reference precise a la religion. Cette re
La Religieuse cavalier est significative : « ... après q
pos de spiritualité, la conversation devint plus lib
En fait, les auteurs se bornent à indiquer ça et
coutumes des plus genérales. Témoin celle-ci :
II demanda Mademoiselle Placidie à la grille, qui s'y traína
toute languissante qu'elle étoit dans la compagnie d'une vieille
Mere, suivant la coütume du Cloítre. (La Religieuse cavalier, p. 24)

Le romanesque Femporte si bien que la majeure partie des


nouvelles se déroule en dehors du couvent. A la page 15 de
La Religieuse esclave, Fhéroine en est déjà sortie ! II est vrai
que les sous-titres des récits nous avaient clairement prévenu
du caractere extravagant des aventures14.
Se conformant en tous points à une teile tradition, les
nouvellistes des années 1680-1750 apparaissent par là peu
enclins a conférer à leur sujet un air de scandale, comme cela
est souvent le cas pour les auteurs de contes graveleux du
XVIHe siècle. Et si La Religieuse intéressée verse dans le gri-

13 Voir par exemple : « ... le tems de la profession approchoit, ce


qui la jettoit dans une tristesse mortelle » (La Religieuse cavalier, p. 33).
14 Des six c est certamement La neiigieuse esclave i oeuvre la plus
mediocre. Par contre, comme le note M. May, La Religieuse malgré
elle de Brunet de Brou « ... a le mérite d'etre bien construit, interes-
sant et d'un style agréable » (p. 140).

59

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
RENE GODENNE

vois, ce n'est qu'occasionnellement quand Mme


introduit le personnage d'un moine paillard, q
l'amant pour pénétrer dans le couvent, moine qui
semer la licence dans un monde qui ne le demand
Les nouvellistes sont des écrivains chastes. Ainsi constate-t-on
qu'ils s'appliquent tous à terminer leur histoire sur une note
d'inspiration religieuse, soit qu'ils fassent voir Théroine se
repentir et rentrer au couvent défmitivement :

Ce fut alors que nôtre illustre travestie ennuyée du monde,


laissa de joüer tant de différents personnages inspirée intérieu-
rement de retourner à Dieu et à elle-même. (La Religieuse cavalier ,
p. 82)

soit quails la montrent implorer le pardon pour être libérée de


vceux accomplis sous la contrainte :

...elle se jeta encore à genoux, demandant pardon à Madame


l'Abbesse et à son Frère, si elle ne pouvoit accepter le parti de la
cloture, reconnoissant tous les jours que Dieu ne l'avoit pas
appelée à une vie si pure et si détachée des affaires mondaines,
qu'elle souhaitoit d'etre assez heureuse, pour pouvoir rendre
quelque service à son frère. (La Religieuse esclave, p. 138)

Et quand la religieuse ne se repent pas, elle sera sévèrement


condamnée par Tauteur. II en est ainsi de Théroine de Brunet
de Brou convertie au calvinisme :

Geneve est une des villes de l'Europe oü Ton voit le plus de


ees Apostats ; e'est le refuge de tous ceux qui courent à la
perdition. La passion de Florence la conduisit dans ce precipice,
d'oü elle ne se retira jamais. (La Religieuse malgré elle, p. 273-274)

Un tel denouement a pour effet - mais qui n'en voit pas le


caractere artificiei ? - de contrebalancer le romanesque de
Poeuvre : la morale, et une morale d'inspiration catholique, est
finalement sauve.

60

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LES NOUVELLISTES ET LA RELIGIEUSE

S'ils ne témoignent guère d'originalité quant au t


du thème de la religieuse, la plupart des nouvellist
tent cependant une prise de conscience du drame v
jeunes filies condamnées à une reclusión forcee. S
n'est pas, helas ! décrit comme on vient de le voir
pas moins dénoncé. Plus d'une intervention des écr
le cours de leur narration souligne semblable propô
de La Religieuse penitente prend ainsi la parole po
la conduite de parents indignes :
Auroit-elle [la religieuse] eu un autre sort que ce
l'aveugle passion des parens expose à une perte inevitab

