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Présentation

« Emerson a cette gaieté bienveillante et pleine d’esprit qui désarme


le sérieux. Il ne se rend pas compte à quel point il est déjà vieux, à
quel point il sera encore jeune à l’avenir… »
NIETZSCHE

Ralph Waldo Emerson (1803-1882), n’est pas seulement le


« philosophe de l’optimisme » du XIXe siècle. Il est aussi le défenseur
inspiré du sentiment de la nature. La confiance en soi emersionienne
donna à l’Amérique une nouvelle identité culturelle. Sa vision de
l’homme et de la nature est encore aujourd’hui d’une étonnante
modernité. C’est la raison pour laquelle La Nature occupe la première
place dans cette anthologie des Essais les plus célèbres d’Emerson.
ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES
payot-rivages.fr

Couverture : Femme dans un jardin, Pierre-Auguste Renoir © Bridgeman Images

© Emerson, [date]

© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2000


pour la traduction française

© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2018


pour la présente édition

Ouvrage publié sous la direction de Lidia Breda

ISBN : 978-2-7436-4367-6

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du
client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout
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juridictions civiles ou pénales. »
Préface

Emerson a cette gaieté bienveillante et pleine d’esprit qui


désarme le sérieux. Il ne se rend pas compte à quel point il est
déjà vieux, à quel point il sera encore jeune à l’avenir.
Nietzsche

Lorsque au début du XVIIe siècle, les Pilgrim Fathers abordent aux


rives du Nouveau Monde, leurs premières préoccupations sont de
conquérir des terres et d’établir la communauté de vie pour laquelle
ils se sont précisément expatriés. Cela ne signifie pas pour autant,
dans les décennies qui suivent, absence de littérature, mais cela
explique sans doute que les premiers écrivains des colonies
d’Amérique se rattachent à la tradition anglaise, qu’il s’agisse de
journaux intimes, de chroniques ou de poèmes. Au fil du temps,
à mesure que la société s’organise et que les idées évoluent, le pays
prend conscience de son identité pour arriver à la date charnière de
la Déclaration d’indépendance en 1776. Après la période coloniale, la
vie intellectuelle avait déjà pris un autre tour, par le débat d’idées et
la lutte pour la liberté. Au début du XIXe siècle, New York était le
centre de la vie littéraire. Mais c’est la Nouvelle-Angleterre avec
Boston et Concord qui, à partir de 1830, allait devenir le berceau du
mouvement transcendantaliste dont le représentant éminent, Ralph
Waldo Emerson, est l’un de ceux qui ont le plus contribué à donner
une nouvelle identité à l’Amérique.

Ralph Waldo Emerson naît à Boston le 25 mai 1803, son père est
alors ministre de la première église unitarienne de la ville ; héritier
d’une longue lignée de pasteurs, il appartient à une famille où la
tradition de rigueur morale va de pair avec l’expression forte de la
volonté et l’esprit de libre arbitre. À Boston, la tendance dominante
en matière de religion est alors l’unitarisme. Ce courant de pensée se
caractérise par une démarche pseudo-philosophique qui réfute le
dogme de la Trinité et insiste sur la nature humaine de Jésus-Christ,
tout en prônant une discipline sévère dans la vie quotidienne.
À la même époque, le romantisme (anglais mais aussi allemand)
vient également influencer l’air du temps et c’est dans ce climat riche
de courants contradictoires que va se forger la personnalité si
originale d’Emerson. Les coups du destin ne lui sont pas épargnés
puisque à l’âge de huit ans il devient orphelin. Après une jeunesse
austère et des études à Harvard, Emerson se destine au pastorat et
bientôt ses sermons attirent la foule des fidèles. Mais la facilité et
l’apparente réussite ne conviennent pas à sa nature. Son honnêteté
intellectuelle l’oblige à se démettre de ses fonctions dès lors qu’il ne
se sent plus en parfait accord avec le rituel qu’il doit enseigner.
Suivent alors des années noires : la mort de sa jeune femme, la
maladie grave de l’un de ses frères, des soucis de tous ordres le font
chanceler un instant jusqu’à l’hiver 1832 où il s’embarque pour
l’Europe. Conscient de sa dette à l’égard des écrivains anglais, il se
réjouit à l’idée de rencontrer les plus grands. Son voyage lui
apportera quelques désillusions mais la rencontre avec Carlyle restera
inoubliable. Parti à la recherche des autres, il sera finalement allé à la
découverte de lui-même et, désormais fortifié et libre, il pourra
consacrer sa vie à écrire et à répandre ses idées.
Après avoir épousé Lydia Jackson en 1835, il s’installe à Concord
près de Boston. L’année 1836 est marquée par la publication de l’essai
sur La Nature. Il est alors salué par la jeune génération qui voit en lui
le nouveau maître à penser et il devient le chef de file du
transcendantalisme autour duquel se regroupent les écrivains les plus
marquants de l’époque ; Thoreau, en particulier, voisin et disciple, a
fait de sa vie l’illustration des principes exposés par Emerson. Walden
relate l’expérience qu’il fit pendant deux ans de la vie dans une petite
cabane au fond des bois et les pensées qu’elle lui inspira.
En 1837, le discours sur « The American Scholar » – L’Intellectuel
américain – est un plaidoyer pour une culture résolument américaine
qui, selon le mot de James Russell Lowell, « coupe le câble qui
attachait l’Amérique à la pensée anglaise ». Quelques années plus
tard, en 1841 et en 1844, sont publiés deux recueils essentiels, les
deux séries d’Essais dans lesquels Emerson affirme ses principes. Si,
en 1848, il est invité à faire une tournée de conférences en Grande-
Bretagne, c’est parce qu’il apparaît aux Britanniques comme une
grande figure américaine, l’écrivain le plus significatif de sa
génération, et c’est en 1850 que sont regroupées ses conférences sur
les Hommes représentatifs de l’Humanité : Platon, Montaigne,
Shakespeare, Swedenborg, Goethe, Napoléon, ceux qu’il considère
comme des phares : le philosophe, le mystique, le sceptique, etc.
Quelques années plus tard, les Traits du caractère anglais (1856)
offrent une analyse pertinente du génie anglo-saxon. Ses derniers
livres, La Conduite de la vie en 1860 et Société et solitude en 1870,
reprennent sur le mode qui lui est cher – celui des essais – des
réflexions sur l’art, la vie, les travaux et les jours… Par ailleurs, sa
correspondance et son journal représentent une somme considérable
d’écrits. Il se rend encore une fois en Europe en 1872-1873 ; les
dernières années de sa vie s’écoulent dans le Massachusetts, où
visiteurs, disciples et écrivains viennent rendre visite au sage de
Concord. Lorsqu’il s’éteint le 27 avril 1882, il est unanimement
reconnu.

La culture d’Emerson est immense : depuis sa plus tendre


jeunesse, il pratique les auteurs grecs et latins, mais c’est à son retour
d’Europe, enrichi par les rencontres et les courants divers qu’il a pu
appréhender, qu’il va proposer un credo original, mêlant
harmonieusement néoplatonisme, pensée orientale, romantisme et
pratique chrétienne. Avec l’essai sur la nature en particulier, Emerson
apporte à la conscience américaine ce qui lui manquait jusqu’alors :
une légitimité et une assise philosophique. Ses affirmations montrent
clairement l’influence de la pensée stoïcienne sur une démarche qui
reste originale. Il prône une communion avec la nature par laquelle
l’homme qui fait confiance à son intuition peut avoir la révélation de
l’esprit divin qui se manifeste à chacun d’une façon particulière,
puisque chacun est, à sa manière, une étincelle de la divinité. Dans
ces pages, il insiste sur le double sens dans lequel il faut entendre le
mot nature : tout d’abord dans son acception philosophique, mais
aussi dans son sens courant ; concernant le continent américain,
privilégier un nouveau rapport à la nature c’est reconnaître son
omniprésence ; il s’agit aussi de suivre la nature qui donne les règles
de la vie heureuse. Son attachement à ce côté stoïcien éclaire en
partie l’attirance qu’il éprouve pour la personnalité et les écrits de
Montaigne à qui il consacra un long essai. Mais, parallèlement à
Montaigne, le choix de Goethe pour représenter l’écrivain reflète bien
son admiration pour la pensée allemande et les auteurs chez lesquels
il a puisé son inspiration : Kant, Schelling, Novalis… En définitive, il
n’est pas très éloigné des fondements de ce que l’idéalisme allemand
appelle Naturphilosophie.
Avant 1850, Emerson affirmait : « Aucune loi ne peut être sacrée à
mes yeux, si ce n’est celle de ma nature. Le bien et le mal ne sont que
des noms que l’on peut facilement transposer » ; et encore : « L’âme
devient » (becomes). Dans l’essai sur La Confiance en soi, en
particulier, bien des thèmes interpellent le lecteur ; tout d’abord ce
côté proprement américain, pas tellement éloigné de l’esprit
pionnier : « Aie confiance en toi : chaque cœur vibre à cette corde de
fer. » N’est-il pas aussi surprenant de lire sous la plume d’un ancien
pasteur de Nouvelle-Angleterre un réquisitoire en règle contre le
conformisme et, plus encore, une revendication du soi ? « [Dans la
société] la vertu la plus prisée est le conformisme… Elle [la société]
n’a qu’aversion pour la confiance en soi. Elle n’aime pas les réalités et
les créateurs mais les noms et les usages. J’espère que c’est la
dernière fois que nous entendons parler du conformisme et de la
cohérence… Une grande âme n’a rien à faire de cet esprit de
cohérence. Autant se préoccuper de son ombre sur le mur. » Ainsi,
chacun est encouragé à « devenir » ce qu’il est réellement. Il faut donc
être soi-même, vivre selon sa nature, et celui qui agit avec sincérité
en s’appliquant à sa tâche connaîtra, grâce à cet accomplissement,
une sérénité enjouée. « Je ne souhaite pas expier mais vivre. Ma vie
existe pour elle-même et non pour la parade… Ce que je dois faire est
tout ce qui me concerne, non pas ce que pensent les gens. » Le lecteur
d’aujourd’hui ne peut manquer de s’interroger sur les prolongements
ou les interprétations du message d’Emerson, mais comment lui
reprocher des dérives que sa sincérité, sa noblesse de caractère ne
pouvaient lui laisser entrevoir ?
À la fin des années 1880, dans Le Crépuscule des idoles,
« Divagations d’un inactuel », Nietzsche écrivait à propos d’Emerson :
« Un de ceux qui, d’instinct, ne se nourrissent que d’ambroisie, et qui
laissent de côté tout ce que les choses ont d’indigeste… Emerson a
cette gaieté bienveillante et pleine d’esprit qui désarme le sérieux. Il
ne se rend pas compte à quel point il est déjà vieux, à quel point il
sera encore jeune à l’avenir… »
Admiré par les Américains du XIXe siècle, reconnu par les
Européens de la même époque, Emerson est également lu au début
du XXe siècle, puis il tombe dans l’oubli, et le paradoxe est d’autant
plus fort que les préoccupations qui étaient les siennes trouvent un
écho chez les philosophes les plus récents.
S’il a été un formidable révélateur, un des grands penseurs de
Nouvelle-Angleterre, il faut aussi souligner le charme de son style
bien particulier. Dans les Essais, les digressions sont fréquentes et il
faut une attention soutenue pour suivre une pensée qui va –
volontairement – « à sauts et à gambades », mais brusquement la
formule se fait incisive, les mots crépitent… « La vérité est plus belle
que l’amour feint… Nous sommes des soldats de salon. Nous
esquivons l’âpre bataille du destin, là où naît la force… », et le lecteur
séduit se laisse prendre au timbre de cette voix qui l’interpelle avec
vigueur. Les exemples concrets empruntés à la vie courante ne
manquent pas non plus et nous renvoient l’image d’un homme
authentique qui sait tout le prix des choses les plus simples de
l’existence. « Mon livre devrait être rempli de l’odeur des pins et
résonner du bourdonnement des insectes. L’hirondelle au-dessus de
ma fenêtre devrait mêler à la toile que je tisse le fil ou le brin de
paille qu’elle porte dans son bec. »

La réflexion, chez Emerson, n’est jamais détachée de l’action et il


sut mettre en pratique l’idéal qu’il s’était fixé : simplicité de
l’existence et élévation de la pensée. « Rien en dehors de toi-même ne
peut t’apporter la paix. Rien ne peut t’apporter la paix, hormis le
triomphe des principes. »
Ce côté volontariste, résolument optimiste et énergique,
correspond bien à une image de l’Amérique, forte et solaire, mais les
derniers écrits, en particulier dans Société et solitude, laissent
entrevoir des zones plus sombres. Emerson comptait aussi parmi ses
amis des écrivains correspondant à un autre visage de l’Amérique :
Hawthorne, qui fut son voisin à Concord de 1842 à 1845, ne partagea
jamais ses idées et resta attaché à sa conception pessimiste de la
nature humaine. En songeant à ce côté noir de l’Amérique, on pense
à Edgar Poe et à Melville qui incarnèrent cette double image. Ces
deux images, le soleil rayonnant et le soleil noir, sont bien sûr des
symboles complémentaires comme le yin et le yang, mais la grande
force d’Emerson qui a opté pour l’image positive, celle de la
Confiance en soi, réside peut-être dans le sens qu’il a de la vie en son
foisonnement multiple ; dans ses pages, le lecteur d’aujourd’hui
retrouve satisfaction intellectuelle et plaisir esthétique fondus en un
seul mouvement ; mais plus encore, sa sérénité enjouée, son côté
d’homme de goût que soulignait Nietzsche, ses phrases fortement
martelées ou simplement belles, nous apportent une sagesse pratique
ouvrant la voie à une éthique de l’existence.
Monique BÉGOT
La nature

D’innombrables anneaux en une subtile chaîne


Du plus proche au plus lointain tous s’enchaînent ;
Partout où il se porte, le regard lit des présages,
Et la rose s’exprime en mille et un langages ;
Et l’humble ver de terre, s’efforçant d’être un homme,
Gravit toutes les spirales de la Forme.

Introduction
Notre époque est tournée vers le passé. Elle construit les
tombeaux de nos ancêtres. Elle écrit des biographies, des critiques, et
l’histoire du passé. Les générations précédentes contemplaient Dieu et
la Nature en face, nous les contemplons par leurs yeux. Pourquoi
n’éprouverions-nous pas la joie d’une relation originale avec
l’univers ? Pourquoi n’aurions-nous pas une poésie et une philosophie
fondées sur l’intuition et non sur la tradition, et une religion fondée
sur la révélation et qui ne soit point l’histoire de la leur ? Pendant une
saison, bien au cœur de la nature dont les flots de vie coulent autour
de nous et à travers nous et nous invitent par les forces qu’ils
procurent à agir en harmonie avec cette nature, pourquoi irions-nous
chercher à tâtons parmi les os desséchés du passé ou masquer la
génération actuelle de sa garde-robe fanée ? Le soleil brille aussi
aujourd’hui. Il y a encore de la laine et du lin dans les champs. Il y a
des terres nouvelles, des hommes nouveaux, des pensées nouvelles.
Exigeons des travaux qui nous soient propres, des lois et des cultes
qui soient les nôtres. Sans aucun doute, il n’y a pas de question que
nous puissions poser qui soit sans réponse. Nous devons faire
confiance à la perfection de la création, au point de croire que,
quelque curiosité que l’ordre des choses ait éveillée dans notre esprit,
ce même ordre des choses peut la satisfaire. La condition de tout un
chacun est une réponse en hiéroglyphes aux interrogations qu’il
pourrait formuler. Il vit d’abord cette condition dans l’action avant de
l’appréhender comme vérité. De la même manière, dans ses formes et
ses tendances, la nature trace déjà son propre dessein. Interrogeons
cette extraordinaire apparition qui brille si paisiblement autour de
nous. Cherchons à savoir pour quelle fin la nature existe.
Toute la science n’a qu’un but, à savoir, trouver une théorie de la
nature. Nous avons des théories des races et des fonctions mais
n’avons, jusqu’à présent, qu’une approche lointaine de l’idée de la
création. Nous sommes pour l’instant si loin de la route menant à la
vérité que ceux qui enseignent les religions se querellent et se
haïssent, et ceux qui se livrent à des hypothèses sont considérés
comme fous ou frivoles. Mais pour qui a un jugement sain, la vérité la
plus abstraite est la plus pratique. Chaque fois qu’une théorie
véritable apparaît, elle porte en elle sa propre évidence. Le critère de
sa valeur est sa capacité à expliquer tous les phénomènes ;
actuellement, beaucoup restent non seulement inexpliqués mais
inexplicables : tels que le langage, le sommeil, la folie, les rêves, les
bêtes, le sexe.
Vu sous l’angle de la philosophie, l’univers est composé de la
Nature et de l’Âme. Au sens strict, tout ce qui par conséquent est
distinct de nous, tout ce que la Philosophie considère comme le NON-
MOI, c’est-à-dire à la fois la nature et l’art, tous les autres hommes et
mon propre corps doivent être rangés sous l’étiquette de NATURE. En
énumérant les valeurs de la nature et en en faisant la somme,
j’utiliserai le mot dans les deux sens – à la fois dans l’acception
courante et dans l’acception philosophique. Dans des investigations
d’ordre aussi général que celle qui nous préoccupe ici, l’inexactitude
importe peu ; il n’y aura aucune confusion dans la pensée. La Nature,
au sens courant, fait référence aux essences inchangées par l’homme ;
l’espace, l’air, le fleuve, la feuille. L’art correspond au mélange de sa
volonté avec les mêmes objets, par exemple une maison, un canal,
une statue, un tableau. Mais ses interventions, prises toutes
ensemble, sont si insignifiantes (un peu de taille, de rapiéçage, de
nettoyage, de cuisson) que, s’agissant d’une impression aussi
extraordinaire que celle du monde sur l’esprit humain, elles ne
changent rien au résultat.

I. La Nature
Pour trouver la solitude, il faut qu’un homme se retire aussi bien
de sa chambre que de la société. Je ne suis pas seul lorsque je lis ou
écris, bien que personne ne soit avec moi. Mais si quelqu’un souhaite
se retrouver seul, qu’il regarde les étoiles. Les rayons qui proviennent
de ces mondes célestes formeront une séparation entre lui-même et
ce qu’il touchera. On pourrait croire que l’atmosphère a été rendue
transparente dans ce dessein précis, afin de faire sentir à l’homme,
grâce aux corps célestes, la présence perpétuelle du sublime. Comme
les étoiles paraissent magnifiques contemplées dans les rues des
villes ! Si elles n’apparaissaient qu’une seule nuit, tous les mille ans,
comme les gens les adoreraient, et à quel point ils auraient foi en
elles ; pendant des générations, ils garderaient le souvenir de la Cité
de Dieu qui leur aurait été montrée ! Mais ces envoyées de la beauté
apparaissent chaque nuit et éclairent l’univers de leur sourire plein de
réminiscences.
Les étoiles éveillent un certain respect car, bien que toujours
présentes, elles restent inaccessibles ; mais tous les objets naturels
créent une impression qui s’apparente à celle-ci, lorsque l’esprit est
ouvert à leur influence. La Nature ne revêt jamais une apparence
mesquine. Et l’homme le plus sage ne lui extorque pas non plus son
secret et il ne perd pas pour autant sa curiosité en découvrant toute
sa perfection. La Nature n’est jamais un jouet pour un esprit sage. Les
fleurs, les montagnes, les animaux reflètent la sagesse de ses heures
les plus heureuses, tout comme ils avaient enchanté la simplicité de
son enfance.
Lorsque nous parlons de la nature de cette façon, nous avons à
l’esprit un sens distinct mais pleinement poétique. Nous voulons
parler de l’intégrité de l’impression donnée par les multiples objets
naturels. C’est cela qui distingue le morceau de bois de charpente du
bûcheron de l’arbre du poète. Le paysage charmant que j’ai vu ce
matin est sans nul doute composé de vingt ou trente fermes. Miller
possède ce champ, Locke celui-là et Manning le bois qui s’étend au-
delà. Mais aucun d’entre eux ne possède le paysage. Aucun homme
n’est propriétaire de l’horizon, mais celui dont le regard peut
embrasser toutes les composantes, celui-là est poète. C’est là le
meilleur élément des fermes de ces propriétaires, mais leurs actes de
vente ne donnent aucun droit à ce titre de propriété-là.
À dire vrai, peu d’adultes savent voir la nature. La plupart des
gens ne voient pas le soleil. Du moins en ont-ils une vue très
superficielle. Le soleil ne fait qu’illuminer le regard de l’homme, mais
il rayonne dans le regard et le cœur de l’enfant. Celui qui aime la
nature est celui dont les sensations, intérieures et extérieures, sont
encore ajustées exactement les unes aux autres ; celui qui à l’heure de
la maturité a gardé son âme d’enfant. Ses relations avec le ciel et la
terre deviennent partie de sa nourriture quotidienne. En présence de
la nature, l’homme est parcouru d’un sauvage frisson de délice, en
dépit de la réalité de ses peines. La Nature se dit : il est ma créature
et, malgré tous ses chagrins insolents, avec moi il se réjouira. Ce n’est
pas le soleil seul, ou l’été seul, mais chaque heure et chaque saison
qui accordent leur tribut de délices ; car chaque heure et chaque
changement correspondent à un état d’esprit différent, et le
permettent, depuis midi hors d’haleine, jusqu’aux plus épaisses
ténèbres de minuit. La Nature est un décor qui convient aussi bien à
un épisode comique qu’à une scène de deuil. Pour quelqu’un en
bonne santé, l’air est un cordial d’une incroyable vertu. Traversant, au
crépuscule, un pré communal désert, pataugeant dans les flaques de
neige fondue, sous un ciel chargé de nuages, et n’ayant présent à
l’esprit aucun événement qui aurait pu me réjouir, j’ai éprouvé un
sentiment d’exaltation totale. J’ai fait l’expérience d’une joie au bord
de la peur. Dans les bois, également, un homme se dépouille des
années comme le serpent de sa mue et, quelle que soit la période de
sa vie, il demeure toujours enfant. Dans les bois réside la perpétuelle
jeunesse. Parmi ces plantations de Dieu règnent dignité et sainteté ;
un banquet perpétuel est dressé, et l’invité ne voit pas comment,
même en mille ans, il pourrait s’en lasser. Dans les bois, nous
retournons à la raison et à la foi. Là, je sens que rien dans l’existence
ne peut m’échoir – ni disgrâce, ni calamité (à condition que je garde
la vue), que la nature ne puisse réparer. Debout sur le sol dénudé, la
tête baignée par l’air vif, transporté par l’espace infini, tout égoïsme
mesquin disparaît. Je deviens un globe oculaire transparent ; je ne
suis rien ; je vois tout ; les courants de l’Être universel circulent à
travers moi ; je fais partie intégrante de Dieu. Les noms de mes amis
les plus proches semblent alors étrangers ou accidentels : être frères,
connaissances, maître ou valet, tout cela est sans importance et ne
peut que déranger. Je suis l’amant de la beauté immortelle et sans
limites. Dans les bois, je trouve quelque chose de plus cher et de plus
intime que dans les rues ou dans les villages. Dans un paysage
tranquille, et particulièrement sur la ligne de l’horizon lointain,
l’homme contemple quelque chose d’aussi beau que sa propre nature.
Le plus fort sentiment de délice que les champs et les bois
procurent est de suggérer une relation occulte entre l’homme et le
règne végétal. Je ne suis pas seul et non reconnu. Ils me font signe, et
moi de même. Le frémissement des branches sous l’orage est à la fois
ancien et nouveau pour moi. Il me prend par surprise, et pourtant il
n’est pas inconnu. Leur effet est semblable à celui d’une pensée plus
élevée ou d’une émotion plus riche qui m’envahit alors que j’estimais
penser juste ou agir bien.
Cependant il est certain que le pouvoir de produire cette sensation
de délices ne réside pas dans la nature, mais dans l’homme, ou dans
une harmonie des deux. Il est nécessaire de n’user de ces plaisirs
qu’avec beaucoup de tempérance. Car la nature n’est pas toujours
revêtue de ses habits de gala, mais le même décor qui, hier, exhalait
son parfum et scintillait comme pour accueillir les danses des
nymphes est aujourd’hui empreint de mélancolie. La Nature porte
toujours les couleurs de l’esprit. Pour l’homme qui se débat dans le
malheur, la chaleur de son propre feu est pleine de tristesse. Il y a
aussi une sorte de mépris du paysage, qu’éprouve celui à qui la mort
vient de ravir un ami cher. Le ciel est moins grand lorsqu’il se referme
sur des peuples moins dignes.
II. La Commodité
Quiconque considère la finalité du monde discernera une
multitude d’usages qui entrent tous pour partie dans ce résultat. Il
convient, pour tous ces usages, de les ranger dans l’une des catégories
suivantes : la Commodité, la Beauté, le Langage et la Discipline.
Sous le terme général de commodité, je range tous ces avantages
que nos sens doivent à la nature. Cela, bien sûr, est un bénéfice
temporaire, intermédiaire et non point fondamental comme le service
rendu à l’âme. Cependant, bien que peu élevé, il est parfait en soi et
c’est le seul usage de la nature que tous les hommes ont la possibilité
d’appréhender. La misère de l’homme ne semble plus qu’irritabilité
puérile lorsque nous prenons la mesure des réserves de prodigalité
constante que la nature a constituées pour assurer sa subsistance et
lui apporter la joie sur cette boule verte qui le fait tourner dans les
cieux. Quels anges ont inventé ces splendides ornements, ces riches
commodités, cet océan d’air au-dessus de nous, cet océan d’eau en
dessous, et ce firmament terrestre entre les deux ? Ce zodiaque de
lumières ? Ce dais de nuages retombant en draperies, ce manteau
zébré de climats, cette année aux quatre saisons ? Bêtes, feu, eau,
pierres et air sont à son service. Le champ est à la fois le sol, son
atelier, son lieu de détente, son jardin et son lit.
« Plus de domestiques sont au service de l’homme
Qu’il n’y prend garde. »
La Nature lorsqu’elle pourvoit aux besoins de l’homme est non
seulement le matériau, mais aussi le processus et le résultat. Toutes
ses parties travaillent, main dans la main pour le bénéfice de
l’homme. Le vent sème la graine ; le soleil fait s’évaporer la mer ; le
vent souffle cette vapeur vers les champs ; la glace, de l’autre côté de
la planète, condense la pluie de ce côté-ci ; la pluie nourrit la plante ;
la plante nourrit l’animal, et ainsi les circulations sans fin de la divine
charité nourrissent l’homme.
Les arts qui nous rendent service sont des reproductions – ou des
combinaisons nouvelles dues à l’intelligence humaine – des mêmes
bienfaiteurs naturels. L’homme n’attend plus les brises favorables,
mais, grâce à la vapeur, il donne vie à la fable du sac d’Éole et
transporte les trente-deux vents dans la chaudière de son bateau.
Pour atténuer les frottements, il pave les rues au moyen de ferrures
et, grimpant sur un coche avec toute une cargaison de gens,
d’animaux et de marchandises derrière lui, comme une flèche il
traverse le pays de ville en ville, pareil à l’aigle ou l’hirondelle qui
fendent l’air. Par l’assemblage de toutes ces aides prises ensemble,
comme la face du monde a changé depuis l’époque de Noé jusqu’à
celle de Napoléon ! Prenez un simple citoyen, un pauvre homme : des
villes, des vaisseaux, des canaux et des ponts sont construits pour lui.
Il va à la poste, et ce sont tous les hommes qui deviennent ses
garçons de course ; chez le libraire, et ce sont tous les hommes qui,
pour lui, lisent et écrivent sur tout ce qui se passe ; au tribunal, et les
nations réparent les torts qui lui ont été faits. Il installe sa maison au
bord de la route, et chaque matin ce sont tous les hommes qui
enlèvent la neige à la pelle et lui dégagent un accès.
Mais il n’est pas nécessaire de donner d’autres exemples
spécifiques dans cette catégorie d’usages. Le catalogue est sans fin, et
les exemples si évidents, que je les laisserai à la réflexion du lecteur,
en faisant cette remarque générale, que ce profit qui a quelque chose
de mercenaire concerne en fait un bien plus éloigné. L’homme est
nourri non pas afin d’être nourri, mais afin qu’il puisse travailler.

III. La Beauté
Un besoin plus noble de l’homme est servi par la nature, à savoir,
l’amour de la Beauté.
Les anciens Grecs appelaient le monde « cosmos », beauté. Telle
est la constitution de toutes choses, ou tel le pouvoir plastique de
l’œil humain que les formes primaires comme le ciel, la montagne,
l’arbre, l’animal nous procurent une grande joie en elles-mêmes et
pour elles-mêmes ; un plaisir né du contour, de la couleur, du
mouvement et des formes groupées ensemble. Cela semble, en partie,
dû à l’œil lui-même. L’œil est le meilleur des artistes. Par l’interaction
entre sa structure et les lois de la lumière, naît la perspective qui
intègre chaque groupe d’objets, quel que soit leur caractère, à
l’intérieur d’un globe bien coloré et bien ombragé, de telle sorte que
là où les objets pris isolément sont quelconques et sans intérêt, le
paysage qu’ils composent est rond et symétrique. Et de même que
l’œil est le meilleur compositeur, ainsi la lumière est le premier des
peintres. Si laid soit-il, il n’existe aucun objet qui ne soit rendu beau
par une lumière intense. Et le stimulus qu’elle apporte à la sensation,
ainsi que cette sorte d’infinité qu’elle possède, comme l’espace et le
temps, apportent un éclat enjoué à la matière. Même un cadavre a
une beauté qui lui est propre. Mais, au-delà de cette grâce générale
répandue de manière diffuse sur la nature, presque toutes les formes
individuelles sont agréables à l’œil, comme cela est prouvé par les
innombrables imitations que nous faisons de certaines d’entre elles :
le gland, le raisin, la pomme de pin, l’épi de blé, l’œuf, les ailes et la
forme de la plupart des oiseaux, la griffe du lion, le serpent, le
papillon, les coquillages, les flammes, les nuages, les bourgeons, les
feuilles et les silhouettes de nombreux arbres, le palmier par exemple.
Afin de mieux les examiner, nous pouvons répartir ses aspects en
trois points.
1. La simple perception des formes naturelles est un délice.
L’influence des formes et des actions dans la nature est si nécessaire à
l’homme que, dans ses fonctions les plus humbles, elle semble résider
aux confins de la commodité et de la beauté. Pour le corps et l’esprit
qui ont été crispés par un travail nocif, ou une compagnie
désagréable, la nature se fait réparatrice et restaure leur énergie. Le
marchand, l’avocat, chacun quitte son travail et le vacarme des rues,
voit le ciel et les bois et se sent à nouveau un homme. Il se retrouve,
dans leur calme éternel. Pour sa santé, l’œil semble exiger un horizon.
Nous ne sommes jamais las, tant que nous pouvons voir suffisamment
loin.
Mais, à d’autres heures, la Nature nous comble par son charme
sans que s’y mêle aucun profit corporel. Là-haut, de la colline où est
adossée ma maison, je vois le spectacle du matin, de la pointe du jour
au lever du soleil, en éprouvant des émotions qu’un ange pourrait
partager. Les longues barres élancées des nuages glissent comme
poissons dans un océan de lumière cramoisie. De la terre, comme
d’un rivage, mon regard se perd dans cet océan silencieux. J’ai
l’impression de participer à des transformations rapides ; l’action de
cet enchantement atteint mon humble personne, je m’épanouis et
conspire avec le vent du matin. À quel point la Nature, à partir de
quelques éléments très simples, ne fait-elle pas de nous des dieux ?
Donnez-moi le temps et la santé, et je tournerai en ridicule le faste
des empereurs. L’aube est mon Assyrie ; le coucher de soleil et la lune
montante ma Paphos, et d’inimaginables royaumes de féerie ; le plein
midi sera mon Angleterre de sens et d’entendement, la nuit, mon
Allemagne de rêves et de philosophie mystique.
Hier soir, le charme d’un soleil couchant de janvier n’était pas
moins grandiose, simplement notre sensibilité est moins vive dans la
mi-journée. Les nuages se divisaient et se subdivisaient en flocons
roses diaprés de teintes d’une incroyable délicatesse et il y avait tant
de vie et de douceur dans l’air, qu’il était douloureux d’entrer à
l’intérieur. Qu’était-ce donc que la nature voulait nous dire ? N’y
aurait-il aucun sens dans la vivante quiétude de la vallée derrière la
fabrique, que ni Homère ni Shakespeare ne pourraient traduire en
mots à mon intention ? Au couchant les arbres dépouillés de leurs
feuilles deviennent flèches de feu se détachant sur le bleu de l’orient
en toile de fond ; les calices des fleurs fanées pareils à des étoiles,
chaque tige desséchée, et le chaume couvert de givre, tous
contribuent pour leur part à cette musique silencieuse.
Les habitants des villes supposent qu’un paysage n’est agréable
que pendant la moitié de l’année. Je m’enchante des grâces d’un
paysage d’hiver et je crois qu’il nous touche tout autant que les influx
bienfaisants de l’été. Pour le regard attentif, chaque moment de
l’année a sa beauté propre, et dans le même champ, le regard
contemple, à chaque heure, une image jamais vue auparavant et qui
ne sera jamais revue. Les cieux changent à tout moment et reflètent
leur gloire ou leur mélancolie sur la plaine en dessous d’eux. L’état de
la récolte dans les fermes alentour modifie l’expression de la terre,
semaine après semaine. La succession des plantes locales dans les
pâturages et le long des routes formant l’horloge silencieuse par
laquelle le temps égrène les heures d’été, rendent même l’écoulement
du jour sensible à un observateur attentif. Les tribus d’oiseaux et
d’insectes, tout comme les plantes qui arrivent ponctuellement, le
moment venu, se succèdent et l’année a de la place pour tous. Près
des cours d’eau, la variété est plus grande encore. En juillet, dans les
zones peu profondes de notre agréable rivière, la pontédérie bleue ou
herbe à brochet fleurit en larges massifs, tout bruissants de papillons
jaunes, sans cesse en mouvement. L’art ne peut rivaliser avec cette
splendeur de pourpre et d’or. En réalité, la rivière est un perpétuel
gala et peut se vanter chaque mois d’une nouvelle parure.
Mais cette beauté de la nature qui est vue et ressentie comme la
beauté n’en est que la moindre part. Les spectacles du jour, le matin
plein de rosée, l’arc-en-ciel, les montagnes, les vergers en fleurs, les
étoiles, le clair de lune, les reflets dans l’eau calme, et tant d’autres, si
nous les recherchons avec trop d’insistance, deviennent de simples
spectacles et se moquent de nous par leur côté irréel. Sortez de chez
vous pour voir la lune et vous ne trouverez que clinquant ; elle ne
vous apportera pas le même plaisir que lorsqu’elle éclaire un voyage
que vous devez faire. Qui pourrait jamais saisir la beauté essentielle
qui luit dans les après-midi jaunes d’octobre ? Allez la chercher, et
elle a disparu ; ce n’est qu’un mirage lorsque vous regardez par les
fenêtres de la diligence.
2. La présence d’un élément supérieur, c’est-à-dire de l’élément
spirituel, est essentielle à la perfection de la beauté. La haute et
divine beauté qui peut être aimée sans rien d’efféminé est celle qui se
trouve en combinaison avec la volonté de l’homme. La beauté est la
marque que Dieu dépose sur la vertu. Toute action naturelle est
pleine de grâce. Tout acte héroïque possède également une certaine
beauté et fait rayonner le lieu où il se passe et ceux qui y assistent.
Les grandes actions nous enseignent que l’univers est la propriété de
tout individu qui s’y trouve. Tout être doué de raison possède toute la
nature en héritage, comme son domaine propre. Elle est sienne, s’il le
désire. Il peut s’en dépouiller, il peut ramper pour se cacher dans un
coin, et abdiquer son royaume, comme le font la plupart des
hommes, mais de par sa constitution, il a droit au monde entier. Il
appréhende le monde, la mesure de l’énergie de sa pensée et de sa
volonté. « Toutes les choses pour lesquelles les hommes labourent,
construisent ou naviguent, obéissent à la vertu », écrit Salluste. « Les
vents et les vagues, écrit Gibbon, sont toujours du côté des
navigateurs les plus expérimentés. » Il en va de même pour le soleil,
la lune et toutes les étoiles du ciel. Lorsqu’une action noble est
accomplie – surtout dans un cadre d’une grande beauté naturelle ;
par exemple lorsque Léonidas et ses trois cents martyrs agonisent
pendant un jour entier, et que le soleil et la lune se penchent sur eux
dans l’abrupt défilé des Thermopyles ; lorsque Arnold Winkelried,
dans les Alpes, sous la menace d’une avalanche, attire de son côté un
faisceau de lances autrichiennes afin d’avoir une percée pour ses
camarades –, ces héros n’ont-ils pas bien droit à ajouter la beauté du
cadre à la beauté de l’acte ? Lorsque la caravelle de Christophe
Colomb approche des rivages d’Amérique – devant elle, la plage où
sont rassemblés les sauvages ayant fui leurs huttes de bambou ;
derrière, l’océan ; et tout autour les montagnes pourpres de l’archipel
Caraïbe –, peut-on détacher l’homme de ce vivant tableau ? Le
Nouveau Monde ne se drape-t-il pas dans ses savanes et ses bosquets
de palmiers comme en un manteau approprié ? Il en est toujours
ainsi : la beauté naturelle s’infiltre comme l’air et enveloppe les
actions d’éclat. Lorsque sir Harry Vane fut tiré jusqu’en haut de Tower
Hill, sur un traîneau, afin d’être puni de mort pour avoir défendu la
cause des lois anglaises, une voix dans la multitude cria : « Jamais
vous n’avez été assis sur siège plus glorieux ! » Charles II, pour
intimider les citoyens de Londres, fit traîner le patriote lord Russell
en chariot découvert dans les principales rues de la cité pour le
conduire à l’échafaud. « Mais, commente son biographe, la foule crut
voir la liberté et la vertu assises à côté de lui. » Dans des lieux privés,
parmi des objets sordides, une action vraie ou héroïque semble
immédiatement attirer à elle le ciel qui devient son temple et le soleil
son flambeau. La Nature tend les bras pour enlacer l’homme, pourvu
que les pensées de celui-ci l’égalent en grandeur. C’est volontiers
qu’elle suit ses pas, en compagnie de la rose et de la violette, et
incline ses lignes de grandeur et de grâce pour parer son enfant chéri.
Que ses pensées soient d’une ampleur égale et le cadre conviendra au
tableau. L’homme vertueux est à l’unisson avec les œuvres de la
nature et forme la figure centrale de la sphère visible. Homère,
Pindare, Socrate, Phocion s’associent et s’ajustent dans notre
mémoire à la géographie et à l’histoire de la Grèce. Les cieux visibles
et la terre s’associent à la souffrance de Jésus. Et dans la vie courante,
quiconque a vu quelqu’un possédant une forte personnalité et un
naturel enjoué aura remarqué avec quelle aisance il entraîne tout
derrière lui – gens, opinions, le jour, la nature deviennent alors ses
auxiliaires.
3. La beauté du monde peut encore être considérée sous un autre
aspect : c’est-à-dire lorsqu’elle devient un objet de l’intelligence. En
plus de leur relation à la vertu, les choses ont une relation à la
pensée. L’intellect recherche l’ordre absolu des choses, telles qu’elles
résident dans l’esprit de Dieu, et sans les couleurs de l’affection. Les
pouvoirs de l’intellect et les pouvoirs de l’action semblent se succéder,
et l’activité exclusive de l’un génère l’activité exclusive de l’autre. Il y
a quelque inimitié de l’un à l’autre, mais ils existent en alternance ;
comme pour les temps de nourriture et de travail chez les animaux,
chacun prépare l’autre qui lui succédera. Par conséquent, la beauté
qui, comme nous l’avons vu, en relation avec les actions vient sans
être recherchée, cette beauté demeure pour être poursuivie et
appréhendée par l’intellect ; puis, à son tour, par le pouvoir de
l’action. Rien de divin ne meurt. Tout ce qui est bien se reproduit
éternellement. La beauté de la nature se reforme dans l’esprit, non
point pour une contemplation stérile, mais pour une nouvelle
création.
Tous les hommes sont, à des degrés divers, sensibles au visage du
monde, certains jusqu’à en éprouver une ivresse délicieuse. Cet
amour de la beauté est le Goût. D’autres éprouvent le même amour
de façon si excessive que, non contents de l’admirer, ils cherchent à
l’incarner dans des formes nouvelles. La création de la beauté est
l’Art.
La production d’une œuvre d’art jette un éclairage sur le mystère
de l’humanité. Une œuvre d’art est une abstraction ou la quintessence
du monde. Elle est le résultat ou l’expression de la nature, en
miniature. Car, bien que les œuvres de la nature soient innombrables
et toutes différentes, leur résultat ou leur expression est similaire et
unique. Une feuille, un rayon de soleil, un paysage, l’océan laissent
dans l’esprit une impression analogue. Ce que tous ont en commun –
cette perfection, cette harmonie –, c’est la beauté. Le critère de la
beauté réside dans le cercle entier des formes naturelles – la totalité
de la nature ; ce que les Italiens expriment en définissant la beauté
comme il più nell’uno. Rien n’est beau isolément, rien n’est beau que
pris dans le tout. Un objet isolé n’est beau que dans la mesure où il
évoque cette grâce universelle. Le poète, le peintre, le sculpteur, le
musicien, l’architecte, chacun cherche à concentrer ce rayonnement
du monde sur un point, et chacun, dans ses œuvres diverses, cherche
à satisfaire cet amour de la beauté qui l’incite à créer. Ainsi l’Art est-il
un peu de la nature exprimé au travers de l’alambic de l’homme.
Ainsi, dans l’art, la Nature est à l’œuvre au travers de la volonté d’un
artiste empli de la beauté de ses premières œuvres.
Ainsi le monde existe pour que l’âme puisse satisfaire son désir de
beauté. J’appelle cet élément une fin ultime. Pourquoi l’âme cherche-
t-elle la beauté ? On ne peut ni en demander la raison, ni en donner
une. La Beauté, dans son sens le plus vaste et le plus profond, est une
expression de l’univers. Dieu est toute bonté. La Vérité, la bonté, la
beauté ne sont que des visages différents du même Tout. Mais la
beauté dans la nature n’est pas la fin ultime. Elle n’est que le héraut
de la beauté intérieure et éternelle, et n’est pas à elle seule un bien
solide et satisfaisant. Elle doit être prise comme une partie, et non
comme la dernière ou la plus haute expression de la cause finale de
la Nature.

