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La situation rhétorique
1. La narratrice des « mémoires » dont le texte est constitué. Les citations renvoient à Diderot,
La Religieuse, édition établie et présentée par Robert Mauzi, Colin, 1960.
2. Il s'agit d'un rapport rhétorique qui lie la narratrice à un narrataire dont les traits originaux
sont à rechercher dans un hors-texte connexe à la genèse biographique (très célèbre) de l'œuvre.
Cf. R. J. Ellrich, « The Rhetoric of La Religieuse and Eighteenth-Century Forensic Rhetoric », in
Diderot Studies, III, 1961 ; E. Lizé, « La Religieuse, un roman épistolaire? », in Studies on Voltaire
and the Eighteenth Century, XCVIII, 1972, notamment pp. 158-161 ; Gerald Prince, « Introduction
à l'étude du narrataire», in Poétique, 14, 1973, pp. 193-194.
3. Cf. R. J. Ellrich, « The Rhetoric of La Religieuse and Eighteenth-Century Forensic Rhetoric »,
pp. 140-142.
4. Cesare Segre, Semiótica filológica, Einaudi, Turin, 1979, p. 32.
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Perspectives
5. L'univers diégétique en tant que décor abritant l'action et les personnages est à peine esquissé
par quelques notations neutres et éparses. D'autant plus absent (ou presque) sera tout investissement
symbolique dont il peut être l'objet comme toute floraison de réseaux connotatifs à partir de la
description de quelque présence matérielle (l'on sait bien que pour tout cela nous devrons attendre
l'ère de la « prison romantique », dont parle Victor Brombert - La Prison Romantique. Essai sur
l'imaginaire, Corti, 1975). Ces formes thématiques se manifestent surtout dans les premières pages,
et sont liées aux contacts initiaux de la future religieuse avec le monde claustral. (Thématique à la
fois spatiale et temporelle, faisant apparaître le couvent comme une vaste machine qui assimile
rapidement l'être qui y pénètre et étouffe ses résistances. Le caractère trouble de l'espace renfermant
de la façon la plus redoutable se mêle ici à l'angoisse provoquée par une contraction singulière de
la durée vécue par la narratrice, cf. p. 7.)
6. Fontanier, Les Figures du Discours, rééd. Flammarion, 1968, pp. 425-428; Tzvetan Todorov,
Littérature et Signification, Larousse, 1967, p. 113.
7. Ces termes sont naturellement employés dans le sens que leur donne Gérard Genette
(Figures III, Éd. du Seuil, 1972, pp. 72 et 122 note).
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8. Dans ce cas c'est l'économie de sens propre au texte même qui nous suggère l'emploi de
terme, auquel elle donne une signification qui le rapproche d'une acception pas étrangère à l'usag
commun (celui qui l'emporte, qui tranche, qui prend une fonction de relief à cause de l'évide
de son individualité). Nous pourrions dire que, employé en ce sens, le terme « acteur » conti
quelques sèmes indispensables qui s'ajoutent à ceux que Greimas a établis (rappelons que le « conte
sémantique minimal » du terme acteur est défini par la présence des sèmes : « a) entité figurativ
(anthropomorphique, zoomorphique ou autre); b) animé et c) susceptible à'individuation (concréti
dans le cas de certains récits, surtout littéraires, par l'attribution d'un nom propre) ». Du sens. Es
sémiotiques. Éd. du Seuil, 1970, pp. 255-256.
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9. Le projet rhétorique même qui domine les « mémoires » (projet à la suite duquel la narratrice
tend à se montrer comme un être constamment persécuté par le monde conventuel, donc à se placer
constamment au centre de son propre discours) fait de La Religieuse un récit décidément autodié
gétique.
10. Au sens donné à ce terme par Gérard Genette dans Figures. Essais. Éd. du Seuil, 1966,
p. 164.
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11. Cet « essai sur la possession, le délire, l'hystérie, la manie collective - la passivité », comme
dit Philippe Lacoue-Labarthe (« Diderot, le paradoxe et la mimésis », in Poétique, 43, 1980, p. 279),
essai qui semble « motiver » à un certain endroit des situations décrites dans La Religieuse (au cours
du récit de la période à Longchamp sous l'autorité de sœur Sainte-Christine), là où cette inclination
à s'annuler dans l'homogénéité collective est attribuée aux Femmes en proie à la férocité (« Les
femmes sont sujettes à une férocité épidémique. L'exemple d'une seule en entraîne une multitude. »
Sur les femmes, in Œuvres, Gallimard, Pléiade, 1951, p. 984.)
