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Œuvres complètes de Béranger

Pierre-Jean de Béranger

H. Fournier, Paris, 1839

Exporté de Wikisource le 8 février 2021

1
TABLE
DU TOME PREMIER

Préface de l’auteur
Notice
Préface (novembre 1815)
Conversation entre mon censeur et moi
Le Roi d’Yvetot
La Bacchante
Le Sénateur
L’Académie et le Caveau
La Gaudriole
Roger Bontemps
Parny
Ma Grand’Mère
Le Mort vivant
Le Printemps et l’Automne
La Mère aveugle

2
Le Petit Homme gris
La Bonne Fille, ou les Mœurs du temps
Ainsi soit-il
L’Éducation des Demoiselles
Deo Gratias d’un Épicurien
Madame Grégoire
Charles VII
Mes Cheveux
Les Gueux
La Descente aux Enfers
Le Coin de l’Amitié
L’Âge futur, ou Ce que seront nos enfants
Le Vieux Célibataire
L’Ami Robin
Les Gaulois et les Francs
Frétillon
Un Tour de Marotte
La Double Ivresse
Voyage au pays de Cocagne
Le Commencement du Voyage
La Musique
Les Gourmands
Ma Dernière Chanson peut-être
Éloge des Chapons
Le Bon Français
La Grande Orgie
Le Jour des Morts

3
Requête présentée par les chiens de qualité
La Censure
Beaucoup d’amour
Les Boxeurs, ou l’Anglomane
Le Troisième Mari
Vieux Habits ! Vieux Galons !
Le Nouveau Diogène
Le Maître d’école
Le Célibataire
Trinquons
Prière d’un Épicurien
Les Infidélités de Lisette
La Chatte
Adieux de Marie Stuart
Les Parques
Mon Curé
La Bouteille volée
Bouquet
L’Homme rangé
Bon Vin et Fillette
Le Voisin
Le Carillonneur
La Vieillesse
Les Billets d’Enterrement
La Double Chasse
Les Petits Coups
Éloge de la Richesse

4
La Prisonnière et le Chevalier
Les Marionnettes
Le Scandale
Le Docteur et ses Malades
À Antoine Arnault
Le Bedeau
On s’en fiche
Jeannette
Les Romans
Traité de Politique à l’usage de Lise
L’Opinion de ces Demoiselles
L’Habit de Cour
Plus de politique
Margot
À mon ami Désaugiers
Ma Vocation
Le Vilain
Le Vieux Ménétrier
Les Oiseaux
Les Deux Sœurs de Charité
Complainte d’une de ces Demoiselles
Ce n’est plus Lisette
L’Hiver
Le Marquis de Carabas
Ma République
L’Ivrogne et sa femme
Paillasse

5
Mon Âme
Le Juge de Charenton
Les Champs
La Cocarde blanche
Mon Habit
Le Vin et la Coquette
La Sainte-Alliance barbaresque
L’Ermite et ses Saints
Mon Petit Coin
Le Soir des Noces
L’Indépendant
Les Capucins
La Bonne Vieille
La Vivandière
Couplets à ma filleule
L’Exilé
La Bouquetière et le Croque-Mort
La Petite Fée
Ma Nacelle
Monsieur Judas
Le Dieu des bonnes gens
Adieux à mes amis
La Rêverie
Brennus
Les Clefs du Paradis
Si j’étais petit oiseau
Le bon Vieillard

6
Qu’elle est jolie
Les Chantres de Paroisse
L’Aveugle de Bagnolet
Le Prince de Navarre
La Mort subite
Les Cinquante écus
Le Carnaval de 1818
Le Retour dans la patrie

TABLE
DU TOME DEUXIÈME.

Le Ventru, ou Compte rendu de la session de 1818


La Couronne
Les Missionnaires
Le Bon Ménage
Le Champ d’Asile
La Mort de Charlemagne
Le Ventru aux Élections de 1819

7
La Nature
Les Cartes, ou l’Horoscope
La Sainte-Alliance des Peuples
Rosette
Les Révérends Pères
Les Enfants de la France
Les Mirmidons, ou les Funérailles d’Achille
Les Rossignols
Halte-là
L’Enfant de Bonne Maison
Les Étoiles qui filent
L’Enrhumé
Le Temps
La Faridondaine
Ma Lampe
Le Bon Dieu
Le Vieux Drapeau
La Marquise de Pretintaille
Le Trembleur, ou mes Adieux à M. A.-M. Dupont (de
l’Eure)
Ma Contemporaine
La Mort du roi Christophe
La Fortune
Louis XI
Les Adieux à la Gloire
Les Deux Cousins
Les Vendanges

8
L’Orage
Le Cinq Mai
Complainte sur la Mort de Trestaillon
Nabuchodonosor
La Messe du Saint-Esprit
La Garde Nationale
Nouvel Ordre du Jour
De Profundis
Préface
La Muse en fuite
Dénonciation
Adieux à la Campagne
La Liberté, première chanson faite à Sainte-Pélagie
La Chasse
Ma Guérison
L’Agent Provocateur
Mon Carnaval
L’Ombre d’Anacréon
L’Épitaphe de ma Muse
La Sylphide
Les Conseils de Lise
Le Pigeon Messager
L’Eau Bénite
L’Amitié
Le Censeur
Le Mauvais Vin
La Cantharide

9
Le Tournebroche
Les Sciences
Le Tailleur et la Fée
La Déesse
Le Malade
La Couronne de Bluets
L’Épée de Damoclès
La Maison de Santé
La Bonne Maman
Le Violon Brisé
Le Contrat de Mariage
Le Chant du Cosaque
Le Bon Pape
Les Hirondelles
Les Filles
Le Cachet, ou Lettre à Sophie
La Jeune Muse
La Fuite de l’Amour
L’Anniversaire
Le Vieux Sergent
Le Prisonnier
L’Ange exilé
La Vertu de Lisette
Le Voyageur
Octavie
Le Fils du Pape
Mon Enterrement

10
Le Poëte de cour
Couplet écrit sur un recueil de Chansons manuscrites de
M. ***
Les Troubadours
Les Esclaves gaulois
Treize à Table
Lafayette en Amérique
Maudit Printemps
Psara
Le Voyage Imaginaire
L’In-octavo et l’In-trente-deux
Couplets sur un prétendu portrait de moi
Le Grenier
L’Échelle de Jacob
Le Chapeau de la Mariée
La Métempsycose
Les pauvres Amours
À M. Gohier
Le Sacre de Charles-le-Simple
Le Convoi de David
Les infiniment Petits
Le Chasseur et la Laitière
Bonsoir
Le Missionnaire de Mont-Rouge
Couplets sur la Journée de Waterloo
Couplet écrit sur l’album de Mme Amédée de V***
Oraison funèbre de Turlupin

11
À Mademoiselle ***
Les Deux Grenadiers
Le Pèlerinage de Lisette
Encore des Amours
La Mort du Diable
Le Prisonnier de Guerre
Le Pape Musulman
Le Dauphin
Le Petit Homme Rouge
Le Mariage du Pape
Les Bohémiens
Les Souvenirs du Peuple
Les Nègres et les Marionnettes
L’Ange Gardien
La Mouche
Les Lutins de Montlhéri
La Comète de 1832
Le Tombeau de Manuel
Notes

FIN DE LA TABLE.

12
TABLE
DU TOME TROISIÈME.

À M. Lucien Bonaparte, prince de Canino


Le Feu du Prisonnier
Mes Jours Gras de 1829
Le Quatorze Juillet
Passez, Jeunes Filles
Le Cardinal et le Chansonnier
Couplet
Mon Tombeau
Les Dix Mille francs
Le Juif errant
Couplet
La Fille du Peuple
Le Cordon, s’il vous plaît. Chanson faite à la Force pour
la fête de Marie
Denys, maître d’école
Laideur et Beauté
Le vieux Caporal
Couplet aux jeunes gens

13
Le Bonheur
Couplet
Les Cinq Étages
L’Alchimiste
Chant funéraire sur la mort de mon ami Quenescourt
Jeanne-la-Rousse, ou la Femme du Braconnier
Les Reliques
La Nostalgie, ou la Maladie du pays
Ma nourrice, chanson historique
Les Contrebandiers. Chanson adressée à M. Joseph
Bernard, député du Var, auteur du Bon sens d’un
homme de rien
À mes amis devenus ministres
Gotton
Colibri
Émile Debraux. Chanson prospectus pour les Œuvres de
ce chansonnier
Le Proverbe
Les Feux follets
Hâtons-nous
Poniatowski
L’Écrivain public. Couplets de fête adressés à M. J.
Laffitte, par des enfants qui imploraient sa
bienfaisance
À M. de Châteaubriand
Conseil aux Belges
Le Refus. Chanson adressée au général Sebastiani

14
La Restauration de la Chanson
Souvenirs d’Enfance. À mes parents et amis de
Péronne, ville où j’ai passé une partie de ma jeunesse,
1790-1796
Le Vieux Vagabond
Couplets adressés à des habitants de l’île de France (île
Maurice), qui, lors de l’envoi qu’ils firent pour la
souscription des blessés de juillet, m’adressèrent une
chanson et une balle de café
Cinquante ans
Jacques
Les Orangs-Outangs
Les Fous
Le Suicide, sur la mort des jeunes Victor Escousse et
Auguste Lebras
Le Ménétrier de Meudon
Jean de Paris
Prédiction de Nostradamus pour l’an deux-mil
Passy
Le Vin de Chypre
Les Quatre Âges historiques
La Pauvre Femme
Les Tombeaux de Juillet
Adieu, chansons
Notes
Procès faits aux chansons de P.-J. de Beranger
Notes sur les Procès faits aux chansons de P.-J. de
Béranger
15
Au lecteur impartial
Procès fait à M. de Béranger
Pièces justificatives
Arrêt de renvoi
Deuxième Procès fait à MM. de Béranger et Baudouin
Troisième Procès fait à MM. de Béranger et Baudouin
Table générale et alphabétique des chansons

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PRÉFACE DE L’AUTEUR [1]

