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INNOCENCE ET SÉDUCTION.

LES AVENTURES DE LA VOIX FÉMININE


DANS LA RELIGIEUSE DE DIDEROT

Christophe Martin

Armand Colin | « Littérature »

2013/3 n°171 | pages 39 à 53


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200928568
DOI 10.3917/litt.171.0039
Article disponible en ligne à l'adresse :
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CHRISTOPHE MARTIN, UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

Innocence et séduction.
Les aventures de la voix
féminine dans La Religieuse
de Diderot

Les derniers mots des mémoires de Suzanne, en post-scriptum,


révèlent chez la jeune femme un scrupule né de leur relecture : « Ces
mémoires, que j’écrivais à la hâte, je viens de les relire à tête reposée, et je
me suis aperçue que sans en avoir eu le moindre projet, je m’étais montrée
à chaque ligne aussi malheureuse à la vérité que je l’étais, mais beaucoup
plus aimable que je ne le suis. Serait-ce que nous croyons les hommes
moins sensibles à la peinture de nos peines qu’à l’image de nos charmes,
et nous promettrions-nous encore plus de facilité à les séduire qu’à les
toucher1 ? ». De la part de Diderot, la duplicité d’un tel aveu est évidente :
il s’agit à la fois de réaffirmer l’innocence parfaite de la mémorialiste qui
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pousse le scrupule jusqu’à signaler in extremis un effet de séduction que son
texte pourrait produire de manière non préméditée, et de jeter le soupçon
sur l’ensemble du récit, en invitant tacitement le lecteur à relire le texte à
la lumière de cet aveu : « dénoncer la séduction équivaut à s’en innocenter
a posteriori tout en consacrant sa présence. C’est la placer au cœur du
discours, la nier pour mieux l’affirmer2 ».
De fait, cette duplicité caractérise l’ensemble d’un récit qui, contrai-
rement à une topique récurrente de la période, ne se borne pas à exposer
l’innocence aux épreuves de la séduction, mais qui, de manière plus subtile,
se dédouble et offre conjointement un roman de l’innocence et un roman de
la séduction. Tel est bien, en effet, le « couple d’opposés », pour employer
le lexique freudien, qui constitue l’une des caractéristiques essentielles de la
voix féminine de Suzanne dans le roman de Diderot. Les deux termes sont
a priori d’autant plus antithétiques qu’ils sont à entendre, en l’occurrence,
en leur sens aussi théologique : d’un côté, l’innocence de celle qui semble
non seulement dans l’incapacité foncière de nuire à quiconque, mais qui a
conservé toute « l’innocence et la sainteté de [son] Baptême » comme eût
39
1. Diderot, La Religieuse, éd. R. Mauzi, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 267 (les références
paginales entre parenthèses renvoient toutes à cette édition).
2. Corina Gepner, « L’autoportrait de la narratrice dans La Religieuse : les ruses du regard », LITTÉRATURE
Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, n° 17, 1994, p. 56. N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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DIDEROT ET LE ROMAN

dit Malebranche3 ; de l’autre la séduction de celle dont la voix à l’intérieur


du récit et dans la narration s’offre aussi à ses destinataires comme une
« tentation de déception ou de séduction » (tentatio deceptionis vel seduc-
tionis) qui consiste en une sollicitation — d’origine diabolique ou humaine
— au péché. Si La Religieuse est bien d’abord, à l’évidence, le roman de
l’innocence persécutée et des épreuves de la vertu, c’est aussi le récit d’une
mémorialiste qui clame son innocence pour mieux séduire celui à qui elle
s’adresse par la mise en valeur de ses vertus, mais aussi sans doute par
l’exhibition indirecte ou voilée de ses charmes.
À vrai dire, ce couple oppositionnel est au principe même de l’œuvre
puisqu’il structure aussi, en amont, la genèse plus ou moins mythique
que Diderot s’est plu à donner à son roman. En témoigne en particulier
la fameuse « préface-annexe » qui présente, on le sait, le roman de Diderot
comme le prolongement d’un piège, d’une « mystification » imaginée, au
début de l’année 1760, par Diderot, Melchior Grimm, Mme d’Épinay et
quelques autres pour séduire l’innocent et « charmant » M. de Croismare,
afin de le faire revenir à Paris. L’instrumentalisation de l’innocence, la
mystification de la candeur se trouvent donc à l’origine même de la fiction,
la position de Diderot semblant elle-même étrangement apte à passer d’un
pôle à l’autre, de l’agent à l’objet de la séduction, de la ruse séductrice à la
vulnérabilité la plus grande à se laisser séduire, fût-ce par ses propres ruses.
Diderot dit s’être si bien pris au jeu de cette mystification, en effet que,
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hanté par le personnage qu’il a créé, il serait mis à écrire ce qui deviendra La
Religieuse, sous la forme d’une longue lettre dans laquelle la malheureuse
cloîtrée sans vocation raconte sa vie. Si l’on en croit une anecdote ajoutée par
Diderot lui-même à la préface-annexe, la mystification se serait retournée
contre son auteur, pris au piège de l’efficacité pathétique de sa propre
invention, et se mettant à écrire avec ferveur : « je me désole d’un conte que
je me fais » (p. 271). La séduction mystificatrice conduit donc à l’invention
d’une œuvre génératrice de larmes et d’« enthousiasme », prenant au piège
le mystificateur lui-même, mais invitant aussi le lecteur à une distance
réflexive. L’atteste en particulier le soin de Diderot, lors de sa révision de
« l’historique » de Grimm et de la correspondance, entre 1780 et 1782, à
faire en sorte que la « préface-annexe » devienne « partie intégrante du
roman4 ». Né d’un échange épistolaire fondé sur une mystification, le roman
se développe sous la forme d’un récit-mémoires auquel Diderot adjoint
finalement une préface-postface qui démystifie l’origine du texte et exploite
le double registre du pathétique et de l’ironie, de l’enthousiasme ému et
de la distance réflexive. De même, dans l’Éloge de Richardson, en 1762,
Diderot élabore à la fois une théorie de l’illusion et de la participation et
40 une théorie du mensonge et de la distanciation. De ce paradoxal et perpétuel

LITTÉRATURE 3. Malebranche, Traité de morale, éd. J.-P. Osier, Paris, GF Flammarion, 1995, p. 299.
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 4. Herbert Dieckman, Introduction à La Religieuse (OC, DPV, XI, 1975, p. 19).

