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Érasme l’Européen
Elles sont bien nommées, les bourses Erasmus, car la situation du jeune Érasme fut assez
comparable à celle d’un jeune chercheur ambitieux de notre époque, à la recherche d’un lieu
où son talent soit apprécié, et par conséquent financé de façon suffisante. Le mérite d’Érasme
est d’autant plus grand que l’Europe de l’an 1500 ne possédait pas les structures qui de nos
jours facilitent la vie des chercheurs. En outre, les structures qui à l’époque existaient, Érasme
les contestait : les pénitences de la vie monacale, cet homme à la santé fragile n’en voulait
pas ; les élucubrations stériles des universités, « les tortueux détours des réalistes,
nominalistes, thomistes, albertistes, occamistes, scotistes »2, il les rejetait. Il était ambitieux,
mais ce n’était pas les honneurs qu’il recherchait. Il voulait faire triompher ses idées. Il y
réussit. L’université après Érasme n’était plus l’Université médiévale, ou plutôt, à côté de
l’Université médiévale, il y avait un autre enseignement. Chose étrange, la rénovation passait
par le retour aux sources, par une meilleure connaissance des anciens. Pour que Kepler, un
siècle plus tard, existât, il fallait connaître Apollonios de Perga et les sections coniques. Il
fallait donc connaître le grec ; et comme la théologie était l’un des principaux soucis des
érudits de l’époque, il convenait aussi de connaître l’hébreu. Ainsi se crée à Louvain, sous
l’impulsion d’Érasme qui y séjourne de 1517 à 1521, un « collège trilingue » où l’on
enseigne l’hébreu, le grec et le latin. Dix ans plus tard, sous l’impulsion de son ami Guillaume
Budé, se crée à Paris, avec des ambitions analogues, le Collège de France.
Avant de connaître la réussite à Louvain, à 50 ans, Érasme avait eu une carrière, que Stephan
Zweig compare à la vie d’un mendiant. Cette vie le mena à Gouda, à Paris, à Londres, à
Bologne. Devenu illustre, Érasme n’en continua pas moins à déménager fréquemment, non
plus parce qu’il n’était pas assez connu, mais parce qu’il était désormais trop connu : il quitte
Louvain en 1521 parce que l’Université catholique lui reproche d’être contestataire. Il
s’installe alors à Bâle qu’il quitte en 1529 lorsque les protestants prennent le pouvoir de façon
un peu trop violente au gré d’Érasme . Soucieux de rester neutre dans la querelle religieuse,
s’établit donc à Fribourg en Brisgau avant de revenir mourir à Bâle en 1536, à 69 ans.
Érasme ne veut pas de querelles dont le but est le pouvoir. Ses querelles à lui sont pacifiques.
Érasme le pacifique.
Érasme déteste la guerre. « La noble guerre est faite par des parasites, des entremetteurs, des
larrons, des brigands, des rustres, des imbéciles, des débiteurs insolvables, en somme par le
rebut de la société », écrit-il dans l’Eloge de la folie. Le soldat qui se confesse dans les
Colloques déclare : « J'ai vu et commis là-bas plus de crimes qu'auparavant dans toute mon
existence ». Et dans l’Institution du prince chrétien Érasme écrit :
Un bon prince n’accepte jamais aucune guerre, excepté quand, après avoir tout tenté, il ne
peut l’éviter... Si cette peste ne peut être évitée, que le prince s’attache, du moins, à la faire
avec un minimum d’inconvénients pour les siens, en versant le moins possible de sang
chrétien et qu’il la termine le plus vite possible....