Cette conduite, Brunet de Brou la stigmatise da


quand il soutient non sans vehemence :
On ne voit que trop de ees peres et meres, qui sous
du salut de leurs enfans, les forcent à prendre un p
à leur inclination : ils veulent disent-ils, procurer la v
celeste beatitude à ceux auxquels ils ont donné la vie ; a
ils choisissent dans ce monde un enfer anticipé : Ils e
compte au Tribunal du Souverain Juge. (La Religieuse
pp. 107-108)

Le même Brunet de Brou critique également F


des abesses qui abusent de la crédulité des ames
désarroi qu'on leur envoie :
[L'Abbesse] faisoit humainement tout ce qu'elle pouv
de lui donner du goüt pour le Cloitre. II est assez ordi
plupart des Religieuses de teñir ees discours à celles qu'elles
veulent avoir: semblables en cela aux Soldats qui vantans les
douceurs de la vie Militaire, quoique convaincus des peines et des
travaux qui en sont inseparables, mettant tout en usage, afín
d'engager ceux ausquels [sic] ils en disent tant de bien il semble
qu'ils trouvent une espece de consolation d'avoir des compagnons
de leurs miseres. Cette máxime n'est que trop imitée par les

15 En raison de sa nature plus complexe, le repentir de La Reli-


gieuse penitente fera Fobjet de commentaires à part.

61

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
RENE GODENNE

Religieuses : si l'usage en étoit banni, les Monasteres ne seroient


pas si peuplez, et le nombre des Religieuses ne seroit pas si
excessif. (pp. 108-110)

En outre, il s'insurge contre la corruption des moines, bien


plus coupables, à ses yeux, que leurs jeunes proies qui se
laissent naivement séduire :

Ce ravisseur étoit bien plus coupable que les personnes du


monde qui enlèvent des filies. Ce Moine faisoit le contraire de ce
qu'il devoit, et les autres ne pratiquent que ce que la corruption
du siècle autorise. II semble que le mal ne soit pas si grand pour les
mondains, qu'il Test pour ceux qui ont renoncé au monde, l'éloi-
gnement des occasions ne contribue pas peu à rendre leurs crimes
plus enormes : il seroit à souhaiter que ees faux dévots fussent
bannis de la société civile, (p. 179) 16

L/idée d'une critique appelle tout naturellement Tidée d'un


plaidoyer. C'est Fauteur de La Religieuse penitente qui désire
excuser la conduite un peu libre de ees religieuses par obliga-
tion :

Vous vous étonnerez sans doute mon eher lecteur de voir


sortir du Cloitre une lettre si pleine de sentimens d'amour et de
tendresse ; je ne prétens pas faire son apologie ; j'avoue au contraire
que ríen n'est capable d'authoriser un déreglement si oppose à la
pureté et à la sainteté de l'état Religieux, mais lors que vous
ferez reflexion d'un côté que Ton arracha cette amante passionnée
d'entre les bras de son amant lorsqu'elle ne faisoit que commencer
à goüter les douceurs de l'amour et de l'autre, que les separations
qui se font avec violence ne servent qu'a irriter d'avantage la
passion de deux coeurs étroitement unis, je crois que vous n'impu-
terez ce désordre qu'a la faiblesse d'une filie que le sort persécutoit,
et que l'amour avoit mise au point de ne se connoitre pas soi-
même. C étoit une esclave qu'on avoit enchainée par force et qui

16 Le choix de certains mots trahit les sentiments éprouvés par


Brunet de Brou à Fégard des faits rapportés. Voir par exemple ce
passage : « Le Marquis et son Epouse [les parents] comblez de joie
de ce que la victime alloit bien-tôt être immolée, ne demandoient
qu'a voir la fin de cette lúgubre cérémonie » (p. 111).