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INNOCENCE ET SÉDUCTION

dédoublement de la fiction diderotienne, La Religieuse offre sans doute


l’illustration exemplaire.
Dans une lettre à H. Meister du 27 septembre 1780, Diderot présente
La Religieuse comme « la plus effroyable satire des couvents ». C’est toute-
fois moins sur cette visée polémique ou « philosophique » de son récit qu’il
insiste, que sur l’intensité de l’effet sensible qu’il serait, selon lui, apte à
produire : « Il est rempli de tableaux pathétiques. Il est très intéressant, et
tout l’intérêt est rassemblé sur le personnage qui parle. Je suis bien sûr qu’il
affligera plus vos lecteurs que Jacques ne les a fait rire5 ». En ces quelques
lignes se réunissent plusieurs grands thèmes de la réflexion esthétique que
Diderot élabore entre 1757 et 1760, à peu près au moment de la première
rédaction de La Religieuse. En particulier l’esthétique du « tableau » et
surtout la recherche d’un effet pathétique susceptible d’« intéresser » puis-
samment le lecteur (est intéressant ce qui provoque des sentiments, des
passions et qui fait participer activement le lecteur ou le spectateur à l’événe-
ment représenté par le récit, la scène ou le tableau6 ). Dans le prolongement
d’une mystification qui supposait d’inspirer à M. de Croismare la terreur
et la pitié, et même le désir de porter secours, le récit de Diderot est tout
entier tendu vers l’effet qu’il doit produire sur le destinataire. À ce point de
vue, la visée satirique et critique semble devenir sinon secondaire, du moins
subordonnée à la production de cet effet pathétique.
L’explication que donne Suzanne à l’échec du premier mémoire de M.
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Manouri incite pourtant à formuler une autre hypothèse : son impuissance à
persuader et à séduire le public serait précisément liée au fait qu’il n’a pas su
produire un effet suffisamment sensible : « [il] fit peu de sensation : il y avait
trop d’esprit, pas assez de pathétique » (p. 150) ? La vertueuse Suzanne
impute cet échec à ses propres scrupules, autrement dit à sa profonde
innocence, et à son refus de nuire à son entourage : elle a exigé de M.
Manouri qu’il ménage sa famille ainsi que « l’état religieux et surtout
la maison » où elle se trouve (le couvent de Longchamp). La conclusion
s’impose : un discours plus intéressant et séduisant aurait peut-être permis
de faire triompher sa cause. La valeur métadiscursive d’un tel propos ne
fait guère de doute. Il désigne assez clairement, mais en négatif, la stratégie
rhétorique adoptée par Diderot dans son roman, c’est-à-dire aussi, bien
sûr, la stratégie de la narratrice elle-même. Car le moins qu’on puisse dire
est que, dans son récit, Suzanne ne se prive d’aucun des ressorts dont elle
interdit pourtant l’usage à M. Manouri. L’effet pathétique peut dès lors
apparaître comme une arme de séduction redoutable au service de la cause
dont Diderot entend se faire l’avocat, ainsi que l’a justement observé Sarah
41
5. Diderot, Correspondance, éd. J. Roth puis J. Varloot, Paris, Minuit, 1955-1970, t. XV, p. 190-
191.
6. Voir par exemple Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, 1719 (en particulier LITTÉRATURE
I, 7). N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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DIDEROT ET LE ROMAN

Kofman : « tout l’art de Diderot, son talent et ses artifices, sous couvert de
la naïveté et de la franchise de la narratrice, vise à émouvoir assez le lecteur
pour le charmer et le séduire. Au sens propre, c’est-à-dire à détourner son
attention de l’essentiel, la critique redoutable de la religion, afin de mieux
la faire « passer ». Il vise à fasciner, hypnotiser la censure en lui offrant
en guise de prime de séduction cet os : le délice des larmes et l’excitation
sexuelle que, comme toute grande émotion, elles provoquent7 ». De fait, le
récit des malheurs de Suzanne produit des effets si sensibles que le lecteur
pourrait se laisser, à son insu, gagner à la cause défendue. Tel est bien ce qui
rend cette satire si « dangereuse » pour reprendre un terme de la Préface-
annexe (p. 272). En suscitant, par la voix de Suzanne, la compassion du
lecteur, le roman de Diderot suspend la vigilance des censures explicites ou
implicites et lève les résistances psychiques auxquelles ne pouvait manquer
de se heurter une remise en cause aussi radicale de l’institution conventuelle.
Certes, la valeur à la fois séductrice et « prudentielle8 » de cette esthétique
du pathos ne dut pas paraître à Diderot suffisamment efficace pour l’autoriser
à publier impunément son roman, puisqu’il le garda en portefeuille. Mais
à s’en tenir même à une diffusion confidentielle du roman, voire à ne
s’adresser qu’à la postérité, le recours à la stratégie du pathos n’était sans
doute pas superflu.
On comprend mieux dès lors l’obstination de Diderot à préserver
l’innocence de son héroïne, qui a frappé tous les lecteurs dès la parution du
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roman, en 1796 : « le sceau du génie, le trait qui, d’un commun aveu, honore
le plus l’auteur de La Religieuse est d’avoir rendu son héroïne étrangère à
l’amour9 ». De fait, cette caractéristique rend Suzanne si singulière dans le
paysage romanesque du XVIIIe siècle que Diderot s’est plu à la souligner à
diverses reprises dans son récit10 . Non seulement, les motifs qui président à
sa volonté obstinée d’obtenir la résiliation de ses engagements ne sont pas
d’ordre passionnel, mais Diderot a rendu son héroïne quasiment insensible
à tout désir et même à toute curiosité sexuelle. Ne remarquant l’intérêt que
lui porte le futur époux de sa sœur aînée que pour en avertir aussitôt sa mère
(p. 47), elle ne se prête aux caresses de la supérieure du couvent d’Arpajon
que jusqu’au moment où elle ne peut plus en méconnaître la véritable nature,
et se dérobe avec effroi aux « instances de [s] on perfide ravisseur » masculin
(p. 262). Seule parmi les cloîtrées, elle ne semble nullement affectée par la
répression sur la sexualité.