Platon dit qu’il y a révolte et non guerre, chaque fois que des Grecs se battent contre des
Grecs. ... Quel nom faut-il donner à l’acte des chrétiens qui se déchirent entre eux, alors que
tant de liens les unissent, qui font durer le massacre pendant des années, pour on ne sait
quelle raison, pour une animosité personnelle, pour une sotte ambition de jeunes gens ? 3
Érasme ne se contenta pas de telles déclarations générales, mais intervint concrètement en
plusieurs circonstances4
Ce n’est pas seulement à l’échelle des nations que l’art de vivre pacifiquement ensemble
préoccupa Érasme . L’un de ses colloques met en scène deux femmes dont l’une est en conflit
perpétuel avec un mari ivrogne. Son amie l’exhorte à la douceur : « je vais te raconter
comment un mari s'est amendé grâce à l'indulgence de sa femme » ; et elle lui enseigne des
trucs pour ramener la paix dans le ménage. Dans l’Eloge de la folie, il s’en prend aux
pédagogues violents de son époque : « Ah ! qu’ils sont contents d’eux lorsqu’ils terrifient du
regard et de la voix une classe tremblante, lorsqu’ils meurtrissent les malheureux enfants
avec la férule, les verges et le fouet, lorsque, pareils à cet âne de Cumes, ils s’abandonnent à
toutes les formes de la colère ! »
Érasme fut un homme influent, conseiller de l’empereur Charles Quint. Mais participer
directement au pouvoir, il ne le voulut pas. Il resta toujours fidèle à ce qu’il écrivait dans
l’Eloge de la folie:
On vantera la maxime fameuse de Platon : « Heureuses les républiques dont les philosophes
seraient chefs, ou dont les chefs seraient philosophes ! » Si vous consultez l’Histoire, vous
verrez, au contraire, que le pire gouvernement fut toujours celui d’un homme frotté de
philosophie ou de littérature.
Le sort de son ami Thomas More, l’humaniste auteur de l’« Utopie », lui donne raison.
Chacun sait que Thomas More fut, à cause de sa fidélité à la foi catholique, exécuté sur ordre
du roi Henri VIII dont il était le chancelier. On sait peut-être moins qu’avant de se brouiller
avec le roi, Thomas More fut un ardent persécuteur de protestants qu’il envoya, en quantité
notable, au bûcher et à la torture5. Érasme exprima son opinion dans la Paraphrase de
l'Évangéliste Matthieu (XIII, 24-30),
«Les esclaves qui veulent faucher l'ivraie avant le temps sont ceux qui pensent que les faux
apôtres et les hérésiarques doivent être supprimés par le glaive et les supplices. Le maître du
champ, lui, ne veut pas qu'on les détruise, mais qu'on les tolère, pour le cas où ils
s'amenderaient, et d'ivraie deviendraient froment. S'ils ne s'amendent pas, qu'on laisse à leur
juge le soin de les châtier un jour. Le temps de la moisson, c'est la consommation des siècles ;
les moissonneurs sont les anges. En attendant, il faut tolérer les méchants mêlés aux bons,
puisqu'il y aurait plus de dommage à les supprimer qu'à les supporter.»
Pourtant, les bûchers appartenaient à l’époque. Érasme évita de devoir y recourir en évitant le
pouvoir. Sa vie fut toujours en accord total avec ses écrits. Le dernier honneur qu’il refusa fut
la dignité de cardinal, que le pape lui offrit dans sa dernière année. Il mourut donc en bon
catholique. Pourtant, 23 ans plus tard, ses oeuvres furent mis à l’index en 1559 par le pape
Paul IV. Les Colloques y restèrent jusqu’en 19006.
Érasme et la religion
Au temps d’Érasme , le clergé catholique est puissant en Europe, où il partage le pouvoir avec
les princes. Cette puissance attire des gens qui songent surtout aux avantages matériels. Dans
l’« Eloge de la Folie » après deux premiers tiers consacrés à un badinage parfois un peu
ennuyeux, la satire se déchaîne contre les mauvais prêtres :
Dignes rivaux des princes, voici les souverains pontifes, les cardinaux et les évêques... Ces
pasteurs ne font rien que se bien nourrir... Ils oublient que leur nom d’évêque signifie labeur,
vigilance, sollicitude. Ces qualités leurs servent pour mettre la main sur l’argent...
Une façon de mettre la main sur l’argent (pour la bonne cause, certes, puisqu’il s’agissait de
construire Saint-Pierre de Rome) était de vendre des indulgences, c’est-à-dire des jours de
purgatoire en moins. Dans ses colloques7, Érasme évoque un pèlerin nommé Corneille, qui
"arrive de Jérusalem... où l'on montre certains restes de l'antiquité qui [lui] paraissent tous
apocryphes". Il rencontre un nommé Arnaud qui revient d'un pèlerinage à Rome et à
Compostelle, avec une troupe d'amis.
