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1712 : Naissance à Genève.
1728 : Départ de Genève, rencontre de Mme de Warens. Baptême à Turin.
1729 : Retour à Annecy, séminaire.
1735 : Premier séjour aux Charmettes avec Mme de Warens.
1742 : Projet concernant de nouveaux signes pour la musique.
1745 : Les muses galantes, opéra. Début des relations avec Diderot et Condillac.
1747 : Mort de son père. L’engagement téméraire (comédie).
1750 : Discours sur les sciences et les arts, couronné par l’académie de Dijon.
1752 : Refus de la pension que Louis XV lui propose après le Devin du village, opéra-comique, pour garder sa liberté d’écrire.
1755 : Discours sur l’origine de l’inégalité.
1758 : La Lettre à d’Alembert sur les spectacles lui aliène définitivement les philosophes, car il trouve que le théâtre par le libertinage des comédiens a
une influence corruptrice sur les mœurs contemporaines. Rupture avec Voltaire, passionné de théâtre, et avec les Encyclopédistes.
1761 : Moment de crise intense : il voit sa mort prochaine et écrit des lettres d’adieu à ses amis Monton et Roustan. La nouvelle Hé lo ï se . E ssa i su r
l’origine des langues.
1762 : Condamnation pour attaque de l’Église et de l’État, par la cour et le parlement (influence de Voltaire). Prévenu par le Prince de Conti, considéré comme u n
conspirateur contre la France de l’Ancien Régime, il part de France vers la Suisse. Amour de la solitude pris pour de la misanthropie. Souci de vivre conformément
à ses idées, ressenti par les autres comme une manière de se singulariser. Séjour en Suisse, arrivée à Yverdon (sud du lac de Neufchâtel), chez Daniel Roguin : le
doyen de ses amis [...] Je supporte mal la méchanceté des hommes. L’Émile et Le Contrat Social se vendent dans les librairies de Nyo n e t d e Co ppet , ve nt e
interdite dans les librairies de Genève. Le Contrat Social est accusé de « propos téméraires, scandaleux, destructeurs de la religion ch rét ie nne e t de t ous les
gouvernements ». Attaque de front de la monarchie de droit divin. Rousseau réclame cependant la peine de mort comme châtiment e xe mplaire q uan d il y a
atteinte à la liberté individuelle. En juillet, le sénat de Berne lui demande de quitter le territoire et Rousseau arrive à Môtiers sur le territo ire de Neu fchât el (4 00
habitants), ce territoire appartenait au roi de Prusse auquel Rousseau avait déjà écrit quelques vérités par amour de la justice, le considérant comme un tyra n q ui
avait bafoué le droit des gens. Ses amis philosophes croient au progrès et à la raison, lui ne rê ve que de nature et de vertu (qualités de cœur). Diderot, d’Holba ch ,
d’Alembert, Voltaire le considèrent comme un traître car il croit en Dieu (La profession de foi du vicaire savoyard). Rousseau se fait l’apôtre de la religion natu relle
(déisme) : le culte est celui du cœur. Rousseau s’attaque à l’Église Romaine, à ses rites, ses dogmes. Il écrit à propos des miracles : les mira cle s n e so nt p as
l’unique preuve de la révélation divine. La pratique du culte catholique endort le peuple. Le pasteur de Môtiers est assailli par les gens de Genève à propos de se s
écarts religieux. Interdiction de publier. Le seul souci de Rousseau : « vivre en accord avec mes idées ». Il redevient protestant car c’est la religion de sa famille.
1763 : Développement de son amour de la nature, loin de la fureur des hommes : « Nature, tu es ma mère ». Il devient citoyen de Neufchâtel par
Frédéric de Prusse, et renonce à son titre de citoyen de Genève.
1764 : Publication du Sentiment des citoyens à Genève, ouvrage anonyme écrit en fait par Voltaire, qui lui reprochait nota mme nt l’a b a n do n d e se s
enfants. Rousseau projette de répondre au début des Confessions. Désormais, toutes ses œuvres ressembleront à une autodéfense ou à un
autoportrait: « je suis sali car ils ne savent pas lutter contre mes idées ».
1765 : A Môtiers, volée de pierres sur la maison. Le pasteur du lieu monte la population contre lui. Le conseil des pasteurs à Ne u f ch â t el d é cid e d e
l’excommunier. On l’accuse de mise en doute de la révélation divine. Refuge sur l’île Sain t Pierre (Lac de Bienne, en Suisse) pour deux mois : « paix e t
stabilité qu’on ne trouve pas dans les délires de la passion ». Le sénat de Berne lui ordonne de partir dans les plus brefs délais. Départ pour
l’Angleterre, où il est accueilli par le philosophe Hume. Rejet par Rousseau du continent, des lois, des décrets, des livres. « Vais-je enfin co n n a î t re le
bonheur ? Si l’on veut me laisser en paix ». Se développe chez Rousseau un sentiment du complot universel : « Serais-je à l’abri de leur
machination? ». Rousseau développe le sentiment paranoïaque d’être tombé dans un piège tendu par Voltaire, d’Holbach et Diderot, puis Hu me , s o n
protecteur. Il acquiert la certitude que Hume a des relations avec les philosophes français.
1767 : Retour en France sous la protection du Prince de Conti. Prend une autre identité, Jean -Joseph Renaud, et ne reçoit plu s a u cu n co u rrie r. S a
paranoïa s’amplifie, alors que toute l’Europe ne parle que de lui, il se sent méprisé car il ne porte plus ni l’habit ni l’épée, n’a plus de n om. Le prin ce d e
Conti essaye de le raisonner. Sourd aux témoignages d’amitié. Diderot a -t-il raison ? « Il n’y a que le méchant qui soit seul ». Sa présence est tolérée à
Paris par le procureur à une condition de ne pas publier. Rousseau doit prendre la f uite.
1770 : Fin probable de la rédaction des Confessions.
1771 : Lectures publiques des Confessions dans certains salons. Accusé de semer le désordre public dans les rues en essayant de se justifier auprès des passants.
Appel à Dieu pour se justifie r : « Dieu de justice et de vérité, tu me rejettes, on m’opprime, on me persécute, on m’accuse de crimes que je n’ai pas commis. »
1772 : Considérations sur le gouvernement de Pologne.
1776 : Rousseau juge de Jean-Jacques. Première promenade des Rêveries.
1778 : Mort de Rousseau à Ermenonville (2 juillet).
Rousseau adolescent 2
1729 : Réunissant M. Gâtier avec M. Gaime, je fis de ces deux dignes prêtres l’original du vicaire savoyard. (Confessions, III)
1732 : Ce fut, ce me semble, en 1732 que j’arrivai à Chambéry, comme je viens de le dire, et que je commençai d’être employé a u ca d a st re p o u r le
service du roi. (Confessions, II)
Je logeai chez moi, c’est-à-dire chez maman; mais je ne retrouvai pas ma chambre d ’Annecy. Plus de jardin, plus de ruisseau, plus de paysage.
(Confessions, II)
Ici commence, depuis mon arrivée à Chambéry jusqu’à mon départ pour Paris, en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans, dura n t le q ue l j’a u ra i p e u
d’événements à dire, parce que ma vie a été aussi simple que douce. (Confessions, II)
1736 : Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de M. de Conzié, à la porte de Chambéry, mais re t iré e e t so lit a ire
comme si l’on était à cent lieues. (Confessions, V)
1738 : Je monte, je la vois enfin, cette chère maman, si tendrement, si vivement, si purement aimée; j’accours, je m’élance à ses pied s. A h ! t e vo ilà !
petit, me dit-elle en m’embrassant; as-tu fait bon voyage? comment te portes-tu? Cet accueil m’interdit un peu. Je lui demandai si elle n’avait p a s re çu
ma lettre. Elle me dit que oui. J’aurais cru que non, lui dis-je; et l’éclaircissement finit là. Un jeune homme était avec elle. Je le connaissais pour l’a vo ir
vu déjà dans la maison avant mon départ; mais cette fois il y paraissait établi, il l’était. Bref, je trouvai ma place prise. (Confessions, VI)
1740 : M. Deybens me proposa l’éducation des enfants de M. de Mably: j’acceptai, et je partis pour Lyon. (Confessions, VI)
1741 : J’arrivai à Paris dans l’automne de 1741, avec quinze louis d’argent comptant, ma comédie de Narcisse et mon projet de mu siq u e p o u r t o u t e
ressource, et ayant par conséquent peu de temps à perdre pour tâcher d’en tirer parti. (Confessions, VII)
1743-1744 : J’arrivai enfin à Venise, impatiemment attendu par M. l’ambassadeur. (Confessions, VII)
1745 : Cette fille, appelée Thérèse le Vasseur, était de bonne famille: son père était officier de la monnaie d’Orléans, sa mère était marchande.
(Confessions, VII)
Elle crut voir en moi un honnête homme; elle ne se trompa pas. Je crus voir en elle une fille sensible, simple et sans coquetterie; je ne me tromp a i p a s
non plus. Je lui déclarai d’avance que je ne l’abandonnerais ni ne l’épouserais jamais. (Confessions, VII)
Je projetai dans un ballet héroïque trois sujets différents en trois actes détachés, chacun dans un différent caractère de mu siq u e ; e t , p re n a nt p o ur
chaque sujet les amours d’un poète, j’intitulai cet opéra les Muses galantes. (Confessions, VII)
1746 : Je m’attachai donc tout à fait à madame Dupin et à M. de Francueil. Cela ne me jeta pas dans une grande opulence; car, avec huit à neuf cen t s
francs par an que j’eus les deux premières années, à peine avais-je de quoi fournir à mes premiers besoins, forcé de me loge r à le u r vo isin a g e , e n
chambre garnie, dans un quartier assez cher, et payant un autre loyer à l’extrémité de Paris, tout en haut de la rue Saint-Jacques, où, quelq u e t e mp s
qu’il fît, j’allais souper presque tous les soirs. (Confessions, VII)
1747 : En 1747, nous allâmes passer l’automne en Touraine, au château de Chenonceaux, maison royale sur le Cher, bâtie p a r He n ri se co n d p o u r
Diane de Poitiers, dont on y voit encore les chiffres, et maintenant possédée par M. Dupin, fermier général. On y fit beaucoup de mu sique. J’y composai
plusieurs trios à chanter pleins d’une assez forte harmonie, et dont je reparlerai peut-être dans mon supplément, si jamais j’e n f a is u n . O n y jo u a la
comédie. J’y en fis, en quinze jours, une en trois actes, intitulée l’Engagement téméraire qu’on trouvera parmi mes papiers, et qui n’a d’autre mérite que
beaucoup de gaieté. J’y composai d’autres petits ouvrages, e ntre autres une pièce en vers intitulée l’Allée de Sylvie, nom d’une allée du parc qui bordait
le Cher; et tout cela se fit sans discontinuer mon tra vail sur la chimie, et celui que je faisais auprès de madame Dupin. (Confessions, VII)
1749 : En revenant à Paris, j’y appris l’agréable nouvelle que Diderot était sorti du donjon, et qu’on lui avait donné le château et le parc de Vincennes pour prison ,
sur sa parole , avec permission de voir ses amis. (Confessions, VIII)
Tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j’allais, soit seul, soit avec sa
femme, passer avec lui les après-midi. (Confessions, VIII)
Je pris un jour le Mercure de France; et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question
proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante, Si le progrès des sciences et des art s a
contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. (Confessions, VIII)
1750 : Discours qui remporte le Prix à l’Académie de Dijon, Sciences et des Arts a contribué à é p u re r le s
Mœurs, par Rousseau, citoyen de Genève.
Les sciences et les arts doivent donc leur naissance à nos vices: nous serions moins en d o u te su r le u rs
avantages, s’ils la devaient à nos vertus. (Discours sur les Sciences et les Arts, II)
1751 : Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés, ainsi que les premiers, et il en fut de mê me
des deux suivants, car j’en ai eu cinq en tout. (Confessions, VIII)
1752 : Le Devin du village acheva de me mettre à la mode, et bientôt il n’y eut pas d’homme plus recherché
que moi dans Paris. (Confessions, VIII)
N’ayant pu, dans sept ou huit ans, faire jouer mon Narcisse aux Italiens, je m’étais dégoûté de ce t h é â t re ,
par le mauvais jeu des acteurs dans le français; et j’aurais bien voulu avoir fait passer ma pièce aux
Français, plutôt que chez eux. Je parlai de ce désir au comédien la Noue, avec lequel j’avais fait
connaissance, et qui, comme on sait, était homme de mérite et auteur. Narcisse lui plut, il se chargea de le
faire jouer anonyme. (Confessions, VIII)
J’avais un assez grand nombre de connaissances, mais deux seuls amis de choix, Diderot et Grimm.
(Confessions, VIII)
Notre principal point de réunion, avant qu’il fût aussi lié avec madame d’Épinay qu’il le fut dans la suite,
était la maison du baron d’Holbach. (Confessions, VIII)
1753 : Le carnaval suivant, 1753, le Devin fut joué à Paris, et j’eus le temps, dans ce t in t e rva lle , d ’e n Maurice Quentin de La Tour, Portrait de
faire l’ouverture et le divertissement. (Confessions,VIII) Jean-Jacques Rousseau (1753)
La Lettre sur la musique fut prise au sérieux, et souleva contre moi toute la nation, qui se crut offensée dans sa musique. (Confessions, VIII)
Ce fut, je pense, en cette année 1753, que parut le programme de l’Académie de Dijon sur l’Origine de l’inégalité parmi les hommes. (Confessions,VIII)
1754 : Avant mon départ de Paris, j’avais esquissé la dédicace de mon Discours sur l’Inégalité. Je l’achevai à Chambéry, et la d a t a i d u mê me lie u ,
jugeant qu’il était mieux, pour éviter toute chicane, de ne la dater ni de France ni de Genève. Arrivé dans cette ville, je me livrai à l’enthou siasme
républicain qui m’y avait amené. Cet enthousiasme augmenta par l’accueil que j’y reçus. Fêté, caressé dans tous les états, je me livra i t o u t e n t ie r a u
zèle patriotique, et, honteux d’être exclu de mes droits de citoyen par la profession d’un autre c ulte que celui de mes pères, je ré so lu s d e re p re n d re
ouvertement ce dernier. (Confessions, VIII)
Un de mes plus agréables projets dans mon voyage de Genève, en 1754, était d’aller à Bossey revoir les monuments des jeux de mon enfance.
(Confessions, I)
1755 : Discours sur l ‘Origine et du fondement de l’inégalité par Jean -Jacques Rousseau, Citoyen de Genève.