IV. Le Langage
Le langage est une troisième facilité dont la nature offre la
jouissance à l’homme. La Nature est le véhicule de la pensée, à la fois
d’une manière simple puis double, et même triple.
1) Les mots sont des signes de faits naturels.
2) Les faits naturels particuliers sont les symboles de faits
spirituels particuliers.
3) La Nature est le symbole de l’esprit.

1) Les mots sont des signes de faits naturels. L’utilité de l’histoire


naturelle est de nous offrir une aide pour comprendre l’histoire
surnaturelle ; l’utilité de la création extérieure, de nous offrir le
langage qu’il nous faut pour les êtres et les changements de la
création intérieure. Si l’on remonte à sa racine, chaque mot utilisé
pour exprimer un fait moral ou intellectuel s’avère être emprunté à
quelque apparence matérielle. Juste signifie droit ; faux signifie
tordu. L’esprit signifie le souffle, transgression signifie le
franchissement d’une ligne ; hautain correspond à un haussement du
sourcil. Nous disons « cœur » pour exprimer l’émotion, « tête » pour
signifier la pensée ; pensée et émotion sont des mots empruntés au
domaine des choses sensibles et convenant désormais à la nature
spirituelle. Une grande partie du procédé par lequel cette
transformation s’opère est cachée à nos yeux, remontant à l’époque
lointaine de la formation du langage ; mais on peut observer la même
tendance chez les enfants. Les enfants et les êtres primitifs
n’emploient que des noms, ou des noms d’objet, et les convertissent
en verbes qu’ils utilisent pour désigner l’acte mental correspondant.
2) Mais cette origine de tous les mots qui expriment une portée
spirituelle – fait tellement évident dans l’histoire de la langue – est la
moindre de nos dettes à l’égard de la nature. Ce ne sont pas
seulement les mots qui sont emblématiques ; les choses sont
emblématiques. Tout fait naturel est un symbole d’un fait spirituel.
Toute apparence dans la nature correspond à un état d’esprit et cet
état d’esprit ne peut se décrire qu’en présentant cette apparence
naturelle comme son image. Un homme courroucé est un lion, un
homme rusé, un renard, quelqu’un de solide est un roc, un savant, un
flambeau. Un agneau symbolise l’innocence ; un serpent, la
malveillance subtile ; les fleurs expriment à nos yeux les affections
délicates. La lumière et les ténèbres sont nos expressions familières
pour désigner la connaissance et l’ignorance ; et la chaleur, l’amour.
Les distances visibles que nous mesurons derrière nous et devant
nous correspondent respectivement à l’image que nous avons de la
mémoire et de l’espoir.
Lequel d’entre nous, à l’heure de la méditation, peut regarder un
fleuve sans l’associer à l’idée de l’écoulement de toute chose ? Jetez
une pierre dans le courant, et les cercles qui sont propagés illustrent
avec beauté le type même de toute influence. À l’intérieur de sa vie
individuelle, ou derrière celle-ci, l’homme est conscient d’une âme
universelle d’où s’élèvent et rayonnent comme en un firmament les
natures de la Justice, de la Vérité, de l’Amour et de la Liberté. Cette
âme universelle, il la nomme Raison ; elle n’est pas mienne, ou
tienne, ou sienne, mais nous sommes siens ; nous sommes sa
propriété et ses êtres. Et le ciel bleu dans lequel est enchâssée cette
terre bien à nous, le ciel avec son calme éternel et sa plénitude de
sphères immortelles, est le type même de la Raison. Ce que,
considéré sous l’angle intellectuel nous appelons Raison, considéré en
relation avec la Nature, nous l’appelons Esprit. L’Esprit est le Créateur.
L’Esprit a la vie en soi. Et en tous temps et en tous lieux, l’homme
dans son langage l’a incarné en tant que Père.
On voit aisément que dans ces analogies il n’y a rien de lié à la
chance ou au caprice, mais qu’elles sont constantes et imprègnent la
nature. Il ne s’agit point des rêves de quelques poètes, ici ou là, mais
l’homme raisonne par analogie et étudie les relations entre toutes
choses. Il se trouve placé au centre des êtres, et de chacun de ces
êtres un rayon de relation passe jusqu’à lui. Il n’est pas possible de
comprendre l’homme sans ces objets, ni ces objets sans lui. Tous les
faits de l’histoire naturelle, pris en eux-mêmes, n’ont aucune valeur
mais sont stériles, comme un sexe isolé. Mais mariez-le à l’histoire
humaine et il devient plein de vie. Des flores tout entières, tous les
volumes de Buffon et de Linné ne sont que catalogues de faits
desséchés ; mais les plus ordinaires de ces faits, l’habitude d’une
plante, les organes, ou le travail, ou le bruit d’un insecte, appliqués à
l’illustration d’un fait relevant de la vie intellectuelle ou de la
philosophie, ou associés de quelque façon à la nature humaine, nous
affectent de la manière la plus agréable et la plus vivante qui soit. La
graine d’une plante – pour quelles analogies touchant à la nature de
l’homme ce petit fruit n’est-il pas utilisé dans toutes sortes de
discours, jusqu’à la voix de l’apôtre Paul qui appelle le cadavre
humain une graine – « c’est un corps selon la nature qui est semé ;
c’est un corps spirituel qui se lève ». Le mouvement de la terre autour
de son axe et autour du soleil engendre les jours et les années. Ce
sont là quantités de chaleur et de lumière purement matérielles. Mais
n’y a-t-il pas l’intention d’une analogie entre la vie de l’homme et les
saisons ? Et de cette analogie, les saisons ne gagnent-elles pas en
grandeur et en pathétique ? Les instincts de la fourmi, considérés
comme tels, n’ont aucune importance ; mais dès qu’on voit ce rayon
de relation se tendre de l’insecte vers l’homme, et que ce petit être
besogneux est vu comme un moniteur, comme un petit corps avec un
cœur puissant, alors toutes ses habitudes – même celle dont on dit
qu’elle a été récemment observée, à savoir que la fourmi ne dort
jamais – deviennent sublimes.
À cause de cette correspondance radicale entre les choses visibles
et les pensées humaines, les êtres primitifs, qui ne possèdent que le
nécessaire, conversent en symboles. À mesure que nous reculons dans
l’histoire, le langage devient plus pittoresque, jusqu’à sa période
infantile où il est toute poésie ; ou bien tous les faits spirituels sont
représentés par des symboles naturels. Les mêmes symboles s’avèrent
former les éléments originels de toutes les langues. De plus, il a été
observé que les expressions idiomatiques dans toutes les langues ne
sont pas sans se ressembler dans les passages de très grande force et
de très grande éloquence. Et comme ceci est le langage premier, c’est
aussi le dernier. Cette dépendance immédiate du langage, par rapport
à la nature, cette conversion d’un phénomène extérieur en un type
qui trouve sa contrepartie dans la vie de l’homme, ne perd jamais le
pouvoir qu’elle a de nous affecter. C’est cela qui donne un tel piquant
– que tout un chacun apprécie – à la conversation d’un fermier au
naturel vigoureux ou à celle d’un homme qui vit dans les bois.
Le pouvoir qu’a un homme de lier sa pensée au symbole qui lui est
propre, et ainsi de l’exprimer, dépend de la simplicité de son
caractère, c’est-à-dire de son amour de la vérité et de son désir de la
communiquer sans rien en perdre. La corruption de l’individu est
suivie par la corruption du langage. Lorsque la simplicité du caractère
et la souveraineté des idées se trouvent brisées par la prééminence de
désirs secondaires – le désir des richesses, du plaisir, du pouvoir, des
louanges –, et que la duplicité et la fausseté prennent la place de la
simplicité et de la vérité, le pouvoir sur la nature en tant qu’interprète
de la volonté est, à un certain degré, perdu ; des images nouvelles
cessent d’être créées, et les mots anciens sont pervertis pour signifier
des choses qui ne sont point ; c’est de la monnaie de papier qui est
employée, lorsqu’il n’y a point de lingots dans les caves. Le moment
venu, la fraude est manifeste, et les mots perdent tout pouvoir de
stimuler la compréhension ou les affections. Dans toute nation de
civilisation ancienne on peut trouver des centaines d’écrivains qui,
pendant une courte période, croient et font croire aux autres qu’ils
voient et expriment des vérités qui ne revêtent point spontanément
une pensée de son vêtement naturel, mais qui se nourrissent
inconsciemment du langage créé par les principaux écrivains de leur
pays, c’est-à-dire ceux qui se fondent, en premier lieu, sur la nature.
Mais ceux qui détiennent la sagesse percent ce style pourri et
rattachent les mots aux choses visibles ; de sorte qu’un langage
pittoresque a immédiatement l’autorité d’un témoignage prouvant
que celui qui l’emploie est un homme ayant fait alliance avec la vérité
et avec Dieu. Dès l’instant où notre discours s’élève au-dessus de la
ligne de terre des faits familiers et s’enflamme par la passion ou est
exalté par la pensée, il se revêt d’images. S’il observe sa démarche
intellectuelle, l’homme qui converse avec sérieux verra que,
contemporaine de chaque pensée, une image matérielle, plus ou
moins lumineuse, naît dans son esprit pour fournir le vêtement de sa
pensée. Il en découle que le bon style et le discours brillant sont de
perpétuelles allégories. Ces images sont spontanées. Elles sont le
mélange de l’expérience et de l’esprit en action. Il s’agit d’une
création véritable. C’est la cause originelle agissant par
l’intermédiaire des instruments qu’elle a précisément fabriqués.
Ces faits permettent de suggérer la supériorité que possède, pour
un esprit puissant, la vie à la campagne sur la vie artificielle et
diminuée des villes. Nous apprenons plus de choses de la nature que
nous n’avons la possibilité d’en transmettre. Sa lumière coule à jamais
dans l’esprit et nous oublions sa présence. Le poète, l’orateur, qui aura
grandi dans les bois, dont les sens auront été nourris de leurs
changements doux et apaisants, année après année, sans dessein
particulier et sans y prendre garde, n’oubliera point cette leçon,
parmi le tumulte des villes ou dans la mêlée politique. Longtemps
après, au cœur de l’agitation et de la terreur des conseils nationaux –
à l’heure de la révolution –, ces images solennelles reparaîtront dans
leur lustre premier, comme des symboles et des mots appropriés aux
pensées suscitées par le déroulement des événements. À l’appel d’un
noble sentiment, à nouveau les bois s’inclinent, les pins murmurent,
le fleuve roule et étincelle, et les vaches meuglent au flanc des
montagnes, tout comme il les voyait et les entendait dans son
enfance. Et avec ces formes, les charmes de la persuasion, les clés du
pouvoir se trouvent placées dans ses mains.
3) Ainsi, nous sommes assistés par les objets du monde naturel,
dans l’expression de telle ou telle signification. Mais quelle grandeur
dans ce langage, pour exprimer des choses banales ! A-t-il fallu de si
nobles races de créatures, cette profusion de formes, cette foule de
sphères dans les cieux, pour fournir à l’homme le dictionnaire et la
grammaire de son discours municipal ? Alors que nous utilisons ces
signes magnifiques pour expédier nos affaires courantes, nous avons
bien le sentiment que nous ne les avons pas encore utilisés à leurs
fins véritables et que nous n’en sommes pas non plus capables. Nous
sommes comme des voyageurs qui utiliseraient les braises d’un volcan
pour faire cuire des œufs. Alors que nous voyons bien qu’ils sont
toujours prêts à servir de vêtement à ce que nous voudrions dire,
nous ne pouvons éviter la question de savoir si les caractères ne sont
pas signifiants en eux-mêmes. Les montagnes, les vagues, les cieux
n’ont-ils d’autre signification que celle que nous leur donnons
consciemment lorsque nous les employons comme symboles de nos
pensées ? Le monde est emblématique. De grandes parties du
discours sont des métaphores, car la nature dans son ensemble est
une métaphore de l’esprit humain. Les lois de la nature morale
correspondent à celle de la matière comme un visage à son reflet
dans un miroir. « Le monde visible, et la relation entre ses parties, est
le cadran de l’invisible. » Les axiomes de la physique traduisent les
lois de l’éthique. Ainsi, « le tout est plus grand que chacune de ses
parties » ; « la réaction est égale à l’action » ; « on peut faire soulever
le poids le plus lourd par le plus faible, la différence de poids étant
compensée par le temps » ; et maintes propositions semblables qui
ont un sens dans le domaine de la physique comme dans le domaine
éthique. Ces propositions ont un sens beaucoup plus étendu et
universel lorsqu’elles sont appliquées à la vie humaine que
lorsqu’elles concernent uniquement le domaine de la technique.
De la même façon, les paroles mémorables de l’histoire et les
proverbes des différentes nations consistent généralement en un fait
naturel, choisi comme image ou parabole d’une vérité morale. Ainsi :
« Pierre qui roule n’amasse pas mousse » ; « Un tien vaut mieux que
deux tu l’auras » ; « Rien ne sert de courir, il faut partir à temps » ;
« Ne remets pas au lendemain ce que tu peux faire le jour même » ;
« Qui trop embrasse mal étreint » ; « À bon vin, bon vinaigre » ;
« C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase » ; « Les petits
ruisseaux font les grandes rivières » – et ainsi de suite. Dans leur sens
premier, il s’agit de faits courants, mais nous les répétons pour la
valeur de leur portée analogique. Ce qui est vrai des proverbes l’est
aussi des fables, des paraboles et des allégories.
Cette relation entre l’esprit et la matière n’est pas le fruit de
l’imagination de quelque poète, mais elle réside dans la volonté de
Dieu, et peut donc être librement connue par tous les hommes. À ces
derniers elle apparaît, ou n’apparaît pas. Lorsque aux heures
fortunées, en réfléchissant à ce miracle, le sage se demande si, en
d’autres heures, il n’est pas sourd et aveugle :
« De telles choses peuvent-elles exister,
Et nous surprendre comme un nuage d’été,
Sans que nous en soyons muets d’étonnement ? »

Car l’esprit devient alors transparent, et la lumière de lois


supérieures aux siennes rayonne à travers lui. C’est le problème
constant qui a suscité l’étonnement et l’étude de tout grand génie
depuis le commencement du monde ; depuis l’ère des Égyptiens et
des brahmanes jusqu’à celle de Pythagore, de Platon, puis de Bacon,
Leibniz et Swedenborg. Le Sphinx est là, au bord de la route et
périodiquement, chaque fois qu’arrive un nouveau prophète, il tente
sa chance en essayant de résoudre son énigme. Il semble qu’il soit
nécessaire à l’esprit de se manifester sous des formes matérielles ;
jour et nuit, fleuve et torrent, bête et oiseau, acide et alcali
préexistent en Idées nécessaires dans l’esprit de Dieu, et sont ce qu’ils
sont, en vertu d’affections qui les ont précédés dans le monde de
l’esprit. La création visible est l’aboutissement ou la circonférence du
monde invisible. « Les objets matériels, dit un philosophe français,
sont nécessairement des sortes de scories de la substance des pensées
du Créateur, et ils doivent toujours garder une relation exacte avec
leur origine première ; en d’autres termes, la nature visible a
forcément un côté moral et spirituel. »
Cette doctrine est abstruse, et bien que les images de
« vêtement », « scories », « miroir », etc. puissent stimuler
l’imagination, nous devons appeler à l’aide des commentateurs plus
subtils et plus essentiels pour la rendre claire. « Toute écriture doit
être interprétée par l’esprit même qui lui a donné naissance » – telle
est la loi fondamentale de la critique. Une vie en harmonie avec la
Nature, l’amour de la vérité et de la vertu purifieront les yeux pour
qu’ils comprennent le texte de la nature. Par degrés nous pourrons
peut-être parvenir à la connaissance du sens premier des objets
permanents de la nature, si bien que le monde sera pour nous un
livre ouvert, et chaque forme le signifiant de sa vie cachée et de sa
cause finale.
Un intérêt nouveau nous surprend lorsque, dans la perspective qui
vient d’être suggérée, nous contemplons la formidable étendue et la
multitude des objets, puisque « chaque objet vu correctement révèle
une nouvelle faculté de l’âme ». Ce qui était vérité inconsciente
devient, une fois interprété et défini en un objet, partie du domaine
de la connaissance – une arme nouvelle parmi les munitions du
pouvoir.

V. La Discipline
Étant donné la signification de la nature, nous arrivons
immédiatement à un fait nouveau, à savoir que la nature est une
discipline. Cet usage du monde comprend les usages précédents,
comme autant de différentes parties.
L’espace, le temps, la société, le travail, le climat, la nourriture, les
transports, les animaux, les forces mécaniques nous donnent, jour
après jour, les leçons les plus franches qui soient, leçons dont la
signification est illimitée. Elles instruisent à la fois l’Entendement et
la Raison. Chaque propriété de la matière est une école pour
l’entendement – qu’il s’agisse de sa solidité ou de sa résistance, de son
inertie, de son extension, de sa forme ou de sa divisibilité.
L’entendement ajoute, divise, combine, mesure et dans ce digne
théâtre trouve place et substance pour son activité. Pendant ce temps,
la Raison transfère toutes ces leçons dans son propre monde de
pensée, en percevant l’analogie qui marie la Matière et l’Esprit.
1) La Nature est une discipline de l’entendement, dans les vérités
intellectuelles. Lorsque nous avons affaire aux objets sensibles, nous
pratiquons constamment des exercices qui sont autant de leçons
nécessaires quant à la différence, la ressemblance, l’ordre, l’être et le
paraître, et la progression des agencements ; la gradation du
particulier au général, la combinaison des éléments en une fin de
forces multiples. Le soin extrême avec lequel cet enseignement est
fourni est proportionné à l’importance de l’organe qui doit être formé,
et ne saurait en aucun cas être négligé. Quelle pratique fastidieuse,
sans fin, jour après jour, année après année, pour former le sens
commun ; quelle perpétuelle reproduction d’ennuis, d’inconvénients,
de dilemmes ; que de petites gens se réjouissent à notre sujet ; que de
discussions sur les prix, quels calculs d’intérêts – et tout cela pour
former la Main de l’esprit ; pour nous enseigner ceci que « les belles
pensées ne valent pas mieux que les beaux rêves, si elles ne sont pas
mises en œuvre ».
Les mêmes bons offices sont remplis par la Propriété et les
systèmes de dettes et de crédit qui en sont issus. Les dettes, les dettes
qui vous broient, et dont le fer confronte la veuve, l’orphelin et que
craignent et haïssent les fils du génie ; les dettes qui consument
tellement de temps, qui paralysent et découragent un esprit élevé par
des soucis qui semblent si vils, les dettes sont un précepteur dont les
leçons ne peuvent être prévues d’avance et ceux qui en souffrent le
plus sont précisément ceux qui en ont le plus besoin. En outre, la
propriété, qui a fort justement été comparée à la neige – « si elle
tombe d’une manière étale aujourd’hui, demain le vent la
transformera en congères » –, est l’action superficielle d’une
machinerie interne, tout comme l’aiguille sur le cadran d’une
pendule. Alors que, maintenant, elle n’est que la gymnastique de la
compréhension, dans la prévoyance de l’esprit elle met en réserve,
comme en une ruche, l’expérience de lois plus profondes.
Toute la personnalité et la fortune de l’individu sont affectées par
les moindres inégalités dans le développement de l’entendement ; par
exemple dans la perception des différences. Par conséquent, il y a
l’Espace, et par conséquent le Temps, afin que l’homme sache que les
choses ne sont pas toutes entassées pêle-mêle, mais séparées et
individuelles. Une cloche et une charrue ont chacune leur usage
propre, et l’une ne peut pas remplir la fonction de l’autre. L’eau est
bonne à boire, le charbon à brûler, la laine à porter ; mais on ne peut
boire la laine, ni filer l’eau, ni manger le charbon. Le sage fait preuve
de sagesse en séparant, en graduant, et son échelle des créatures et
des mérites est aussi étendue que la nature. Les sots n’ont point de
gradation dans leur échelle mais supposent que tout homme en vaut
un autre. Ce qui n’est pas bon, ils l’appellent le pire et ce qui n’est pas
haïssable, ils l’appellent le meilleur.
De la même manière, quelle capacité d’attention la nature ne
forme-t-elle pas en nous ! Elle ne pardonne aucune faute. Son oui est
un oui, et son non est bien non.
Les premiers pas en Agriculture, en Astronomie, en Zoologie (ces
premiers pas faits par le fermier, le chasseur et le marin) nous
enseignent que dans la nature les dés sont toujours pipés ; que parmi
des déchets qu’elle entasse en monceaux se cachent des résultats sûrs
et utiles.
Avec quel calme et avec quel génie l’esprit ne s’approprie-t-il pas
l’une après l’autre les lois de la physique ! De quelles nobles émotions
le mortel ne se sent-il pas gonflé lorsqu’il pénètre dans les conseils de
la création et, par la connaissance, ressent le privilège d’ÊTRE. Son
intuition le rend plus subtil. La beauté de la nature rayonne dans sa
poitrine. De voir ceci, l’homme en est plus grand, et l’univers
moindre, car les relations du Temps et de l’Espace disparaissent
lorsque leurs lois sont connues.
Ici à nouveau, nous sommes impressionnés et découragés par
l’immensité de l’univers à explorer. « Ce que nous savons n’est rien à
côté de ce que nous ne savons pas. » Ouvrez n’importe quelle revue
scientifique récente et évaluez les problèmes qui sont suggérés
concernant la Lumière, la Chaleur, l’Électricité, le Magnétisme, la
Physiologie, la Géologie et demandez-vous si l’intérêt des sciences de
la nature risque d’être épuisé de sitôt.
Recensant de nombreuses particularités de cette discipline de la
Nature, nous ne devons point omettre d’en préciser deux :
L’exercice de la volonté, ou la leçon de puissance, est enseigné
dans chaque événement. Depuis le moment où l’enfant s’approprie
successivement ses différents sens jusqu’au moment où il dit : « Que
ta volonté soit faite ! », il apprend ce secret : il peut faire plier, par sa
volonté, non seulement les événements particuliers mais des groupes
immenses, que dis-je, toute la série des événements et aussi
soumettre les faits à cette volonté. La Nature est un parfait médiateur.
Elle est faite pour servir. Elle accepte la domination de l’homme aussi
humblement que l’âne sur lequel monta le Sauveur. Elle offre à
l’homme tous ses royaumes comme la matière brute qu’il peut
transformer en toute chose utile. L’homme ne se lasse jamais de la
travailler. De l’air subtil et délicat, il forge des mots sages et
mélodieux et leur donne des ailes pour en faire des anges de
persuasion et de commandement. L’une après l’autre, ses pensées
victorieuses se forment et font plier toute chose jusqu’à ce qu’en
définitive le monde devienne une volonté réalisée – le double de
l’homme.
2) Les objets sensibles se conforment aux prémonitions de la
Raison et reflètent la conscience. Toutes les choses sont morales, et
dans leurs changements illimités font sans cesse référence à la nature
spirituelle. Par conséquent, la Nature se revêt de la gloire des formes,
des couleurs et des mouvements ; afin que chaque sphère dans le ciel
le plus éloigné, chaque transformation chimique depuis le cristal le
plus grossier jusqu’aux lois de la vie, chaque transformation de la
végétation, depuis le premier principe de la croissance dans le
bourgeon d’une feuille jusqu’à la forêt tropicale et la mine de charbon
antédiluvienne, chaque fonction animale de l’éponge jusqu’à Hercule,
fasse entendre à l’homme, en un murmure ou en un coup de
tonnerre, les lois du bien et du mal, et fasse écho aux Dix
Commandements. Par conséquent, la Nature est à jamais l’alliée de la
Religion : elle prête son décorum et ses richesses au sentiment
religieux. Prophète, prêtre, David, Isaïe, Jésus ont largement puisé à
cette source. Ce caractère éthique pénètre l’os et la moelle de la
nature, au point de paraître la fin pour laquelle elle a été faite. Quel
que soit le but propre rempli par telle partie ou tel élément, c’est cela
sa fonction publique et universelle et il n’y a jamais aucune omission.
Rien dans la nature n’est épuisé après un premier usage. Lorsqu’une
chose a servi une fin jusqu’à l’extrême limite, elle reste entièrement
nouvelle pour un service ultérieur. En Dieu, chaque fin est convertie
en un moyen nouveau. Ainsi cet usage de la commodité, considéré en
soi, est mesquin et sordide. Mais il représente pour l’esprit un
enseignement dans la doctrine de l’Usage, à savoir, qu’une chose est
bonne uniquement dans la mesure où elle sert ; qu’une conspiration
entre les parties et les efforts tendant à la production d’une fin est
essentielle à tout être. La première manifestation grossière de cette
vérité est la formation inévitable – et que nous haïssons – au sens de
nos valeurs et de ce qui nous est nécessaire, le blé, la viande.
Le fait suivant a déjà été illustré : chaque processus naturel est la
version d’une loi morale. La loi morale réside au centre de la nature
et répand ses rayons jusqu’à sa circonférence. Elle est la moelle, la
quintessence de toute substance, toute relation, tout processus.
Toutes les choses auxquelles nous avons affaire nous adressent un
prêche. Qu’est-ce qu’une ferme, sinon un évangile muet ? La paille et
le grain, les mauvaises herbes et les plantes, la rouille, la pluie, les
insectes, le soleil – il y a là un symbole sacré depuis le premier sillon
du printemps jusqu’à la dernière meule que la neige hivernale
surprend dans les champs. Mais le marin, le berger, le mineur, le
marchand, dans leurs domaines respectifs, ont chacun une expérience
qui est en fait parallèle et qui conduit à la même conclusion : car
toutes ces organisations sont radicalement semblables. Il n’est pas
non plus permis de douter que ce sentiment moral qui parfume ainsi
l’air, croît dans le grain, et imprègne les eaux du globe, soit saisi par
l’homme et pénètre en son âme. L’influence morale de la nature sur
chaque individu correspond à cette somme de vérité qu’elle illustre
pour lui. Qui peut évaluer ceci ? Qui peut deviner quel degré de
fermeté le rocher battu par la mer a enseigné au pêcheur ? Quelle
tranquillité s’est réfléchie sur l’homme à partir du ciel : sur les
profondeurs sans tache de cet azur, les vents poussent sans cesse des
foules de nuages porteurs d’orage, sans laisser de ride ni de tache ?
Combien n’avons-nous pas appris des mimiques des bêtes, en labeur,
en prévoyance et en émotion ? Et que dire de la Santé, comme
prédicateur rigoureux de la maîtrise de soi ?
En cela est particulièrement appréhendée l’unité de la Nature –
l’unité dans la variété –, qui s’offre partout à nos yeux. Toute l’infinie
variété des choses forme une impression identique. Dans sa vieillesse,
Xénophane se plaignait de ce que – qu’il regarde ici ou là – les choses
revenaient toutes à la hâte vers l’Unité. Il était las de voir la même
entité dans la variété fastidieuse des formes. La fable de Protée est
d’une vérité chaleureuse. Une feuille, une goutte d’eau, un cristal, un
moment du temps sont reliés à l’ensemble et participent de la
perfection de l’ensemble. Chaque particule est un microcosme et
reflète fidèlement l’image du monde.
Les ressemblances existent non seulement dans les choses dont
l’analogie est évidente, par exemple lorsque nous détectons le type de
la main humaine dans l’aileron d’un saurien fossile, mais aussi dans
les objets pour lesquels existe, en apparence, une très grande
dissemblance. Ainsi Mme de Staël et Goethe appelaient-ils
l’architecture de la « musique ». Vitruve pensait qu’un architecte
devrait être musicien. « Une église gothique, disait Coleridge, est une
religion pétrifiée. » Michel-Ange prétendait que, pour un architecte,
la connaissance de l’anatomie était essentielle. Dans les oratorios de
Haydn, les notes offrent à l’imagination non seulement des
mouvements comme ceux du serpent, du cerf et de l’éléphant, mais
également des couleurs, comme le vert de l’herbe. La loi de
l’harmonie des sons réapparaît dans l’harmonie des couleurs. Dans
ses lois, le granit ne varie que selon la plus ou moins grande quantité
de chaleur de la rivière qui l’érode. La rivière, lorsqu’elle coule,
ressemble à l’air qui s’écoule au-dessus d’elle ; l’air ressemble à la
lumière qui le traverse de courants plus subtils. La lumière ressemble
à la chaleur qui, avec elle, voyage à travers l’Espace. Chaque créature
n’est qu’une modification de l’autre ; la ressemblance entre elles est
plus grande que la différence, et leur loi radicale est seule et unique.
Une loi s’appliquant à un art, ou la loi d’une organisation, se vérifie
dans toute la nature. Cette Unité est si intime que – on le voit
aisément –, elle se trouve sous le vêtement le plus caché de la Nature
et révèle sa source en l’Esprit universel. Car elle imprègne également
la Pensée. Toute vérité universelle que nous exprimons en mots
implique ou suppose toute autre vérité. Omne verum vero consonat.
C’est comme un grand cercle sur une sphère, comprenant tous les
cercles possibles ; qui cependant peuvent être dessinés et la
comprendre de la même manière. Toute vérité prise ainsi est le Tout
absolu vu d’un seul côté ; mais il a d’innombrables côtés.
Cette unité centrale est encore plus évidente lorsqu’il s’agit des
actes. Les mots sont des organes finis de l’esprit infini. Ils ne peuvent
recouvrir les dimensions de ce qui réside dans la vérité. Ils la brisent,
la morcellent et l’appauvrissent. L’acte est la forme parfaite et
divulguée de la pensée. L’acte juste semble combler le regard, et
exister en relation avec toute la nature. Le sage, en accomplissant une
chose, les accomplit toutes ; ou bien, dans la chose qu’il accomplit de
manière juste, il voit l’image de tout ce qui est fait de manière juste.
Les mots et les actes ne sont pas les attributs de la nature brute.
Ils nous amènent à la forme humaine dont tous les autres
agencements ne sont que des aspects dégradés. Lorsque celle-ci
apparaît au milieu de tant d’autres qui l’entourent, l’esprit la préfère à
tous les autres. Il dit : « De ceci j’ai retiré joie et connaissance ; en
ceci je me suis trouvé et j’ai pu me contempler ; je lui parlerai ; elle
peut s’exprimer à nouveau ; elle peut me donner une pensée déjà
formée et vivante. » En fait, le regard – l’esprit – est toujours
accompagné de ces formes, masculin et féminin ; et de façon
incomparable, elles nous renseignent de la manière la plus riche qui
soit sur le pouvoir et l’ordre qui se trouvent au cœur des choses.
Malheureusement, chacune de ces formes porte la marque de quelque
blessure ; elle est endommagée, et défectueuse en surface.
Néanmoins, bien différentes de la nature sourde et muette alentour,
elles reposent comme autant de chalumeaux sur l’incommensurable
océan de la pensée, et de tous les agencements elles sont les seules
qui conduisent à la vertu.
Ce ne serait pas une investigation désagréable que de suivre dans
le détail ce qu’elles apportent à notre instruction, mais où cela
s’arrêterait-il ? Pendant l’adolescence et la vie adulte, nous sommes
liés à des amis qui, comme les cieux et les eaux, vont de pair avec
l’étendue de nos idées ; qui, répondant chacun à une certaine
affection de l’âme, satisfont notre désir en ce domaine ; pour lesquels
il nous manque le pouvoir de les considérer avec assez de recul, afin
de les amender ou même simplement de les analyser. Nous ne
pouvons pas faire autrement que de les aimer. Lorsqu’une bonne
relation avec un ami nous a apporté un niveau d’excellence, et a
augmenté le respect que nous avons pour les ressources ainsi
envoyées par Dieu pour incarner notre idéal : lorsque de surcroît, il
est devenu un objet de pensée qui se transforme en notre esprit en
douce et solide sagesse – alors que sa personnalité garde tout son
effet inconscient –, nous avons là un signe : sa fonction touche à sa
fin et, habituellement, il est bientôt retiré de notre vue.