Corneille- Tous sont-ils revenus sains et saufs?
Arnaud- Oui, excepté trois. Le premier est mort au moment du départ... le deuxième a péri à
Rome... Nous avons laissé le troisième à Florence dans un état désespéré, et je le crois
maintenant au ciel.
Corneille- Il était donc si pieux?
Arnaud- C'était au contraire un très grand libertin
Corneille- Alors comment peu-tu faire une telle supposition
Arnaud- Parce qu'il avait une besace pleine d'indulgences plénières.
Érasme attaque le concept même de pèlerinage. Il laisse entendre « qu'il vaut mieux donner
cet argent aux pauvres » que de le donner aux saints ou aux religieux.
Sa critique à l’église catholique ne se limite pas à celle des moeurs des ecclésiastiques. Dès
1504, dans le Manuel du soldat chrétien (Enchiridion militis christiani) il revendique le
recours direct à l'Evangile. Dans les Colloques, il met en doute la nécessité de se confesser à
des prêtres dont la conscience professionnelle ou la compétence n’est pas toujours assurée. Ce
passage, ainsi que d’autres passages des Colloques, fut dès 1527 condamné par la Sorbonne.
Tout ce qui précède fait d’Érasme un prédécesseur du protestantisme. Il accueille
favorablement les premières publications de Luther, dont bien des idées sont les siennes. Pas
toutes. Luther croit à la prédestination. L’homme n’est qu’un jouet entre les mains de Dieu.
Érasme critique cette idée dans son Essai sur le libre arbitre de 1524 :
"Je me rallie à l'opinion de ceux qui accordent un certain crédit au libre arbitre et un plus
grand à la grâce, car il ne faut pas qu'en voulant éviter le Scylla de l'orgueil nous soyons
entraînés dans le Charybde du fatalisme."
Luther riposte l’année suivante par son Essai sur le serf arbitre.
Mais ces querelles philosophiques, quelles que soient leur importance, ne sont pas la chose
essentielle. Pour Luther, la Réforme devait être violente. « Je ne suis pas venu vous apporter
la paix » disait le Christ, selon l’Evangile. Et Luther traduit : "La parole de Dieu, c'est la
colère, la violence, la guerre, la destruction". D’autres réformateurs, en effet, déchaînent la
guerre, meurent au combat comme Zwingli, ou dans les supplices comme Thomas Münzer.
Logiquement, Érasme s’éloigne de plus en plus de la Réforme et exprime sa réprobation :
"Je vois que cette rénovation a causé de grands dommages... j'ai peur que cela n'aboutisse à
un sanglant tumulte".
ou encore :
"Ils crient sans cesse: Evangile! Evangile!... ceux qui s'en réclament sont pareils à des
possédés... Je vois certes de nouveaux hypocrites, de nouveaux tyrans, mais pas la moindre
étincelle d'esprit évangélique"4.
De nouveaux tyrans ? C’est bien sur les seigneurs et les princes que Luther s’appuie. Quelles
que soient leurs idées sur la prédestination, ils sont tout heureux de s’emparer de biens du
clergé, et de se débarrasser d’un contre-pouvoir encombrant. Les choses se passent
pacifiquement en Scandinavie. Il en est de même en Allemagne à un détail près : la révolte
des paysans, écrasée dans le sang avec l’approbation de Luther. En France, les guerres de
religions ensanglantèrent le royaume pendant les 40 dernières années du seizième siècle. En
Angleterre et en Irlande, les persécutions inaugurées par Thomas More se poursuivirent dans
des directions différentes pendant trois règnes. Le « sanglant tumulte » prévu par Érasme a
bien eu lieu.
Un autre élément qui interdisait à Érasme d’être l’allié de Luther, il l’a exprimé ainsi :
"Adhérer au parti de Luther, c'est jurer de se soumettre à tout ce qu'il a écrit ou écrira; il
arrive que parfois des gens d'élite fassent un pareil abandon d'eux-mêmes, quant à moi,
j'aime la liberté, je ne veux ni ne pourrai jamais servir aucun parti." Quelques dizaines
d’années plus tard, Montaigne exprimera à son tour son aversion pour l’esprit partisan..