7. Sarah Kofman, Séductions, de Sartre à Héraclite, Paris, Galilée, 1990, p. 22.


8. Sur l’estétique prudentielle des penseurs libertins du XVIIe siècle, voir notamment les travaux
42 de Lorenzo Bianchi et de Sophie Gouverneur, qui s’inspirent de la notion d’« art d’écrire » de
Léo Strauss.
9. Amaury Duval, La Clef du cabinet des souverains, 27 juillet 1797, p. 1691-1692 (cité par
LITTÉRATURE Raymond Trousson, Diderot, Mémoire de la critique, Paris, PUF, 2005, p. 288).
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 10. Voir en particulier p. 110 et p. 206-207.

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INNOCENCE ET SÉDUCTION

Or, si Diderot paraît lui épargner les effets désastreux du milieu mor-
bide des cloîtres, c’est que cette innocence obstinément maintenue permet
paradoxalement (puisque c’est en un sens au détriment de la cohérence
idéologique du roman : n’est-ce pas courir le risque de fragiliser par une
étrange exception la règle même qu’il s’agit de dénoncer ?) de rendre sa
parole plus séductrice, et plus efficace son réquisitoire contre le monde
conventuel. À la lumière de cet usage stratégique et proprement séducteur
de l’émotion suscitée, s’éclairent nombre d’options du romancier. À com-
mencer par la plus frappante sans doute, qui consiste à adopter la forme du
roman-mémoires (forme canonique, on le sait, depuis le début du XVIIIe
siècle) tout en renonçant de façon spectaculaire à l’une de ses virtualités
essentielles : le « double registre » et le jeu sur la distance entre le temps du
récit et le temps de la narration, entre l’aveuglement passionnel du héros et
le recul du mémorialiste. En maintenant jusqu’à l’invraisemblance l’inno-
cence et l’aveuglement de son héroïne dans le temps de la narration, Diderot
rapproche le roman à la première personne de la forme épistolaire ou du
journal intime11 , et pousse à la limite le principe du « narrateur aveugle »
qu’avait exploité avant lui Prévost12 : frappée d’aveuglément, Suzanne nar-
ratrice partage encore toute l’innocence ou l’ignorance qui fut la sienne au
temps plus ou moins rapproché des événements qu’elle relate. « Je ne sais »,
répète-t-elle très souvent (« je ne sais ce qui s’était passé en elle... », p. 81 ;
« je ne sais ce qu’on peut imaginer d’une femme et d’une autre femme »,
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p. 130, etc.).
De toute évidence, cet aveuglement narratif vise d’abord un effet pathé-
tique. En dépit de la forme rétrospective du roman-mémoires, le dispositif
conçu par Diderot permet de faire parler le langage du corps souffrant dans
l’instant même où cette souffrance est subie, comme un effet de transparence.
Mais si Diderot tire un parti assez inédit du potentiel pathétique propre au
roman à la première personne (car quoi de plus propice à la contagion affec-
tive que cette forme qui élimine l’encombrante médiation d’un narrateur
extra-diégétique ?), La Religieuse n’en prolonge pas moins la perspective
critique des romans de Prévost en faisant de Suzanne une narratrice parti-
culièrement « peu fiable13 ». Dans la lettre à Meister de septembre 1780,
Diderot souligne, on l’a vu, que « tout l’intérêt » de son ouvrage est « ras-
semblé sur le personnage qui parle ». Mais cet intérêt est d’une remarquable
ambiguïté, selon qu’on lit le récit de Suzanne comme un journal écrit sur
le vif, puissamment « intéressant », propre à susciter l’émotion du lecteur,
ou comme les mémoires d’une narratrice intéressée à l’image qu’elle donne

11. Voir Jacques Rustin, « La Religieuse de Diderot : Mémoires ou journal intime ? », in Le


Journal intime et ses formes littéraires, éd. V. Del Litto, Genève, Droz, 1978, p. 27-46.
43
12. Voir à ce sujet les travaux de René Démoris, de Jean-Paul Sermain et d’Érik Leborgne.
13. Sur la notion de « narrateur peu fiable » (« unreliable narrator »), voir W. C. Booth, The LITTÉRATURE
Rhetoric of fiction, Chicago, University of Chicago, 1961. N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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DIDEROT ET LE ROMAN

d’elle-même, appelant donc à l’inverse une lecture du soupçon. Car le projet


d’émouvoir appartient bien à l’intention de la narratrice. Dans La Religieuse,
le caractère intéressé de la narration est même ostensiblement souligné par
son cadre : Suzanne s’adresse à un homme bienveillant dont elle attend
secours, et dont elle n’ignore pas qu’il a « de la naissance, des lumières, de
l’esprit, de la gaieté, du goût pour les beaux-arts » (p. 45). De quoi laisser
entendre que le récit pourrait bien être agencé et même façonné en fonction
des attentes qu’implique le portrait d’un tel destinataire.
Les réflexions après coup que Diderot attribue à Suzanne importent
moins ici, que les incohérences manifestes qu’elles entraînent dans son récit.
On a souvent souligné, en effet, ces nombreuses discordances, mais en les
imputant généralement à la maladresse ou à la hâte du romancier14 . Or elles
ont presque toutes pour effet de rendre fort suspecte l’innocence obstiné-
ment affirmée par Suzanne. Comment concilier en particulier ses différentes
assertions concernant les amours lesbiennes dans les cloîtres ? Lorsqu’elle
rapporte les soupçons dont elle est l’objet à Longchamp, Suzanne narratrice
s’en défend hautement en faisant profession d’ignorance et d’innocence :
« En vérité, je ne suis pas un homme, et je ne sais ce qu’on peut imagi-
ner d’une femme et d’une autre femme, et moins encore d’une femme
seule » (p. 131). Posture qu’elle adopte à nouveau lorsqu’elle fait le récit
des manœuvres séductrices de la supérieure de Saint-Eutrope (p. 183). Or,
non seulement la mémorialiste qui a surpris la conversation de la supérieure
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lesbienne avec Dom Morel (p. 255) ne peut plus ignorer, au moment d’écrire,
la véritable nature des caresses de cette « abominable femme », mais au tout
début du récit de ses persécutions à Longchamp, l’innocente Suzanne a
avoué qu’elle s’était elle-même « échappée en discours indiscrets sur l’inti-
mité suspecte de quelques-unes des favorites » de la mère Sainte-Christine
(p. 92).
Partiellement masqués par la proximité de la narratrice aux événe-
ments rapportés et surtout par la puissance pathétique de ses mémoires, les
éléments invitant à mettre en doute la parfaite ingénuité de Suzanne sont
donc réunis dans le récit même qu’elle compose. Deux images de l’héroïne
se superposent alors : « celle de l’innocence inaltérée et celle d’une séduc-
tion qui, tout en opérant, s’ignorerait elle-même, ou feindrait d’ignorer son
nom15 ». Par-delà la figure du narrataire (M. de Croismare), c’est en somme
à un destinataire dédoublé que s’adresse Diderot dans La Religieuse, qui
puisse simultanément compatir aux malheurs de Suzanne et suspecter son
innocence, voire démasquer ses ruses, ses silences, ses ellipses, bref toutes