VI. L’Idéalisme
Ainsi la signification du monde indicible mais pourtant intelligible
et pouvant être mise en pratique est-elle transmise à l’homme, cet
éternel écolier, dans chaque objet perçu par les sens. À cette unique
fin de la Discipline, toutes les parties de la nature conspirent.
Un noble doute se présente sans cesse à l’esprit – et si cette fin
n’était pas la Cause finale de l’Univers ? et la nature existe-t-elle en
dehors de nous ?
Que Dieu instruise l’esprit humain, et en fasse ainsi le dépositaire
d’un certain nombre de sensations conformes, que nous appelons le
soleil et la lune, l’homme et la femme, la maison et le commerce, tout
cela est une explication suffisante de cette Apparence que nous
appelons le Monde. Dans ma totale impuissance à vérifier
l’authenticité de ce que me disent mes impressions sensorielles, à
savoir si ce qu’elles me transmettent correspond aux objets éloignés
de moi, quelle différence cela peut-il bien faire, qu’Orion se trouve là-
haut dans le ciel, ou qu’un dieu en peigne l’image au firmament de
l’âme ? Les relations entre les parties et la fin du tout restant les
mêmes, quelle différence y a-t-il à ce que la terre et la mer réagissent
l’une sur l’autre, que les mondes accomplissent leurs révolutions
innombrables et s’entremêlent sans fin – abîme béant sous un autre
abîme, galaxie équilibrant une autre galaxie, à travers l’absolu de
l’espace –, ou que, sans relations de temps et d’espace, les mêmes
apparences soient inscrites dans la constance de la foi de l’homme ?
Que la nature jouisse d’une existence extérieure bien réelle ou
n’existe que dans l’apocalypse de l’esprit, cela pour moi est
pareillement utile et vénérable. Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre cas,
pour moi, il reste idéal tant que je ne peux pas tester l’exactitude de
mes sensations.
Les esprits frivoles se gaussent de la théorie idéaliste, comme si
ses conséquences étaient burlesques ; comme si elle affectait la
stabilité de la nature. Ce qu’elle ne fait nullement. Dieu ne plaisante
jamais avec nous, et ne veut point compromettre la fin de la nature
en permettant quelque inconséquence dans le déroulement de son
cortège. Toute méfiance à l’égard de la permanence de ses lois
paralyserait les facultés de l’homme. Leur permanence est respectée
de manière sacrée et, en cela, sa foi est parfaite. Les rouages et les
ressorts de l’homme sont tous réglés sur l’hypothèse de la
permanence de la nature. Nous ne sommes pas construits comme un
vaisseau pour être ballottés, mais comme une maison pour nous tenir
solidement debout. La conséquence naturelle de cette structure est la
suivante : tant que les pouvoirs de l’action l’emportent sur ceux de la
réflexion, nous résistons avec indignation à toute insinuation
suggérant que la nature a une vie plus brève ou est plus changeante
que l’esprit. L’agent de change, le charron, le charpentier, celui qui
perçoit les péages sont tous fort contrariés par cette suggestion.
Mais alors que nous acquiesçons totalement à l’idée de
permanence des lois naturelles, la question de l’existence de la nature
dans l’absolu reste ouverte. La culture a, sur l’esprit humain, un tel
effet d’uniformité que notre foi en la stabilité de phénomènes
particuliers tels que la chaleur, l’eau, l’azote n’est pas ébranlée ; mais
ce même effet nous amène à considérer la nature comme un
phénomène, non une substance ; à attribuer une existence nécessaire
à l’esprit ; à voir la nature comme un accident et un effet.
Une sorte de croyance instinctive en l’existence absolue de la
nature est le propre des sens et de l’entendement qui ne se renouvelle
point. De leur point de vue, l’homme et la nature sont
indissolublement liés. Les choses sont des fins en elles-mêmes ne
regardant jamais au-delà de leur sphère. Cette foi est menée par la
présence de la Raison. Le premier effort de la pensée tend à relâcher
ce despotisme des sens qui nous lie à la nature comme si nous en
faisions partie, et nous montre la nature distante et se maintenant
pour ainsi dire à flot. Jusqu’à l’intervention de cet intermédiaire plus
élevé, l’œil animal voit avec une précision merveilleuse des contours
précis et des surfaces colorées. Lorsque s’ouvre l’œil de la Raison, au
contour et à la surface s’ajoutent immédiatement la grâce et
l’expression. Celles-ci proviennent de l’imagination et de l’affection, et
diminuent quelque peu la netteté anguleuse des objets. Que la Raison
soit stimulée pour exercer une vision plus sérieuse, et alors contours
et surfaces deviennent transparents, et ne sont même plus discernés ;
ce sont les causes et l’esprit qui sont vus à travers eux. Les meilleurs
moments de la vie sont ces éveils délicieux des puissances
supérieures, lorsque la nature, pleine de révérence, se retire devant
son Dieu.
Poursuivons afin d’indiquer quels sont les effets de la culture.
1) Notre première institution dans la philosophie de l’Idéalisme
est une suggestion de la Nature elle-même.
La Nature est faite pour conspirer avec l’esprit afin de nous
émanciper. Certains changements mécaniques, une légère variante de
notre situation ponctuelle nous informent de l’existence d’un
dualisme. Voir le rivage, d’un bateau en mouvement, ou d’un
dirigeable, ou encore à travers les teintes inhabituelles du ciel, nous
affecte de manière étrange. Le moindre changement dans notre point
de vue donne au monde entier l’allure d’un tableau. Celui qui voyage
rarement n’a qu’à monter dans une diligence et traverser sa propre
ville pour voir la rue se transformer en spectacle de marionnettes. Sur
le moment, il ne prend pas conscience des personnages : hommes,
femmes – bavardant, courant, échangeant, se querellant – artisan
sérieux, flâneur, mendiant, jeunes garçons, chiens – ou du moins il les
voit complètement détachés de toute relation avec le spectateur et il
les perçoit comme existant sous la forme d’apparences et non pas en
tant qu’êtres bien réels. Que de pensées nouvelles ne sont-elles pas
suggérées lorsque nous voyons un aspect d’un paysage familier
emporté par le mouvement rapide du chemin de fer ! Mais oui, les
objets les plus familiers (opérez un très léger changement dans
l’angle de vision) sont ceux qui nous plaisent le plus. Dans une
chambre noire, la carriole du boucher et la silhouette de quelqu’un de
notre famille nous amusent beaucoup. Ainsi, voir le portrait de
quelqu’un de très connu nous procure une réelle satisfaction. Tournez
les yeux à l’envers et regardez le paysage la tête entre les jambes,
voyez comme le tableau est agréable, bien que vous l’ayez vu maintes
fois ces vingt dernières années !
Dans ces cas-là, c’est par des moyens mécaniques qu’est suggérée
la différence entre le spectacle et le spectateur – entre la nature et
l’homme. De là surgit un plaisir mêlé d’effroi ; j’ose dire que l’on
ressent un premier degré du sublime provenant sans doute du fait
que l’homme par là même découvre qu’alors que le monde est un
spectacle, quelque chose en lui demeure stable.
2) D’une manière plus haute, le poète communique le même
plaisir. Par quelques touches, il délimite, comme dans l’éther, le soleil,
la montagne, le camp, la cité, le héros, la jeune fille, non point
différents de la connaissance que nous en avons, mais simplement
dégagés du sol et comme flottant devant nos yeux. Il décroche la
terre et la mer, les fait tourner autour de l’axe de sa pensée première,
et les dispose à nouveau. Possédé par sa passion héroïque, il utilise la
matière pour la traduire en symboles. L’homme attaché aux sens
conforme ses pensées aux choses ; le poète conforme les choses à ses
pensées. L’un estime que la nature est solide et bien enracinée ; pour
l’autre, elle est toute fluidité et il y imprime la marque de son être.
Pour lui, ce monde réfractaire est flexible et malléable ; il confère
l’humanité aux pierres et à la poussière, et en fait les paroles de la
Raison. L’Imagination peut être définie comme l’usage que la Raison
fait du monde matériel. Shakespeare possède, au-delà de tous les
poètes, le pouvoir de soumettre la nature aux besoins de l’expression.
Sa muse impériale jongle avec la création comme avec une balle et
s’en sert pour incarner n’importe quel caprice de sa pensée qui
prédomine en son esprit. Les espaces les plus lointains de la nature
sont visités, et les choses les plus éloignées et les plus éparses sont
rassemblées par un subtil lien spirituel. Nous prenons conscience du
fait que l’ampleur des choses matérielles est relative, et tous les objets
se réduisent ou s’amplifient pour servir la passion du poète. Ainsi,
dans ses sonnets, trouve-t-il que les chants d’oiseaux, les parfums et
les couleurs des fleurs sont l’ombre de sa bien-aimée, le temps qui la
retient loin de lui, sa poitrine ; le doute qu’elle a éveillé est son
ornement :
« L’ornement de la beauté est l’aile du Soupçon Corbeau qui vole
dans l’air le plus doux des cieux. »
Son amour n’est pas le fruit du hasard ; il croît, dès qu’il parle,
pour devenir ville ou État.
« Non, il fut construit loin des accidents du sort ;
Il ne souffre pas de l’ironie, de la pompe,
Et point ne tombe sous un servile mécontentement ;
Il ne craint pas la politique, cette hérétique,
Qui tisse des écheveaux d’heures brèves,
Mais il se dresse seul en parfait politique. »
Comparées à la forme de sa constance, les pyramides lui
paraissent récentes et transitoires. La fraîcheur de la jeunesse et de
l’amour l’éblouit par sa ressemblance avec le matin :
« Éloignez ces lèvres qui furent avec tant de douceur interdites ;
Et ces yeux, – telle l’aube naissante,
Lumières qui confondraient l’aurore. »
Soit dit en passant, il ne serait pas facile d’égaler, dans le domaine
littéraire, la beauté sauvage de cette hyperbole.
Cette transfiguration que la passion du poète fait subir à tous les
objets matériels – ce pouvoir qu’il exerce pour réduire ce qui est
grand et agrandir ce qui est petit – pourrait être illustrée par mille et
un exemples tirés de ses pièces. J’ai sous les yeux La Tempête, et ne
citerai que ces quelques vers :
Prospero : « Le promontoire, si solide sur sa base,
Je l’ai ébranlé, et par les griffes j’ai arraché
Le pin et le cèdre. »
Prospero fait appel à la musique pour apaiser la frénésie d’Alonzo
et de ses compagnons.
« Qu’un air solennel, le meilleur réconfort
D’une imagination malade, guérisse ton cerveau
Maintenant inutile, abcès à l’intérieur de ton crâne. »
Et encore :
« Vivement le charme se dissipe,
Et, comme le matin dérobe à la nuit ses ténèbres
Et les dissout, ainsi leur raison qui s’éveille
Chasse les brouillards de l’ignorance
Qui enveloppent encore la clarté de leur jugement.
Leur entendement
Commence à resurgir, et la marée qui approche
Va bientôt recouvrir les plages de leur raison
Encore endormie sous la boue fétide. »
La perception des affinités réelles entre les événements (c’est-à-
dire des affinités idéales, car celles-là seules sont réelles) permet donc
au poète de se libérer des formes et phénomènes les plus imposants
liés au monde, et d’affirmer la prédominance de l’âme.
3) Alors qu’ainsi le poète anime la nature de ses propres pensées,
il diffère seulement en ceci du philosophe : que l’un se propose la
Beauté comme fin principale ; et l’autre, la Vérité. Mais le philosophe,
non moins que le poète, considère l’ordre apparent et les relations
des choses entre elles comme l’empire de la pensée. « Le problème de
la philosophie, selon Platon, est, pour tout ce qui existe sous
condition, de trouver un terrain qui soit sans conditions et absolu. » Il
se fonde sur la croyance qu’une loi détermine tous les phénomènes
et, cette loi étant connue, les phénomènes deviennent prévisibles.
Cette loi, lorsqu’elle existe dans l’esprit, est une idée. Sa beauté est
infinie. Le vrai philosophe et le vrai poète ne font qu’un, et une
beauté, qui soit vérité et une vérité qui soit beauté, sont leur but
commun. Le charme de l’une des définitions de Platon ou d’Aristote
n’est-il pas strictement le même que le charme de l’Antigone de
Sophocle ? Dans un cas comme dans l’autre, une vie spirituelle a été
impartie à la nature ; le bloc apparemment solide de la matière a été
imprégné et dissous par une pensée ; l’être humain vulnérable a
pénétré les masses énormes de la nature, grâce à l’énergie de son
âme, et s’est reconnu dans leur harmonie, en d’autres termes, a
compris leur loi. Lorsque ce stade est atteint, en sciences physiques,
la mémoire se décharge de ses encombrants catalogues de points
particuliers et résume des siècles d’observation en une simple
formule.
Ainsi, même en physique, ce qui relève de la matière se dégrade
avant ce qui relève de l’esprit. L’astronome, le géomètre font
confiance à leur analyse irréfragable et dédaignent les résultats de
l’observation. La remarque sublime d’Euler sur sa loi des cercles, « on
trouvera ceci contraire à toute expérience et pourtant c’est la vérité »,
avait déjà transféré la nature dans le domaine de l’esprit et
abandonné la matière comme un cadavre que l’on rejette.
4) On a pu observer que la recherche intellectuelle engendrait
invariablement le doute quant à l’existence de la matière. Turgot
disait : « Celui qui n’a jamais douté de l’existence de la matière peut
être assuré qu’il n’a aucune aptitude pour les investigations
métaphysiques ; elle fixe l’attention sur des formes immortelles,
nécessaires et non créées de la nature, à savoir les Idées », et en leur
présence nous sentons que l’occurrence extérieure n’est qu’un rêve,
qu’une ombre. Alors que nous attendons dans cet Olympe des dieux,
nous voyons la nature comme un appendice de l’âme. Nous nous
élevons dans cette région, et savons que ce sont là les pensées de
l’Être suprême. « Ce sont celles-là qui furent de toute éternité, depuis
le commencement ; partout où se trouvait la terre. Lorsqu’il préparait
les cieux, elles étaient là ; lorsqu’il établit les nuages et lorsqu’il
donna la force aux sources dans les abîmes. Puis elles furent près de
lui, comme avec lui. Et d’elles, il prit conseil. »
Leur influence varie en proportion. Comme objets de science, elles
ne sont accessibles qu’à peu d’hommes. Cependant, tous sont
capables d’être élevés jusqu’à elles par la piété ou par la passion. Et
aucun homme n’entre en contact avec ces natures divines sans
devenir, à quelque degré, divin lui-même. Comme une âme nouvelle,
elles renouvellent le corps. Nous devenons physiquement agiles et
légers ; nous foulons l’air ; la vie n’est plus ennuyeuse et nous
pensons qu’elle ne le sera plus jamais. Nul ne craint la vieillesse ou le
malheur ou la mort en leur sereine compagnie, car il est transporté
hors du domaine du changement. Alors que nous contemplons la
nature dévoilée de la Justice et de la Vérité, nous apprenons la
différence entre l’absolu et le conditionnel ou le relatif. Nous
appréhendons l’absolu. Pour ainsi dire, pour la première fois, nous
existons. Nous devenons immortels, sachant que le temps et l’espace
sont des relations de la matière ; qu’avec une perception de la vérité
ou une volonté vertueuse, elles n’ont aucune affinité.
5) Finalement, la religion et la morale, qui peuvent être
correctement nommées la pratique des idées, ou l’introduction des
idées dans la vie, ont un effet analogue à celui de toute culture
inférieure en rabaissant la nature et en suggérant sa dépendance à
l’égard de l’esprit. La morale et la religion diffèrent en ceci que l’une
est le système des devoirs humains partant de l’homme, et l’autre, de
Dieu. La Religion inclut la personnalité de Dieu, et non pas la Morale.
Mais elles ne font qu’un dans le propos qui nous occupe. Toutes deux
foulent la nature aux pieds. La première et la dernière leçon de la
religion est la suivante : « Les choses visibles sont temporelles, les
choses invisibles sont éternelles. » Elle fait outrage à la nature. Elle
fait pour les illettrés ce que la philosophie a fait pour Berkeley et
Viasa. Le langage commun que l’on peut entendre dans les chapelles
des communautés les plus ignorantes est le suivant : « Méprisez les
spectacles chimériques de ce monde ; ils ne sont que songes, vanités,
ombres et non-réalité ; recherchez les réalités de la religion. » Le
dévot raille la nature. Certains théosophes sont arrivés à une forme
d’hostilité et d’indignation à l’égard de la matière ; tels les
manichéens ou Plotin. Ils se méfient et redoutent qu’une partie d’eux-
mêmes n’éprouve quelque nostalgie pour la bonne chère d’Égypte.
Plotin avait honte de son corps. En bref, ils pourraient tous dire de la
matière ce que Michel-Ange disait de la beauté apparente : « Elle est
l’herbe fragile et lasse dont Dieu revêt l’âme qu’il a appelée dans le
temps. »
Il apparaît clairement que le mouvement, la poésie, la science
physique, la recherche intellectuelle, la religion tendent tous à
affecter la conviction que nous avons de la réalité du monde
extérieur. Mais je tiens qu’il y a quelque chose d’ingrat à développer
avec trop de minutie les points particuliers de cette proposition
générale, à savoir que toute culture tend à nous imprégner
d’idéalisme. À l’égard de la nature, je n’ai aucune hostilité mais
l’amour d’un enfant. Je m’épanouis et je vis dans la chaleur du jour
comme le grain et la pastèque. Parlons-lui avec affabilité. Je ne veux
point jeter de pierres à une mère si belle, ni souiller un nid aussi
doux. Je souhaite seulement indiquer la position véritable de la
nature en ce qui concerne l’homme, savoir où il se situe étant le but
de toute instruction véritable ; étant donné que le but à atteindre est
l’objet de la vie humaine, c’est-à-dire la relation de l’homme avec la
nature. La culture nous fait inverser les conceptions grossières que
nous avons de la nature, et amène l’esprit à considérer comme
apparent ce qu’il avait l’habitude de considérer comme réel, et réel ce
qu’il considérait comme imaginaire. Les enfants, il est vrai, croient au
monde extérieur. Cette croyance selon laquelle il n’est qu’une
apparence est une pensée qui vient après coup, mais par la culture
cette conviction se fera jour dans l’esprit aussi sûrement que la
précédente.
L’avantage de la théorie idéaliste sur les croyances populaires est
la suivante : elle présente le monde de la façon qui est précisément la
plus désirable pour l’esprit. C’est en fait le point de vue qu’adopte la
Raison, à la fois spéculative et pratique, c’est-à-dire la philosophie et
la vertu. Car, à la lumière de la pensée, le monde est toujours perçu
par les sens ; et la vertu le subordonne à l’esprit. L’Idéalisme voit le
monde en Dieu. Il contemple le cercle complet des êtres et des
choses, des actions et des événements, de la nation et de la religion,
non pas comme une pénible accumulation, atome après atome, acte
après acte, lentement élaborée dans un Passé reculé, mais comme un
vaste tableau que Dieu peint dans l’éternité de l’instant pour la
contemplation de l’âme. Par conséquent, l’âme se détache d’une étude
trop microscopique et sans intérêt de ce tableau universel. Elle
respecte trop la fin pour se plonger dans les moyens. Elle voit dans le
christianisme quelque chose de plus important que les scandales liés
à l’histoire ecclésiastique ou les subtilités de la critique ; et,
manifestant peu de curiosité à l’égard des personnes ou des miracles,
elle ne s’émeut pas des lacunes des preuves historiques et accepte de
Dieu l’ensemble des phénomènes, tel qu’elle le trouve, comme la
forme pure et majestueuse de la religion en ce monde. Elle ne
s’échauffe ni ne s’emporte à la vue de ce qu’on appelle bonne ou
mauvaise fortune, à l’opposition ou à l’accord d’autrui. Aucun homme
n’est son ennemi. Quoi qu’il lui arrive, elle l’accepte comme faisant
partie de la leçon. Elle observe plus qu’elle n’agit, et elle n’agit qu’afin
de pouvoir mieux observer.

VII. L’Esprit
Il est essentiel, pour une théorie véritable de la nature et de
l’homme, de contenir des éléments de progrès. Des usages qui sont
vidés de leur sens, ou qui risquent de l’être, et des faits qui se bornent
à une affirmation ne peuvent être toute la vérité de cette noble
demeure où l’homme est abrité, et où toutes ses facultés trouvent à
s’exercer de manière juste et illimitée. Et tous les usages de la nature
peuvent se résumer en un seul, qui confère à l’activité humaine un
champ infini. À travers tous ses royaumes, jusqu’au voisinage et aux
confins des choses, elle est fidèle à la cause d’où elle tire son origine.
Elle parle toujours de l’esprit. Elle suggère l’absolu. Elle est,
perpétuellement, un effet. C’est une grande ombre indiquant toujours
le soleil derrière nous.
La Nature a un air de piété. Tout comme l’image de Jésus, elle se
tient, la tête inclinée et les mains croisées sur la poitrine. L’homme le
plus heureux est celui qui apprend de la nature même sa leçon de
prière.
De cette essence ineffable que nous appelons Esprit, celui qui
réfléchit le plus en dira le moins. Nous pouvons pressentir Dieu dans
les manifestations grossières et pour ainsi dire distantes de la
matière ; mais lorsque nous essayons de le définir et de le décrire, à
la fois le langage et la pensée nous font défaut, et nous sommes aussi
impuissants que des sots ou des créatures primitives. Cette essence
refuse de se laisser traduire en propositions, mais lorsque l’homme lui
a rendu un culte intellectuel, le ministère le plus noble que puisse
exercer la nature est de se montrer comme la manifestation visible de
Dieu. Elle est l’organe par lequel l’esprit universel parle à l’individu,
et qui s’efforce de ramener l’individu à ce même esprit.
Lorsque nous considérons l’Esprit, nous constatons que les points
de vue déjà évoqués ne comprennent pas l’entière circonférence de
l’homme. Nous devons ajouter quelques pensées qui s’y rattachent.
Trois problèmes sont posés à l’esprit par la nature : Qu’est-ce que
la matière ? D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? À la première de ces trois
questions, seulement, la théorie idéaliste répond. L’Idéalisme dit : la
matière est un phénomène, et non une substance. L’Idéalisme nous
fait connaître la contradiction totale qu’il y a entre l’évidence de notre
être et celle de l’être du monde. L’un est parfait, l’autre incapable
d’assurance ; l’esprit est une partie de la nature des choses ; le monde
est un rêve divin, dont nous allons peut-être bientôt sortir pour nous
éveiller à la gloire et à la certitude du jour. L’Idéalisme est une
hypothèse qui rend compte de la nature selon des principes qui ne
sont pas ceux de la charpenterie ou de la chimie. Cependant, s’il ne
faisait que nier l’existence de la matière, il ne satisferait point aux
exigences de l’esprit. Il laisse Dieu en dehors de moi. Il me laisse errer
sans but dans le splendide labyrinthe de mes perceptions. Alors le
cœur lui résiste, car il entrave l’affection en refusant aux hommes et
aux femmes la substance de l’être. La Nature est tellement imprégnée
de la vie humaine qu’il y a quelque chose qui touche à l’humanité
dans son aspect général ou tous ses points particuliers. Mais cette
théorie rend la nature étrangère à mes yeux, et ne rend pas compte
de la consanguinité que nous reconnaissons en elle.
Dans l’état actuel de notre connaissance, que cette théorie ne soit
donc qu’une hypothèse préliminaire utile, nous servant à évaluer
l’éternel distinguo entre l’âme et le monde.
Mais lorsque, suivant les pas invisibles de la pensée, nous en
venons à nous demander : d’où vient la matière ? et où va-t-elle ?,
bien des vérités se dressent devant nous, surgies des recoins de la
conscience. Nous apprenons que la plus haute est présente dans l’âme
humaine ; que l’auguste essence universelle, qui n’est pas la sagesse,
ou l’amour, ou la beauté, ou le pouvoir, mais tous à la fois et chacun
entièrement, est ce pour quoi toutes choses existent, et ce par quoi
elles sont ; que l’esprit crée ; que derrière la nature, à travers la
nature, l’esprit est présent ; un et non pas composé, il n’agit pas sur
nous de l’extérieur, c’est-à-dire dans l’espace et le temps, mais de
façon spirituelle, ou à travers nous ; par conséquent, l’esprit, c’est-à-
dire l’Être suprême, ne construit pas la nature autour de nous mais la
fait jaillir à travers nous, comme la vie de l’arbre fait jaillir des
branches et de nouvelles feuilles à travers les pores des anciennes.
Comme une plante sur la terre, ainsi l’homme repose dans le sein de
Dieu ; il est nourri par des fontaines qui ne tarissent point, et en tire,
selon ses besoins, une puissance inépuisable. Qui peut fixer des
limites aux possibilités de l’homme ? Après avoir respiré cet air, admis
à contempler l’absolu des natures de la justice et de la vérité, nous
apprenons que l’homme a accès à l’esprit du Créateur, qu’il est lui-
même créateur dans le domaine du fini. Ce point de vue, qui me
remet en mémoire où résident les sources de la sagesse et de la
puissance et indique la vertu comme :
« La clé d’or
Qui ouvre le palais de l’éternité »,

porte sur lui la marque la plus haute de la vérité, car il m’insuffle


l’idée de créer mon propre monde par la purification de mon âme.
Le monde procède du même esprit que le corps humain. C’est une
incarnation de Dieu à la fois plus lointaine et inférieure, une
projection de Dieu dans l’inconscient. Mais il diffère du corps à un
égard important. Il n’est pas, comme ce dernier, soumis à la volonté
de l’homme, son ordre serein est, pour nous, inviolable. Il est par
conséquent celui qui nous présente l’esprit divin. C’est un point fixe, à
partir duquel nous pouvons mesurer notre éloignement. À mesure
que s’accroît notre dégénérescence, le contraste entre nous et notre
origine devient plus évident. Nous sommes tout autant étrangers à la
nature que nous sommes éloignés de Dieu. Nous n’entendons rien
aux chants des oiseaux. Le renard et le cerf s’enfuient à notre
approche ; l’ours et le tigre nous déchirent. Nous ne connaissons
l’utilité que de quelques plantes, telles que la pomme, le blé, la
pomme de terre, la vigne. Le paysage, dont chaque aperçu a sa
grandeur, n’est-il pas un de ses visages ? Cependant, ceci peut nous
montrer quelle discorde existe entre l’homme et la nature, car on ne
peut admirer un beau paysage en toute liberté si des paysans sont en
train de retourner le champ d’à côté. Le poète trouve quelque chose
de ridicule dans son ravissement, tant qu’il n’est pas à l’abri des
regards.
VIII. Perspectives
Dans les investigations concernant les lois du monde et le système
des choses, la raison la plus haute est toujours la plus vraie. Ce qui,
de par son caractère ténu, semble impossible, est souvent confus et
obscur car ancré au plus profond de l’esprit parmi les vérités
éternelles. La science empirique est susceptible d’obscurcir le regard
et, par la connaissance même des fonctions et des processus, capable
de priver celui qui étudie de la contemplation virile de l’ensemble. Le
savant perd son sens poétique. Mais le naturaliste le plus cultivé, qui
prête une attention totale et dévouée à la vérité, verra qu’il lui reste
encore beaucoup à apprendre de sa relation au monde, et qu’il ne
l’apprendra point par l’addition ou la soustraction, ou autre
comparaison de quantités connues, mais qu’il y parviendra par des
trouvailles de l’esprit qui ne s’enseignent point, par un perpétuel
rétablissement et par une humilité totale. Il percevra que pour celui
qui étudie il y a des qualités bien supérieures à la précision et à
l’infaillibilité, qu’une intuition est souvent plus fertile qu’une
affirmation indiscutable, et qu’un rêve peut nous rapprocher
davantage du secret de la nature qu’une centaine d’expériences
concertées.
Car les problèmes à résoudre sont précisément ceux que le
physiologiste et le naturaliste omettent d’affirmer. Connaître toutes
les créatures du royaume animal est beaucoup moins pertinent pour
l’homme que de savoir d’où vient et vers quoi tend cette tyrannie de
l’unité dans sa constitution, qui à tout jamais sépare et classe les
choses, s’efforçant de réduire les formes les plus diverses à une forme
unique. Lorsque je contemple un beau paysage, mon objectif est
moins de savoir énumérer correctement l’ordre et la superposition
des couches géologiques, que de savoir pourquoi toute pensée de
multitude se perd en un paisible sens de l’unité. Je ne peux guère
rendre hommage à la minutie dans les détails, tant qu’aucune
suggestion ne vient expliquer la relation entre les choses et les
pensées ; tant qu’il n’y a pas un rayon de lumière sur la métaphysique
de la conchologie, de la botanique, des arts, pour indiquer la relation
des formes de la fleur, des coquillages, des animaux, de l’architecture
à l’esprit, et construire la science sur des idées. Dans un cabinet
d’histoire naturelle, nous éprouvons une sorte de sympathie et nous
reconnaissons confusément quelque chose dans les formes les plus
gauches et les plus bizarres que peuvent prendre bête, poisson ou
insecte. L’Américain qui, dans son pays, n’a rien vu d’autre que des
bâtiments conçus d’après des modèles étrangers est tout surpris
lorsqu’il pénètre à Yorkminster ou à Saint-Pierre de Rome, et qu’il a le
sentiment que ces structures sont elles-mêmes des imitations – pâles
copies d’un archétype invisible. La science manque également
d’humanité tant que le naturaliste néglige cette merveilleuse
conformité qui existe entre l’homme et le monde ; dont il est le
maître, non pas parce qu’il en est l’habitant le plus subtil, mais parce
qu’il en est la tête et le cœur, et qu’il retrouve quelque chose de lui-
même en toute chose, grande ou petite, dans les sédiments des
montagnes, dans toute loi nouvelle relative à la couleur, tout fait
relatif à l’astronomie ou à l’influence de l’atmosphère, que
l’observation ou l’analyse ont mis au jour. C’est une perception de ce
mystère qui inspire la muse de George Herbert, auteur de psaumes du
e
XVII siècle. Les lignes qui suivent font partie de son poème sur
l’Homme :

« Chez l’homme, tout est symétrie,


Les proportions de ses membres s’accordent les unes aux autres,
Et toutes, de plus, s’accordent au monde entier,
Chaque élément peut appeler frère, le plus lointain ;
Car la tête, avec le pied, a de secrètes affinités,
Et les deux en ont avec la lune et les marées.

Rien n’est allé si loin


Que l’homme ne l’ait attrapé et gardé comme proie ;
Ses yeux découvrent la plus lointaine étoile :
Il est en miniature toute la sphère.
C’est avec joie que les plantes soignent notre chair,
Car elles y sont en terrain de connaissance.

C’est pour nous que les vents soufflent,


Que la terre se repose, les cieux s’agitent et les fontaines coulent ;
De ce que nous voyons, il n’est rien qui ne signifie notre bien,
Tout comme nos délices ou notre trésor ;
Le tout est notre chambre à provisions
Ou le jardin de nos délices.

Les étoiles nous indiquent l’heure du coucher :


La nuit tire les rideaux que le soleil écarte.
Musique et lumière accompagnent notre entendement.
Pour notre chair, toutes choses sont bonnes,
Dans leur héritage et dans leur être ; pour notre esprit,
Dans leur ascendant et dans leur cause.