Nous sommes en 2008. Depuis plus de 60 ans, l’Europe n’a pas connu de guerre interne. Elle
est, semble-t-il, durablement unie et fraternelle. Après 5 siècles, le rêve d’Érasme est réalisé.
Y est-il pour quelque chose ?
Je le crois. Érasme est celui qui a donné à la Renaissance, née en Italie, une tournure
humaniste. Son contemporain Léonard de Vinci offre au duc de Milan ses machines de guerre
qui lui permettront de devenir plus puissant, alors que Machiavel enseigne au Prince comment
se maintenir au pouvoir ; Érasme au contraire déconseille à Charles Quint de chercher à
devenir plus puissant, et le conseille sur l’usage de son pouvoir. Bien des actions de
l’Empereur donnent à penser que ses conseils ont été écoutés8. Érasme a inauguré un courant
(l’humanisme) qui va entraîner beaucoup d’hommes de bonne volonté, l’un d’eux étant
Rabelais, qui adresse à Érasme une lettre émouvante où il se proclame son fils spirituel.
Et pourtant presque personne ne lit Érasme. Pourquoi ?
Érasme écrivait en latin. Il n’est donc pas un auteur scolaire. On étudie Rabelais et
Montaigne en classe de français, Machiavel en classe d’Italien, on n’étudie pas Érasme en
classe de latin parce que les professeurs de latin ont décidé à tort ou à raison de se restreindre
aux auteurs antiques.
Il y a d’autres raisons qui font d’Érasme un auteur peu populaire. Ses analyses sont
sommaires, elles n’ont pas la profondeur de Machiavel. Il n’a pas l’imagination créative de
Rabelais ; il n’a pas l’universalité de Montaigne ; il est un homme du seizième siècle et un
européen. Il est donc un chrétien, et cela peut incommoder les européens actuels, pointilleux
sur le plan de la laïcité. Pourtant, ce chrétien fut avant tout un adversaire de l’intégrisme, et
l’intégrisme religieux n’a pas disparu eu vingt et unième siècle, même dans la religion
chrétienne ; et puis l’intolérance n’est pas seulement religieuse. L’esprit d’Érasme animait le
tchécoslovaque Vaclav Havel dans sa lutte contre le pouvoir communiste, comme il animait
Jean Jaurès en 1914 dans sa lutte pour la fraternité franco-allemande.
Bibliographie
Notes
1. V.L. Tapié, E. Bruley, Les temps Modernes, manuel d’histoire pour la classe de Troisième (Hatier, 1959)
2. Eloge de la folie (voir extraits ci-dessous)
3. Extraits de l’« Institution du prince chrétien » d’Érasme (Institutio principis christiani), cités dans Les
mémoires de l’Europe. Tome II : le renouveau européen. Réalisé sous la direction de J.P. Vivet (Robert Laffont,
1971)
4. Stefan Zweig, Érasme (Grasset, 2003)
5. http://en.wikipedia.org/wiki/Thomas_More (14 juillet 2008)
6. Cf référence 7 et site internet http://www.aloha.net/~mikesch/ILP-1559.htm#Erasmus. Il semble que l’index
librorum prohibitorum ait été supprimé en 1966 (http://www.fordham.edu/halsall/mod/indexlibrorum.html) bien
que l’encyclopédie catholique (http://www.newadvent.org/cathen/07721a.htm) n’en dise rien.
7. Érasme : Colloques, présentés et traduits par E. Wolff, Paris, Imprimerie Nationale, 2 vol., 1992.
8. Les diètes (congrès) de Worms et d’Augsburg furent des tentatives de conciliation avec les protestants. La
controverse de Valladolid fut une chance laissée à l’humanisme contre la colonisation de l’Amérique. Le roi de
France François 1er, fait prisonnier à la bataille de Pavie, fut traité avec générosité par Charles Quint.
L’abdication de Charles Quint au faîte de sa gloire en 1556, et le partage de son empire, indiquent que le souci
d’organiser l’avenir domine le plaisir d’exercer le pouvoir.