Au moment de prendre congé du public, je sens avec une


émotion plus profonde la reconnaissance que je lui dois ; je
me retrace plus vivement les marques d’intérêt dont il m’a
comblé, depuis près de vingt ans que mon nom a commencé
à lui être connu.
Telle a été sa bienveillance, qu’il n’eût tenu qu’à moi de
me faire illusion sur le mérite de mes ouvrages. J’ai
toujours mieux aimé attribuer ma popularité, qui m’est bien
chère, à mes sentiments patriotiques, à la constance de mes
opinions, et, j’ose ajouter, au dévouement désintéressé avec
lequel je les ai défendues et propagées.
Qu’il me soit donc permis de rendre compte à ce même
public, dans une simple causerie, des circonstances et des
impressions qui m’ont été particulières, et auxquelles se
rattache la publication des chansons qu’il a accueillies si
favorablement. C’est une sorte de narration familière où il
reconnaîtra du moins tout le prix que j’ai attaché à ses
suffrages.
Je dois parler d’abord de ce dernier volume.
Chacune de mes publications a été pour moi le résultat
d’un pénible effort. Celle-ci m’aura causé à elle seule plus
de malaise que toutes les autres ensemble. Elle est la
dernière ; malheureusement elle vient trop tard. C’est

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immédiatement après la révolution de Juillet que ce volume
eût dû paraître : ma modeste mission était alors terminée.
Mes éditeurs savent pourquoi il ne m’a pas été permis
d’achever plus tôt un rôle privé désormais de l’intérêt qu’il
pouvait avoir sous le règne de la légitimité. Beaucoup de
chansons de ce nouveau recueil appartiennent à ce temps
déjà loin de nous, et plusieurs même auront besoin de notes.
Mes chansons, c’est moi. Aussi le triste progrès des
années s’y fait sentir au fur et à mesure que les volumes
s’accumulent, ce qui me fait craindre que celui-ci ne
paraisse bien sérieux. Si beaucoup de personnes m’en font
un reproche, quelques-unes m’en sauront gré, je l’espère ;
elles reconnaîtront que l’esprit de l’époque actuelle a dû
contribuer, non moins que mon âge, à rendre le choix de
mes sujets plus grave et plus philosophique.
Les chansons nées depuis 1830 semblent en effet se
rattacher plutôt aux questions d’intérêt social qu’aux
discussions purement politiques. En doit-on être étonné ?
Une fois qu’on suppose reconquis le principe
gouvernemental pour lequel on a combattu, il est naturel
que l’intelligence éprouve le besoin d’en faire l’application
au profit du plus grand nombre. Le bonheur de l’humanité a
été le songe de ma vie. J’en ai l’obligation, sans doute, à la
classe dans laquelle je suis né, et à l’éducation pratique que
j’y ai reçue. Mais il a fallu bien des circonstances
extraordinaires pour qu’il fût permis à un chansonnier de
s’immiscer dans les hautes questions d’améliorations
sociales. Heureusement une foule d’hommes, jeunes et

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courageux, éclairés et ardents, ont donné, depuis peu, un
grand développement à ces questions, et sont parvenus à les
rendre presque vulgaires. Je souhaite que quelques-unes de
mes compositions prouvent à ces esprits élevés ma
sympathie pour leur généreuse entreprise.
Je n’ai rien à dire des chansons qui appartiennent au
temps de la Restauration, si ce n’est qu’elles sont sorties
toutes faites de la prison de la Force. J’aurais peu tenu à les
imprimer, si elles ne complétaient ces espèces de mémoires
chantants que je publie depuis 1815. Je n’ai pas, au reste, à
craindre qu’on me fasse le reproche de ne montrer de
courage que lorsque l’ennemi a disparu. On pourra même
remarquer que ma détention, bien qu’assez longue, ne
m’avait nullement aigri : il est vrai qu’alors je croyais voir
s’approcher l’accomplissement de mes prophéties contre les
Bourbons. C’est ici l’occasion de m’expliquer sur la petite
guerre que j’ai faite aux princes de la branche déchue.
Mon admiration enthousiaste et constante pour le génie
de l’empereur, ce qu’il inspirait d’idolâtrie au peuple, qui ne
cessa de voir en lui le représentant de l’égalité victorieuse ;
cette admiration, cette idolâtrie, qui devaient faire un jour
de Napoléon le plus noble objet de mes chants, ne
m’aveuglèrent jamais sur le despotisme toujours croissant
de l’empire. En 1814, je ne vis dans la chute du colosse que
les malheurs d’une patrie que la République m’avait appris
à adorer. Au retour des Bourbons, qui m’étaient
indifférents, leur faiblesse me parut devoir rendre facile la
renaissance des libertés nationales. On nous assurait qu’ils

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feraient alliance avec elles : malgré la charte, j’y croyais
peu ; mais on pouvait leur imposer ces libertés. Quant au
peuple, dont je ne me suis jamais séparé, après le
dénouement fatal de si longues guerres, son opinion ne me
parut pas d’abord décidément contraire aux maîtres qu’on
venait d’exhumer pour lui. Je chantai alors la gloire de la
France ; je la chantai en présence des étrangers, frondant
déjà toutefois quelques ridicules de cette époque, sans être
encore hostile à la royauté restaurée.
On m’a reproché d’avoir fait une opposition de haine aux
Bourbons ; ce que je viens de dire répond à cette
accusation, que peu de personnes aujourd’hui, j’en suis sûr,
tiendraient à repousser, et qu’autrefois j’acceptais en
silence.
Les illusions durèrent peu ; quelques mois suffirent pour
que chacun pût se reconnaître, et dessillèrent les yeux des
moins clairvoyants ; je ne parle que des gouvernés.
Le retour de l’empereur vint bientôt partager la France en
deux camps, et constituer l’opposition qui a triomphé en
1830. Il releva le drapeau national et lui rendit son avenir,
en dépit de Waterloo et des désastres qui en furent la suite.
Dans les cent-jours, l’enthousiasme populaire ne m’abusa
point : je vis que Napoléon ne pouvait gouverner
constitutionnellement ; ce n’était pas pour cela qu’il avait
été donné au monde. Tant bien que mal, j’exprimai mes
craintes dans la chanson intitulée la Politique de Lise, dont
la forme a si peu de rapport avec le fond : ainsi que le
prouve mon premier recueil, je n’avais pas encore osé faire

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prendre à la chanson un vol plus élevé ; ses ailes poussaient.
Il me fut plus facile de livrer au ridicule les Français qui ne
rougissaient pas d’appeler de leurs vœux impies le triomphe
et le retour des armées étrangères. J’avais répandu des
larmes à leur première entrée à Paris ; j’en versai à la
seconde : il est peut-être des gens qui s’habituent à de
pareils spectacles.
J’eus alors la conviction profonde que les Bourbons,
fussent-ils tels que l’osaient encore dire leurs partisans, il
n’y avait plus pour eux possibilité de gouverner la France,
ni pour la France possibilité de leur faire adopter les
principes libéraux, qui, depuis 1814, avaient reconquis tout
ce que leur avaient fait perdre la terreur, l’anarchie
directoriale et la gloire de l’empire. Cette conviction, qui ne
m’a plus abandonné, je la devais moins d’abord aux calculs
de ma raison qu’à l’instinct du peuple. À chaque événement
je l’ai étudié avec un soin religieux, et j’ai presque toujours
attendu que ses sentiments me parussent en rapport avec
mes réflexions pour en faire ma règle de conduite, dans le
rôle que l’opposition d’alors m’avait donné à remplir. Le
peuple, c’est ma muse.
C’est cette muse qui me fit résister aux prétendus sages,
dont les conseils, fondés sur des espérances chimériques,
me poursuivirent maintes fois. Les deux publications qui
m’ont valu des condamnations judiciaires, m’exposèrent à
me voir abandonné de beaucoup de mes amis politiques [2].
J’en courus le risque. L’approbation des masses me resta
fidèle, et les amis revinrent.

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Je tiens à ce qu’on sache bien qu’à aucune époque de ma
vie de chansonnier, je ne donnai droit à personne de me
dire : Fais ou ne fais pas ceci ; va ou ne va pas jusque-là.
Quand je sacrifiai le modique emploi que je ne devais qu’à
M. Arnault, et qui était alors ma seule ressource, des
hommes pour qui j’ai conservé une reconnaissance
profonde, me firent des offres avantageuses que j’eusse pu
accepter sans rougir ; mais ils avaient une position politique
trop influente pour qu’elle ne m’eût pas gêné quelquefois.
Mon humeur indépendante résista aux séductions de
l’amitié. Aussi étais-je surpris et affligé lorsqu’on me disait
le pensionné de tel ou tel, de Pierre ou de Paul, de Jacques
ou de Philippe. Si cela eût été, je n’en aurais pas fait
mystère. C’est parce que je sais quel pouvoir la
reconnaissance exerce sur moi, que j’ai craint de contracter
de semblables obligations, même envers les hommes que
j’estime le plus [3].
Il en est un que mes lecteurs auront nommé d’abord :
M. Laffitte. Peut-être ses instances eussent-elles fini par
triompher de mes refus, si des malheurs, dont la France
entière a gémi, n’étaient venus mettre un terme à
l’infatigable générosité de ce grand et vertueux citoyen, le
seul homme de notre temps qui ait su rendre la richesse
populaire.
La révolution de Juillet a aussi voulu faire ma fortune ; je
l’ai traitée comme une puissance qui peut avoir des caprices
auxquels il faut être en mesure de résister. Tous ou presque
tous mes amis ont passé au ministère : j’en ai même encore

