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© Emerson, [date]
ISBN : 978-2-7436-4367-6
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du
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Préface
Ralph Waldo Emerson naît à Boston le 25 mai 1803, son père est
alors ministre de la première église unitarienne de la ville ; héritier
d’une longue lignée de pasteurs, il appartient à une famille où la
tradition de rigueur morale va de pair avec l’expression forte de la
volonté et l’esprit de libre arbitre. À Boston, la tendance dominante
en matière de religion est alors l’unitarisme. Ce courant de pensée se
caractérise par une démarche pseudo-philosophique qui réfute le
dogme de la Trinité et insiste sur la nature humaine de Jésus-Christ,
tout en prônant une discipline sévère dans la vie quotidienne.
À la même époque, le romantisme (anglais mais aussi allemand)
vient également influencer l’air du temps et c’est dans ce climat riche
de courants contradictoires que va se forger la personnalité si
originale d’Emerson. Les coups du destin ne lui sont pas épargnés
puisque à l’âge de huit ans il devient orphelin. Après une jeunesse
austère et des études à Harvard, Emerson se destine au pastorat et
bientôt ses sermons attirent la foule des fidèles. Mais la facilité et
l’apparente réussite ne conviennent pas à sa nature. Son honnêteté
intellectuelle l’oblige à se démettre de ses fonctions dès lors qu’il ne
se sent plus en parfait accord avec le rituel qu’il doit enseigner.
Suivent alors des années noires : la mort de sa jeune femme, la
maladie grave de l’un de ses frères, des soucis de tous ordres le font
chanceler un instant jusqu’à l’hiver 1832 où il s’embarque pour
l’Europe. Conscient de sa dette à l’égard des écrivains anglais, il se
réjouit à l’idée de rencontrer les plus grands. Son voyage lui
apportera quelques désillusions mais la rencontre avec Carlyle restera
inoubliable. Parti à la recherche des autres, il sera finalement allé à la
découverte de lui-même et, désormais fortifié et libre, il pourra
consacrer sa vie à écrire et à répandre ses idées.
Après avoir épousé Lydia Jackson en 1835, il s’installe à Concord
près de Boston. L’année 1836 est marquée par la publication de l’essai
sur La Nature. Il est alors salué par la jeune génération qui voit en lui
le nouveau maître à penser et il devient le chef de file du
transcendantalisme autour duquel se regroupent les écrivains les plus
marquants de l’époque ; Thoreau, en particulier, voisin et disciple, a
fait de sa vie l’illustration des principes exposés par Emerson. Walden
relate l’expérience qu’il fit pendant deux ans de la vie dans une petite
cabane au fond des bois et les pensées qu’elle lui inspira.
En 1837, le discours sur « The American Scholar » – L’Intellectuel
américain – est un plaidoyer pour une culture résolument américaine
qui, selon le mot de James Russell Lowell, « coupe le câble qui
attachait l’Amérique à la pensée anglaise ». Quelques années plus
tard, en 1841 et en 1844, sont publiés deux recueils essentiels, les
deux séries d’Essais dans lesquels Emerson affirme ses principes. Si,
en 1848, il est invité à faire une tournée de conférences en Grande-
Bretagne, c’est parce qu’il apparaît aux Britanniques comme une
grande figure américaine, l’écrivain le plus significatif de sa
génération, et c’est en 1850 que sont regroupées ses conférences sur
les Hommes représentatifs de l’Humanité : Platon, Montaigne,
Shakespeare, Swedenborg, Goethe, Napoléon, ceux qu’il considère
comme des phares : le philosophe, le mystique, le sceptique, etc.
Quelques années plus tard, les Traits du caractère anglais (1856)
offrent une analyse pertinente du génie anglo-saxon. Ses derniers
livres, La Conduite de la vie en 1860 et Société et solitude en 1870,
reprennent sur le mode qui lui est cher – celui des essais – des
réflexions sur l’art, la vie, les travaux et les jours… Par ailleurs, sa
correspondance et son journal représentent une somme considérable
d’écrits. Il se rend encore une fois en Europe en 1872-1873 ; les
dernières années de sa vie s’écoulent dans le Massachusetts, où
visiteurs, disciples et écrivains viennent rendre visite au sage de
Concord. Lorsqu’il s’éteint le 27 avril 1882, il est unanimement
reconnu.
Introduction
Notre époque est tournée vers le passé. Elle construit les
tombeaux de nos ancêtres. Elle écrit des biographies, des critiques, et
l’histoire du passé. Les générations précédentes contemplaient Dieu et
la Nature en face, nous les contemplons par leurs yeux. Pourquoi
n’éprouverions-nous pas la joie d’une relation originale avec
l’univers ? Pourquoi n’aurions-nous pas une poésie et une philosophie
fondées sur l’intuition et non sur la tradition, et une religion fondée
sur la révélation et qui ne soit point l’histoire de la leur ? Pendant une
saison, bien au cœur de la nature dont les flots de vie coulent autour
de nous et à travers nous et nous invitent par les forces qu’ils
procurent à agir en harmonie avec cette nature, pourquoi irions-nous
chercher à tâtons parmi les os desséchés du passé ou masquer la
génération actuelle de sa garde-robe fanée ? Le soleil brille aussi
aujourd’hui. Il y a encore de la laine et du lin dans les champs. Il y a
des terres nouvelles, des hommes nouveaux, des pensées nouvelles.
Exigeons des travaux qui nous soient propres, des lois et des cultes
qui soient les nôtres. Sans aucun doute, il n’y a pas de question que
nous puissions poser qui soit sans réponse. Nous devons faire
confiance à la perfection de la création, au point de croire que,
quelque curiosité que l’ordre des choses ait éveillée dans notre esprit,
ce même ordre des choses peut la satisfaire. La condition de tout un
chacun est une réponse en hiéroglyphes aux interrogations qu’il
pourrait formuler. Il vit d’abord cette condition dans l’action avant de
l’appréhender comme vérité. De la même manière, dans ses formes et
ses tendances, la nature trace déjà son propre dessein. Interrogeons
cette extraordinaire apparition qui brille si paisiblement autour de
nous. Cherchons à savoir pour quelle fin la nature existe.
Toute la science n’a qu’un but, à savoir, trouver une théorie de la
nature. Nous avons des théories des races et des fonctions mais
n’avons, jusqu’à présent, qu’une approche lointaine de l’idée de la
création. Nous sommes pour l’instant si loin de la route menant à la
vérité que ceux qui enseignent les religions se querellent et se
haïssent, et ceux qui se livrent à des hypothèses sont considérés
comme fous ou frivoles. Mais pour qui a un jugement sain, la vérité la
plus abstraite est la plus pratique. Chaque fois qu’une théorie
véritable apparaît, elle porte en elle sa propre évidence. Le critère de
sa valeur est sa capacité à expliquer tous les phénomènes ;
actuellement, beaucoup restent non seulement inexpliqués mais
inexplicables : tels que le langage, le sommeil, la folie, les rêves, les
bêtes, le sexe.
Vu sous l’angle de la philosophie, l’univers est composé de la
Nature et de l’Âme. Au sens strict, tout ce qui par conséquent est
distinct de nous, tout ce que la Philosophie considère comme le NON-
MOI, c’est-à-dire à la fois la nature et l’art, tous les autres hommes et
mon propre corps doivent être rangés sous l’étiquette de NATURE. En
énumérant les valeurs de la nature et en en faisant la somme,
j’utiliserai le mot dans les deux sens – à la fois dans l’acception
courante et dans l’acception philosophique. Dans des investigations
d’ordre aussi général que celle qui nous préoccupe ici, l’inexactitude
importe peu ; il n’y aura aucune confusion dans la pensée. La Nature,
au sens courant, fait référence aux essences inchangées par l’homme ;
l’espace, l’air, le fleuve, la feuille. L’art correspond au mélange de sa
volonté avec les mêmes objets, par exemple une maison, un canal,
une statue, un tableau. Mais ses interventions, prises toutes
ensemble, sont si insignifiantes (un peu de taille, de rapiéçage, de
nettoyage, de cuisson) que, s’agissant d’une impression aussi
extraordinaire que celle du monde sur l’esprit humain, elles ne
changent rien au résultat.
I. La Nature
Pour trouver la solitude, il faut qu’un homme se retire aussi bien
de sa chambre que de la société. Je ne suis pas seul lorsque je lis ou
écris, bien que personne ne soit avec moi. Mais si quelqu’un souhaite
se retrouver seul, qu’il regarde les étoiles. Les rayons qui proviennent
de ces mondes célestes formeront une séparation entre lui-même et
ce qu’il touchera. On pourrait croire que l’atmosphère a été rendue
transparente dans ce dessein précis, afin de faire sentir à l’homme,
grâce aux corps célestes, la présence perpétuelle du sublime. Comme
les étoiles paraissent magnifiques contemplées dans les rues des
villes ! Si elles n’apparaissaient qu’une seule nuit, tous les mille ans,
comme les gens les adoreraient, et à quel point ils auraient foi en
elles ; pendant des générations, ils garderaient le souvenir de la Cité
de Dieu qui leur aurait été montrée ! Mais ces envoyées de la beauté
apparaissent chaque nuit et éclairent l’univers de leur sourire plein de
réminiscences.
Les étoiles éveillent un certain respect car, bien que toujours
présentes, elles restent inaccessibles ; mais tous les objets naturels
créent une impression qui s’apparente à celle-ci, lorsque l’esprit est
ouvert à leur influence. La Nature ne revêt jamais une apparence
mesquine. Et l’homme le plus sage ne lui extorque pas non plus son
secret et il ne perd pas pour autant sa curiosité en découvrant toute
sa perfection. La Nature n’est jamais un jouet pour un esprit sage. Les
fleurs, les montagnes, les animaux reflètent la sagesse de ses heures
les plus heureuses, tout comme ils avaient enchanté la simplicité de
son enfance.