Il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu’on la définisse, qu’un enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile co n d u ise u n
homme sage et qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. ( Discours sur l’Inégalité)
1756 : Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n’y plus habiter. (Confessions, IX)
L’orage excité par l’Encyclopédie, loin de se calmer, était alors dans sa plus grande force. (Confessions, IX)
Lettre à Voltaire sur la Providence
Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n’a réellement jamais cru qu’au diable. (Confessions, IX)
1757 : Au plus fort de mes Rêveries, j’eus une visite de madame d’Houdetot. […]Cette visite eut un peu l’air d’un début de roman. (Confessions, IX)
Elle ne m’accorda rien qui pût la rendre infidèle, et j’eus l’humiliation de voir que l’embrasement dont ses légères faveurs allu m a ie n t me s se n s n ’e n
porta jamais aux siens la moindre étincelle. (Confessions, IX)
1758 : Je composai, dans l’espace de trois semaines, ma Lettre à d’Alembert sur les spectacles. (Confessions, X)
Je passai toute l’année 1758 dans un état de langueur qui me fit croire que je touchais à la fin de ma carrière. (Confessions, X)
1759 : Je ne sais par quelle fantaisie Rey me pressait depuis longtemps d’écrire les Mémoires de ma vie. Quoiqu’ils ne fussent p a s ju sq u ’a lo rs f o rt
intéressants par les faits, je sentis qu’ils pouvaient le devenir par la franchise que j’étais capable d’y mettre; et je résolus d’en faire un ouvrage u niq u e,
par une véracité sans exemple, afin qu’au moins une fois on pût voir un homme tel qu’il était en dedans. (Confessions, X)
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1760 : Je me voyais environ mille écus devant moi. L’Émile, auquel je m’étais mis tout de bon quand j’e u s
achevé l’Héloïse, était fort avancé, et son produit devait au moins doubler cette somme. (Confessions, X)
J’avais encore deux ouvrages sur le chantier. Le premier était mes Institutions politiques. J’examinai l’é t a t
de ce livre, et je trouvai qu’il demandait encore plusieurs années de travail. Je n’eus pas le courag e d e le
poursuivre et d’attendre qu’il fût achevé, pour exécuter ma résolution. Ainsi, renonçant à ce t o u vra g e , je
résolus d’en tirer tout ce qui pouvait se détacher, puis de brûler tout le reste; et, poussant ce tra va il a ve c
zèle, sans interrompre celui de l’Émile, je mis, en moins de deux ans, la dernière main au Contra t so cia l.
(Confessions, X)
Restait le Dictionnaire de musique. C’était un travail de manœuvre, qui pouvait se faire en tout t e mp s, e t
qui n’avait pour objet qu’un produit pécuniaire. Je me réservai de l’abandonner, ou de l’achever à mon
aise, selon que mes autres ressources rassemblées me rendraient celle-là nécessaire ou superflue. A
l’égard de la Morale sensitive, dont l’entreprise était restée en esquisse, je l’abandonnai totalement .
(Confessions, X)
Quoique la Julie, qui depuis longtemps était sous presse, ne parût point encore à la fin de 1760, elle
commençait à faire grand bruit. Madame de Luxembourg en avait parlé à la cour, madame d ’Ho u d et o t à
Paris. (Confessions, XI)
En rompant avec Diderot, que je croyais moins méchant qu’indiscret et faible, j’ai toujours conservé d a n s
l’âme de l’attachement pour lui, même de l’estime, et du respect pour notre ancienne amitié , q u e je sa is
avoir été longtemps aussi sincère de sa part que de la mienne. C’est tout autre chose avec Grimm,
homme faux par caractère, qui ne m’aima jamais, qui n’est pas mê me capable d’aimer, et qui, de gaieté de
cœur, sans aucun sujet de plainte, et seulement pour contenter sa noire jalousie, s’est fait, sous le
masque, mon plus cruel calomniateur. (Confessions, X)
Mars Vallett, Statue de Jean-Jacques 1761 : Je vivais à Montmorency depuis plus de quatre ans, sans y avoir e u un seu l jou r d e b onn e sa nté .
Rousseau à Chambéry. Quoique l’air y soit excellent, les eaux y sont mauvaises; et cela p eut t rès b ien ê t re u ne d es cau se s q ui
contribuaient à empirer mes maux habituels. Sur la fin de l’automne 1761, je tombai tout à f ait ma la de, e t je
passai l’hiver entier dans des souffrances presque sans relâche. Le mal physique, augmenté par mille inquiétude, me les rendit aussi plus sensible s. De puis
quelque temps, de sourds et tristes pressentiments me troublaient sans que je susse à propos d e quoi. Je recevais des lettres anonymes assez singuliè res, e t
même des lettres signées qui ne l’étaient guère moins. (Confessions, XI)
1762 : Emile ou De l’Education, par Jean-Jacques Rousseau, Citoyen de Genève.
Oserai-je exposer ici la plus grande, la plus utile règle de toute l’éducation? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. (Emile, II)
Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui
comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience. (Emile, IV, Profession de soi du vicaire savoyard)
Du Contrat social ou principe du droit politique par J.-J. Rousseau, Citoyen de Genève.
Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants: Chacun de nous met en commun sa personne e t
toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. (Contrat social, I, 6)
Sentant que j’avais des ennemis secrets et puissants dans le royaume, je jugeai que, malgré mon attachement po ur la France, j’en devais so rt ir p o u r
assurer ma tranquillité. (Confessions, XI)
En arrivant à Motiers, j’avais écrit à milord Keith, maréchal d’Ecosse, gouverneur de Neuchâtel, pour lui donner avis de ma retraite dans les Etats de S a
Majesté, et pour lui demander sa protection. (Confessions, XII)
Je repris mon Dictionnaire de musique, que dix ans de travail avaient déjà fort avancé, et auquel il ne manquait que la dernière main et d ’ê t re mis a u
net. Mes livres, qui m’avaient été envoyés depuis peu, me fournirent les moyens d’achever cet ouvrage: mes papiers, qui me furent envoyés en mê me
temps, me mirent en état de commencer l’entreprise de mes Mémoires, dont je voulais uniquement m’occuper désormais. (Confessions, XII)
1763-1764 : Peu de temps après mon établissement à Môtiers-Travers, ayant toutes les assurances possibles qu’on m’y laisserait t ra n q u ille , je p r is
l’habit arménien. (Confessions, XII)
J’entrepris la réfutation des Lettres écrites de la campagne, et j’en parodiai le titre par celui de Lettres écrites de la montagne, que je mis aux miennes. (Confessions, XII)
1764 : En 1764, étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu’il app e lle
avec raison Belle-Vue. Je commençais alors d’herboriser un peu. (Confessions, VI)
1765 : Ce projet consistait à m’aller établir dans l’île de Sain t-Pierre, domaine de l’hôpital de Berne, au milieu du lac de Bienne. (Confessions, XII)
1766 : Faute d’avoir lu ses autres ouvrages, j’étais persuadé, sur ce qu’on m’avait dit de lui, que M. Hume a sso ciait u n e â me t rè s ré pu blica ine a ux
paradoxes anglais en faveur du luxe. Sur cette opinion, je regardais toute son apologie de Charles Ier comme un prodige d’impartialité, et j’avais une a ussi
grande idée de sa vertu que de son génie. Le désir de connaître cet homme rare et d’obtenir son amitié avait beaucoup a ugmenté les tentations de passe r
en Angleterre que me donnaient les sollicitations de madame de Boufflers, intime amie de M. Hume. (Confessions, XII)
1767 : Dictionnaire de musique.
1768 : J’ai toujours regardé le jour qui m’unit à Thérèse comme celui qu i fixa mon être moral. (Confessions, IX)
1772-1776 : J’espérais qu’une génération meilleure, examinant mieux et les jugements portés par celle -ci su r mo n co mp t e e t sa co ndu it e a ve c mo i
démêlerait aisément l’artifice de ceux qui la dirigent et me verrait encore tel que je suis. C’est cet espoir qui m’a fait écrire mes Dialogues. (Rêveries, I)
1776 : Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu’en moi la consolation, l’espérance et la paix, je ne dois ni ne veux plus m’occup e r q u e d e
moi. C’est dans cet état que je reprends la suite de l’examen sévère et sincère que j’appelai jadis mes Confessions. (Rêveries, I)
Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes Rêveries. (Rêveries, I)
1777 : Tout d’un coup, âgé de soixante-cinq ans passés, privé du peu de mémoire que j’avais et des forces qui me restaient pour courir la ca mp a g n e ,
sans guide, sans livres, sans jardin, sans l’herbier, me voilà repris de cette folie, mais avec plus d’ardeur encore que je n’en eus en m’y livrant la
première fois, me voilà sérieusement occupé du sage projet d’apprendre par cœur tout le Regnum vegetabile de Murray et d e co n n a î tre t o u t es le s
plantes connues sur la terre. Hors d’état de racheter des livres de botanique, je me suis mis en devoir de transcrire ceux qu’on m’a prêtés et ré so lu d e
refaire un herbier plus riche que le premier, en attendant que j’y mette
toutes les plantes de la mer et des Alpes et de tous les arbres des Inde s,
je commence toujours à bon compte par le mouron, le cerfeuil la
bourrache et le séneçon; j’herborise savamment sur la cage de mes
oiseaux et à chaque nouveau brin d’herbe que je rencontre je me dis
avec satisfaction: voilà toujours une plante de plus. (Rêveries, VII)
1778 : Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle vo ud ra, je
viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je d ira i
hautement: Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai d it le
bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien
ajouté de bon; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indiffére nt ,
ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon d éf au t d e
mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être , ja ma is ce
que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus: méprisable e t vil
quand je l’ai été; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été: j’ai dévoilé mo n
intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de mo i
l’innombrable foule de mes semblables; qu’ils écoutent mes Confessio ns ,
qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Q ue
chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trô n e a vec la
même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose: je fus meilleur que cet
homme-là. (Confessions, I) L'Espace Rousseau dans la Vieille-Ville de Genève, au 40, Grand-Rue.
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Mme de Warens
Louise Eléonore de Warens est la femme qui prit soin de Rousseau à partir de ses 16 a n s,
en 1728. Dès la première rencontre, Jean-Jacques est sous le charme de cette femme e t e lle
ne quittera jamais son cœur jusqu’à la fin de sa vie.
Il retrouve dans Mme de Warens sa mère et sa tante, en un mot sa famille. C’est ce qui le lie
énormément à elle. Il l’appelle « Maman », la considère donc comme sa seconde mère et il e st
considéré comme son fils. En fait, Rousseau veut retrouver un amour maternel ch ez Mme de Warens. Tout
au long de sa vie, Jean-Jacques éprouva un manque affectif, ayant perdu sa mère, et il tenta de la
retrouver auprès de différentes personnes.
Mme de Warens un peu musicienne organise chez elle des soirées musicales, lui donnant ains i
quelques leçons de chant et lui prête un livre de musique. « Au séminaire j’y portai un seul livre que j’avais
prié maman de me prêter et qui fut d’une grande ressource. On ne devinera pas quel livre c’était : un livre
de musique » (Confessions, III). Dans cette phrase, Rousseau montre toute son admiration pour cet art.
M me de Warens jouant du clavecin
Le bonheur
Au cours de sa vie, l’objectif de Rousseau a été d’atteindre le bonheur parfait. Cela se justifie par le fait que sa vie paraît sous le sig n e
de la fatalité, premier chaînon d’une destinée malheureuse : « Dix mois après, je naquis infirme et malade ; je coûtais la vie à ma mè re , e t
ma naissance fut le premier de mes malheurs » (Confessions, I) et « tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le cie l le u r
avait départis, vainqueur sensible et le seul qu’il me laisser ; mais il avait fait leur bonheur et fit tous les malheurs d e ma vie » (Confessions, I).
Ainsi Rousseau débute son existence dans le malheur, mais il va par la suite v ivre des instants ou des périodes de grand bonheur qui sont
principalement dues à la compagnie de sa famille, de ses amis et des femmes mais aussi au x voyages, à la solitude, à la nature et à la rêverie.
La nature
Dès sa jeunesse, à Bossey, où il découvre la campagne pour la première fois, jusqu’à la fin de sa vie, Rousseau garde un at t a che me nt p ro f o nd
pour la nature et ses habitants, avec laquelle ils se sentent en accord, et dont dépend la paix de son cerveau tourmenté.
A Bossey (1722-1724)
Première découverte de la campagne par Jean-Jacques, en compagnie de son cousin Bernard, chez le pasteur Lambercier et sa femme.
« La campagne était pour moi si nouvelle, que je ne pouvais me lasser d’en jouir. Je pris pour elle un goût si vif qu’il n’a jamais p u s’é t e in d re . L e
souvenir des jours heureux que j’y ai passés m’a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu’à celui qui m’y a ramené »
(Confessions, I). Voici la première passion de Rousseau. La nature est un élément essentiel dans la vie de Jean -Jacques.
A l’Ermitage - en 1756
Hébergé chez madame d’Épinay, Rousseau a à sa
disposition une petite maison, dans un parc près de la f o rê t
Montmorency. La première fois qu’il voit l’Ermitage,
Rousseau adore la nature environnante. « Ce lieu le solitaire
et très agréable m’avait frappé, quand je vis pour la première
fois. Il m’était échappé de dire dans mon transport : Ah !
Madame, quelle habitation délicieuse ! Voilà un asile tout fait
pour moi ». (Confessions, IX)
Ce « coin perdu » presque en pleine forêt est une vérit able
source d’inspiration pour Rousseau, dont l’imagination est
grandement développée par l’espace et la solitude, qui ne fixent
aucune limite à ses pensées. « Plus j’examinais cette charmante
retraite, plus je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire p lu tôt
que sauvage, me transportait en idée au bout du monde. Il avait
de ses beautés touchantes qu’on ne trouve guère a uprè s d e s
villes » (Confessions, IX)
5
A l’île de Saint-Pierre (septembre 1765)
Critiqué pour tous ses écrits, Rousseau est contraint à s’exiler et trouve un asile dans la petite île de Saint-Pierre, appartenant au gouvernement de
M Le Bailli F de Nidau. Une fois de plus, il pense avoir trouvé un « paradis naturel », dans lequel il respire la joie de vivre, mais il lui sera intimé l’o rd r e
de quitter l’île, après quelques semaines de bonheur tranquille. « Je fis là l’essai d’une douce vie dans laquelle j’aurais voulu passer la mienne, et d o n t
le goût que j’y pris ne servit qu’à me faire mieux sentir l’amertume de celle qui devait promptement y succéder » (Confessions, XII). Là encore,
Rousseau trouve le bonheur dans une nature accueillante et intacte.