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un ou deux qui restent suspendus à ce mât de cocagne. Je
me plais à croire qu’ils y sont accrochés par la basque,
malgré les efforts qu’ils font pour descendre. J’aurais donc
pu avoir part à la distribution des emplois.
Malheureusement je n’ai pas l’amour des sinécures, et tout
travail obligé m’est devenu insupportable, hors peut-être
encore celui d’expéditionnaire. Des médisants ont prétendu
que je faisais de la vertu. Fi donc ! je faisais de la paresse.
Ce défaut m’a tenu lieu de bien des qualités ; aussi je le
recommande à beaucoup de nos honnêtes gens. Il expose
pourtant à de singuliers reproches. C’est à cette paresse si
douce, que des censeurs rigides ont attribué l’éloignement
où je me suis tenu de ceux de mes honorables amis qui ont
eu le malheur d’arriver au pouvoir. Faisant trop d’honneur à
ce qu’ils veulent bien appeler ma bonne tête, et oubliant
trop combien il y a loin du simple bon sens à la science des
grandes affaires, ces censeurs prétendent que mes conseils
eussent éclairé plus d’un ministre. À les en croire, tapi
derrière le fauteuil de velours de nos hommes d’état,
j’aurais conjuré les vents, dissipé les orages, et fait nager la
France dans un océan de délices. Nous aurions tous de la
liberté à revendre ou plutôt à donner, car nous n’en savons
pas bien encore le prix. Eh ! messieurs mes deux ou trois
amis, qui prenez un chansonnier pour un magicien, on ne
vous a donc pas dit que le pouvoir est une cloche qui
empêche ceux qui la mettent en branle d’entendre aucun
autre son ? Sans doute des ministres consultent quelquefois
ceux qu’ils ont sous la main : consulter est un moyen de
parler de soi qu’on néglige rarement. Mais il ne suffirait pas
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de consulter de bonne foi des gens qui conseilleraient de
même. Il faudrait encore exécuter : ceci est la part du
caractère. Les intentions les plus pures, le patriotisme le
plus éclairé ne le donnent pas toujours. Qui n’a vu de hauts
personnages quitter un donneur d’avis avec une pensée
courageuse, et, l’instant d’après, revenir vers lui, de je ne
sais quel lieu de fascination, avec l’embarras d’un démenti
donné aux résolutions les plus sages ? Oh ! disent-ils, nous
n’y serons plus repris ! quelle galère ! Le plus honteux
ajoute : Je voudrais bien vous voir à ma place ! Quand un
ministre dit cela, soyez sûr qu’il n’a plus la tête à lui.
Cependant il en est un, mais un seul, qui, sans avoir perdu
la tête, a répété souvent ce mot de la meilleure foi du
monde ; aussi ne l’adressait-il jamais à un ami.
Je n’ai connu qu’un homme dont il ne m’eût pas été
possible de m’éloigner, s’il fût arrivé au pouvoir. Avec son
imperturbable bon sens, plus il était propre à donner de
sages conseils, plus sa modestie lui faisait rechercher ceux
des gens dont il avait éprouvé la raison. Les déterminations
une fois prises, il les suivait avec fermeté et sans jactance.
S’il en avait reçu l’inspiration d’un autre, ce qui était rare, il
n’oubliait point de lui en faire honneur. Cet homme, c’était
Manuel, à qui la France doit encore un tombeau.
Sous le ministère emmiellé de M. de Martignac, lorsque,
fatigués d’une lutte si longue contre la légitimité, plusieurs
de nos chefs politiques travaillaient à la fameuse fusion, un
deux s’écria : Sommes-nous heureux que celui-là soit mort !
C’est un éloge funèbre qui dit tout ce que Manuel vivant

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n’eût pas fait à cette époque de promesses hypocrites et de
concessions funestes.
Moi, je puis dire ce qu’il aurait fait pendant les Trois-
Journées. La rue d’Artois, l’Hôtel-de-Ville et les barricades
l’auraient vu tour à tour, délibérant ici, se battant là ; mais
les barricades d’abord, car son courage de vieux soldat s’y
fût trouvé plus à l’aise au milieu de tout le brave peuple de
Paris. Oui, il eût travaillé au berceau de notre révolution.
Certes, on n’eût pas eu à dire de lui ce qu’on a répété de
plusieurs, qu’ils sont comme des greffiers de mairie, qui se
croiraient les pères des enfants dont ils n’ont que dressé
l’acte de naissance.
Il est vraisemblable que Manuel eût été forcé d’accepter
une part aux affaires du nouveau gouvernement. Je l’aurais
suivi, les yeux fermés, par tous les chemins qu’il lui eût
fallu prendre pour revenir bientôt sans doute au modeste
asile que nous partagions. Patriote avant tout, il fût rentré
dans la vie privée sans humeur, sans arrière-pensées ; à
l’heure qu’il est, de l’opposition probablement encore, mais
sans haine de personnes, car la force donne de l’indulgence,
mais sans désespérer du pays, parce qu’il avait foi dans le
peuple.
Le bonheur de la France le préoccupait sans cesse ; eût-il
vu accomplir ce bonheur par d’autres que lui, sa joie n’en
eût pas été moins grande. Je n’ai jamais rencontré d’homme
moins ambitieux, même de célébrité. La simplicité de ses
mœurs lui faisait chérir la vie des champs. Dès qu’il eût été

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sûr que la France n’avait plus besoin de lui, je l’entends
s’écrier : Allons vivre à la campagne.
Ses amis politiques ne l’ont pas toujours bien apprécié ;
mais survenait-il quelque embarras, quelque danger, tous
s’empressaient de recourir à sa raison imperturbable, à son
inébranlable courage. Son talent ressemblait à leur amitié.
C’est dans les moments de crise qu’il en avait toute la
plénitude, et que bien des faiseurs de phrases, qu’on appelle
orateurs, baissaient la tête devant lui.
Tel fut l’homme que je n’aurais pas quitté, eût-il dû
vieillir dans une position éminente. Loin de lui la pensée de
m’affubler d’aucun titre, d’aucun emploi ! car il respectait
mes goûts. C’est comme simple volontaire qu’il eût voulu
me garder à ses côtés sur le champ de bataille du pouvoir.
Et moi, en restant auprès de lui, je lui aurais du moins fait
gagner le temps que lui eussent pris, chaque jour, les visites
qu’il n’eût pas manqué de me faire si je m’étais obstiné à
vivre dans notre paisible retraite. Aux sentiments les plus
élevés s’unissaient dans son cœur les affections les plus
douces ; il n’était pas moins tendre ami que citoyen dévoué.
Ces derniers mots suffiront pour justifier cette digression,
qui d’ailleurs ne peut déplaire aux vrais patriotes. Ils n’ont
jamais plus regretté Manuel que depuis la révolution de
Juillet, en dépit de quelques gens qui peut-être répètent tout
bas : Sommes-nous heureux que celui-là soit mort !
Il est temps de jeter un coup d’œil général sur mes
chansons. Je le confesse d’abord : je conçois les reproches
que plusieurs ont dû m’attirer de la part des esprits austères,
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peu disposés à pardonner quelque chose, même à un livre
qui n’a pas la prétention de servir à l’éducation des
demoiselles. Je dirai seulement, sinon comme défense, au
moins comme excuse, que ces chansons, folles inspirations
de la jeunesse et de ses retours, ont été des compagnes fort
utiles, données aux graves refrains et aux couplets
politiques. Sans leur assistance, je suis tenté de croire que
ceux-ci auraient bien pu n’aller ni aussi loin, ni aussi bas, ni
même aussi haut, ce dernier mot dût-il scandaliser les vertus
de salon.
Quelques unes de mes chansons ont été traitées d’impies,
les pauvrettes ! par MM. les procureurs du roi, avocats-
généraux et leurs substituts, qui sont tous gens très-religieux
à l’audience. Je ne puis, à cet égard, que répéter ce qu’on a
dit cent fois. Quand, de nos jours, la religion se fait
instrument politique, elle s’expose à voir méconnaître son
caractère sacré ; les plus tolérants deviennent intolérants
pour elle ; les croyants qui croient autre chose que ce
qu’elle enseigne, vont quelquefois, par représailles,
l’attaquer jusque dans son sanctuaire. Moi, qui suis de ces
croyants, je n’ai jamais été jusque-là : je me suis contenté
de faire rire de la livrée du catholicisme. Est-ce de
l’impiété ?
Enfin, grand nombre de mes chansons ne sont que des
inspirations de sentiments intimes ou des caprices d’un
esprit vagabond ; ce sont là mes filles chéries : voilà tout le
bien que j’en veux dire au public. Je ferai seulement
observer encore, qu’en jetant une grande variété dans mes

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recueils, celles-ci ont dû n’être pas inutiles non plus au
succès des chansons politiques.
Quant à ces dernières, à n’en croire même que les
adversaires les plus prononcés de l’opinion que j’ai
défendue pendant quinze ans, elles ont exercé une puissante
influence sur les masses, seul levier qui, désormais, rende
les grandes choses possibles. L’honneur de cette influence,
je ne l’ai pas réclamé au moment de la victoire : mon
courage s’évanouit aux cris qu’elle fait pousser. Je crois, en
vérité, que la défaite va mieux à mon humeur. Aujourd’hui,
j’ose donc réclamer ma part dans le triomphe de 1830,
triomphe que je n’ai su chanter que longtemps après et
devant les sépultures des citoyens à qui nous le devons. Ma
chanson d’adieu se ressent de ce mouvement de vanité
politique, produit sans doute par les flatteries qu’une
jeunesse enthousiaste m’a prodiguées et me prodigue
encore. Prévoyant que bientôt l’oubli enveloppera les
chansons et le chansonnier, c’est une épitaphe que j’ai
voulu préparer pour notre tombe commune.
Malgré tout ce que l’amitié a pu faire, malgré les plus
illustres suffrages et l’indulgence des interprètes de
l’opinion publique, j’ai toujours pensé que mon nom ne me
survivrait pas, et que ma réputation déclinerait d’autant plus
vite qu’elle a été nécessairement fort exagérée par l’intérêt
de parti qui s’y est attaché. On a jugé de sa durée par son
étendue ; j’ai fait, moi, un calcul différent qui se réalisera de
mon vivant, pour peu que je vieillisse. À quoi bon nous
révéler cela ? diront quelques aveugles. Pour que mon pays

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me sache gré, surtout, de m’être livré au genre de poésie
que j’ai jugé le plus utile à la cause de la liberté, lorsque je
pouvais tenter des succès plus solides dans les genres que
j’avais cultivés d’abord.
Sur le point de faire ici un examen consciencieux de ces
productions fugitives, le courage m’a manqué, je l’avoue.
J’ai craint qu’on ne me prît au mot lorsque je relèverais des
fautes, et qu’on ne fît la sourde oreille aux cajoleries
paternelles que je pourrais adresser à mes chansons ; car
encore faut-il bien que tout n’en soit pas mauvais. Puis,
malgré la politesse des critiques à mon égard, ce serait peut-
être pousser la reconnaissance trop loin que de faire ainsi
leur besogne. Je le répète : le courage m’a manqué. On
n’incendie guère sa maison que lorsqu’elle est assurée. Ce
que je puis dire d’avance à ceux qui se font les exécuteurs
des hautes œuvres littéraires, c’est que je suis complètement
innocent des éloges exagérés qui m’ont été prodigués ; que
jamais il ne m’est arrivé de solliciter le moindre article de
bienveillance ; que j’ai été même jusqu’à prier des amis
journalistes d’être pour moi plus sobres de louanges ; que,
loin de vouloir ajouter le bruit au bruit, j’ai évité les
ovations qui l’augmentent ; me suis tenu loin des coteries
qui le propagent ; et que j’ai fermé ma porte aux commis-
voyageurs de la Renommée, ces gens qui se chargent de
colporter votre réputation en province et jusque dans
l’étranger, dont les revues et les magasins leur sont ouverts.
Je n’ai jamais poussé mes prétentions plus haut que ne
l’indique le titre de chansonnier, sentant bien qu’en mettant