Lorsque nous parlons de la nature de cette façon, nous avons à
l’esprit un sens distinct mais pleinement poétique. Nous voulons
parler de l’intégrité de l’impression donnée par les multiples objets
naturels. C’est cela qui distingue le morceau de bois de charpente du
bûcheron de l’arbre du poète. Le paysage charmant que j’ai vu ce
matin est sans nul doute composé de vingt ou trente fermes. Miller
possède ce champ, Locke celui-là et Manning le bois qui s’étend au-
delà. Mais aucun d’entre eux ne possède le paysage. Aucun homme
n’est propriétaire de l’horizon, mais celui dont le regard peut
embrasser toutes les composantes, celui-là est poète. C’est là le
meilleur élément des fermes de ces propriétaires, mais leurs actes de
vente ne donnent aucun droit à ce titre de propriété-là.
À dire vrai, peu d’adultes savent voir la nature. La plupart des
gens ne voient pas le soleil. Du moins en ont-ils une vue très
superficielle. Le soleil ne fait qu’illuminer le regard de l’homme, mais
il rayonne dans le regard et le cœur de l’enfant. Celui qui aime la
nature est celui dont les sensations, intérieures et extérieures, sont
encore ajustées exactement les unes aux autres ; celui qui à l’heure de
la maturité a gardé son âme d’enfant. Ses relations avec le ciel et la
terre deviennent partie de sa nourriture quotidienne. En présence de
la nature, l’homme est parcouru d’un sauvage frisson de délice, en
dépit de la réalité de ses peines. La Nature se dit : il est ma créature
et, malgré tous ses chagrins insolents, avec moi il se réjouira. Ce n’est
pas le soleil seul, ou l’été seul, mais chaque heure et chaque saison
qui accordent leur tribut de délices ; car chaque heure et chaque
changement correspondent à un état d’esprit différent, et le
permettent, depuis midi hors d’haleine, jusqu’aux plus épaisses
ténèbres de minuit. La Nature est un décor qui convient aussi bien à
un épisode comique qu’à une scène de deuil. Pour quelqu’un en
bonne santé, l’air est un cordial d’une incroyable vertu. Traversant, au
crépuscule, un pré communal désert, pataugeant dans les flaques de
neige fondue, sous un ciel chargé de nuages, et n’ayant présent à
l’esprit aucun événement qui aurait pu me réjouir, j’ai éprouvé un
sentiment d’exaltation totale. J’ai fait l’expérience d’une joie au bord
de la peur. Dans les bois, également, un homme se dépouille des
années comme le serpent de sa mue et, quelle que soit la période de
sa vie, il demeure toujours enfant. Dans les bois réside la perpétuelle
jeunesse. Parmi ces plantations de Dieu règnent dignité et sainteté ;
un banquet perpétuel est dressé, et l’invité ne voit pas comment,
même en mille ans, il pourrait s’en lasser. Dans les bois, nous
retournons à la raison et à la foi. Là, je sens que rien dans l’existence
ne peut m’échoir – ni disgrâce, ni calamité (à condition que je garde
la vue), que la nature ne puisse réparer. Debout sur le sol dénudé, la
tête baignée par l’air vif, transporté par l’espace infini, tout égoïsme
mesquin disparaît. Je deviens un globe oculaire transparent ; je ne
suis rien ; je vois tout ; les courants de l’Être universel circulent à
travers moi ; je fais partie intégrante de Dieu. Les noms de mes amis
les plus proches semblent alors étrangers ou accidentels : être frères,
connaissances, maître ou valet, tout cela est sans importance et ne
peut que déranger. Je suis l’amant de la beauté immortelle et sans
limites. Dans les bois, je trouve quelque chose de plus cher et de plus
intime que dans les rues ou dans les villages. Dans un paysage
tranquille, et particulièrement sur la ligne de l’horizon lointain,
l’homme contemple quelque chose d’aussi beau que sa propre nature.
Le plus fort sentiment de délice que les champs et les bois
procurent est de suggérer une relation occulte entre l’homme et le
règne végétal. Je ne suis pas seul et non reconnu. Ils me font signe, et
moi de même. Le frémissement des branches sous l’orage est à la fois
ancien et nouveau pour moi. Il me prend par surprise, et pourtant il
n’est pas inconnu. Leur effet est semblable à celui d’une pensée plus
élevée ou d’une émotion plus riche qui m’envahit alors que j’estimais
penser juste ou agir bien.
Cependant il est certain que le pouvoir de produire cette sensation
de délices ne réside pas dans la nature, mais dans l’homme, ou dans
une harmonie des deux. Il est nécessaire de n’user de ces plaisirs
qu’avec beaucoup de tempérance. Car la nature n’est pas toujours
revêtue de ses habits de gala, mais le même décor qui, hier, exhalait
son parfum et scintillait comme pour accueillir les danses des
nymphes est aujourd’hui empreint de mélancolie. La Nature porte
toujours les couleurs de l’esprit. Pour l’homme qui se débat dans le
malheur, la chaleur de son propre feu est pleine de tristesse. Il y a
aussi une sorte de mépris du paysage, qu’éprouve celui à qui la mort
vient de ravir un ami cher. Le ciel est moins grand lorsqu’il se referme
sur des peuples moins dignes.
II. La Commodité
Quiconque considère la finalité du monde discernera une
multitude d’usages qui entrent tous pour partie dans ce résultat. Il
convient, pour tous ces usages, de les ranger dans l’une des catégories
suivantes : la Commodité, la Beauté, le Langage et la Discipline.
Sous le terme général de commodité, je range tous ces avantages
que nos sens doivent à la nature. Cela, bien sûr, est un bénéfice
temporaire, intermédiaire et non point fondamental comme le service
rendu à l’âme. Cependant, bien que peu élevé, il est parfait en soi et
c’est le seul usage de la nature que tous les hommes ont la possibilité
d’appréhender. La misère de l’homme ne semble plus qu’irritabilité
puérile lorsque nous prenons la mesure des réserves de prodigalité
constante que la nature a constituées pour assurer sa subsistance et
lui apporter la joie sur cette boule verte qui le fait tourner dans les
cieux. Quels anges ont inventé ces splendides ornements, ces riches
commodités, cet océan d’air au-dessus de nous, cet océan d’eau en
dessous, et ce firmament terrestre entre les deux ? Ce zodiaque de
lumières ? Ce dais de nuages retombant en draperies, ce manteau
zébré de climats, cette année aux quatre saisons ? Bêtes, feu, eau,
pierres et air sont à son service. Le champ est à la fois le sol, son
atelier, son lieu de détente, son jardin et son lit.
« Plus de domestiques sont au service de l’homme
Qu’il n’y prend garde. »
La Nature lorsqu’elle pourvoit aux besoins de l’homme est non
seulement le matériau, mais aussi le processus et le résultat. Toutes
ses parties travaillent, main dans la main pour le bénéfice de
l’homme. Le vent sème la graine ; le soleil fait s’évaporer la mer ; le
vent souffle cette vapeur vers les champs ; la glace, de l’autre côté de
la planète, condense la pluie de ce côté-ci ; la pluie nourrit la plante ;
la plante nourrit l’animal, et ainsi les circulations sans fin de la divine
charité nourrissent l’homme.
Les arts qui nous rendent service sont des reproductions – ou des
combinaisons nouvelles dues à l’intelligence humaine – des mêmes
bienfaiteurs naturels. L’homme n’attend plus les brises favorables,
mais, grâce à la vapeur, il donne vie à la fable du sac d’Éole et
transporte les trente-deux vents dans la chaudière de son bateau.
Pour atténuer les frottements, il pave les rues au moyen de ferrures
et, grimpant sur un coche avec toute une cargaison de gens,
d’animaux et de marchandises derrière lui, comme une flèche il
traverse le pays de ville en ville, pareil à l’aigle ou l’hirondelle qui
fendent l’air. Par l’assemblage de toutes ces aides prises ensemble,
comme la face du monde a changé depuis l’époque de Noé jusqu’à
celle de Napoléon ! Prenez un simple citoyen, un pauvre homme : des
villes, des vaisseaux, des canaux et des ponts sont construits pour lui.
Il va à la poste, et ce sont tous les hommes qui deviennent ses
garçons de course ; chez le libraire, et ce sont tous les hommes qui,
pour lui, lisent et écrivent sur tout ce qui se passe ; au tribunal, et les
nations réparent les torts qui lui ont été faits. Il installe sa maison au
bord de la route, et chaque matin ce sont tous les hommes qui
enlèvent la neige à la pelle et lui dégagent un accès.
Mais il n’est pas nécessaire de donner d’autres exemples
spécifiques dans cette catégorie d’usages. Le catalogue est sans fin, et
les exemples si évidents, que je les laisserai à la réflexion du lecteur,
en faisant cette remarque générale, que ce profit qui a quelque chose
de mercenaire concerne en fait un bien plus éloigné. L’homme est
nourri non pas afin d’être nourri, mais afin qu’il puisse travailler.
III. La Beauté
Un besoin plus noble de l’homme est servi par la nature, à savoir,
l’amour de la Beauté.
Les anciens Grecs appelaient le monde « cosmos », beauté. Telle
est la constitution de toutes choses, ou tel le pouvoir plastique de
l’œil humain que les formes primaires comme le ciel, la montagne,
l’arbre, l’animal nous procurent une grande joie en elles-mêmes et
pour elles-mêmes ; un plaisir né du contour, de la couleur, du
mouvement et des formes groupées ensemble. Cela semble, en partie,
dû à l’œil lui-même. L’œil est le meilleur des artistes. Par l’interaction
entre sa structure et les lois de la lumière, naît la perspective qui
intègre chaque groupe d’objets, quel que soit leur caractère, à
l’intérieur d’un globe bien coloré et bien ombragé, de telle sorte que
là où les objets pris isolément sont quelconques et sans intérêt, le
paysage qu’ils composent est rond et symétrique. Et de même que
l’œil est le meilleur compositeur, ainsi la lumière est le premier des
peintres. Si laid soit-il, il n’existe aucun objet qui ne soit rendu beau
par une lumière intense. Et le stimulus qu’elle apporte à la sensation,
ainsi que cette sorte d’infinité qu’elle possède, comme l’espace et le
temps, apportent un éclat enjoué à la matière. Même un cadavre a
une beauté qui lui est propre. Mais, au-delà de cette grâce générale
répandue de manière diffuse sur la nature, presque toutes les formes
individuelles sont agréables à l’œil, comme cela est prouvé par les
innombrables imitations que nous faisons de certaines d’entre elles :
le gland, le raisin, la pomme de pin, l’épi de blé, l’œuf, les ailes et la
forme de la plupart des oiseaux, la griffe du lion, le serpent, le
papillon, les coquillages, les flammes, les nuages, les bourgeons, les
feuilles et les silhouettes de nombreux arbres, le palmier par exemple.