62

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LES NOUVELLISTES ET LA RELIGIEUSE

ne portoit ses fers qu'a regret, c'étoit une amante m


que l'amour entrainoit malgré elle dans des désordre
n'étoit plus la maítresse. (p. 60)

C'est Brunet de Brou qui se met en tête de pr


morale aux parents, et dans la preface :
Cette Histoire fera voir aux peres et aux meres qu'il
toujours laisser leurs enfans libres dans le choix de leu

et par Fentremise d'un de ses personnages (en Foc


frère de la religieuse) :
J'aimerois beaucoup mieux avoir moins de fortune, e
voir ma Soeur cloítrée pour le reste de ses jours. Son d
sement devroit servir d'exemple aux freres et aux sceur
d'etre uniques héritiers, font tous leurs efforts et eng
peres et les meres, sur Fesprit des quels ils ont du
sacrifier leur propre sang. Notre jeune guerrier étoit b
de cette máxime, si commune et si contraire aux droits de la
nature et de la Religion, (p. 134)

On pourrait objecter que les remarques citées restent encore


dans le general et qu'elles ne constituent pas des elements
suffisants pour établir Foriginalité des récits de 1699 et de
1740. II n'empeche que, dans les limites d'un genre aussi
romanesque que la nouvelle de Fépoque, il s'agit la d'une
volonté de transcender par une reflexion morale une situation
de pure convention. Néanmoins c'est dans La Fausse abbesse
que cette volonté se manifeste le plus ouvertement. Assez
curieusement d'ailleurs, car elle se situe presque incidemment
en dehors du sujet de Foeuvre. Celui-ci n'est pas en eilet
constitué par Fhabituelle série d'aventures extravagantes
vécues par une religieuse, mais par un récit qui evoque davan-
tage les narrations enjouées des burlesques de la fin du XVIIe
siècle17 : de passage à Paris, un riche provincial se laisse

17 Je pense notamment à La Fausse comtesse d'Isamberg, seconde


nouvelle diuertissante de Le Noble (París, Jouvenel, 1697).

63

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
RENE GODENNE

convaincre par un aventurier déguisé en abbé de tirer du


couvent une religieuse malheureuse, religieuse qui est, on s'en
doute, une complice ; Fenlèvement réussit, et le couple a
tôt fait de dépouiller notre crédule de tout son argent18.
Voilà qui, à premiere vue, est loin du theme de la religieuse.
L'auteur ne le perd pas de vue pourtant. Des pages 60 à 69,
il place dans la bouche de la fausse abbesse, pressée de ques-
tions par le provincial, un long discours, plein de mordant, qui
doit être senti comme une veritable sortie contre les moeurs du
couvent. L'héroine se met ainsi à dépeindre sous le jour le plus
noir toutes les souffrances qu'elle aurait endurées. Les us et
coutumes aberrants sont dénoncés impitoyablement :

Je ne parle point icy des exercices ordinaires, comme de se


lever à deux heures après minuit pendant toute l'année pour
chanter matines, comme des meditations, du chant, du silence,
et des jeünes ; mais de certames ceuvres humiliantes, qu'on appelle
ceuvres de surerogation et de certaines penitences communes.
Celles-cy se réduisent particulierement à ees deux genres, qui sont,
de prendre la discipline tous les vendredys toutes ensemble pan-
dant le temps qui s'écoule dans le récit du Pseaume, Miserere, et
en second lieu de dire sa coulpe devant la supérieure. (p. 62)

Les sévères punitions dont font Fobjet de bénignes f autes sont


étalées au grand jour :

Ayant un jour regardé par un trou de la grille, ma curiosité


fut punie par la privation de la moitié de ma pitance et de mon vin.
On m'ordonna une autre fois de prier les bras étendus en forme
de croix au réfectoire pendant que les autres dinoient. J'ay souvent
été contrainte de baiser les pieds à toutes les Soeurs [. . .] il m'est
arrive pour dernière épreuve, qu'un jour ayant été appercuè
prendre plaisir à sentir une rose muscadette sans que je voulasse
m'en accuser, on me reprit de trop de sensualité, on me traitta de
delicate, et on me dit qu'on sçauroit opposer éguillon à éguillon,

18 Gette comedie montee aux dépens du provincial ne préfigure-


t-elle pas mutatis mutandis le tour joué par Diderot au marquis de
Groismare ?