44 14. Voir en particulier Georges May, Diderot et « La Religieuse », Yale, Yale University Press
et PUF, 1954, p. 204-208.
15. Thierry Belleguic, « Suzanne ou les avatars matérialistes de la sympathie », in Les Discours
LITTÉRATURE de la sympathie. Enquête sur une notion à l’âge classique, éd. T. Belleguic et al., Québec,
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 Presses de l’Université Laval, 2007, p. 274.

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INNOCENCE ET SÉDUCTION

ses stratégies de séduction (d’où aussi l’intégration du récit de la mysti-


fication du marquis de Croismare au roman lui-même, par le biais de la
préface-annexe). On pourrait même se demander si ce dispositif narratif
conçu pour susciter simultanément deux attitudes contradictoires chez le
lecteur ne fut pas d’abord un moyen de réaliser l’une des grandes ambi-
tions théoriques de Diderot depuis la Lettre sur les sourds et muets : réduire
l’écart entre la nécessaire linéarité du discours et la simultanéité réelle de
nos sensations et de nos idées16 .
Le post-scriptum le révèle, le récit de Suzanne a pour effet (sinon pour
objectif avoué) de la rendre « aimable », sans doute même désirable. La
chaste Suzanne n’exhibe pourtant pas ses charmes à M. de Croismare. L’ef-
fet d’une telle exhibition serait doublement désastreux : non seulement, ce
serait contrevenir ouvertement au principe de son innocence, mais cela ris-
querait fort de ne pas toucher ni séduire le destinataire de son récit, auquel
Diderot semble attribuer implicitement des réticences analogues à celles
qu’il exprime dans le Salon de 1765 face aux corps féminins dénudés dans
les toiles de Boucher : « Cet homme ne prend le pinceau que pour me mon-
trer des tétons et des fesses. Je suis bien aise d’en voir, mais je ne veux
pas qu’on me les montre17 ». Loin de montrer ses charmes au marquis de
Croismare, Suzanne se borne à les lui laisser imaginer, en recourant à des
stratégies de séduction obliques et notamment au procédé remarquable du
« miroir indirect18 ». Le premier autoportrait que comportent ses mémoires
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en offre un exemple éloquent : c’est par la médiation du regard des reli-
gieuses qui l’habillent et la parent que Suzanne s’offre à celui du marquis de
Croismare : « Mes compagnes m’ont entourée ; elles m’embrassent, et se
disent : “Mais voyez donc, ma sœur, comme elle est belle ! Comme ce voile
noir relève la blancheur de son teint ! Comme ce bandeau lui sied ! Comme
il lui arrondit le visage ! Comme il étend ses joues ! Comme cet habit fait
valoir sa taille et ses bras !...” » (p. 51). Suzanne révèle alors qu’en dépit de
sa douleur, ces compliments ne l’ont pas laissée insensible : « cependant, il
faut que j’en convienne, quand je fus seule dans ma cellule, je me ressouvins
de leurs flatteries ; je ne pus m’empêcher de les vérifier à mon petit miroir ;
et il me sembla qu’elles n’étaient pas tout à fait déplacées ». La tonalité
très marivaudienne de cet aveu annonce clairement celle du post-scriptum
du roman. Encore faut-il ne pas s’y tromper : l’aveu ingénu que Suzanne
fait de ce trait de coquetterie ne contredit pas l’image d’innocence qu’elle
souhaite donner d’elle-même. Ruse supplémentaire, il la rend même plus
« intéressante », c’est-à-dire à la fois plus touchante et plus séduisante, tant il
est vrai que la distinction opérée par Suzanne dans le post-scriptum (« nous
45
16. Voir Diderot, Lettre sur les sourds et muets, éd. M. Hobson et S. Harvey, Paris, GF
Flammarion, 2000, p. 107 et 109.
17. Diderot, Salon de 1765, OC DPV, p. 59. LITTÉRATURE
18. Corina Gepner, art. cité, p. 57. N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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DIDEROT ET LE ROMAN