Afin de mieux les examiner, nous pouvons répartir ses aspects en
trois points.
1. La simple perception des formes naturelles est un délice.
L’influence des formes et des actions dans la nature est si nécessaire à
l’homme que, dans ses fonctions les plus humbles, elle semble résider
aux confins de la commodité et de la beauté. Pour le corps et l’esprit
qui ont été crispés par un travail nocif, ou une compagnie
désagréable, la nature se fait réparatrice et restaure leur énergie. Le
marchand, l’avocat, chacun quitte son travail et le vacarme des rues,
voit le ciel et les bois et se sent à nouveau un homme. Il se retrouve,
dans leur calme éternel. Pour sa santé, l’œil semble exiger un horizon.
Nous ne sommes jamais las, tant que nous pouvons voir suffisamment
loin.
Mais, à d’autres heures, la Nature nous comble par son charme
sans que s’y mêle aucun profit corporel. Là-haut, de la colline où est
adossée ma maison, je vois le spectacle du matin, de la pointe du jour
au lever du soleil, en éprouvant des émotions qu’un ange pourrait
partager. Les longues barres élancées des nuages glissent comme
poissons dans un océan de lumière cramoisie. De la terre, comme
d’un rivage, mon regard se perd dans cet océan silencieux. J’ai
l’impression de participer à des transformations rapides ; l’action de
cet enchantement atteint mon humble personne, je m’épanouis et
conspire avec le vent du matin. À quel point la Nature, à partir de
quelques éléments très simples, ne fait-elle pas de nous des dieux ?
Donnez-moi le temps et la santé, et je tournerai en ridicule le faste
des empereurs. L’aube est mon Assyrie ; le coucher de soleil et la lune
montante ma Paphos, et d’inimaginables royaumes de féerie ; le plein
midi sera mon Angleterre de sens et d’entendement, la nuit, mon
Allemagne de rêves et de philosophie mystique.
Hier soir, le charme d’un soleil couchant de janvier n’était pas
moins grandiose, simplement notre sensibilité est moins vive dans la
mi-journée. Les nuages se divisaient et se subdivisaient en flocons
roses diaprés de teintes d’une incroyable délicatesse et il y avait tant
de vie et de douceur dans l’air, qu’il était douloureux d’entrer à
l’intérieur. Qu’était-ce donc que la nature voulait nous dire ? N’y
aurait-il aucun sens dans la vivante quiétude de la vallée derrière la
fabrique, que ni Homère ni Shakespeare ne pourraient traduire en
mots à mon intention ? Au couchant les arbres dépouillés de leurs
feuilles deviennent flèches de feu se détachant sur le bleu de l’orient
en toile de fond ; les calices des fleurs fanées pareils à des étoiles,
chaque tige desséchée, et le chaume couvert de givre, tous
contribuent pour leur part à cette musique silencieuse.
Les habitants des villes supposent qu’un paysage n’est agréable
que pendant la moitié de l’année. Je m’enchante des grâces d’un
paysage d’hiver et je crois qu’il nous touche tout autant que les influx
bienfaisants de l’été. Pour le regard attentif, chaque moment de
l’année a sa beauté propre, et dans le même champ, le regard
contemple, à chaque heure, une image jamais vue auparavant et qui
ne sera jamais revue. Les cieux changent à tout moment et reflètent
leur gloire ou leur mélancolie sur la plaine en dessous d’eux. L’état de
la récolte dans les fermes alentour modifie l’expression de la terre,
semaine après semaine. La succession des plantes locales dans les
pâturages et le long des routes formant l’horloge silencieuse par
laquelle le temps égrène les heures d’été, rendent même l’écoulement
du jour sensible à un observateur attentif. Les tribus d’oiseaux et
d’insectes, tout comme les plantes qui arrivent ponctuellement, le
moment venu, se succèdent et l’année a de la place pour tous. Près
des cours d’eau, la variété est plus grande encore. En juillet, dans les
zones peu profondes de notre agréable rivière, la pontédérie bleue ou
herbe à brochet fleurit en larges massifs, tout bruissants de papillons
jaunes, sans cesse en mouvement. L’art ne peut rivaliser avec cette
splendeur de pourpre et d’or. En réalité, la rivière est un perpétuel
gala et peut se vanter chaque mois d’une nouvelle parure.
Mais cette beauté de la nature qui est vue et ressentie comme la
beauté n’en est que la moindre part. Les spectacles du jour, le matin
plein de rosée, l’arc-en-ciel, les montagnes, les vergers en fleurs, les
étoiles, le clair de lune, les reflets dans l’eau calme, et tant d’autres, si
nous les recherchons avec trop d’insistance, deviennent de simples
spectacles et se moquent de nous par leur côté irréel. Sortez de chez
vous pour voir la lune et vous ne trouverez que clinquant ; elle ne
vous apportera pas le même plaisir que lorsqu’elle éclaire un voyage
que vous devez faire. Qui pourrait jamais saisir la beauté essentielle
qui luit dans les après-midi jaunes d’octobre ? Allez la chercher, et
elle a disparu ; ce n’est qu’un mirage lorsque vous regardez par les
fenêtres de la diligence.
2. La présence d’un élément supérieur, c’est-à-dire de l’élément
spirituel, est essentielle à la perfection de la beauté. La haute et
divine beauté qui peut être aimée sans rien d’efféminé est celle qui se
trouve en combinaison avec la volonté de l’homme. La beauté est la
marque que Dieu dépose sur la vertu. Toute action naturelle est
pleine de grâce. Tout acte héroïque possède également une certaine
beauté et fait rayonner le lieu où il se passe et ceux qui y assistent.
Les grandes actions nous enseignent que l’univers est la propriété de
tout individu qui s’y trouve. Tout être doué de raison possède toute la
nature en héritage, comme son domaine propre. Elle est sienne, s’il le
désire. Il peut s’en dépouiller, il peut ramper pour se cacher dans un
coin, et abdiquer son royaume, comme le font la plupart des
hommes, mais de par sa constitution, il a droit au monde entier. Il
appréhende le monde, la mesure de l’énergie de sa pensée et de sa
volonté. « Toutes les choses pour lesquelles les hommes labourent,
construisent ou naviguent, obéissent à la vertu », écrit Salluste. « Les
vents et les vagues, écrit Gibbon, sont toujours du côté des
navigateurs les plus expérimentés. » Il en va de même pour le soleil,
la lune et toutes les étoiles du ciel. Lorsqu’une action noble est
accomplie – surtout dans un cadre d’une grande beauté naturelle ;
par exemple lorsque Léonidas et ses trois cents martyrs agonisent
pendant un jour entier, et que le soleil et la lune se penchent sur eux
dans l’abrupt défilé des Thermopyles ; lorsque Arnold Winkelried,
dans les Alpes, sous la menace d’une avalanche, attire de son côté un
faisceau de lances autrichiennes afin d’avoir une percée pour ses
camarades –, ces héros n’ont-ils pas bien droit à ajouter la beauté du
cadre à la beauté de l’acte ? Lorsque la caravelle de Christophe
Colomb approche des rivages d’Amérique – devant elle, la plage où
sont rassemblés les sauvages ayant fui leurs huttes de bambou ;
derrière, l’océan ; et tout autour les montagnes pourpres de l’archipel
Caraïbe –, peut-on détacher l’homme de ce vivant tableau ? Le
Nouveau Monde ne se drape-t-il pas dans ses savanes et ses bosquets
de palmiers comme en un manteau approprié ? Il en est toujours
ainsi : la beauté naturelle s’infiltre comme l’air et enveloppe les
actions d’éclat. Lorsque sir Harry Vane fut tiré jusqu’en haut de Tower
Hill, sur un traîneau, afin d’être puni de mort pour avoir défendu la
cause des lois anglaises, une voix dans la multitude cria : « Jamais
vous n’avez été assis sur siège plus glorieux ! » Charles II, pour
intimider les citoyens de Londres, fit traîner le patriote lord Russell
en chariot découvert dans les principales rues de la cité pour le
conduire à l’échafaud. « Mais, commente son biographe, la foule crut
voir la liberté et la vertu assises à côté de lui. » Dans des lieux privés,
parmi des objets sordides, une action vraie ou héroïque semble
immédiatement attirer à elle le ciel qui devient son temple et le soleil
son flambeau. La Nature tend les bras pour enlacer l’homme, pourvu
que les pensées de celui-ci l’égalent en grandeur. C’est volontiers
qu’elle suit ses pas, en compagnie de la rose et de la violette, et
incline ses lignes de grandeur et de grâce pour parer son enfant chéri.
Que ses pensées soient d’une ampleur égale et le cadre conviendra au
tableau. L’homme vertueux est à l’unisson avec les œuvres de la
nature et forme la figure centrale de la sphère visible. Homère,
Pindare, Socrate, Phocion s’associent et s’ajustent dans notre
mémoire à la géographie et à l’histoire de la Grèce. Les cieux visibles
et la terre s’associent à la souffrance de Jésus. Et dans la vie courante,
quiconque a vu quelqu’un possédant une forte personnalité et un
naturel enjoué aura remarqué avec quelle aisance il entraîne tout
derrière lui – gens, opinions, le jour, la nature deviennent alors ses
auxiliaires.