29
toute ma gloire à conserver ce titre auquel je dois tant, je lui
devrais encore d’être jugé avec plus d’indulgence, placé par
là loin et au-dessous de toutes les grandes illustrations de
mon siècle. Le besoin de cette position spéciale a toujours
dû m’ôter l’idée de courir après les dignités littéraires les
plus enviées et les plus dignes de l’être, quelque instance
que m’aient faite des amis influents et dévoués, qui, dans la
poursuite de ces dignités, me promettaient, je suis honteux
de le dire, plus de bonheur que n’en a eu B. Constant, grand
publiciste, grand orateur, grand écrivain. Pauvre Constant !
À ceux qui douteraient de la sincérité de mes paroles, je
répondrai : Les rêves poétiques les plus ambitieux ont bercé
ma jeunesse ; il n’est presque point de genre élevé que je
n’aie tenté en silence. Pour remplir une immense carrière, à
vingt ans, dépourvu d’études, même de celle du latin, j’ai
cherché à pénétrer le génie de notre langue et les secrets du
style. Les plus nobles encouragements m’ont été donnés
alors. Je vous le demande : croyez-vous qu’il ne me soit
rien resté de tout cela, et qu’aujourd’hui, jetant un regard de
profonde tristesse sur le peu que j’ai fait, je sois disposé à
m’en exagérer la valeur ? Mais j’ai utilisé ma vie de poète,
et c’est là ma consolation. Il fallait un homme qui parlât au
peuple le langage qu’il entend et qu’il aime, et qui se créât
des imitateurs pour varier et multiplier les versions du
même texte. J’ai été cet homme. La Liberté et la Patrie,
dira-t-on, se fussent bien passées de vos refrains. La Liberté
et la Patrie ne sont pas d’aussi grandes dames qu’on le
suppose : elles ne dédaignent le concours de rien de ce qui

30
est populaire. Il y aurait, selon moi, injustice à porter sur
mes chansons un jugement où il ne me serait pas tenu
compte de l’influence qu’elles ont exercée. Il est des
instants, pour une nation, où la meilleure musique est celle
du tambour qui bat la charge.
Après tout, si l’on trouve que j’exagère beaucoup
l’importance de mes couplets, qu’on pardonne au vétéran
qui prend sa retraite, de grossir tant soit peu ses états de
services. On pourra même observer que je parle à peine de
mes blessures. D’ailleurs, la récompense que je sollicite ne
fera pas ajouter un centime au budget.
Comme chansonnier, il me faut répondre à une critique
que j’ai vu plusieurs fois reproduite. On m’a reproché
d’avoir dénaturé la chanson, en lui faisant prendre un ton
plus élevé que celui des Collé, des Panard, des Désaugiers.
J’aurais mauvaise grâce à le contester, car c’est, selon moi,
la cause de mes succès. D’abord, je ferai remarquer que la
chanson, comme plusieurs autres genres, est toute une
langue, et que, comme telle, elle est susceptible de prendre
les tons les plus opposés. J’ajoute que depuis 1789, le
peuple ayant mis la main aux affaires du pays, ses
sentiments et ses idées patriotiques ont acquis un très-grand
développement ; notre histoire le prouve. La chanson, qu’on
avait définie l’expression des sentiments populaires, devait
dès lors s’élever à la hauteur des impressions de joie ou de
tristesse que les triomphes ou les désastres produisaient sur
la classe la plus nombreuse. Le vin et l’amour ne pouvaient
guère plus que fournir des cadres pour les idées qui

31
préoccupaient le peuple exalté par la révolution, et ce
n’était plus seulement avec les maris trompés, les
procureurs avides et la barque à Caron, qu’on pouvait
obtenir l’honneur d’être chanté par nos artisans et nos
soldats aux tables des guinguettes. Ce succès ne suffisait
pas encore ; il fallait de plus que la nouvelle expression des
sentiments du peuple pût obtenir l’entrée des salons, pour y
faire des conquêtes dans l’intérêt de ces sentiments. De là,
autre nécessité de perfectionner le style et la poésie de la
chanson.
Je n’ai pas fait seul toutes les chansons depuis quinze ou
dix-huit ans. Qu’on feuillette tous les recueils, et l’on verra
que c’est dans le style le plus grave que le peuple voulait
qu’on lui parlât de ses regrets et de ses espérances. Il doit
sans doute l’habitude de ce diapason élevé à l’immortelle
Marseillaise, qu’il n’a jamais oubliée, comme on l’a pu voir
dans la grande Semaine.
Pourquoi nos jeunes et grands poètes ont-ils dédaigné les
succès que, sans nuire à leurs autres travaux, la chanson
leur eût procurés ? notre cause y eût gagné, et, j’ose le leur
dire, eux-mêmes eussent profité à descendre quelquefois
des hauteurs de notre vieux Pinde, un peu plus
aristocratique que ne le voudrait le génie de notre bonne
langue française. Leur style eût sans doute été obligé de
renoncer, en partie, à la pompe des mots ; mais, par
compensation, ils se seraient habitués à résumer leurs idées
en de petites compositions variées et plus ou moins
dramatiques, compositions que saisit l’instinct du vulgaire,

32
lors même que les détails les plus heureux lui échappent.
C’est là, selon moi, mettre de la poésie en dessous. Peut-
être est-ce, en définitive, une obligation qu’impose la
simplicité de notre langue et à laquelle nous nous
conformons trop rarement. La Fontaine en a pourtant assez
bien prouvé les avantages.
J’ai pensé quelquefois que si les poètes contemporains
avaient réfléchi que désormais c’est pour le peuple qu’il
faut cultiver les lettres, ils m’auraient envié la petite palme
qu’à leur défaut, je suis parvenu à cueillir, et qui sans doute
eût été durable mêlée à de plus glorieuses. Quand je dis
peuple, je dis la foule ; je dis le peuple d’en bas, si l’on
veut. Il n’est pas sensible aux recherches de l’esprit, aux
délicatesses du goût ; soit ! mais, par là même, il oblige les
auteurs à concevoir plus fortement, plus grandement, pour
captiver son attention. Appropriez donc à sa forte nature et
vos sujets et leurs développements ; ce ne sont ni des idées
abstraites, ni des types qu’il vous demande : montrez-lui à
nu le cœur humain. Il me semble que Shakespeare fut
soumis à cette heureuse condition. Mais que deviendra la
perfection du style ? Croit-on que les vers inimitables de
Racine, appliqués à l’un de nos meilleurs mélodrames,
eussent empêché, même aux boulevards, l’ouvrage de
réussir ? Inventez, concevez pour ceux qui tous ne savent
pas lire, écrivez pour ceux qui savent écrire.
Par suite d’habitudes enracinées, nous jugeons encore le
peuple avec prévention. Il ne se présente à nous que comme
une tourbe grossière, incapable d’impressions élevées,

33
généreuses, tendres. Toutefois, chez nous il y a pis, même
en matière de jugements littéraires, surtout au théâtre. S’il
reste de la poésie au monde, c’est, je n’en doute pas, dans
ses rangs qu’il faut l’aller chercher. Qu’on essaie donc d’en
faire pour lui ; mais, pour y parvenir, il faut étudier ce
peuple. Quand par hasard nous travaillons pour nous en
faire applaudir, nous le traitons comme font ces rois qui,
dans leurs jours de munificence, lui jettent des cervelas à la
tête et le noient dans du vin frelaté. Voyez nos peintres :
représentent-ils des hommes du peuple, même dans des
compositions historiques, ils semblent se complaire à les
faire hideux. Ce peuple ne pourrait-il pas dire à ceux qui le
représentent ainsi : « Est-ce ma faute si je suis
misérablement déguenillé ! si mes traits sont flétris par le
besoin, quelquefois même par le vice ? Mais dans ces traits
hâves et fatigués a brillé l’enthousiasme du courage et de la
liberté ; mais sous ces haillons, coule un sang que je
prodigue à la voix de la patrie. C’est quand mon âme
s’exalte qu’il faut me peindre. Alors je suis beau ; » et le
peuple aurait raison de parler ainsi.
Tout ce qui appartient aux lettres et aux arts est sorti des
classes inférieures, à peu d’exceptions près. Mais nous
ressemblons tous à des parvenus désireux de faire oublier
leur origine ; ou si nous voulons bien souffrir chez nous des
portraits de famille, c’est à condition d’en faire des
caricatures. Beau moyen de s’anoblir, vraiment ! les
Chinois sont plus sages : ils anoblissent leurs aïeux.