12. En partageant en cela les croyances tant de la physiognomonie que de la « pathognomonic »;
cf. J. Proust, « Diderot et la physiognomonie », in Cahiers de l'Association Internationale des Études
Française, 13, 1961, pp. 317-319.
13. La supérieure désignée au cours de la première période à Longchamp.
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14. Quoique l'exhibition de l'évidence plastique totale d'un objet quelconque, ou de sa richesse
sensible, soient par définition des vertus inaccessibles au discours, l'analogie théâtrale paraît parfois
s'imposer lorsqu'il s'agit, comme dans ce cas, d'illustrer la disposition propre au récit d'insister sur
la distribution spatiale des objets et des corps à l'intérieur d'univers imaginaires limités; disposition
créant chez le lecteur, qui imagine ces univers réduits, des représentations intérieures où la spatialité
imaginée possède des qualités génériques analogues à celles qui caractérisent la « scène » théâtrale
classique, bien que ne contenant pas, naturellement, toute sa richesse empirique - observable).
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15. «Sa figure décomposée marque tout le décousu de son esprit et toute l'inégalité de son
caractère ; aussi l'ordre et le désordre se succédaient-ils dans la maison. 11 y avait des jours où tout
était confondu, les pensionnaires avec les novices, les novices avec les religieuses; où l'on courait
dans les chambres les unes des autres; où l'on prenait ensemble du thé, du café, du chocolat, des
liqueurs; où l'office se faisait avec la célébrité la plus indécente. Au milieu de ce tumulte le visage
de la supérieure change subitement, la cloche sonne, on se renferme, on se retire, le silence le plus
profond suit le bruit, les cris et le tumulte, et l'on croirait que tout est mort subitement» (p. 107).
Cf. aussi ce passage, qui suit immédiatement : « Une religieuse alors manque-t-elle à la moindre
chose, elle la fait venir dans sa cellule, la traite avec dureté, lui ordonne de se déshabiller et de se
donner vingt coups de discipline; la religieuse obéit, se déshabille, prend sa discipline, se macère;
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mais à peine s'est-elle donné quelques coups, que la supérieure, devenue compatissante, lui arrache
l'instrument de pénitence, se met à pleurer, dit qu'elle est bien malheureuse d'avoir à punir, lui
baise le front, les yeux, la bouche, les épaules, la caresse, la loue [...] » (pp. 107-108).
16. C'est pourquoi sous son autorité l'ensemble des religieuses paraît s'émanciper de cette
passivité absolue qui les caractérise, en acquérant un pouvoir d'exécution et de planification des
pratiques.
17. Et peu importe dans ce cas l'origine différente de leur « animation » (selon les « mémoires»,
respectivement une « inspiration divine » et une fascination érotique).
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Nous avons dit comment, dans les « mémoires », les portraits des supé
rieures remplissaient comme une fonction anticipatrice consistant à initier le
narrataire aux événements qui se seraient présentés à lui par la suite en lui
faisant pressentir leur ton et leurs qualités. Pour conclure nous pouvons
maintenant observer comment le mimétisme impossible qu'ils sont chargés de
produire s'articule le long du récit avec cette fonction. Pour ce qui concerne
M™ de Moni, la mention de ses inclinations (éthopée) précède immédiatement
la description de sa conduite extatique qui entraîne l'ensemble des religieuses;
dans son cas la fonction anticipatrice est comme absorbée dès le début par la
fonction mimétique, dans laquelle la première paraît se résoudre comme par
une fusion intime (c'est pourquoi dans ce cas il ne s'agirait pas en fait d'une
anticipation) : c'est bien sur cet ensemble humain qui la comprend en tant
que puissance rayonnante que s'exerce le mimétisme du texte. Dans le cas de
sœur Sainte-Christine, tout facteur mimétique (prosopographique) étant exclu,
c'est la seule éthopée qui remplit une fonction anticipatrice (en projetant à
l'avance les contenus du récit successif sur l'axe sémique de la « cruauté »).