3. La beauté du monde peut encore être considérée sous un autre
aspect : c’est-à-dire lorsqu’elle devient un objet de l’intelligence. En
plus de leur relation à la vertu, les choses ont une relation à la
pensée. L’intellect recherche l’ordre absolu des choses, telles qu’elles
résident dans l’esprit de Dieu, et sans les couleurs de l’affection. Les
pouvoirs de l’intellect et les pouvoirs de l’action semblent se succéder,
et l’activité exclusive de l’un génère l’activité exclusive de l’autre. Il y
a quelque inimitié de l’un à l’autre, mais ils existent en alternance ;
comme pour les temps de nourriture et de travail chez les animaux,
chacun prépare l’autre qui lui succédera. Par conséquent, la beauté
qui, comme nous l’avons vu, en relation avec les actions vient sans
être recherchée, cette beauté demeure pour être poursuivie et
appréhendée par l’intellect ; puis, à son tour, par le pouvoir de
l’action. Rien de divin ne meurt. Tout ce qui est bien se reproduit
éternellement. La beauté de la nature se reforme dans l’esprit, non
point pour une contemplation stérile, mais pour une nouvelle
création.
Tous les hommes sont, à des degrés divers, sensibles au visage du
monde, certains jusqu’à en éprouver une ivresse délicieuse. Cet
amour de la beauté est le Goût. D’autres éprouvent le même amour
de façon si excessive que, non contents de l’admirer, ils cherchent à
l’incarner dans des formes nouvelles. La création de la beauté est
l’Art.
La production d’une œuvre d’art jette un éclairage sur le mystère
de l’humanité. Une œuvre d’art est une abstraction ou la quintessence
du monde. Elle est le résultat ou l’expression de la nature, en
miniature. Car, bien que les œuvres de la nature soient innombrables
et toutes différentes, leur résultat ou leur expression est similaire et
unique. Une feuille, un rayon de soleil, un paysage, l’océan laissent
dans l’esprit une impression analogue. Ce que tous ont en commun –
cette perfection, cette harmonie –, c’est la beauté. Le critère de la
beauté réside dans le cercle entier des formes naturelles – la totalité
de la nature ; ce que les Italiens expriment en définissant la beauté
comme il più nell’uno. Rien n’est beau isolément, rien n’est beau que
pris dans le tout. Un objet isolé n’est beau que dans la mesure où il
évoque cette grâce universelle. Le poète, le peintre, le sculpteur, le
musicien, l’architecte, chacun cherche à concentrer ce rayonnement
du monde sur un point, et chacun, dans ses œuvres diverses, cherche
à satisfaire cet amour de la beauté qui l’incite à créer. Ainsi l’Art est-il
un peu de la nature exprimé au travers de l’alambic de l’homme.
Ainsi, dans l’art, la Nature est à l’œuvre au travers de la volonté d’un
artiste empli de la beauté de ses premières œuvres.
Ainsi le monde existe pour que l’âme puisse satisfaire son désir de
beauté. J’appelle cet élément une fin ultime. Pourquoi l’âme cherche-
t-elle la beauté ? On ne peut ni en demander la raison, ni en donner
une. La Beauté, dans son sens le plus vaste et le plus profond, est une
expression de l’univers. Dieu est toute bonté. La Vérité, la bonté, la
beauté ne sont que des visages différents du même Tout. Mais la
beauté dans la nature n’est pas la fin ultime. Elle n’est que le héraut
de la beauté intérieure et éternelle, et n’est pas à elle seule un bien
solide et satisfaisant. Elle doit être prise comme une partie, et non
comme la dernière ou la plus haute expression de la cause finale de
la Nature.
IV. Le Langage
Le langage est une troisième facilité dont la nature offre la
jouissance à l’homme. La Nature est le véhicule de la pensée, à la fois
d’une manière simple puis double, et même triple.
1) Les mots sont des signes de faits naturels.
2) Les faits naturels particuliers sont les symboles de faits
spirituels particuliers.
3) La Nature est le symbole de l’esprit.
V. La Discipline
Étant donné la signification de la nature, nous arrivons
immédiatement à un fait nouveau, à savoir que la nature est une
discipline. Cet usage du monde comprend les usages précédents,
comme autant de différentes parties.
L’espace, le temps, la société, le travail, le climat, la nourriture, les
transports, les animaux, les forces mécaniques nous donnent, jour
après jour, les leçons les plus franches qui soient, leçons dont la
signification est illimitée. Elles instruisent à la fois l’Entendement et
la Raison. Chaque propriété de la matière est une école pour
l’entendement – qu’il s’agisse de sa solidité ou de sa résistance, de son
inertie, de son extension, de sa forme ou de sa divisibilité.
L’entendement ajoute, divise, combine, mesure et dans ce digne
théâtre trouve place et substance pour son activité. Pendant ce temps,
la Raison transfère toutes ces leçons dans son propre monde de
pensée, en percevant l’analogie qui marie la Matière et l’Esprit.
1) La Nature est une discipline de l’entendement, dans les vérités
intellectuelles. Lorsque nous avons affaire aux objets sensibles, nous
pratiquons constamment des exercices qui sont autant de leçons
nécessaires quant à la différence, la ressemblance, l’ordre, l’être et le
paraître, et la progression des agencements ; la gradation du
particulier au général, la combinaison des éléments en une fin de
forces multiples. Le soin extrême avec lequel cet enseignement est
fourni est proportionné à l’importance de l’organe qui doit être formé,
et ne saurait en aucun cas être négligé. Quelle pratique fastidieuse,
sans fin, jour après jour, année après année, pour former le sens
commun ; quelle perpétuelle reproduction d’ennuis, d’inconvénients,
de dilemmes ; que de petites gens se réjouissent à notre sujet ; que de
discussions sur les prix, quels calculs d’intérêts – et tout cela pour
former la Main de l’esprit ; pour nous enseigner ceci que « les belles
pensées ne valent pas mieux que les beaux rêves, si elles ne sont pas
mises en œuvre ».
Les mêmes bons offices sont remplis par la Propriété et les
systèmes de dettes et de crédit qui en sont issus. Les dettes, les dettes
qui vous broient, et dont le fer confronte la veuve, l’orphelin et que
craignent et haïssent les fils du génie ; les dettes qui consument
tellement de temps, qui paralysent et découragent un esprit élevé par
des soucis qui semblent si vils, les dettes sont un précepteur dont les
leçons ne peuvent être prévues d’avance et ceux qui en souffrent le
plus sont précisément ceux qui en ont le plus besoin. En outre, la
propriété, qui a fort justement été comparée à la neige – « si elle
tombe d’une manière étale aujourd’hui, demain le vent la
transformera en congères » –, est l’action superficielle d’une
machinerie interne, tout comme l’aiguille sur le cadran d’une
pendule. Alors que, maintenant, elle n’est que la gymnastique de la
compréhension, dans la prévoyance de l’esprit elle met en réserve,
comme en une ruche, l’expérience de lois plus profondes.
Toute la personnalité et la fortune de l’individu sont affectées par
les moindres inégalités dans le développement de l’entendement ; par
exemple dans la perception des différences. Par conséquent, il y a
l’Espace, et par conséquent le Temps, afin que l’homme sache que les
choses ne sont pas toutes entassées pêle-mêle, mais séparées et
individuelles. Une cloche et une charrue ont chacune leur usage
propre, et l’une ne peut pas remplir la fonction de l’autre. L’eau est
bonne à boire, le charbon à brûler, la laine à porter ; mais on ne peut
boire la laine, ni filer l’eau, ni manger le charbon. Le sage fait preuve
de sagesse en séparant, en graduant, et son échelle des créatures et
des mérites est aussi étendue que la nature. Les sots n’ont point de
gradation dans leur échelle mais supposent que tout homme en vaut
un autre. Ce qui n’est pas bon, ils l’appellent le pire et ce qui n’est pas
haïssable, ils l’appellent le meilleur.
De la même manière, quelle capacité d’attention la nature ne
forme-t-elle pas en nous ! Elle ne pardonne aucune faute. Son oui est
un oui, et son non est bien non.
Les premiers pas en Agriculture, en Astronomie, en Zoologie (ces
premiers pas faits par le fermier, le chasseur et le marin) nous
enseignent que dans la nature les dés sont toujours pipés ; que parmi
des déchets qu’elle entasse en monceaux se cachent des résultats sûrs
et utiles.
Avec quel calme et avec quel génie l’esprit ne s’approprie-t-il pas
l’une après l’autre les lois de la physique ! De quelles nobles émotions
le mortel ne se sent-il pas gonflé lorsqu’il pénètre dans les conseils de
la création et, par la connaissance, ressent le privilège d’ÊTRE. Son
intuition le rend plus subtil. La beauté de la nature rayonne dans sa
poitrine. De voir ceci, l’homme en est plus grand, et l’univers
moindre, car les relations du Temps et de l’Espace disparaissent
lorsque leurs lois sont connues.
Ici à nouveau, nous sommes impressionnés et découragés par
l’immensité de l’univers à explorer. « Ce que nous savons n’est rien à
côté de ce que nous ne savons pas. » Ouvrez n’importe quelle revue
scientifique récente et évaluez les problèmes qui sont suggérés
concernant la Lumière, la Chaleur, l’Électricité, le Magnétisme, la
Physiologie, la Géologie et demandez-vous si l’intérêt des sciences de
la nature risque d’être épuisé de sitôt.
Recensant de nombreuses particularités de cette discipline de la
Nature, nous ne devons point omettre d’en préciser deux :
L’exercice de la volonté, ou la leçon de puissance, est enseigné
dans chaque événement. Depuis le moment où l’enfant s’approprie
successivement ses différents sens jusqu’au moment où il dit : « Que
ta volonté soit faite ! », il apprend ce secret : il peut faire plier, par sa
volonté, non seulement les événements particuliers mais des groupes
immenses, que dis-je, toute la série des événements et aussi
soumettre les faits à cette volonté. La Nature est un parfait médiateur.