34
Le plus grand poète des temps modernes, et peut-être de
tous les temps, Napoléon, lorsqu’il se dégageait de
l’imitation des anciennes formes monarchiques, jugeait le
peuple ainsi que devraient le juger nos poètes et nos artistes.
Il voulait, par exemple, que le spectacle des représentations
gratis fût composé des chefs-d’œuvre de la scène française.
Corneille et Molière en faisaient souvent les honneurs, et
l’on a remarqué que jamais leurs pièces ne furent
applaudies avec plus de discernement. Le grand homme
avait appris de bonne heure, dans les camps et au milieu des
troubles révolutionnaires, jusqu’à quel degré d’élévation
peut atteindre l’instinct des masses, habilement remuées.
On serait tenté de croire que c’est pour satisfaire à cet
instinct qu’il a tant fatigué le monde. L’amour que porte à
sa mémoire la génération nouvelle qui ne l’a pas connu,
prouve assez combien l’émotion poétique a de pouvoir sur
le peuple. Que nos auteurs travaillent donc sérieusement
pour cette foule si bien préparée à recevoir l’instruction
dont elle a besoin. En sympathisant avec elle, ils achèveront
de la rendre morale, et plus ils ajouteront à son intelligence,
plus ils étendront le domaine du génie et de la gloire.
Les jeunes gens, je l’espère, me pardonneront des
réflexions que je ne hasarde ici que pour eux. Il en est peu
qui ne sachent l’intérêt que tous m’inspirent. Combien de
fois me suis-je entendu reprocher des applaudissements
donnés à leurs plus audacieuses innovations ? Pouvais-je ne
pas applaudir même en blâmant un peu ? Dans mon grenier,
à leur âge, sous le règne de l’abbé Delille, j’avais moi-

35
même projeté l’escalade de bien des barrières. Je ne sais
quelle voix me criait : Non, les Latins et les Grecs mêmes
ne doivent pas être des modèles ; ce sont des flambeaux :
sachez vous en servir. Déjà la partie littéraire et poétique
des admirables ouvrages de M. de Chateaubriand m’avait
arraché aux lisières des Le Batteux et des La Harpe, service
que je n’ai jamais oublié.
Je l’avoue pourtant, je n’aurais pas voulu plus tard voir
recourir à la langue morte de Ronsard, le plus classique de
nos vieux auteurs ; je n’aurais pas voulu surtout qu’on
tournât le dos à notre siècle d’affranchissement, pour ne
fouiller qu’au cercueil du moyen-âge, à moins que ce ne fût
pour mesurer et peser les chaînes dont les hauts barons
accablaient les pauvres serfs, nos aïeux. Peut-être avais-je
tort, après tout. C’est lorsqu’à travers l’Atlantique il croyait
voguer vers l’Asie, berceau de l’ancien monde, que Colomb
rencontra un monde nouveau. Courage donc, jeunes gens !
il y a de la raison dans votre audace ; mais puisque vous
avez l’avenir pour vous, montrez un peu moins
d’impatience contre la génération qui vous a précédés, et
qui marche encore à votre tête par rang d’âge. Elle a été
riche aussi en grands talents, et tous se sont plus ou moins
consacrés aux progrès des libertés dont les fruits ne
mûriront guère que pour vous. C’est du milieu des combats
à mort de la tribune, au bruit des longues et sanglantes
batailles, dans les douleurs de l’exil, au pied des échafauds,
que, par de brillants et nombreux succès, ils ont entretenu le
culte des Muses, et qu’ils ont dit à la barbarie : Tu n’iras pas

36
plus loin. Et vous le savez, elle ne s’arrête que devant la
gloire.
Quant à moi qui, jusqu’à présent, n’ai eu qu’à me louer
de la jeunesse, je n’attendrai pas qu’elle me crie : Arrière,
bonhomme ! laisse-nous passer. Ce que l’ingrate pourrait
faire avant peu. Je sors de la lice pendant que j’ai encore la
force de m’en éloigner. Trop souvent, au soir de la vie, nous
nous laissons surprendre par le sommeil sur la chaise où il
vient nous clouer. Mieux vaudrait aller l’attendre au lit, dont
alors on a si grand besoin. Je me hâte de gagner le mien,
quoiqu’il soit un peu dur.
Quoi ! vous ne ferez plus de chansons ? Je ne promets
pas cela ; entendons-nous, de grâce. Je promets de n’en pas
publier davantage. Aux joies du travail succèdent les
dégoûts du besoin de vivre ; bon gré mal gré, il faut
trafiquer de la Muse : le commerce m’ennuie ; je me retire.
Mon ambition n’a jamais été à plus d’un morceau de pain
pour mes vieux jours : elle est satisfaite, bien que je ne sois
pas même électeur, et que je ne puisse espérer jamais
l’honneur d’être éligible, en dépit de la révolution de Juillet,
à qui je n’en veux pas pour cela. À ne faire des chansons
que pour vous, dira-t-on, le dégoût vous prendra bien vite.
Eh ! ne puis-je faire autre chose que des couplets pour ma
fête ? Je n’ai pas renoncé à être utile. Dans la retraite où je
vais me confiner, les souvenirs se presseront en foule. Ce
sont les bonnes fortunes d’un vieillard. Notre époque, agitée
par tant de passions extrêmes, ne transmettra que peu de
jugements équitables sur les contemporains qui occupent ou

37
ont occupé la scène, qui ont soufflé les acteurs ou encombré
les coulisses. J’ai connu un grand nombre d’hommes qui
ont marqué depuis vingt ans ; sur presque tous ceux que je
n’ai pas vus ou que je n’ai fait qu’entrevoir, ma mémoire a
recueilli quantité de faits plus ou moins caractéristiques. Je
veux faire une espèce de Dictionnaire historique, où, sous
chaque nom de nos notabilités politiques et littéraires,
jeunes ou vieilles, viendront se classer mes nombreux
souvenirs et les jugements que je me permettrai de porter ou
que j’emprunterai aux autorités compétentes. Ce travail peu
fatigant, qui n’exige ni des connaissances profondes, ni le
talent de prosateur, remplira le reste de ma vie. Je jouirai du
plaisir de rectifier bien des erreurs et des calomnies
qu’enfante toujours une lutte envenimée ; car ce n’est pas
dans un esprit de dénigrement, on le conçoit, que j’ai formé
ce projet. Dans une cinquantaine d’années, ceux qui
voudront écrire l’histoire de ces jours féconds en
événements n’auront à consulter, je le crains bien, que des
documents entachés de partialité. Les notes que je laisserai
à ma mort pourront inspirer quelque confiance, même dans
ce qu’elles auront de sévère, car je ne prétends pas n’être
qu’un panégyriste. Les historiens savent tant de choses,
qu’ils sauront sans doute alors que j’ai eu peu à me plaindre
des hommes, même des hommes puissants ; que si je n’ai
rien été, c’est comme d’autres sont quelque chose, je veux
dire en me donnant de la peine pour cela, ils n’auront donc
pas à me ranger au nombre des gens désappointés et
chagrins. Ils sauront peut-être aussi que j’ai joui de la
réputation d’observateur assez attentif, assez exact, assez
38
pénétrant, et qu’enfin je m’en suis toujours plutôt pris à la
faiblesse des hommes qu’à leur mauvais vouloir du mal que
j’ai pu voir faire dans mon temps. Des matériaux recueillis
dans cet esprit manquent trop souvent pour que les
historiens à venir ne tirent pas bon parti de ceux que je
laisserai. La France un jour pourra m’en savoir gré. Qui sait
si ce n’est pas à cet ouvrage de ma vieillesse que mon nom
devra de me survivre ? Il serait plaisant que la postérité dît :
Le judicieux, le grave Béranger ! Pourquoi pas ?
Mais voici bien des pages à la suite les unes des autres,
sans trop de logique, ni surtout de nécessité. Se douterait-
on, à la longueur de cette préface, que j’ai toujours redouté
d’entretenir le public de moi, autrement qu’en chansons ? Je
crains bien d’avoir abusé étrangement du privilége que
donne l’instant des adieux ; il me reste pourtant encore une
dette de cœur à acquitter.
Au risque d’avoir l’air de solliciter pour mes nouvelles
chansons l’indulgence des journaux, mise par moi si
souvent à l’épreuve, je dois témoigner ma reconnaissance à
leurs rédacteurs, pour l’appui qu’ils m’ont prêté dans mes
petites guerres avec le pouvoir. Ceux de mon opinion ont
plus d’une fois bravé les ciseaux de la censure et les ongles
de la main de justice pour venir à mon secours dans les
moments périlleux. Nul doute que sans eux on ne m’eût fait
payer plus chèrement la témérité de mes attaques. Je ne suis
point de ceux qui oublient les obligations qu’ils ont à la
presse périodique.

39
Je me fais un devoir d’ajouter que même les journaux de
l’opinion la plus opposée à la mienne, tout en repoussant
l’hostilité de mes principes, m’ont paru presque toujours
garder la mesure qu’un homme convaincu a droit d’attendre
de ses adversaires, surtout quand il ne s’en prend qu’à ceux
qui sont en position de se venger.
J’attribue cette bienveillance si générale à l’empire
qu’exerce en France le genre auquel je me suis
exclusivement livré. Cela seul suffirait pour m’ôter toute
envie d’accoler jamais aucun autre titre à celui de
chansonnier, qui m’a rendu cher à mes concitoyens.
1. ↑ Cette préface est celle du dernier volume des chansons, qui a paru en
1833. Comme elle est, pour ainsi dire, une clef nécessaire à toutes les
publications antérieures, nous avons cru devoir la placer en tête de notre
nouvelle publication. La Préface de 1815 ne peut guère convenir qu’aux
chansons du premier volume, pour lesquelles elle fut faite, à la demande
du libraire. L’auteur voulait même supprimer cette ancienne Préface,
mais nous avons obtenu qu’il nous permit de la mettre à la suite de celle
de 1838, pour compléter le reproduction des éditions précédentes dont
elle a toujours fait partie.
(Note de l’Éditeur.)
2. ↑ Par un rapprochement singulier, dont je m’honore, ces deux
condamnations me réunirent en prison à M. Cauchois-Lemaire, ex-
proscrit, écrivain encore plus intempestif que moi, c’est-à-dire plus
courageux et par conséquent aussi plus abandonné des uns et plus
maltraité des autres.
3. ↑ J’ai cependant reçu un service pécuniaire à cette époque. Lorsque
j’étais à la Force, en 1829, une souscription fut ouverte pour payer mon
amende et les frais de justice. Malgré tous les efforts de mes jeunes amis
de la société Aide-toi, le Ciel t’aidera, la souscription ne fut pas remplie
entièrement, grâce aux mêmes personnes qui avaient empêché la
réélection de Manuel de 1824. Je n’ai point su quelle somme il
manquait ; mais je n’ai pu ignorer que l’un de nos plus recommandables
citoyens, M. Berard, chez qui la souscription était ouverte, m’acquitta

40
envers le fisc. Ce service, au reste, doit me sembler de peu d’importance,
comparé à ceux de tout genre que m’a rendus l’amitié de M. Berard.