18. J. Proust, « Diderot et la physiogijomonie », pp. 324-325; cf. aussi Roger Kempf, Diderot
et le roman, ou le démon de la présence. Éd. du Seuil, 1964, p. 106 : «Tout son effort visera donc
non à accréditer le discours, mais à le neutraliser ou à le disjoindre pour affirmer l'expressivité des
valeurs corporelles»; cf. pp. 102-103, 197-198.
19. « The Style of Diderot », in Linguistics and Literary History. Essays in Stylistics, Princeton
University Press, Princeton, 1948, p. 151.
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20. Il va sans dire qu'en employant ce terme nous n'indiquons pas une fonction qui opère au
niveau de la logique de l'action, de l'histoire - La Religieuse est un récit composé presque entièrement
de trois vastes scènes autonomes dans lesquelles ce qui se passe, les petits événements quotidiens
racontés, est porteur d'une signification stable et presque soustraite à l'influence modificatrice du
te.mps diégétique -, mais au niveau de l'économie générale du sens à laquelle participent les acteurs.
(Économie déterminée donc non pas par des actions donnant lieu à des fonctions cardinales, mais
par des significations qui émergent de comportements diffus, menus, réitérés, dont la forme les
apparente à ceux qui sont racontés par les catalyses.)
21. A côté de ces figures il y en a d'autres, dont le relief est moindre, la singularité plus terne
(soeur Ursule et dom Morel, une disponibilité amie à l'égard de la narratrice et une * sagesse » qui,
pour le couvent, ne réussissent pas à s'élever au rang des puissances insidieuses), ou bien qui se
placent au-dehors de la dimension du couvent, comme 1 archidiacre Hébert, dont les paroles
menaçantes font vaciller pour quelques instants l'autorité de sœur Sainte-Christine (p. 85), ou
M. Manouri, dont les mémoires ont une maigre incidence et qui avec l'archidiacre ne réussira qu'à
rendre possible le déplacement de la narratrice de Longchamp à Saint-Eutrope.
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22. Tout cela est possible puisque le père Lemoine représente une forme d'« équilibre », une
« sagesse » religieuse (s'opposant aux cruautés ou bien aux excès claustraux), qualités qui naturel
lement ont la faveur de la narratrice.
23. Alors que nous savons que c'est précisément à ce legato que le discours confie, dans le
genre du portrait, la charge de « rendre » la totalité du corps référentiel. (Sur les expédients mis en
œuvre pour s'acquitter d'une telle charge, tous visant naturellement à masquer en quelque sorte la
contrainte constitutive du langage qui l'oblige à fractionner le corps, l'objet, en unités successives,
cf. Bernard Vannier, L'Inscription du corps. Pour une sémiotique du portrait balzacien, Klincksieck,
1972, pp. 36-41). Dans le cas que nous sommes en train d'examiner, le texte fait de cette nécessité
une vertu; ce fractionnement du discours qui donne lieu à des unités grammaticalement autonomes
et contiguës souligne avec plus d'efficacité le « scandale » produit par l'apparition du corps de la
religieuse au moyen d'une réitération qui indique comment le « désordre » voyant qui lui est propre
se révèle et se confirme progressivement dans chaque zone de sa figure visée en qualité de réfèrent
fictif.
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24. En tant que simple confesseur il peut être éloigné par la supérieure, qui de surcroît peut
faire valoir le prétexte qu il habite à dix lieues de distance, raison pour laquelle « il est un embarras
que de le faire venir, on ne l'a pas quand on veut ».
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29. Cet excès apparent tient évidemment au fait que la « confession » de sœur Suzanne met
tout bonnement en cause la matérialité même de l'acte d'écriture.
30. J. Catrysse, Diderot et la mystification, Nizet, 1970, p. 11.
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31. Rappelons d'autre part que dans quelques syntagmes parsemés le long des «mémoires»
soeur Suzanne semble trahir sinon une connaissance de la « passion » de M"" ***, du moins un
suspect - ce qui revient au même (circonstance qui a tourmenté plus d'un commentateur). N'étant
pas intéressé à répondre d'une façon quelconque à la question impossible concernant la « réalité »
de cette connaissance, nous nous occupons dans ces pages de la stratégie globale adoptée par la
narratrice à l'égard du marquis (stratégie des naïvetés qui se multiplient, de l'ignorance proclamée).
