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Séquence 2 – la littérature d’idées du XVIème au XVIIIème siècle

Commentaire de texte : Voltaire, Relation1 de la mort du chevalier de La Barre, 1766

En 1765, un crucifix est profané à Abbeville. On accuse le chevalier de La Barre, dix-huit ans, car il avait
auparavant refusé d’ôter son chapeau devant une procession religieuse. On lui reproche aussi d’avoir
chanté des chansons impies et de posséder le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Il est condamné à
mort. Voltaire informe son ami le marquis de Beccaria, entre autres juriste et philosophe, de cette affaire.

[…]
Enfin, le 1er juillet de cette année, se fit dans Abbeville cette exécution trop mémorable : cet
enfant fut d’abord appliqué à la torture. Voici quel est ce genre de tourment.
Les jambes du patient sont serrées entre des ais 2 ; on enfonce des coins de fer ou de bois
entre les ais et les genoux, les os en sont brisés. Le chevalier s’évanouit, mais il revint bientôt à lui,
à l’aide de quelques liqueurs spiritueuses, et déclara, sans se plaindre, qu’il n’avait point de
complices.
On lui donna pour confesseur et pour assistant un dominicain 3 ami de sa tante l’abbesse 4,
avec lequel il avait souvent soupé dans le couvent. Ce bon homme pleurait, et le chevalier le
consolait. On leur servit à dîner. Le dominicain ne pouvait manger. « Prenons un peu de nourriture,
lui dit le chevalier ; vous aurez besoin de force autant que moi pour soutenir le spectacle que je
vais donner. »
Le spectacle en effet était terrible : on avait envoyé de Paris cinq bourreaux pour cette
exécution. Je ne puis dire en effet si on lui coupa la langue et la main. Tout ce que je sais par les
lettres d’Abbeville, c’est qu’il monta sur l’échafaud avec un courage tranquille, sans plainte, sans
colère, et sans ostentation5 : tout ce qu’il dit au religieux qui l’assistait se réduit à ces paroles : « Je
ne croyais pas qu’on pût faire mourir un gentilhomme pour si peu de chose. »
Il serait certainement devenu un excellent officier : il étudiait la guerre par principes ; il
avait fait des remarques sur quelques ouvrages du roi de Prusse et du maréchal de Saxe, les deux
plus grands généraux de l’Europe.
Lorsque la nouvelle de sa mort fut reçue à Paris, le nonce 6 dit publiquement qu’il n’aurait
point été traité ainsi à Rome, et que s’il avait avoué ses fautes à l’Inquisition d’Espagne ou de
Portugal, il n’eût été condamné qu’à une pénitence de quelques années.
Je laisse, monsieur, à votre humanité et à votre sagesse le soin de faire des réflexions sur un
événement si affreux, si étrange, et devant lequel tout ce qu’on nous conte des prétendus supplices
des premiers chrétiens doit disparaître. Dites-moi quel est le plus coupable, ou un enfant qui
chante deux chansons réputées impies dans sa seule secte 7, et innocentes dans tout le reste de la
terre, ou un juge qui ameute ses confrères pour faire périr cet enfant indiscret 8 par une mort
affreuse.
1 5
Relation : compte-rendu Ostentation : étalage, affectation, fanfaronnade,
2
Ais : planches parade ; c’est le contraire de la discrétion.
3 6
Dominicain : prêtre de l’ordre de Saint Dominique Nonce : envoyé du Vatican
4 7
Abbesse : mère supérieure d’une abbaye Secte : ici, groupe religieux
8
Indiscret : ici, imprudent
Séquence 2 – la littérature d’idées du XVIème au XVIIIème siècle
Correction du commentaire de texte : Voltaire, Relation de la mort du chevalier de La Barre, 1766

Exploitation du paratexte

J'observe d'abord que l'auteur appartient au mouvement des Lumières ; si j'ai des connaissances sur ce
mouvement, cela pourrait m'aider à ne pas commettre d'erreurs sur ses intentions.
Je note aussi que Voltaire s'empare d'un fait récent puisqu'il écrit son texte seulement un an après la
condamnation du chevalier de la Barre. Si je connais l'auteur, je peux faire un lien avec une autre affaire dont il
s'est emparé, l'affaire Calas, dans son souci d’« écras[er] l’infâme », c-à-d la superstition et l’intolérance :