promettrions-nous encore plus de facilité à séduire [les hommes] qu’à les


toucher ? ») est en réalité constamment brouillée dans le texte.
Autrement dit, comme l’a souligné Jacques Proust, « Suzanne coquette
avec le marquis au moment où elle s’efforce de lui paraître innocente et
pure19 ». De fait, il s’agit bien de susciter, chez son destinataire masculin, un
émoi proche de celui d’Horace s’émerveillant, dans L’École des femmes, de
lire sous la plume d’Agnès des aveux d’une telle ingénuité qu’il semble que
« la pure nature » s’y exprime en toute transparence20 . Ou encore de celui
du Prince de La Double Inconstance séduit par l’ingénuité et « les grâces
naturelles » de Silvia, et surtout par la transparence de son langage21 . Par son
aveu charmant, Suzanne reste bien dans le registre d’une ingénuité qui fait
frissonner de plaisir la supérieure lesbienne : « L’innocente ! Ah ! la chère
innocente ! Qu’elle me plaît ! » (p. 199). Ce qui distingue toutefois Suzanne
d’Agnès ou de Silvia, c’est bien sûr sa position de mémorialiste qui fait
d’elle la productrice de cet effet séduisant. Chez Suzanne, cette ingénuité
est un spectacle offert à son destinataire masculin : « c’est [la mémorialiste]
qui, sous la forme savamment ménagée de la plus simple des innocences,
offre à l’imagination de ce dernier ce qu’elle déclare soit vouloir celer par
pudeur (ses propres charmes) soit ignorer (un savoir sur la sexualité)22 ». Il
y a donc double dénégation (sur son plaisir à séduire et sur la connaissance
des désirs qu’elle suscite). Le portrait détaillé qu’elle donne d’elle-même
par la médiation du regard et du langage de la supérieure de Saint-Eutrope
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en offre une illustration exemplaire :
En vérité je serais bien belle, si je méritais la plus petite partie des éloges
qu’elle me donnait ; si c’était mon front, il était blanc, uni et d’une forme
charmante ; si c’étaient mes yeux, ils étaient brillants ; si c’étaient mes joues,
elles étaient vermeilles et douces ; si c’étaient mes mains, elles étaient petites
et potelées ; si c’était ma gorge, elle était d’une fermeté de pierre et d’une
forme admirable ; si c’étaient mes bras, il était impossible de les avoir mieux
tournés et plus ronds ; si c’était mon cou, aucune des sœurs ne l’avait mieux
fait et d’une beauté plus exquise et plus rare que sais-je tout ce qu’elle me
disait ! Il y avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges ; j’en rabattais
beaucoup, mais non pas tout (p. 193).
À l’évidence, rien n’imposait une énumération si détaillée dans le
récit de Suzanne. Sous couvert de dénoncer des éloges hyperboliques et
immérités, Suzanne se livre à l’inventaire minutieux de son anatomie en
retraçant, en toute innocence, l’itinéraire du désir de la supérieure lesbienne.
Ici encore, on ne se méprendra pas sur la valeur de son aveu final (de tonalité
à nouveau très marivaudienne) qui dévoile ingénument la petite satisfaction

46 19. Jacques Proust, « Cantate de l’innocent (à propos de La Religieuse »), in L’Objet et le texte,
Genève, Droz, 1981, p. 156.
20. Voir Molière, L’École des femmes, Acte III, sc. 4.
LITTÉRATURE 21. Marivaux, La Double Inconstance, Acte II, sc. 1.
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 22. T. Belleguic, art. cité, p. 273.

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INNOCENCE ET SÉDUCTION

narcissique procurée par les éloges reçus. Car l’effet paradoxal d’un tel
aveu est bien d’innocenter Suzanne en détournant l’attention du marquis
de Croismare d’une complaisance autrement suspecte : celle qu’implique
d’offrir à son destinataire masculin un blason aussi soigneusement détaillé de
son corps comme objet de désir. Il s’agit bien de constituer M. de Croismare
en spectateur d’un corps dévoilé et ardemment désiré. Autrement dit, de
jouer avec ce qu’elle-même appelle le « vice » du lecteur (p. 267). Bien
des images audacieuses, en particulier dans la dernière partie du roman,
sont décrites avec trop de complaisance pour qu’on ne soupçonne pas que
Suzanne les ait jugées aptes à susciter les convoitises imaginaires de son
destinataire masculin. Très souvent en effet, l’espace des femmes entre
elles qu’implique la claustration conventuelle semble offert au regard de
M. de Croismare, « spectateur invisible mais omniprésent23 ». C’est alors
à la fois et indissociablement à son « vice » et à son goût pour les arts
qu’elle s’adresse. En témoigne notamment la scène de la collation à Saint-
Eutrope qui permet à Suzanne de faire pénétrer M. de Croismare, comme
par effraction, dans l’intimité du cloître en lui peignant une scène de harem
saturée de corps féminins autour de la mère supérieure : « Vous qui vous
connaissez en peinture, je vous assure, monsieur le marquis, que c’était un
assez agréable tableau à voir » (p. 219).
Mais ce ne sont pas seulement les scènes les plus voluptueuses que
le pinceau ingénu de Suzanne s’attarde à peindre avec complaisance, ce
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sont aussi les plus cruelles. En cela, la mémorialiste semble appliquer à
la lettre un principe esthétique que Diderot développe dans une lettre à
Sophie Volland du 14 octobre 1762 : « les grands effets naissent partout
des idées voluptueuses entrelacées avec les idées terribles [...]. C’est alors
que l’âme s’ouvre au plaisir et frissonne d’horreur24 ». Cet entrelacement
des « idées voluptueuses » et des « idées terribles » semble bien l’un des
principes essentiels de la narration de Suzanne. Non seulement parce que,
dans la dernière partie de son récit, les amusements « simples et doux »
qu’elle se procure en compagnie de la supérieure de Saint-Eutrope (p. 194)
se transforment tout à coup, après les mises en garde du père Lemoine, en
crimes abominables qu’elle repousse avec effroi. Mais, plus subtilement,
parce que la sollicitation érotique trouve à se glisser dans le long récit que
fait la mémorialiste des atrocités qu’elle subit à Longchamp. En témoigne
notamment l’autoportrait de Suzanne en pénitente (p. 161-162) et plus
encore la scène de macération qui suit immédiatement : « on me déshabilla
jusqu’à la ceinture, on me prit mes cheveux qui étaient épars sur mes épaules,
on les rejeta sur un des côtés de mon cou, on me mit dans la main droite la
discipline que je portais de la main gauche, et l’on commença le Miserere.
Je compris ce que l’on attendait de moi, et je l’exécutai » (p. 162). Sous
47
23. Anne Deneys-Tunney, Écritures du corps. De Descartes à Laclos, Paris, PUF, 1992, p. 146. LITTÉRATURE
24. Correspondance, IV, p. 195. N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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DIDEROT ET LE ROMAN