Plus de domestiques sont au service de l’homme


Qu’il n’y prend garde. Dans chaque sentier,
Il foule au pied ce qui lui porte amical secours
Lorsque la maladie le rend pâle et blême.
Ô puissant amour ! L’homme est un univers
Et il en a un autre pour l’escorter. »
C’est la perception de ce type de vérités qui explique l’attrait des
hommes pour la science, mais la fin est perdue de vue, en raison de
l’attention prêtée aux moyens. Étant donné cette vision partielle qu’a
la science, nous acceptons la phrase de Platon selon laquelle « plus
que l’histoire, la poésie s’approche de la vérité dans ce qu’elle a de
vital ». Toutes les conjectures et les hypothèses de l’esprit ont droit à
un certain respect, et nous apprenons à préférer les théories
imparfaites et les phrases qui contiennent des lueurs de vérité aux
systèmes bien méthodiques qui n’offrent aucune suggestion valable.
Un auteur plein de sagesse sentira que l’annonce de domaines
inexplorés de la pensée et, ce faisant, la communication d’une
nouvelle activité pour l’esprit engourdi, grâce à l’espoir, répondent
mieux aux fins que se proposent l’étude et la composition.
Par conséquent, je conclurai cet essai en citant quelques traditions
propres à l’homme et à la nature, qui me furent chantées par un
certain poète ; et qui, comme il en a toujours été dans le monde, et
comme cela sans doute se reproduit pour chaque poète, tiennent à la
fois de l’histoire et de la prophétie.
« Les fondements de l’homme ne sont pas dans la matière, mais
dans l’esprit. Mais l’élément propre à l’esprit est l’éternité. Pour lui,
par conséquent, les plus longues séries d’événements, les plus
anciennes chronologies sont à la fois jeunes et récentes. Dans le cycle
de l’homme universel d’où proviennent tous les individus connus, les
siècles sont des points et toute l’histoire n’est que l’époque d’une
unique dégradation.
« Intérieurement nous éprouvons de la méfiance lorsque nous
nous sentons à l’unisson avec la nature et nous nions ce sentiment.
Tour à tour, nous reconnaissons et désavouons notre relation à la
nature. Nous sommes semblables à Nabuchodonosor, dépouillé de
son trône, privé de raison et mangeant de l’herbe comme un bœuf.
Mais qui peut fixer des limites à la force réparatrice de l’esprit ?
« L’homme est un dieu en ruines. Lorsque les hommes auront
retrouvé l’innocence, la vie sera plus longue, et passera dans le
domaine de l’immortalité aussi doucement qu’au sortir d’un rêve. Or,
le monde ne saurait être que forcené et enragé si tous ces
dérangements devaient durer des siècles. Ce sont la mort et l’enfance
qui le tiennent en respect. L’enfance est le perpétuel Messie, qui vient
dans les bras des hommes déchus et leur parle pour les convaincre de
retourner au paradis.
« L’homme n’est que le nain de ce qu’il pourrait être. Jadis il fut
imprégné et pénétré par l’esprit. Il emplissait la nature du
débordement de ses courants. De son être jaillissaient le soleil et la
lune ; de l’homme, le soleil, et de la femme, la lune. Les lois de son
esprit, les phases de ses actions s’extériorisaient dans le jour et la
nuit, dans l’année et les saisons. Mais après qu’il se fut construit cette
immense coquille, ses eaux se retirèrent ; il ne remplit plus les
vaisseaux ni les veinules ; il est réduit à un simple filet. Il constate
que la structure lui va toujours, mais qu’elle est devenue colossale.
Disons plutôt que jadis elle lui allait juste et que maintenant elle lui
correspond, mais qu’elle est trop grande pour lui. C’est avec timidité
qu’il adore son œuvre. Maintenant c’est l’homme qui suit le soleil, et
la femme, la lune. Pourtant, quelquefois, dans son sommeil, il a un
sursaut et s’émerveille de lui-même et de sa demeure, et se pose
d’étranges questions quant à la ressemblance entre les deux. Il perçoit
que si sa loi est encore suprême, que s’il a encore un pouvoir
essentiel, si sa parole est encore de bon aloi dans la nature, il ne s’agit
pas d’un pouvoir conscient, qui n’est pas inférieur mais supérieur à sa
volonté. Il s’agit de l’instinct. »
Ainsi chantait mon poète orphique.
À présent, l’homme n’applique à la nature que la moitié de sa
force. Il n’œuvre sur le monde que par son seul entendement. Il y vit
et le maîtrise grâce à une sagesse de pacotille ; et celui qui y travaille
le plus n’est qu’à moitié un homme, et alors que ses bras sont
robustes et sa digestion solide, son esprit est celui d’une brute et il
n’est qu’un sauvage égoïste. Sa relation à la nature, son pouvoir sur
elle se font au moyen de l’entendement, comme avec du fumier ;
l’usage que fait l’économie du feu, du vent, de l’eau, la boussole du
marin, la vapeur, le charbon, l’agriculture chimique ; les travaux
effectués sur le corps humain par le dentiste et le chirurgien. Il s’agit
là d’une reprise de pouvoir qui fait penser à un souverain banni qui
rachèterait ses territoires pouce par pouce, au lieu de sauter d’un seul
coup sur le trône. Pendant ce temps, dans l’épaisseur des ténèbres, les
lueurs font défaut, qui appellent une meilleure lumière – exemples
d’une action de l’homme sur la nature, action menée de toutes ses
forces – de la part de la raison comme de l’entendement. Il existe de
tels exemples dans les traditions des miracles à l’aube de l’Antiquité
dans toutes les nations ; l’histoire de Jésus-Christ ; les réalisations
d’un principe, comme dans les révolutions politiques ou religieuses,
et dans l’abolition du commerce des esclaves ; les miracles de
l’enthousiasme, tels que ceux qui furent rapportés par Swedenborg,
Hohenlohe et les Quakers ; de nombreux faits obscurs et toujours
contestés, maintenant rangés sous le nom de magnétisme animal ; la
prière ; l’éloquence ; l’autoguérison ; et la sagesse des enfants. Ce
sont là des exemples de ces instants fugaces où la Raison se saisit du
sceptre ; les efforts d’une puissance qui n’existe ni dans le temps ni
dans l’espace, mais dans un flot intérieur au jaillissement instantané
et source de pouvoir. La différence entre la force réelle et la force
idéale de l’homme est fort bien exprimée par les maîtres d’école
lorsqu’ils disent que la connaissance humaine est une connaissance
du soir, vespertina cognitio, alors que celle de Dieu est une
connaissance du matin, matutina cognitio.
C’est la rédemption de l’âme qui résout le problème du retour au
monde originel et à la beauté éternelle. La ruine ou le vide que nous
voyons en regardant la nature se trouvent dans notre regard. L’axe de
notre vision ne coïncide pas avec l’axe des choses, et donc celles-ci ne
nous semblent pas transparentes mais opaques. La raison pour
laquelle le monde manque d’unité, et gît en morceaux, est que
l’homme est désuni d’avec lui-même. Il ne peut étudier la nature tant
qu’il n’a pas satisfait à toutes les exigences de l’esprit. L’amour est tout
autant son exigence que sa perception. En vérité, aucune ne peut être
parfaite sans l’autre. Au plus profond de la signification des mots, la
pensée est dévote, et la dévotion est pensée. Les Profondeurs
appellent les Profondeurs. Mais dans la vie courante, le mariage n’est
pas célébré. Il existe des âmes innocentes qui adorent Dieu selon la
tradition de leurs pères, mais leur sens du devoir ne s’est pas encore
étendu à l’usage de toutes leurs facultés. Et il existe des naturalistes
patients, mais ils figent leur sujet sous la lumière hivernale de
l’entendement. La prière n’est-elle pas aussi une étude de la vérité –
un sursaut de l’âme dans l’infini inexploré ? Nul n’a jamais prié de
tout son cœur sans apprendre quelque chose. Mais lorsqu’un penseur
fidèle, résolu à détacher chaque objet de toute relation personnelle et
à le considérer à la lumière de la pensée, saura en même temps
embraser la science avec la flamme de la plus sainte affection, alors
Dieu surgira à nouveau dans la création.
Lorsque l’esprit sera préparé à cette étude, point ne sera besoin de
rechercher des objets. Voir ce qu’il y a de miraculeux dans ce qui est
courant est la marque invariable de la sagesse. Qu’est-ce que le jour ?
Qu’est-ce que l’année ? Qu’est-ce que l’été ? Qu’est-ce que la femme ?
Qu’est-ce que l’enfant ? Qu’est-ce que le sommeil ? Dans notre
aveuglement nous trouvons ces choses naturelles. Nous fabriquons
des fables pour cacher la nudité du fait et le conformer, comme on
dit, à la loi supérieure de l’esprit. Mais lorsque le fait est examiné à la
lumière d’une idée, la fable pâlit et se racornit. Nous contemplons la
véritable loi supérieure. Pour le sage, donc, un fait est pure poésie, et
la plus belle de toutes les fables. Ces merveilles sont apportées à
notre porte. Vous aussi, vous êtes un homme. L’homme, la femme, la
vie en société, la pauvreté, le travail, le sommeil, la peur, la fortune,
vous les connaissez. Apprenez qu’aucune chose n’est superficielle,
mais que chaque phénomène a ses racines dans les facultés et les
affections de l’esprit. Alors qu’une question abstraite occupe votre
intellect, la nature la ramène dans le champ du concret pour être
résolue par vos mains. Ce serait une sage investigation, pour le
cabinet de travail, de comparer point par point, et particulièrement
aux périodes de crises aiguës de l’existence, notre histoire
quotidienne, avec l’ascension et le progrès des idées dans l’esprit.
Ainsi en viendrons-nous à regarder le monde avec des yeux neufs.
Il répondra à la quête incessante de l’intellect – Qu’est-ce que la
vérité ? – et des affections – Qu’est-ce qui est bien ? – en
s’abandonnant docilement à la Volonté désormais instruite. Alors il
adviendra ce que disait mon poète : « La Nature n’est pas figée mais
fluide. L’Esprit la modèle, la forme, l’altère. L’immobilité ou la
brutalité de la nature n’est que l’absence d’esprit ; pour l’esprit pur,
elle est fluide, vive et obéissante. Chaque esprit se construit une
demeure et, au-delà de sa demeure, un monde et au-delà de ce
monde, un paradis. Sache donc que le monde existe pour toi. Pour
toi, le phénomène est parfait. Nous ne pouvons voir que ce que nous
sommes. Tout ce que possédait Adam, tout ce que pouvait César, tu
l’as et tu peux le faire. Adam appelait sa demeure le ciel et la terre ;
César appelait la sienne Rome ; peut-être appelles-tu la tienne
échoppe de cordonnier ; quelques arpents de terre labourée ; ou
mansarde d’étudiant. Cependant, trait pour trait, et point par point,
ton empire est aussi grand que le leur, bien qu’il ne porte pas d’aussi
beaux noms. Construis donc ton propre monde. Sitôt que tu
conformes ta vie à la pure idée que tu as dans l’esprit, celle-ci
déroulera ses amples proportions. Une révolution parallèle dans les
choses suivra l’influx de l’esprit. Aussitôt disparaîtront les apparences
désagréables, pourceaux, araignées, serpents, pestes, asiles de fous,
prisons, ennemis ; ils ne sont que temporaires et on ne les verra plus.
Le soleil séchera les saletés repoussantes de la nature et le vent les
chassera de son souffle. Tout comme l’été lorsqu’il vient du sud fait
fondre les congères de neige et reverdir la face de la terre, ainsi
l’esprit en marche créera-t-il ses ornements en chemin, entraînant
avec lui la beauté qu’il visite et le chant qui le charme ; il attirera
dans son sillage de beaux visages, des cœurs fervents, des propos
sages, et des actes héroïques, jusqu’à ce que disparaisse le mal. Dans
ce règne sur la nature, qui ne vient point de l’observation – un tel
royaume est pour l’instant au-delà de l’idée – ou du rêve qu’il se fait
de Dieu – l’homme entrera sans éprouver plus d’étonnement que
l’aveugle qui peu à peu recouvre une vue parfaite. »
La confiance en soi

Ne te quaesiveris extra.

L’homme est sa propre étoile ; et l’âme,


Qui peut le rendre honnête et parfait,
Commande toute lumière, toute influence,
toute destinée ;
Rien ne lui échoit trop tôt ou trop tard.
Nos actes sont nos anges, bons ou mauvais,
Ombres du destin, marchant à nos côtés.

Beaumont et Fletcher

Jetez le nourrisson sur les rochers,


Allaitez-le au pis de la louve,
Qu’il hiverne avec le renard et le faucon,
Que ses pieds et ses mains deviennent
vitesse et puissance.

Dernièrement, je lisais quelques vers d’un peintre éminent, vers


pleins d’originalité et sans rien de conventionnel. Par de tels vers,
l’âme entend toujours une sorte d’avertissement, quel que soit le sujet
traité. Le sentiment qu’ils inspirent a plus de valeur que la pensée,
quelle qu’elle soit, qu’ils peuvent renfermer. Croire en votre propre
pensée, croire que ce qui est vrai pour vous au plus secret de votre
cœur est vrai pour tous les hommes – là est le génie. Exprimez votre
conviction profonde, et son sens en deviendra universel ; car le
moment venu, ce qui est le plus secret devient le plus répandu et
notre pensée première nous est renvoyée par les trompettes du
Jugement dernier. La voix de l’esprit étant si familière à chacun, le
plus grand mérite que nous reconnaissions à Moïse, Platon et Dante
est de n’avoir fait aucun cas des livres et des traditions et d’avoir dit
non pas ce que pensaient les hommes, mais ce qu’eux-mêmes
pensaient. L’homme devrait apprendre à détecter et à observer cette
lueur qui, de l’intérieur, traverse son esprit comme un éclair, plus qu’il
ne prête attention à l’éclat qui brille au firmament des bardes et des
sages. Et pourtant, sans lui prêter attention, il écarte cette pensée, car
elle est sienne. En toute œuvre de génie nous reconnaissons les
pensées que nous avons écartées ; elles nous reviennent avec une
certaine majesté née de leur caractère étranger. Les grandes œuvres
d’art n’offrent pas pour nous de leçon plus valable que celle-ci. Elles
nous enseignent à nous soumettre à notre spontanéité avec une
inflexibilité enjouée et cela d’autant plus que le chœur des opinions
se trouve dans l’autre camp. Sinon, demain, avec un bon sens
magistral, un étranger énoncera précisément ce que nous avons
toujours pensé et ressenti, et nous, tout honteux, serons obligés
d’admettre de la part d’un autre ce qui était notre opinion propre.
Il arrive un moment où, dans son éducation, chacun parvient à la
conviction que l’envie est ignorance ; que l’imitation est suicide, qu’il
doit s’accepter comme tel pour le meilleur et pour le pire, comme le
lot qui lui est dévolu ; que même si le bien abonde dans l’univers,
aucun grain de blé nourrissant ne peut venir à lui, si ce n’est par
l’intermédiaire du labeur qu’il consacre au lopin de terre qui lui a été
donné afin qu’il le cultive. La puissance qui réside en lui est nouvelle
dans la nature, et nul, sinon lui-même, ne sait ce qu’il peut faire, et
d’ailleurs il ne le sait que lorsqu’il a essayé. Ce n’est pas pour rien que
tel visage, telle personnalité, tel événement font sur lui une forte
impression alors que d’autres le laissent indifférent. Ce qui se grave
dans la mémoire n’existe pas sans harmonie préétablie. L’œil a été
placé là où un rayon de lumière devait tomber afin qu’il puisse
témoigner de la présence de ce rayon particulier. Nous ne nous
exprimons qu’à demi, et nous avons honte de cette idée divine que
chacun de nous représente. On peut dire en toute sûreté et en toute
confiance qu’elle a été répartie de manière juste et équitable dans
l’esprit du bien, afin d’être fidèlement transmise, mais Dieu ne veut
point que ce soient des lâches qui témoignent de son œuvre. L’homme
est joyeux et satisfait lorsqu’il a mis tout son cœur à l’ouvrage et fait
de son mieux, mais ce qu’il a dit ou fait autrement ne lui apportera
pas la paix. C’est une délivrance qui ne délivre point. Ce faisant, son
génie l’abandonne, aucune muse ne lui sourit, aucune invention,
aucune espérance.
Aie confiance en toi : chaque cœur vibre à cette corde de fer.
Accepte la place que la divine providence a trouvée pour toi, la
société de tes contemporains, l’enchaînement des faits. Les grands
hommes ont toujours fait ainsi et, tels des enfants, se sont
abandonnés au génie de leur époque, révélant par là même que ce
qu’ils percevaient comme absolument digne de confiance résidait
dans leur cœur, se manifestait par leurs mains et prédominait dans
tout leur être. Et maintenant, les hommes que nous sommes doivent
accepter avec exaltation la même destinée transcendante. Ne soyons
pas des êtres faibles et infirmes dans un coin protégé, non pas des
lâches fuyant devant une révolution, mais des guides, des
rédempteurs et des bienfaiteurs, obéissant à l’effort du Tout-Puissant
et gagnant sur le Chaos et les Ténèbres.
Quels beaux oracles la nature ne nous donne-t-elle pas sur ce
sujet, sur le visage des enfants, des nouveau-nés, à travers leur
comportement et même chez les bêtes. Cet esprit divisé et rebelle,
cette méfiance à l’égard d’un sentiment parce que notre arithmétique
a calculé la force et les moyens opposés à notre propos, cela ils ne
l’ont pas. Leur esprit étant intact, leur regard est encore invaincu, et
lorsque nous fixons leur visage, nous sommes déconcertés. La petite
enfance ne se conforme à personne, tous s’y conforment : c’est ainsi
qu’un seul nourrisson sera sur le même pied que les adultes qui
bavardent et jouent avec lui. Ainsi, à la jeunesse, à l’adolescence et à
la maturité, Dieu a-t-il également accordé le piquant et le charme de
l’enfance qu’il a rendu enviable et gracieux, et ses exigences ne
doivent pas être mises de côté, s’il s’affirme en tant que tel. N’allez
pas croire que l’être jeune n’a pas de force parce qu’il ne peut
s’adresser à vous ou à moi. Écoutez ! dans la pièce voisine, sa voix est
suffisamment claire et insistante. Il semble qu’il sache comment
s’adresser à ses contemporains. Et alors, timide ou audacieux, il saura
bien, nous les anciens, nous rendre inutiles.
L’indifférence des jeunes gens qui sont sûrs de trouver table mise
et ne montreraient que dédain – même à l’égard d’un lord – s’ils
devaient dire un mot ou faire un geste pour se concilier ses bonnes
grâces, voilà quelle doit être la saine attitude de la nature humaine.
Ce que le parterre est à la salle de théâtre, voilà ce qu’est un jeune
homme dans un salon ; indépendant, sans responsabilité, observant
dans un coin ce qui se passe et les gens qui vont et viennent, il juge et
condamne les uns et les autres à la manière rapide et sommaire de la
jeunesse, les estimant bons, mauvais, intéressants, stupides,
éloquents ou ennuyeux. Il ne s’encombre jamais des intérêts ou des
conséquences ; il rend un verdict indépendant et authentique. C’est à
vous de le courtiser, lui ne vous courtise pas. Mais l’homme mûr est
comme enfermé en prison par sa conscience. Dès qu’il a agi ou parlé
une seule fois avec « éclat », c’est un être engagé, observé par la
compassion ou la haine de centaines d’autres, dont il doit maintenant
prendre en compte les sentiments. Pour cela, il n’est point de Léthé.
Ah ! s’il pouvait revenir à sa neutralité première. Celui qui peut aussi
éviter tous les engagements et, ayant observé, observer à nouveau
avec la même innocence impartiale, incorruptible, dépourvue de peur
et d’affection, celui-là ne peut qu’être formidable. Il pourrait émettre
des opinions sur toutes les affaires, opinions qui, étant considérées
non comme personnelles mais comme nécessaires, s’enfonceraient
comme des fléchettes dans l’oreille des autres hommes et les
empliraient de frayeur.
Ce sont là les voix que nous entendons dans la solitude, mais elles
deviennent affaiblies et inaudibles dès que nous entrons dans le
monde. Pourtant la société conspire contre la virilité de chacun de ses
membres afin de mieux garantir à chacun son pain quotidien, les
actionnaires s’accordent pour enlever, à celui-là même qui mange,
liberté et culture. La vertu la plus prisée est le conformisme. Elle n’a
qu’aversion pour la confiance en soi. Elle n’aime pas les réalités et les
créateurs, mais les noms et les usages.
Celui qui voudrait être un homme doit être non conformiste. Celui
qui voudrait cueillir des lauriers immortels ne doit pas en être
empêché au nom de la bonté, mais doit rechercher s’il s’agit vraiment
de bonté. Rien, en définitive, n’est sacré, que l’intégrité de votre
esprit. Donnez-vous l’absolution et vous recevrez les suffrages du
monde. Je me souviens d’une réponse que la jeunesse m’incita à faire
à un estimable conseiller qui avait l’habitude de m’importuner avec
les bonnes vieilles doctrines de l’Église. Alors que je lui disais :
« Qu’ai-je à faire des traditions, si je vis pleinement de l’intérieur ? »,
mon ami me suggéra cette réponse : « Et si ces élans venaient d’en
bas et non d’en haut ? » Je répondis : « Elles ne me paraissent pas
être telles, mais si je suis l’enfant du Démon, eh bien je vivrai selon la
loi du Démon. » Aucune loi ne peut être sacrée à mes yeux, si ce n’est
celle de ma nature. Le bien et le mal ne sont que des noms que l’on
peut facilement transposer ; seul est bon ce qui est conforme à ma
nature, seul est mal ce qui va à son encontre. Confronté à n’importe
quelle opposition, l’homme doit se comporter comme si tout sauf lui-
même n’était qu’éphémère et attaché à un nom. J’ai honte lorsque je
pense à la facilité avec laquelle nous capitulons devant les insignes,
les noms, l’importance des sociétés et les institutions mortes. Tout
individu convenable et s’exprimant bien me touche et m’émeut bien
plus qu’il ne convient. Je devrais me redresser, plein d’un élan vital et,
en tous les cas, parler le langage cru de la vérité. Si la malignité et la
vanité se parent du manteau de la philanthropie, faudra-t-il
l’accepter ? Si un fanatique embrasse la cause généreuse de
l’abolition de l’esclavage et vient me voir en m’apportant les dernières
nouvelles de La Barbade, pourquoi ne lui dirais-je pas : « Aime ton
jeune enfant ; aime ton coupeur de bois et ne farde pas ton ambition
dure et égoïste du vernis de cette incroyable tendresse pour des Noirs
qui se trouvent à des milliers de kilomètres d’ici. Ton amour pour ce
qui est lointain n’est que mépris pour ce qui est proche » ? Un tel
accueil serait fruste et sans aucune grâce, mais la vérité est plus belle
que l’amour feint. Il faut que votre bonté ait quelque tranchant, sinon
elle n’est point. Il faut que la doctrine de la haine soit prêchée, en
contre-approche de la doctrine de l’amour lorsque cette dernière ne
fait que piauler et geindre. Je fuis père et mère, femme et frère
lorsque mon génie m’appelle. J’écrirais volontiers sur les linteaux de
la porte d’entrée : « Caprice ». J’espère du moins que c’est quelque
chose de mieux que le caprice, mais nous ne pouvons pas passer la
journée en explications. Ne vous attendez pas que je donne les
raisons pour lesquelles je recherche ou rejette la compagnie. Là
encore, ne me parlez pas, comme le fit aujourd’hui un brave homme,
de l’obligation que j’ai d’améliorer le sort de tous les pauvres. Sont-ils
mes pauvres ? Je te le dis, philanthrope stupide, le dollar ou les
quelques cents que je donne à ceux qui ne sont pas de mon côté, et
du côté desquels je ne suis point, c’est à contrecœur que je le fais. Il y
a un groupe de gens à qui, en raison d’affinités spirituelles,
j’appartiens totalement ; pour eux j’irais, s’il le fallait, en prison ; mais
vos diverses œuvres charitables, l’enseignement universitaire dispensé
à des imbéciles, la construction de salles de réunion aux fins si vaines
défendue par plus d’un de nos jours, les aumônes destinées à des
sots, et les sociétés de secours aux mille et un aspects ! – bien que je
confesse non sans honte que je succombe parfois et verse ma dîme, il
ne s’agit que d’un argent coupable que, peu à peu, j’aurai le courage
viril de ne plus donner.
Les vertus, d’après l’estimation courante, sont plutôt l’exception
que la règle. Il y a l’homme et ses vertus. Les hommes font ce qui
s’appelle une bonne action, comme un acte courageux et charitable,
tout comme ils paieraient une amende pour se faire pardonner de ne
s’être pas montrés à la promenade. Leurs œuvres sont comme une
excuse ou des circonstances atténuantes à ce qu’est leur vie dans le
monde. De même, malades et fous paient un prix de pension élevé.
Leurs vertus sont des façons de faire pénitence. Je ne souhaite pas
expier mais vivre. Ma vie existe pour elle-même et non pour la
parade. Je préfère de beaucoup qu’elle existe sur un mode mineur
afin d’être égale et authentique, plutôt que de briller d’un éclat
instable. Je souhaite qu’elle soit douce et saine et n’ait nul besoin de
régime ou de saignées. Je demande la preuve première de votre
qualité d’homme et refuse ce transfert de l’individu à ses actes. Pour
moi-même, que j’accomplisse ou rejette ces actions qui sont tenues
pour excellentes, cela ne fait aucune différence. Si peu nombreux et
si humbles que soient mes talents, j’existe réellement, et pour mon
assurance ou celle de mes concitoyens, je n’ai besoin d’aucun autre
témoignage.
Ce que je dois faire est tout ce qui me concerne, non pas ce que
pensent les gens. Cette règle également ardue dans la vie pratique et
la vie intellectuelle peut servir à mesurer toute la différence entre la
grandeur et la bassesse. Elle est d’autant plus ardue que vous
trouverez toujours des gens pour penser qu’ils savent ce qu’est votre
devoir, mieux que vous ne le savez vous-même. Il est facile, étant
dans le monde, de vivre selon l’opinion du monde ; il est facile, dans
la solitude, de vivre selon la nôtre, mais il a de la grandeur, celui qui
au milieu de la foule garde avec une suavité parfaite l’indépendance
de la solitude.
L’objection à formuler quant au respect d’usages devenus pour
vous lettre morte repose sur le fait que cela éparpille vos forces. Cela
vous fait perdre votre temps et estompe l’empreinte de votre
personnalité. Si vous soutenez une Église morte, si vous adhérez à
une société biblique morte, si vous votez pour un grand parti, qu’il
soit pour ou contre le gouvernement, si vous dressez votre table
comme de vulgaires maîtresses de maison – derrière tous ces écrans,
j’ai du mal à cerner l’homme que vous êtes, et bien sûr c’est autant
d’énergie retirée de votre vie propre. Mais accomplissez votre tâche et
vous en serez fortifié. L’homme doit se rendre compte que ce jeu du
conformisme n’est qu’une partie de colin-maillard. Si je connais votre
appartenance, je connais d’avance vos arguments. J’entends un
prédicateur annoncer son texte et son sujet : l’utilité de l’une des
institutions de son Église. Ne sais-je donc pas par avance qu’il est
impossible qu’il puisse prononcer des paroles neuves et spontanées ?
Ne sais-je pas qu’avec toute l’ostentation qu’il met à examiner les
fondements de l’institution, il ne fera rien de tel ? Ne sais-je pas qu’il
est engagé à ne considérer qu’un seul aspect (celui qui est autorisé),
non pas en tant qu’homme mais en tant que ministre d’une paroisse ?
Il est comme un mandataire rétribué et ces airs empruntés au barreau
ne sont qu’affectation vide. Eh bien, la plupart des hommes se sont
bandé les yeux avec quelque mouchoir et se sont attachés à l’une ou
l’autre de ces communautés d’opinion. Ce conformisme fait qu’ils se
trompent non pas sur certains points, devenant auteurs de quelques
mensonges, mais sur tous les points. Aucune de leurs vérités n’est
tout à fait vraie. Ce qu’ils appellent deux n’est pas le deux véritable,
et de même pour ce qu’ils appellent quatre, si bien que chaque mot
qu’ils prononcent nous chagrine et nous ne savons par où commencer
pour les remettre d’aplomb. Et pendant ce temps la nature ne tarde
pas à nous vêtir de l’uniforme de prisonnier du parti auquel nous
adhérons. Nous en arrivons à arborer une certaine allure de visage et
de manière, pour acquérir par degrés la plus aimable expression de
stupidité. Il y a une expérience particulièrement mortifiante, qui ne
manque pas de se produire aussi dans l’histoire générale ; je veux
dire la « mine stupide de l’éloge », le sourire forcé que nous arborons
lorsque nous ne sommes pas à l’aise en société, en réponse à une
conversation qui ne nous intéresse pas. Les muscles, non pas mus par
la spontanéité mais, à la place de celle-ci, par une obstination d’ordre
inférieur, se resserrent sur les contours du visage avec une sensation
des plus désagréables.
En réponse au non-conformisme le monde vous frappe du fouet
de son déplaisir. Et par conséquent il faut savoir juger une mine
revêche. Dans le salon d’un ami ou dans la rue, les spectateurs la
regardent de travers. Si cette aversion trouvait son origine dans un
mépris et une résistance semblables aux siens, alors l’homme en
question pourrait bien rentrer chez lui, l’air triste ; mais les mines de
la foule, qu’elles soient revêches ou aimables, n’ont aucune cause
profonde : elles sont, pour ainsi dire, mises et enlevées au gré du vent
ou à l’instigation d’un journal. Et pourtant, le mécontentement de la
multitude est plus fort que celui du Sénat ou de l’Université. Il est
assez facile pour un homme assuré, connaissant le monde, de
supporter la colère des classes cultivées. Leur colère est courtoise et
prudente car leurs membres sont réservés, se sachant eux-mêmes très
vulnérables, mais quand à leur colère toute féminine s’ajoute
l’indignation du peuple, quand le pauvre et l’ignorant se soulèvent,
quand on fait gronder et mugir la force stupide et animale qui gît au
plus bas de la société, alors il faut l’habitude de la religion et de la
magnanimité pour la traiter souverainement comme un objet sans
importance ne nous concernant pas.
Il y a autre chose qui nous fait nous détourner avec terreur de la
confiance que nous avons en nous-mêmes : c’est notre attitude de
cohérence ; un respect pour nos paroles ou nos actes passés, car le
regard des autres n’a comme repères que nos actes passés pour juger
de notre propre orbite et nous répugnons à les recevoir.
Mais pourquoi faudrait-il que vous gardiez la tête sur les épaules ?
Pourquoi traîner ce cadavre de la mémoire de peur de contredire ce
que vous avez affirmé dans tel ou tel lieu public ? Supposez que vous
soyez amené à vous contredire ? Et alors ? Il semble que ce soit une
règle de la sagesse de ne jamais compter sur la seule mémoire, encore
moins lorsqu’il s’agit d’actes de mémoire pure, mais de soumettre le
passé au jugement du présent aux mille regards, et de vivre à chaque
fois un jour nouveau. Dans votre métaphysique vous avez refusé
d’accorder toute personnalité à la Divinité ; cependant, lorsque se
produisent les pieux mouvements de l’âme, abandonnez-vous à ces
élans de toutes vos forces et de tout votre cœur, bien qu’ils puissent
revêtir Dieu de forme et de couleur. Tel Joseph abandonnant son
manteau aux mains de la prostituée, abandonnez votre théorie et
fuyez.
Cet esprit de cohérence stupide est le farfadet des esprits
pusillanimes, vénéré par les hommes d’État, les philosophes et les
théologiens de piètre envergure. Une grande âme n’a rien à faire de
cet esprit de cohérence. Autant se préoccuper de son ombre sur le
mur. Exprimez ce que vous ressentez aujourd’hui en paroles fortes et
ce que demain pensera, exprimez-le également en paroles fortes,
même si cela contredit ce que vous avez dit aujourd’hui. « Ah ! ainsi
vous serez certains d’être incompris. » – Est-ce si mal d’être
incompris ? Pythagore fut incompris ; de même Socrate, Jésus,
Luther, Copernic, Galilée, Newton, ainsi que tout esprit pur et sage
qui s’incarnât jamais. Être grand c’est être incompris.
Je suppose qu’aucun homme ne peut agir contre sa nature. Toutes
les saillies de sa volonté sont émoussées par la loi de son être, de
même que les aspérités des Andes et de l’Himalaya deviennent
insignifiantes sur la courbe de la sphère terrestre. Peu importe
également la façon dont vous le jugez et l’éprouvez. Le caractère est
comme un acrostiche ou une strophe alexandrine. Lisez de gauche à
droite ou en travers, il vous dira toujours la même chose. Dans cette
agréable retraite au milieu des bois que Dieu m’accorde, si seulement
je note jour après jour mes réflexions sincères sans chercher de
perspective ou de rétrospective, alors, je n’en puis douter, on y
trouvera de la symétrie, bien que je ne la cherche pas et ne la voie
pas. Mon livre devrait être empli de l’odeur des pins et résonner du
bourdonnement des insectes. L’hirondelle au-dessus de ma fenêtre
devrait mêler à la toile que je tisse le fil ou le brin de paille qu’elle
porte dans son bec. Nous sommes pris pour ce que nous sommes. Le
caractère nous en apprend davantage que la volonté. Les hommes
s’imaginent qu’ils font paraître leurs vertus ou leurs vices uniquement
par des actions claires et ils ne voient pas qu’à chaque instant, telle
vertu ou tel vice exhale son souffle propre.
Il y aura un accord dans toutes les actions, si variées soient-elles,
afin qu’elles soient honnêtes, et selon la nature, chacune à son heure
car nées d’une même volonté, ces actions seront harmonieuses, si
dissemblables qu’elles puissent paraître. À une distance minime, à
une élévation minime de la pensée, on perd de vue cette variété. Elles
sont unifiées par une seule et même tendance. Le trajet du meilleur
des navires n’est qu’une ligne brisée formée de centaines de bords.
Observez ce parcours d’une distance suffisante et il se redresse pour
rejoindre la moyenne. Votre action authentique se justifiera d’elle-
même et justifiera vos autres actions authentiques. Votre
conformisme n’explique rien. Agissez seul et ce que vous avez déjà
fait, seul, vous justifiera maintenant. Ce qui est grand interpelle
l’avenir. Si je peux être assez ferme aujourd’hui pour agir de manière
juste et mépriser le regard d’autrui, je dois avoir suffisamment agi de
manière juste auparavant pour que mes actes me défendent
maintenant. Advienne que pourra, agissez de manière juste
maintenant. N’ayez que mépris pour les apparences, et cela est
toujours possible. La force d’un caractère se construit par
accumulation. Tous les jours d’antan sous le signe de la vertu y
contribuent de toute leur vigueur. Qu’est-ce donc qui fait la majesté
des héros du Sénat ou des champs de bataille, qui marque ainsi
l’imagination ? C’est la conscience d’une suite de jours glorieux et de
victoires consécutives. Sur celui qui s’avance ils répandent une
lumière harmonieuse et c’est comme si les anges l’accompagnaient
d’une escorte visible. C’est cela qui confère la dignité à l’allure de
Washington, fait vibrer le tonnerre dans la voix de Chatham et
l’Amérique dans le regard d’Adams. Nous estimons l’honneur
vénérable car il n’est pas éphémère. C’est toujours une vertu antique.
Nous le célébrons aujourd’hui car il n’appartient pas à aujourd’hui.
Nous l’aimons et lui rendons hommage car ce n’est pas un piège pour
notre affection et notre hommage, mais parce qu’il ne dépend que de
lui-même, ne provient que de lui-même et est par conséquent d’une
origine antique et immaculée, même s’il se manifeste chez un être
jeune.
En ces jours que nous vivons j’espère que c’est la dernière fois que
nous entendons parler du conformisme et de la cohérence. Que ces
mots soient désormais consignés dans les gazettes et tournés en
ridicule. Au lieu du gong résonnant pour le dîner, écoutons le
sifflement d’un fifre spartiate. Plus de courbettes et plus d’excuses. Un
homme important vient dîner chez moi : je ne souhaite pas lui
plaire ; je souhaite qu’il ait le désir de me plaire. Je représenterai
toute l’humanité et, malgré mon intention d’agir selon la bonté, je
voudrais agir selon la vérité. Faisons place à la piètre médiocrité et à
l’abjecte satisfaction de notre époque pour les admonester, et jetons à
la face de la tradition, du commerce, des fonctions, ce fait qui est
l’aboutissement de toute l’histoire, à savoir que partout où l’homme
agit, un grand Penseur et Acteur responsable est à l’œuvre ; qu’un
homme vrai n’appartient à aucun autre lieu ou aucune autre époque
mais est le centre des choses. Où il se trouve, se trouve la nature. Il
vous évalue, de même qu’il prend la mesure de tout homme et de
tout événement. D’ordinaire, chacun dans la société nous rappelle
quelqu’un d’autre ou quelque chose. Le caractère, la réalité ne nous
rappellent rien ; renvoient à toute la création. L’homme doit être tant
qu’il doit rendre toutes les circonstances indifférentes. Chaque
homme véritable est à la fois cause, pays et époque. Il lui faut des
espaces, des nombres infinis et l’infini du temps pour accomplir
pleinement son dessein – et la postérité semble suivre ses pas comme
une cohorte d’habitués. Que naisse un César et pendant des lustres
nous avons un Empire romain. Que vienne le Christ et les esprits par
millions s’accrochent tant et tant à son génie qu’il se confond avec la
vertu et le possible de l’homme. Une institution n’est que l’ombre
portée d’un seul homme – ainsi le monachisme, de l’ermite Antoine ;
la Réforme, de Luther ; le quakerisme, de Fox ; le méthodisme, de
Wesley ; l’Abolition, de Clarkson. Wilton appelait Scipion « l’apogée
de Rome » et toute l’histoire se ramène très facilement à la biographie
de quelques personnalités ardentes et fortes.
Que l’homme, alors, connaisse sa valeur et garde les choses sous
son contrôle ; qu’il n’aille point épier ou voler, ou n’aille point rôder
en ayant l’air d’un pauvre, d’un bâtard ou d’un intrus dans le monde
qui existe pour lui. Mais l’homme de la rue, ne trouvant en lui aucune
valeur correspondant à la force qui a construit une tour ou sculpté un
dieu de marbre, se sent misérable lorsqu’il les contemple. Pour lui, un
palais, une statue, un livre de prix, paraissent dissuasifs et étrangers
et tel un joyeux équipage semblent lui dire : « Qui êtes-vous donc,
monsieur ? » Et pourtant ils sont siens, aspirant à son attention,
annonçant par une pétition à l’adresse de ses facultés qu’ils vont
sortir et exercer leur droit de propriété. Le tableau attend mon
verdict ; il n’est pas là pour m’imposer ses ordres, mais c’est à moi de
trancher quant aux louanges auxquelles il prétend. La fable populaire
du sot qui fut ramassé ivre mort dans la rue, emmené chez le duc,
lavé, habillé, couché dans le lit du duc et, à son réveil, traité avec tout
le cérémonial et l’obséquiosité réservés au duc, et à qui on assura
qu’il avait perdu la raison, cette fable doit sa popularité au fait qu’elle
symbolise tout à fait bien la condition de l’homme qui dans le monde
est une manière de sot mais de temps en temps se réveille, exerce sa
raison et se découvre véritable prince.
Notre lecture n’est qu’humble quête et flagornerie. En histoire
notre imagination nous joue des tours. Royaume et seigneurie,
pouvoir et domaine sont des vocables plus tapageurs que les simples
noms de Jean et d’Édouard, dans leur petite maison et leur tâche
ordinaire de chaque jour. Mais les choses de la vie sont les mêmes
pour l’un et l’autre ; pour l’un et l’autre la somme totale est la même ;
pourquoi toute cette déférence pour Alfred ou Scanderbeg ou
Gustave ? Supposons qu’ils furent vertueux ; ont-ils pour cela épuisé
la vertu ? L’enjeu qui dépend aujourd’hui de vos actes personnels est
aussi grand que celui qui s’attachait à leurs actes publics et illustres.
Lorsque les simples citoyens agiront avec des vues originales, le lustre
sera transféré des actes des rois à ceux des honnêtes gens.
Le monde a été instruit par ses rois, qui ont ainsi comme par un
aimant attiré le regard des Nations. Par ce symbole puissant le monde
a appris le respect réciproque que l’homme doit à son prochain. La
loyauté enjouée avec laquelle les hommes ont partout accepté que le
roi, le noble, ou le grand propriétaire marche parmi eux, selon sa
propre loi, établisse sa propre échelle pour juger des hommes et des
choses, renverse la leur, compense certains avantages non pas en
argent mais par des honneurs, et incarne la loi dans sa personne, cela
c’était bien le signe, le hiéroglyphe par lequel ils signifiaient
confusément qu’ils avaient conscience de leur droit et de leur grâce
propres, conscience du droit de chacun.
Le magnétisme que toute action originale exerce s’explique
lorsque nous en venons à nous enquérir des raisons de la confiance
en soi. Quel est l’Être de Confiance ? Quel est à l’origine le Soi sur
lequel peut être fondée une confiance universelle ? Quels sont la
nature et le pouvoir de cette étoile qui échappe à la science, sans
parallèles, sans éléments calculables, qui projette un rayon de beauté,
même sur des actions dérisoires et impures lorsque la moindre
marque d’indépendance apparaît ? Notre enquête nous conduit à
cette source, à la fois l’essence du génie, de la vertu et de la vie, que
nous appelons Spontanéité ou Instinct. Nous désignons cette sagesse
première comme intuition, alors que tous les enseignements
postérieurs ne sont que répétition. En cette force profonde, le fait
ultime au-delà duquel ne peut aller l’analyse, toutes choses trouvent
leur origine commune. Car ce sens de l’être qui (nous ne savons pas
comment) s’élève dans l’âme aux heures de paix n’est pas différent
des choses, de la lumière, du temps, de l’homme, mais un avec eux
et, de toute évidence, procède de la source d’où leur vie et leur être
procèdent également. Nous partageons tout d’abord la vie par
laquelle les choses existent et ensuite nous les voyons comme
apparences dans la nature et nous oublions que nous avons partagé
leur cause. C’est là qu’est la source de l’action et de la pensée. C’est là
que sont les poumons de cette inspiration qui donne la sagesse à
l’homme et que l’on ne peut nier sans tomber dans l’impiété et
l’athéisme. Nous nous trouvons dans les bras d’une immense
intelligence qui fait de nous les récepteurs de sa vérité et les organes
de son activité. Lorsque nous discernons la justice, lorsque nous
discernons la vérité, nous ne faisons rien par nous-mêmes mais nous
laissons passer ses rayons. Si nous demandons d’où cela vient, si nous
cherchons à découvrir le secret de cette âme qui est cause, toute
philosophie est fautive. Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est sa
présence ou son absence. Chaque individu opère une discrimination
entre les actes volontaires de son esprit et ses perceptions
involontaires, et sait qu’il doit accorder une foi totale à ces dernières.
Il peut se tromper dans sa façon de les exprimer, mais il sait que ces
choses sont ainsi et, comme le jour et la nuit, ne doivent pas être
discutées. Mes actions et acquisitions volontaires ne sont que
vagabondage – la rêverie la plus oisive, la moindre émotion innée
forcent curiosité et respect. Les êtres irréfléchis contredisent tout
autant ce qu’affirment les perceptions que ce qu’affirment les
opinions, et peut-être même encore davantage ; car ils ne distinguent
pas entre perception et notion. Ils s’imaginent que je choisis de voir
telle ou telle chose ; or la perception n’est pas affaire de caprice mais
de fatalité. Si je remarque un trait, mes enfants le verront après moi,
et avec le temps toute l’humanité, bien qu’il se puisse que personne
ne l’ait vu avant moi. Car la perception que j’en ai est un fait autant
que l’existence du soleil.
Les relations de l’âme à l’esprit divin sont si pures qu’il est impie
de chercher à faire intervenir des aides. Il faut qu’il en soit ainsi :
lorsque Dieu parle, qu’il communique non pas une chose mais toute
chose ; qu’il emplisse le monde de sa voix, qu’à partir du centre de la
pensée actuelle il répande la lumière, la nature, le temps, les âmes, et
à partir du nouveau se crée le tout. Chaque fois qu’un esprit empreint
de simplicité reçoit la sagesse divine, tout ce qui est ancien passe –
coutumes, maîtres, textes ; temples s’écroulent ; il vit maintenant et
absorbe le passé et l’avenir dans le moment présent. Toutes choses –
l’une autant que l’autre – sont rendues sacrées en relation avec cela.
Par leur cause même, toutes choses se dissolvent pour se réduire à
leur centre et, dans le miracle universel, les miracles particuliers et de
moindre importance disparaissent. Par conséquent, si un individu
prétend connaître Dieu et en parler et s’il vous renvoie à la
phraséologie de quelque nation antique, tombant en poussière, dans
une autre contrée, dans un autre monde, ne le croyez point. Le gland
est-il meilleur que le chêne qui est sa plénitude et son
accomplissement ? Le parent est-il meilleur que l’enfant en qui il a
coulé la maturité de son être ? D’où vient alors ce culte du passé ? Les
siècles conspirent contre la santé et l’autorité de l’âme. Le temps et
l’espace ne sont que des couleurs physiologiques que l’œil fabrique,
mais l’âme est lumière ; où elle se trouve, se trouve le jour ; où elle se
trouvait, se trouve maintenant la nuit ; et l’histoire ne serait
qu’impertinence et préjudice si elle était autre chose qu’un joyeux
apologue ou une parabole de mon être et de mon devenir.
L’homme est frileux et timoré ; il ne se tient plus droit ; il n’ose pas
dire « je pense », « je suis », mais il cite tel ou tel, saint ou sage. Il a
honte devant le brin d’herbe ou la rose qui s’ouvre. Ces roses sous ma
fenêtre ne font aucune référence à des roses antérieures ou à des
roses plus belles ; elles sont pour ce qu’elles sont ; elles existent avec
Dieu aujourd’hui. Pour elles le temps n’est point. Il y a simplement la
rose ; elle est parfaite à chaque instant de son existence. Avant qu’un
bourgeon de feuille ne soit ouvert, toute sa vie est à l’œuvre ; dans la
fleur épanouie il n’y a rien de plus ; dans la racine sans feuille il n’y a
rien de moins. Sa nature est satisfaite et elle satisfait la nature à
chaque instant de la même manière. Mais l’homme renvoie à plus
tard ou se souvient ; il ne vit pas dans le présent mais le regard
tourné en arrière, regrette le passé ou, sans prêter attention aux
richesses qui l’entourent, se dresse sur la pointe des pieds pour
apercevoir l’avenir. Il ne pourra pas être heureux et fort tant qu’il ne
vivra pas lui aussi, en accord avec la nature, au présent et au-dessus
du temps.
Cela devrait être assez simple. Et pourtant, voyez combien
d’esprits forts n’osent point écouter Dieu lui-même, s’il ne parle pas la
phraséologie de je ne sais quel David ou Jérémie ou Paul. Nous
n’attacherons pas toujours un aussi grand prix à quelques textes, à
quelques existences. Nous sommes comme des enfants qui répètent
par cœur les phrases de quelques vieilles dames ou de précepteurs et
qui, plus tard, en prenant de l’âge, répètent celles des hommes de
talent ou de caractère, qu’il leur arrive de rencontrer – se remémorant
péniblement le mot exact qu’ils ont prononcé. Par la suite, quand ils
ont le même point de vue qu’avaient ceux qui avaient prononcé ces
paroles, ils les comprennent vraiment et sont prêts à se détacher des
mots car à tout moment ils peuvent utiliser des mots tout aussi
valables lorsque l’occasion s’en présente ; si nous vivons vraiment,
nous comprendrons vraiment. Il est aussi facile pour l’être fort d’être
fort, que pour le faible d’être faible. Lorsque nous percevrons quelque
chose de nouveau, les trésors entassés dans notre mémoire
deviendront décombres dont nous la débarrasserons volontiers.
Lorsqu’un homme vivra avec Dieu, sa voix sera aussi douce que le
murmure du ruisseau et le bruissement des blés.
Et enfin, maintenant, la plus grande vérité sur ce sujet reste
encore à dire, ne peut probablement pas être dite, car tout ce que
nous pouvons dire n’est que la lointaine réminiscence de l’intuition.
La façon dont je peux m’approcher au plus près de cette pensée pour
l’exprimer, la voici : quand le bien est près de vous, quand vous avez
la vie en vous, ce n’est pas par une voie connue ou liée à l’habitude ;
vous n’y discernerez point les traces de pas d’un autre ; vous n’y
verrez point visage humain, vous n’entendrez aucun nom ; la voie, la
pensée, le bien seront totalement étrangers et neufs ; l’exemple et
l’expérience en seront exclus. La voie vient de l’homme, elle ne va pas
vers l’homme. Tous les êtres qui ont jamais existé sont ses ministres
oubliés. La peur et l’espoir lui sont l’une et l’autre pareillement
inférieurs, même dans l’espoir il y a quelque chose de bas ; à l’heure
de la vision il n’existe rien que l’on puisse à proprement parler
appeler gratitude ou joie. L’âme élevée au-dessus des passions
contemple l’identité et la causalité éternelle, perçoit l’existence en soi
de la Vérité et de ce qui est Juste, et s’apaise en sachant que tout est
bien. Les espaces infinis de la nature, l’océan Atlantique, les mers du
Sud, les longs intervalles de temps, les années, les siècles, tout cela ne
compte pas. Ce que je pense et ce que je ressens a été sous-jacent à
toute forme de vie et à toutes circonstances antérieures, comme cela
est sous-jacent à mon présent et à ce qui s’appelle la vie comme à ce
qui s’appelle la mort.
C’est la vie seule qui sert à quelque chose, pas le fait d’avoir vécu.
Le pouvoir cesse à l’instant même du repos ; il réside dans l’instant du
passage d’un état ancien à un état nouveau, lorsque le golfe est
franchi, lorsqu’on s’élance vers le but ; le monde n’a que haine pour
ce fait-là : le fait que l’âme devient, car cela dégrade à jamais le passé,
transforme toutes les richesses en pauvreté, toute célébrité en
disgrâce, confond le saint avec le coquin, écarte de la même façon
Jésus et Judas. Pourquoi donc alors parler de confiance en soi ? Dans
la mesure où l’âme est présente, le pouvoir sera là non pas confiant
mais agissant. Parler de confiance est une piètre façon de s’exprimer.
Parlez plutôt de ce qui a confiance car cela existe et est à l’œuvre.
Quiconque a plus de docilité que moi me domine, ne lèverait-il pas
même le petit doigt. Je dois graviter autour de lui par la force de
révolution des esprits. Lorsque nous parlons d’éminente vertu, nous
imaginons quelque chose de pléthorique. Nous ne voyons pas
cependant que la vertu est l’apogée et qu’un seul homme ou groupe
d’hommes, souples et perméables aux principes, doivent, d’après la
loi de la nature, maîtriser et dominer cités, nations, rois, riches ou
poètes, qui eux ne le sont point.
C’est le fait ultime auquel nous arrivons si rapidement à ce sujet,
de même que pour n’importe quel sujet, la résolution du tout dans
l’Un à jamais béni. L’Existence en soi est l’attribut de la Cause
suprême, et elle constitue la mesure du bien selon le degré auquel il
entre dans toutes les formes inférieures. Toutes les choses qui existent
sont ainsi par la quantité de vertu qu’elles contiennent. Le commerce,
l’administration des biens, la chasse, la pêche à la baleine, la guerre,
l’éloquence, la valeur personnelle sont en quelque sorte des exemples
de sa présence et de son action imparfaite et comme tels forcent le
respect. En ce qui concerne conservation et accroissement, je vois la
même loi à l’œuvre dans la nature. Le Pouvoir est dans la nature la
mesure essentielle de ce qui est juste. La nature ne souffre point de
garder en ses royaumes ce qui ne peut s’aider soi-même. La genèse et
la maturation d’une planète, son équilibre et son orbite, l’arbre
courbé se remettant d’un vent trop fort, les ressources vitales de
chaque animal, de chaque végétal, sont des preuves de cette âme qui
se suffit à elle-même et par conséquent ne compte que sur elle-même.
Ainsi tout converge : ne nous égarons point ; restons à notre foyer
pour nous concentrer sur cette cause. Surprenons et étonnons la foule
des importuns, leurs livres et leurs institutions, en déclarant tout
simplement ce fait divin. Ordonnez aux envahisseurs d’ôter leurs
chaussures car c’est Dieu qui est à l’intérieur. Que notre simplicité
seule les juge, et que la soumission à notre propre loi témoigne de la
pauvreté de notre nature et de la faiblesse de notre fortune, en
dehors de nos richesses innées.
Mais maintenant nous ne sommes qu’une populace. L’homme
n’éprouve plus de crainte respectueuse à l’égard d’autrui et son génie
n’écoute pas les exhortations à rester chez soi pour entrer en
communication avec cet océan intérieur, mais il s’en va au loin
mendier un verre d’eau à l’urne d’un autre. C’est seuls que nous
devons aller. Plus que le prêche, j’aime l’église silencieuse avant le
début du service. Entourés chacun de cette enceinte ou de ce
sanctuaire, comme tous paraissent détachés, calmes et purs. Restons
donc là où nous sommes. Pourquoi devrions-nous assumer les fautes
de l’ami, de l’épouse, du père ou de l’enfant parce qu’ils sont assis à
notre foyer ou parce que l’on dit qu’ils ont le même sang ? Tous les
hommes participent de mon sang et moi du leur. Ce n’est pas pour
cette raison que j’adopterai leur irascibilité ou leur folie même au
point d’en avoir honte. Cependant cet isolement ne doit pas être
machinal mais spirituel, il doit être une élévation. Parfois le monde
entier semble se liguer contre vous et insister pour vous importuner
par des vétilles. Ami, client, enfant ou bien maladie, peur, désir,
charité, tous frappent à la porte de ton cabinet et disent : « Viens te
joindre à nous. » Mais reste en l’état où tu es ; ne les rejoins pas dans
leur confusion. Au pouvoir qu’ont les hommes de m’ennuyer, je ne
réponds que par une piètre curiosité. Aucun homme ne peut
m’atteindre sinon par l’intermédiaire de mes actes. « Ce que nous
aimons nous le possédons, mais à cause du désir, nous nous
dépossédons de cet amour. »
Si nous ne pouvons dans l’immédiat nous élever jusqu’à la
sanctification d’un état d’obéissance et de foi, résistons au moins à
nos tentations ; entrons en guerre et dans nos cœurs de Saxons
réveillons Thor et Odin, c’est-à-dire courage et constance. En ces
temps sans relief, cela doit se faire en disant la vérité. Réprime ton
geste d’hospitalité et d’affection mensongères. Ne vis plus selon ce
qu’attendent les êtres déçus et décevants avec qui nous conversons.
Dis-leur : « Père, Mère, Épouse, Frère, Ami, jusqu’ici j’ai vécu avec
vous selon les apparences. Désormais j’appartiens à la vérité. Que
chacun sache bien que, désormais, je n’obéis à aucune loi si ce n’est la
loi éternelle. Je ne veux point de contrats mais des liens de parenté.
Je m’efforcerai d’être le soutien de mes parents, de nourrir ma
famille, d’être le chaste époux d’une unique épouse – mais j’assumerai
ces relations d’une manière nouvelle et sans précédent. J’en appelle à
vos coutumes. Je dois être moi-même. Je ne peux continuer à me
briser pour tel ou tel. Si vous pouvez m’aimer pour ce que je suis,
nous n’en serons que plus heureux. Si vous ne le pouvez point,
j’essaierai pourtant de faire en sorte que vous le puissiez et de le
mériter. Je ne cacherai point mes goûts et mes aversions. J’aurai une
telle confiance dans le fait que ce qui est profond est saint, que sous
le soleil comme sous la lune je ferai avec vigueur ce qui
intérieurement me réjouit et ce que le cœur désigne. Si vous êtes
noble, je vous aimerai ; si vous ne l’êtes point, je ne vous heurterai
point, et ne me heurterai point par des attentions hypocrites. Si vous
êtes sincères mais ne partagez point ma vérité, restez avec vos
compagnons ; je chercherai les miens. Cela, je ne le fais point avec
égoïsme mais avec humilité et dans la vérité. Quel que soit le temps
pendant lequel nous avons vécu dans le mensonge, il en va de votre
intérêt comme il en va du mien et de celui de tous les hommes de
vivre dans la vérité. Cela paraît-il trop dur aujourd’hui ? Bientôt vous
aimerez ce qui est dicté par votre nature, tout comme par la mienne,
et si nous suivons la vérité, à la fin, cela nous sauvera. » – Mais,
agissant ainsi, peut-être causerez-vous du chagrin à vos amis. –
Certes, mais je ne peux marchander ma liberté et ma puissance
contre leur sensibilité. En outre, tous les êtres sont à certains
moments doués de raison quand ils scrutent le domaine de l’absolue
vérité ; alors ils me rendront justice et feront de même.
La masse des gens pense que rejeter les critères reconnus par la
foule équivaut à rejeter tous les critères et que ce n’est qu’une
attitude de contradiction ; et le sensualiste audacieux usera du nom
de philosophie pour parer ses crimes de poudre d’or. Mais la loi de la
conscience demeure. Il y a deux sortes de confessionnal, dans l’un ou
l’autre nous devons être absous. Vous pouvez accomplir la ronde de
vos devoirs en vous affranchissant soit par l’action directe, soit par
l’action indirecte ou réfléchie. Demandez-vous si vous avez rempli
votre devoir dans vos rapports avec les vôtres : père, mère, cousin,
voisin, votre cité, votre chat ou votre chien – demandez-vous si l’un
d’eux peut vous adresser des reproches. Mais je puis également
négliger ce critère d’action indirecte et m’absoudre moi-même. J’ai la
rigueur de mes propres exigences et je sais la perfection du cercle qui
dénie le nom de devoir à maints services qualifiés comme tels. Mais si
je puis m’acquitter de ces dettes, cela me permet de ne pas tenir
compte du code de la morale courante. Si quelqu’un imagine que
cette loi manque de fermeté, qu’un jour il en observe les
commandements.
Et vraiment cela exige quelque chose de divin en celui qui a rejeté
les motivations communes de l’humanité et s’est risqué à se prendre
pour maître et à se faire confiance comme tel. Que son cœur soit
plein d’élévation, sa volonté constante et son regard lucide afin qu’il
puisse, avec ardeur, être pour lui-même doctrine, loi, société, et qu’un
simple objectif soit pour lui aussi fort qu’une nécessité de fer l’est
pour les autres.
Quiconque considère les aspects actuels de ce que, pour la
distinguer, nous appelons la société, verra la nécessité d’une telle
éthique. Le cœur et les muscles de l’homme semblent avoir été
extirpés, nous sommes devenus timorés, geignards et découragés.
Nous avons peur de la vérité, peur de la fortune, peur de la mort et
peur les uns des autres. Notre époque ne produit pas d’êtres grands et
parfaits. Il nous faut des hommes et des femmes qui rénoveront la vie
et l’état de la société, mais nous voyons que la plupart des gens sont
de nature insolvable, ne pouvant satisfaire leurs propres besoins,
qu’ils ont une ambition hors de proportion avec leur force réelle et ne
cessent de s’incliner et de quémander nuit et jour. Nos affaires
domestiques sont conduites de façon misérable, nos beaux-arts, nos
activités, nos mariages, notre religion, nous ne les avons pas choisis,
c’est la société qui a choisi pour nous. Nous sommes des soldats de
salon. Nous esquivons l’âpre bataille du destin, là où naît la force.
Si nos jeunes gens échouent dans leurs premières entreprises, ils
perdent tout courage. Si le jeune marchand échoue, on dit qu’il est
ruiné. Si un esprit des plus fins étudie à l’une de nos universités et
dans l’année qui suit n’occupe pas une fonction à Boston, New York
ou tout près de ces villes, il lui semble, ainsi qu’à ses amis, qu’il a tout
à fait raison de se sentir découragé et de se plaindre le reste de son
existence. Un vigoureux garçon du New Hampshire ou du Vermont
qui tour à tour tâte de tous les métiers, qui fait équipe, travaille dans
une ferme, colporte, tient une école, prêche, édite un journal, se fait
élire au Congrès, et gagne une municipalité, et ainsi de suite au fil
des ans et, tel un chat, retombe toujours sur ses pattes, vaut cent fois
un de ces pantins des villes. Il marche de front et n’éprouve aucune
honte à ne pas faire d’études pour embrasser une profession libérale,
car il ne diffère pas le moment de vivre, il vit déjà. Il n’a pas une
chance mais des centaines de chances. Qu’un stoïcien dévoile les
ressources de l’homme et dise à tous qu’ils ne sont pas des saules
inclinés mais qu’ils peuvent et doivent pratiquer le détachement ;
qu’avec l’exercice de la confiance en soi, de nouveaux pouvoirs
apparaîtront ; que l’homme est le verbe fait chair, né pour répandre la
guérison aux nations ; qu’il devrait avoir honte de notre compassion
et qu’à l’instant où il agit de lui-même, jetant lois, livres, idolâtries et
coutumes par la fenêtre, nous n’éprouvons plus pour lui de la pitié
mais de la gratitude et du respect, et ce maître-là rendra sa splendeur
à la vie de l’homme et l’histoire chérira son nom.
Il est aisé de voir qu’une plus grande confiance en soi doit opérer
une révolution dans les rapports entre les hommes et dans toutes
leurs fonctions ; dans leur religion ; dans leur instruction, dans leurs
objectifs, leurs modes de vie ; dans la manière dont ils s’associent ;
dans leurs propriétés, leurs spéculations.
1. Dans quelles prières les hommes se reconnaissent-ils ! Ce qu’ils
appellent un service religieux n’est guère courageux et viril. La prière
regarde au loin et demande que quelque enrichissement étranger
intervienne grâce à quelque vertu étrangère et elle se perd dans les
méandres infinis du naturel et du surnaturel, de la médiation et du
miracle. La prière qui espère obtenir une faveur particulière a
quelque chose de vicieux. La prière est la contemplation des choses
de la vie du point de vue le plus élevé. C’est, dans la contemplation,
le monologue d’une âme radieuse. C’est l’esprit de Dieu déclarant que
ses œuvres sont bonnes. Mais la prière comme moyen d’arriver à des
fins personnelles n’est que larcin et bassesse. Elle suppose le dualisme
et non point l’unité entre la nature et la conscience. Dès que l’homme
sera un avec Dieu, il ne quémandera point. Alors, dans toute action il
verra la prière. La prière du fermier qui s’agenouille dans son champ
pour enlever les mauvaises herbes, la prière du rameur qui
s’agenouille à chaque coup d’aviron sont de vraies prières que l’on
entend dans toute la nature, bien que leurs fins soient des plus
modestes. Caratach, exhorté à s’enquérir, dans Bonduca de Fletcher,
de l’avis du dieu Audate, répond :
« C’est dans nos efforts que réside son sens caché.
Nos meilleurs dieux sont dans notre vaillance. »