Le 13 octobre 1761, après un dîner familial, vers 19h30, Marc-Antoine, comme à son habitude, sort.
Personne n’est inquiet de son absence, il part souvent faire une promenade le soir. Vers 22 heures,
Lavaysse décide de se retirer, son ami Pierre Calas le raccompagne en l’éclairant d’un flambeau, c’est là
qu’ils découvrent Marc-Antoine suspendu entre les deux battants de la porte qui communique de la
boutique au magasin. Ils remontent pour en avertir Jean Calas. Tous poussent des cris d’effroi. Calas et
son fils Pierre décident d'étendre le cadavre à terre. Alors que Lavaysse court chercher un chirurgien, les
sanglots et les cris des Calas transpercent les murs et une foule s’amasse aussitôt devant leur maison.
Cette foule ne connaît pas les causes de la mort de Marc-Antoine puisque les Calas ont convenu de ne
pas les divulguer. A l'époque, les corps des suicidés sont en effet soumis à jugement puis à des peines
infamantes. Aussitôt, la foule porte une accusation : les protestants Calas ont assassiné leur fils Marc-
Antoine qui voulait se convertir au catholicisme. Alerté par la clameur publique, le capitoul, David de
Beaudrigue, intervient sur le champ avec sa « main forte », la force publique.

Arrivé sur les lieux, le capitoul se contente d’examiner sommairement le cadavre et de conclure qu’ « il
n’était pas mort de mort naturelle ». Il fait donc mander deux chirurgiens pour procéder à la
« vérification du cadavre ». Beaudrigue ne perquisitionne pas et ne laisse aucun homme de la force
publique devant la maison des Calas. Il arrête tous les occupants de la maison et fait déplacer le cadavre
pour aller à l’hôtel de ville, bafouant ainsi l’ordonnance criminelle du 26 août 1670 (titre IV, article
premier) en vigueur à l’époque. Dressé le 14 à l'hôtel de ville, le procès verbal est antidaté (= fausse
date).
https://www.justice.gouv.fr/histoire-et-patrimoine-10050/proces-historiques-10411/laffaire-calas-
22774.html
Voir aussi : https://histoire-image.org/etudes/affaire-calas

Le fait que Voltaire choisisse d'envoyer sa Relation au marquis de Beccaria n'est pas anodin : celui-ci est
l'auteur de l'ouvrage décisif Des délits et des peines (1764) ; voici ce qu'en dit l'encyclopédie Larousse :

Après des études à Parme, il s'intéressa aux idées des encyclopédistes et économistes français. Son traité
Des délits et des peines (1764), commenté par Voltaire et Diderot et rapidement connu dans toute
l'Europe, devait avoir une influence considérable : traduisant les protestations de la conscience publique
et des philosophes des Lumières contre la procédure secrète, l'arbitraire des sanctions et l'atrocité des
supplices, il renouvela profondément le droit pénal et devait, de la Révolution française au XXIe siècle,
inspirer la pensée juridique moderne, qui a fait des droits de l'homme des droits fondamentaux.
Beccaria, appelé à Paris, y fut fêté, mais, négligeant les offres de Catherine II l'appelant en Russie, rentra
à Milan pour y prendre une chaire d'économie politique (son cours parut en 1804 sous le titre Éléments
d'économie politique).
Il a été par ailleurs l'un des premiers économistes à analyser le rôle du capital et la division du travail. Il
a écrit : Du désordre des monnaies dans l'État de Milan et des moyens d'y remédier (1762).

Voltaire s'adresse donc à un homme des Lumières, comme lui, et spécifiquement à un juriste qui pourra être
particulièrement attentif aux dérives judiciaires dans le cas présent.
Bien sûr, je n'évaluerai pas l'histoire survenue au chevalier comme si j'étais moi-même son avocat ; j'étudierai
plutôt ce qui intéresse Voltaire ici, ce sur quoi il insiste, et comment il présente les faits. L'erreur serait de plaider à
la suite de Voltaire.
Exploitation des impressions laissées par le texte

Le récit éveille un sentiment d'horreur : horreur de la torture, horreur du fanatisme*, en même temps qu’il fait
éprouver un sentiment d'admiration pour la victime.
* Fanatisme : zèle aveugle, attachement passionné à une religion (et, par extension, une doctrine,
une personne), menant à l'intolérance et souvent à la violence.