la peinture de l’effroi se manifeste une incitation à la volupté, la « pulsion


scopique » trouvant à se satisfaire dans ce tableau détaillé du corps martyrisé
de Suzanne. Cette pulsion peut même d’autant mieux rencontrer un certain
assouvissement que le plaisir voyeuriste est, en quelque sorte, purifié par
la souffrance, innocenté par l’effet d’horreur que produit le tableau. Tout
se passe comme si l’on assistait ici à « cette substitution de la jouissance
cruelle à la jouissance érotique, que [Diderot] a projetée dans le rapport
historique du paganisme et du christianisme25 ».
Suzanne peut d’autant moins l’ignorer cet effet de son récit qu’elle en
a éprouvé l’efficacité face à la supérieure de Saint-Eutrope, lorsque celle-ci
la prie de lui faire le détail de ses souffrances passées : « Raconte, mon
enfant, dit-elle ; j’attends, je me sens les dispositions les plus pressantes à
m’attendrir » (p. 203). Et la mémorialiste souligne elle-même l’analogie qui
relie cette narration enchâssée au récit qu’elle adresse à M. de Croismare :
« Je commençai donc mon récit à peu près comme je viens de vous l’écrire.
Je ne saurais vous dire l’effet qu’il produisit sur elle, les soupirs qu’elle
poussa, les pleurs qu’elle versa » (p. 203). La scène permet donc à Diderot
de définir le pouvoir érotique du récit de Suzanne. Car le rappel de ses
souffrances ne manque pas d’exciter toutes les convoitises de la supérieure
de Saint-Eutrope :
« Les méchantes créatures ! Les horribles créatures ! [...] Les cruelles ! Serrer
ces bras avec des cordes !... » Et elle me prenait les bras, et elle les baisait.
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« Noyer de larmes ces yeux !... » Et elle les baisait. « Arracher la plainte et le
gémissement de cette bouche !... » Et elle la baisait. « Condamner ce visage
charmant et serein à se couvrir sans cesse des nuages de la tristesse !... » Et
elle le baisait. « Faner les roses de ces joues !... » Et elle les flattait de la main
et les baisait. « Déparer cette tête ! Arracher ces cheveux ! Charger ce front de
souci !... » Et elle baisait ma tête, mon front, mes cheveux... « Oser entourer
ce cou d’une corde, et déchirer ces épaules avec des pointes aiguës !... » Et elle
écartait mon linge de cou et de tête ; elle entrouvrait le haut de ma robe ; mes
cheveux tombaient épars sur mes épaules découvertes ; ma poitrine était à demi
nue, et ses baisers se répandaient sur mon cou, sur mes épaules découvertes et
sur ma poitrine à demi nue (p. 204-205).
Comme l’a montré Léo Spitzer26 , alors que tous les mots de la supé-
rieure de Saint-Eutrope expriment la compassion et la pitié, tous ses gestes
trahissent la naissance d’un désir irrépressible. L’énumération caressante
des parties du corps de Suzanne meurtries par les persécutions crée une carte
de son désir et la conduit jusqu’à l’orgasme. De fait, l’émoi suscité par le
récit de Suzanne est d’autant plus intense et d’autant plus trouble qu’une
confusion s’opère visiblement dans l’esprit de la supérieure entre le corps
48
25. René Démoris, « Peinture et cruauté chez Diderot », Actes du colloque international
Diderot, Paris, Aux amateurs de livres, 1985, p. 302.
LITTÉRATURE 26. Léo Spitzer, Linguistics and literary history, Princeton, Princeton University Press, 1946,
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 p. 135-191.

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INNOCENCE ET SÉDUCTION

de la jeune femme et le corps du Christ crucifié dont on baise les blessures :


ses énumérations dévotes, ses litanies concupiscentes dressent l’inventaire
des outrages subis par Suzanne et semblent répéter de façon sacrilège les
« exercices spirituels » invitant le fidèle à se représenter le Christ sur la croix
et à visualiser son supplice.
Mais de cette extase que suscite le récit de ses souffrances, Suzanne
ne saurait être tout à fait tenue pour innocente. N’est-ce pas dans son
récit lui-même que la supérieure de Saint-Eutrope a pu puiser l’idée d’une
identification de Suzanne au Christ ? La scène est donc capitale à un double
titre : non seulement, elle figure en abyme le pouvoir érotique du récit de
Suzanne sur son destinataire, mais elle suggère à quel point l’efficacité de
sa voix séductrice ne s’exerce pas seulement dans la situation narrative mise
en scène par Diderot, mais bien déjà tout au long du récit et des diverses
séquences qui le composent.
De fait, « c’est surtout par la voix que s’exerce la séduction de la
religieuse27 ». « J’ai un son de voix qui touche », dit Suzanne lorsqu’elle
relate sa confrontation avec le grand vicaire (p. 141). Et c’est bien, en effet,
ce que Diderot appelle ailleurs « l’accent28 » pathétique de sa voix qui lui
permet de faire une si « forte impression de pitié sur les jeunes acolytes
de l’archidiacre ». Mais c’est bien sûr dans le chant et la musique que
s’épanouit le pouvoir enchanteur de sa voix. Ses talents musicaux lui ouvrent
les portes du couvent de Longchamp (p. 75), et lui valent même, à l’occasion
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d’un concert de musique sacrée donné en public lors de la semaine sainte,
des applaudissements profanes dont elle paraît se scandaliser (p. 107). Mais
ses talents musicaux semblent avant tout pour la jeune femme des moyens de
séduction et de distinction. C’est bien aussi en exerçant ses talents musicaux
que Suzanne devient la favorite de la mère de Moni à Longchamp (p. 76) et
qu’ensuite, elle entre « dans les bonnes grâces et l’intimité » de la supérieure
de Saint-Eutrope (p. 184). Ce sont encore ses talents qu’elle met en avant
pour inciter M. de Croismare à lui porter secours (p. 266). Avec Mme ***,
l’utilisation stratégique de ce don pour la musique fait d’ailleurs l’objet
d’une dénégation évidente, où se manifeste le caractère pour le moins
suspect de l’innocence de Suzanne : « Il y avait des épinettes dans un coin
de la cellule, j’y posai les doigts par distraction [...]. Tandis que l’on riait,
je faisais des accords : peu à peu, j’attirai l’attention. La supérieure vint à
moi... » (une dénégation analogue marquait déjà le choix de la complainte de
Télaïre, qu’elle chantait, lors de son arrivée à Longchamp, « sans y entendre
finesse, par habitude »..., p. 76). L’essentiel pour Suzanne est bien de séduire