L’éloge de la folie.
(Attention, c’est la folie qui parle : le pronom personnel « je » ne désigne pas Érasme !)
.....Il vaudrait mieux, sans doute, passer sous silence les Théologiens.... Race étonnamment sourcilleuse et
irritable, ils prendraient contre moi mille conclusions en bloc et, si je refusais de me rétracter, me dénonceraient
sans délai comme hérétique. C’est la foudre dont ils terrifient instantanément qui leur déplaît. Je n’ai rencontré
personne qui soit moins reconnaissant qu’eux de mes bienfaits, quoique je les en accable. ................
Innombrables sont leurs subtiles niaiseries, .... au sujet des instants, notions, relations, formalités, quiddités,
eccéités, .... Joignez-y des sentences tellement paradoxales que celles des Stoïciens, qui portent le nom de
paradoxes, semblent auprès d’elles banalités et lieux communs :
« Le péché, disent-ils, est moindre de massacrer mille hommes que de coudre le soulier d’un pauvre le dimanche.
Il serait plutôt permis de laisser périr l’univers entier, avec tout ce qu’il contient, que de dire un tout petit
mensonge, si léger fût-il. » Des subtilités plus subtiles encore encombrent les voies où vous conduisent les
innombrables scolastiques. Le tracé d’un labyrinthe est moins compliqué que les tortueux détours des réalistes,
nominalistes, thomistes, albertistes, occamistes, scotistes, et tant d’écoles dont je ne nomme que les principales.
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L’Église chrétienne ayant été fondée par le sang, confirmée par le sang, accrue par le sang, ils continuent à
en verser, comme si le Christ ne saurait pas défendre les siens à sa manière. La guerre est chose si féroce qu’elle
est faite pour les bêtes et non pour les hommes ; c’est une démence envoyée par les Furies, selon la fiction des
poètes, une peste qui détruit les mœurs partout où elle passe, une injustice, puisque les pires bandits sont
d’habitude les meilleurs guerriers, une impiété qui n’a rien de commun avec le Christ. Les Papes, cependant,
négligent tout pour en faire leur occupation principale. On voit parmi eux des vieillards décrépits y porter
l’ardeur de la jeunesse, jeter l’argent, braver la fatigue, ne reculer devant rien pour mettre sens dessus dessous les
lois, la religion, la paix, l’humanité tout entière. Ils trouveront ensuite maint docte adulateur pour décorer cette
évidente aberration du nom de zèle, de piété, de courage, pour démontrer par raisonnement comment on peut
dégainer un fer meurtrier et le plonger dans les entrailles de son frère, sans manquer le moins du monde à cette
charité parfaite que le Christ exige du chrétien envers son prochain.
LX. — Ont-ils donné l’exemple ou suivi celui de certains évêques d’Allemagne ? Ceux-ci, abandonnant le
culte, les bénédictions et les cérémonies, font ouvertement les satrapes, et croiraient indigne de l’épiscopat de
rendre à Dieu, ailleurs que sur un champ de bataille, leur âme guerrière. Le commun des prêtres, dans la grande
crainte de ne pas égaler en sainteté leurs prélats, combattent en véritables soldats pour la défense de leurs dîmes :
épées, javelots, frondes, toute espèce d’armes leur convient. Comme ils s’entendent à découvrir dans les vieux
parchemins le texte qui leur permettra d’intimider le populaire et de lui faire accroire qu’on leur doit la dîme et
plus encore ! Quant à leurs devoirs envers ce même peuple, ils sont écrits partout ; mais ils oublient de les lire.
La tonsure ne leur fait pas songer que le prêtre doit être affranchi de toutes les passions mondaines et ne
s’attacher qu’aux choses célestes. Au contraire, ces gens de plaisir se croient en règle avec leur conscience, dès
qu’ils ont marmonné leurs oraisons. Et comment un Dieu pourrait-il les entendre ou les comprendre, puisque
eux-mêmes, le plus souvent, ne s’entendent ni ne se comprennent, même s’ils crient très fort !