Les regrets sont encore une autre sorte de fausse prière. Le


mécontentement vient du manque de confiance en soi : c’est une
infirmité de la volonté. Déplorez les calamités si, ce faisant, vous
pouvez aider celui qui souffre. Sinon, vaquez à vos occupations et
déjà le mal commencera à être réparé. Notre compassion est tout
aussi vile. Nous venons vers ceux qui pleurent sottement et pleurons
avec eux, au lieu de leur transmettre la vérité et la santé par de
brusques chocs électriques, les remettant une fois de plus en liaison
avec leur propre raison. La joie entre nos mains est le secret de la
fortune. Celui qui s’aide lui-même est à tout jamais bienvenu parmi
les dieux et les hommes. Devant lui, les portes s’ouvrent toutes
grandes, toutes les langues le saluent, les honneurs s’accumulent et
tous les yeux le suivent pleins de désir. Vers lui va toute notre
affection et elle l’entoure parce qu’il n’en a pas eu besoin. Nous le
flattons et le célébrons avec sollicitude et nous nous répandons en
excuses parce qu’il a gardé son cap et n’a eu que mépris pour notre
désapprobation. Les dieux l’aiment car les hommes l’ont haï. « Pour le
mortel qui sait persévérer, dit Zoroastre, prompts sont les
bienheureux immortels. »
Tout comme les prières des hommes sont une maladie de la
volonté, leurs croyances sont une maladie de l’intellect. Ils font leurs
les propos stupides des fidèles du Dieu d’Israël : « Il ne faut point que
Dieu nous parle, de peur que nous mourions. Parle, toi, qu’un autre
parle avec nous, et nous obéirons. » Partout je suis empêché de voir
Dieu dans mon frère, car ce dernier a fermé les portes de son temple,
et ne fait que réciter les fables qui viennent du Dieu de son frère ou
de celui du frère de son frère. Chaque nouvel esprit équivaut à une
nouvelle classification. S’il se révèle être un esprit d’une puissance et
d’une activité hors du commun, un Locke, un Lavoisier, un Hutton, un
Bentham ou un Fourier, il impose sa classification aux autres et voilà
un nouveau système ! Sa suffisance est proportionnelle à la
profondeur de la pensée et donc au nombre d’objets qu’elle touche et
met ainsi à la portée du disciple. Mais cela est principalement visible
dans les croyances et les Églises qui sont également des classifications
nées d’un esprit puissant agissant sur la pensée première du devoir et
de la relation de l’homme avec le Très-Haut. Il en va ainsi du
calvinisme, du système de Swedenborg, ou des quakers. Comme la
jeune fille qui vient d’apprendre la botanique et voit par là même la
terre et les saisons avec des yeux neufs, le disciple, avec délices,
subordonne tout à la même terminologie. Pendant un certain temps,
il se passera ceci : l’élève trouvera que sa puissance intellectuelle se
sera accrue grâce à l’étude de l’esprit de son maître. Mais chez les
esprits peu équilibrés la classification est idolâtrée, passe pour la fin
et non pour un moyen dont on voit rapidement le bout, de sorte qu’à
leurs yeux les murs de ce système se confondent, à l’horizon lointain,
avec les murs de l’univers ; il leur semble que les luminaires célestes
sont suspendus à la voûte construite par leur maître. Ils ne peuvent
imaginer comment vous autres étrangers avez le droit de voir –
comment il vous est possible de voir : « Il faut que d’une façon ou
d’une autre vous nous ayez dérobé la lumière. » Ils ne comprennent
pas que la lumière indomptable, en rejetant tout système, saura faire
effraction dans n’importe quelle cabane, même la leur. Laissez-les
épier et dire qu’il s’agit de leur lumière. S’ils sont honnêtes et agissent
selon le bien, bientôt leur nouvelle bergerie bien soignée sera trop
exiguë, trop basse, elle va craquer, s’affaisser, pourrir et disparaître, et
la lumière immortelle, dans toute sa joie et sa jeunesse, la lumière
aux millions de couleurs et aux millions de cercles rayonnera sur
l’univers comme au premier matin.
2. C’est parce qu’ils manquent de culture propre que la croyance
superstitieuse qui s’attache aux Voyages – l’Angleterre, l’Italie ou la
Grèce devenant des lieux idolâtrés – garde toute sa fascination pour
les Américains instruits. Ceux qui ont rendu l’Angleterre, l’Italie ou la
Grèce vénérables dans notre imagination, l’ont fait en restant
fermement là où ils étaient, tel un axe de la terre. Aux heures viriles
nous sentons que notre place est celle du Devoir. L’âme n’est point
voyageuse ; le sage reste chez soi et lorsque la nécessité ou le devoir,
en quelque occasion que ce soit, l’appelle hors de chez lui ou dans
une contrée étrangère, il est encore chez lui, et par l’expression de
son visage fera comprendre aux autres que, missionnaire de la
sagesse et de la vertu, il rend visite aux hommes et aux villes, en
souverain et non comme un intermédiaire ou un valet.
Je n’ai aucune objection méprisante à l’égard de la navigation
autour du globe lorsque celle-ci a pour objectifs l’art, l’étude, la
bienveillance ; de la sorte l’homme est tout d’abord attaché à son
foyer, ou du moins il ne s’en va pas au loin avec l’espoir de trouver
quelque chose de plus grand que ce qu’il connaît déjà. Celui qui
voyage pour se distraire ou pour obtenir ce qu’il ne possède point,
s’évade de lui-même et parmi des choses anciennes deviendra vieux,
même au cœur de la jeunesse. À Thèbes, à Palerme, son esprit et son
cœur deviendront aussi anciens et délabrés que ces cités. Il n’emporte
que des ruines parmi les ruines.
Voyager est le paradis des sots. Nos premiers voyages nous
révèlent combien les lieux sont indifférents. Chez moi je rêve qu’à
Naples et à Rome je pourrai m’enivrer de beauté et perdre ma
tristesse. Je fais mes malles, dis au revoir à mes amis, embarque sur
la mer et enfin me réveille à Naples, et là, à mes côtés, se trouve
l’austère réalité : le moi triste, implacable, celui-là même que j’avais
fui. Je vois le Vatican, les palais. Je fais semblant d’être enivré de
spectacles et d’évocations, mais je ne suis point enivré. Mon géant
m’accompagne, où que j’aille.
3. Mais la rage de voyager est un symptôme d’un mal plus
profond qui affecte tout acte intellectuel. L’intellect est vagabond, et
notre système d’enseignement engendre l’agitation. Nos esprits
voyagent alors que nos corps sont forcés de rester à la maison. Nous
imitons ; et qu’est-ce que l’imitation si ce n’est un voyage de l’esprit ?
Nos maisons sont construites d’après un goût étranger ; nos goûts,
nos facultés se plient et suivent le Passé et le Lointain. C’est l’âme qui
a créé les arts partout où ils sont devenus florissants. C’est dans son
propre espoir que l’artiste a cherché son modèle. Il ne faisait
qu’appliquer sa propre pensée à la chose à faire et aux conditions à
observer. Et pourquoi aurions-nous besoin de copier un modèle
dorique ou gothique ? La beauté, la commodité, la hauteur de pensée
et l’expression originale sont aussi proches de nous que de quiconque,
et si l’artiste américain étudie avec espoir et amour ce qu’il doit
précisément faire en tenant compte du climat, du sol, de la longueur
du jour, des besoins des habitants, de la coutume et de la forme du
gouvernement, il créera une maison dans laquelle tous ces éléments
s’accorderont avec harmonie, et le goût et la sensibilité seront
également satisfaits.
Mettez l’accent sur ce que vous êtes ; n’imitez jamais. À chaque
instant vous pouvez présenter votre propre talent avec la force
accumulée par la culture de toute une vie ; mais le talent emprunté à
un autre, vous ne le possédez jamais qu’à demi et de manière
improvisée. Ce que chacun peut faire de mieux, nul sinon son
créateur ne peut le lui enseigner. Nul ne sait ce dont il s’agit, ni ne
peut le savoir, tant qu’il ne l’a pas montré. Où est celui qui aurait pu
être le maître de Shakespeare ? Où est celui qui aurait pu former
Franklin, ou Washington, ou Bacon, ou Newton ? Tout grand homme
est unique. Le scipionisme de Scipion est précisément ce qu’il n’aurait
pu emprunter à un autre. Ce n’est pas l’étude de Shakespeare qui
peut recréer Shakespeare. Faites ce qui vous est assigné, et vous ne
pourrez espérer trop ou oser trop. À cette heure, il existe pour vous
une façon de vous exprimer aussi forte et audacieuse que celle du
ciseau colossal de Phidias, ou de la truelle des Égyptiens, ou de la
plume de Moïse ou de Dante, mais pourtant bien différente. Il n’est
pas possible que, dans sa richesse et son éloquence, l’âme douée
d’une langue aux mille pointes condescende à se répéter ; mais si
vous entendez ce que disent ces patriarches, alors, sans aucun doute,
vous pourrez leur répondre du même ton de voix ; car l’oreille et la
langue sont deux organes de même nature. Demeure dans les régions
simples et nobles de ta vie, obéis à ton cœur et, à nouveau tu
reproduiras le monde des origines.
4. Tout comme la religion, l’enseignement, l’art se tournent vers le
lointain, il en va de même pour notre esprit de société. Tous se
targuent du progrès de la société et nul ne progresse.
La société n’avance jamais. Elle recule aussi vite d’un côté qu’elle
avance de l’autre. Elle subit des changements continuels ; elle est
barbare, civilisée, chrétienne, riche, scientifique ; mais ce changement
ne signifie pas amélioration. Pour tout ce qui est gagné, quelque
chose est pris. La société acquiert de nouvelles techniques et perd des
instincts très anciens. Quel contraste entre l’Américain bien vêtu,
sachant lire, écrire, réfléchir, possédant montre, crayon et lettre de
change dans sa poche et le Néo-Zélandais tout nu qui a pour seuls
biens une massue, une lance, une natte et en tout et pour tout le
vingtième d’un abri pour dormir. Mais comparez la santé de ces deux
hommes et vous verrez que le Blanc a perdu toute sa force originelle.
Si ce que racontent les voyageurs est vrai, frappez l’indigène d’un
coup de hache et en un jour ou deux la chair se fermera et cicatrisera
comme si vous aviez frappé dans du bois tendre, alors que le même
coup enverra le Blanc au tombeau.
L’homme civilisé a construit un carrosse mais il a perdu l’usage de
ses pieds. Il est soutenu par des béquilles mais il lui manque le
soutien de ses muscles. Il possède une belle montre fabriquée à
Genève mais il n’a plus la capacité de lire l’heure au soleil. L’homme
de la rue possède un almanach nautique de Greenwich et sûr de
pouvoir obtenir tous les renseignements quand il en a besoin, il ne
sait plus reconnaître une seule étoile au ciel. Il n’observe point le
solstice et connaît aussi peu l’équinoxe. Tout le brillant calendrier de
l’année ne correspond à aucun cadran dans son esprit. Ses carnets
entravent sa mémoire ; ses bibliothèques alourdissent son esprit ; les
cabinets d’assurance ne font qu’augmenter le nombre des accidents ;
et on peut se poser la question de savoir si les machines ne nous
entravent pas ; si les raffinements ne nous font pas perdre de
l’énergie ; si un christianisme engoncé dans les formes et les
institutions ne nous fait pas perdre la vigueur d’une sauvage vertu.
Car chaque stoïcien était vraiment un stoïcien, mais dans la
chrétienté, où est le chrétien ?
Il n’y a pas plus de dérogation dans le critère moral que dans le
critère de la hauteur ou de la masse. Il n’y a pas maintenant plus de
grands hommes qu’il y en eut jamais. On peut remarquer une égalité
singulière entre les grands hommes d’époques reculées et ceux
d’époques récentes ; toute la science, l’art, la religion, la philosophie
du XIXe siècle ne permettent pas non plus de former des hommes plus
grands que les héros de Plutarque, il y a vingt-trois ou vingt-quatre
siècles. La race ne fait pas de progrès dans le temps. Phocius, Socrate,
Anaxagore, Diogène sont de grands hommes, mais ils restent
incomparables. Celui qui peut vraiment leur être comparé ne se
réclamera point d’eux, il sera son propre maître et à son tour sera le
fondateur d’une école. Les arts et les inventions propres à chaque
époque n’en sont que le vêtement et ne vivifient point les hommes. Il
se peut que le mal résultant des progrès de la machine contrebalance
le bien qu’ils apportent. Hudson et Behring accomplirent tant de
choses dans leurs bateaux de pêche qu’ils étonnèrent Parry et
Franklin, dont les équipements utilisaient au maximum toutes les
ressources de l’art et de la science. Galilée, avec sa lorgnette,
découvrit une série de phénomènes célestes bien plus splendides que
quiconque depuis. C’est dans un bateau non ponté que Colomb a
découvert le Nouveau Monde. Il est curieux de remarquer que, de
façon périodique, les moyens et les techniques présentés dans un
concert de louanges quelques années ou quelques siècles plutôt,
tombent en désuétude et disparaissent. Le grand génie revient à ce
qui est essentiel dans l’homme. Nous rangeons les progrès dans l’art
de la guerre parmi les triomphes de la science et pourtant c’est au
moyen du bivouac que Napoléon a conquis l’Europe, méthode qui
consiste à retomber sur le courage intrinsèque et à le dépouiller de
toutes ses aides. D’après Las Cases, l’Empereur considérait qu’il était
impossible de former une armée parfaite « sans abolir armes,
magasins, commissaires et équipages jusqu’à ce qu’imitant la coutume
romaine, on donne au soldat sa ration de grain pour qu’il puisse la
moudre dans un moulin à café et fasse cuire son pain ».
La société est une vague. La vague se déplace vers l’avant, mais
non pas l’eau qui la compose. La même particule ne s’élève pas du
creux jusqu’à la crête. Son unité n’est que de l’ordre du phénomène.
Les individus qui composent une nation aujourd’hui mourront
demain et leur expérience mourra avec eux.
Et donc la confiance en la Propriété, qui inclut la confiance dans
les gouvernements qui la protègent, équivaut au manque de
confiance en soi. Les hommes ont depuis si longtemps regardé les
choses en s’éloignant d’eux-mêmes qu’ils en sont venus à estimer les
institutions du domaine civil, religieux ou savant comme des gardiens
de la propriété, et ils s’indignent des attaques contre ces gardiens car
ils sentent que ce sont des attaques contre la propriété. Ils mesurent
leur estime réciproque en fonction de ce que chacun a, et non en
fonction de ce qu’il est. Mais l’homme cultivé qui éprouve un respect
tout neuf pour sa nature a bientôt honte de sa propriété. Il éprouve
tout particulièrement de la haine pour ce qu’il possède, s’il l’a obtenu
par accident – à la suite d’un héritage, d’un présent ou d’un délit ;
alors il sent que ce n’est pas posséder ; cela ne lui appartient pas, n’a
aucune racine en lui et se trouve simplement là parce que aucun
révolutionnaire ou aucun voleur ne s’en est emparé. Mais ce qu’est
l’homme, il l’acquiert toujours par nécessité ; et ce que l’homme
acquiert est propriété vivante qui n’attend pas le signal des
gouvernants, des foules, des révolutions, de l’incendie, de l’orage ou
des banqueroutes, mais se renouvelle perpétuellement partout où
l’homme respire. « C’est le lot qui t’est échu, dit le calife Ali, qui te
cherche ; sois donc en paix, au lieu de le rechercher. » Notre attitude
de dépendance à l’égard de ces biens étrangers nous conduit à un
respect servile pour les nombres. Les partis politiques se réunissent au
cours de conventions où il y a foule ; plus on se presse – et au fur et à
mesure du brouhaha qui suit l’annonce de l’arrivée de chaque
nouvelle délégation : Essex, démocrates du New Hampshire, Whigs
du Maine – et plus le jeune patriote se sent fort, enrichi de milliers de
bras et d’yeux tout neufs. De la même manière, les réformateurs
convoquent des assemblées et, en foule, votent et adoptent des
résolutions. Ce n’est pas ainsi, ô mes amis ! que le Dieu daignera
entrer en vous et vous habiter, mais par une méthode précisément
inverse. C’est seulement dans la mesure où l’homme rejette tout
soutien étranger et demeure seul que je le vois fort et capable de
l’emporter. Chaque nouvelle recrue se ralliant à sa bannière ne peut
que l’affaiblir. Un homme ne vaut-il pas mieux qu’une ville ? Ne
demande rien aux hommes et dans la mutation infinie, c’est toi, seul
pilier solide, qui apparaîtras bientôt comme le soutien de tout ce qui
t’entoure. Celui qui sait que le pouvoir est inné, qu’il est faible parce
qu’il a cherché le bien en dehors de lui-même et partout ailleurs et,
percevant cela, se jette sans hésiter sur sa propre pensée, celui-là se
redresse immédiatement, se tient en position debout, commande à
ses membres et accomplit des miracles ; de même qu’un homme qui
se tient sur ses pieds est plus fort que celui qui se tient sur sa tête.
Sache donc user de ce que l’on appelle la Fortune. Avec elle, la
plupart des hommes se livrent aux jeux de hasard, et à mesure que
tourne sa roue, ils gagnent tout ou perdent tout. Mais toi, laisse ces
gains comme contraires à la loi, et ne te préoccupe que de la Cause et
de l’Effet, chanceliers de Dieu. Dans la Volonté, travaille et acquiers,
et alors tu auras enchaîné la roue de la fortune et par la suite tu ne
craindras plus ses variations. Une victoire politique, une hausse des
loyers, la guérison d’un proche, le retour d’un ami, ou quelque autre
événement favorable te redonne courage et tu penses que des jours
heureux se préparent pour toi. N’en crois rien. Rien, en dehors de toi-
même, ne peut t’apporter la paix. Rien ne peut t’apporter la paix,
hormis le triomphe des principes.
Dons et présents

Les présents de celui qui m’aimait,


Je les ai reçus en leur temps ;
C’eût été honte qu’ils ne prennent fin,
Lorsqu’il cessa de m’aimer.