41
NOTICE

BÉRANGER est né à Paris le 19 août 1780, chez un tailleur,


son pauvre et vieux grand-père. Les prénoms qu’il reçut à
sa naissance sont ceux de Pierre-Jean ; noms d’apôtres,
noms de bon augure pour un homme qui devait avoir aussi
une mission à remplir. Son père et sa mère, à ce qu’il
semble, eurent peu d’influence sur son éducation. Son père,
né à Flamicour, près de Péronne, homme vif, spirituel,
d’une imagination entreprenante et active, aspira
constamment, dans le cours d’une vie pleine d’aventures, à
une condition plus relevée que celle dont il était sorti. Il
n’eût pas tenu à lui que son fils ne vît dans la particulière
nobiliaire de, qui précédait son nom, la trace d’une ancienne
distinction ; mais Béranger, trop fier pour avoir de ces
petites vanités, s’est toujours reconnu vilain et très-vilain.
Ce fut à ses grands parents paternels et maternels que notre
jeune homme dut ses premiers principes et ses premières
impulsions.
Il resta à Paris, rue Montorgueil, chez son grand-père le
tailleur, jusqu’à l’âge de neuf ans ; témoin de la prise de la
Bastille, quarante années plus tard, en 1829, il en célébrait
le palpitant souvenir sous les barreaux de la Force. Peu de
temps après cette belle journée, il quitta Paris pour Péronne,

42
où il fut confié à une tante paternelle, qui tenait une auberge
dans un des faubourgs : cette respectable femme,
maintenant octogénaire, est pour quelque chose dans une
gloire qu’elle a préparée et dont elle apprécie la grandeur.
C’est chez elle et sous ses yeux que l’enfant sortit de son
ignorance, en lisant le Télémaque et quelques volumes de
Racine et de Voltaire qu’elle avait parmi ses livres. Aux
vers du plus religieux de nos poètes et à ceux du plus
moqueur de nos philosophes, sa tante, bonne et pieuse,
joignait d’excellents avertissements de morale, des conseils
d’une fervente dévotion. Néanmoins, déjà à cette époque
son génie libre, sceptique et malin, se trahissait par des
saillies involontaires. Ainsi, à l’âge de douze ans, ayant été
atteint d’un coup de tonnerre au seuil même de sa maison,
ses premières paroles à sa tante en sortant de la complète
paralysie dont la foudre l’avait frappé, furent celles-ci :
« Eh bien ! à quoi sert donc ton eau bénite ? » Malicieux
reproche à cette excellente femme, qu’il avait vue, au
commencement de l’orage, asperger d’eau bénite toute la
maison.
Dans ce même temps, les ardentes strophes de la
Marseillaise, le canon des remparts célébrant la délivrance
de Toulon, arrachaient des larmes au jeune Béranger. À
quatorze ans, il entra en apprentissage dans l’imprimerie de
M. Laisné, où il commença à apprendre les premières règles
de l’orthographe et de la langue. Mais sa véritable école,
celle qui contribua le plus aux développements de son
intelligence et de ses sentiments moraux, ce fut l’école

43
primaire fondée à Péronne par M. Ballue de Bellanglise,
ancien député à l’assemblée législative. Dans son
enthousiasme pour Jean-Jacques, ce représentant avait
imaginé un institut d’enfants d’après les maximes du
citoyen-philosophe : l’institut de Péronne offrait à la fois
l’image d’un club et celle d’un camp ; les enfants y
portaient le costume militaire ; à chaque événement public,
ils nommaient des députations, prononçaient des discours,
votaient des adresses : on écrivait au citoyen Robespierre ou
au citoyen Tallien. Le jeune Béranger était l’orateur, le
rédacteur habituel et le plus influent. Ces exercices, en
éveillant son goût, en formant son style, en étendant ses
notions d’histoire et de géographie, avaient en outre
l’avantage d’appliquer de bonne heure ses facultés à l’étude
de la chose publique, et fiançaient en quelque sorte son
jeune cœur à la patrie. Mais, dans cette éducation toute
citoyenne, on n’enseignait pas le latin ; Béranger ne l’apprit
donc pas.
Cette omission dans l’instruction du futur poëte ne fut
pas aussi importante que les préjugés que nous rapportons
des collèges pourraient nous le faire croire. Un des hommes
qui ont le plus cultivé la littérature latine, un professeur qui
s’est occupé avec amour des études classiques, rend, sous
ce rapport, une complète justice à Béranger. C’est le fond et
non la forme qu’il faut étudier : la liqueur seule donne du
parfum au vase ; la pensée est une, immuable, éternelle : la
forme varie de peuple à peuple et souvent d’homme à
homme.

44
« Béranger, dit M. Tissot, a toujours affirmé qu’il ne
savait pas les langues classiques : on ne peut guère douter
de ce que dit un homme de ce caractère ; cependant, après
avoir lu un certain nombre de ses belles chansons, qui
respirent tout le parfum de la poésie antique, on éprouve
bien de la peine à se défendre de l’incrédulité. Mais si
Béranger n’a lu ni Homère, ni Virgile, ni Horace et leurs
pareils, dans leur propre idiome, il n’en a pas moins fait de
ces auteurs une étude approfondie, qui éclate par ses
jugements sur eux, et surtout par sa manière de composer et
d’écrire : on dirait qu’en se pénétrant de leur substance, il a
deviné le caractère et les formes de leur style, réfléchi par
celui de nos grands écrivains, qu’il a tant étudiés dans un
travail continuel de sa tête méditative. Béranger, qui ne les
copie jamais, doit beaucoup à Montaigne, à Molière, et à
notre fabuliste. »
À dix-sept ans, muni d’un premier fonds de
connaissances et des bonnes instructions morales de sa
tante, Béranger revint à Paris auprès de son père. Vers dix-
huit ans, pour la première fois, l’idée de faire des vers se
glissa dans sa tête, sans doute à l’occasion de quelques
représentations théâtrales auxquelles il assistait. La comédie
fut son premier rêve : il en ébaucha une, intitulée Les
Hermaphrodites, où il raillait les hommes fats et efféminés,
les femmes ambitieuses et intrigantes. Mais, ayant lu avec
soin Molière, il renonça, par respect pour ce grand maître, à
un genre d’une si accablante difficulté. Molière et La
Fontaine étaient alors ses auteurs favoris ; il étudiait leurs

45
moindres détails d’observation, de vers, de style, et arrivait
par eux à deviner, à sentir, à apprécier son propre talent.
Ses premiers essais dramatiques ne lui furent pas
inutiles ; il leur doit peut-être d’avoir introduit dans ses
chansons quelque chose de la forme du drame. Renonçant
au théâtre, le genre satirique occupa un moment son esprit ;
mais il lui répugna, comme âcre et odieux. Alors, pour
satisfaire à son besoin de travail et de poésie, il prit la
grande et solennelle détermination de composer un poème
épique : Clovis fut le héros qu’il choisit. Le soin de préparer
ses matériaux, d’approfondir les caractères de ses
personnages, de mûrir ses combinaisons principales, devait
l’occuper plusieurs années ; quant à l’exécution proprement
dite, il l’ajournait jusqu’à l’époque où il aurait trente ans.
Cependant sa position malheureuse contrastait
amèrement avec ses grandioses perspectives. Après dix-huit
mois d’aisance et de prospérité, il connaissait le dénûment
et la misère ; de rudes années d’épreuves commençaient
pour le jeune homme. Alors, voulant transporter la poésie
de sa pensée dans la vie, il songea un moment à l’existence
active, aux voyages, à l’expatriation sur cette terre
d’Égypte, qui était encore au pouvoir de nos soldats : un
membre de la grande expédition, revenu en France,
désenchanté de l’Orient, le détourna de ce projet.
La jeunesse, avec toute sa puissance d’illusion et de
tendresse, avec cette gaieté naturelle qui en forme le plus
bel apanage et dont notre poëte avait reçu du ciel une si
heureuse mesure, l’espoir, la confiance, la bonne opinion de

46
soi-même, toutes ces ressources intérieures qui ne
manquent jamais aux jeunes gens, triomphèrent de
l’adversité ; et la période nécessiteuse que Béranger était
forcé de traverser, brilla bientôt à ses yeux de mille grâces :
ce fut le temps où il se mêla de plus près à toutes les classes
et à toutes les conditions populaires ; où, dépouillant sans
retour le factice et le convenu de la société, il imposa à ses
besoins des limites étroites qu’ils n’ont plus franchies,
trouvant moyen d’y laisser place pour les naïves
jouissances. Ce fut le temps enfin du Grenier, des amis
joyeux, de la reprise au revers du vieil habit ; l’aurore du
règne de Lisette, de cette Lisette, infidèle et tendre comme
Manon et aimée comme elle, et dont il a dit plus tard, en
écrivant à une amie : « Si vous m’aviez donné à deviner
quel vers vous avait choquée dans le Grenier…

« J’ai su depuis qui payait sa toilette…

je vous l’aurais dit. Ah ! ma chère amie, que nous


entendons l’amour différemment ! à vingt ans, j’étais à cet
égard comme je suis aujourd’hui. Vous avez donc une bien
mauvaise idée de cette pauvre Lisette ? Elle était cependant
si bonne fille ! si folle, si jolie ! je dois même dire si
tendre ! Eh quoi ! parce qu’elle avait une espèce de mari qui
prenait soin de sa garde-robe, vous vous fâchez contre elle !
vous n’en auriez pas eu le cou rage si vous l’aviez vue
alors. Elle se mettait avec tant de goût, et tout lui allait si
bien ! D’ailleurs elle n’eût pas mieux demandé que de tenir

47
de moi ce qu’elle était obligée d’acheter d’un autre. Mais
comment faire ? moi, j’étais si pauvre ! la plus petite partie
de plaisir me forçait à vivre de panade pendant huit jours,
que je faisais moi-même tout en entassant rime sur rime, et
plein de l’espoir d’une gloire future. Rien qu’en vous
parlant de cette riante époque de ma vie, où, sans appui,
sans pain assuré, sans instruction, je me rêvais un avenir
sans négliger les plaisirs du présent, mes yeux se mouillent
de larmes involontaires. Oh ! que la jeunesse est une belle
chose, puisqu’elle peut répandre du charme jusque sur la
vieillesse, cet âge si déshérité, si pauvre ! Employez bien ce
qui vous en reste, ma chère amie. Aimez, et laissez-vous
aimer. J’ai bien connu ce bonheur ; c’est le plus grand de la
vie. »
Cette époque de lutte continue contre la pauvreté et
contre ses obstacles pour l’avenir, plus grands que ses
atteintes au temps présent, fut néanmoins suivie d’une
espèce de découragement, dont un bienfait, digne et
inespéré, vint heureusement tirer le poëte. Le frère du
Premier Consul, M. Lucien Bonaparte, l’accueillit avec
intérêt et lui accorda une généreuse protection : Béranger,
dans la dédicace de ses dernières chansons, nous racontera
lui-même ce grand événement de sa jeunesse.
Dans cet âge si plein de vie, que le présent, quelque
rempli qu’il soit, ne suffit pas à l’ardeur de l’imagination, à
la satisfaction de la pensée ; dans cet âge où l’avenir est un
besoin, ce qui, après l’amour, préoccupait le plus Béranger,
c’était la gloire littéraire. Le patriotisme de son adolescence