Elle est faite pour servir. Elle accepte la domination de l’homme aussi
humblement que l’âne sur lequel monta le Sauveur. Elle offre à
l’homme tous ses royaumes comme la matière brute qu’il peut
transformer en toute chose utile. L’homme ne se lasse jamais de la
travailler. De l’air subtil et délicat, il forge des mots sages et
mélodieux et leur donne des ailes pour en faire des anges de
persuasion et de commandement. L’une après l’autre, ses pensées
victorieuses se forment et font plier toute chose jusqu’à ce qu’en
définitive le monde devienne une volonté réalisée – le double de
l’homme.
2) Les objets sensibles se conforment aux prémonitions de la
Raison et reflètent la conscience. Toutes les choses sont morales, et
dans leurs changements illimités font sans cesse référence à la nature
spirituelle. Par conséquent, la Nature se revêt de la gloire des formes,
des couleurs et des mouvements ; afin que chaque sphère dans le ciel
le plus éloigné, chaque transformation chimique depuis le cristal le
plus grossier jusqu’aux lois de la vie, chaque transformation de la
végétation, depuis le premier principe de la croissance dans le
bourgeon d’une feuille jusqu’à la forêt tropicale et la mine de charbon
antédiluvienne, chaque fonction animale de l’éponge jusqu’à Hercule,
fasse entendre à l’homme, en un murmure ou en un coup de
tonnerre, les lois du bien et du mal, et fasse écho aux Dix
Commandements. Par conséquent, la Nature est à jamais l’alliée de la
Religion : elle prête son décorum et ses richesses au sentiment
religieux. Prophète, prêtre, David, Isaïe, Jésus ont largement puisé à
cette source. Ce caractère éthique pénètre l’os et la moelle de la
nature, au point de paraître la fin pour laquelle elle a été faite. Quel
que soit le but propre rempli par telle partie ou tel élément, c’est cela
sa fonction publique et universelle et il n’y a jamais aucune omission.
Rien dans la nature n’est épuisé après un premier usage. Lorsqu’une
chose a servi une fin jusqu’à l’extrême limite, elle reste entièrement
nouvelle pour un service ultérieur. En Dieu, chaque fin est convertie
en un moyen nouveau. Ainsi cet usage de la commodité, considéré en
soi, est mesquin et sordide. Mais il représente pour l’esprit un
enseignement dans la doctrine de l’Usage, à savoir, qu’une chose est
bonne uniquement dans la mesure où elle sert ; qu’une conspiration
entre les parties et les efforts tendant à la production d’une fin est
essentielle à tout être. La première manifestation grossière de cette
vérité est la formation inévitable – et que nous haïssons – au sens de
nos valeurs et de ce qui nous est nécessaire, le blé, la viande.
Le fait suivant a déjà été illustré : chaque processus naturel est la
version d’une loi morale. La loi morale réside au centre de la nature
et répand ses rayons jusqu’à sa circonférence. Elle est la moelle, la
quintessence de toute substance, toute relation, tout processus.
Toutes les choses auxquelles nous avons affaire nous adressent un
prêche. Qu’est-ce qu’une ferme, sinon un évangile muet ? La paille et
le grain, les mauvaises herbes et les plantes, la rouille, la pluie, les
insectes, le soleil – il y a là un symbole sacré depuis le premier sillon
du printemps jusqu’à la dernière meule que la neige hivernale
surprend dans les champs. Mais le marin, le berger, le mineur, le
marchand, dans leurs domaines respectifs, ont chacun une expérience
qui est en fait parallèle et qui conduit à la même conclusion : car
toutes ces organisations sont radicalement semblables. Il n’est pas
non plus permis de douter que ce sentiment moral qui parfume ainsi
l’air, croît dans le grain, et imprègne les eaux du globe, soit saisi par
l’homme et pénètre en son âme. L’influence morale de la nature sur
chaque individu correspond à cette somme de vérité qu’elle illustre
pour lui. Qui peut évaluer ceci ? Qui peut deviner quel degré de
fermeté le rocher battu par la mer a enseigné au pêcheur ? Quelle
tranquillité s’est réfléchie sur l’homme à partir du ciel : sur les
profondeurs sans tache de cet azur, les vents poussent sans cesse des
foules de nuages porteurs d’orage, sans laisser de ride ni de tache ?
Combien n’avons-nous pas appris des mimiques des bêtes, en labeur,
en prévoyance et en émotion ? Et que dire de la Santé, comme
prédicateur rigoureux de la maîtrise de soi ?
En cela est particulièrement appréhendée l’unité de la Nature –
l’unité dans la variété –, qui s’offre partout à nos yeux. Toute l’infinie
variété des choses forme une impression identique. Dans sa vieillesse,
Xénophane se plaignait de ce que – qu’il regarde ici ou là – les choses
revenaient toutes à la hâte vers l’Unité. Il était las de voir la même
entité dans la variété fastidieuse des formes. La fable de Protée est
d’une vérité chaleureuse. Une feuille, une goutte d’eau, un cristal, un
moment du temps sont reliés à l’ensemble et participent de la
perfection de l’ensemble. Chaque particule est un microcosme et
reflète fidèlement l’image du monde.
Les ressemblances existent non seulement dans les choses dont
l’analogie est évidente, par exemple lorsque nous détectons le type de
la main humaine dans l’aileron d’un saurien fossile, mais aussi dans
les objets pour lesquels existe, en apparence, une très grande
dissemblance. Ainsi Mme de Staël et Goethe appelaient-ils
l’architecture de la « musique ». Vitruve pensait qu’un architecte
devrait être musicien. « Une église gothique, disait Coleridge, est une
religion pétrifiée. » Michel-Ange prétendait que, pour un architecte,
la connaissance de l’anatomie était essentielle. Dans les oratorios de
Haydn, les notes offrent à l’imagination non seulement des
mouvements comme ceux du serpent, du cerf et de l’éléphant, mais
également des couleurs, comme le vert de l’herbe. La loi de
l’harmonie des sons réapparaît dans l’harmonie des couleurs. Dans
ses lois, le granit ne varie que selon la plus ou moins grande quantité
de chaleur de la rivière qui l’érode. La rivière, lorsqu’elle coule,
ressemble à l’air qui s’écoule au-dessus d’elle ; l’air ressemble à la
lumière qui le traverse de courants plus subtils. La lumière ressemble
à la chaleur qui, avec elle, voyage à travers l’Espace. Chaque créature
n’est qu’une modification de l’autre ; la ressemblance entre elles est
plus grande que la différence, et leur loi radicale est seule et unique.
Une loi s’appliquant à un art, ou la loi d’une organisation, se vérifie
dans toute la nature. Cette Unité est si intime que – on le voit
aisément –, elle se trouve sous le vêtement le plus caché de la Nature
et révèle sa source en l’Esprit universel. Car elle imprègne également
la Pensée. Toute vérité universelle que nous exprimons en mots
implique ou suppose toute autre vérité. Omne verum vero consonat.
C’est comme un grand cercle sur une sphère, comprenant tous les
cercles possibles ; qui cependant peuvent être dessinés et la
comprendre de la même manière. Toute vérité prise ainsi est le Tout
absolu vu d’un seul côté ; mais il a d’innombrables côtés.
Cette unité centrale est encore plus évidente lorsqu’il s’agit des
actes. Les mots sont des organes finis de l’esprit infini. Ils ne peuvent
recouvrir les dimensions de ce qui réside dans la vérité. Ils la brisent,
la morcellent et l’appauvrissent. L’acte est la forme parfaite et
divulguée de la pensée. L’acte juste semble combler le regard, et
exister en relation avec toute la nature. Le sage, en accomplissant une
chose, les accomplit toutes ; ou bien, dans la chose qu’il accomplit de
manière juste, il voit l’image de tout ce qui est fait de manière juste.
Les mots et les actes ne sont pas les attributs de la nature brute.
Ils nous amènent à la forme humaine dont tous les autres
agencements ne sont que des aspects dégradés. Lorsque celle-ci
apparaît au milieu de tant d’autres qui l’entourent, l’esprit la préfère à
tous les autres. Il dit : « De ceci j’ai retiré joie et connaissance ; en
ceci je me suis trouvé et j’ai pu me contempler ; je lui parlerai ; elle
peut s’exprimer à nouveau ; elle peut me donner une pensée déjà
formée et vivante. » En fait, le regard – l’esprit – est toujours
accompagné de ces formes, masculin et féminin ; et de façon
incomparable, elles nous renseignent de la manière la plus riche qui
soit sur le pouvoir et l’ordre qui se trouvent au cœur des choses.
Malheureusement, chacune de ces formes porte la marque de quelque
blessure ; elle est endommagée, et défectueuse en surface.
Néanmoins, bien différentes de la nature sourde et muette alentour,
elles reposent comme autant de chalumeaux sur l’incommensurable
océan de la pensée, et de tous les agencements elles sont les seules
qui conduisent à la vertu.
Ce ne serait pas une investigation désagréable que de suivre dans
le détail ce qu’elles apportent à notre instruction, mais où cela
s’arrêterait-il ? Pendant l’adolescence et la vie adulte, nous sommes
liés à des amis qui, comme les cieux et les eaux, vont de pair avec
l’étendue de nos idées ; qui, répondant chacun à une certaine
affection de l’âme, satisfont notre désir en ce domaine ; pour lesquels
il nous manque le pouvoir de les considérer avec assez de recul, afin
de les amender ou même simplement de les analyser. Nous ne
pouvons pas faire autrement que de les aimer. Lorsqu’une bonne
relation avec un ami nous a apporté un niveau d’excellence, et a
augmenté le respect que nous avons pour les ressources ainsi
envoyées par Dieu pour incarner notre idéal : lorsque de surcroît, il
est devenu un objet de pensée qui se transforme en notre esprit en
douce et solide sagesse – alors que sa personnalité garde tout son
effet inconscient –, nous avons là un signe : sa fonction touche à sa
fin et, habituellement, il est bientôt retiré de notre vue.