Son seul souhait et d’en profiter le plus possible. « Je ne manquais point à mon lever, lorsqu’il faisait beau, de courir sur la terrasse humer l’air sa lu b re
et frais du matin, et planer des yeux sur l’horizon de ce beau lac, dont les rives et les montagnes qui le bordent enchantaient ma vue ». (Confessions, XII)
Heureux dans cet univers de nature, Rousseau en vient à ne rien désirer d’autre que le bonheur de pouvoir y demeurer jusqu’à la fin de sa vie. « Je pris tant de
goût à l’île de Sain t-Pierre, et son séjour me convenait si fort, qu’à force d’inscrire tous mes désirs dans cette île, je formai celui de n’en point sortir ». (Confessions, XII)
A quatre reprises, Rousseau a donc vécu dans des endroits qu’il estime « paradisiaques », au milieu de la nature. Cependant, sa p a ssio n d e la
nature et le bonheur qu’il en éprouve lorsqu’il y est immergé lui a fait apprécier de simples balades au cours de sa vie. Pou r Rousse a u , la se n sa t io n
d’un bonheur parfait sans nuage, est indissociable de l’immersion dans la nature, dans laqu elle, protégé de la « méchanceté des hommes », qui ne peut
l’atteindre dans ces lieux reculés, et ayant le calme nécessaire à sa santé fragile et à son esprit créatif, il se laisse aller à un repos de l’â me . « Je me
sentais fait pour la retraite et la campagne ; il m’était impossible de vivre heureux ailleurs ». (Confessions, IX)
La rêverie
Pour Rousseau, la rêverie est la délivrance d’un monde réel q ui lui est hostile. C’est pourquoi, lorsqu’il se retrouve en proie à de nombre ux
persécuteurs, à cause de ses écrits très controversés, il s’échappe de la société humaine, pour se réfugier, isolé dans une nature prot e ct rice .
Là, seul, il parvient trouver une forme de bonheur, rêvant d’un monde meilleur ou il ne tiendrait plus son rôle de « victime », n’imaginan t que de bonnes gens
autour de lui. « Je suis né avec un amour naturel pour la solitude qui n’a fait qu’augmenter à mesure que j’ai mieux connu les h ommes. Je t ro u ve mie u x
mon compte avec les être chimériques que je rassemble autour de moi qu’avec ce que je vois dans le monde » (Première lettre à M d e Ma le sh erb es - à
l’Ermitage). Absorbé par ses Rêveries d’un bonheur pur, Rousseau oublie le monde qui l’entoure, le temps qui passe.
La définition du bonheur est celle qu’aura le philosophe allemand Fichte, c’e st-à-dire que le bonheur réside en « une forme de sagesse q ui n ’a dvie nt
qu’à celui qui se connaît parfaitement et sait satisfaire aux tendances fonda mentales de son être » (Dictionnaire de philosophie L a ro usse). L e b on heu r
d’après Rousseau repose donc une connaissance parfaite de son « moi intérieur », et non des influences subies par la société de l’homme . « Me s ma u x
sont l’ouvrage de la nature, mais mon bonheur est le mien. Quoiqu’on puisse en dire j’ai été sage, puisque j’ai été heureux autant que ma nat ure m’a permis
de l’être : je n’ai point été chercher ma félicité au loin, je l’ai cherchée auprès de moi et l’y ai trouvée » (Lettre à M De Malesherbes, 1762, Montmorency).
On retrouve ici la volonté de préserver l’état de nature. C’est l’ensemble des ten dances ou tempéraments, qui constituent le naturel d’un in d ivid u ,
par opposition à ce que peuvent lui ajouter l’art, la civilisation ou sa volonté propre (caractère que l’on donne à soi-même).
Rousseau refuse, en particulier à la fin de sa vie, la présence de ses contemporains, ne voyant en eux que des adversaires et des persécuteurs. La
nature joue ce rôle salutaire et salvateur. « Sitôt que je vois la verdure, je commence à respirer. Faut-il s’étonner si j’aime la solitude ? Je ne vois
qu’animosité sur le visage des hommes, la nature me rit toujours » (Rêveries, 9 ème promenade).
Tout en critiquant ses persécuteurs, et les hommes en général, les rendant responsables des nombreux malheurs de sa vie, Rousseau re conna ît po urta nt
que, son bonheur vécu dans la solitude leur est dû. « Ces ravissements, ces extases que j’éprouvais quelquefois e n me p romen ant ain si se ul ét aien t d es
jouissances que je devais à mes persécuteurs : sans eux je n’aurais jamais trouvé ni connu les trésors que je portais en moi-même. » (Rêveries, 2ème promenade)
L’expression la plus évidente du bonheur éprouvé par Rousseau dans la solitude se retrouve dans les Rêveries du promeneur solitaire.
La passion de la lecture
Depuis la mort de sa mère en 1712, Jean-Jacques culpabilise. Tentant d’effacer ce sentiment, son père l’exerce à la lecture, alors qu’il n’ava it q u e
six ans, et lui fait lire à haute voix des romans qu’avait lus sa mère et qui lui avaient appartenu ( « Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mî me s
à les lire après souper mon père et moi » (Confessions, I). Il passait des nuits entières à cette occupation : « nous lisions tour à tou r sa n s re lâ ch e e t
passions les nuits à cette occupation » (Confessions, I). Ces moments contribuent à rapprocher toujours plus, Jean-Jacques Rousseau de sa mè re e t
ne font qu’amplifier ce sentiment de culpabilité. De même lorsqu’il séjourne chez M me de Warens, il prend du plaisir à lire en sa compagnie :
« Quelquefois je causais avec maman de mes lectures ; quelquefois je lisais auprès d’elle ; j’y prenais grand plaisir » (Confessions, III).
La formation intellectuelle
Quand les romans sont achevés, ses lectures deviennent plus sérieuses. Il s’intéresse alors a u x livre s d e
son grand-père, pasteur, homme de goût et d’esprit (Confessions, I) :
• Le discours sur l’histoire naturelle de Bossuet de 1681, œuvre historique à tendance philo sop h iqu e e n
trois parties. Panorama de l’histoire du monde, des origines à Charlemagne. Montre que tout le p e u p le
juif annonce l’arrivée de Jésus qui répand sa doctrine et l’établissement de l’église. Concerne l’h ist o ire
des empires perses, Grecs et Romains.
• Les dialogues des morts de Fontenelle, écrivain français rejoignant Ch. Perrault lors de la qu e re lle d e s
Anciens et des Modernes.
• Les Métamorphoses d’Ovide, poète latin (poèmes mythologiques).
• Quelques pièces de Molière.
• De plus, Jean-Jacques Rousseau lit Cicéron qui est un haut politique et un orateur latin.
• Il s’intéresse également à Locke, qui considère que la société repose su r un contrat, et que le souvera in
doit obéir aux lois.
• Enfin il se passionne aussi par Despreaux, pseudonyme de Nicolas Boileau, écrivain du XVII e siè cle , e t
pour Saint Aubin, nom qui regroupe trois frères artistes parisiens : Charles Germain, Gabrie l Ja c q u e s,
Augustin.
• Mais son auteur préféré demeure Plutarque: « Plutarque surtout devint ma lecture favorite. Le plaisir que
je prenais à le relire sans cesse me guérit un peu des romans » (Confessions, I). Rousseau aime cet
auteur car il l’inspire dans le goût de l’analyse psychologique.
L’influence de ses lectures est certaine sur le développement intellectuel de l’esprit de Jean -Jacques Rousseau. C’est pourquoi il s’é t o n n e d ’ê t re
doté d’une telle intelligence si jeune : « En peu de temps j’acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à
m’entendre. Mais une intelligence unique à mon âge sur les passions » (Confessions, I). C’est ce besoin de culture, cette activité d’esprit t o u jo urs e n
éveil qui explique comment, constamment sans moyen de vivre, il a toujours réussi. C’est grâce aussi à la lecture continuelle a ve c so n p è re q u e se
forment ses opinions : « De ces intéressantes lectures, des entretiens qu’elles occasionnaient entre mon père et moi, se forma cet esprit libre et
républicain, ce caractère indomptable et fier... » (Confessions, I). De plus, son goût pour la lecture a naturellement généré son goût pour l’écriture. Il est
l’auteur de nombreux romans, dont la Nouvelle Héloïse qui raconte l’histoire d’un amour contrarié.
6
J’avoue...
Les aveux constituent un thème important des Confessions puisqu’ils en justifient en partie le titre. En effet d a n s ce s a ve u x, Je a n -
Jacques Rousseau s’auto-accuse et « confesse » ses mauvaises actions au lecteur qui fait office de prê tre ou de juge. De plus, les a ve u x
sont essentiels dans le sens où ils permettent à Rousseau de justifier les actions qu’il commettra et les comporte ment s q u ’il a d o p t era à
l’avenir. Enfin les aveux sont nécessaires à l’accomplissement de l’entreprise envisagée par Rousseau dans les Confessions : « Dans l’entreprise q u e
j’ai faite de me montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché. » (Livre II)
Le rôle de la musique
C’est un plaisir plus qu’un métier. Pour Rousseau un métier est d’abord un gagne-pain. C’est la faim qui l’a poussé à copier de la musique. Son vrai métier,
le seul qu’il a ouvertement reconnu parce qu’il est le seul qu’il ait durablement exercé est celui de copiste de musique. C’est le seul métier qui t émo igne de sa
continuité et de sa fidélité envers lui-même. Le passage du Livre IV des Confessions où il raconte les circonstances d e so n in itiat ion à ce mé tie r re spire
l’allégresse avec laquelle il parle toujours de ce qui touche à la musique. Mais à ses débuts il n’est pas très doué : « M. Rolichon que je rencontrai d an s la ru e
m’apprit que mes parties avaient rendu la musique inexécutable tant elles s’étaient trouvées pleines d’omissions, de duplications et de transpositions ».
Rousseau est aussi professeur de musique à Lausanne. C’est également un manque de ressources qui le pousse à enseigner : « Je rê va is à la
détresse où je me trouvais, aux moyens de m’en tirer ». Il décide d’enseigner la musique. C’est un dénommé Perrotet qui se charge de lui tro u ve r d e s
élèves. Mais il se dit sans compétences : « Me voilà maître à chanter sans savoir déchiffrer un air ». De plus, à la suite d’un concert a sse z d é ce va n t
Rousseau n’obtint pas beaucoup d’élèves. Il se rend très ridicule à cause de son ignorance : « Je fus appelé dans une seule maison où un petit serpent
de fille se donna le plaisir de me montrer beaucoup de musique dont je ne sus pas lire une not e. »
Il s’installa ensuite à Neuchâtel où il réussit à avoir quelques élèves, il apprend la musique en même temps qu’il l’enseigne . Ro u ssea u s’in st a l le
chez Mme de Warens à Chambéry. Après avoir occupé un emploi au cadastre, il décida de se consacrer entiè rement à la musique et à son
enseignement. Il a alors comme élèves de jolies adolescentes très assidues à ses cours. Il obtint d’avoir des élèves car les gens croient qu’avec toute la
passion qu’il montre pour la musique, il ne peut être qu’un bon maître. A Chambéry, Rousseau est ainsi apprécié par ses élèves.
Rousseau se sent heureux au milieu de la musique: « Un accueil gracieux, caressant, un air de fête (...) Je ne sens que la rose et la fleur d’orange ».
Quand il se remet à faire de la musique il s’investit aussi complètement car il prépare un concert avec Mme de Warens. « Me vo ilà si p le in d e ce
concert que ni jour, ni nuit, je m’occupais d’autre chose. (...) et réellement cela m’occupait beaucoup . » Mais on peut voir dans le s Co n f e ssio n s q u e
Rousseau connaît de francs échecs comme le concert de Lausanne : « Non depuis qu’il existe des opéras Français on n’ouï t d e t e l ch a riva ri. » Ce
concert est l’une des plus grandes humiliations qu’ait subies Rousseau. Il décrit ce concert en insistant sur le fait qu’il soit seul face à la foule :
opposition entre « je » et « tout le monde », « de toutes parts », expression qui montre son humiliation : « pauvre Jean-Jacques ».
7
Le voyage
Rousseau fait son premier voyage, d’Annecy à Turin, avec Monsieur et madame Sabran, mais il garde pour lui ses sensations de bonhe ur
et de liberté. Pour Rousseau, le voyage constitue une libération de l’esprit, qui se vide de tout ce qui l’encombre, pour app récier ce qu’il vo it . «
Je ne me souviens pas d’avoir eu, dans tout le cours de ma vie, d’intervalle plus parfaitement exe mpt de souci et de peine que celui que n o us
nous mîmes à ce voyage » (Confessions, II). De ce premier voyage naît la passion de Rousseau pour le déplacement. Puis Rousseau fait le t ra je t Tu rin
Genève, en compagnie de Bâcle, durant lequel il admire la nature. « Les monts, les prés, les toits, les ruisseaux, les villages se succédaient sans fin et sans
cesse avec de nouveaux charmes ; ce bienheureux trajet me semblait devoir absorber ma vie entière » (Confessions, III). Voyage de Soleure à Paris (p o u r
y devenir soldat) : Rousseau retrouve une fois de plus le bonheur de voyager, avec un sentiment de liberté, plein d’espérance envers l’avenir. En fin , a lors
qu’il raconte son voyage pour retrouver Maman à Chambéry, en 1731, Rousseau donne une définition du bonheur qu’il trouve dans le voyage. « J’a ime à
marcher à mon aise, et m’arrêter quand il ne plaît. La vie ambulante est celle qu’il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sa n s
être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agré able : voilà de toutes les manières de vivre celles qui est la plus de mon goût […] Jamais je n ’a i
tant pensé, tant existé, temps vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai fait seul et à pied » (Confessions, IV). Ici, Rousseau affirme que le
voyage provoque chez lui des Rêveries continuelles, sources de bonheur pour un être non satisfait par la réalité de sa vie.
8
Se confondre avec la nature et l’être parfait
Dans l’île de Saint-Pierre, Rousseau vit en communion avec la nature. A son plus haut degré d’intensité, le sen timent de la nature atteste la
présence de Dieu dans les choses et se confond avec le sentiment religieux. Dans la Septième Promenade, Jean-Jacq u es é vo q ue ce t « a cco rd »
mystérieux avec la nature qui l’entoure : « Plus un contemplateur a l’âme sensible, plus il se livre aux extases qu’excite en lui cet accord. Un e rê ve rie
douce et profonde s’empare alors de ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse dans l’immensité de ce beau système avec le q u el il se se n t
identifié » (Rêveries, 7 ème promenade). Plus loin, il poursuit : « Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi dite dans le
système des êtres, à m’identifier avec la nature entière. » (Rêveries, 7 ème promenade)
Rousseau, à la manière des contemplatifs orientaux, che rche à concentrer son énergie psychique en fixant son attention sur un détail de la nature :
une herbe rare, une fleur. On le surprend ainsi « à fixer des plantes dans la verdure » (7 ème promenade). Dans sa Cinquième promenade, il écrit : « Rien
n’est proche que les ravissements, des extases que j’éprouvais à chaque observation sur la structure et l’organisation végétale. »
Et peu après : « là le bruit et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute agitation la plongeait dans une rêverie délicieuse o ù
la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu . » (Rêveries, 5 ème promenade)
Progressivement, la conscience se vide, puis demeure en suspens, ne se sent plus être que par « le flux et le reflux de cette eau ». Ce qui subsiste,
c’est le « sentiment à l’existence », de cette plénitude si proche du mystique. Nous sommes en deçà de toute pensée et de toute affectivité. C’est d é jà
la voie du total dépouillement qui mène au « rien » des mystiques : « De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’ext é rie u r à so i, d e rie n
sinon de soi-même et de sa propre existence [...] Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précie ux
de contentement et de paix. » (Rêveries, 5 ème promenade)
L’évasion d’un monde imaginaire face à la réalité. La vérité de la nature selon Rousseau
L’enfance qui correspond à l’état originel est un pur bonheur pour lui : la nature est belle. Lors de l’épisode du peigne cas sé, il découvre l’injust ice ,
la campagne se voile alors d’une autre teinte. Mais ce bonheur dans la nature, Jean-Jacques le retrouvera dans la solitude. Il laisse lib re co u rs à se s
Rêveries: « la botanique me fait oublier la persécution des hommes, leur haine, leur mépris, leur rage. Elle me transporte dans des habitations paisibles
au milieu de gens simples et bons tels que ceux avec qui j’ai vécu jadis. » La botanique est pour lui un moyen de s’isoler, de retourner aux sources.