Le monde a soi-disant fait faillite ; le monde, soi-disant, doit plus


au monde que ce dernier ne peut payer, et devrait être poursuivi en
justice et vendu. Je ne crois pas que cette insolvabilité générale, qui
implique en quelque sorte toute la population, soit, à Noël, au jour de
l’an et à d’autres époques, la raison de la difficulté que l’on éprouve à
faire des cadeaux, puisqu’il est toujours agréable d’être généreux,
bien qu’il soit vexant de payer des dettes. Mais la difficulté réside
dans le choix. Si à un moment quelconque il me vient à l’idée que je
dois offrir un cadeau à quelqu’un, je suis embarrassé pour choisir,
jusqu’à ce que finalement je laisse passer le moment opportun pour
offrir. Comme cadeaux, les fleurs et les fruits sont toujours
appropriés ; les fleurs, parce qu’elles affirment fièrement qu’un rayon
de beauté surpasse en valeur tous les objets utiles que l’on peut
trouver. Ces éléments enjoués de la nature tranchent sur l’aspect
quelque peu austère qu’elle a d’ordinaire ; c’est comme une musique
provenant d’un atelier. La nature ne nous gâte pas ; elle nous
considère comme ses enfants, non comme ses favoris ; elle n’est pas
aimante ; tout nous est distribué sans crainte ni faveur, selon la
sévérité des lois naturelles. Cependant ces fleurs délicates évoquent
l’intervention joyeuse de l’amour et de la beauté. Les hommes ont
coutume de dire que nous aimons la flatterie bien que nous ne nous y
laissions pas prendre, car elle montre que nous sommes suffisamment
importants pour être courtisés. C’est un peu ce genre de plaisir que
nous donnent les fleurs : « Qui suis-je, moi à qui l’on adresse ces
douces allusions ? » Les fruits sont des présents acceptables, car ils
sont la fine fleur de nos produits et témoignent du prix exceptionnel
qu’on leur attache. Si quelqu’un me demandait de faire cent lieues
pour lui rendre visite et qu’il disposât devant moi une corbeille de
beaux fruits d’été, je penserais qu’il y a un juste équilibre entre la
peine et la récompense.
Pour des présents ordinaires, dans la vie de tous les jours, la
pertinence du geste et sa beauté viennent de sa nécessité, et l’on est
content de ne pas avoir l’embarras du choix : si un homme à votre
porte n’a pas de chaussures, vous n’allez pas vous demander s’il
convient de lui offrir une boîte de peintures ; et comme il est toujours
agréable de voir quelqu’un manger le pain ou boire l’eau dont il a
besoin, c’est toujours une grande satisfaction de pourvoir à cette
première nécessité. La nécessité fait bien tout ce qu’elle fait ; dans la
condition où nous sommes de dépendance universelle, il peut
sembler héroïque de laisser le demandeur juge de ce dont il a besoin,
et d’accorder tout ce qui est demandé, si gênant cela soit-il ; s’agit-il
d’un désir extravagant, mieux vaut laisser à d’autres le soin de le
punir. Je songe à plus d’un rôle que je préférerais à celui des Furies.
Après les choses de première nécessité, la règle pour un cadeau, telle
que prescrite par l’un de mes amis, est que nous n’offrions à tel ou tel
que ce qui correspond vraiment à sa personnalité et à ce qu’en pensée
nous associons à son image. Mais nos gages d’estime et d’affection
sont, pour la plupart, assez barbares. Bagues et autres bijoux ne sont
pas de vrais cadeaux mais ont seulement la prétention d’en être. Le
seul présent, le seul don est un fragment de toi-même. C’est un peu
de ton sang que tu dois m’offrir. Ainsi le poète apporte son poème ; le
berger son agneau ; le fermier son grain ; le mineur une gemme ; le
marin coraux et coquillages ; le peintre son tableau ; la jeune fille un
mouchoir brodé de sa main. Cela est juste et agréable, car la société
se trouve ramenée à sa base primitive, lorsque la vie d’un homme
s’exprime dans le don qu’il fait, et que la fortune de chacun est
l’indication de son mérite. Mais c’est une affaire froide et sans vie que
d’aller dans une boutique pour offrir quelque chose qui ne représente
ni votre vie, ni votre talent mais celui d’un orfèvre. Faire présent
d’étoffes d’or ou d’argent, comme une sorte d’offrande symbolique
pour racheter les péchés ou céder au chantage, est bon pour les rois
ou les gens riches qui agissent de même, et cela ne représente qu’une
vue erronée de la propriété.
La loi des bienfaits est un chenal difficile qui demande une
navigation prudente ou des vaisseaux robustes. Ce n’est pas le rôle
d’un homme que de recevoir des présents. Comment osons-nous
donner ? Nous souhaitons être autonomes. Nous ne pardonnons
jamais complètement à celui qui nous oblige. La main qui nous
nourrit court le danger d’être mordue. De qui nous aimons, nous
pouvons tout recevoir, car c’est une manière de recevoir quelque
chose de nous-même, mais il n’en va pas de même pour celui qui
prétend nous accorder quelque chose. Parfois nous détestons la
viande que nous mangeons parce qu’il nous semble qu’il y a quelque
chose de dégradant à en vivre :
« Frère, si Jupiter te fait un présent,
Prends garde de ne rien accepter de sa main. »
Nous demandons tout. Rien de moins ne nous contente. Nous
accusons la société si, en plus de la terre, du feu et de l’eau, elle ne
nous donne pas l’amour, la considération, des chances de réussite et
des objets de vénération.
Celui qui sait bien accepter un présent est un sage. Nous sommes
contents ou mécontents d’un présent et ces deux émotions sont
malséantes. Si je me réjouis ou me désole à propos d’un cadeau, il me
semble que je souffre quelque violence ou éprouve comme un
sentiment dégradant. Je suis peiné lorsqu’on empiète sur mon
indépendance ou lorsqu’un cadeau provient de quelqu’un qui ne
connaît point mon cœur, et j’ai du mal à l’accepter ; si, en revanche, je
suis ravi du cadeau, alors je devrais avoir honte à l’idée que son
donateur risque de lire dans mon cœur et de voir que j’aime son
présent mais non celui qui me l’offre. Le véritable présent doit comme
couler dans un flot d’échange mutuel entre le donateur et moi.
Lorsque les eaux sont au même niveau, alors nos biens sont
interchangeables. Tout ce qui est à lui est mien, et tout ce qui est à
moi est sien. Je lui dis : « Comment peux-tu me donner ce flacon
d’huile ou ce vin quand toute ton huile et tout ton vin sont miens, et
que ce présent semble démentir ce que je crois ? » Il s’ensuit que ce
sont les choses belles, qui sont des cadeaux appropriés, et non pas les
choses utiles, qui ne font qu’usurper le titre de présents ; et par
conséquent lorsque le bénéficiaire est ingrat – puisque tous les
bénéficiaires haïssent les Timon d’Athènes –, ne considérant pas la
valeur du présent mais jetant un regard d’envie aux réserves
considérables dont il provient, je sympathise plutôt avec le
bénéficiaire qu’avec la colère de monseigneur Timon. Car il est
mesquin de s’attendre à la gratitude d’autrui, et une telle attitude est
toujours punie par la totale indifférence de celui que vous avez
obligé. C’est un grand bonheur d’échapper sans blessure et sans
rancune à celui qui a eu la malchance d’être votre obligé. Être servi
est une affaire bien onéreuse, et votre débiteur souhaite tout
naturellement vous donner un soufflet. Un texte d’or pour ces
personnes-là est celui que j’admire tant chez les bouddhistes qui eux
ne remercient jamais : « Ne flatte point tes bienfaiteurs. »
La raison de ces dissonances, je la vois dans le fait qu’il n’y a
aucune commune mesure entre un homme et un présent, quel qu’il
soit. Il est impossible de donner quoi que ce soit à quelqu’un de
magnanime. Une fois que vous l’avez obligé, sa magnanimité fait de
vous son débiteur. Le service qu’un homme rend à son ami est futile
et égoïste, comparé au service qu’il sait que son ami était – et est
encore – prêt à lui rendre, avant même qu’il ait commencé à l’obliger.
Comparé à la bienveillance que je porte à mon ami, le bienfait qu’il
est en mon pouvoir de lui accorder semble bien mince. En outre,
notre action réciproque – bonne ou mauvaise – est tellement fortuite
et liée au hasard que nous pouvons rarement écouter les témoignages
de gratitude de quelqu’un nous remerciant d’un bienfait, sans honte
et sans humiliation. Nous pouvons rarement frapper droit au but, et
devons nous contenter d’un trait oblique ; il est bien rare que nous
ayons la satisfaction d’accorder directement un bienfait, reçu de
manière également directe. Mais la droiture dispense ses faveurs de
tous côtés sans le savoir et reçoit avec étonnement les remerciements
de tous.
Je crains, par quelque souffle, de trahir la majesté de l’amour, qui
est le dieu et le génie des dons, et à qui nous ne pouvons prétendre
donner des ordres. Qu’il accorde indifféremment royaumes ou pétales
de fleurs. De certains êtres nous attendons toujours des témoignages
dignes des fées ; ne cessons point de les attendre. Il s’agit là d’une
prérogative que nos lois municipales ne sauraient limiter. Pour le
reste, j’aime à constater que nous ne pouvons être ni achetés ni
vendus. Le meilleur de l’hospitalité et de la générosité ne réside pas
dans la volonté mais dans la destinée. Je vois que je ne compte guère
à vos yeux ; vous n’avez pas besoin de moi ; vous n’éprouvez rien
pour moi ; alors, je suis rejeté, bien que vous m’offriez maison et
territoire. Mes dons n’ont aucune valeur, ils n’en ont que l’apparence.
Lorsque j’ai essayé de me joindre aux autres en leur accordant mes
dons, ce ne fut rien de plus qu’un tour de passe-passe intellectuel. Ils
mangent vos dons comme des pommes et vous laissent à l’écart. Mais
aimez-les et alors, à tout moment, ils se sentiront proches de vous et
se réjouiront de votre présence.
L’amour

Comme prière précieuse, j’étais caché,


Ce fut mon rayon brûlant qui,
à moi-même, me révéla.

Le Coran

Chaque promesse de l’âme peut être exaucée de mille et une


façons ; chacune de ses joies s’épanouit en un nouveau désir ; la
Nature, qui coule sans pouvoir être contenue, prévoyante dans son
sentiment premier de bonté, devance déjà une bienveillance qui
fondra toute estime individuelle dans sa lumière générale.
L’introduction à ce bonheur réside dans une relation tendre et intime
entre deux êtres, qui est l’enchantement de la vie humaine ; qui,
pareille à un véritable enthousiasme et à une certaine fureur divine,
s’empare de l’homme à une époque de sa vie, opère une révolution
dans son esprit et dans son corps ; l’unit à la race, l’engage dans les
relations domestiques et civiques, le conduit vers la nature avec une
sympathie nouvelle, renforce le pouvoir des sens, ouvre l’imagination,
ajoute à son caractère des attributs héroïques et sacrés, institue le
mariage et apporte permanence à la société humaine.
L’association naturelle du sentiment d’amour avec la fleur de l’âge
semble exiger, afin d’être dépeinte au moyen de couleurs vives – ce
que chaque garçon et chaque jeune fille admettront être conforme à
leur vibrante expérience –, qu’il ne faille point être trop âgé. Les
amours délicieuses de la jeunesse rejettent la saveur moins forte
d’une philosophie plus mûre qui, avec l’âge et le pédantisme, ternit la
pourpre de leur floraison. Et, par conséquent, je sais que je risque de
voir ceux qui composent la Cour et le Parlement de l’Amour
m’imputer une dureté et un stoïcisme inutiles. Mais, en face de ces
terribles censeurs, j’en appelle à mes aînés. Car il faut considérer que
cette passion dont nous parlons, bien qu’elle commence par les plus
jeunes, ne délaisse pas pour autant les plus âgés, ou plutôt ne souffre
point de voir vieillir ceux qui sont ses vrais serviteurs, mais fait que
les plus âgés aient aussi leur part, au même titre que la tendre jeune
fille, bien que d’une manière différente et plus noble. Car il s’agit d’un
feu qui, allumant ses premières braises dans le recoin étroit de
l’intimité d’un cœur, à partir de l’étincelle errante jaillie de l’intimité
d’un autre cœur, rayonne et grandit jusqu’à ce qu’il réchauffe une
multitude d’hommes et de femmes, et se répande sur eux, sur le cœur
universel de tous, et ainsi illumine le monde entier et toute la nature
de ses flammes généreuses. Il importe peu, par conséquent, que nous
essayions de décrire la passion à vingt, trente ou quatre-vingts ans.
Celui qui la dépeint dans la première période perdra quelques-uns de
ses traits tardifs, et celui qui la dépeint dans la dernière perdra
quelques-uns de ses premiers traits. Il faut seulement espérer que,
grâce à la patience et à l’aide des Muses, nous puissions atteindre à
cette vision intérieure de la loi, qui décrira une vérité à jamais jeune
et belle, si centrale qu’elle s’imposera au regard, quel que soit l’angle
de vision.
Et la première condition est de ne pas trop nous attarder aux faits,
de ne pas nous en approcher de trop près, mais d’étudier le sentiment
tel qu’il est apparu, non pas au cours de l’histoire, mais à travers
l’espoir. Car chacun voit sa propre vie déformée et défigurée – alors
qu’elle ne l’est point – à cause de son imagination. Chacun voit sur
son expérience comme une ternissure due à l’erreur, alors que celle
des autres lui paraît belle et idéale. Que chacun se souvienne de ces
relations délicieuses qui font la beauté de la vie, qui lui ont apporté
l’enseignement le plus sincère et l’ont nourri, eh bien, il se dérobera
et gémira. Hélas, je ne sais pas pourquoi, mais, à l’âge de la maturité,
d’infinis remords teintent d’amertume les souvenirs des premières
joies et couvrent d’un voile chaque nom aimé. Toute chose est belle
du point de vue de l’intelligence ou lorsqu’elle est envisagée comme
vérité. Mais tout est aigri, considéré en tant qu’expérience. Les détails
sont mélancoliques ; le plan est beau et noble. Dans le monde réel –
le douloureux royaume du temps et du lieu – demeurent le souci,
l’amertume qui ronge, et la peur. Avec la pensée, avec l’idéal, existe
l’allégresse éternelle, la rose de la joie. Autour d’elle chantent toutes
les Muses. Mais le chagrin s’accroche aux noms, aux êtres et aux
intérêts de prédilection d’hier et d’aujourd’hui.
Cette courbe si prononcée de la nature se voit dans l’importance
que le sujet des relations personnelles occupe dans la conversation.
De toute personne de mérite que souhaitons-nous savoir avant tout, si
ce n’est la façon dont elle a réussi dans l’histoire de ce sentiment ?
Quels sont les livres qui circulent dans les bibliothèques tournantes ?
Comme nous sommes transportés par ces romans pleins de passion,
lorsque l’histoire est contée avec quelque étincelle de vérité et de
naturel ! et dans le commerce de la vie, y a-t-il quelque chose qui
retienne plus l’attention qu’un échange trahissant l’affection qui unit
deux êtres ? Peut-être ne les avons-nous jamais vus auparavant, et ne
les reverrons-nous jamais. Mais nous les avons vus échanger un
regard ou trahir une émotion profonde, et nous ne sommes plus
étrangers. Nous les comprenons, et manifestons l’intérêt le plus
chaleureux pour le développement de leur idylle. Toute l’humanité
aime celui qui aime. Les premières manifestations de contentement et
de bonté sont les images les plus avenantes de la nature. Elles sont
l’aube de la civilité et de la grâce chez les êtres simples et frustes. Le
solide garçon de la campagne plaisante avec les jeunes filles à la
sortie de l’école – mais aujourd’hui il arrive en courant jusqu’à la
porte, et voit une belle enfant rangeant son sac d’écolière ; il tient ses
livres pour l’aider, et instantanément il a comme l’impression qu’elle
s’est détachée de lui, d’une manière infime, et est devenue une
citadelle sacrée. Parmi la foule des jeunes filles, il court avec une
certaine rudesse, mais une seule et unique le distance ; et ces deux
petits voisins, jusque-là si proches, ont appris à respecter la
personnalité de l’autre. Qui encore peut détourner les yeux des
manières si attachantes mi-habiles et mi-candides des écolières qui
entrent dans les boutiques du village pour acheter un écheveau de
soie ou une feuille de papier et bavardent de tout et de rien avec le
garçon au visage ouvert et à l’heureux caractère qui sert au magasin.
Au village, ils sont sur un pied de parfaite égalité, ce qui fait les
délices de l’amour, et sans aucune coquetterie, le côté heureux et
affectueux de la nature féminine s’exprime dans ce gentil bavardage.
Il se peut que les jeunes filles ne soient pas de grande beauté,
cependant elles établissent clairement, entre elles et le brave garçon,
les relations les plus agréables et les plus confiantes, à la fois avec
leur agrément et leur sérieux, en parlant d’Edgar et de Jonas,
d’Almira, de qui a été invité à la soirée, qui a dansé à l’école de danse,
quand va commencer l’école de chant et d’autres petits riens se
rapportant à ce que ces deux êtres se sont dit en roucoulant. Puis il
arrive que ce garçon cherche une épouse, et avec justesse et de tout
son cœur, il saura où trouver une compagne douce et sincère, sans
aucun des risques que Milton déplore comme susceptibles d’être
courus par les savants et les grands hommes.
Je me suis laissé dire que, dans certaines de mes interventions,
mon grand respect pour l’intelligence m’a rendu injustement froid à
l’égard des relations personnelles. Maintenant, je frémis presque au
souvenir de propos aussi désobligeants. Car les êtres sont du domaine
de l’amour, et le philosophe le plus froid ne peut recalculer la dette de
l’âme jeune, errant dans la nature, envers le pouvoir de l’amour, sans
être tenté de revenir sur ses paroles – véritablement traîtres à la
nature –, portant atteinte aux instincts sociaux. Car, bien que ce
ravissement divin tombant des cieux ne s’empare que des créatures
d’âge tendre, et bien qu’une beauté dépassant toute analyse et toute
comparaison, par laquelle nous sommes littéralement transportés, se
rencontre rarement après trente ans, pourtant le souvenir de ces
visions dure plus que tous les autres souvenirs et orne d’une
guirlande de fleurs les fronts les plus âgés. Mais il y a là un fait
étrange ; il peut sembler à beaucoup, en se remémorant leur
expérience, qu’il n’y a pas de plus belle page dans le livre de leur vie
que le souvenir délicieux de certains passages où l’affection
réussissait à donner une magie surpassant l’attrait profond de sa
propre vérité à un ensemble de circonstances banales ou
accidentelles. En se remémorant, il se peut qu’ils découvrent que
plusieurs choses qui n’étaient pas ce charme lui-même, ont plus de
réalité pour leur mémoire incertaine que le charme qui les a
préservées. Mais, quelle que soit notre expérience concernant les
détails, nul homme n’oublie les moments où son cœur et son cerveau
ont été visités par cette puissance, qui a recréé toutes choses ; qui,
pour lui, a été l’aube de la musique, de la poésie et de l’art ; qui a
illuminé le visage de la nature de lumière pourpre, qui a transformé
le matin et la nuit en enchantements variés ; lorsqu’une seule note
d’une voix unique pouvait faire bondir le cœur, et que la circonstance
la plus banale associée à une forme unique s’enchâsse dans l’ambre
de la mémoire ; lorsque cet homme n’était que regard lorsqu’une
seule personne était présente, et mémoire lorsqu’elle était absente ;
lorsque le jeune homme se met à observer les fenêtres, à examiner un
gant, un voile, un ruban, ou les roues d’une voiture ; lorsque aucun
lieu n’est trop solitaire, ou trop silencieux pour celui qui trouve en ses
propres pensées une compagnie plus riche et plus douce que celle
pourtant meilleure et plus pure que n’importe lesquels de ses vieux
amis peuvent lui offrir ; car les formes, les mouvements, les paroles
de l’objet aimé ne sont pas comme d’autres images inscrites dans
l’eau mais sont, comme dit Plutarque, « d’un émail cuit au feu » et
sont l’objet de ses pensées nocturnes :
« Étant partie, tu ne l’es point, où que tu sois
Tu laisses en lui la vivacité de tes yeux, en lui ton cœur aimant. »

Au midi et au tantôt de la vie nous vibrons encore au souvenir des


jours où être heureux n’était pas assez de bonheur, mais où ce
bonheur, pour être rassasié, devait savourer avec plaisir la douleur et
la crainte ; car il perce le secret de la chose celui qui a déclaré, à
propos de l’amour :
« Tous les autres plaisirs ne valent point ses souffrances. »
Et lorsque le jour n’y suffisait pas, et que la nuit même devait se
consumer en souvenirs vivaces ; lorsque la tête sur l’oreiller,
s’enflammait toute la nuit à l’idée de l’acte généreux qui venait d’être
décidé ; lorsque la clarté lunaire était une fièvre agréable, les étoiles
des missives, les fleurs des messages chiffrés et que l’air se
transformait en mélodies ; lorsque les affaires semblaient
impertinence, et tous les gens allant et venant, se hâtant dans les
rues, de simples gravures.
Pour le jeune homme, la passion reconstruit le monde. Elle rend
toute chose vivante et signifiante. La nature devient consciente. Les
oiseaux sur les branches de l’arbre chantent maintenant en
s’adressant à son cœur et à son âme. C’est comme si les notes
énonçaient un message distinct. Lorsqu’il regarde les nuages, ils ont
un visage. Les arbres de la forêt, l’herbe qui ondoie et les fleurs qui
percent sont devenues intelligentes ; et il redoute presque de leur
confier le secret qu’ils semblent l’inviter à révéler. Et pourtant, la
nature apaise et compatit. Dans la solitude verte il trouve une
demeure plus chère à son cœur qu’auprès de ses semblables.
« Sources et inextricables bosquets,
Lieux qu’aime la pâleur de la passion,
Promenades au clair de lune ; tous les oiseaux
Au nid, sauf la chouette et la chauve-souris.
Une cloche à minuit, le soupir d’une plainte,
Voilà les sons qui nous plaisent. »
Voyez dans le bois ce bel insensé. Il devient un temple de soupirs
et de sons suaves ; il se gonfle, il est deux fois un homme, il marche
les bras écartés ; il soliloque, il accoste l’herbe et les arbres ; il sent
couler dans ses veines le sang de la violette, du trèfle et du lys ; et il
bavarde avec le ruisseau qui lui mouille les pieds.
Les flots de chaleur qui ont éveillé sa perception de la beauté
naturelle l’ont fait aimer la musique et les vers. C’est un fait
couramment observé que certains hommes ayant écrit de bons vers
sous l’inspiration de la passion ne peuvent plus écrire bien en d’autres
circonstances.
La passion agit avec la même force sur toute sa nature. Elle
développe la sensibilité ; elle rend le rustre aimable et donne du cœur
au poltron. Chez l’être le plus pitoyable et le plus abject, elle instillera
l’audace et la force de défier le monde, pour peu qu’il soit encouragé
par l’objet aimé. En le donnant à autrui, elle le donne plus encore à
lui-même. C’est un homme neuf, avec des perceptions nouvelles, des
perspectives nouvelles et plus vives, et une solennité religieuse dans
son caractère et ses objectifs. Il n’appartient plus à sa famille, à la
société ; en quelque sorte c’est lui qui est, c’est lui en tant que
personne, c’est son âme à lui.
À ce point, examinons d’un peu plus près la nature de cette
influence qui a une telle puissance sur l’âme du jeune homme. La
beauté, dont nous célébrons maintenant la révélation à l’âme, est
aussi bien accueillie que le soleil, là où il lui plaît de briller ; elle rend
tout un chacun content de sa présence et content de lui ; et semble se
suffire à elle-même. Dans son imagination, l’amant ne peut se
représenter sa belle comme pauvre et solitaire. Comme un arbre en
fleur, dans sa douceur, tant de charme naissant et prenant forme se
tient compagnie à soi-même, et elle apprend à ses yeux pourquoi la
Beauté a été représentée avec des Amours et des Grâces
accompagnant ses pas. L’existence de la beauté apporte richesse au
monde. Bien qu’elle écarte toutes les autres créatures de son
attention, parce que indignes et de peu de prix, elle compense cela
pour l’amant en se transformant en quelque chose d’impersonnel, de
vaste, et participant de l’univers, si bien que la jeune fille en vient à
représenter pour lui toutes les choses les plus choisies ainsi que
toutes les vertus. Pour cette raison, l’amant ne voit jamais chez sa
maîtresse une ressemblance avec des personnes de sa famille, ou avec
d’autres. Ses amis trouvent en elle une ressemblance avec sa mère ou
ses sœurs, ou des gens qui ne sont pas de son sang. L’amant n’en voit
aucune, si ce n’est avec les soirs d’été et les matins de diamant, les
arcs-en-ciel et le chant des oiseaux.
Les anciens appelaient la beauté la floraison de la vertu. Qui
saurait analyser le charme indicible qui émane d’un visage et d’une
forme et se reflète dans l’autre ? Nous sommes touchés par des
émotions pleines de tendresse et de contentement, mais nous ne
pouvons trouver ce vers quoi tend cette émotion délicate, ce rayon
errant. Toute tentative pour se reporter à son organisation le détruit
pour l’imagination. Et il n’indique pas non plus quelque relation
d’amitié ou d’amour connue et décrite dans la société, mais ce me
semble une sphère bien différente et inaccessible, des relations d’une
délicatesse et d’une douceur transcendantes, ce qu’insinuent et
laissent entrevoir roses et violettes. Nous ne pouvons approcher la
beauté. Sa nature est irisée et chatoyante comme gorge de pigeon,
glissante et évanescente. En ceci elle ressemble aux choses les plus
excellentes, qui ont toutes ce côté d’arc-en-ciel, défiant toutes les
tentatives pour se les approprier et s’en servir. Que voulait dire
d’autre Jean-Paul Richter lorsqu’il s’adressait ainsi à la musique : « Va-
t’en ! Retire-toi ! tu me parles de choses que, dans toute mon
existence, je n’ai pas trouvées, et ne trouverai jamais. » La même
fluidité peut se remarquer dans les œuvres du domaine des arts
plastiques. Quand elle commence à être incompréhensible, c’est alors
que la statue est belle, lorsqu’elle est au-delà de la critique et ne peut
plus se définir grâce au compas et à la toise, mais exige une
imagination active pour l’accompagner, et exprimer ce qu’elle est
dans l’acte créateur. Le dieu ou le héros du sculpteur est toujours
représenté dans un état de transition à partir de ce qu’il est possible
de représenter pour les sens, jusqu’à ce qui ne l’est pas. Alors il cesse
d’être une pierre. La même remarque vaut pour la peinture. Quant à
la poésie, elle n’est pas réussie lorsqu’elle berce et satisfait, mais
lorsqu’elle nous étonne et nous enflamme par de nouvelles tentatives
pour atteindre l’inaccessible. À ce sujet, Landor se demande « si pour
la poésie, il ne faut pas s’en référer à un état de plus grande pureté de
la sensation et de l’existence ».
De la même manière, la beauté personnelle est tout d’abord
charmante en elle-même lorsqu’elle manque à nous satisfaire par
quelque fin ; lorsqu’elle devient une histoire qui ne se termine pas ;
quand elle suggère des lueurs et des visions et non des satisfactions
terrestres ; lorsqu’elle amène celui qui la contemple à ressentir son
indignité, quand il ne peut se dire qu’il a un droit sur elle, fût-il
César ; il ne peut se dire qu’il y a plus droit qu’au firmament et aux
splendeurs d’un coucher de soleil.
De là vient le propos : « Si je vous aime, que vous importe ? »
Nous disons cela parce que nous sentons que ce que nous aimons
n’est pas en notre pouvoir, mais au-dessus. Ce n’est pas vous mais
votre rayonnement. C’est ce que vous ne connaissez pas, en vous, et
ne pourrez jamais connaître.
Ceci s’accorde bien à la haute philosophie de la Beauté qui faisait
les délices des écrivains de l’Antiquité ; d’après eux, l’âme humaine
incarnée ici-bas sur cette terre allait errant en quête de cet autre
monde qui lui est propre, d’où elle est venue en celui-ci, mais fut
bientôt éblouie par la lumière du soleil, et incapable de voir d’autres
objets que ceux de ce monde, qui ne sont que les ombres des choses
réelles. Par conséquent, la Divinité envoie la gloire de la jeunesse en
face de l’âme, afin qu’elle puisse disposer de corps magnifiques pour
l’aider à se souvenir de ce qui est bon et beau dans les cieux ; et
l’homme qui voit une telle personne du sexe opposé se précipite vers
elle et éprouve la plus grande joie à contempler la forme, le
mouvement et l’intelligence de cet être qui évoque pour lui la
présence de ce qui en vérité se trouve à l’intérieur de la beauté et en
est la cause.
Si, cependant, d’avoir trop conversé avec des objets matériels,
l’âme était fruste et plaçait par erreur sa satisfaction dans le corps,
elle ne récolterait que chagrin, le corps étant incapable de tenir les
promesses de la beauté ; mais si, acceptant ces visions et suggestions
que la beauté laisse entrevoir à l’esprit, l’âme franchit la barrière du
corps, se met à admirer des traits de caractère, et si les amants se
contemplent mutuellement dans leurs propos et dans leurs actes,
alors ils pénètrent dans le véritable palais de la beauté, où leur amour
s’enflamme de plus en plus, et par cet amour, éteignant l’affection
vile, tout comme le soleil éteint le feu en brillant sur le foyer, ils
deviennent purs et sacrés. En conversant avec ce qui est, en soi,
excellent, magnanime, humble de cœur, et juste, l’amant parvient à
un amour plus chaleureux de toute cette noblesse et l’appréhende
plus rapidement. Puis il passe de l’amour qu’elle lui inspire en une
seule personne à un amour de ces mêmes aspects chez tous les êtres,
et ainsi dans sa beauté l’âme unique n’est que la porte par laquelle il
entre dans le cercle de toutes les vraies âmes pures. Dans l’amitié de
cette âme sœur il parvient à une vue plus claire de quelque tache ou
imperfection que sa beauté a pu contracter dans le monde et il peut
l’indiquer, et c’est avec une joie mutuelle qu’ils peuvent maintenant,
sans s’offenser, se montrer mutuellement défaut ou entrave et se
donner l’un l’autre toute l’aide et le réconfort nécessaires pour y
porter remède. Et, voyant dans plus d’une âme les traits de la divine
beauté, et distinguant en chaque âme ce qui est divin de l’altération
au contact du monde, l’amant s’élève jusqu’à la beauté la plus haute,
jusqu’à l’amour et la connaissance de la Divinité, gravissant les degrés
de cette échelle des âmes créées.
C’est de façon assez semblable que les hommes vraiment sages
nous ont parlé de l’amour au cours des siècles. Cette doctrine n’est
pas ancienne, mais elle n’est pas nouvelle non plus. Si Platon,
Plutarque et Apulée l’ont enseignée, Pétrarque, Michel-Ange et Milton
ont fait de même. Il faut attendre une explication encore plus
authentique afin de blâmer et de s’opposer à cette prudence
souterraine qui préside aux mariages en usant de mots qui s’emparent
du monde supérieur tandis qu’un œil est en train de rôder dans la
cave, de sorte que le discours le plus sérieux sent les jambons et le
saloir. Pire encore, lorsque ce sensualisme se faufile dans l’éducation
des jeunes femmes et flétrit l’espoir et l’affection propres à la nature
humaine, en enseignant que le mariage ne signifie rien d’autre que
l’économie domestique et que la vie d’une femme n’a pas d’autre but.
Mais ce rêve d’amour, quoique beau, ne représente qu’une scène
dans notre pièce de théâtre. Dans son cheminement, l’âme, allant de
l’intérieur vers l’extérieur, élargit sans cesse ses cercles, comme les
cailloux que l’on jette dans l’étang, ou la lumière provenant d’un
corps céleste. Les rayons de l’âme se posent d’abord sur les choses les
plus proches, sur chaque brimborion, chaque ustensile, sur les gardes-
malades, les domestiques, la maison, la cour, les passants, le cercle
des personnes connues de la maisonnée, sur la politique, la
géographie, l’histoire. Mais les choses, toujours, se groupent selon ses
lois plus hautes ou plus intérieures. Le voisinage, les dimensions, les
nombres, les coutumes, les gens perdent par degrés le pouvoir qu’ils
ont sur nous. La cause et l’effet, les affinités réelles, l’aspiration
ardente à l’harmonie entre l’âme et les circonstances, l’instinct de
progrès qui nous pousse à idéaliser prédominent par la suite, et il
devient impossible de faire le pas en arrière qui irait des relations les
plus hautes aux plus basses. Ainsi, même l’amour qui déifie les êtres
doit, chaque jour, devenir plus impersonnel. Au début, il n’en montre
pas le moindre signe. Le garçon et la jeune fille qui échangent des
regards dans une salle bondée, les yeux si pleins de compréhension
mutuelle, ne songent guère au fruit précieux qui, longtemps après,
sera issu de ce stimulus nouveau et tout à fait extérieur. Le travail de
la végétation commence tout d’abord dans l’irritabilité de l’écorce et
des bourgeons de feuilles. À partir de regards échangés, ils avancent
vers des actes courtois, puis galants, pour aller vers la passion
enflammée, puis l’échange de leur foi et enfin le mariage. La passion
voit son objet comme une unité parfaite. L’âme est totalement
incarnée et le corps totalement inclus dans l’âme.
« Son sang pur et éloquent
Parlait en ses joues, et si distinctement les façonnait
Qu’on aurait presque pu dire que son corps pensait. »

Roméo, s’il était mort, devrait être découpé en petites étoiles pour
embellir les cieux. Avec ce couple, la vie n’a pas d’autre but, ne
demande rien de plus, que Juliette – que Roméo. La nuit, le jour, les
études, les talents, les royaumes, la religion sont tous contenus dans
cette forme pleine d’âme, dans cette âme qui est toute forme. Les
amants font leurs délices de mots tendres, d’aveux de leur amour, de
comparaisons de leurs attentions. Lorsqu’ils sont seuls, ils se
consolent en se souvenant de l’image de l’autre. L’autre voit-il la
même étoile, le même nuage en train de se fondre, lit-il le même
livre, éprouve-t-il la même émotion qui en cet instant m’enchante ?
Ils essaient de peser leur affection et additionnant des avantages, des
prix, des amis, des possibilités, des biens, ils exultent en découvrant
qu’avec joie et très volontiers, ils donneraient tout, comme rançon,
pour la tête si belle et si chère à laquelle on ne touchera pas un
cheveu. Mais le sort de l’humanité pèse sur ses enfants. Danger, souci
et douleur sont leur lot, comme pour tous. L’Amour prie. Il conclut
des pactes avec le Pouvoir éternel pour le compte de cette chère
compagne. L’union ainsi effectuée, qui ajoute une valeur nouvelle à
chaque atome de la nature, car elle transforme chaque fil qui court à
travers tout le réseau des relations en un rayon doré et plonge l’âme
dans un élément nouveau et plus doux, n’est pourtant qu’un état
temporaire. Ce n’est pas toujours que les fleurs, les perles, la poésie,
les déclarations, l’abri même d’un autre cœur peuvent satisfaire cette
âme extraordinaire qui demeure dans l’argile. À la longue, elle
s’éveille et s’arrache à ces mots tendres qui ne sont que jouets et,
s’attelant à la tâche, aspire à des buts immenses et universels. L’âme
qui est dans celle de chacun, aspirant ardemment à la béatitude
parfaite, décèle des désaccords, des défauts et de la démesure dans le
comportement de l’autre. De là viennent la surprise, les remontrances
et la douleur. Cependant, ce qui les a attirés l’un vers l’autre était des
signes de beauté, signes de vertu ; et ces vertus sont toujours là, bien
qu’éclipsées. Elles apparaissent et réapparaissent, et continuent
d’attirer ; mais le regard change, se détache du signe et s’attache à la
substance. Ceci répare l’affection blessée. Pendant ce temps-là, à
mesure que la vie passe, elle s’avère être un jeu de permutation et de
combinaison de tous les possibles de chacune des deux parties, afin
d’utiliser toutes les ressources de chacun et de lui faire connaître la
force et la faiblesse de l’autre. Car la nature et la fin de cette relation
est que chacun représente pour l’autre la race humaine. Tout ce qui
existe dans le monde, qui est ou devrait être connu, est habilement
tissé dans la texture de l’homme et de la femme.
« L’être que l’amour nous destine et nous propose
Telle la manne, a en soi goût de toute chose. »

Le monde roule, les circonstances varient d’une heure à l’autre.