VI. L’Idéalisme
Ainsi la signification du monde indicible mais pourtant intelligible
et pouvant être mise en pratique est-elle transmise à l’homme, cet
éternel écolier, dans chaque objet perçu par les sens. À cette unique
fin de la Discipline, toutes les parties de la nature conspirent.
Un noble doute se présente sans cesse à l’esprit – et si cette fin
n’était pas la Cause finale de l’Univers ? et la nature existe-t-elle en
dehors de nous ?
Que Dieu instruise l’esprit humain, et en fasse ainsi le dépositaire
d’un certain nombre de sensations conformes, que nous appelons le
soleil et la lune, l’homme et la femme, la maison et le commerce, tout
cela est une explication suffisante de cette Apparence que nous
appelons le Monde. Dans ma totale impuissance à vérifier
l’authenticité de ce que me disent mes impressions sensorielles, à
savoir si ce qu’elles me transmettent correspond aux objets éloignés
de moi, quelle différence cela peut-il bien faire, qu’Orion se trouve là-
haut dans le ciel, ou qu’un dieu en peigne l’image au firmament de
l’âme ? Les relations entre les parties et la fin du tout restant les
mêmes, quelle différence y a-t-il à ce que la terre et la mer réagissent
l’une sur l’autre, que les mondes accomplissent leurs révolutions
innombrables et s’entremêlent sans fin – abîme béant sous un autre
abîme, galaxie équilibrant une autre galaxie, à travers l’absolu de
l’espace –, ou que, sans relations de temps et d’espace, les mêmes
apparences soient inscrites dans la constance de la foi de l’homme ?
Que la nature jouisse d’une existence extérieure bien réelle ou
n’existe que dans l’apocalypse de l’esprit, cela pour moi est
pareillement utile et vénérable. Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre cas,
pour moi, il reste idéal tant que je ne peux pas tester l’exactitude de
mes sensations.
Les esprits frivoles se gaussent de la théorie idéaliste, comme si
ses conséquences étaient burlesques ; comme si elle affectait la
stabilité de la nature. Ce qu’elle ne fait nullement. Dieu ne plaisante
jamais avec nous, et ne veut point compromettre la fin de la nature
en permettant quelque inconséquence dans le déroulement de son
cortège. Toute méfiance à l’égard de la permanence de ses lois
paralyserait les facultés de l’homme. Leur permanence est respectée
de manière sacrée et, en cela, sa foi est parfaite. Les rouages et les
ressorts de l’homme sont tous réglés sur l’hypothèse de la
permanence de la nature. Nous ne sommes pas construits comme un
vaisseau pour être ballottés, mais comme une maison pour nous tenir
solidement debout. La conséquence naturelle de cette structure est la
suivante : tant que les pouvoirs de l’action l’emportent sur ceux de la
réflexion, nous résistons avec indignation à toute insinuation
suggérant que la nature a une vie plus brève ou est plus changeante
que l’esprit. L’agent de change, le charron, le charpentier, celui qui
perçoit les péages sont tous fort contrariés par cette suggestion.
Mais alors que nous acquiesçons totalement à l’idée de
permanence des lois naturelles, la question de l’existence de la nature
dans l’absolu reste ouverte. La culture a, sur l’esprit humain, un tel
effet d’uniformité que notre foi en la stabilité de phénomènes
particuliers tels que la chaleur, l’eau, l’azote n’est pas ébranlée ; mais
ce même effet nous amène à considérer la nature comme un
phénomène, non une substance ; à attribuer une existence nécessaire
à l’esprit ; à voir la nature comme un accident et un effet.
Une sorte de croyance instinctive en l’existence absolue de la
nature est le propre des sens et de l’entendement qui ne se renouvelle
point. De leur point de vue, l’homme et la nature sont
indissolublement liés. Les choses sont des fins en elles-mêmes ne
regardant jamais au-delà de leur sphère. Cette foi est menée par la
présence de la Raison. Le premier effort de la pensée tend à relâcher
ce despotisme des sens qui nous lie à la nature comme si nous en
faisions partie, et nous montre la nature distante et se maintenant
pour ainsi dire à flot. Jusqu’à l’intervention de cet intermédiaire plus
élevé, l’œil animal voit avec une précision merveilleuse des contours
précis et des surfaces colorées. Lorsque s’ouvre l’œil de la Raison, au
contour et à la surface s’ajoutent immédiatement la grâce et
l’expression. Celles-ci proviennent de l’imagination et de l’affection, et
diminuent quelque peu la netteté anguleuse des objets. Que la Raison
soit stimulée pour exercer une vision plus sérieuse, et alors contours
et surfaces deviennent transparents, et ne sont même plus discernés ;
ce sont les causes et l’esprit qui sont vus à travers eux. Les meilleurs
moments de la vie sont ces éveils délicieux des puissances
supérieures, lorsque la nature, pleine de révérence, se retire devant
son Dieu.
Poursuivons afin d’indiquer quels sont les effets de la culture.
1) Notre première institution dans la philosophie de l’Idéalisme
est une suggestion de la Nature elle-même.
La Nature est faite pour conspirer avec l’esprit afin de nous
émanciper. Certains changements mécaniques, une légère variante de
notre situation ponctuelle nous informent de l’existence d’un
dualisme. Voir le rivage, d’un bateau en mouvement, ou d’un
dirigeable, ou encore à travers les teintes inhabituelles du ciel, nous
affecte de manière étrange. Le moindre changement dans notre point
de vue donne au monde entier l’allure d’un tableau. Celui qui voyage
rarement n’a qu’à monter dans une diligence et traverser sa propre
ville pour voir la rue se transformer en spectacle de marionnettes. Sur
le moment, il ne prend pas conscience des personnages : hommes,
femmes – bavardant, courant, échangeant, se querellant – artisan
sérieux, flâneur, mendiant, jeunes garçons, chiens – ou du moins il les
voit complètement détachés de toute relation avec le spectateur et il
les perçoit comme existant sous la forme d’apparences et non pas en
tant qu’êtres bien réels. Que de pensées nouvelles ne sont-elles pas
suggérées lorsque nous voyons un aspect d’un paysage familier
emporté par le mouvement rapide du chemin de fer ! Mais oui, les
objets les plus familiers (opérez un très léger changement dans
l’angle de vision) sont ceux qui nous plaisent le plus. Dans une
chambre noire, la carriole du boucher et la silhouette de quelqu’un de
notre famille nous amusent beaucoup. Ainsi, voir le portrait de
quelqu’un de très connu nous procure une réelle satisfaction. Tournez
les yeux à l’envers et regardez le paysage la tête entre les jambes,
voyez comme le tableau est agréable, bien que vous l’ayez vu maintes
fois ces vingt dernières années !
Dans ces cas-là, c’est par des moyens mécaniques qu’est suggérée
la différence entre le spectacle et le spectateur – entre la nature et
l’homme. De là surgit un plaisir mêlé d’effroi ; j’ose dire que l’on
ressent un premier degré du sublime provenant sans doute du fait
que l’homme par là même découvre qu’alors que le monde est un
spectacle, quelque chose en lui demeure stable.
2) D’une manière plus haute, le poète communique le même
plaisir. Par quelques touches, il délimite, comme dans l’éther, le soleil,
la montagne, le camp, la cité, le héros, la jeune fille, non point
différents de la connaissance que nous en avons, mais simplement
dégagés du sol et comme flottant devant nos yeux. Il décroche la
terre et la mer, les fait tourner autour de l’axe de sa pensée première,
et les dispose à nouveau. Possédé par sa passion héroïque, il utilise la
matière pour la traduire en symboles. L’homme attaché aux sens
conforme ses pensées aux choses ; le poète conforme les choses à ses
pensées. L’un estime que la nature est solide et bien enracinée ; pour
l’autre, elle est toute fluidité et il y imprime la marque de son être.
Pour lui, ce monde réfractaire est flexible et malléable ; il confère
l’humanité aux pierres et à la poussière, et en fait les paroles de la
Raison. L’Imagination peut être définie comme l’usage que la Raison
fait du monde matériel. Shakespeare possède, au-delà de tous les
poètes, le pouvoir de soumettre la nature aux besoins de l’expression.
Sa muse impériale jongle avec la création comme avec une balle et
s’en sert pour incarner n’importe quel caprice de sa pensée qui
prédomine en son esprit. Les espaces les plus lointains de la nature
sont visités, et les choses les plus éloignées et les plus éparses sont
rassemblées par un subtil lien spirituel. Nous prenons conscience du
fait que l’ampleur des choses matérielles est relative, et tous les objets
se réduisent ou s’amplifient pour servir la passion du poète. Ainsi,
dans ses sonnets, trouve-t-il que les chants d’oiseaux, les parfums et
les couleurs des fleurs sont l’ombre de sa bien-aimée, le temps qui la
retient loin de lui, sa poitrine ; le doute qu’elle a éveillé est son
ornement :
« L’ornement de la beauté est l’aile du Soupçon Corbeau qui vole
dans l’air le plus doux des cieux. »
Son amour n’est pas le fruit du hasard ; il croît, dès qu’il parle,
pour devenir ville ou État.
« Non, il fut construit loin des accidents du sort ;
Il ne souffre pas de l’ironie, de la pompe,
Et point ne tombe sous un servile mécontentement ;
Il ne craint pas la politique, cette hérétique,
Qui tisse des écheveaux d’heures brèves,
Mais il se dresse seul en parfait politique. »
Comparées à la forme de sa constance, les pyramides lui
paraissent récentes et transitoires. La fraîcheur de la jeunesse et de
l’amour l’éblouit par sa ressemblance avec le matin :
« Éloignez ces lèvres qui furent avec tant de douceur interdites ;
Et ces yeux, – telle l’aube naissante,
Lumières qui confondraient l’aurore. »
Soit dit en passant, il ne serait pas facile d’égaler, dans le domaine
littéraire, la beauté sauvage de cette hyperbole.