Pour lui les végétaux représentent la pureté de la nature, Jean-Jacques se purifie lui-même comme si l’innocence végétale innocentait le
contemplateur. « L’homme peut parfois nous faire douter mais la nature nous aide à nous réconcilier avec nous -même. » Ro u sse a u va n o t amme n t
chercher dans la nature et dans l’eau l’apaisante transparence qui lui procure « un bonheur suffisant et plein qui nous laisse da n s l’â me a u cu n vid e
qu’elle sente le besoin de remplir ».
9
La religion
« Je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge »
La critique de la religion est l’un des thèmes favoris des philosop hes du XVIII e siècle. Ceux-ci aiment combattre les superstitions ou déno nce r d e s
pratiques religieuses, qu’ils jugent vides de sens. La position de Rousseau est plus nuancée : si les philosophes critiquent certains membres du clerg é ,
il éprouve en même temps un profond sentiment religieux. Les Confessions plaident ainsi pour une nouvelle conception de la foi.
Chanson de Gavroche
(V. Hugo, Les Misérables, 5ème partie, Livre I, Chapitre 15)
« On est laid à Nanterre, Je ne suis pas notaire, Joie est mon caractère, Je suis tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire. C’est la faute à Voltaire, C’est la faute à Voltaire, C’est la faute à Voltaire;
Et bête à Palaiseau, Je suis petit oiseau, Misère est mon trousseau, Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à Rousseau. C’est la faute à Rousseau. C’est la faute à Rousseau. C’est la faute à... »
10
Rousseau l’inclassable
Contemporain d’un mouvement et d’un esprit, les Lumières, qui mêlaient passion et raison, refus et conformisme, et
qui, dans leur vaste engagement éducatif et leur souci de réflexion collective, se voulaient encyclopédiques, Jean
Jacques Rousseau fut, et demeure, un « philosophe » inclassable.
D’où vient cette difficulté de le définir ? D’un côté, on trouve un penseur farouchement individualiste dans ses
démarches, solitaire dans sa vie personnelle comme dans son parcours idéologique, révolutionnaire par son besoin
d’égalité et par ses aspirations à faire reconnaître, à travers ses propres ambitions, les qualités du peuple. Ho mme d e
progrès, donc, mais toujours en marge. De l’autre, on découvre un être avide de se faire apprécier, soucieux à l’e xcè s
de sociabilité, mais donnant de lui-même, avec une complaisance inattendue, un portrait volontairement négatif : il
agace et fascine, provoque, déplaît par son intransigeance... et se plaint que l’on ne l’aime pas. Les qualités
d’introspection éblouissent, l’intérêt obsessionnel pour le moi annonce d’au tres épanchements sensibles. Comment
s’étonner alors que la postérité garde de lui une image qu’il a complexifiée et brouillée à l’extrême ? S a n s a f f ich e r u n
goût particulier pour les paradoxes, « l’ennemi du genre humain » est aussi celui qui convoque le tribunal des h o mme s
et appelle l’humanité à le juger et à reconnaître sa valeur ; s’il se confesse, c’est pour prouver qu’il n’est pas
volontairement méchant, ni responsable de ses erreurs. Naïveté déconcertante ou suprême habileté ? La ré p o nse e st
également délicate.
Citations
1. « La vérité générale et abstraite est le plus précieux de tous les biens. Sans elle l’homme est aveugle; elle est l’œil de la raison. C’e st p a r e lle
que l’homme apprend à se conduire, à être ce qu’il doit être, à faire ce qu’il doit faire, à tendre à sa véritable fin. » (Rêveries du promeneur solitaire, IV)
2. « Le gouvernement? [...] chargé de l’exécution des lois et du maintien de la liberté, tant civile que politique. » (Du Contrat social, livre III, chap. I)
3. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire fut le vrai fondateur de
la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eut point épargné au genre humain celui q u i, a rra ch a n t le s
pieux ou comblant le fossé, eut crié à ses semblables: Gardez-vous d’écouter cet imposteur, vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à to u s
et que la Terre n’est à personne. » (Discours sur l’origine de l’inégalité, 1755, début de la II ème partie)
4. « C’est une chose bien singulière que mon imagination ne se monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins a g ré a b le , e t
qu’au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s’assujettir aux choses. Elle ne saurait embellir, e lle ve u t
créer. Les objets réels s’y peignent tout au plus tels qu’ils sont ; elle ne sait parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printemps, il faut q u e
je sois en hiver ; si je veux décrire un beau paysage, il faut que je sois dans des murs : et j’ai dit cent fois que si j’étais mis à la Bastille, j’y ferais le
tableau de la liberté. Je ne voyais en partant de Lyon qu’un avenir agréable ; j’étais aussi content, et j’avais tout lieu de l’être, que je l’étais pe u quand je
partis de Paris. Cependant je n’eus point durant ce voyage ces rêveries délicieuses qui m’avaient suivi dans l’autre. J ’avais le cœur serein, mais c’é t a it
tout. Je me rapprochais avec attendrissement de l’excellente amie que j’allais revoir. Je goûtais d’avance, mais sans ivresse, le plaisir de vivre a u p rè s
d’elle : je m’y étais toujours attendu ; c’était comme s’il ne m’é tait rien arrivé de nouveau. Je m’inquiétais de ce que j’allais faire comme si ce la e û t é t é
fort inquiétant. Mes idées étaient paisibles et douces, n on célestes et [écrit à la place d’un mot rayé dans le manuscrit] ravissantes. Tous les objets qu e
je passais frappaient ma vue ; je donnais de l’attention aux paysages : je remarquais les arbres, les maisons, les ruisseaux ; je déli bérais aux cro isé e s
des chemins, j’avais peur de me perdre, et je ne me perdais point. En un mot, je n’étais plus dans l’empyrée, j’étais tantôt où j’étais, tantôt o ù j’a lla is,
jamais plus loin. » (Confessions, IV)
5. «… quoique je ne sois plus bon à rien sur la terre, je n’aurai pas tout à fait perdu mes derniers jours…» (Les Rêveries du promeneur solitaire)
6. « Et vous ne seriez plus ma Julie? Ah! ne dites pas cela, digne et respectable femme. Vous l’êtes plus que jamais. Vous êtes celle qui mé rit e z
les hommages de tout l’univers; vous êtes celle que j’adorai en commençant d’être sensible à la véritable beauté; vous êtes celle qu e je n e ce sse ra i
d’adorer, même après ma mort, s’il reste encore en mon âme quelque souvenir des attraits vraiment célestes qui l’enchantère nt d u ra n t ma vie . Ce t
effort de courage qui vous ramène à toute votre vertu ne vous rend que plus semblable à vous -même. Non, non, quelque supplice que j’é p ro u ve à le
sentir et le dire, jamais vous ne fûtes mieux ma Julie qu’au moment que vous renoncez à moi. Hélas! c’es t en vous perdant que je vous ai retrouvé e . »
(La Nouvelle Héloïse)
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Le Contrat social (1762)
Origine, influences, portée
100 ans après le Léviathan de Hobbes, 50 ans après l’Essai sur le gouvernement civil de Locke , 1 4 a n s a p rè s
l’Esprit des lois de Montesquieu, vient, finalement, le sommet spirituel, la fierté de tous les citoyens du canton et de la
République de Genève : le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, livre brûlé avec l’Émile comme « t é mé ra ire s,
scandaleux, impies, tendant à détruire la religion chrétienne et tous les gouvernements ».
Rousseau croit que le gouvernement doit former les vertus dans le peuple et doit se tenir aux lois. Comme
Hobbes et Locke, il s’interroge sur le passage de l’état de nature à l’état de société. Son originalité est qu’il retrouve la
liberté et l’(in)égalité de l’état de nature dans une manière transformée aussi da ns l’état de société. Il est un
précurseur des doctrines socialistes et écologistes et a une idéologie du progrès.
Graveur par profession, Jean-Jacques lit beaucoup, apprend et enseigne la musique. Il écrit un article sur la
musique dans l’Encyclopédie. A l’âge de 30 ans, il devient secrétaire de l’ambassadeur français à V e n ise . Dix a n s
plus tard, il réintègre le droit des citoyens de Genève. Le Contrat social – influence par le Discorsi de Machia ve l, p a r
l’Esprit des lois de Montesquieu et par l’organisation constitutionnelle de Genève – est condamné par la Rép u b liq ue
de Genève. Il est chargé d’un projet de Constitution par la Corse (jamais achevé). Il meurt pendant la révolution
américaine (qu’il influence passablement), 11 ans avant la Révolution française.
Partant d’un rêve individualiste, Rousseau arrive à un rêve étatique. Il se rend compte que le gouvernement
démocratique est réalisable seulement dans les petits Etats. Dans les grands Etats, il faut faire recours au
despotisme. Il semble qu’entre le Rousseau idéaliste et le hobbisme pur, il ne voit pas de compromis. Son concept de
l’unité de l’Etat, de la souveraineté du peuple, « loi comme expression de la volonté générale » et les idées maîtrise s
du contrat pénètrent les esprits cultivés. Ils inspiren t aussi la Révolution américaine et les Constituants de 1789.
Idées principales : – unité de l’Etat ;
– souveraineté du peuple ;
– loi expression de la volonté générale ;
– pas de sociétés partielles ;
– suspicion de principe à l’égard de l’exécutive ;
– dictature pour le salut publique ;
– religion civile.
Le contrat social est un contrat entre tous. Il représente donc la volonté générale, dont la loi est l’expression. Comme chez Montesquieu, le peuple
est tantôt citoyen, tantôt sujet. Ce contrat social est la seule légitimité du gouvernement, qui doit être distingué du souverain. Le consentement doit être
unanime, ce qui implique l’abandon de tous les droits. Les individus dans cet État parfait doivent se transformer, se dénaturer : « Chaque particulier ne
se croit plus un, mais parti du tout ». Ainsi se passe le passage de l’instinct à la justice, l’homme écoute sa raison avant ses penchants.
La liberté est conservée dans l’état de société parce que chacun gagne (liberté, moralité, vertu) l’équivalent de ce qu’il perd (obéir au so u ve ra in ).
L’inégalité naturelle dans l’état de nature est remplacée par une égalité formelle, c’est-à-dire propriété-droit au lieu de propriété-fait.
La volonté générale n’est pas seulement l’addition des volontés particulières, mais il y a aussi un élément de moralité. Le vote se fait par majorit é ,
la minorité se trompe. Ceux qui ne veulent pas se soumettre à la volonté géné rale sont « forcé d’être libres ». Le souverain e st le p e u p le e n co rp s
édictant la volonté générale. La souveraineté est la volonté générale, l’Etat. Elle est
1) inaliénable: elle ne peut être représentée. Le peuple est le seul souverain, il doit ratifier toutes les lois (démocratie directe). L e s d é p u t é s so n t
seulement des commissaires du peuple, qui peut les d époser comme il lui plaît.
2) indivisible : diviser la souveraineté en principe ou pour son objet (Montesquieu), c’est tuer la souveraineté.
3) infaillible : le souverain ne peut pas passer des lois contre soi-même ; il est obligé de favoriser tous les citoyens.
4) absolue : en principe, la souveraineté doit être absolue. Mais Rousseau fait un compromis entre Hobbes et Locke : ce sont les droits de
l’homme. La liberté doit être arrêtée ou elle entre en conflit avec l’exercice d’une activité libre. La souveraineté s’arrête là où elle d e vie n t u n d an g er
pour les gouvernés (inverse de Bodin et Hobbes)
La loi est l’expression de la volonté générale. Les lois seules, expression de la volonté générale, ont le droit de tout faire. La matière doit t o u jo urs
être générale, et elle ne doit jamais se référer à un individu (garantie contre l’arbitraire). Comme le peuple ratifie toutes les lois, elle s ne p e u ve n t ê t re
injustes. La loi est l’équivalent de la liberté naturelle. Mais pour éclairer le jugement du peuple, il faut quand même avoir des guides, un législate ur
quasi-divin qui doit connaître le cœur des citoyens (mœurs, coutumes, opinions) pour développer les institutions qui vont constituer l’Etat.
Rousseau distingue trois formes de gouvernements légitimes (le législateur doit être le peuple en corps) :
1) démocratique : gouvernement par le plus grand nombre possible. L’exécutive est égale à la législative. Un te l Etat devrait être extrêmement petit
et avoir une simplicité des mœurs. Il n’existe pas dans la réalité.
2) aristocratique : gouvernement par un petit nombre, soit naturelle, héréditaire ou (la meilleure version) élective.
3) monarchique : gouvernement par un seul. Vastes Etats. Une monarchie de théorie (théoriquement légitime) qui n’existe pas. Dès lors,
Rousseau se réfère à (et refuse) la monarchie de fait (où le roi usurpe la souveraineté du peuple).
Entre le souverain et le gouvernement, il n’y a point de contrat, parce que le gouvernement n’est pas supérieur au peuple en corps. Il agit, il
exécute les lois, il ne veut pas. Le gouvernement est en danger, il n’est pas fait pour l’éternité. Mais pour une durée raisonnable, il faut le protéger p a r
des moyens normaux, assemblés fréquents en suspendant l’exécutive, ou bien exceptionnels : tributs du peuple (Sparte), dictature provisoire (Rome).
Cette dernière est un acte particulier par un individu exceptionnel pour suspendre la souveraineté. Il s’agit de sau ver la souveraineté et l’Etat.
Rousseau propose une religion civile, une religion des citoyens modernes dont les dogmes doivent être simples, peu nombreux et ne pas prêcher
l’intolérance. Cette religion doit servir de base sur laquelle l’Etat est fondé.
