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Christophe Martin
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Innocence et séduction.
Les aventures de la voix
féminine dans La Religieuse
de Diderot
rticle on line
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 40 — #40
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DIDEROT ET LE ROMAN
LITTÉRATURE 3. Malebranche, Traité de morale, éd. J.-P. Osier, Paris, GF Flammarion, 1995, p. 299.
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 4. Herbert Dieckman, Introduction à La Religieuse (OC, DPV, XI, 1975, p. 19).
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INNOCENCE ET SÉDUCTION
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DIDEROT ET LE ROMAN
Kofman : « tout l’art de Diderot, son talent et ses artifices, sous couvert de
la naïveté et de la franchise de la narratrice, vise à émouvoir assez le lecteur
pour le charmer et le séduire. Au sens propre, c’est-à-dire à détourner son
attention de l’essentiel, la critique redoutable de la religion, afin de mieux
la faire « passer ». Il vise à fasciner, hypnotiser la censure en lui offrant
en guise de prime de séduction cet os : le délice des larmes et l’excitation
sexuelle que, comme toute grande émotion, elles provoquent7 ». De fait, le
récit des malheurs de Suzanne produit des effets si sensibles que le lecteur
pourrait se laisser, à son insu, gagner à la cause défendue. Tel est bien ce qui
rend cette satire si « dangereuse » pour reprendre un terme de la Préface-
annexe (p. 272). En suscitant, par la voix de Suzanne, la compassion du
lecteur, le roman de Diderot suspend la vigilance des censures explicites ou
implicites et lève les résistances psychiques auxquelles ne pouvait manquer
de se heurter une remise en cause aussi radicale de l’institution conventuelle.
Certes, la valeur à la fois séductrice et « prudentielle8 » de cette esthétique
du pathos ne dut pas paraître à Diderot suffisamment efficace pour l’autoriser
à publier impunément son roman, puisqu’il le garda en portefeuille. Mais
à s’en tenir même à une diffusion confidentielle du roman, voire à ne
s’adresser qu’à la postérité, le recours à la stratégie du pathos n’était sans
doute pas superflu.
On comprend mieux dès lors l’obstination de Diderot à préserver
l’innocence de son héroïne, qui a frappé tous les lecteurs dès la parution du
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 43 — #43
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INNOCENCE ET SÉDUCTION
Or, si Diderot paraît lui épargner les effets désastreux du milieu mor-
bide des cloîtres, c’est que cette innocence obstinément maintenue permet
paradoxalement (puisque c’est en un sens au détriment de la cohérence
idéologique du roman : n’est-ce pas courir le risque de fragiliser par une
étrange exception la règle même qu’il s’agit de dénoncer ?) de rendre sa
parole plus séductrice, et plus efficace son réquisitoire contre le monde
conventuel. À la lumière de cet usage stratégique et proprement séducteur
de l’émotion suscitée, s’éclairent nombre d’options du romancier. À com-
mencer par la plus frappante sans doute, qui consiste à adopter la forme du
roman-mémoires (forme canonique, on le sait, depuis le début du XVIIIe
siècle) tout en renonçant de façon spectaculaire à l’une de ses virtualités
essentielles : le « double registre » et le jeu sur la distance entre le temps du
récit et le temps de la narration, entre l’aveuglement passionnel du héros et
le recul du mémorialiste. En maintenant jusqu’à l’invraisemblance l’inno-
cence et l’aveuglement de son héroïne dans le temps de la narration, Diderot
rapproche le roman à la première personne de la forme épistolaire ou du
journal intime11 , et pousse à la limite le principe du « narrateur aveugle »
qu’avait exploité avant lui Prévost12 : frappée d’aveuglément, Suzanne nar-
ratrice partage encore toute l’innocence ou l’ignorance qui fut la sienne au
temps plus ou moins rapproché des événements qu’elle relate. « Je ne sais »,
répète-t-elle très souvent (« je ne sais ce qui s’était passé en elle... », p. 81 ;
« je ne sais ce qu’on peut imaginer d’une femme et d’une autre femme »,
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 44 — #44
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DIDEROT ET LE ROMAN
44 14. Voir en particulier Georges May, Diderot et « La Religieuse », Yale, Yale University Press
et PUF, 1954, p. 204-208.
15. Thierry Belleguic, « Suzanne ou les avatars matérialistes de la sympathie », in Les Discours
LITTÉRATURE de la sympathie. Enquête sur une notion à l’âge classique, éd. T. Belleguic et al., Québec,
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 Presses de l’Université Laval, 2007, p. 274.
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INNOCENCE ET SÉDUCTION
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 46 — #46
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DIDEROT ET LE ROMAN
46 19. Jacques Proust, « Cantate de l’innocent (à propos de La Religieuse »), in L’Objet et le texte,
Genève, Droz, 1981, p. 156.
20. Voir Molière, L’École des femmes, Acte III, sc. 4.
LITTÉRATURE 21. Marivaux, La Double Inconstance, Acte II, sc. 1.
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 22. T. Belleguic, art. cité, p. 273.
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 47 — #47
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INNOCENCE ET SÉDUCTION
narcissique procurée par les éloges reçus. Car l’effet paradoxal d’un tel
aveu est bien d’innocenter Suzanne en détournant l’attention du marquis
de Croismare d’une complaisance autrement suspecte : celle qu’implique
d’offrir à son destinataire masculin un blason aussi soigneusement détaillé de
son corps comme objet de désir. Il s’agit bien de constituer M. de Croismare
en spectateur d’un corps dévoilé et ardemment désiré. Autrement dit, de
jouer avec ce qu’elle-même appelle le « vice » du lecteur (p. 267). Bien
des images audacieuses, en particulier dans la dernière partie du roman,
sont décrites avec trop de complaisance pour qu’on ne soupçonne pas que
Suzanne les ait jugées aptes à susciter les convoitises imaginaires de son
destinataire masculin. Très souvent en effet, l’espace des femmes entre
elles qu’implique la claustration conventuelle semble offert au regard de
M. de Croismare, « spectateur invisible mais omniprésent23 ». C’est alors
à la fois et indissociablement à son « vice » et à son goût pour les arts
qu’elle s’adresse. En témoigne notamment la scène de la collation à Saint-
Eutrope qui permet à Suzanne de faire pénétrer M. de Croismare, comme
par effraction, dans l’intimité du cloître en lui peignant une scène de harem
saturée de corps féminins autour de la mère supérieure : « Vous qui vous
connaissez en peinture, je vous assure, monsieur le marquis, que c’était un
assez agréable tableau à voir » (p. 219).
Mais ce ne sont pas seulement les scènes les plus voluptueuses que
le pinceau ingénu de Suzanne s’attarde à peindre avec complaisance, ce
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 48 — #48
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DIDEROT ET LE ROMAN
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 49 — #49
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27. Pierre Saint-Amand, Séduire ou la passion des Lumières, Paris, Klincsksieck, 1987, p. 54.
28. Voir Jean Starobinski, « L’accent de la vérité », in Diderot, Paris, Comédie Française, 1984, LITTÉRATURE
p. 9-26. N° 171 – S EPTEMBRE 2013
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 50 — #50
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DIDEROT ET LE ROMAN
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 51 — #51
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INNOCENCE ET SÉDUCTION
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 52 — #52
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DIDEROT ET LE ROMAN
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 53 — #53
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INNOCENCE ET SÉDUCTION
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34. Jean Goldzink, Histoire de la littérature française, XVIIIe siècle, Paris, Bordas, 1988, p. 178. LITTÉRATURE
35. D. Jullien, art. cité, p. 144. N° 171 – S EPTEMBRE 2013
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