Cette transfiguration que la passion du poète fait subir à tous les
objets matériels – ce pouvoir qu’il exerce pour réduire ce qui est
grand et agrandir ce qui est petit – pourrait être illustrée par mille et
un exemples tirés de ses pièces. J’ai sous les yeux La Tempête, et ne
citerai que ces quelques vers :
Prospero : « Le promontoire, si solide sur sa base,
Je l’ai ébranlé, et par les griffes j’ai arraché
Le pin et le cèdre. »
Prospero fait appel à la musique pour apaiser la frénésie d’Alonzo
et de ses compagnons.
« Qu’un air solennel, le meilleur réconfort
D’une imagination malade, guérisse ton cerveau
Maintenant inutile, abcès à l’intérieur de ton crâne. »
Et encore :
« Vivement le charme se dissipe,
Et, comme le matin dérobe à la nuit ses ténèbres
Et les dissout, ainsi leur raison qui s’éveille
Chasse les brouillards de l’ignorance
Qui enveloppent encore la clarté de leur jugement.
Leur entendement
Commence à resurgir, et la marée qui approche
Va bientôt recouvrir les plages de leur raison
Encore endormie sous la boue fétide. »
La perception des affinités réelles entre les événements (c’est-à-
dire des affinités idéales, car celles-là seules sont réelles) permet donc
au poète de se libérer des formes et phénomènes les plus imposants
liés au monde, et d’affirmer la prédominance de l’âme.
3) Alors qu’ainsi le poète anime la nature de ses propres pensées,
il diffère seulement en ceci du philosophe : que l’un se propose la
Beauté comme fin principale ; et l’autre, la Vérité. Mais le philosophe,
non moins que le poète, considère l’ordre apparent et les relations
des choses entre elles comme l’empire de la pensée. « Le problème de
la philosophie, selon Platon, est, pour tout ce qui existe sous
condition, de trouver un terrain qui soit sans conditions et absolu. » Il
se fonde sur la croyance qu’une loi détermine tous les phénomènes
et, cette loi étant connue, les phénomènes deviennent prévisibles.
Cette loi, lorsqu’elle existe dans l’esprit, est une idée. Sa beauté est
infinie. Le vrai philosophe et le vrai poète ne font qu’un, et une
beauté, qui soit vérité et une vérité qui soit beauté, sont leur but
commun. Le charme de l’une des définitions de Platon ou d’Aristote
n’est-il pas strictement le même que le charme de l’Antigone de
Sophocle ? Dans un cas comme dans l’autre, une vie spirituelle a été
impartie à la nature ; le bloc apparemment solide de la matière a été
imprégné et dissous par une pensée ; l’être humain vulnérable a
pénétré les masses énormes de la nature, grâce à l’énergie de son
âme, et s’est reconnu dans leur harmonie, en d’autres termes, a
compris leur loi. Lorsque ce stade est atteint, en sciences physiques,
la mémoire se décharge de ses encombrants catalogues de points
particuliers et résume des siècles d’observation en une simple
formule.
Ainsi, même en physique, ce qui relève de la matière se dégrade
avant ce qui relève de l’esprit. L’astronome, le géomètre font
confiance à leur analyse irréfragable et dédaignent les résultats de
l’observation. La remarque sublime d’Euler sur sa loi des cercles, « on
trouvera ceci contraire à toute expérience et pourtant c’est la vérité »,
avait déjà transféré la nature dans le domaine de l’esprit et
abandonné la matière comme un cadavre que l’on rejette.
4) On a pu observer que la recherche intellectuelle engendrait
invariablement le doute quant à l’existence de la matière. Turgot
disait : « Celui qui n’a jamais douté de l’existence de la matière peut
être assuré qu’il n’a aucune aptitude pour les investigations
métaphysiques ; elle fixe l’attention sur des formes immortelles,
nécessaires et non créées de la nature, à savoir les Idées », et en leur
présence nous sentons que l’occurrence extérieure n’est qu’un rêve,
qu’une ombre. Alors que nous attendons dans cet Olympe des dieux,
nous voyons la nature comme un appendice de l’âme. Nous nous
élevons dans cette région, et savons que ce sont là les pensées de
l’Être suprême. « Ce sont celles-là qui furent de toute éternité, depuis
le commencement ; partout où se trouvait la terre. Lorsqu’il préparait
les cieux, elles étaient là ; lorsqu’il établit les nuages et lorsqu’il
donna la force aux sources dans les abîmes. Puis elles furent près de
lui, comme avec lui. Et d’elles, il prit conseil. »
Leur influence varie en proportion. Comme objets de science, elles
ne sont accessibles qu’à peu d’hommes. Cependant, tous sont
capables d’être élevés jusqu’à elles par la piété ou par la passion. Et
aucun homme n’entre en contact avec ces natures divines sans
devenir, à quelque degré, divin lui-même. Comme une âme nouvelle,
elles renouvellent le corps. Nous devenons physiquement agiles et
légers ; nous foulons l’air ; la vie n’est plus ennuyeuse et nous
pensons qu’elle ne le sera plus jamais. Nul ne craint la vieillesse ou le
malheur ou la mort en leur sereine compagnie, car il est transporté
hors du domaine du changement. Alors que nous contemplons la
nature dévoilée de la Justice et de la Vérité, nous apprenons la
différence entre l’absolu et le conditionnel ou le relatif. Nous
appréhendons l’absolu. Pour ainsi dire, pour la première fois, nous
existons. Nous devenons immortels, sachant que le temps et l’espace
sont des relations de la matière ; qu’avec une perception de la vérité
ou une volonté vertueuse, elles n’ont aucune affinité.
5) Finalement, la religion et la morale, qui peuvent être
correctement nommées la pratique des idées, ou l’introduction des
idées dans la vie, ont un effet analogue à celui de toute culture
inférieure en rabaissant la nature et en suggérant sa dépendance à
l’égard de l’esprit. La morale et la religion diffèrent en ceci que l’une
est le système des devoirs humains partant de l’homme, et l’autre, de
Dieu. La Religion inclut la personnalité de Dieu, et non pas la Morale.
Mais elles ne font qu’un dans le propos qui nous occupe. Toutes deux
foulent la nature aux pieds. La première et la dernière leçon de la
religion est la suivante : « Les choses visibles sont temporelles, les
choses invisibles sont éternelles. » Elle fait outrage à la nature. Elle
fait pour les illettrés ce que la philosophie a fait pour Berkeley et
Viasa. Le langage commun que l’on peut entendre dans les chapelles
des communautés les plus ignorantes est le suivant : « Méprisez les
spectacles chimériques de ce monde ; ils ne sont que songes, vanités,
ombres et non-réalité ; recherchez les réalités de la religion. » Le
dévot raille la nature. Certains théosophes sont arrivés à une forme
d’hostilité et d’indignation à l’égard de la matière ; tels les
manichéens ou Plotin. Ils se méfient et redoutent qu’une partie d’eux-
mêmes n’éprouve quelque nostalgie pour la bonne chère d’Égypte.
Plotin avait honte de son corps. En bref, ils pourraient tous dire de la
matière ce que Michel-Ange disait de la beauté apparente : « Elle est
l’herbe fragile et lasse dont Dieu revêt l’âme qu’il a appelée dans le
temps. »
Il apparaît clairement que le mouvement, la poésie, la science
physique, la recherche intellectuelle, la religion tendent tous à
affecter la conviction que nous avons de la réalité du monde
extérieur. Mais je tiens qu’il y a quelque chose d’ingrat à développer
avec trop de minutie les points particuliers de cette proposition
générale, à savoir que toute culture tend à nous imprégner
d’idéalisme. À l’égard de la nature, je n’ai aucune hostilité mais
l’amour d’un enfant. Je m’épanouis et je vis dans la chaleur du jour
comme le grain et la pastèque. Parlons-lui avec affabilité. Je ne veux
point jeter de pierres à une mère si belle, ni souiller un nid aussi
doux. Je souhaite seulement indiquer la position véritable de la
nature en ce qui concerne l’homme, savoir où il se situe étant le but
de toute instruction véritable ; étant donné que le but à atteindre est
l’objet de la vie humaine, c’est-à-dire la relation de l’homme avec la
nature. La culture nous fait inverser les conceptions grossières que
nous avons de la nature, et amène l’esprit à considérer comme
apparent ce qu’il avait l’habitude de considérer comme réel, et réel ce
qu’il considérait comme imaginaire. Les enfants, il est vrai, croient au
monde extérieur. Cette croyance selon laquelle il n’est qu’une
apparence est une pensée qui vient après coup, mais par la culture
cette conviction se fera jour dans l’esprit aussi sûrement que la
précédente.
L’avantage de la théorie idéaliste sur les croyances populaires est
la suivante : elle présente le monde de la façon qui est précisément la
plus désirable pour l’esprit. C’est en fait le point de vue qu’adopte la
Raison, à la fois spéculative et pratique, c’est-à-dire la philosophie et
la vertu. Car, à la lumière de la pensée, le monde est toujours perçu
par les sens ; et la vertu le subordonne à l’esprit. L’Idéalisme voit le
monde en Dieu. Il contemple le cercle complet des êtres et des
choses, des actions et des événements, de la nation et de la religion,
non pas comme une pénible accumulation, atome après atome, acte
après acte, lentement élaborée dans un Passé reculé, mais comme un
vaste tableau que Dieu peint dans l’éternité de l’instant pour la
contemplation de l’âme. Par conséquent, l’âme se détache d’une étude
trop microscopique et sans intérêt de ce tableau universel. Elle
respecte trop la fin pour se plonger dans les moyens. Elle voit dans le
christianisme quelque chose de plus important que les scandales liés
à l’histoire ecclésiastique ou les subtilités de la critique ; et,
manifestant peu de curiosité à l’égard des personnes ou des miracles,
elle ne s’émeut pas des lacunes des preuves historiques et accepte de
Dieu l’ensemble des phénomènes, tel qu’elle le trouve, comme la
forme pure et majestueuse de la religion en ce monde. Elle ne
s’échauffe ni ne s’emporte à la vue de ce qu’on appelle bonne ou
mauvaise fortune, à l’opposition ou à l’accord d’autrui. Aucun homme
n’est son ennemi. Quoi qu’il lui arrive, elle l’accepte comme faisant
partie de la leçon. Elle observe plus qu’elle n’agit, et elle n’agit qu’afin
de pouvoir mieux observer.