12
Emile ou de l’Éducation
Livre III
Robinson Crusoé dans son île, seul, dépourvu de l’assistance de ses semblables et des instruments de tous les arts, pourvoyant cep e nd an t à sa
subsistance, à sa conservation, et se procurant même une sorte de bien -être, voilà un objet intéressant pour tout âge, e t q u ’o n a mille mo ye n s d e
rendre agréable aux enfants. Voilà comment nous réalisons l’île déserte qui me servait d’abord de comparaison. Cet ét at n’est pas, j’en conviens, ce lu i
de l’homme social ; vraisemblablement il ne doit pas être celui d’Emile : mais c’est sur ce même état qu’il doit a pprécier tous les autres. Le plus sûr
moyen de s’élever au-dessus des préjugés et d’ordonner ses jugements sur les vrais rapports des choses, est de se mettre à la p la ce d ’u n h o mme
isolé, et de juger de tout comme cet homme en doit juger lui-même, eu égard à sa propre utilité.
Ce roman, débarrassé de tout son fatras, commençant au naufrage de Robinson près de s on île, et finissant à l’arrivée du vaisseau qu i vie n t l’e n
tirer, sera tout à la fois l’amusement et l’instruction d’Emile. Je veux que la tête lui en tourne, qu’il s’occupe sans cesse de son château, de ses chèvres,
de ses plantations ; qu’il apprenne en détail, non dans ses livres, mais sur les choses, tout ce qu’il faut savoir en pareil cas; qu’il pense être Ro b in so n
lui-même ; qu’il se voie habillé de peaux, portant un grand bonnet, un grand sabre... Je veux qu’il s’inquiète des mesures à prendre, q u ’i l e xa min e la
conduite de son héros, qu’il cherche s’il n’a rien omis, s’il n’y avait rien de mieux à faire ; car ne doutez point qu’il ne projette d’aller faire un
établissement semblable ; c’est le vrai château en Espagne de cet heureux âge, où l’on ne co nnaît d’autre bonheur que le nécessaire et la liberté.
L’enfant, pressé de se faire un magasin pour son île, sera plus ardent pour apprendre que le maître pour enseigner. Il voudra savoir tout ce qui e st
utile, et ne voudra savoir que cela ; vous n’aurez plus besoin de le guider, vous n’aurez qu’à le retenir. Au reste, dépêchons-nous de l’établir dans cett e
île, tandis qu’il y borne sa félicité ; car le jour approche où, s’il y veut vivre encore, il n’y voudra plus vivre seul, et où Vendredi, q u i ma in t e n a n t n e le
touche guère, ne lui suffira pas longtemps.
La pratique des arts naturels, auxquels peut suffire un seul homme, mène à la recherche des arts d’industrie, et qui ont b e soin d u co n cou rs d e
plusieurs mains. Les premiers peuvent s’exercer par des solitaires, par des sauvages ; mais les autres ne peuvent naître que d a n s la so cié t é , e t la
rendent nécessaire. Tant qu’on ne connaît que le besoin physique, chaque homme se suffit à lui-même ; l’introduction du superflu rend indispensable le
partage et la distribution du travail ; car, bien qu’un homme travaillant seul ne gagne que la subsistance d’un homme, cent hommes, travaillant de
concert, gagneront de quoi en faire subsister deux cents. Sitôt donc qu’une partie des hommes se repose, il faut que le concours des bras de ceu x q u i
travaillent supplée à l’oisiveté de ceux qui ne font rien.
L’utopie de Clarens
1. L’idéal d’une société intime, close
« Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe et l’appareil des festins n’y son t pas, mais l’abondance et la joie y sont. » L’accumulation des
richesses reste proportionnée à une sage autosuffisance, à l’indépendance de la commu nauté. La prospérité agricole de la co mmu n a u t é n e ve u t n i
déficit, ni thésaurisation. L’argent est peu impo rtant, limité aux échanges avec l’extérieur, aux émoluments et gratifications des domestiques,
nécessaires mais restreints. Robinson doit lutter pour s’approprier son île, Wolmar et Julie ont une propriété constituée ; ils s’effo rce n t d e p e rp é tu e r
l’équilibre du besoin, de la production et de la jouissance. Le travail est transformé immédiatement en jouissance et permet de d’oubl ier l’inégalité de fait
qui règne entre maîtres et serviteurs.
« Tout le monde est égal et personne ne s’oublie. » L’inégalité est bien réelle : la confiance règne certes entre maîtres et serviteurs, la f a milia r it é
aussi, mais il s’agit de faire d’eux de bons serviteurs. Wolmar ne se soucie guère de transformer les s erviteurs en hommes raisonnables.
13
Julie ou la Nouvelle Héloïse : lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes
recueillies et publiées par Jean-Jacques Rousseau
Préface
Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J’ai vu les mœurs d e mo n
temps, et j’ai publié ces lettres. Que n’ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu!
Quoique je ne porte ici que le titre d’éditeur, j’ai travaillé moi-même à ce livre, et je ne m’en cache pas. Ai-je fait le
tout, et la correspondance entière est-elle une fiction? Gens du monde, que vous importe? C’est sûrement une fiction
pour vous.
Tout honnête homme doit avouer les livres qu’il publie. Je me nomme donc à la t êt e d e ce re cueil, n on p ou r me
l’approprier, mais pour en répondre. S’il y a du mal, qu’on me l’impute; s’il y a du bien, je n’entends point m’en faire honneur.
Si le livre est mauvais, j’en suis plus obligé de le reconnaître: je ne veux pas passer pour meilleur que je ne suis.
Quant à la vérité des faits, je déclare qu’ayant été plusieurs fois dans le pays des deux amants, je n’y ai jamais ouï parler
du baron d’Etange, ni de sa fille, ni de M. d’Orbe, ni de milord Edouard Bomston, ni de M. de Wolmar. J’avertis encore que la
topographie est grossièrement altérée en plusieurs endroits, soit pour mieux donner le change au lecteur, soit q u’e n e ff et
l’auteur n’en sût pas davantage. Voilà tout ce que je puis dire. Que chacun pense comme il lui plaira.
Ce livre n’est point fait pour circuler dans le monde, et convient à très peu de lecteurs. Le style rebutera les ge n s
de goût; la matière alarmera les gens sévères; tous les sentiments seront hors de la nature pour ceux qui ne cro ie n t
pas à la vertu. Il doit déplaire aux dévots, aux libertins, aux philosophes; il doit choquer les fe mme s g a la n t e s, e t
scandaliser les honnêtes femmes. A qui plaira -t-il donc? Peut-être à moi seul; mais à coup sûr il ne plaira Pierre Paul Prud’hon, Le Premier
médiocrement à personne. Baiser de l'Amour (1792-1799)
Quiconque veut se résoudre à lire ces lettres doit s’a rmer de patience sur les fautes de langue, sur le style emphatique et p la t , su r le s p e n sé e s
communes rendues en termes ampoulés; il doit se dire d’ava nce que ceux qui les écrivent ne sont pas des Français, des beaux esprits, des
académiciens, des philosophes; mais des provinciaux, des étrangers, des solitaires, de jeunes gens, presque des enfants, qui, dans leurs imagination s
romanesques, prennent pour de la philosophie les honnêtes délires de leur cerveau.
Pourquoi craindrais-je de dire ce que je pense? Ce recueil avec son gothique ton convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. I l p eut mê me
être utile à celles qui, dans une vie déréglée, ont conservé quelque amour pour l’honnêteté. Quant aux filles, c’est autre chose. Jamais f ille ch aste n’a lu de
romans, et j’ai mis à celui-ci un titre assez décidé pour qu’en l’ouvrant on sût à quoi s’en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page est une fille
perdue; mais qu’elle n’impute point sa perte à ce livre, le mal était fait d’avance. Puisqu’elle a commencé, qu’elle achève de lire: elle n’a plus rien à risquer.
Qu’un homme austère, en parcourant ce recueil, se rebute aux premières parties, jette le livre avec colère, et s’indigne contre l’é d it e u r, je n e me
plaindrai point son injustice; à sa place, j’en aurais pu faire autant. Que si, après l’avoir lu tout entier, quelqu’un m’osait blâmer de l’avoir pub lié, q u ’il le
dise, s’il veut, à toute la terre; mais qu’il ne vienne pas me le dire; je sens que je ne pourrais de ma vie estimer cet homme-là.
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)
http://un2sg4.unige.ch/athena/rousseau/jjr_ineg.html
SECONDE PARTIE
Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits
de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses
couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres t ra n ch an te s q ue lqu es
canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des
ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours d e p lusi e urs ma in s, ils
vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux
des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre; d ès
qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit,
le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut a rro ser d e la
sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.
La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Pour le poèt e,
c’est l’or et l’argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé le s h omme s e t p erd u le g en re
humain; aussi l’un et l’autre étaient-ils inconnus aux sauvages de l’Amérique qui pour cela sont toujours d e meu rés
tels; les autres peuples semblent même être restés barbares tant qu’ils ont pratiqué l’un de ces arts sans l’a u tre ; e t
l’une des meilleures raisons peut-être pourquoi l’Europe a été, sinon plus tôt, du moins plus constammen t e t mie ux
policée que les autres parties du monde, c’est qu’elle est à la fois la plus abondante en fer et la plus fertile en blé.
[…] De la culture des terres s’ensuivit nécessairement leur partage, et de la propriété une fois reconnue le s
premières règles de justice : car pour rendre à chacun le sien, il faut que chacun puisse avoir quelqu e ch o se ;
de plus les hommes commençant à porter leurs vues dans l’avenir et se voyant tous quelques biens à perdre , il
n’y en avait aucun qui n’eût à craindre pour soi la représaille des torts qu’il pouvait faire à autrui. Cette origine est
d’autant plus naturelle qu’il est impossible de concevoir l’idée de la propriété naissante d’ailleurs que de la main -
d’œuvre; car on ne voit pas ce que, pour s’approprier les choses qu’il n’a point faites, l’homme y peut met t re d e
plus que son travail. C’est le seul travail qui donnant droit au cultivateur sur le produit de la terre qu’il a labou ré e
lui en donne par conséquent sur le fond, au moins jusqu’à la récolte, et a insi d’année en année, ce qu i f a isa n t
une possession continue, se transforme aisément en propriété.
14
Les Confessions (1712-1778)
http://www.lettres.org/confessions
Intus, et in cute 1 .
Je forme une entreprise2 qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes
semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’ être
fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de
briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le
souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la
même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, je n’ai rien ajouté de bon ; et même s’il m’est arrivé d’employer quelque
ornement indifférent3 , ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu suppos er
vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil4
quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même, être
éternel. Rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes Confessions, qu’ils
gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de
ton trône avec la même sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là.
________
NOTES :
1 « Intérieurement et sous la peau » ; cette épigraphe est empruntée au poète latin Perse (Satires, 3).
2 Ce qu’on se propose d’entreprendre ; projet ; travail.
3 Sans importance.
4 Qui inspire le mépris, bas, ignoble ; qui est sans dignité, sans courage ou sans loyauté.
Commentaire
L’incipit des Confessions est un préambule qui permet à Rousseau, de façon assez orgueilleuse, de présenter son proje t au t ob io gra p hiq u e. I l y
annonce ses intentions et revendique la singularité de son moi.
1. La situation de communication
- importance du je : plus de 40 occurrences des marques de la première personne (pronoms et adjectifs possessifs) ; le narrateur parle en son nom
(narrateur=auteur=personnage) ; souvent en position de sujet des phrases
Au début du texte, le destinataire est le lecteur (on). Dans la deuxième partie du texte, le destinataire est Dieu, désigné par
-> les périphrases: « le souverain juge », « maître éternel »
-> le pronom et l’adjectif possessif de la deuxième personne: Rousseau s’adresse directement à lui au style direct, à partir de «Voilà ce que j’ai fait»
(ce qui témoigne d’un certain orgueil)
Les autres hommes sont simplement évoqués par comparaison à lui. Ils ne deviennent pas locuteurs, sauf à la fin, mais c’est d an s u n e sit u a t io n
hypothétique présentée comme invraisemblable: « qu’un seul te dise, s’il l’ose ».
15
Une sorte de supériorité morale: celui qui demande à être jugé devient en quelque sorte le juge des autres et il leur lance u n défi: fin du texte
(attitude assez peu chrétienne !). Il cherche à minimiser quelque peu ses fautes (les inexactit udes qui pourraient apparaître dans l’œuvre sont d’avance
présentées comme secondaires ou excusables : ornement indifférent, défaut de mémoire).
A la fin du préambule, Rousseau se met en scène dans le jugement dernier. Il occupe la place centrale (« autour de moi »), il s’imagine s’adressan t
à Dieu (d’une façon quelque peu cavalière). On constate une certaine mythification du moi et un certain orgueil d e la différence (il n’est pas comme le s
autres, les autres sont pires que lui). Il prétend dire le bien co mme le mal mais le bien est mis en relief et le mal relativement minimisé: « . . . t e l q u e je
fus; méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été ». « Méprisable et vil » : deux mots péjoratifs ; « bon, généreux,
sublime» : trois mots mélioratifs + une gradation.
16
Ce préambule terrible a été divulgué avant l’œuvre elle -même. Rousseau est mort le 2 juillet 1778 à Montmorency. Dès la fin juillet 1778, à la su it e
d’indiscrétions, le préambule était publié dans la presse de l’époque et commenté dans toute l’Europe. Pendant trois ans et demi, jusqu’a u p rin t e mp s
1782, on n’a connu que cette promesse, cette menace de vérité, et non le récit véridique lui-même. C’est seulement à la publication des six p re mie rs
livres des Confessions, en 1782, qu’on a pu enfin évaluer, comparer, gloser – et se rassurer, si l’on pouvait.
Ce que les lecteurs ne savaient pas, c’est que ce préambule violent et bref était la condensation d’une longue ébauche composée par Rousseau au
moment où il commençait l’œuvre, à partir de 1764. Nous connaissons aujourd’hui ce premier texte parce que Rousseau l’avait plac é en tête d’un
manuscrit partiel, des Livres I à IV des Confessions, confié à son ami Du Peyrou en 1767. À ce moment-là les Confessions étaient loin d’être achevées,
Rousseau était encore dans l’élan et la solitude de la création, et dans une relative sérénité, alors que le préambule du texte définitif date d’un mome n t
où il était plus… troublé, et surtout avait le projet de communiq uer, au moins partiellement, son texte à un public choisi, de son vivant même – ce qu’il fit
à Paris lors de quelques lectures confidentielles dans de s salons en 1770-1771. À l’inverse du préambule définitif, divulgué quatre ans avant l’œu vre ,
l’ébauche ne fut vraiment publiée que 126 ans plus tard, en 1908, dans le tome IV des Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau. Et le sort d e ce
texte fut modeste : sa longueur, son ton modéré, son caractère d’ébauche surtout l’écartèrent de la plupart des éditions , ce lle s q u i le re t e n a ie nt le
plaçant, très légitimement, en annexe, avec les variantes. Son manuscrit a été reproduit en fac -similé en 1973 par Pierre-Paul Clément avec le reste du
Manuscrit de Neuchâtel auquel il sert d’introduction (Lausanne, Bibliothèque Romande).