49
27. Pierre Saint-Amand, Séduire ou la passion des Lumières, Paris, Klincsksieck, 1987, p. 54.
28. Voir Jean Starobinski, « L’accent de la vérité », in Diderot, Paris, Comédie Française, 1984, LITTÉRATURE
p. 9-26. N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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DIDEROT ET LE ROMAN

la mère supérieure en se désignant à son élection parmi « son gentil harem


de cornettes », pour reprendre une formule de Robert Mauzi29 .
Visiblement, rien n’importe plus, en effet, à l’héroïne de Diderot que
de devenir objet d’élection : « l’essentiel pour Suzanne semble bien en
réalité d’être toujours la préférée, la favorite, la première : de l’emporter sur
les autres femmes, non tant auprès des autres hommes [...] qu’auprès des
femmes, de celles que dans les couvents on appelle justement les mères30 ».
La fonction compensatrice de cette quête est évidente, tant elle s’étaye de
manière quasi explicite sur la frustration originelle d’avoir été évincée par
sa mère. Ses mérites et ses talents lui valent d’être légitimement, à ses yeux,
désignée comme la favorite de la mère de Moni (p. 78), avant de devenir
celle de la supérieure de Saint-Eutrope : « On disait que je l’avais fixée »
déclare Suzanne, usant « ingénument » d’un terme clé du lexique libertin
de la période (p. 211). Il n’est pas enfin jusqu’aux persécutions que la mère
Sainte-Christine lui fait subir qui ne puissent aisément s’inscrire dans cette
dynamique du désir, tant il est vrai que « Suzanne est paradoxalement, dans
ces scènes de pénibles mortifications, dans ces cérémonies à l’envers, au lieu
où elle désire être : au milieu du chœur, elle est au centre de l’attention31 ».
Au reste, même si on le souligne trop rarement, le texte énonce claire-
ment la lourde responsabilité de Suzanne dans le déclenchement des persécu-
tions qu’elle subit à Longchamp. Dès l’arrivée de la mère Sainte-Christine,
elle décide une série d’actions propres à « empirer son sort », et qu’elle
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laisse à M. de Croismare le soin de baptiser, au choix, « imprudence, ou
fermeté » (p. 90). Mais à mieux les observer, il conviendrait plutôt de parler
de provocations délibérées. La mémorialiste ne reconnaît-elle pas elle-même
qu’elles étaient de nature à lui donner « l’air et peut-être un peu le jeu d’une
factieuse » (p. 91) ? On appréciera le tour euphémistique de la formule.
Faut-il rappeler que Suzanne n’hésite pas même à se répandre « en propos
indiscrets sur l’intimité suspecte de quelques-unes des favorites » ? Et que
sa vindicte oblige à faire appeler « sans cesse » les grands vicaires de M.
l’archevêque (p. 91) ? Les persécutions de la mère Sainte-Christine ne s’en
trouvent certes nullement justifiées, mais ses accusations paraissent loin
d’être infondées : la liste des crimes qu’elle impute à Suzanne – subversion
de l’autorité du couvent ; inspiration de la division et des querelles ; insubor-
dination ; corruption mentale des autres sœurs – correspond parfaitement
aux « actions » décidées par cette dernière.
Derrière le récit édifiant de la vertu malheureuse, Diderot a ainsi laissé
percevoir une tout autre perspective, où c’est bien plutôt l’ampleur de l’in-
fluence de Suzanne sur les milieux qu’elle traverse et sa puissance de bou-
50 leversement qui sont mises en valeur. À lire sans prévention les différentes

29. Préface à La Religieuse, p. 28.


LITTÉRATURE 30. Sarah Kofman, Séductions, de Sartre à Héraclite, Paris, Galilée, 1990, p. 41.
N ° 171 – S EPTEMBRE 2013 31. Pierre Saint-Amand, op. cit., p. 58.

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INNOCENCE ET SÉDUCTION

séquences du récit, on est bien loin, en effet, de la figure victimaire, de la


jeune femme sans défense que la mémorialiste souhaite (non sans efficacité)
imposer à l’imagination du lecteur. Il y a même de la sérialité criminelle dans
l’itinéraire de Suzanne, et Diderot semble l’avoir suggéré en accentuant l’es-
thétisme ingénu de son héroïne, observant qu’elle fit « dans la même année,
trois pertes intéressantes » (p. 86). Ou de l’assassinat considéré comme un
des beaux-arts ?... Certes, Suzanne n’est a priori pour rien dans la mort de
ses parents. N’a-t-elle pas même consenti à s’ensevelir vive dans le cloître
pour complaire à sa mère et lui rendre la vie ? Mais si l’on se souvient que
dans sa lettre posthume, la mère a lié son sort dans l’autre monde à « la
conduite » que sa fille tiendra dans celui-ci (p. 88), force est d’admettre
que la volonté obstinée de Suzanne de faire révoquer ses vœux équivaut en
réalité à un vœu de mort, ou plutôt à un vœu de damnation éternelle pour
celle qui lui a donné le jour. On relèvera aussi la brève mention incidente du
chagrin comme facteur explicatif du décès : « Elle eut du chagrin : sa santé
avait été fort affaiblie » (p. 87). Difficile de ne pas mettre en relation ce
chagrin avec la « mélancolie si profonde » qu’éprouve sa fille à l’approche
de sa profession (p. 80), et surtout avec l’entretien de la mère avec Mme de
Moni : « Je n’ai jamais su ce qui s’était passé dans cette entrevue qui dura
fort longtemps ; on m’a dit seulement que, quand elles se séparèrent, ma
mère était si troublée, qu’elle ne pouvait retrouver la porte par laquelle elle
était entrée, et que la supérieure était sortie les mains fermées et appuyées
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contre le front » (p. 85). De fait, en sortant de ce terrible entretien dont
Suzanne est l’objet, les deux femmes ne sont pas loin du moment de leur
agonie.
D’une pierre deux coups ? L’influence funeste de Suzanne sur la mère
de Moni est en tout cas plus manifeste encore. C’est bien sa profonde
mélancolie qui la soumet à de « terribles épreuves » (p. 80) et interrompt
son « commerce avec le ciel » (p. 81). Suzanne semble, en effet, « porteuse
d’un effet de pétrification32 » qui frappe les dispositions enthousiastes de
la supérieure de Moni : « Ah ! chère enfant, me dit-elle, quel effet cruel
vous avez opéré sur moi ! Voilà qui est fait, l’esprit s’est retiré, je le sens »
(p. 81). La perte brutale de ce « talent de consoler » a sur la supérieure
un effet immédiat et irréversible : « Je suis lasse de vivre, je souhaite de
mourir » (p. 81). L’entretien avec la mère de Suzanne et la cérémonie des
vœux lui portent le coup fatal : « cette digne religieuse sentit de loin son
heure approcher ; elle se condamna au silence ; elle fit porter sa bière dans
sa chambre. Elle avait perdu le sommeil, et elle passait les jours et les nuits
à méditer et à écrire » (p. 86).
Quant à la mort de Mme ***, il n’est guère utile de montrer en quoi
elle est directement liée à Suzanne puisque le récit de la mémorialiste n’en
51
LITTÉRATURE
32. Flavio Luoni, « La Religieuse : récit et écriture du corps », Littérature, 54, 1984, p. 94. N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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DIDEROT ET LE ROMAN

