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CHAPITRE IV

Polémiques autour de la censure et de la


condamnation d’Émile et du Contrat social

« Que je sois orthodoxe, juif, Turc, païen, athée, la question


est de savoir si l’on a violé les lois envers un citoyen. »
Rousseau1

L’énorme controverse politique et religieuse qui a suivi la publication du


Contrat social et d’Émile, ou De l’éducation en 1762 marque un tournant
dramatique dans la vie et la carrière de Rousseau. La proscription de ces
grandes œuvres, qui auraient dû sceller la réputation de celui qui est devenu
avec Julie, ou La Nouvelle Héloïse, le Richardson français 2 , va faire de
Rousseau un auteur fugitif, contraint à des exils répétés afin d’échapper aux
mandats d’arrestation qui s’abattent successivement sur lui à travers
l’Europe. Le 12 mai 1763, un an après la publication de l’Émile, réfugié dans
la principauté de Neuchâtel sous la protection de Frédéric II de Prusse qui lui
a accordé l’asile et la naturalisation, le ci-devant Citoyen de Genève
« abdique à perpétuité [son] droit de Bourgeoisie et de Cité dans la ville et
République de Genève. » 3 Une période d’errance et d’instabilité s’ouvre

1
Rousseau à Jacques-François Deluc, 26 novembre 1762, CC 2341, vol. 14, 109-110.
2
Un compte rendu du roman de Rousseau qui le compare très favorablement à
Richardson paraît dans la Critical Review le 12 septembre 1761. L’article conclut
ainsi: « In a word, if we think Richardson more simple and affecting in his manner,
we must allow that Rousseau is more masterly and effective. » (211). Cet article sera
réimprimé en français dans le Journal Etranger.
3
Rousseau à Jacob Favre, 12 mai 1763, CC 2686, vol. 16, 164-67.
98 Jean-Jacques Rousseau écrivain polémique

alors pour l’auteur proscrit, qui durera jusqu’à son retour à Paris en 1770.4
Cette crise s’accompagne de l’adoption d’une nouvelle posture publique
par le Citoyen. Le geste qui marque cette nouvelle phase de son existence est
l’apparition d’un style vestimentaire original. Dès son arrivée à Môtiers,
Rousseau endosse un habit « d’Arménien » exhibant ainsi, comme on l’a vu,
l’inquiétante étrangeté de sa nouvelle identité : celle d’un étranger identi-
fiable comme tel. L’habit d’Arménien s’offre également comme une sorte de
réminiscence du Lévite d’Ephraïm, texte que Rousseau composa sur le
chemin de l’exil et qui offre une méditation élégiaque et polémique sur la
violation de l’hospitalité. 5 Inspiré par sa lecture du livre des Juges et des
Idylles de Gessner, Rousseau compose ce texte lors de sa fuite de Mont-
morency le 9 juin 1762. À travers l’identification au Lévite et à sa concubine,
Rousseau conteste la violence qui lui est faite dans le décret de prise de corps
prononcé contre lui, l’Ancien Testament venant ici légitimer sa protestation.
Et c’est en faisant œuvre d’écrivain que l’auteur proscrit s’insurge contre
l’iniquité du jugement qui le frappe, déclarant sur un ton qui anticipe celui
des Confessions : « Si jamais quelque homme équitable daigne prendre ma
défense en compensation de tant d’outrages et de libelles, je ne veux que ces
mots pour éloge : Dans les plus cruels moments de sa vie il fit le Lévite
d’Ephraïm. »6
Le scandale politique et religieux déclenché par l’affaire des condam-
nations va apporter à Rousseau une célébrité sans précédent, et d’un genre
nouveau. À travers toute l’Europe, les gazettes et chroniques relaient les
nouvelles au jour le jour, réimprimant les divers réquisitoires et décrets de
censure, et diffusant à un public avide d’informations et de rumeurs les
événements de la vie de Rousseau. 7 Les conflits de Rousseau avec les

4
Bien que le mandat d’arrêt contre lui n’ait pas été révoqué, Rousseau est autorisé à
séjourner à Paris à condition de ne pas troubler l’ordre public. Ce n’est pas le cas de
Voltaire, toujours interdit de séjour. Voilà comment celui-ci commente le retour de
Rousseau dans la capitale : « Il est plaisant qu'un garçon horloger, avec un décret de
prise de corps, soit à Paris, et que je n’y sois pas », Voltaire au duc de Richelieu, 11
juillet 1770, D16508.
5
Rousseau, Le Lévite d’Ephraïm, OC II, 1205-1223.
6
Rousseau, « Projet de Préface », Le Lévite d’Ephraïm, OC II, 1206.
7
Ces textes ont été réunis pour la première fois à l’occasion du bicentenaire de la
naissance de Rousseau. Voir Pierre-Paul Plan, J.-J. Rousseau raconté par les gazettes
de son temps, d’un décret à l’autre : 9 juin 1762-21 décembre 1790 (Paris : Mercure
de France, 1912). Sur la réception de Rousseau, voir Raymond Trousson et en
particulier : Jean-Jacques Rousseau jugé par ses contemporains : du Discours sur les
sciences et les arts aux Confessions (Paris : Honoré Champion, 2000).

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