VII. L’Esprit
Il est essentiel, pour une théorie véritable de la nature et de
l’homme, de contenir des éléments de progrès. Des usages qui sont
vidés de leur sens, ou qui risquent de l’être, et des faits qui se bornent
à une affirmation ne peuvent être toute la vérité de cette noble
demeure où l’homme est abrité, et où toutes ses facultés trouvent à
s’exercer de manière juste et illimitée. Et tous les usages de la nature
peuvent se résumer en un seul, qui confère à l’activité humaine un
champ infini. À travers tous ses royaumes, jusqu’au voisinage et aux
confins des choses, elle est fidèle à la cause d’où elle tire son origine.
Elle parle toujours de l’esprit. Elle suggère l’absolu. Elle est,
perpétuellement, un effet. C’est une grande ombre indiquant toujours
le soleil derrière nous.
La Nature a un air de piété. Tout comme l’image de Jésus, elle se
tient, la tête inclinée et les mains croisées sur la poitrine. L’homme le
plus heureux est celui qui apprend de la nature même sa leçon de
prière.
De cette essence ineffable que nous appelons Esprit, celui qui
réfléchit le plus en dira le moins. Nous pouvons pressentir Dieu dans
les manifestations grossières et pour ainsi dire distantes de la
matière ; mais lorsque nous essayons de le définir et de le décrire, à
la fois le langage et la pensée nous font défaut, et nous sommes aussi
impuissants que des sots ou des créatures primitives. Cette essence
refuse de se laisser traduire en propositions, mais lorsque l’homme lui
a rendu un culte intellectuel, le ministère le plus noble que puisse
exercer la nature est de se montrer comme la manifestation visible de
Dieu. Elle est l’organe par lequel l’esprit universel parle à l’individu,
et qui s’efforce de ramener l’individu à ce même esprit.
Lorsque nous considérons l’Esprit, nous constatons que les points
de vue déjà évoqués ne comprennent pas l’entière circonférence de
l’homme. Nous devons ajouter quelques pensées qui s’y rattachent.
Trois problèmes sont posés à l’esprit par la nature : Qu’est-ce que
la matière ? D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? À la première de ces trois
questions, seulement, la théorie idéaliste répond. L’Idéalisme dit : la
matière est un phénomène, et non une substance. L’Idéalisme nous
fait connaître la contradiction totale qu’il y a entre l’évidence de notre
être et celle de l’être du monde. L’un est parfait, l’autre incapable
d’assurance ; l’esprit est une partie de la nature des choses ; le monde
est un rêve divin, dont nous allons peut-être bientôt sortir pour nous
éveiller à la gloire et à la certitude du jour. L’Idéalisme est une
hypothèse qui rend compte de la nature selon des principes qui ne
sont pas ceux de la charpenterie ou de la chimie. Cependant, s’il ne
faisait que nier l’existence de la matière, il ne satisferait point aux
exigences de l’esprit. Il laisse Dieu en dehors de moi. Il me laisse errer
sans but dans le splendide labyrinthe de mes perceptions. Alors le
cœur lui résiste, car il entrave l’affection en refusant aux hommes et
aux femmes la substance de l’être. La Nature est tellement imprégnée
de la vie humaine qu’il y a quelque chose qui touche à l’humanité
dans son aspect général ou tous ses points particuliers. Mais cette
théorie rend la nature étrangère à mes yeux, et ne rend pas compte
de la consanguinité que nous reconnaissons en elle.
Dans l’état actuel de notre connaissance, que cette théorie ne soit
donc qu’une hypothèse préliminaire utile, nous servant à évaluer
l’éternel distinguo entre l’âme et le monde.
Mais lorsque, suivant les pas invisibles de la pensée, nous en
venons à nous demander : d’où vient la matière ? et où va-t-elle ?,
bien des vérités se dressent devant nous, surgies des recoins de la
conscience. Nous apprenons que la plus haute est présente dans l’âme
humaine ; que l’auguste essence universelle, qui n’est pas la sagesse,
ou l’amour, ou la beauté, ou le pouvoir, mais tous à la fois et chacun
entièrement, est ce pour quoi toutes choses existent, et ce par quoi
elles sont ; que l’esprit crée ; que derrière la nature, à travers la
nature, l’esprit est présent ; un et non pas composé, il n’agit pas sur
nous de l’extérieur, c’est-à-dire dans l’espace et le temps, mais de
façon spirituelle, ou à travers nous ; par conséquent, l’esprit, c’est-à-
dire l’Être suprême, ne construit pas la nature autour de nous mais la
fait jaillir à travers nous, comme la vie de l’arbre fait jaillir des
branches et de nouvelles feuilles à travers les pores des anciennes.
Comme une plante sur la terre, ainsi l’homme repose dans le sein de
Dieu ; il est nourri par des fontaines qui ne tarissent point, et en tire,
selon ses besoins, une puissance inépuisable. Qui peut fixer des
limites aux possibilités de l’homme ? Après avoir respiré cet air, admis
à contempler l’absolu des natures de la justice et de la vérité, nous
apprenons que l’homme a accès à l’esprit du Créateur, qu’il est lui-
même créateur dans le domaine du fini. Ce point de vue, qui me
remet en mémoire où résident les sources de la sagesse et de la
puissance et indique la vertu comme :
« La clé d’or
Qui ouvre le palais de l’éternité »,
Ne te quaesiveris extra.
Beaumont et Fletcher
Le Coran
Roméo, s’il était mort, devrait être découpé en petites étoiles pour
embellir les cieux. Avec ce couple, la vie n’a pas d’autre but, ne
demande rien de plus, que Juliette – que Roméo. La nuit, le jour, les
études, les talents, les royaumes, la religion sont tous contenus dans
cette forme pleine d’âme, dans cette âme qui est toute forme. Les
amants font leurs délices de mots tendres, d’aveux de leur amour, de
comparaisons de leurs attentions. Lorsqu’ils sont seuls, ils se
consolent en se souvenant de l’image de l’autre. L’autre voit-il la
même étoile, le même nuage en train de se fondre, lit-il le même
livre, éprouve-t-il la même émotion qui en cet instant m’enchante ?
Ils essaient de peser leur affection et additionnant des avantages, des
prix, des amis, des possibilités, des biens, ils exultent en découvrant
qu’avec joie et très volontiers, ils donneraient tout, comme rançon,
pour la tête si belle et si chère à laquelle on ne touchera pas un
cheveu. Mais le sort de l’humanité pèse sur ses enfants. Danger, souci
et douleur sont leur lot, comme pour tous. L’Amour prie. Il conclut
des pactes avec le Pouvoir éternel pour le compte de cette chère
compagne. L’union ainsi effectuée, qui ajoute une valeur nouvelle à
chaque atome de la nature, car elle transforme chaque fil qui court à
travers tout le réseau des relations en un rayon doré et plonge l’âme
dans un élément nouveau et plus doux, n’est pourtant qu’un état
temporaire. Ce n’est pas toujours que les fleurs, les perles, la poésie,
les déclarations, l’abri même d’un autre cœur peuvent satisfaire cette
âme extraordinaire qui demeure dans l’argile. À la longue, elle
s’éveille et s’arrache à ces mots tendres qui ne sont que jouets et,
s’attelant à la tâche, aspire à des buts immenses et universels. L’âme
qui est dans celle de chacun, aspirant ardemment à la béatitude
parfaite, décèle des désaccords, des défauts et de la démesure dans le
comportement de l’autre. De là viennent la surprise, les remontrances
et la douleur. Cependant, ce qui les a attirés l’un vers l’autre était des
signes de beauté, signes de vertu ; et ces vertus sont toujours là, bien
qu’éclipsées. Elles apparaissent et réapparaissent, et continuent
d’attirer ; mais le regard change, se détache du signe et s’attache à la
substance. Ceci répare l’affection blessée. Pendant ce temps-là, à
mesure que la vie passe, elle s’avère être un jeu de permutation et de
combinaison de tous les possibles de chacune des deux parties, afin
d’utiliser toutes les ressources de chacun et de lui faire connaître la
force et la faiblesse de l’autre. Car la nature et la fin de cette relation
est que chacun représente pour l’autre la race humaine. Tout ce qui
existe dans le monde, qui est ou devrait être connu, est habilement
tissé dans la texture de l’homme et de la femme.
« L’être que l’amour nous destine et nous propose
Telle la manne, a en soi goût de toute chose. »
1. Cet essai a été publié dans Critique, juin-juillet 1992, nos 541-542.
2. Les deux éditions critiques fondamentales des Œuvres, Nietzsche Werke, plus de 20 vol.
parus, 1967 et suiv., et de la Correspondance, Nietzsche Briefe, 16 vol. en trois séries, plus un
registre, 1975-1987 ont été procurées l’une et l’autre par Giorgio Colli et Mazzino Monlinari
(Berlin/New York, Walter de Gruyter). Je traduis d’après ces éditions. La présente note
s’appuie encore sur l’ouvrage de Stanley Hubbard (Nietzsche und Emerson, Bâle, 1958), qu’il
complète par deux articles récents, tous deux publiés dans les Nietzsche Studien (Berlin/New
York, Walter de Gruyter) : Sander L. Gilman, « Nietzsches Emerson Lektüre : eine
unbekannte Quelle », 1980, t. IX, p. 406-431, et Vivetta Vivarelli, « Nietzsche und Emerson :
über einige Pfade in Zarathustras metaphorischer Landschaft », 1987, p. 227-263.
De Ralph Waldo Emerson aux Éditions Rivages
Société et solitude
La Confiance en soi et autres essais
À propos de cette édition