fait nul mystère, et que la supérieure de Saint-Eutrope l’énonce à plusieurs


reprises (« Sœur cruelle, demande-moi ma vie, je te la donnerai, mais ne
m’évite pas ; je ne saurais plus vivre sans toi... » ; « Vous me ferez mourir »,
p. 241 ; « Je voudrais être morte, je voudrais n’être point née, je ne l’aurais
point vue », p. 257). Face aux caresses de la supérieure, Suzanne passe de
la complaisance la plus docile au rejet le plus cruel, avec des accents non
dénués de perversité :
— Vous ne viendrez donc plus me voir ?
— Non, chère mère.
— Vous ne me recevrez plus chez vous ?
— Non, chère mère.
— Vous repousserez mes caresses ?
— Il m’en coûtera beaucoup car je suis caressante et j’aime à être caressée ;
mais il le faudra, je l’ai promis à mon directeur, et j’en ai fait le serment au
pied des autels.
Changement brutal d’attitude qui conduit Mme *** à se replier sur
elle-même, rongée par le désir et la culpabilité, persuadée d’être « damnée »,
et sombrant dans le délire d’une interminable agonie. Là ne s’arrête pas la
liste des victimes de Suzanne. Il faut y ajouter aussi sœur Sainte-Thérèse,
supplantée par l’héroïne dans le cœur de la supérieure de Saint-Eutrope, et
qui ne survit pas longtemps à celle-ci tant Suzanne semble avoir réussi à
exaspérer plutôt qu’apaiser sa jalousie (p. 260). Sans oublier sœur Ursule
qui, littéralement vampirisée par l’héroïne (« je lui dois la vie » dit-elle,
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p. 164), « meurt contaminée par la maladie qui a failli emporter Suzanne, et
dans une extrême faiblesse consécutive aux soins qu’elle a dispensés sans
compter et à la douleur que lui a causée le supplice auparavant infligé à son
amie33 ».
Que devient néanmoins la portée satirique et philosophique du roman
si l’héroïne n’est pas l’innocente victime de l’abominable institution des
cloîtres mais une séductrice perverse dotée de pouvoirs funestes ? En réalité,
ce roman de la séduction n’est peut-être à son tour qu’un leurre. Peut-être
convient-il, malgré tout, de prendre l’innocence de Suzanne à la lettre pour
restituer au roman de Diderot sa cohérence profonde. Au-delà du répertoire
de « névroses » et de symptômes hystériques sécrétés par le cloître dont
Robert Mauzi a fait l’inventaire dans La Religieuse, une monstruosité plus
insidieuse se révèle alors : celle qui affecte Suzanne elle-même. Véritable
infirme du désir, Suzanne choisit jusqu’au bout l’innocence contre la vie,
nie obstinément sa condition d’être sexué, et se replie constamment sur
des attitudes régressives qui la maintiennent dans une zone indécise, à mi-
chemin de l’enfance et de l’âge adulte : « Je ne sais rien, et j’aime mieux
52 ne rien savoir, que d’acquérir des connaissances qui me rendraient peut-être
plus à plaindre que je ne suis. Je n’ai point de désirs, et je n’en veux point
LITTÉRATURE
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 33. Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, A. Colin, 1967, t. I, p. 501.

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INNOCENCE ET SÉDUCTION

chercher que je ne pourrais satisfaire » (p. 209). À cette lumière, s’éclairent


peut-être nombre d’incohérences supposées du roman. De même que la
fameuse description ingénue de l’orgasme de la supérieure de Saint-Eutrope
révèle en Suzanne « le pur et effrayant produit de l’idéologie conventuelle :
non plus corps désirant, mais corps absent, regard lisse et myope34 », de
même les aberrations narratives du récit laissent-elles percevoir à quel point
« Suzanne ne cesse de s’identifier à contretemps avec une innocence passée,
avec une Suzanne qui n’est plus, accomplissant par là le retour dans le ventre
auquel sa mère l’a condamnée35 ». Le drame de Suzanne, c’est peut-être,
en effet, de rechercher tout à la fois un espace où la communion avec la
mère serait totale, et une issue introuvable dans l’atroce labyrinthe où sa
mère l’a enfermée. S’il y a bien une dimension ostensiblement pathétique
dans le roman de Diderot, la part la plus essentielle des affects engendrés
par le texte ne passe sans doute pas par la psyché de Suzanne, mais bien
par ce qu’elle est justement incapable de penser et d’éprouver. Autrement
dit, la singularité du roman de Diderot est sans doute de donner à lire la
monstruosité de l’institution des cloîtres dans les failles du langage et les
béances du récit de celle qui en est tout à la fois la victime et l’emblème.
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34. Jean Goldzink, Histoire de la littérature française, XVIIIe siècle, Paris, Bordas, 1988, p. 178. LITTÉRATURE
35. D. Jullien, art. cité, p. 144. N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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