Je peux donc proposer l'enjeu suivant : comment ce compte-rendu voltairien de la torture et de l'exécution du
chevalier de la Barre soulève-t-il l'horreur du lecteur pour le fanatisme et la barbarie ?

Après avoir annoté le texte en détail, voici ce que j'arrive à détacher comme pistes de sous-parties. Je les liste, et
j'essaierai ensuite de les positionner au mieux pour constituer mon plan :

NB : 2 termes étaient susceptibles de conduire à des erreurs d’interprétation :


- « spectacle » : ce qui se présente au regard ;
- « patient » : ici, le supplicié, celui qui subit la torture.

1 - barbarie, inhumanité de la torture versus humanisme des philosophes des Lumières

Cf. article « Torture » dans le Dictionnaire philosophique (Voltaire - 1764)

Les Romains n'infligèrent jamais la torture qu'aux esclaves, mais les esclaves n'étaient pas
comptés pour des hommes. Il n'y a pas d'apparence non plus qu'un conseiller de la Tournelle
regarde comme un de ses semblables un homme qu'on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux
mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne
le plaisir de l'appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d'un chirurgien qui lui tâte le
pouls, jusqu'à ce qu'il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; et comme dit très bien la
comédie des Plaideurs : « Cela fait toujours passer une heure ou deux ».
Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son
prochain va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé le matin. La première fois, madame en a été
révoltée ; à la seconde, elle y a pris goût, parce qu'après tout les femmes sont curieuses ; ensuite, la
première chose qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui : « Mon petit cœur, n' avez-vous fait
donner aujourd'hui la question à personne ? »
Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s'étonnent que les
Anglais, qui ont eu l'inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner
la question.
Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des armées, jeune homme
de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance, mais ayant toute l'étourderie d'une jeunesse
effrénée, fut convaincu d'avoir chanté des chansons impies, et même d'avoir passé devant une
procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d'Abbeville, gens comparables aux
sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la
main, et qu'on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l'appliquèrent encore à la torture pour savoir
combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vues passer, le chapeau
sur la tête.
Ce n'est pas dans le XIIIème ou dans le XIVème siècle que cette aventure est arrivée, c'est
dans le XVIIIème. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par
les jolis vers, par les filles d'Opéra, qui ont les mœurs fort douces, par nos danseurs d'Opéra, qui ont
de la grâce, par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu'il n'y a point au
fond de nation plus cruelle que la française.
Les Russes passaient pour des barbares en 1700, nous ne sommes qu'en 1769 ; une
impératrice vient de donner à ce vaste État des lois qui auraient fait honneur à Minos, à Numa, à
Solon, s'ils avaient eu assez d'esprit pour les inventer. La plus remarquable est la tolérance
universelle, la seconde est l'abolition de la torture. La justice et l'humanité ont conduit sa plume ;
elle a tout réformé. Malheur à une nation qui, étant depuis longtemps civilisée, est encore conduite
par d'anciens usages atroces ! « Pourquoi changerions-nous notre jurisprudence ? dit-elle : l'Europe
se sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perruquiers ; donc nos lois sont bonnes ».

2 - sagesse, stoïcisme (= grande fermeté d'âme dans la douleur et le malheur) et courage du chevalier +
compassion pour le dominicain, altruisme.
On retrouve souvent l'éloge d'une telle attitude dans le récit de mises à mort injustes. Voici par exemple un
passage de La Rose blanche (Inge Scholl, 1953), qui porte sur des résistants allemands : « on les emmena, d'abord
la jeune fille. Elle marcha dans un calme absolu. Nous ne pouvions pas comprendre que cela fût possible. Le
bourreau avoua qu'il n'avait encore vu personne mourir ainsi. »

3 - un être prometteur qui aurait réussi une carrière militaire qui aurait profité à la France
4 - proximité chevalier / Voltaire (possession du Dictionnaire philosophique, dernières paroles)

5 - une justice toute relative – cf. Blaise Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà » (Pensées).

