LE REGARD ELOIGNE

Principe des Lettres persanes : donner la parole à des persans qui voyagent en Europe et
principalement en France et qui regardent la société française comme une société étrangère.
Principe donc du déplacement de point de vue : le lecteur français devient l’autre, l’étranger.
Orientalisme aussi un moyen de séduction pour Montesquieu en vogue au XVIIIe siècle
traduction récente des Mille et une nuits.

I. Le regard éloigné : un procédé exploité par la forme épistolaire

1) Les énonciateurs principaux : deux persans Rica et Usbek :

É loignement géographique surtout un éloignement culturel.

Induit une autre politique, une autre philosophie c’est-à-dire une autre considération
morale.

2) É tonnement, naïveté, découverte :

Comme à l’heure des grandes découvertes persans observateurs étonnés faussement naïfs
du monde qu’il découvre. Ton ironique
Divers procédés pour mettre en scène cette observation :
- La balade (lettre 30)
- Le compte rendu de conversation : les personnages sont invités et rendent compte des
observations
- L’éloignement fictionnel : exemple de l’apologue des troglodytes
- Le récit autobiographique de l’eunuque lettre 9

3) Le jeu de miroirs :

Crée par l’écriture des lettres persanes : Deux récits enchevêtrés : le voyage de Rica et Usbek,
et le roman du sérail -> ce qui se passe en Perse
Sérail : microsociété : reflet qui offre de multiples parallèles.
Ex : comparaison du traitement des femmes et de la notion de pudeur, le rapport à l’amour
et à la fidélité (lettre 26)
Maîtrise du sérail par Usbek et ses eunuques : application d’un pouvoir despotique

4) Le regard éloigné du lecteur :

Multiplicité des regards par multiplicité des énonciateurs, car bcp de personnages et nous
lecteurs sommes au-dessus. Beaucoup de lettres sans réponse ou sans conclusion, sans
commentaire : au lecteur de se faire sa propre idée. Doit rétablir « la chaîne secrète »
évoquée par Montesquieu dans « Quelques réflexions sur les Lettres persanes »
Confrontation des points de vue : un des objectifs de l’Encyclopédie de Diderot et
d’Alembert.
Regard encore plus éloigné pour lecteur du XXIe siècle.

Le regard du lecteur du 21eme siècle est encore plus éloigné, pourtant certaines lettres nous
parlent encore et certaines lettres sont visionnaires, elles prédisent notre actuel présent.
II. La réflexion créée par le procédé

1) Les dénonciations de cette objectivité feinte et éclairée

Dénonciation politique
Ex : lettre 24 « le roi est un grand magicien » critique du principe de dévaluation de la
monnaie
Ex : Lettre 37 « le roi est vieux » : « il est magnifique surtout dans ces bâ timents »
Montesquieu témoin de son temps lettre sur la mort du roi Louis XIV lettre 92 ;

Dénonciation religieuse :
Ex : Lettre 57 dénonciation de la casuistique qui classe les péchés (véniels et mortels) et qui
s’arrange avec la morale
Dénonciation de l’intolérance religieuse
Ex : Lettre 85 défense d’une idée de coexistence des religions qui enrichissent une nation
socialement et économiquement.
Même lettre, dénonciation du prosélytisme religieux :
« Celui qui veut me faire changer de religion ne le fait sans doute que parce qu’il ne
changerait pas la sienne, quand on voudrait l’y forcer : il trouve donc étrange que je ne fasse
pas une chose qu’il ne ferait pas lui-même, peut-être pour l’empire du monde. » p. 198

Dénonciation sociale :
Ex : Cruauté du traitement fait aux femmes dans le sérail (lettre 26) ici c’est le regard éloigné
du lecteur qui est amené à lire à travers le récit faussement galant d’Usbek l’histoire d’un
mariage forcé.
Clô ture des Lettres persanes, lettre 146 : suicide de Roxane, affirmation de la liberté
individuelle au sein même du despotisme.

Dénonciation morale :
Ex : Lettre 52, lettre très humoristique qui dénonce par cascade la vanité des femmes et leurs
désirs de jeunisme.