Et pourtant ce texte, que vous allez lire, est génial. Il l’est autant que le préambule du texte définitif, mais pour d’autre s raisons. Première différence:
Dieu en est absent, et l’affaire se passe directement entre hommes. Certes, Rousseau y fait référence au rituel catholique d e la co n f e ssio n, ma is il
n’utilise pas la mise en scène du Jugement dernier, et n’a pas l’idée de faire comparaî tre Dieu à la barre des témoins. Seconde différence : Ro u sse au
n’affirme plus, il démontre. Loin d’écraser son lecteur sous des assertions péremptoires, il prend le temps d’argumenter pour essayer de le convaincre .
Le convaincre de quoi ? De la légitimité de son acte, mais aussi de son caractère fécond et révolutionnaire. Sans équivalent dans le pa ssé , l’a ct e d e
Rousseau a ici un avenir : ce texte prépare, avec une intelligence prophétique, une triple révolution. Pourquoi juger Roussea u , a u jou rd ’h ui e n co re ,
« prophétique » ? Parce que les révolutions qu’il annonce ne sont qu’en partie accomplies : il reste d’a ctualité. Tout se passe comme si le dix-neuvième
siècle avait refusé, sur ce plan comme sur bien d’autres, le message de Rousseau : ce n’est pas un simple hasard si ce texte n’a paru qu’au d é b u t d u
XXe siècle. Peut-être est-ce d’ailleurs seulement depuis les dernières décennies, qui ont vu l’autobiographie passer, grâce à Leiris et à Perec en
particulier, de l’arrière-garde à l’avant-garde, qu’il nous est devenu vraiment compréhensible.
Les trois révolutions programmées sont : psychologique, politique et littéraire.
Dès le début, au lieu d’invoquer Dieu pour cautionner, dans l’absolu, sa sincérité, Rousseau pose le problème de la connaissance relative que chacun a de soi-
même et des autres, et du rapport entre les deux. Comment connaître sans comparer ? Mais comment comparer quand l’opacité des rapports humains empê che
de connaître ? Peut-être, en y réfléchissant, trouverez-vous des failles à son raisonnement, reste que Rousseau a l’idée d’une violence nécessaire pour briser ce
cercle vicieux : que quelqu’un ait le courage de commencer, et dise tout de soi aux autres – et « tout », ce n’est pas une question de quantité, mais de qu alité : il
faut entrer dans les territoires dont on ne parle pas. Car briser l’opacité des consciences les unes par rapport aux autres ne saurait aller sa ns a ffro nte r au ssi
quelque peu l’opacité où chacun est par rapport à soi-même : c’est ce qui arrive à Rousseau dans les Confessions, où croyant exposer généreusement aux autres
ce qu’il connaît de lui-même, il finit par se découvrir bizarre et incompréhensible. Descente en soi qui est aussi une remontée dans le temps, puisqu e Rou ssea u
propose, autre révolution, un modèle historique d’explication de la personnalité, l’« enchaînement d’affections secrètes ». Grande aventure fondatrice – peut-ê tre
comme l’autoanalyse de Freud – dans laquelle il explore comment l’autobiographie (qui ne porte pas encore ce nom) peut contribuer à la psychologi e (mê me
remarque) ou même anticiper sur une de ses branches à venir, la psychanalyse. Il a fallu attendre l’essai magistral de Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousse au,
la transparence et l’obstacle (1957), pour que cette dimension révolutionnaire soit enfin prise en compte, et elle-même mise en abîme par la référence à l’épisode
enfantin du « Peigne cassé » dans le livre I des Confessions. L’autobiographie est une recherche.
La seconde révolution, politique, est peut-être plus attendue. En 1764, Rousseau anticipe sur 1789. « Toutes les autobiographies naissent libres et égales » ,
dit-il en substance. Ce préambule est une solennelle déclaration des droits de l’homme et de l’autobiographe. Pour l’essentiel, on peut y voir le passage du g enre
aristocratique des « Mémoires » à un nouveau genre démocratique, qui n’a pas encore de nom. Voici le premier argument , le plus révolutionnaire : « Les f ait s n e
sont que des causes occasionnelles. Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les Rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante
que celle des leurs ». Rousseau revient ensuite à des justifications plus traditionnelles par les faits (socialement intéressants) et réinscrit alors son p rojet da ns le
cadre qu’il vient de contester, celui des Mémoires. Son expérience sociale variée, qui a fait de lui un observateur de toutes les classes de la société, et sa gloire, qui
a engendré des malentendus, sont des légitimations assez classiques. En revanche le premier argument est frappant : « J’écris moins l’histoire de ces événements
en eux-mêmes que celle de l’état de mon âme à mesure qu’ils sont arrivés. Or les âmes ne sont plus ou moins illustres que selon qu’elles ont des sentiments p lus
ou moins grands et nobles, des idées plus ou moins vives et nombreuses ». L’idée de la qualité individuelle du regard sur la vie implique qu’a priori, tout le monde a
le droit d’essayer. Cette revendication est toujours d’actualité. Elle se heurte aujourd’hui à de nouvelles aristocraties, en particulier celles d e la litt érat ure e t de
l’édition. Le développement depuis les années 1980 dans certains pays d’Europe de centres d’archives autobiographiques inédites corre sp ond à ce désir d e
rendre à chacun d’entre nous une possibilité réelle de transmettre son expérience de la vie. L’autobiographie est à tout le monde.
La troisième révolution est la plus originale : c’est celle de la forme même de l’écriture autobiographique, dont Rousseau dit qu’elle est à inventer. E t c’est
toujours le cas aujo urd’hui ! Rousseau a compris qu’il n’y avait aucune contradiction, au contraire, entre le désir de dire la vérité et le travail d’invention d’une forme, et
que la vérité serait aussi dans la forme : « il faudrait pour ce que j’ai à dire inventer un langage aussi nouveau q ue mon projet ». Les deux paragraphes dans lesquels
il débrouille ce problème sont lumineux. Impossible, ensuite, d’appliquer à l’autobiographie les raisonnements méfiants qu’on applique au témoignage historiqu e,
toujours suspect de subjectivité aux yeux des historiens. Impossible de continuer à confondre, comme le font tant d’écrivains et de critiques aujourd’hui, in vent io n
d’une forme et fictio n. Si vous ne comprenez pas ce que dit Rousseau, alors lisez Temps et récit (tome III, Le temps raconté, 1985), de Paul Ricœur, et réfléchissez
à la notion d’« ipséité », à celle d’« identité narrative »… La vérité ne n ous est pas donnée, l’autobiographie n’est pas de l’ordre du constat, notre rapport au t e mps
ne peut advenir dans sa vérité que par la création d’un langage nouveau. Concilier l’exigence de vérité et l’invention d’une forme, voilà notre nouvelle frontière, la «
porte étroite » qui fait de l’autobiographie une aventure exaltante et difficile, et non la sous-littérature répétitive ou la fiction honteuse que stigmatisent ceux qui n’o nt
jamais vraiment essayé… La nouvelle autobiographie d’avant-garde à laquelle j’ai fait allusion, et que j’ai placée sous le patronage de Leiris et de P erec, u nit ce
désir scrupuleux de vérité et cette recherche d’un « langage aussi nouveau que mon projet », comme dit Rousseau. L’autobiographie est un art.
Confessions
LIVRE II
Autant le moment où l’effroi me suggéra le projet de fuir m’avait paru triste, autant celui où je l’exécutai me parut
charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources; laisser un apprentis s age à moitié
fait, sans savoir mon métier assez pour en vivre; me livrer aux horreurs de la misère sans voir aucun moyen d’en sortir;
dans l’âge de la faiblesse et de l’innocence, m’exposer à toutes les tentations du vice et du désespoir; chercher au loin les
maux, les erreurs, les pièges, l’esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n’ avais pu s ouffrir :
c’était là ce que j’allais faire; c’était la perspective que j’aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était différente !
L’indépendance que je croyais avoir acquise était le seul sentiment qui m’affectait. Libre et maître de moi-même, je croyais
pouvoir tout faire, atteindre à tout : je n’avais qu’à m’élancer pour m’élever et voler dans les airs. J’entrais avec s écurité
dans le vaste espace du monde ; mon mérite allais le remplir ; à chaque pas j’allais trouver des festins, des trésors, des
aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses empressées à me plaire : en me montrant j’ allais occuper de moi
l’univers, non pas pourtant l’univers tout entier, je l’en dispensais en quelque sorte, il ne m’en fallait pas tant. Une société
charmante me suffisait sans m’embarrasser du reste. Ma modération m’inscrivait dans une sphère étroite, mais
délicieusement choisie, où j’étais assuré de régner. Un seul château bornait mon ambition. Favori du seigneur et de la
dame, amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins, j’étais content ; il ne m’en fallait pas davantage.
En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance, qui tous
me reçurent avec plus de bonté que n'auraient fait des urbains. Ils m'accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop bonne-
ment pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s'appeler faire l'aumône ; ils n'y mettaient pas assez l'air de la supériorité.
17
Commentaire
Introduction
• rappel du contexte général : Les Confessions de Rousseau = récit autobiographique de ce philosophe du XVIIIe siècle
• le passage lui-même : Le Livre I, centré sur l’enfance, se termine par le départ de Genève de J.J. Le livre suivant, consacré à Mme d e
Warens et à Turin, débute par une évocation de l’état d’esprit de J.J. après sa fuite.
• axes d’étude
• récit autobiographique où cohabitent deux personna ges : Rousseau narrateur et Rousseau personnage-enfant
• texte alerte qui relance l’histoire au début du Livre II en utilisant:
• la séduction d’un style vif jouant des oppositions
• la mise en haleine du lecteur
• l’amusement doucement ironique du lecteur à travers le regard du narrateur
• l’allusion au mythe d’Icare et à la littérature courtoise (romans de la Table ronde, quête du Graal): fête de l’esprit = état de grâce
Énonciation
• accumulation d’infinitifs
• exclamation (son rôle dans le découpage du texte)
• formes d’opposition du texte, ruptures de construction par antithèse, jeu des indéfinis globalisant (c’, tout, seul) e t d e s a ccu mu la t io n s d e
termes au pluriel (mes parents..., des festins, des trésors...), les « mais » et ce qu’ils opposent, les phrases balancées autour de « : »
• jeu entre les certitudes et les virtualités, tension entre les certitudes à venir et les « réalités » de l’imaginaire:
• verbes paraître, croire
• conditionnel (« aurais dû envisager »)
• imparfait = état de rêve
• futur proche : « j’allais occuper » = certitude de l’enfant ; « ce que j’allais faire » = certitude de l’adulte
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Les Rêveries du promeneur solitaire (1776-78)
Jean-Jacques Rousseau rédige les Rêveries du promeneur solitaire au cours de son dernier séjour parisie n ,
entre l’automne 1776 et le mois d’avril 1778. Elles connaissent leur première édition en 1782.
Le statut de ce texte pose de réelles difficultés : en apparence, les Rêveries du promeneur solitaire achè ven t
le cycle des récits autobiographiques ; mais elles décrivent aussi l’abandon des ressources de ce gen re . Q u e lle
est en effet l’occasion des Rêveries du promeneur solitaire ?
"Mon imagination déjà moins vive ne s’enflamme plus comme autrefois à la contemplation de l’objet qui
l’anime, je m’enivre moins du délire de la rêverie ; il y a plus de réminiscence que de création dans ce qu’elle
produit désormais".
Or le rôle de la réminiscence n’est pas du tout de restituer dans leur vérité les épisodes d’un passé dont
Rousseau semble désormais prendre congé. Elle doit bien plutôt autoriser une expansion qui prend l’allure d ’u n e
intensification existentielle strictement actuelle :
"A l’attrait d’une rêverie abstraite et monotone je joins des images charmantes qui la vivifient. Leurs objets
échappaient souvent à mes sens dans mes extases, et maintenant plus ma rêverie est profo nde p lus e lle me le s
peint vivement. Je suis souvent plus au milieu d’eux que quand j’y étais réellement". La réminiscence qui nourrit le s
Rêveries du promeneur solitaire sert l’approfondissement du présent, et non l’exercice d’une conscience
malheureuse épuisée par les remords, qui cherchait à se justifier dans les text es autobiographiques.
Neuvième Promenade
Je vivais jadis avec plaisir dans le monde quand je n’y voyais dans tous les yeux que bienveillance, ou tout au pis,
indifférence dans ceux à qui j’étais inconnu. Mais aujourd’hui qu’on ne prend pas moins de peine à montrer mon visage
au peuple qu’à lui masquer mon naturel, je ne puis mettre le pied dans la rue sans m’y voir entouré d’objets déchirants ;
je me hâte de gagner à grands pas la campagne ; sitôt que je vois la verdure, je commence à respirer. Faut-il s’étonner s i
j’aime la solitude ? Je ne vois qu’animosité sur les visages des hommes, et la nature me rit toujours.
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Commentaire
Une idée reçue sur Rousseau est son retour simpliste à la nature (voir l’ironie de Voltaire à son égard). Or, c e t ext e
célèbre des Rêveries prouvera, à l’inverse, la complexité, la réflexion étayée que rec èle cet te p osition. On ét udiera
d’abord les aspects descriptifs du tableau, pour ensuite passer à la philosophie q ue lui inspire c ett e nature, c e qui
correspond globalement au mouvement du texte allant de l’individuel concret au général abstrait.
Esthétique du rythme binaire
L’eau du lac où se passe la scène insulaire (« parcourir l’île »), f aite de « f lux et ref lux », inspire à l’écrivain une
organisation binaire de la description: au « Quand le lac agité » initial et diurne répond au second alinéa le « Quand le
soir approchait », tous deux suivis de l’imparfait dominant qui instaure le règne des habitudes, que l’on sentait dans les
promenades solitaires et rêveuses.
Cette répartition temporelle reprise par « tantôt les réduits » (lieu à vue limitée) / « tant ôt les terras ses » (v ue no n
« bornée » grâce à l’élévation) a pour corollaire l’organisation spatiale en « d’un côté les mont agnes », elles-mêmes
comme des vagues « bleuâtres » / « de l’autre les plaines » qui semble prolonger la surface des eaux calmes. A jout ons
qu’au privilège sensoriel (« f ixant mes sens ») du « coup d’œil », du regard dans le premier paragraphe succède celui du
« bruit des vagues », « bruit continu » du deuxième alinéa qui quitte le terrestre pour revenir au lacustre.
Le lecteur peut saisir le rythme binaire des phrases et les antithèses qu’elles recèlent, distribuées de f açon régulière :
« tantôt dans les réduits (option 1) pour parcourir des yeux (but y)
les plus riants (superlatif A) le superbe (épithète A)
et les plus solitaires (superlatif B) et ravissant (épithète B)
pour y rêver à mon aise (but x), coup d’œil du lac (G.N. a)
tantôt sur les terrasses et les tertres (option 2) et de ses rivages (G.N. b) », etc.