64

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LES NOUVELLISTES ET LA RELIGIEUSE

l'éguillon de la discipline à la pointe d'une bonne


pour me punir de cette faute qu'au lieu de raisin [.
autres Ton me servit une discipline cachee au fond
de roses masquées. (pp. 64-67)

La fausse abbesse met encore en cause la maniere de traiter


différemment les religieuses de condition inegale :

... on eut de grands egards et de grands menagemens pour


moy [. . .] on n'agit pas avec moy avec la severité dont on traittoit
quelques autres filies, qui n'ayant pas tant de naissances et
d'argent pour leur dot avoient sans doute plus de mérite (p. 60),

Fexcessive pruderie qui règne dans le milieu :

[on doit s'accuser] d'avoir trop ouvert la bouche en riant: qui


est une marque certaine qu'on a ri demesurément, d'avoir marché
avec trop de precipitation, ce qui nous a mis en danger de quelque
mouvement deshonnéte; de n'avoir pas tenu étant assises les
genoux serrez Tun contre l'autre, qui est avoir tenu une posture
indecente [. . .] (je dis nôtre potage, parce que c'est un crime dans
le Cloitre d'user du mot de Mon, si Ton ne parle de la teste et du...
vous m'entendez bien à votre tour (pp. 63-66)

et enfin le genre d'occupations steriles et vaines auxquelles


on se consacre :

... tous les nemes exercices maintenant sont de tâcher d'aceorder


tellement douze Orloges sur une même heure, affin qu'elles puis-
sent sonner toutes ensemble et en même temps, (pp. 68-69)

Certes, pour être tres precises, de telles circonstances n'en


perdent pau moins de leur authenticité en ce sens qu'elles n'ont
pas été réellement vécues par la « religieuse ». Mais ce
caractere n.e doit pas nous faire oublier que les circonstances
rapportées rendent un son trop vrai pour avoir été inventées.
Des six auteurs examines ici, c'est sans discussion celui de
La Fausse abbesse qui met le doigt le plus profondément sur
une plaie sociale. Que, sur un récit de quatre-vingt-cinq pages,

65

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
RENE GODENNE

il ait jugé bon (Ten consacrer dix au discours de


assure qu'il tenait à se faire entendre.

* *

Un court passage d'une autre n


qu'on s'y attarde. Cette fois, il n
drame, mais bien de le décrire, tout au moins dans une de ses
phases. Après son enlèvement, Fhéroine de La Religieuse peni-
tente s'adresse à Rome pour être relevée de ses voeux et intente,
par Ia même occasion, un procès à ses parents. Comme elle le
perd (( contre tout droit » (p. 68), elle se voit dans Fobligation
de rentrer au couvent après quatre mois de liberté. Commence
alors un passage interessant. Au lieu de s'abímer dans le déses-
poir, de se rebeller une nouvelle fois, Fhéroine se sent au con-
traire progressivement touchée par la grace. S'engage bientôt
en elle un long débat entre Fintention de se consacrer à Dieu et
celle de rentrer dans le monde, débat qui se termine par la
victoire de la premiere. Avec un soin assez extraordinaire pour
Fépoque, Fauteur rend compte des troubles et hesitations qui
agitent la religieuse. Et il réussit à nous dépeindre fort juste-
ment une ame en plein désarroi. Par là, il confere une dimen-
sion humaine à un type conventionnel, d'autant qu'il s'efíorce,
plein de respect pour la vocation religieuse, de faire sentir
toute la grandeur de la decision finale. Quand ils s'attachent
au thème de la religieuse, les nouvellistes des années 1680-1750
ne se laissent done pas autant dominer par une tradition
romanesque comme on pourrait s'y attendre (il est à noter que
les six récits sont, par rapport aux autres « nouvelles galantes »
plus courts et moins compliques finalement dans leur déroule-
ment). Cest bien là le principal enseignement qu'on peut reti-
rer de Fanalyse d'oeuvres qui, à défaut de valoir La Religieuse,
contiennent quelques passages qu'on ne saurait négliger.
L'extrait de La Religieuse penitente mérite en tout cas qu'on
le cite en entier :

66

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LES NOUVELLISTES ET LA RELIGIEUSE