6 – inciter le lecteur à un travail de réflexion : relativiser les martyres chrétiens ; inverser les rôles du coupable
et de l'innocent
Martyre : supplices, souffrances et/ou mort endurés par quelqu'un parce qu'il n'a pas voulu renier sa foi.

J’ordonne mes pistes de sous-parties pour bâtir un plan ; voici une manière de les ordonner :
- Axe I, 1 (3), 2 (2), 3 (4) - Axe II, 1 (1), 2 (5), 3 (6)

Je trouve un titre pour ces axes, qui englobe l’ensemble des idées qui y sont présentées :

I. Le chevalier, une victime qui ne peut générer que des sentiments hautement positifs à son adresse (chez
Beccaria et le lecteur).
II. Faire la lumière sur le fanatisme et l’iniquité [= injustice] afin de les combattre

Quelques analyses détaillées pour mieux comprendre comment exploiter les citations

- l.2 : l'usage du substantif « cet enfant » renforce le caractère scandaleux de la torture à laquelle on l'applique - un
« enfant » ne peut-il pas faire preuve d’une insouciance innocente ?
- l.3-4 : description très détaillée qui donne à voir la torture pour rendre compte de sa violence barbare
- usage de la négation lexicale et de l’énumération pour faire l'éloge du chevalier : « sans se plaindre » (5), « sans
plainte, sans colère et sans ostentation » (8-9)
- l.6 : amitié du chevalier pour un dominicain, lien familial avec une abbesse = il n'est pas éloigné de la religion,
n'est pas un dangereux libertin.
- d'ailleurs, cet homme d’Église, ce « bon homme » (8), lui, ne le condamne pas. Il est un modèle de réception des
faits pour le lecteur.
- l.8 : parallélisme soulignant le caractère paradoxal des réactions : « ce bon homme pleurait, et le chevalier le
consolait ».
= pathos
- le chevalier fait preuve d'une remarquable distance vis-à-vis de sa mort à venir, il évoque le « spectacle » qu'il va
« donner ».
- l.10 : ceux qui condamnent le chevalier veulent l'utiliser comme un exemple dissuasif ; c'est pourquoi ils font
venir 5 bourreaux de Paris pour la cérémonie.
- l.13-14 : la peine de mort est condamnée ici du fait qu'elle trahit une parfaite absence de proportion : « si peu de
chose » versus « faire mourir » ; en outre, la victime est un « gentilhomme », d'un rang élevé.
- l.15 : le recours au conditionnel passé permet de souligner ce qu'aurait dû devenir le chevalier et que le juge
d'Abbeville l'a empêché de devenir : « il serait certainement devenu un excellent officier ».
- l.18-20 : la mention de différents lieux opposés à la France (Rome, Espagne, Portugal) sert à mettre en évidence
le fait qu'il faut relativiser la pertinence de la justice française... totalement arbitraire en fait !
Chose presque comique : un nonce, un religieux donc, condamne le juge français, qui prétend pourtant se
revendiquer de la religion...
En outre, l'Inquisition, peu connue pour son indulgence, n'aurait pu imaginer qu'une « pénitence de quelques
années », ce qui signifie qu'une sanction plus sévère est inconcevable.
l.21 : Voltaire exprime explicitement son jugement sur ce qu'il expose en mentionnant une événement « si affreux,
si étrange [= terrible, excessif] »
- l.21 : Voltaire prétend bien minimiser les supplices des martyrs chrétiens (ex : saint Sébastien, sainte Blandine)
en affirmant que le chevalier a plus souffert qu'eux : il évoque « tout ce qu'on nous conte de [leurs] prétendus
supplices », utilisant le verbe « conter » (qui signifie notamment « dire des choses fausses ») et l'adjectif
« prétendus » comme modalisateur : ainsi, il met en doute l'horreur de ces martyres.
- l.23-25 : Voltaire s'adresse à Beccaria et réclame que soit effectuée une comparaison (interrogative indirecte)
dont le résultat est clair (question rhétorique). La phrase est bâtie sur des antithèses (« impies » vs « innocentes »,
« sa seule secte » vs « dans tout le reste de la terre ») afin d'innocenter le chevalier, et sur l'usage de la connotation
péjorative (« ameuter » = regrouper des gens pour les faire agir ensemble, notamment dans un sens hostile), afin
de souligner la culpabilité du juge.

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