48
ne l’avait pas abandonné ; mais ses sentiments ne se
tournaient qu’avec réserve vers l’homme de génie qui
touchait déjà à l’Empire. C’est un rapprochement curieux à
faire, parmi tant d’autres, entre Paul-Louis Courier et
Béranger, que ce peu de goût pour les jeux désastreux du
conquérant.
L’influence des ouvrages de M. de Chateaubriand sur le
jeune Béranger fut prompte et vive. Son admiration est
restée fidèle à ce beau génie, dont les inspirations
religieuses firent revivre en lui quelques-uns des germes
que sa bonne tante de Péronne y avait semés : l’auteur du
Génie du Christianisme fit connaître à Béranger les
grandeurs simples et sévères du goût antique, les beautés de
la Bible et d’Homère, lorsque dans l’âge des rêves épiques,
attendant l’heure d’aborder son Clovis, le chantre futur des
Clefs du Paradis et du Concordat de 1817 traitait en
dithyrambe le Déluge, le Jugement dernier, le
Rétablissement du culte. Quarante vers alexandrins,
intitulés Méditation, qu’il composa en 1802, sont empreints
d’une haute gravité religieuse : Béranger cherchait alors à
faire contraste avec la manière factice de Delille dans son
poème de la Pitié. Nous allons citer ces vers, qui sont
imprimés dans quelques anciens almanachs.

Nos grandeurs, nos revers ne sont point notre ouvrage,


Dieu seul mène à son gré notre aveugle courage.
Sans honte succombez, triomphez sans orgueil,
Vous mortels qu’il plaça sur un pompeux écueil.
Des hommes étaient nés pour le trône du monde,

49
Huit siècles l’assuraient à leur race féconde :
Dieu dit ; soudain, aux yeux de cent peuples surpris
Et ce trône et ces rois confondent leurs débris.
Les uns sont égorgés ; les autres en partage
Portent, au lieu de sceptre, un bâton de voyage,
Exilés, et contraints, sous le poids des rebuts,
D’errer dans l’univers, qui ne les connaît plus.
Spectateur ignoré de ce désastre immense,
Un homme enfin, sortant de l’ombre et de l’enfance,
Paraît. Toute la terre, à ses coups éclatants,
Croit dès le premier jour l’avoir connu longtemps.
Il combat, il subjugue, il renverse, il élève ;
Tout ce qu’il veut de grand, sa fortune l’achève.
Nous voyons, lorsqu’à peine on connaît ses desseins,
Les peuples étonnés tomber entre ses mains.
Alors son bras puissant apaisant la victoire
Soutient le monde entier qu’ébranlait tant de gloire.
Le Très-Haut l’ordonnait. Où sont les vains mortels
Qui s’opposaient au cours des arrêts éternels ?
Faibles enfants qu’un char écrasa sur la pierre,
Voilà leurs corps sanglants restés dans la poussière.
Au milieu des tombeaux, qu’environnait la nuit,
Ainsi je méditais par leur silence instruit.
Les fils viennent ici se réunir aux pères,
Qu’ils n’y retrouvent plus, qu’ils y portaient naguères,
Disais-je, quand l’éclat des premiers feux du jour
Vint du chant des oiseaux ranimer ce séjour.
Le soleil voit, du haut des voûtes éternelles,
Passer dans les palais des familles nouvelles ;
Familles et palais il verra tout périr !
Il a vu mourir tout, tout renaître et mourir ;
Vu des hommes, produits de la cendre des hommes ;
Et, lugubre flambeau du sépulcre où nous sommes,
Lui-même, à ce long deuil, fatigué d’avoir lui,
S’éteindra devant Dieu, comme nous devant lui.

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Ce goût de Béranger pour le simple et le réel se
développa dans un poème idyllique en quatre chants,
intitulé le Pèlerinage, où il s’attacha à reproduire les mœurs
pastorales, modernes et chrétiennes ! l’époque choisie était
le seizième siècle, et toute locution mythologique en était
soigneusement bannie. Sans affirmer que l’auteur ait réussi
à faire un tout suffisamment intéressant et neuf, on ne peut
s’empêcher de rendre justice à l’intention générale et
parfois au bonheur avec lequel les détails sont enchâssés.
Voici quelques vers de son épilogue. On ne peut, certes,
leur refuser l’expression juste et poétique. La pensée de
regret que Béranger y laisse percer est naïve et touchante.
Un poète qui, à vingt-deux ans, éprouve une telle défiance
de soi-même et qui l’exprime avec autant de bonheur, ne
doit pas désespérer de l’avenir.

Pourquoi faut-il, dans un siècle de gloire,


Mes vers et moi, que nous mourions obscurs !
Jamais, hélas ! d’une noble harmonie
L’antiquité ne m’apprit les secrets.
L’instruction, nourrice du génie,
De son lait pur ne m’abreuva jamais.
Que demander à qui n’eut point de maître ?
Du malheur seul les leçons m’ont formé,
Et ces épis que mon printemps vit naître
Sont ceux d’un champ où ne fut rien semé.

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Plus loin, s’adressant à M. Lucien Bonaparte, qui était
alors en exil à Rome, l’auteur terminait ainsi :

Vous qui vivez dans le séjour antique


Où triomphaient les rois de l’univers ;
Que reste-t-il de leur pompe héroïque ?
De vains débris et des tombeaux déserts.
Là, pour les grands quelle leçon profonde !
Ah ! puissiez-vous, attentif à ma voix,
Plein des vertus que le calme féconde,
Aimer les champs, la retraite et les bois !
Oui, fier du sort dont vous avez fait choix,
Restez, restez, malgré les vœux du monde,
Libre de l’or qui pèse au front des rois.

Un académicien-poète, à qui Béranger, encore inconnu,


parlait un jour de ses Idylles et du soin qu’il y prenait de
nommer chaque objet par son nom et sans le secours de la
fable, lui objectait : « Mais, la mer, par exemple, la mer ;
comment direz-vous ? — Je dirai tout simplement la mer.
— Eh quoi ! Neptune, Téthys, Amphitrite, Nérée, de gaieté
de cœur vous retranchez tout cela ? — Tout cela. »
L’académicien n’y pouvait croire. Comment admettre, en
effet, qu’il fût possible de composer un poëme moderne
sans le secours des dieux de l’antiquité !
Vers cette époque, recommandé à Landon, éditeur des
Annales du Musée, Béranger fut employé un ou deux ans

52
(1805-1806) à la rédaction du texte de cet ouvrage. Voulant
connaître tout ce qu’il a pu écrire, nous avons lu avec
attention les cinq volumes qui forment ces deux années, et
dont la rédaction générale est très supérieure à celle des
autres volumes de la collection. Quoique ces articles ne
soient pas signés, nous avons cru les reconnaître sûrement à
une certaine précision pittoresque dans les descriptions, à la
vivacité des couleurs dans quelques passages, à une
appréciation naïve et sentie des beautés naturelles de
certains tableaux ; enfin et surtout au soin que l’auteur a
pris de faire ressortir les vues morales, les pensées
profondes, les émotions de sentiment qui ont pu inspirer les
peintres dont il a examiné les ouvrages.
Grâce à l’appui de M. Arnault, Béranger entra, en qualité
de commis-expéditionnaire, dans les bureaux de
l’Université, où il resta douze ans. Ses appointements ne
s’élevèrent jamais au-delà de deux mille francs ; mais cette
somme modique suffisait à ses besoins et il ne sollicita
aucun avancement. Gardant pour lui ses pensées et son
intelligence, il ne voulait donner que son temps et sa main,
comme Jean-Jacques quand il copiait de la musique.
Béranger ne perdit cette place qu’en 1821. En 1815, lors de
la publication de son premier recueil, on l’avait prévenu
qu’il prît garde de recommencer, parce qu’on serait, à
regret, contraint de sacrifier une autre fois Bacchante,
Gaudriole, Frétillon et Demoiselles, au décorum
universitaire. On l’aurait fait dès lors, mais on croyait
encore devoir quelque ménagement à l’auteur du Roi

53
d’Yvetot. En 1821, quand Béranger récidiva son opposition
politique, il se rappela l’avertissement ministériel, et du jour
de la publication de son second recueil, il ne reparut plus à
son bureau, et le ministère lui fit signifier sa démission.
Béranger, à l’Université (de 1809 à 1814), continua avec
lenteur ses essais silencieux. Il songeait encore à travailler
pour le théâtre, mais ce n’était plus par goût comme
autrefois. Chaque jour d’ailleurs le plaisir qu’il trouvait à
formuler ses pensées en chansons l’emportait sur ses autres
desseins. De tout temps la chanson avait été pour lui un
amusement. Il la faisait alors, dit-il, avec une facilité qu’il
n’a plus retrouvée depuis, ou peut-être, en d’autres termes,
avec une négligence qu’il ne s’est plus permise. Souvent
rencontrant dans la rue Désaugiers qu’il connaissait sans en
être connu, il s’était dit tout bas : « Va, j’en ferais aussi bien
que toi, des chansons, si je voulais, n’étaient mes poëmes. »
Bientôt pourtant les Gueux, les Infidélités de Lisette, petits
chefs-d’œuvre de rhythme et de verve, qui échappèrent à
son génie comme les grains vermeils de la grenade qui fait
explosion, enlevèrent à ses poëmes une partie de leur attrait.
Il fut reçu au Caveau en 1813, et là, condamné comme ses
confrères à payer son écot en couplets, il y porta sa curiosité
sceptique, son imagination active, son style coloré et vrai,
sa versification savante, son riche vocabulaire. Mais
pendant longtemps encore il n’osa confier au refrain que sa
gaieté et ses sens. C’était un esquif trop frêle, pour risquer
d’autres sentiments plus précieux. Bon convive, véritable
enfant de la joie, camarade loyal et gai, il fut le vainqueur