Les anges qui habitent le temple des corps se montrent aux fenêtres,
mais les gnomes et les vices aussi. Par toutes les vertus ils se trouvent
réunis. Si une vertu est là, tous les vices sont reconnus comme tels ;
ils avouent et s’enfuient. Avec le temps, les attentions enflammées
d’autrefois s’apaisent dans le cœur de l’un comme de l’autre et,
perdant en violence ce qu’elles gagnent en étendue, deviennent une
entente vraiment totale. Ils se résignent, sans se plaindre, aux bons
offices dont l’homme et la femme doivent, avec le temps, s’acquitter
de manière solidaire, et la passion qui, jadis, ne pouvait perdre de
vue son objet, se change en une poursuite détachée et enjouée des
desseins de chacun, que l’autre soit présent ou absent. Finalement, ils
découvrent que tout ce qui au début les a rapprochés – ces traits jadis
sacrés, ce jeu magique des formes – n’était qu’éphémère et tendait
vers une certaine fin, tel l’échafaudage qui permet de construire la
maison ; et d’année en année c’est la purification de l’intelligence et
du cœur qui est le véritable mariage, prévu et préparé dès le
commencement, et totalement au-dessus de leur conscience. À voir
ces objectifs, dans lesquels deux personnes, homme et femme doués
de manière si diverse et si corrélative, se trouvent enfermés dans une
maison pour passer quarante ou cinquante ans de vie matrimoniale,
je ne m’étonne pas de l’insistance avec laquelle le cœur prophétise
cette crise depuis la plus tendre enfance, de la profusion de beauté
avec laquelle les instincts décorent la demeure nuptiale et l’émulation
réciproque de la nature, de l’intelligence et de l’art dans les dons et la
mélancolie qu’ils apportent à l’épithalame.
Ainsi sommes-nous entraînés à ressentir un amour qui ne connaît
ni sexe, ni créature, ni partialité mais qui partout recherche vertu et
sagesse, avec pour fin d’accroître la sagesse et la vertu. Par nature,
nous sommes observateurs, donc nous apprenons. C’est là notre état
permanent. Mais nous sommes souvent amenés à comprendre que,
tels des abris pour la nuit, nos affections ne sont qu’étapes
provisoires. Bien que lentement et avec douleur les objets de notre
affection changent, tout comme les objets de notre pensée. Parfois,
les sentiments gouvernent l’homme et l’absorbent tout entier et font
dépendre son bonheur d’une seule ou de plusieurs personnes. Mais
bientôt l’esprit retrouve la santé – sa voûte qui s’érige en dôme
constellé de galaxies aux lumières immuables, ainsi que les passions
ardentes et les craintes qui nous ont balayés comme des nuages,
doivent perdre leur caractère fini et se fondre en Dieu pour atteindre
leur perfection propre. Mais il ne nous faut pas craindre de perdre
quoi que ce soit dans ce cheminement de l’âme. On peut faire
confiance à l’âme jusqu’au bout. Ce qui est si beau et si attrayant dans
ces relations ne peut être suivi et supplanté que par quelque chose
d’encore plus beau, et ainsi de suite, et à jamais.
Montaigne, ou le sceptique

Chaque fait est relié d’un côté aux sensations et de l’autre à la


morale. Lorsque apparaît l’un de ces deux aspects, le jeu de la pensée
consiste à trouver l’autre : si le côté supérieur est visible, il s’agit de
trouver la face cachée. Rien n’est si simple que l’on ne voie ces deux
faces, et lorsque l’observateur a vu l’avers, il le retourne pour voir le
revers. Lancer la pièce de monnaie est le jeu de la vie : un jeu de pile
ou face. Nous ne nous lassons jamais de ce jeu, car lorsque apparaît
l’autre face, il y a toujours un léger frisson de surprise devant le
contraste entre les deux. Un individu débordant de succès s’avise de
ce que signifie la chance qu’il a. Il conclut son affaire dans la rue,
mais il advient que lui aussi est acheté et vendu. Un autre constate la
beauté d’un visage et recherche la cause de cette beauté, qui doit être
encore plus belle. Un autre encore accumule des richesses, défend les
lois, chérit ses enfants ; mais il se demande : Pourquoi ? et dans quel
but ? Dans le langage philosophique, ces deux aspects, pile ou face,
s’appellent le Fini et l’Infini ; le Relatif et l’Absolu ; l’Apparent et le
Réel, et ils ont encore bien d’autres grands noms.
Chacun naît avec une prédisposition à l’une ou l’autre de ces deux
faces de la nature, et il adviendra aisément de trouver des individus
voués à l’une ou à l’autre. Les uns auront la perception de la
différence, et seront à l’aise parmi les faits ou les apparences, les cités
et les jeux, et ils auront la capacité de faire surgir l’événement – ce
sont les hommes d’action et de talent. Les autres auront la perception
de l’identité – ils sont hommes de foi, philosophes, hommes de génie.
Chacun de ces cavaliers chevauche trop vite. Plotin ne croit qu’aux
philosophes ; Fénelon, aux saints ; Pindare et Byron, aux poètes.
Voyez le langage dédaigneux dans lequel Platon et les platoniciens
parlent de tous ceux qui ne se consacrent pas à leurs brillantes
abstractions : les autres hommes ne sont que rats et souris. La gent
littéraire est, en général, hautaine et exclusive. La correspondance de
Swift et de Pope décrit comme autant de monstres les hommes qui les
entourent ; et, plus près de nous, celle de Goethe et Schiller n’est
guère plus bienveillante.
Il est aisé de voir d’où provient cette arrogance. Le génie est un
génie par le premier coup d’œil qu’il jette sur n’importe quel objet.
Son œil est-il créatif ? Ne s’arrête-t-il pas sur les angles, les couleurs,
mais contemple-t-il le dessin ? Il va bientôt sous-estimer l’objet lui-
même. Dans un moment de vigueur, sa pensée a comme décomposé
les œuvres d’art et les œuvres de la nature pour en retrouver la cause,
de sorte que ces œuvres apparaissent lourdes et défectueuses. Sa
conception de la beauté est telle que le sculpteur ne peut lui donner
corps. Tableau, statue, temple, chemin de fer, machine à vapeur
existèrent d’abord dans l’esprit d’un artiste sans erreur ni faille ni
friction qui altèrent les objets une fois exécutés. Il en va de même
pour l’Église, l’État, la faculté, le tribunal, les cercles et toutes les
institutions. Il n’y a rien d’étonnant à ce que ces hommes, se
souvenant de ce qu’ils ont vu et de ce qu’ils ont espéré des idées, en
affirment avec dédain la supériorité. Ayant à un moment donné
compris que l’âme heureuse peut contenir tous les arts en puissance,
ils disent : « Pourquoi nous encombrer de réalisations superflues ? »,
et comme des mendiants en train de rêver ils s’arrogent le droit de
parler et d’agir comme si ces valeurs étaient déjà incarnées.
D’autre part, ceux qui sont du monde du travail, du commerce,
des objets de luxe – le monde animal, y compris l’animal qui existe
chez le philosophe et le poète également, et le monde concret, qui
inclut les pénibles besognes dont le philosophe et le poète ne sont pas
plus dispensés que le reste des hommes –, font lourdement pencher la
balance de l’autre côté. Ceux qui font commerce dans nos rues ne
croient en aucune cause métaphysique, n’ont que piètre opinion de la
forme qui a rendu nécessaire l’existence des marchands et d’une
planète où l’on commerce ; non, ils s’en tiennent au coton, au sucre, à
la laine et au sel. Les réunions de quartiers, les jours d’élection, ne
sont adoucies par aucune hésitation quant à la valeur de ces scrutins.
La chaleur de la vie coule dans une seule direction. Aux hommes qui
appartiennent à ce monde, à la force animale et aux esprits animaux,
à ceux qui ont une force toute concrète, tant qu’ils y sont immergés,
l’homme du monde des idées semble avoir perdu la raison. Eux seuls
possèdent la raison.
Les choses portent toujours en elles leur propre philosophie, c’est-
à-dire la prudence. Nul n’acquiert la propriété sans acquérir en même
temps un peu d’arithmétique. En Angleterre, pays le plus riche qui ait
jamais existé, la propriété, comparée à la valeur personnelle, compte
plus que dans n’importe quel autre pays. Après dîner, l’homme croit
moins et nie davantage ; les vérités ont perdu de leur charme. Après
dîner, la seule science qui compte est l’arithmétique ; les idées sont
dérangeantes, incendiaires, folies de jeunes gens, et répudiées par la
partie solide de la société : et on en vient à estimer quelqu’un d’après
ses qualités athlétiques et animales. Spence raconte que Mr. Pope se
trouvait un jour avec sir Godfrey Kneller, lorsque son neveu,
commerçant de Guinée, entra – « Neveu, dit sir Godfrey, vous avez
l’honneur de voir les deux plus grands hommes qui soient au
monde – Je ne sais trop quels grands hommes vous êtes, dit l’homme
de Guinée, mais je n’aime guère votre mine ; j’ai souvent acheté, et
pour dix livres, un homme qui valait mieux que vous deux, en
muscles et en os. » Ainsi les gens qui se fient aux sens se vengent-ils
des professeurs et rendent mépris pour mépris. Les premiers avaient
tiré des conclusions hâtives et outrepassé la vérité ; les autres se
moquent des philosophes et pèsent l’homme à la livre. Ils croient que
la moutarde pique la langue, que le poivre est relevé, que les
allumettes que l’on frotte mettent le feu, que les revolvers sont à
éviter, et que les bretelles soutiennent les pantalons ; qu’il y a
beaucoup d’émotion dans une caisse de thé ; et qu’un homme sera
éloquent si on lui donne du bon vin. Êtes-vous tendre et scrupuleux –
il faut manger plus de hachis. Ils soutiennent que Luther était plein
du lait de l’humaine tendresse en affirmant :
« Celui qui n’aime pas le vin, ni les femmes, ni le chant,
Celui-là reste un sot sa vie durant. »