Groupes grammaticaux et syllabiques quasi identiques, ajoutés au bercement, font conclure à un ef f et p oétique de
cette prose cadencée. L’impression de simplicité repose ainsi sur un savant calcul.
Le goût du jeu avec les contraires fait évoluer la description vers le complexe.
C’est au moment où le jour et la solitude de JE-Jean-Jacques finissent (par l’interruption du groupe anonyme « nous » /
« on » qui reprend ses droits autour d’activités en commun, à l’alinéa 3) et que l’expérience introspective commence.
C’est aussi le moment où l’espace naturel (extérieur) de Jean-Jacques promeneur cède à l’espace mental (int érieur)
de Jean-Jacques poète. Avec « âme », « en moi » et « mouvements internes », on s ent q ue quelque chose d e plus
profond – comme sous la surface du lac – se joue dans cette prose, dont le côté poétique et ludique, perc eptible dans
l’oisiveté et le jeu des rythmes, cède la place à une réf lexion plus sérieuse. En effet, il faut et suffit une concentrat ion d u
jeune homme assis « dans quelque asile caché », devant le clapotis de l’eau calme comme lui, pour qu’il éprouve « avec
plaisir » le sentiment de son « existence ». Un lecteur contemporain ne peut s’empêcher de rapprocher cette expérience
de celle des phénoménologues et autres existentialistes, dont Sartre a f ixé le modèle dans s on ro man La Naus ée.
Toutef ois, comme l’indique ce titre négatif, Sartre se situe à l’opposé de l’optimisme idéaliste d e Rousseau, qui t ente ic i
de déf inir un bonheur que ne vient troubler aucun désir extérieur.
Cette philosophie sera plus évidente dans le dernier paragraphe avec les réécritures insistantes : l’expression « c hoses
passent et changent nécessairement » paraphrase la « réflexion sur l’instabilité des choses », mais sur un ton plus grave.
Cela est dû à l’abandon de la perspective individuelle (JE subjectif avec imparf ait du v éc u p ersonnel), au profit de la
généralisation au présent de vérité : « tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme c ons tante et
arrêtée », où l’on retrouve le besoin des antithèses.
L’eau du lac n’est plus alors qu’un prétexte à cette démonstration sur la mobilité dans l’immobilité, sur le discontinu au cœur
même du « mouvement continu » – de là l’antanaclase que l’on établit entre ce flux et le tout premier « flux et ref lux » moins
abstrait que maintenant. Par une comparaison géométrique au paragraphe 5, l’aut eur en vient à comparer les « courts
moments de délire et de passion, des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs » à des « points biens clairsemés (=
discontinuité) dans la ligne de la vie » (= continuité). Or, contre cette fragmentation : « Ils sont rares et trop rapides pour
constituer un état », Rousseau en vient au thème central de ce fragment, qui n’avait pas été nommé explicitement jusque-là :
« le bonheur que mon cœur regrette, n’est point composé d’instants fugitifs mais un état simple et permanent ».
Cette déf inition n’intervient qu’après une conclusion amorcée au paragraphe 4 par « Telle est… la manière dont j’ai
passé… » et distanciée par l’usage du passé composé. De sorte que le bonheur vécu sur l’île appart ient à un p ass é
révolu, coupé de l’actualité du locuteur, et s’appréhende sur le mode des « regrets », de la nost (retour)-algie (douleur),
c’est-à-dire du souvenir négatif.
Avec les deux derniers paragraphes (5 et 6), l’expérience insulaire n’apparaît plus alors que c omme un ex emple,
parmi d’autres, de durée heureuse trop courte. Du fait même que tout n’est qu’un « f lux continuel », la d émonst ration
aboutit au constat pessimiste : « rien de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t -on guère ic i -bas q ue d u
plaisir qui passe ». Ce n’est ainsi qu’après coup que le « séjour » dans l’île perd de sa valeur, du f ait même qu’il
n’apparaît plus que comme un instant passager, qui, rétrospectivement, fait souffrir par « les élans du désir ».
Après l’ESPACE, Rousseau avoue donc son échec à saisir le TEMPS dans sa « durée », sa continuité, qui offrirait « le
charme » voire « la suprême félicité ». Le texte s’achève ainsi sans surprise sur une tonalité angoissée qui contraste avec la
sérénité du début : « comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous
f ait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ? » (dernière phrase). L’antithèse af fecte ici la
temporalité des deux époques de la vie de Jean-Jacques, où règnent désormais éphémère et vacuité.
Finalement, ce qui nous aura le plus marqué dans cette antithèse entre
– l’avant / plein / continu / à l’imparfait, et
– l’après / vide / discontinu / au présent,
c’est ce retournement actuel du moi philosophe triste (échec lié au temps, abstrait – l’oxymore du souhait irréalisable :
« Je voudrais que cet instant durât toujours ») sur l’heureux moi poétique du passé (réussite liée à l’espace, concret).
Ce basculement vers le type textuel argumentatif, après la description de l’île, s’est opéré subtilement avec un interlocuteur
anonyme fictif : « Qu’on me dise à présent ce qu’il y a là d’assez attrayant pour exciter dans mon cœur des regrets si vif s… »,
comme si le narrateur avait besoin qu’on lui objecte une raison pouvant justifier des plaisirs simples, vécus près d’un lac. Cela
annonce au XIXe siècle Romantique la poésie versifiée de Lamartine aux accents similaires (lyrisme devant l’inévitable
écoulement : « O Temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices, suspendez votre cours ! »).
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JEAN-JACQUES ROUSSEAU FONDATEUR DES SCIENCES DE L'HOMME
par Claude Lévi-Strauss
Leçon donnée à lUniversité Ouvrière de Genève
dans le cadre du 250 anniversaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau (1962)
En conviant un ethnologue à cette célébration, vous ne lui faites pas seulement un honneur insigne, et dont il vous est
personnellement reconnaissant: vous permettez à une jeune science de rendre témoignage au génie d'un homme, dont on
aurait pu croire qu'une cohorte déjà copieuse, puisqu'elle inclut la littérature, la poésie, la philosophie, l'histoire, la morale, la
science politique, la pédagogie, la linguistique, la musique, la botanique - et j'en passe - suffisait à glorifier tous les aspects.
Car, en plus de cela, Rousseau ne fut pas seulement un observateur pénétrant de la vie paysanne, un lecteur passionné des
livres de voyage, un analyste averti des coutumes et des croyances exotiques: sans crainte d'être démenti on peut affirmer que
cette ethnologie qui n'existait pas encore, il l'avait, un plein siècle avant qu'elle ne fît son apparition, conçue, voulue et
annoncée, la mettant d'emblée à son rang parmi les sciences naturelles et humaines déjà constituées; et qu'il avait même
deviné sous quelle forme pratique - grâce au mécénat individuel ou collectif - il lui serait donné de faire ses premiers pas.
Cette prophétie, qui est en même temps un plaidoyer et un programme, occupe une longue note du Discours sur
l'origine de l'inégalité, dont on me passera de citer quelques extraits, ne fût-ce que pour justifier la comparution de ma
discipline à la cérémonie d'aujourd'hui: «J'ai peine à concevoir, écrivait Rousseau, comment dans un siècle où l'on se pique
de belles connaissances, il ne se trouve pas deux hommes... dont l'un sacrifie vingt mille écus de son bien, et l'autre dix ans
de sa vie à un célèbre voyage autour du monde, pour y étudier, non toujours des pierres et des plantes, mais une fois les
hommes et les mœurs... » Et il s'écriait un peu plus loin: «Toute la terre est couverte de nations dont nous ne connaissons
que les noms, et nous nous mêlons de juger le genre humain ! Supposons un Montesquieu, un Buffon, un Diderot, un
d'Alembert, un Condillac, ou des hommes de cette trempe, voyageant pour instruire leurs compatriotes, observant et
décrivant comme ils savent le faire, la Turquie, l'Egypte, la Barbarie, l'Empire du Maroc, la Guinée, le pays des Caffres,
l'intérieur de l'Afrique et ses côtes orientales, les Malabares, le Mogol, les rives du Gange, les royaumes de Siam, de Pégu
et d'Ava, la Chine, la Tartarie, et surtout le Japon; puis dans l'autre hémisphère le Mexique, le Pérou, le Chili, les terres
Magellaniques, sans oublier les Patagons vrais ou faux, le Tucuman, le Paraguay, s'il était possible le Brézil, enfin les
Caraïbes, la Floride et toutes les contrées sauvages; voyage le plus important de tous et qu'il faudrait faire avec le plus de
soin. Supposons que ces nouveaux Hercules, de retour de ces courses mémorables, fissent ensuite à loisir l'histoire
naturelle, morale et politique de ce qu'ils auraient vu, nous verrions nous-mêmes sortir un monde nouveau de dessous leur
plume, et nous apprendrions ainsi à connaître le nôtre...» (Discours sur l'origine de l'inégalité, note 10).
N'est-ce pas l'ethnologie contemporaine, son programme et ses méthodes, que nous voyons se dessiner ici, en même
temps que les noms illustres cités par Rousseau demeurent ceux-là mêmes que les ethnographes d'aujourd'hui
s'assignent pour modèles, sans prétendre les égaler, mais convaincus que seulement en suivant leur exemple, ils
pourront mériter à leur science un respect qui lui fut longtemps marchandé?
Rousseau ne s'est pas borné à prévoir l'ethnologie : il l'a fondée. D'abord de façon pratique, en écrivant ce Discours
sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes qui pos e le problème des rapports entre la nature et la
culture, et où l'on peut voir le premier traité d'ethnologie générale; et ensuite, sur le plan théorique, en distinguant, avec
une clarté et une concision admirables, l'objet propre de l'ethnologue de celui du moraliste et de l'historien: « Quand on
veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin;
il f aut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés. » (Essai sur l'origine des langues, ch. VIII.)
Cette règle de méthode que Rousseau fixe à l'ethnologie dont elle marque l'avènement, permet aussi de surmonter ce
qu'à première vue, on prendrait pour un double paradoxe: que Rousseau ait pu, simultanément, préconiser l'étude des
hommes les plus lointains, mais qu'il se soit surtout adonné à celle de cet homme particulier qui semble le plus proche, c'est-
à-dire lui-même; et que, dans toute son œuvre, la volonté systématique d'identification à l'autre aille de pair avec un refus
obstiné d'identification à soi. Car ces deux contradictions apparentes, qui se résolvent en une seule et réciproque implication,
toute carrière d'ethnologue doit, un moment ou l'autre, les surmonter. Et la dette de l'ethnologue envers Rousseau se trouve
accrue, du fait que non content d'avoir, avec une précision extrême, situé une science encore à naître dans le tableau des
connaissances humaines, il a, par son œuvre, par le tempérament et le caractère qui s'y expriment, par chacun de ses
accents, par sa personne et par son être, ménagé à l'ethnologue le réconfort fraternel d'une image en laquelle il se reconnaît
et qui l'aide à mieux se comprendre, non comme une pure intelligence contemplatrice, mais comme l'agent involontaire d'une
transformation qui s'opère à travers lui, et qu'en Jean-Jacques Rousseau, l'humanité entière apprend à ressentir.
Chaque fois qu'il est sur le terrain, l'ethnologue se voit livré à un monde où tout lui est étranger, souvent hostile. Il n'a que ce
moi, dont il dispose encore, pour lui permettre de survivre et de faire sa recherche; mais un moi physiquement et moralement
meurtri par la fatigue, la faim, l'inconfort, le heurt des habitudes acquises, le surgissement de préjugés dont il n'avait pas le soup-
çon; et qui se découvre lui-même, dans cette conjoncture étrange, perclus et estropié par tous les cahots d'une histoire person-
nelle responsable au départ de sa vocation, mais qui, de plus, affectera désormais son cours. Dans l'expérience ethnographique,
par conséquent, l'observateur se saisit comme son propre instrument d'observation; de toute évidence, il lui faut apprendre à se
connaître, à obtenir d'un soi, qui se révèle comme autre au moi qui l'utilise, une évaluation qui deviendra partie intégrante de
l'observation d'autres soi. Chaque carrière ethnographique trouve son principe dans des « confessions », écrites ou inavouées.
Mais, si nous pouvons éclairer cette expérience par celle de Rousseau, n'est-ce pas que son tempérament, son histoire
particulière, les circonstances, le placèrent spontanément dans une situation dont le caractère ethnographique apparaît
clairement? Situation dont il tire aussitôt les conséquences personnelles: «Les voilà donc» dit-il de ses contemporains
«étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi, puisqu'ils l'ont voulu! Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même?
Voilà ce qu'il me reste à chercher.» (Première promenade). Et l'ethnographe pourrait, paraphrasant Rousseau, s'écrier, en
considérant pour la première fois les sauvages qu'il s'est choisi: «Les voilà donc, étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi,
puisque je l'ai voulu! Et moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même? Voilà ce qu'il me faut d'abord chercher. »
Car, pour parvenir à s'accepter dans les autres, but que l'ethnologie assigne à la connaissance de l'homme, il faut
d'abord se refuser en soi.
C'est à Rousseau qu'on doit la découverte de ce principe, le seul sur lequel peuvent se fonder les sciences humaines,
mais qui devait rester inaccessible et incompréhensible, tant que régnait une philosophie qui, prenant son point de départ
21
dans le cogito, était la prisonnière des prétendues évidences du moi, et ne pouvait aspirer à fonder une physique qu'en
renonçant à fonder une sociologie, et même une biologie: Descartes croit passer directement de l'intériorité d'un homme à
l'extériorité du monde, sans voir qu'entre ces deux extrêmes se placent des sociétés, des civilisations, c'est-à-dire des
mondes d'hommes. Rousseau qui, si éloquemment, parle de lui à la troisième personne (allant parfois même, comme dans
les Dialogues, jusqu'à la dédoubler), anticipant ainsi la formule fameuse: «moi est un autre» (que l'expérience
ethnographique doit avérer, avant de procéder à la démonstration qui lui incombe que l'autre est un moi), s'affirme le grand
inventeur de cette objectivation radicale, quand il définit son but qui est, indique-t-il dans la première promenade, « de me
rendre compte des modifications de mon âme et de leurs successions. » Et il poursuit: «Je ferai sur moi à quelque égard
les opérations que font les physiciens sur l'air pour en connaître l'état journalier.» Ce que Ro usseau exprime, par
conséquent, c'est - vérité surprenante, bien que la psychologie et l'ethnologie nous l'ait rendue plus familière - qu'il existe un
«il» qui se pense en moi, et qui me fait d'abord douter si c'est moi qui pense. Au «que sais-je?» de Montaigne (d'où tout est
sorti), Descartes croyait pouvoir répondre que je sais que je suis, puisque je pense; à quoi Rousseau rétorque un «que suis-
je?» sans issue certaine, pour autant que la question suppose qu'une autre, plus essentielle, ait été résolue: «suis-je?»; et
que l'expérience intime ne fournit que cet «il», que Rousseau a découvert et dont il a lucidement entrepris l'exploration.