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Les colloques
Les colloques sont principalement des dialogues, dont le but initial était d’être des lectures pour enseigner le
latin aux enfants. Puis Érasme y a placé des textes passablement contestataires, qui lui valurent une
condamnation par la Sorbonne. Le dialogue permet à Érasme de mettre dans la bouche des personnages des
idées qui ne sont pas nécessairement les siennes, de même que dans l’Eloge de la folie, les idées exprimées sont
celles de la folie, nullement celles d’Érasme .
La traduction est d’Etienne Wolff
Le dialogue suivant est entre un enfant très sage (comme on n’en fait plus !) et un pédagogue nommé Érasme. Il
fut condamné par la Sorbonne.
Eulalia. At Paulus docet, uxores oportere subditas Eulalia. Mais St Paul enseigne que l'épouse doit
esse viris cum omni reverentia. être soumise à son conjoint et le respecter. Et St
Et Petrus nobis exemplum proponit Sarae, quae Pierre nous a donné en exemple Sara, qui appelait
maritum suum Abraham, dominum appellabat. Seigneur son époux Abraham.
Xantippe. Audivi ista. Sed idem Paulus docet, ut Xantippe. Je sais. Mais St Paul prescrit aussi aux
viri diligant uxores suas, sicut Christus dilexit maris d'aimer leur épouse, comme le Christ qui a
sponsam suam Ecclesiam. fait de l'église son épouse. Qu'il se souvienne de
Meminerit ille officii sui, ego meminero mei. son devoir, je me souviendrai du mien.
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Eu. Qualisqualis est tuus maritus, illud cogita, non Eu. Quel que soit ton mari, pense bien que tu ne
esse ius permutandi. Olim immedicabilibus dissidiis peux en changer. Jadis le divorce était l'ultime
remedium extremum remède en cas de désaccord incurable; maintenant
erat divortium: nunc hoc in totum ademptum est: il n'en est plus question: jusqu'au dernier jour de la
usque ad extremum vitae diem ille tuus sit maritus vie il sera ton mari, et toi sa femme.
oportet, et tu illius uxor. Xa. Maudits soient ceux qui nous ont enlevé ce
Xa. Superi male faxint, qui ius hoc nobis droit.
ademerunt. Eu. Attention: c'est la volonté du Christ.
Eu. Bona verba: sic visum est Christo. .............................................
............................................. Eu. Si cela ne t'ennuie pas, je vais te raconter
Eu. Iam si molestum non est, referam tibi comment un mari s'est amendé grâce à l'indulgence
quiddam de marito commoditate uxoris correcto, de sa femme; c'est arrivé récemment dans notre
quod nuper accidit in hac ipsa civitate. ville.
…………………. ……………………………
Le « colloque » suivant contient quelques unes des idées chères à Érasme . Mais surtout sa
forme en fait l’un des textes les plus originaux de l’humaniste. Il est intraduisible... mais il a
quand même été traduit pas Etienne Wolff, dont la tentative est reproduite ci-dessous avec
quelques variantes.
Quod enim utero gerentibus usui venire Experience teaches us daily that women who bear a
quotidie experiemur, ut quos nunquam child feed these beings they have never seen and
viderunt foetus alant ab aërisque ambientis protect them from the harmfulness of the
incommodis tueantur, , qui me tibi de facie surrounding atmosphere; the very same thing
happened to you. You had never seen my face, you
ignotum, nomine etiam ignobilem sic
had not even heard my name, and you have
educasti, sic castissimis divinæ tuæ doctrinæ educated me, you have ceaselessly fed me with the
uberibus usque aluisti, ut quidquid sum et immaculate and rich milk of your divine wisdom.
valeo, tibi id uni acceptum ni feram, What I am, what I am worth, I owe it to you alone.
hominum omnium qui sunt, aut aliis erunt in If I did not let the world know this, I would be the
annis ingratissimus sim. Salve itaque etiam most ungrateful of all men present and future. This
atque etiam, pater amantissime, pater is why I hail you again and again, you, most loving
decusque patriæ, literarum adsertor , father, you, father and glory of your homeland, you,
veritatis propugnator invictissime. protector and defender of good letters, you,
invincible champion of truth.]
CHRONOLOGIE