Elle ne [se] vit pas plütot [au couvent] que le Ciel dis
tenebres de son esprit, et brisant le bandeau fatal q
devant les yeux, elle se mit à repasser dans son imag
desordres de sa vie passée, elle les vit avec horreur, et
misericordes échauffant son cceur autre-fois insensible aux attraits
de sa grace, des ce moment elle ne songea plus qu'a expier par une
sincere conversion les dereglemens d'une vie tout à fait libertine.
Elle crut d'abord qu'elle n'y auroit pas beaucoup de peine : des
qu'elle oübliroit facillement un homme qu'elle ne pouvait plus
espérer de revoir, et qu'il luy seroit facile de ne plus songer au
monde, puisqu'elle ne voioit plus aucun lieu d'y retourner ; mais
les liens qui l'y attachoient étoient trop forts pour les rompre avec
tant de facilité, et elle aimoit avec trop d'ardeur, pour éteindre si
aisément un feu qui avoit causé de si grands embrasemens. Elle
ne triompha qu'aprés avoir vaincuè, et elle n'eut la gloire de la
victoire qu'aprés de longs combats. Lors qu'elle faisoit reflexion
à l'énormité des ses crimes, elle ne trouvoit pas de penitence assez
rigoureuse pour l'expier; mais elle ne venoit pas plütost à se
representer les plaisirs de sa vie passée, et les rigueurs de celle
qu'elle devoit embrasser, que malgré ses efforts, son triste coeur
se laissoit encore entrainer au torrent qu'il avoit suivy si long-
temps. Les charmes de son eher amant se presentoient sans cesse
à ses yeux, et les flatteuses douceurs qu'elles (sic) avoit ressentie
en l'aimant, sollicitoient encore son cceur avec tant de violence,
qu'elle se voioit quelques fois sur le point de chercher de nouveaux
moiens d'en jouir encore, étonnée d'un côté de l'austérité de la vie
penitente, et charmée de l'autre du plaisir trompeur qu'elle
ressentoit en songeant à son amour, la croix de JESUS CHRIST
luy paroissoit insuportable, les engagemens de son état ne luy
inspiroit que de l'horreur : et il luy sembloit impossible de pouvoir
jamais vivre sans aimer. Elle se sentoit quelques fois tellement
empörter au panchant de son amour qu'elle se seroit infalliblement
perdue sans un autre secours. Un jour qu'aprés de violentes agi-
tations qu'elle venoit de souffrir, elle prenoit un peu de relâche
dans le jardin du Convent au pié d'une petite fontaine qui Taróse
de ses eaux sa raison l'abandonnant, sa passion fit encore de si
grands ravages dans son coeur qu'elle se leva toute transportée de
son amour, dans la resolution de l'abandonner de nouveau aux
inclinations de son coeur amoureux, mais le Ciel qui ne vouloit
point la perdre, la fit aussi-tôt rentrer en elle-même, il luy fit
connoitre le precipice oü elle alloit tomber, son aveuglement luy
fit horreur, et s'étant jetté (sic) aux pies d'un crucifix qu'elle

67

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
RENE GODENNE

trouva sous ses pas, l'ayant embrassée de toutes


versee autant de larmes que ses yeux fussent c
verser, elle prit enfin cette forte resolution qu'elle
religieusement de rompre tout a fait avec le m
s'attacher qu'a l'amour de Dieu.
Cependant, malgré tous les efforts de la grace, so
encore luy parier en faveur de son amour, mais par
resistance, elle étouffa dans le berceau ce reste de
le sang prenoit encore droit de luy inspirer. Elle s
à peu à ne songer plus au Capitaine [son amant],
au feu tout ce qui avoit servy sa vanité, elle br
l'avoient attachée si long-temps au monde hors du
et par une générosité sans exemple, elle quitta à
rente dont nous avons parlez, elle ne voulut plus
moindre chose, quelque instance qu'on put luy f
sa chambre garnie pour prendre celle du Convent
la plus pauvre ; et sa conversion fut si entière qu'e
plus paroitre au parloir pour qui que ce fut ni mêm
Depuis ce temps, elle fait l'exemple de toutes lesaut
toujours la premiere aux obligations de son état, e
qu'il s'agit du service du Seigneur. L'amour de s
dans son coeur la place qu'y tenoit l'amour du mon
y a abondé la grace de JESUS/CHRIST y surabon

Université de Liege

68

This content downloaded from


193.50.45.191 on Tue, 21 Jun 2022 10:21:32 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms

Vous aimerez peut-être aussi