De même lorsqu’il conseillait à un jeune étudiant rendu perplexe


par les problèmes de la prédestination et du libre arbitre, de bien
s’enivrer. « Les nerfs, dit Cabanis, voilà l’homme. » Mon voisin, qui est
un jovial fermier, quand il se trouve à la taverne, pense que le bon
usage de l’argent consiste à le dépenser vite et bien. Pour sa part, dit-
il, il jette le sien dans son gosier et en retire ainsi tout le bienfait.
L’inconvénient de cette façon de penser est qu’elle court à
l’indifférence puis au dégoût. La vie nous dévore. Bientôt nous ne
serons plus que fable. Restons calmes : dans cent ans d’ici, tout sera
du pareil au même. La vie n’est pas mal, mais nous serons contents
de la quitter, et les autres seront contents de nous la voir quitter.
Pourquoi s’agiter et se tourmenter ? Demain notre nourriture aura le
même goût qu’hier, et pour finir, nous en aurons peut-être même
assez. « Ah ! dit notre gentilhomme d’Oxford, plein de langueur, il n’y
a rien de nouveau, ou rien de vrai – et peu importe. »
Avec un peu plus d’amertume, le cynique se lamente ; notre vie
est comme l’âne qui se laisse conduire au marché par la botte de foin
qu’on porte devant lui. « Il y a tant d’ennuis à venir au monde, dit
lord Bolingbroke, et bien plus encore, sans parler de la mesquinerie, à
le quitter, qu’il ne vaut guère la peine d’être ici-bas. » Je connaissais
un philosophe de cet acabit qui avait pour habitude de résumer
brièvement son expérience de la nature humaine en disant :
« L’humanité est faite de fieffés coquins » – et le corollaire naturel de
suivre bien vite : « Le monde vit de charlatanisme, je ferai donc de
même. »
Celui qui se perd dans les abstractions et le matérialiste
s’exaspérant ainsi mutuellement, et le railleur exprimant ce qu’il y a
de pire dans le matérialisme, il s’élève une troisième partie pour
occuper le terrain entre les deux, à savoir le sceptique. Il trouve que
les deux autres ont tort, en se plaçant aux extrêmes. Il se donne de la
peine pour asseoir sa position, pour être le fléau de la balance. Il n’est
jamais à bout de jeu. Il constate la partialité de ces gens du commun ;
il ne veut pas être voué aux viles tâches ; il représente les facultés
intellectuelles, la tête froide et tout ce qui contribue à la garder
froide ; point de zèle irréfléchi, point de dévouement sans
récompense, point d’abrutissement par un labeur extrême. Suis-je un
bœuf ou un cheval de trait ? – Vous êtes tous deux dans l’excès, leur
dit-il. Vous qui voulez que tout soit solide, et le monde comme du fer
en gueuse, vous vous trompez grossièrement. Vous vous croyez
enracinés et fixés sur un socle d’une dureté impénétrable ; et
cependant, si nous mettons à jour les derniers faits de notre
connaissance, vous tourbillonnez comme bulles dans la rivière, sans
savoir dans quel sens et vous vous agrippez aux illusions qui vous
coiffent et vous enveloppent. Le sceptique ne veut pas non plus se
trahir pour un livre ni se voir revêtu de la robe. Ceux qui étudient
sont souvent leurs propres victimes ; ils sont minces, pâles ; ils ont les
pieds froids, la tête chaude, des nuits sans sommeil, des jours emplis
de la crainte de toute interruption – pâleur, misère sordide, faim et
égotisme. Si vous les approchez, vous verrez quelles pensées pleines
de suffisance sont les leurs – ils se perdent dans les abstractions,
passent jour et nuit à rêver à quelque songe ; tout en s’attendant à
recevoir l’hommage de la société pour quelque précieux projet, certes
construit sur une vérité, mais dépourvu de proportion dans sa
présentation, de justesse dans son application, et de toute énergie de
volonté dans l’esprit du concepteur pour lui donner corps et lui
insuffler la vie.
Mais je vois clairement, dit-il, que je ne puis voir. Je sais que la
force de l’homme ne réside pas dans les extrêmes, mais dans le fait
d’éviter les extrêmes. J’éviterai, du moins, la faiblesse qui consiste à
philosopher plus profondément que je ne le puis. À quoi sert de
prétendre à des pouvoirs que nous n’avons pas ? À quoi sert de
prétendre à des assurances que nous n’avons pas, en ce qui concerne
l’au-delà ? Pourquoi exagérer le pouvoir de la vertu ? Pourquoi être
ange avant son temps ? Les cordes, si elles sont trop tendues, se
brisent. S’il existe un désir d’immortalité, et aucune preuve, pourquoi
ne pas dire simplement cela ? S’il existe des preuves qui se
contredisent, pourquoi ne pas les exposer ? S’il n’y a pas matière,
pour un penseur sincère, à se décider – oui ou non –, alors pourquoi
ne pas réserver son jugement ? Je suis las de tous ces gens qui
tranchent sur tout. Je suis las de tous ces écrivassiers qui réfutent
tous les dogmes. Je n’affirme ni ne dénie. Je suis ici pour juger.
Je suis ici pour considérer, pour – skopein – voir les choses telles
qu’elles sont. J’essaierai de garder la balance égale. À quoi sert de
débiter avec volubilité des théories de la société, de la religion et de
la nature, alors que je sais que des objections pratiques me font
barrage, et que ni moi ni mes semblables ne pouvons les surmonter.
Pourquoi être si bavard en public quand chacun de mes voisins peut
me clouer sur mon siège par des arguments que je ne peux réfuter ?
Pourquoi prétendre que la vie est un jeu si simple, alors que nous
savons combien ce Protée est de nature fuyante et subtile ? Pourquoi
penser enfermer toutes choses dans votre étroite cage à poules, alors
que nous savons bien qu’il n’y a pas une ou deux, mais dix, vingt, un
millier de choses, et toutes dissemblables ? Pourquoi imaginer que
c’est vous qui détenez toute la vérité ? Il y a beaucoup à dire de tous
côtés.
Qui interdira un scepticisme sage, voyant qu’il n’y a point de
question pratique pour laquelle on puisse arriver à quelque chose de
plus qu’une solution approximative ? Le mariage n’est-il pas une
question ouverte lorsqu’on prétend, depuis le commencement du
monde, que ceux qui sont à l’intérieur de cette institution souhaitent
en sortir, et ceux qui sont à l’extérieur souhaitent y entrer ? Et la
réponse de Socrate à qui lui demandait s’il devait ou non choisir une
épouse reste toujours pleine de raison : « Qu’il en choisisse une ou
non, il s’en repentira. » L’État ne pose-t-il pas question ? Toute la
société est divisée quant à l’opinion qu’il faut avoir de l’État. Personne
ne l’aime ; beaucoup le détestent et, en leur âme et conscience,
éprouvent des scrupules à lui faire allégeance ; le seul argument à
invoquer pour sa défense est la peur de faire pire en le désorganisant.
En va-t-il autrement avec l’Église ? Ou, pour poser une des questions
qui touchent le plus les gens : le jeune homme devra-t-il viser à un
rôle prépondérant dans le commerce, ou le droit, ou la politique ? On
ne prétendra pas que la réussite dans l’un de ces domaines coïncide
forcément avec ce qu’il y a de meilleur et de plus intime dans son
esprit. Devra-t-il alors, rompant les amarres qui le lient solidement au
corps social, prendre la mer sans autre guide que son génie ? Il y a
beaucoup à dire des deux côtés. Souvenez-vous de la question
ouverte entre l’ordre actuel de « compétition » et les amis du « travail
attrayant et associatif ». L’esprit généreux embrasse la proposition du
travail partagé par tous ; c’est la seule façon d’être honnête, rien
d’autre n’est sûr. C’est seulement de la masure du pauvre homme que
proviennent force et vertu : et cependant de l’autre côté on prétend
que le travail altère le corps et qu’il brise l’esprit, et les travailleurs de
s’écrier, unanimes : « Nous ne pensons pas. » Comme la culture est
indispensable ! Je ne puis vous pardonner le manque de talents, et
cependant la culture va instantanément altérer la beauté essentielle
de la spontanéité. Pour un être primitif, la culture a quelque chose
d’excellent ; mais qu’il lise un livre une seule fois et il ne peut plus ne
pas penser aux héros de Plutarque. Bref, puisque la véritable force de
l’entendement consiste « à ne pas laisser ce que nous savons être
gâché par ce que nous ne savons pas », nous devrions nous assurer
des avantages que nous maîtrisons et ne point risquer de les perdre
en essayant de nous cramponner à l’impalpable et à l’insaisissable.
Allons, point de chimères ! Sortons de chez nous ; mêlons-nous aux
affaires, apprenons, possédons et élevons-nous. « Les hommes sont
des sortes de plantes mouvantes et, comme les arbres, reçoivent de
l’air ambiant une grande partie de leur nourriture. S’ils demeurent
trop enfermés chez eux, ils languissent. » Menons une vie robuste et
virile, tenons pour certain ce que nous savons ; que ce que nous
possédons soit solide, à propos et bien à nous. Un tien vaut mieux
que deux tu l’auras : un monde à soi vaut mieux que deux mondes
qui nous échappent. Ayons à faire à des êtres réels, hommes et
femmes, et non pas à des esprits sauteurs.
Ceci donc est le terrain privilégié du sceptique – celui de la
réflexion, de la réserve, non point de l’incroyance ; point non plus de
la dénégation universelle ou du doute universel – doutant même qu’il
doute ; encore moins celui de la moquerie railleuse et libertine pour
tout ce qui est stable et bon. Ces attitudes ne font pas plus partie de
ses humeurs que celles de la religion ou de la philosophie. Il est celui
qui réfléchit avec circonspection, avec prudence, carguant ses voiles,
gérant bien ses ressources, croyant qu’un homme a trop d’ennemis
pour se permettre d’être son propre ennemi ; que nous ne pouvons
nous donner trop d’avantages dans ce conflit inégal, avec d’un côté de
vastes pouvoirs inlassables et, de l’autre, l’homme, ce petit perroquet
vulnérable et imbu de lui-même, qui s’agite et se cogne à tous les
dangers. La position du sceptique convient à une meilleure défense,
comme à plus de sûreté, et c’est une position que l’on peut tenir ; elle
offre plus d’opportunités et plus de champ ; ainsi, lorsque nous
bâtissons une maison, la règle est de ne la placer ni trop haut ni trop
bas, sous le vent mais non dans la boue.
La philosophie que nous voulons est une philosophie de mobilité
et de fluidité. Les systèmes spartiate et stoïcien sont trop rigides, trop
inflexibles pour notre propos. Une théorie de saint Jean, théorie de
non-résistance, semble, d’autre part, trop mince et trop éthérée. Nous
voulons un manteau tissé d’acier élastique : solide et souple à la fois.
Nous voulons un vaisseau sur les flots où nous vivons. Une demeure
anguleuse et dogmatique se briserait en fragments et en éclats dans
la tempête causée par de nombreux éléments. Non, il faut qu’elle soit
étanche et qu’elle convienne à la forme de l’homme pour qu’il puisse
y vivre ; comme un coquillage doit dicter l’architecture d’une maison
fondée sur la mer. L’âme humaine doit être le type même de notre
système, tout comme le corps humain est le modèle d’après lequel se
construit une maison. L’adaptabilité est la particularité de la nature
humaine. Nous sommes des êtres de compromis, d’une stabilité
virevoltante, des êtres d’erreurs périodiques ou compensées, maisons
bâties sur le sable. Dans sa sagesse, le sceptique souhaite avoir vue
sur le meilleur jeu et les principaux joueurs ; sur ce qu’il y a de mieux
sur la planète, que cela concerne l’art, la nature, les lieux, les
événements ; mais surtout les hommes. Tout ce qui excelle dans
l’humanité – une silhouette gracieuse, un bras d’acier, des lèvres
persuasives, un cerveau ingénieux, tout être habile à jouer et à
gagner –, il veut le voir et le juger.
Les termes de l’admission à ce spectacle sont les suivants : il doit
avoir une solide manière de vivre, intelligible et bien à lui ; une
certaine méthode pour répondre aux besoins inévitables de la vie ; la
preuve qu’il a su mener le jeu de la vie avec adresse et succès ; qu’il a
su montrer le caractère, la robustesse et toute la gamme de qualités
qui, parmi ses contemporains et ses concitoyens, lui donnent droit à
leur camaraderie et à leur confiance. Car on ne révèle les secrets de
sa vie qu’à celui qui compatit et nous ressemble. Les hommes ne se
confient pas à des jeunes gens, ni à des freluquets, ni à des pédants,
mais à leurs pairs. Une limite sage, selon l’expression moderne ; une
condition à mi-chemin entre les extrêmes, possédant une qualité faite
de points positifs ; un homme entier, d’esprit indépendant, qui ne soit
ni sel ni sucre, mais ayant suffisamment de rapports avec le monde
pour faire justice à Paris comme à Londres et, en même temps, un
penseur vigoureux et original, à qui les cités ne sauraient en imposer,
mais dont il sait se servir – voilà l’homme capable d’occuper ce terrain
de spéculation.
Ces qualités se rencontrent dans le caractère de Montaigne. Et
cependant, puisque l’intérêt personnel que j’éprouve pour Montaigne
est peut-être excessif, sous l’égide de ce prince des égotistes, et en
manière d’excuse pour le choix que j’ai fait de lui comme
représentant du scepticisme, je vais expliquer en quelques mots
comment a commencé et s’est développée ma passion pour cet
admirable bavard.
Un seul volume dépareillé de la traduction des Essais par Cotton
m’était resté de la bibliothèque de mon père lorsque j’étais enfant.
Il fut longtemps négligé, jusqu’à ce que, bien des années plus tard,
fraîchement émoulu du collège, je lise le livre et me procure les
autres volumes. Je me souviens de l’émerveillement et des délices
dans lesquels je vécus avec ce livre. Il me semblait avoir écrit le livre
moi-même, dans quelque vie antérieure, tant il parlait avec sincérité à
ma pensée et à mon expérience. Alors que je me trouvais à Paris, en
1833, il advint qu’au cimetière du Père-Lachaise je découvris la
tombe d’un certain Auguste Collignon, mort en 1830, âgé de
soixante-huit ans et qui, selon le monument, « vécut pour faire le
bien, et s’était formé à la vertu d’après les Essais de Montaigne ».
Quelques années plus tard, je fis la connaissance d’un poète anglais
accompli, John Sterling ; et en correspondant avec lui, j’appris que,
par amour pour Montaigne, il avait fait le pèlerinage jusqu’à son
château, toujours debout, près de Castellan, en Périgord, et que, deux
cent cinquante ans plus tard, il avait recopié les inscriptions que
Montaigne avait écrites sur les murs de sa bibliothèque. Le Journal de
Mr. Stirling, publié par la Revue de Westminster, a été à nouveau
imprimé par Mr. Hazlitt dans les Prolégomènes à son édition des
Essais. J’ai appris avec plaisir que l’un des autographes de William
Shakespeare, récemment découvert, se trouvait dans un exemplaire
de la traduction de Montaigne par Florio. C’est le seul livre dont nous
ayons la certitude qu’il a bien fait partie de la bibliothèque du poète.
Et, de façon assez étrange, l’exemplaire en double du livre de Florio,
acheté par le British Museum afin de protéger l’autographe de
Shakespeare (c’est ce que j’ai appris au musée), portait la signature
de Ben Jonson sur la page de garde. Leigh Hunt relate, à propos de
lord Byron, que Montaigne était le seul grand écrivain du passé qu’il
lût avec une satisfaction avouée. D’autres coïncidences, qu’il n’est
point nécessaire de mentionner là, firent que ce vieux Gascon est
resté toujours jeune et immortel à mes yeux. En 1571, à la mort de
son père, Montaigne, alors âgé de trente-huit ans, se retira de la
pratique du droit à Bordeaux et s’installa sur ses terres. Bien qu’il eût
été homme de plaisir, et parfois même courtisan, il prit goût aux
habitudes studieuses et se mit à aimer la vie de gentilhomme
campagnard, avec les limites de son horizon, son côté stable et son
indépendance. Il prit très au sérieux la gestion de son domaine et tira
de ses fermes le meilleur rendement possible. Direct, franc et carré en
affaires, détestant tromper ou être trompé, il était unanimement
estimé pour son bon sens et sa probité. Pendant la période des
guerres de la Ligue, où chaque maison fut transformée en forteresse,
Montaigne laissa ses grilles ouvertes et sa maison sans défense.
Toutes les parties allaient et venaient librement, son courage et son
sens de l’honneur étant universellement reconnus. La noblesse et les
riches propriétaires du voisinage lui apportaient bijoux et papiers afin
qu’ils soient en sûreté. En ces temps de fanatisme, Gibbon estime qu’il
n’y avait en France que deux hommes à l’esprit libre, Henri IV et
Montaigne.
Montaigne est le plus franc et le plus honnête des écrivains. Sa
liberté de ton, bien française, tourne parfois à la grossièreté ; mais il
est prémuni contre toute censure par la générosité de ses propres
confessions. À cette époque, les livres n’étaient écrits que pour un
seul sexe et presque tous l’étaient en latin ; si bien que, chez un
humoriste, une certaine nudité de l’affirmation était permise, que nos
habitudes – avec une littérature également destinée aux deux sexes –
n’autorisent pas. Mais bien qu’une simplicité biblique associée à une
légèreté qui n’a rien d’orthodoxe puissent fermer ses pages à maints
lecteurs trop sensibles, l’offense reste pourtant superficielle. Il en fait
étalage, il en tire tout le parti possible : nul ne peut penser, ou dire de
lui, pire qu’il ne le fait lui-même. Il prétend à la plupart des vices, et
s’il y a quelque vertu en lui, c’est, dit-il, qu’elle s’est introduite
furtivement. À son avis, il n’existe aucun homme qui n’ait pas mérité
cinq ou six fois d’être pendu ; et il ne prétend pas faire exception.
« On peut également raconter à mon sujet, dit-il, de même que pour
tout un chacun, cinq ou six histoires ridicules. » Mais avec toute cette
franchise réellement superflue, l’idée d’une invincible probité se fait
jour dans l’esprit de tout lecteur. « Quand je me confesse à moy
religieusement, je trouve que la meilleure bonté que j’aiye, a quelque
teincture vicieuse ; et crains que Platon en sa plus verte vertu (moy
qui en suis autant sincère et loyal estimateur, et des vertus de
semblable marque, qu’aultre puisse estre) s’il eust écouté de prez,
comme sans doute il faisait, il eust senty quelque ton gauche de
mixtion humaine, mais ton obscur, et sensible seulement à soy. »
Il y a là une attitude très exigeante, et une impatience à l’égard de
ce qui est couleur ou simulacre de quelque sorte que ce soit. Il a vécu
assez longtemps à la cour pour concevoir un dégoût furieux des
apparences ; il s’autorise quelques jurons et quelques imprécations ;
parle avec les marins et les bohémiens, utilise argot et chansons
populaires ; il a vécu à l’intérieur à en être malade à mourir ; il faut
qu’il aille dehors, même s’il tombe des hallebardes. Il n’a que trop vu
de gens de robe et aspire à voir des cannibales. Et il est si irrité par
cette vie factice, qu’il pense que plus barbare est l’homme, meilleur il
est. Il aime sa selle. On peut lire de la théologie, de la grammaire, et
de la métaphysique ailleurs. Quoi que vous ayez là sent l’odeur de la
terre et de la vie réelle, douce, brûlante, ou piquante. Il n’hésite pas à
nous entretenir du récit de sa maladie, et son voyage en Italie est
plein de ce genre de détails. Il avait pris une attitude d’équilibre qu’il
garda. Au-dessus de son nom, il avait dessiné une balance
emblématique et noté en dessous : « Que sais-je ? » En regardant son
effigie, sur la page en face du titre, j’ai l’impression de l’entendre
dire : « Vous pouvez bien jouer au vieux Poz, si cela vous chante ;
vous pouvez railler et exagérer – je suis ici pour la vérité et ne
présenterai pas un fait autrement que je le vois, dans toute sa
sécheresse, même pour toutes les récompenses, les États, les églises et
réputations personnelles d’Europe ; je préfère de beaucoup
marmonner et discourir sur ce que je tiens pour certain – ma maison
et mes dépendances, mon père, ma femme, mes fermiers ; ma vieille
caboche chauve et maigre ; mes couteaux et fourchettes ; les plats
que je mange et les boissons que je préfère, et une centaine d’autres
sujets tout aussi ridicules – plutôt que d’écrire une belle histoire
romanesque avec une belle plume d’oie. J’aime les jours gris, et le
temps d’automne et d’hiver. Je suis gris et automnal moi-même, et je
considère qu’une tenue sans apprêt et de vieilles chaussures qui ne
serrent pas les pieds, de vieux amis qui ne me contraignent pas et des
sujets simples où je n’ai pas besoin de me triturer le cerveau, sont ce
qui me convient le mieux. Notre humaine condition est assez risquée
et délicate. On ne peut être sûr de soi et de son sort seulement une
heure, et on peut être brusquement précipité dans quelque condition
pitoyable ou ridicule. Pourquoi irais-je me vanter et jouer au
philosophe, au lieu de lester de mon mieux ce ballon dansant ? Ainsi,
du moins, je vis dans de justes limites, je suis prêt à agir et, pour finir,
je pourrai franchir le gouffre avec décence. S’il y a quelque chose qui
relève de la farce dans une telle existence, le blâme n’est pas à
m’imputer : mettons-le au compte du destin et de la nature. »
Les Essais, par conséquent, sont un plaisant soliloque au hasard
des sujets qui lui traversent l’esprit ; traitant de tout sans cérémonie,
et cependant avec un bon sens très masculin. Il y a eu des auteurs
doués d’une intuition plus pénétrante mais, dirions-nous, jamais
quelqu’un possédant une telle profusion de pensées ; il n’est jamais
ennuyeux, toujours sincère et il a le génie d’intéresser le lecteur à ce
qui l’intéresse.
La sincérité et la substantifique moelle de l’homme qu’il est
transparaissent dans ses phrases. Je ne vois nulle part livre qui ait
moins l’air d’être écrit. C’est le langage de la conversation transposé
dans un livre. Si on tranchait ses mots, ils se mettraient à saigner ; ils
sont riches de vaisseaux sanguins et de vie. En le lisant, on éprouve le
même plaisir qu’aux propos utiles de ceux qui parlent de leur travail
lorsque des circonstances inhabituelles donnent à leur dialogue une
importance passagère. Car les forgerons et les charretiers n’hésitent
point dans leur discours : c’est une averse de balles. Ce sont les gens
de Cambridge qui se corrigent, et recommencent au milieu d’une
phrase, et de surcroît, font des jeux de mots, cherchent trop de
subtilités et finalement dévient du fond à la forme. Montaigne parle
non sans ruse, il connaît le monde, les livres et se connaît soi-même,
il ne s’écrie jamais, ni ne proteste, ni ne prie : point de faiblesse, point
de soubresaut, point de superlatif : il ne souhaite pas sortir de lui-
même ou avec des cabrioles ou annihiler le temps et l’espace, mais il
reste solide et robuste, il goûte chaque heure du jour, apprécie la
douleur car elle lui fait prendre conscience de lui-même et des
choses ; comme lorsque nous nous pinçons pour constater que nous
sommes bien éveillés. Il s’en tient à l’horizon de la plaine ; ce n’est
que rarement qu’il sombre ou s’élève ; il aime sentir le sol ferme et les
pierres en dessous. Ses écrits ne traduisent point d’aspirations ou de
grands enthousiasmes ; satisfait, ayant son amour-propre, toujours
dans le juste milieu. Il n’y a qu’une seule exception – son amour pour
Socrate. En parlant de lui, pour une fois, ses joues s’empourprent et
son style se fait passionné.
Montaigne mourut d’une esquinancie aiguë, âgé de soixante ans,
en 1592. À l’approche de la mort, il fit célébrer la messe dans sa
chambre. Il s’était marié à l’âge de trente-trois ans. « Mais, dit-il, si
j’avais agi selon ma seule volonté, je n’aurais pas épousé la Sagesse
elle-même, me l’eût-elle demandé : mais c’est une trop grosse affaire
que de se dérober, l’usage courant et l’habitude de la vie le veulent
ainsi. La plupart de mes actes ont été guidés non par un choix
personnel mais par l’exemple. » À l’heure de la mort, il donna le
même poids à la coutume : « Que sais-je ? »
Le monde a reconnu ce livre de Montaigne en le traduisant dans
toutes les langues et en en imprimant soixante-quinze éditions, rien
qu’en Europe ; de plus, la diffusion en a été plutôt choisie, parmi les
gens de cour, l’armée, les princes, gens du monde, gens de cœur et
d’esprit.
Dirons-nous que Montaigne a parlé avec sagesse, et a su donner
l’expression juste et permanente de l’esprit humain, quant à la
conduite de la vie ?
Par nature, nous sommes croyants. Seule nous intéresse la Vérité
ou la relation entre la cause et l’effet. Nous sommes persuadés qu’un
fil court à travers toutes choses : tous les mondes sont enfilés sur ce
fil, comme des perles ; et les gens, les événements, la vie ne nous
parviennent que parce que existe ce fil ; ils ne passent et repassent
qu’afin que nous puissions connaître la direction et la continuité de
cette ligne. Un livre ou un propos qui montre que cette ligne n’existe
pas, qu’il n’y a que hasard et chaos, une calamité surgie du néant, une
prospérité sans explication, un héros né d’un sot et un sot d’un héros,
tout cela nous décourage. Visible ou non, nous croyons que le lien
existe. Le talent peut contrefaire ces liens ; le génie trouve les liens
véritables. Nous prêtons l’oreille à l’homme de science, car nous
anticipons la suite de phénomènes naturels qu’il découvre. Nous
aimons tout ce qui affirme, relie, conserve ; et nous détestons ce qui
éparpille ou détruit. Qu’apparaisse un homme dont la nature est aux
yeux de tous constructive et conservatrice, sa présence suppose une
société bien organisée, l’agriculture, le commerce, de grandes
institutions, un empire. Si ces derniers n’existaient pas, ils auraient,
par ses efforts, un commencement d’existence. Par conséquent, il
réjouit le cœur des hommes et les réconforte, car ils sentent très vite
tout cela en lui. Le non-conformiste et le rebelle disent toutes sortes
de choses irréfutables à l’égard de la république existante, mais ils
n’offrent à nos yeux aucun plan de maison ou de projet d’État qui leur
soit propre. Par conséquent, bien que la ville, l’État et la manière de
vivre prônés par notre conseiller puissent être d’une prospérité très
modeste ou quelque peu désuète, les citoyens adhèrent à ses idées et
rejettent le réformateur tant qu’il ne se présente qu’avec hache et
levier.
Bien que nous soyons, par nature, conservateurs et adeptes de la
notion de causalité, et que nous rejetions l’incroyance aigre et
maussade, la catégorie des sceptiques représentée par Montaigne a
raison et, à une époque ou à une autre, chacun en fait partie. Tout
esprit supérieur passera par ce domaine de mise en équilibre – je
devrais plutôt dire : saura comment se servir des freins et des
balances de la nature, comme d’une arme naturelle contre
l’exagération et le formalisme des imbéciles et des fanatiques.
Le scepticisme est l’attitude prise par celui qui étudie, attitude
relative aux points particuliers que la société adore, mais que lui
considère comme ne devant être révérés que dans leur tendance et
dans leur esprit. Le terrain occupé par le sceptique est le vestibule du
temple. La société n’aime pas qu’un air de remise en question souffle
sur l’ordre établi. Mais se poser des questions sur les us et coutumes
est une phase inévitable dans la croissance de tout être supérieur et
c’est la preuve qu’il perçoit ce pouvoir qui coule et demeure
immuable à travers tous les changements.
L’esprit supérieur se trouvera également en conflit avec les maux
de la société et avec les projets qui sont avancés pour les soulager. Le
sceptique sage est un mauvais citoyen ; non conservateur, il voit
l’égoïsme de la propriété et la somnolence des institutions. Mais il
n’est pas non plus à même de travailler avec aucun parti
démocratique qui fut jamais constitué ; car les partis souhaitent que
chacun s’engage et il voit clair dans le patriotisme populaire. Sa
politique est celle du « Message de l’âme » de sir Walter Raleigh ; ou
celle de Krishna dans la Bhagavadgîtâ : « Nul n’est digne de mon
amour ni de ma haine », alors qu’il condamne le droit, la physique, la
théologie, le commerce et les coutumes. Il est pour les réformes ;
cependant il n’est pas pour autant membre d’une association
philanthropique. Il se trouve qu’il n’est pas le champion du travailleur
manuel, de l’indigent, du prisonnier, de l’esclave. Il a, présente à
l’esprit, l’idée que notre vie en ce bas monde n’est pas d’une
interprétation aussi aisée que le prétendent les Églises et les livres
d’école. Il ne souhaite point prendre parti contre ces attitudes
bienveillantes, ou se faire l’avocat du diable, et afficher chaque doute
ou chaque ricanement qui, pour lui, obscurcit le soleil. Mais il dit : il
y a des doutes.
Je veux saisir l’occasion de célébrer la fête de notre saint Michel
de Montaigne, en faisant le décompte et la description de ces doutes
ou négations. Je souhaite les faire sortir de leur trou et leur faire
prendre un peu le soleil. Nous devons agir avec eux comme la police
avec les vieux coquins qui sont montrés au public dans le bureau du
shérif. Ils ne seront plus aussi effrayants, une fois identifiés et
répertoriés. Mais j’entends être honnête avec eux : que justice soit
faite des peurs qu’ils suscitent. Je ne prendrai point des objections
d’école du dimanche, érigées pour être renversées. Je prendrai les
pires que je pourrai trouver, et je triompherai d’elles, ou elles
triompheront de moi.
Je n’insiste pas sur le scepticisme des matérialistes. Je sais que
l’opinion des quadrupèdes ne prévaudra pas. Qu’importe ce que
pensent les chauves-souris ou les bœufs. Le premier symptôme
dangereux que je note est la légèreté de l’intelligence ; comme si une
connaissance étendue était fatale au sérieux. La connaissance consiste
à savoir que nous ne pouvons savoir. Les simples prient, les génies
sont de légers railleurs. Que le sérieux est respectable, à tout niveau !
mais l’intelligence le tue. Qui plus est, San Carlo, mon subtil et
admirable ami, l’un des hommes les plus fins qui soient, trouve que
toute ascension directe, même celle d’une piété élevée, conduit à
cette intuition effroyable et rend le dévot orphelin. Mon étonnant San
Carlo tenait les législateurs et les saints pour infectés. Ils ont trouvé
l’arche vide ; ils ont vu et n’ont pas voulu dire ; et ils ont essayé de
faire taire ceux qui les suivaient et se rapprochaient d’eux, en disant :
« L’action, l’action, mes chers amis, voilà ce qu’il vous faut ! » Si
mauvaise que fut pour moi cette découverte de San Carlo, ce gel au
mois de juillet, ce coup porté par une jeune épousée, il y eut pire
encore, à savoir l’écœurement et la satiété éprouvés par les saints ;
sur la montagne où ils eurent leur vision, alors même qu’ils étaient
encore agenouillés, ils dirent : « Nous découvrons que notre
hommage et notre béatitude sont partiels et déformés ; pour trouver
un soulagement, il nous faut nous précipiter vers l’Intelligence
suspectée et injuriée, vers l’Entendement, vers Méphistophélès et la
gymnastique du talent. »
Ceci est d’un gobelin de premier ordre ; et bien que cela ait été le
sujet de plus d’une élégie en notre siècle, chez Byron, Goethe et des
poètes de moindre renommée – pour ne pas mentionner de
distingués observateurs privés –, je confesse que mon imagination
n’en est guère affectée ; cela me semble concerner la chute de
maisons miniatures et de magasins de porcelaine. Ce qui agite l’Église
de Rome, ou d’Angleterre, ou de Genève ou bien de Boston, est
encore très éloigné de ce qui peut toucher un principe de foi. Je
pense que l’intelligence et le sentiment moral sont unanimes ; et, bien
que la philosophie extirpe certains cauchemars, elle fournit
cependant des freins naturels au vice et une polarité à l’âme. Je pense
que plus un homme est sage, plus il trouve stupéfiante l’économie
naturelle et morale, et s’élève jusqu’à une absolue confiance.
Il y a le pouvoir des humeurs, chacune tenant pour nul ce qui
n’est pas son propre tissu de faits et de croyances. Il y a le pouvoir du
caractère qui de toute évidence modifie les dispositions et les
sentiments. Les croyances et les non-croyances semblent être
structurales ; et dès que l’homme atteint l’équilibre et la vivacité qui
permettent à toute la machinerie de fonctionner, il n’aura pas besoin
d’exemples extrêmes, mais bien vite, au cours de sa vie, il changera
d’avis et d’opinions. Notre vie est temps de mars, sauvage et serein
dans le même instant. Nous avançons, austères, dévoués, croyant aux
liens de fer de la Destinée, et ne ferions même pas demi-tour s’il
s’agissait de sauver notre vie : mais un livre, ou un buste, ou le bruit
d’un nom envoient comme une étincelle dans tous nos nerfs, et
brusquement, nous croyons à la volonté : mon anneau sera le sceau
de Salomon ; le destin est pour les faibles d’esprit, tout est possible à
qui est résolu. Bientôt, une nouvelle expérience donne un tour
nouveau à nos pensées : le sens commun reprend sa tyrannie ; nous
disons : « Eh bien, l’armée, après tout, est la porte de la renommée,
du savoir-vivre et de la poésie ; et voyez-vous, dans l’ensemble, c’est
l’égoïsme qui plante et taille le mieux, fait le meilleur commerce et le
meilleur citoyen. » Les opinions d’un homme sur ce qui est bien ou
mal, sur le destin, la causalité, sont-elles à la merci d’une indigestion
ou d’un sommeil interrompu ? Sa croyance en Dieu et en son Devoir
n’est-elle pas plus profonde que la preuve donnée par son estomac ?
Et quelle garantie pour la permanence de ses opinions ? Je n’aime pas
la célérité des Français – une nouvelle Église et un nouvel État
chaque semaine. Ceci est la seconde négation et je la laisserai passer
pour ce qu’elle voudra. Dans la mesure où elle affirme l’alternance
des états d’esprit, je suppose qu’elle suggère son propre remède, qui
consiste à mentionner de plus amples périodes. Quelle est la
moyenne de maints États ? De tous les États ? La voix générale des
âges affirme-t-elle un principe, ou bien ne peut-on trouver aucune
communauté de sentiment dans des temps ou des lieux éloignés ? Et
lorsqu’elle montre le pouvoir de l’intérêt personnel, je l’accepte
comme partie de la loi divine et dois la concilier du mieux que je puis
avec l’aspiration.
Le mot Fatalité, ou Destinée, exprime ce sentiment de l’humanité
à travers les âges, que les lois du monde ne nous traitent pas toujours
en amis, mais qu’elles nous blessent et nous écrasent. La Fatalité sous
la forme de kind, ou nature, nous recouvre comme de l’herbe. Nous
représentons le Temps avec une faux ; l’Amour et la Fortune,
aveugles ; et le Destin, sourd. Nous avons trop peu de pouvoir de
résistance face à cette force qui nous broie. Comment faire front
devant ces forces inévitables, maléfiques et victorieuses ? Que puis-je
faire, au cours de mon histoire, contre l’influence de la Race ? Que
puis-je faire contre les habitudes liées à la constitution ou à
l’hérédité ; contre la scrofule, la lymphe, l’impotence ? Et dans mon
pays, contre le climat ou la barbarie ? Je peux essayer de tout
combattre par la Raison ou par la négation, excepté ce perpétuel
Ventre : il faut le nourrir, c’est ce qu’il exige, et je ne peux le rendre
respectable.
Mais la principale résistance que trouve l’impulsion affirmative –
résistance comprenant toutes les autres – est celle qui réside dans la
doctrine des Illusionnistes. Il circule une pénible rumeur selon
laquelle nous avons été dupés dans toutes les principales actions de
l’existence, et le libre arbitre n’est qu’un mot vide de sens. Nous avons
été abreuvés et drogués d’air, de nourriture, de femme, d’enfants, de
sciences, d’événements, et tout cela nous a laissés tels que nous étions
au point de départ. Les mathématiques, tout le monde s’en plaint,
laissent l’esprit où elles l’ont trouvé : il en va de même pour toutes les
sciences ; et de même pour tous les événements et autres actions. Je
vois un homme qui, après avoir étudié toutes les sciences, se retrouve
aussi rustre qu’il était ; et, dans toutes les fonctions, qu’il s’agisse du
domaine scientifique, civil ou social, on retrouve toujours l’enfant.
Néanmoins, nous ne sommes pas dégagés de la nécessité d’y
consacrer notre vie. En fait, nous pouvons en venir à accepter, comme
étant la règle fixe et la théorie de notre système d’éducation, l’idée
que Dieu est une substance et que sa méthode est l’illusion. Les sages
orientaux reconnaissent la déesse Yoganidra, la grande énergie
illusoire de Vishnu par qui, dans une totale ignorance, le monde
entier se trouve abusé.
Ou bien le formulerai-je ainsi ? – ce qui suscite étonnement dans
la vie est l’absence de tout semblant de réconciliation entre la théorie
et la pratique. La Raison, la réalité que nous louons, la Loi sont, de
temps en temps, appréhendées pendant un instant plein de
profondeur et de sérénité dans le tohu-bohu des soucis et des tâches
qui n’ont pas de rapport direct avec elles – et puis nous les perdons
pendant des mois et des années, pour les retrouver à nouveau un
instant et les reperdre. Si nous comptons en temps, peut-être en un
demi-siècle avons-nous connu une demi-douzaine d’heures sous
l’égide de la raison. Mais nos tâches et nos soucis en valaient-ils
mieux pour autant ? Nous ne voyons aucune méthode dans le monde,
si ce n’est celle du parallélisme entre ce qui est grand et ce qui est
petit, sans aucune interaction, et nous ne découvrons pas non plus la
moindre tendance à la convergence. Expériences, fortunes,
gouvernements, lectures, écrits ne servent pas notre propos ; de
même, lorsqu’un homme entre dans une pièce, on ne peut dire s’il a
été nourri d’ignames ou de bison – il s’est arrangé pour avoir autant
d’os et de fibre qu’il lui en faut, en les tirant du riz ou de la neige. Le
hiatus est si grand entre l’horizon céleste de la loi, et bien en dessous,
la fourmi de l’exécution, que ce n’est pas une si grande affaire que
l’on dit que d’être sot ou homme de valeur. Ajouterai-je, autre
jonglerie de cet enchantement, la stupéfiante loi de non-relation qui
rend toute coopération impossible ? Le jeune esprit brûle d’entrer
dans le monde. Mais toutes les voies de la culture et de la grandeur
conduisent à l’enfermement solitaire. Il a souvent été contrarié. Il ne
s’attendait pas à ce que sa pensée fût bien reçue par les gens du
village, mais se rendant chez les gens de marque et les gens d’esprit il
ne la trouva pas davantage appréciée et ne rencontra
qu’incompréhension, aversion et moquerie. Les gens se trouvent
étrangement à contretemps et agissent mal à propos ; et l’excellence
de chacun se trouve dans un individualisme enflammé qui le
différencie encore davantage.
Voilà donc ces maladies de la pensée – et encore bien d’autres,
que nos maîtres ordinaires ne tentent point de guérir. Or, allons-nous
dire, parce qu’une bonne nature nous fait pencher du côté de la
vertu : « Il n’y a pas de doutes » – et mentirons-nous pour le bien ? La
vie doit-elle être conduite de manière courageuse ou poltronne ? et la
dissipation des doutes n’est-elle pas essentielle à toute attitude
virile ? Le nom de la vertu va-t-il être une barrière à ce qui est la
vertu même ? Ne pouvez-vous croire qu’un homme de nature sérieuse
et carrée ne trouve guère de satisfaction dans une tasse de thé, dans
des essais ou dans le catéchisme et désire un enseignement plus rude,
ayant besoin d’hommes, de travail, de négoce, d’agriculture, de
guerre, de faim, d’abondance, d’amour, de haine, de doute et de
terreur afin que les choses soient claires pour lui, et n’a-t-il pas le
droit d’insister pour être convaincu à sa manière ? Une fois
convaincu, il vaudra largement tout le mal que vous vous serez
donné.
La croyance consiste à accepter les affirmations de l’âme ;
l’incroyance, à les nier. Certains esprits sont incapables de
scepticisme. Les doutes qu’ils prétendent ressentir sont plutôt une
marque de civilité ou une concession aux propos courants de leur
entourage. Ils peuvent bien s’accorder la liberté de spéculer, car ils
sont sûrs de revenir à leur point de départ. Une fois admis aux cieux
de la pensée, ils ne font point de rechute dans la nuit, mais
n’entendent qu’une invitation infinie à aller de l’autre côté. Les cieux
sont à l’intérieur des cieux, le ciel est par-dessus le ciel, et ils sont
entourés de divinités. Pour d’autres, le ciel est d’airain et il se referme
comme une chape sur la surface de la terre. C’est une affaire de
tempérament, ou de plus ou moins grande immersion dans la nature.
Ces derniers ne doivent avoir pour foi qu’une sorte de réflexe, ou une
foi parasite, non pas la vision des réalités mais une confiance
instinctive en ceux qui voient les réalités et qui croient en elles. Les
façons et les pensées des croyants les étonnent et les persuadent que
ceux-là ont vu quelque chose qui est caché à leurs yeux. Mais les
habitudes de leurs sens voudraient figer le croyant dans sa situation
dernière, alors qu’inévitablement il avance ; et bientôt le non-croyant,
par amour de la croyance, brûle celui qui croit.
Les grands croyants sont toujours tenus pour infidèles,
impraticables, fantasques, athées, et vraiment gens de peu. Le
spiritualiste est amené à exprimer sa foi par une série de
scepticismes. Les âmes charitables se présentent avec leurs projets et
sollicitent sa coopération. Comment pourrait-il hésiter ? C’est la règle
de la simple politesse et de la courtoisie d’accepter quand on peut, et
de donner à sa réponse un ton de bon augure, sans rien de glacial ni
de sinistre. Mais il se voit contraint de dire : « Oh ! ces choses sont
comme elles doivent être : qu’y pouvez-vous ? Ces fautes et ces
malheurs dont vous vous plaignez sont le fruit et le feuillage de ces
arbres que nous avons vu pousser. Il est vain de se plaindre de la
feuille ou de la baie : si vous la coupez, il en poussera une autre, tout
aussi mauvaise. Il faut commencer plus en amont votre traitement. »
Pour le spiritualiste, les libéralités du jour sont un élément intraitable.
Les questions que posent les gens ne sont pas les siennes ; et contre
tout ce que dicte une bonne nature, il est conduit à dire que cela ne
lui procure aucun plaisir.
Même les doctrines chères à l’espérance humaine, celles de la
divine Providence et de l’immortalité de l’âme, ne peuvent être
présentées par ses voisins de manière telle qu’il les affirme
également. Mais il nie parce que sa foi est plus grande et non pas
moindre. Il nie par honnêteté. Il préférerait se voir accusé de la
faiblesse du scepticisme plutôt que de mensonge. Je crois, dit-il, au
dessein moral de l’univers ; dans son hospitalité, il existe pour le bien
des âmes ; mais vos dogmes me semblent des caricatures ; pourquoi
ferais-je semblant ? Quelqu’un dira-t-il : « celui-ci est froid et
infidèle » ? Les sages et ceux qui sont magnanimes ne le diront point.
Ils se réjouiront dans cette bonne volonté clairvoyante qui peut
abandonner à l’adversaire tout le terrain de la tradition et des
croyances communes, sans perdre une once de sa force. Elle voit
jusqu’à la fin de toute transgression. George Fox a vu qu’il y avait « un
océan de ténèbres et de mort ; mais aussi un océan infini de lumière
et d’amour qui déferlait sur celui des ténèbres ».
La dernière solution dans laquelle se perd le scepticisme se trouve
dans le sentiment moral, qui ne renonce jamais à sa suprématie.
Toutes les dispositions peuvent être essayées de façon sûre, et leur
poids accordé à toutes les objections : le sentiment moral, avec
facilité, pèse plus lourd que toutes, et même qu’une seule. C’est la
goutte d’eau qui contrebalance la mer. Je joue avec la diversité des
faits et adopte ces vues superficielles que nous nommons
scepticisme ; mais je sais qu’elles vont bientôt paraître à mes yeux
dans un ordre tel qu’il rend le scepticisme impossible. L’homme qui
pense doit ressentir la pensée qui génère l’univers : que les masses de
la nature coulent en vagues.
Cette foi profite à toute l’émergence de la vie et des objets. Le
monde est saturé de divinité et de loi. Il se satisfait du juste et de
l’injuste, des sots et des imbéciles, du triomphe de la folie et de la
tromperie. Il peut voir sereinement le gouffre béant entre l’ambition
de l’homme et sa puissance, entre la demande et l’offre de puissance,
ce qui cause la tragédie de toutes les âmes.
Charles Fourier déclarait que « les attractions de l’homme sont en
rapport avec ses destinées », en d’autres termes : chaque désir prédit
sa propre satisfaction. Cependant, toute expérience démontre le
contraire ; ce qui universellement chagrine les esprits jeunes et
ardents est l’insuffisance de pouvoir. Ils accusent la divine Providence
d’une certaine parcimonie. Elle a montré, à chaque enfant, le ciel et la
terre, et l’a empli du désir de posséder le tout ; un désir furieux,
infini ; une faim, comme celle d’un espace aspirant à être empli de
planètes, un cri de famine, comme celui d’un démon qui réclame des
âmes. Et pour toute satisfaction, chacun ne reçoit, par jour, qu’une
simple goutte, une perle de cette rosée de puissance vitale – une
coupe aussi grande que l’espace et, dedans, une seule goutte de l’eau
de la vie. Tout homme s’est éveillé le matin avec un appétit pouvant
dévorer le système solaire comme un gâteau, un esprit prêt à agir et à
se passionner, sans limites ; il pourrait mettre la main sur l’étoile du
matin ; il pourrait tenter des expériences concernant la loi de la
gravitation ou la chimie ; mais au premier mouvement qu’il fait pour
prouver sa force, mains, pieds, sens, tous cèdent et ne veulent point
le servir. C’est un empereur que ses États délaissent et qui reste seul à
siffloter, ou qui se trouve rejeté dans une foule d’empereurs tous en
train de siffloter ; et pourtant le chant des sirènes ne cesse point :
« Les attractions sont en rapport avec les destinées. » Dans chaque
maison, dans le cœur du jeune homme ou de la jeune fille, dans l’âme
du saint qui s’élève, on trouve cet abîme, entre l’immense promesse
de pouvoir idéal et une piètre expérience.
La nature expansive de la vérité vient à notre secours, élastique,
ne se laissant pas cerner. L’homme s’aide par de plus amples
généralisations. La leçon qu’enseigne la vie est, pratiquement, de
généraliser ; de croire ce qu’affirment les années et les siècles,
contredisant les jours ; de résister à l’usurpation des points
particuliers ; d’aller jusqu’à leur sens universel. Les choses semblent
dire une chose et disent le contraire. L’apparence n’est pas morale ; le
résultat est moral. Les choses semblent tendre vers le bas pour
justifier le découragement, pour valoriser les coquins et défaire le
juste ; et c’est par les coquins comme par les martyrs que la cause
juste avance. Bien que les coquins l’emportent dans toute bataille
politique, bien que la société semble passer des mains d’une bande de
gredins aux mains d’une autre bande de gredins au fur et à mesure
des changements de gouvernement, et que la marche de la
civilisation ne soit qu’une suite de délits – pourtant les fins générales
sont, d’une manière ou d’une autre, réalisées.
Nous voyons, maintenant, des événements imposés qui semblent
retarder ou faire reculer la civilisation des siècles. Mais l’esprit du
monde est bon nageur, ni les orages ni les vagues ne sauraient le
noyer. Il se moque des lois : et ainsi, tout au cours de l’histoire, le ciel
semble affecter des moyens pauvres et bas. À travers les ans et les
siècles, à travers de mauvais agents, à travers fariboles et atomes, les
flots d’une formidable tendance bienfaisante ruissellent,
irrésistiblement.
Que l’homme apprenne à chercher le permanent dans le
changeant et l’éphémère ; qu’il apprenne à supporter la disparition
des choses qu’il avait coutume de respecter sans perdre son respect ;
qu’il apprenne qu’il se trouve ici, non pas pour agir, mais pour être
agi ; et que, bien qu’un abîme s’ouvre sur un autre abîme, que
l’opinion fasse changer l’opinion, tous sont, en définitive, contenus
dans la Cause éternelle.
« Si ma barque sombre, c’est pour une autre mer. »
POSTFACE
1
Nietzsche et Emerson

No law can be sacred to me but that of my nature. […] the


only right is what is after my constitution ; the only wrong what
is against it.

Emerson, Essays, I, 1841

Emerson. Jamais livre ne m’a donné à


ce point le sentiment d’être chez moi, dans ma propre
demeure – je ne peux pas en faire l’éloge, il m’est trop proche.

Nietzsche, Fragments posthumes,


automne de 1881

Peu d’écrivains, de penseurs ou de philosophes auront


accompagné Nietzsche de façon aussi continue que Ralph Waldo
Emerson (1803-1882). Le lycéen le lit dès 1862, le philosophe le
pratique intensément. Il lui emprunte non seulement l’épigraphe du
Gai savoir, mais encore plus d’une image pour le Zarathoustra, brûlot
qui pourtant se place aux antipodes de la foi idéaliste de son modèle
en un Dieu révélé au cœur de l’homme ou manifesté dans la nature.
Le dernier Nietzsche enfin, que la ville de Nice gagne à Baudelaire et
à la décadence française, est incapable de rejeter tout à fait le
libérateur de jadis, qui lui a appris à ne s’en remettre à personne de
sa responsabilité d’homme et à ne se conformer à aucune loi qui
n’émanerait pas de l’être intime. Le transcendantaliste de la Nouvelle-
Angleterre, dont l’amour de la vie tranche si vivement sur l’austérité
du milieu familial et éducatif qui est celui de son lointain disciple en
Thuringe, touche peut-être au plus profond chez ce dernier : à définir
une qualité de regard désintéressé, toute rayonnante de la plénitude
des jours d’été, il s’accorde en quelque manière à la sagesse
goethéenne. Associé à Goethe et Schopenhauer, c’est-à-dire aux
maîtres par excellence, Emerson appartient définitivement au petit
nombre des élus. Peu importe la déception tardive qui constate en lui
l’absence d’une vraie stature philosophique : l’aveu en restera confié à
la correspondance privée. De la même façon, les fragments
posthumes, documents de travail à usage personnel, seront seuls à
retenir l’étonnement de l’auteur du Zarathoustra devant la fascination
qu’exercent sur lui les natures qui lui sont les plus opposées – comme
si elles seules le contraignaient à être lui-même. L’hommage, en
revanche, ne se dément pas tout au long de l’œuvre. Il est explicite
encore dans Le Crépuscule des idoles, dernier livre publié avant que
Nietzsche ne sombre dans les ténèbres.
Comment expliquer ce long compagnonnage de deux esprits
largement antagonistes ? La question engage sur ces voies fortuites
ou fatales par lesquelles un auteur et un livre rencontrent leur public
– fût-ce à travers le filtre d’une mauvaise traduction. Rencontre
unique à la fois par son intensité et le fait qu’elle demeure sans
exemple dans le monde germanique, fort éloigné en général de la vie
intellectuelle de la Nouvelle-Angleterre. On comprend que, stimulées
par la nature extrême du cas, l’édition et la critique allemandes aient
largement défriché la question. Prendre, comme le tente cette courte
note, la mesure d’une paradoxale attirance et en démêler les raisons,
ce sera remonter à leur suite au cœur même de la pensée de
Nietzsche, au principe d’une appropriation créatrice qui
métamorphose le matériau emprunté. Encore celle-ci eût-elle été
impensable sans les étincelles poétiques du modèle, sa détermination
et sa confiance en la charge explosive de la pensée 2.
L’intensité de la rencontre – il faut se rendre à l’évidence – tient
donc à la qualité du terrain qui la prépare, à l’attente de Nietzsche, à
l’atmosphère pastorale protestante dans laquelle il a grandi comme
Emerson. Le support, la traduction par un certain Fabricius (Hanovre,
1858) de la première série des Essais (publiée outre-Atlantique en
1841), ne mérite de retenir que par la passion que lui voue le
pensionnaire de Schulpforta. Le prix que le jeune homme attribue à
l’ouvrage se mesure à l’acquisition qu’il en fait, aux regrets qu’il
exprime lorsque le volume lui est dérobé avec ses effets personnels,
sur un quai de gare, en 1874. Le livre ne tarde pas à être remplacé.
Ce nouvel exemplaire nous a été conservé. Il atteste d’une lecture
intensive, dont les étapes peuvent être aisément datées (1878, 1881-
1885, 1887, 1888). Rencontré quatorze ans plus tard, l’année même
de sa traduction, en 1876, le tome II des Essais est loin d’exercer la
même influence. L’ouvrage déçoit son lecteur : ce nouvel Emerson lui
fait l’effet d’être vieux. Ce n’est certes pas le lieu ici de parcourir la
bibliothèque de Nietzsche, ni d’y relever la présence d’autres
traductions d’Emerson, La Conduite de la vie, par exemple – que le
lycéen rencontre dès l’année de sa traduction à Leipzig, en 1862, soit
deux ans après sa publication aux États-Unis – ou Goethe et
Shakespeare (tiré des Representative Men de 1850 et traduit à Hanovre
en 1857). Qu’il nous suffise de mentionner la présence dans les
papiers du philosophe de la traduction manuscrite réalisée à sa
demande, en décembre 1884, de l’autobiographie intellectuelle
d’Emerson entre 1820 et 1840. Celle-ci avait été publiée l’année
précédente dans la revue The Atlantic Monthly, sous le titre Notices
historiques sur la vie et la littérature dans le Massachusetts (Historic
Notes of Life and Letters in Massachusetts). Le document atteste parmi
d’autres signes la permanence de l’intérêt porté au transcendantaliste,
un intérêt que Nietzsche partage avec ses amis bâlois Franz Overbeck
et sa femme Ida.
Pourquoi Emerson mérite-t-il encore en 1883 le titre d’ « âme
sœur », sinon peut-être par la qualité d’éducateur dont la troisième
« Inactuelle » n’est pas loin de le créditer aux côtés de Schopenhauer.
Il est de ceux qui, dans la médiocrité et la satisfaction ambiantes, ont
senti l’enjeu vital de la pensée : loin d’être inoffensive, elle explose
dans un ciel trop clair et produit des bouleversements. L’ex-pasteur de
la Nouvelle-Angleterre, qui dénonce le mercantilisme ambiant et le
carcan que représentent les Églises, s’accorde sur ce point à
l’impatience de l’Allemand, agacé par la satisfaction béate de ses
contemporains fermés à toute aventure intellectuelle. La victoire de
1870 sur la France leur tient lieu de mol oreiller. Elle les assure que le
but est atteint : il n’y a désormais plus lieu de chercher, selon le
slogan injurieux que le polémiste place au fronton de sa patrie.
Emerson est d’un autre bois qui, comme tout véritable écrivain,
n’écrit pas pour ses contemporains. Nietzsche retiendra la leçon :
également fermé à la complaisance, il s’adressera par-delà le public
de son temps à lui-même, c’est-à-dire sinon à un public immortel
(comme le pensait Emerson), du moins à l’homme qu’il sera plus tard
et auquel, croit-il, il est susceptible de ménager du plaisir. Sibi scribere
– la formule latine, rencontrée dans un ouvrage sur Aristote et
conjuguée dans la correspondance, n’aurait pas valeur fondamentale
si elle ne confortait une conviction acquise antérieurement.
Les points d’accord avec Emerson ne se limitent pas à la
polémique, à la critique de la philanthropie et de la charité, par
exemple, à une même horreur de la foule (désignée comme
populace), ni à la dénonciation de l’imposture que représentent tant
d’écrivains sans inspiration ni présence, figures grimaçantes du génie.
Le but auquel tendre présente chez les deux écrivains bien des traits
communs. « Pour le poète, pour le philosophe, pour le saint, observe
le premier chapitre des Essais, toute chose est amie et sacrée, tous les
événements profitables, tous les jours sanctifiés, tous les hommes
divins. » Convaincu que Dieu est mort, et que l’âme par conséquent
est un mot dénué de sens, vampire qui a dévoré le corps, seule valeur
positive, l’auteur du Zarathoustra repousse, il est vrai, les sentences
qui fondent notre conduite sur l’existence de Dieu. Un « faux » rageur
s’inscrit alors au crayon dans les marges des Essais. Mais il n’a pas de
peine à convenir avec son premier modèle que l’humanité est justifiée
par ses grands hommes – ses poètes, ses philosophes. L’abandon du
troisième terme, celui de « saint », s’explique par les malentendus
qu’il risque de susciter. Car Nietzsche en ratifie le sens goethéen,
d’acceptation de la vie et de ses lois reconnues comme bonnes,
d’accueil du plaisir. Emerson est encore figure fraternelle pour
l’auteur du Zarathoustra dans la conception exigeante qu’il se fait de
l’amitié, lieu d’une confrontation véridique. Le peu de ménagement
avec lequel le prophète traite ses disciples, troupe qui ne doit pas
s’attacher de façon moutonnière à ses pas, mais réaliser l’aube d’une
humanité nouvelle, n’est pas sans rapport avec la définition
transcendantaliste de l’amitié.
Stéphane MICHAUD

1. Cet essai a été publié dans Critique, juin-juillet 1992, nos 541-542.
2. Les deux éditions critiques fondamentales des Œuvres, Nietzsche Werke, plus de 20 vol.
parus, 1967 et suiv., et de la Correspondance, Nietzsche Briefe, 16 vol. en trois séries, plus un
registre, 1975-1987 ont été procurées l’une et l’autre par Giorgio Colli et Mazzino Monlinari
(Berlin/New York, Walter de Gruyter). Je traduis d’après ces éditions. La présente note
s’appuie encore sur l’ouvrage de Stanley Hubbard (Nietzsche und Emerson, Bâle, 1958), qu’il
complète par deux articles récents, tous deux publiés dans les Nietzsche Studien (Berlin/New
York, Walter de Gruyter) : Sander L. Gilman, « Nietzsches Emerson Lektüre : eine
unbekannte Quelle », 1980, t. IX, p. 406-431, et Vivetta Vivarelli, « Nietzsche und Emerson :
über einige Pfade in Zarathustras metaphorischer Landschaft », 1987, p. 227-263.
De Ralph Waldo Emerson aux Éditions Rivages

Société et solitude
La Confiance en soi et autres essais
À propos de cette édition

Cette édition électronique du livre La confiance en soi de Ralph


Waldo Emerson a été réalisée le 22 mars 2018 par les Éditions Payot
& Rivages.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-
7436-4349-2).
Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé

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