Nous aventurant nous-mêmes pour une fois dans le domaine incertain des conjectures psychologiques
impossibles nous pourrions même remarquer que la manifestation d'un suspect qui répugne peut
pousser à la benevolenlia d'une façon peut-être plus efficace que la réalité d'une ignorance absolue.
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32. A travers la « naïveté » de sœur Suzanne, et en vertu des modalités narratives qui en
découlent - focalisation externe, multiplication des signifiants du corps -, n'est-ce pas une jouissance
proprement diderotienne qui s'affirme dans La Religieuse? Cas exemplaire où l'intention « architec
tonique » (concernant l'économie sémantique totale de l'œuvre) : construire la cohérence intérieure,
« psychologique », d'un acteur, se lie obliquement, par des voies détournées, jusqu'à s'y identifier,
avec la pratique d'un plaisir dircursif (le plaisir d'écrire le corps).
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33. Pouvant faire frissonner de plaisir la supérieure - «L'innocente! Ah! la chère innocente!
Qu'elle me plaît! » (p. 125) - ou, au contraire, ne provoquer en elle que de simples mouvements de
dépit : « Innocente! ce n'est rien; qu'allez-vous faire? Arrêtez... » (p. 124).
34. Mort annoncée à l'avance par M"" *** elle-même dans quelques phrases hyperboliques qui
ne se révélerons ensuite pas comme telles : « Un jour elle m'arrêta; elle se mit à me regarder sans
mot dire, des pleurs coulèrent abondamment de ses yeux, puis tout à coup se jetant à terre et me
serrant un genou entre ses deux mains, elle me dit ; " Sœur cruelle, demande-moi ma vie, et je te
la donnerai, mais ne m'évite pas, je ne saurais plus vivre sans toi... " Son état me fit pitié : ses yeux
étaient éteints » (p. 157). « Vous ne voulez donc pas entrer? me dit-elle. - Non, chère mère, non. -
Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne? Vous ne savez pas ce qui peut en arriver, non, vous ne le
savez pas; vous me ferez mourir... " » (pp. 157-158).
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35. Pour reprendre le terme d'Edward Morgan Forster {Aspects of the Novel. Harcourt, Brace
and World, London, 1927, chap. III).
36. Que les morts de M"" de Moni et de Mn" *** soient «causées par Suzanne elle-même» a
été aussi reconnu par H. Coulet dans quelques lignes de Le Roman jusqu'à la révolution. Colin,
1967, 2 tomes, t. I, p. 501 (chose remarquablement singulière, pour qui a parcouru l'ensemble des
essais consacrés exclusivement ou de façon marginale à La Religieuse). Mais l'économie même de
son ouvrage n'a pas permis à l'auteur d'aller au-delà de ces quelques lignes.
37. Il s'agit, si l'on veut, du plan des « humeurs qui qualifient existentiellement les personnages »
(Jean-Pierre Richard, « Balzac, de la force à la forme », in Poétique, 1, 1970, p. 17), plan sur lequel
les « mémoires » organisent, entre la narratrice et les deux supérieures, un conflit significatif. Sur le
sens et sur quelques variétés de ces « " contrastes ", générateurs d'antagonismes dramatiques », cf. le
texte de Richard, pp. 17-18.
38. Cf. Tzvetan Todorov, Poétique de la prose. Éd. du Seuil, 1971, pp. 241-242.
39. C'est naturellement l'annulation du second qui s'est produite et qui a pu avoir une histoire
(évidemment en vertu de l'identification du vouloir-dire propre à la narratrice, manifesté sur le plan
rhétorique, avec celui de l'auteur, catalyseur de l'intérêt critique). Dans le cas de La Religieuse
cette identification notoirement inquiétante du point de vue méthodologique paraît particulièrement
explicable (orientant par là même toute une activité d'interprétation), et c'est justement pour cela
que l'autre direction d'analyse acquiert son « mordant » spécifique.