2) La grande leçon du relativisme

Question fondamentale lettre 24 : « comment peut-on être persan ?» incapacité à envisager

l’autre : voir extrait de Race et histoire de Claude Lévi-Strauss

Mais pas besoin d’un éloignement si important : lettre du français qui juge les Espagnols : «
Ils permettent à leurs femmes de paraître avec le sein découvert : mais ils ne veulent pas
qu’on leur voie le talon, et qu’on les surprenne par le bout des pieds. » Page 186. Relativité
de notion de pudeur. Conclusion amusante et invitation à inversion des points de vue : « je
ne serai pas fâché, Usbek, de voir une lettre écrite à Madrid, par un espagnol qui voyagerait
en France. Je crois qu’il vengerait bien sa nation. » Page 187
 Relativité des mœurs et des croyances
Ex : Lettre 85 constat de l’unicité des religions page 89 : « ils ont, comme nous, des jeû nes
marqués, des mortifications avec lesquelles ils espèrent fléchir la miséricorde divine. (…) Je
vois partout le mahométisme, quoique je n’y trouve point Mahomet ».
Importance de la lettre 59 pages 137-138 : « il me semble Usbek, que nous ne jugeons jamais
des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes. » Dénonciation de
l’ethnocentrisme : nous nous voyons comme modèle absolu et universel.
« On a dit fort bien que, si les triangles faisaient un Dieu, il lui donnerait trois cô tés. »

Bienfait du voyage et du déplacement de soi : idée déjà défendue par les humanistes.
« Frotter sa cervelle à celle d’autrui » Montaigne

3) Le retour sur soi :

Usbek personnage ambivalent à la fois double de Montesquieu homme des lumières et tyran
domestique.

Déplacement géographique l’amène à se considérer lui-même : lettre 74 p. 172 : « Ah bon

Dieu ! dis-je en moi-même, si, lorsque j’étais à la cour de perse, je représentais ainsi, je
représentais un grand sot. »

Lettre 80 : réflexion sur l’utilité des gouvernements doux et condamnation de la trop grande
sévérité de son gouvernement. À mettre en parallèle avec le texte sur l’autorité de Diderot
livre de français p. 266.

Constat lettre 75 : p. 180 « Vérité dans un temps, erreur dans un autre » rappelle déjà constat
de Pascal. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà . »

Lettre 143 : « tu es juif, et je suis mahométan ; c’est-à -dire, que nous sommes tous deux biens
crédules. »

Mais incapacité partielle de se juger comme un tyran despotique dans son propre sérail. Ici
c’est le lecteur qui juge Usbek.

4) Regard éloigné et visionnaire de Montesquieu

Voir émission https://www.franceculture.fr/emissions/le-gai-savoir/montesquieu-comment-

peut-etre-persan-0

Lettre 96 p. 214 :« Les traités sont si sacrés parmi les hommes, qu’il semble qu’ils soient la
voix de la nature, qui réclame ses droits. Ils sont tous légitimes, lorsque les conditions sont
telles que les deux peuples peuvent se conserver : sans quoi, celle des deux sociétés qui doit
périr, privée de sa défense naturelle par la paix, la peut chercher dans la guerre.” Traité de
Versailles et humiliation de l’Allemagne.

Lettre 105 p. 233 : « Tu sais que, depuis l’invention de la poudre, il n’y a plus de places
imprenables ; c’est-à -dire, Usbek, qu’il n’y a plus d’asile sur la terre contre l’injustice et la
violence. Je tremble toujours qu’on ne parvienne, à la fin, à découvrir quelque secret qui
fournisse une voix plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les peuples et les
nations entières. » Prévision de la bombe atomique.
Lettre 106 réponse d’Usbek p. 235 : « tu crains, dis-tu, que l’on n’invente quelque manière de
destruction plus cruelle que celle qui est en usage. Non : si une fatale invention venait à se
découvrir, elle serait bientô t prohibée par le droit des gens ; et le consentement unanime des
nations ensevelirait cette découverte. » Traité de non-prolifération des armes nucléaires en
1968.

Conclusion :
Lettres persanes considérée comme la première grande œuvre des lumières.
Pas le premier à inventer principe de déplacement du point de vue.
Mais procédé très employé par la suite par les auteurs des lumières.
Exemple Candide de Voltaire ou Supplément au voyage de Bougainville de Diderot (discours
d’un tahitien qui dénonce la barbarie colonisatrice des Européens).
Procédé qui permet de construire des œuvres d’une grande virulence critique. Incite les
lecteurs à questionner les évidences et à porter un regard sur soi par le détour du regard de
l’autre ou du regard sur l’autre.