Ne nous y trompons pas: même l'intention conciliante du Vicaire savoyard ne parvient pas à dissimuler que, pour
Rousseau, la notion de l'identité personnelle est acquise par inférence, et qu'elle reste marquée d'ambiguïté: «J'existe...
voilà la première vérité qui me frappe et à laquelle je suis forcé d'acquiescer [souligné par nous]... Ai-je un sentiment
propre de mon existence, ou ne la sens-je que par mes sensations? Voilà mon premier doute, qu'il est, quant à présent,
impossible de résoudre.» Mais c'est dans l'enseignement proprement anthropologique de Rousseau, celui du Discours
sur l'origine de l'inégalité - qu'on découvre le fondement de ce doute, lequel réside dans une conception de l'homme qui
met l'autre avant le moi, et dans une conception de l'humanité qui, avant les hommes, pose la vie.
Car, s'il est possible de croire qu'avec l'apparition de la société, se soit produit un triple passage, de la nature à la
culture, du sentiment à la connaissance, de l'animalité à l'humanité - démonstration qui fait l'objet du Discours - ce ne
peut être qu'en attribuant à l'homme, et déjà dans sa condition primitive, une faculté essentielle qui le pousse à f ranchir
ces trois obstacles; qui possède, par conséquent, à titre originel et de façon immédiate, des attributs contradictoires sinon
précisément en elle; qui soit, tout à la fois, naturelle et culturelle, affective et rationnelle, animale et humaine; et qui, à la
condition seulement de devenir consciente, puisse se convertir d'un plan sur l'autre plan.
Cette faculté, Rousseau n'a cessé de le répéter, c'est la pitié, découlant de l'identification à un autrui qui n'est pas seulement
un parent, un proche, un compatriote, mais un homme quelconque, du moment qu'il est homme, bien plus: un être vivant
quelconque, du moment qu'il est vivant. L'homme commence donc par s'éprouver identique à tous ses semblables, et il
n'oubliera jamais cette expérience primitive, même quand l'expansion démographique (qui joue, dans la pensée anthropologique
de Rousseau, le rôle d'événement contingent, qui aurait pu ne pas se produire, mais dont nous devons admettre qu'il s'est
produit puisque la société est), l'aura contraint à diversifier ses genres de vie pour s'adapter aux milieux différents où son nombre
accru l'obligeait à se répandre, et à savoir se distinguer lui-même, mais pour autant seulement qu'un pénible apprentissage
l'instruisait à distinguer les autres: les animaux selon l'espèce, l'humanité de l'animalité, mon moi des autres moi. L'appréhension
globale des hommes et des animaux comme êtres sensibles, en quoi consiste l'identification, précède la conscience des
oppositions: d'abord, entre des propriétés communes; et ensuite, seulement, entre humain et non-humain.
C'est bien la fin du Cogito que Rousseau proclame ainsi, en avançant cette solution audacieuse. Car jusqu'alors, il
s'agissait surtout de mettre l'homme hors de question, c'est-à-dire de s'assurer, avec l'humanisme, une «transcendance
de repli». Rousseau peut demeurer théiste, puisque c'était la moindre exigence de son éducation et de son t emps: il ruine
déf initivement la tentative en remettant l'homme en question.
Si cette interprétation est exacte, si, par les voies de l'anthropologie, Rousseau bouleverse aussi radicalement que
nous croyons la tradition philosophique, nous pouvons mieux comprendre l'unité profonde d'une œuvre aux formes
multiples, et la place vraiment essentielle de préoccupations, pour lui si impérieuses, bien qu'elles fussent à première vue
étrangères au labeur du philosophe et de l'écrivain: je veux dire la linguistique, la musique, et la botanique.
Telle que Rousseau la décrit dans l'Essai sur l'origine des langues, la démarche du langage reproduit, à sa façon et sur
son plan, celle de l'humanité. Le premier stade est celui de l'identification, ici entre le sens propre et le sens figuré; le vrai nom
se dégage progressivement de la métaphore, qui confond chaque être avec d'autres êtres. Quant à la musique, aucune forme
d'expression, semble-t-il, n'est mieux apte à récuser la double opposition cartésienne entre matériel et spirituel, âme et corps.
La musique est un système abstrait d'oppositions et de rapports, altérations des modes de l'étendue, dont la mise en œuvre
entraîne deux conséquences: d'abord le renversement de la relation entre le moi et l'autre, puisque, quand j'entends la
musique, je m'écoute à travers elle; et que, par un renversement de la relation entre âme et corps, la musique se vit en moi. «
Chaîne de rapports et de combinaisons » (Confessions, livre douzième), mais que la nature nous présente incarnés dans des
«objets sensibles» (Rêveries, septième promenade, c'est enfin dans ces termes que Rousseau définit la botanique, confirmant
que, par ce biais, il aspire aussi à retrouver l'union du sensible et de l'intelligible, parce qu'elle constitue pour l'homme un état
premier accompagnant l'éveil de la conscience; et qui ne devait pas lui survivre, sauf en de rares et précieuses occasions.
La pensée de Rousseau s'épanouit donc à partir d'un double principe : celui de l'identification à autrui, et même au
plus « autrui de tous les autrui, fût-il un animal; et celui du refus d'identification à soi-même, c'est-à-dire le ref us de tout ce
qui peut rendre le moi «acceptable». Ces deux attitudes se complètent, et la seconde fonde même la première: en vérité,
je ne suis pas «moi», mais le plus faible, le plus humble des «autrui». Telle est la découverte des Confessions...
L'ethnologue écrit-il autre chose que des confessions? En son nom d'abord, comme je l'ai montré, puisque c'est le mobile
de sa vocation et de son œuvre; et, dans cette œuvre même, au nom de sa société, qui, par l'office de l'ethnologue, son
émissaire, se choisit d'autres sociétés, d'autres civilisations, et précisément parmi celles qui lui paraissent les plus faibles et les
plus humbles; mais pour vérifier à quel point elle est elle-même «inacceptable»: non point forme privilégiée, mais l'une
seulement de ces sociétés «autres» qui se sont succédé au cours des millénaires, ou dont la précaire diversité atteste encore
que, dans son être collectif aussi, l'homme doit se connaître comme un « il », avant d'oser prétendre qu'il est un « moi ».
La révolution rousseauiste, préformant et amorçant la révolution ethnologique, consiste à refuser des identifications
obligées, que ce soit celle d'une culture à cette culture, ou celle d'un individu, membre d'une culture, à un personnage ou à une
f onction sociale, que cette même culture cherche à lui imposer. Dans les deux cas, la culture, ou l'individu, revendiquent le droit
à une identification libre, qui ne peut se réaliser qu’au-delà de l'homme: avec tout ce qui vit, et donc souffre; et aussi, en deçà
de la fonction ou du personnage: avec un être, non déjà façonné, mais donné. Alors, le moi et l'autre, affranchis d'un
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antagonisme que la philosophie seule cherchait à exciter, recouvrent leur unité. Une alliance originelle, enfin renouvelée, leur
permet de fonder ensemble le nous contre le lui, c'est-à-dire contre une société ennemie de l'homme, et que l'homme se sent
d'autant mieux prêt à récuser que Rousseau, par son exemple, lui enseigne comment éluder les insupportables contradictions
de la vie civilisée. Car, s'il est vrai que la nature a expulsé l'homme, et que la société persiste à l'opprimer, l'homme peut au
moins inverser à son avantage les pôles du dilemme, et rechercher la société de la nature pour y méditer sur la nature de la
société. Voilà, me semble-t-il, l'indissoluble message du Contrat social, des Lettres sur la Botanique, et des Rêveries.
Surtout, qu'on n'aille pas voir là le fait d'une volonté timide, alléguant une quête de la sagesse comme prétexte à sa
démission. Les contemporains de Rousseau ne s'y sont pas trompés, et moins encore ses successeurs: les uns, en
percevant que cette pensée hautaine, cette existence solitaire et blessée, rayonnaient une forc e subversive telle
qu'aucune société n'en avait encore éprouvé la puissance; les autres, en faisant de cette pensée, et de l'exemple de
cette vie, les leviers qui devaient permettre d'ébranler la morale, le droit, la société.
Mais c'est aujourd'hui, pour nous qui ressentons, comme Rousseau le prédisait à son lecteur, «l'effroi de ceux qui auront le
malheur de vivre après toi » (Discours), que sa pensée prend une suprême ampleur et qu'elle acquiert toute sa portée. Dans
ce monde plus cruel à l'homme, peut-être, qu'il fut jamais; où sévissent tous les procédés d'extermination, les massacres et la
torture, jamais désavoués sans doute, mais dont nous nous complaisions à croire qu'ils ne comptaient plus simplement parce
qu'on les réservait à des populations lointaines qui les subissaient, prétendait-on, à notre profit, et en tout cas, en notre nom;
maintenant que, rapprochée par l'effet d'un peuplement plus dense qui rapetisse l'univers et ne laisse aucune portion de
l'humanité à l'abri d'une abjecte violence, pèse sur chacun de nous l'angoisse de vivre en société; c'est maintenant, dis-je,
qu'exposant les tares d'un humanisme décidément incapable de fonder, chez l'homme, l'exercice de la vertu, la pensée de
Rousseau peut nous aider à rejeter une illusion dont nous sommes, hélas, en mesure d'observer en nous-mêmes et sur nous-
mêmes les funestes effets. Car n'est-ce pas le mythe de la dignité exclusive de la nature humaine, qui a fait essuyer à la nature
elle-même une première mutilation, dont devaient inévitablement s'ensuivre d'autres mutilations ?
On a commencé par couper l'homme de la nature, et par le constituer en règne souverain; on a cru ainsi effacer son
caractère le plus irrécusable, à savoir qu'il est d'abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette p ropriété commune,
on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu'au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l'homme
occidental ne peut-il comprendre qu'en s'arrogeant le droit de séparer radicalement l'humanité de l'animalité, en
accordant à l'une tout ce qu'il retirait à l'autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée,
servirait à écarter des hommes d'autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le
privilège d'un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l'amour-propre son principe et sa notion.
Seul Rousseau a su s'insurger contre cet égoïsme: lui qui, dans la note au Discours que j'ai citée, préférait admettre que
les grands singes d'Afrique et d'Asie, maladroitement décrits par les voyageurs, fussent des hommes d'une race inconnue,
plutôt que courir le risque de contester la nature humaine à des êtres qui la posséderaient. Et la première faute eût été moins
grave en effet, puisque le respect d'autrui ne connaît qu'un fondement naturel, à l'abri de la réflexion et de ses sophismes
parce qu'antérieur à elle, que Rousseau aperçoit, chez l'homme, dans «une répugnance innée à voir souffrir son semblable»
(Discours); mais dont la découverte oblige à voir un semblable en tout être exposé à la souffrance, et de ce fait nanti d'un titre
imprescriptible à la commisération. Car l'unique espoir, pour chacun de nous, de n'être pas traité en bête par ses semblables,
est que tous ses semblables, lui le premier, s'éprouvent immédiatement comme êtres souffrants, et cultivent en leur for
intérieur cette aptitude à la pitié qui, dans l'état de nature, tient lieu «de lois, de mœurs, et de vertu», et sans l'exercice de
laquelle nous commençons à comprendre que, dans l'état de société, il ne peut y avoir ni loi, ni mœurs, et ni vertu.
Loin de s'offrir à l'homme comme un ref uge nostalgique, l'identification à toutes les formes de la vie, en commençant
par les plus humbles, propose donc à l'humanité d'aujourd'hui, par la voix de Rousseau, le principe de toute sagesse et
de toute action collectives; le seul qui, dans un monde dont l'encombrement rend plus difficiles, mais combien plus
nécessaires, les égards réciproques, puisse permettre aux hommes de vivre ensemble et de construire un avenir
harmonieux. Peut-être cet enseignement était-il déjà contenu dans les grandes religions de l'Extrême-Orient; mais face à
une tradition occidentale qui a cru, depuis l'antiquité, qu'on pouvait jouer sur les deux tableaux, et tricher avec l'évidence
que l'homme est un être vivant et souffrant, pareil à tous les autres êtres avant de se distinguer d'eux par des critères
subordonnés, qui donc, sauf Rousseau, nous l'aura dispensé? «J'ai une violente aversion», écrit -il dans la quatrième
lettre à M. de Malesherbes, «pour les états qui dominent les autres. Je hais les Grands, je hais leur état. » Cette
déclaration ne s'applique-t-elle pas d'abord à l'homme, qui a prétendu dominer les autres êtres et jouir d'un état séparé,
laissant ainsi le champ libre aux moins dignes des hommes, pour se prévaloir du même avantage à l'encontre d'autres
hommes, et détourner à leur profit un raisonnement aussi exorbitant sous cette forme particulière qu'il l'était déjà sous sa
f orme générale? Dans une société policée, il ne saurait y avoir d'excuse pour le seul crime vraiment inexpiable de
l'homme, qui consiste à se croire durablement ou temporairement supérieur, et à traiter des hommes comme des objets:
que ce soit au nom de la race, de la culture, de la conquête, de la mission, ou simplement de l'expédient.
On connaît, dans la vie de Rousseau, une minute - une seconde peut-être - dont, en dépit de sa ténuité, la signification
commande, à ses yeux, tout le reste; ce qui explique qu'au déclin de ses jours, ce soit elle surtout qui l'obsède, elle qu'il
s'attarde à décrire dans son dernier ouvrage, et, qu'au hasard de ses promenades, il y revienne constamment. Qu'est-ce
d'autre, pourtant, sinon une banale reprise de conscience après une chute suivie d'évanouissement ? Mais le sentiment de
l'existence est un «sentiment précieux» entre tous, parce que, sans doute, si rare et si contestable: «Il me semblait que je
remplissais de ma légère existence tous les objets que j'apercevais... je n'avais nulle notion distincte de mon individu... je
sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable
dans toute l'activité des plaisirs connus. » A ce célèbre texte de la deuxième promenade, un passage de la septième fait
écho, en même temps qu'il en fournit la raison: «Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre, pour
ainsi dire, dans le système des êtres, à m'identifier avec la nature entière. »
Cette identification primitive, dont l'état de société refuse l'occasion à l'homme, et que, rendu oublieux de sa vertu essen-
tielle, celui-ci ne parvient plus à éprouver, sinon de façon fortuite et par le jeu de circonstances dérisoires, nous donne accès au
cœur même de l'œuvre de Rousseau. Et si nous faisons à celle-ci une place à part dans les grandes productions du génie
humain, c'est que son auteur n'a pas seulement découvert, avec l'identification, le vrai principe des sciences humaines et le seul
f ondement possible de la morale: il nous en a aussi restitué l'ardeur, depuis deux siècles et pour toujours fervente, en ce creuset
où s'unissent des êtres que l'amour-propre des politiques et des philosophes s'acharne, partout ailleurs, à rendre incompatibles:
le moi et l'autre, ma société et les autres sociétés, la nature et la culture, le sensible et le rationnel, l'humanité et la vie.
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