54
facile de l’excellent Désaugiers, qui ne s’en inquiétait
guère, et il atteignait bientôt au sublime délirant des sens,
de l’ivresse et de la folie. La Bacchante, la Grande Orgie,
sont ses chefs-d’œuvre d’alors. Mais le poëte tenait encore
à part toutes ses arrière-pensées de patriotisme, de
sensibilité et de religion, tant de germes tendrement couvés,
qu’une fausse honte peut-être refoulait bien avant dans son
cœur. Béranger devait être le chantre consécrateur des
vaincus et des morts, le barde des héros modernes ; mais il
fallait Waterloo, pour qu’il osât obéir à son inspiration.
Dans ce temps de doute ironique et de folle gaieté, où son
esprit se ployait presque sous le joug de ses caustiques
camarades, ses convictions intimes, son indépendance
politique, restaient inébranlables. Il refusa, dans les cent-
jours, naturellement et sans se croire un Brutus, les
fonctions lucratives de censeur.
Béranger, dans ses études sur les sentiments qui éveillent
l’harmonie intérieure dans l’âme humaine, avait remarqué
bien des fois la disposition mélancolique des hommes
réunis en grand nombre, et en avait conçu l’idée de la
chanson doucement sérieuse, à l’usage du pauvre, de
l’affligé, du peuple enfin. Timide encore dans l’exécution
de ses propres pensées, avant de céder à son inspiration il se
sondait scrupuleusement, et il hésitait. Il avait bien glissé çà
et là, dans ses chansons les plus applaudies, quelque couplet
tendre et grave. Si j’étais petit oiseau avait obtenu un succès
unanime ; son triomphe décisif fut le Dieu des bonnes gens.
Un jour il dînait chez M. Étienne, auteur comique, habile

55
écrivain, qui a eu l’art de se montrer aussi spirituel dans sa
conduite que dans ses œuvres, sous la République, sous
l’Empire et sous la Restauration. La compagnie était
nombreuse ; au dessert, selon l’usage, on pressa Béranger
de chanter. Il commença d’une voix un peu tremblante,
mais l’applaudissement fut immense, et le poëte vit en cet
instant tomber la barrière qu’il redoutait ; il comprit qu’il
pouvait être tout à fait lui-même, et rester simple
chansonnier. Dès lors il s’est noblement obstiné à n’être que
cela littérairement et politiquement. Un goût fin, un tact
chatouilleux, une probité haute, l’ont constamment dirigé
dans ses nombreux et invincibles refus. Place dans les
bureaux de M. Laffitte, fauteuil à l’Académie, invitation à
la cour, rien ne l’a tenté ; le même sentiment de convenance
et de dignité l’a inspiré. Il a compris son rôle de chantre
populaire, et s’y est tenu.
Et en effet, du moment que Béranger pouvait développer
en chansons sa pensée tout entière, que lui fallait-il de
mieux ? Ce genre nouveau, c’était l’accomplissement de
son rêve : le monde, la vie, et leur infinie diversité ; pas
d’étiquette apprise, pas de poétique obligée, et tout le
dictionnaire. D’un autre côté il comprit que plus l’espace
s’élargissait devant lui, moins il avait à se relâcher des
sévérités du rhythme. Le refrain, c’était l’âme des chansons
de Panard, de Collé, de Gallet, de Gouffé, de Désaugiers
lui-même, et de ses amis du Caveau. Chez Béranger, la
pensée, le sentiment inspirateur dominaient. Le refrain n’en
devait être qu’une étincelle vive et éblouissante. Ses éclairs

56
réguliers revenant à des temps fixes, étaient un mouvement,
une gêne sans doute, un coup de sonnette ou de cordon,
inattendu, brusque et saccadé, qui arrêtait à court l’essor du
chansonnier. Néanmoins Béranger comprit à merveille que
dans une langue aussi peu rhythmique que la nôtre, le
refrain était l’indispensable véhicule du chant, le frère de la
rime, la rime de l’air, le seul anneau qui permît d’enchaîner
encore la poésie aux lèvres des hommes. Il vit de plus que,
pour être entendu du peuple auquel, de toute nécessité,
beaucoup de détails échappent, il fallait un cadre vivant,
une image où la pensée fût en relief, un petit drame en un
mot : de là, tant de vives conceptions si artistement
achevées, tant de compositions exquises, non moins actives
et parlantes que les plus jolies fables de La Fontaine.
Béranger se chante dans les ateliers, dans les campagnes, au
cabaret, à la guinguette, partout, quoi qu’en aient prétendu
d’ingénieux contradicteurs, qui auraient voulu faire de
M. de Béranger un bel esprit de salon, un poëte d’étude et
d’apprêt ; c’est au contraire l’homme de sa réputation, le
chansonnier populaire de nos quinze dernières années,
populaire bien autrement que Désaugiers, qu’on lui a
opposé sans raison, et qui réussit mieux peut-être auprès des
gastronomes. Béranger est le poëte du peuple.
Et cela est tellement vrai que, seul de tous les auteurs
contemporains, il aurait pu, en quelque sorte, se passer du
secours de l’imprimerie. Quand son premier recueil fut
imprimé, le public chantant n’y apprit rien qu’il ne sût à
l’avance. Il en eût été de même pour les suivants ; quelques

57
copies distribuées de main en main auraient suffi ; la
tradition vivante, l’harmonieuse clameur l’aurait soutenu et
sauvé, comme on le rapporte des premiers rapsodes de
l’antiquité. Béranger eût vécu dans la mémoire des hommes
à la façon d’Homère, vie inconnue à la plupart des poëtes
de notre âge, et due (l’inspiration d’ailleurs y aidant) au
refrain pour les paroles, au cadre pour l’idée.
« Un jour, au printemps de 1827, autant qu’il m’en
souvient [1], Victor Hugo aperçut dans le jardin du
Luxembourg M. de Chateaubriand, alors retiré des affaires.
L’illustre promeneur était debout, arrêté et comme absorbé
devant des enfants qui jouaient à tracer des figures sur le
sable d’une allée. Victor Hugo respecta cette contemplation
silencieuse, et se contenta d’interpréter de loin tous les
rapprochements qui devaient naître, dans cette âme
orageuse de René, entre la vanité des grandeurs parcourues,
et ces jeux d’enfants sur la poussière. En rentrant, il me
raconta ce qu’il venait de voir, et ajouta : « Si j’étais
Béranger, je ferais de cela une chanson. » Par ce seul mot,
Victor Hugo définissait merveilleusement, sans y songer, le
petit drame, le cadre indispensable que Béranger anime :
qu’on se rappelle Louis XI et l’Orage.
« Ce cadre voulu, cette forme essentielle et sensible, cette
réalisation instantanée de sa chanson, cet éclair qui ne jaillit
que quand l’idée, l’image et le refrain se rencontrent, est
un ; Béranger l’obtient rarement du premier coup. Il a déjà
son sujet abstrait, sa matière aveugle et enveloppée ; il
tourne, il cherche, il attend, les ailes d’or ne sont pas

58
venues. C’est après une incubation plus ou moins longue,
qu’au moment souvent où il n’y vise guère, la nuit surtout,
dans quelque court réveil, un mot inaperçu jusque-là prend
flamme et détermine la vie. Alors, suivant sa locution
expressive, il tient son affaire, et se rendort. Cette parcelle
ignée, en effet, cet esprit pur qui, à peine éclos, se loge dans
une bulle hermétique de cristal que la reine Mab a soufflée,
c’est toute sa chanson, c’en est le miroir en raccourci, la
brillante monade, s’il est permis de parler ce langage
philosophique dans l’explication d’un acte de l’âme, qui
certes ne le cède à aucun en profondeur. Le poëte mettra
ensuite autant de temps qu’il voudra à la confection
extérieure, à la rime, à la lime, peu importe ; il y mettrait
deux mois ou deux ans, que ce serait aussi vif que le
premier jour ; car, encore une fois, comme il le dit, il tient
son affaire. »
Le fait le plus remarquable de la vie privée de Béranger,
c’est son amitié avec Manuel. Il l’avait connu en 1815, et
dès lors tous les deux s’unirent étroitement. Béranger
appréciait chez le vétéran d’Arcole l’intelligence ferme et
lucide, les sentiments chauds et droits, la franchise sans rien
de factice, le naturel sans aucun effort : bras, tête et cœur,
tout était peuple en lui. Sa noble amitié conserve la
mémoire de Manuel. Dans un temps où tant de tribuns
parvenus ont menti aux serments que leurs lèvres avaient
jurés, quand la maladie des honneurs et du pouvoir a infecté
la plupart des hommes de la liberté, si quelque chose peut

59
faire penser que Manuel, s’il eût vécu, serait resté peuple, et
eût résisté à la contagion, c’est que Béranger l’a jugé ainsi.
Notre poëte a expliqué comment les trois journées de
Juillet le trouvèrent disposé à la révolution de 1830, et
quelles raisons l’ont empêché de se rendre complice des
actes qui s’en sont suivis. Nous ne pouvons que renvoyer
nos lecteurs à ce qu’il a écrit lui-même à ce sujet.
Ses œuvres ont été publiées successivement en cinq
recueils ; le premier à la fin de 1815, le second à la fin de
1821, le troisième en 1825, le quatrième en 1828, et le
cinquième en 1833. Le premier, qui était plus égrillard et
gai que politique ; le troisième, qui parut sous le ministère
spirituellement machiavélique de M. de Villèle ; et le
cinquième, que cette année a vu mettre au jour, n’ont
encouru aucun procès. Le recueil de 1821, attaqué par
M. de Marchangy, et défendu par M. Dupin aîné, valut à
l’auteur trois mois de prison ; celui de 1828, incriminé par
M. de Champanhet (sous le ministère Martignac), et
défendu par M. Barthe, le fit condamner à neuf mois de
captivité. C’est tout ce qu’il y a à dire sur le matériel de ses
ouvrages. Pendant que le poëte était retenu derrière les
barreaux d’une prison, ses chansons, répétées dans tous les
hameaux, narguaient les susceptibilités du pouvoir, et
rappelaient au peuple que ses défenseurs désintéressés et
ses véritables organes n’habitent pas les hôtels et les palais.
1. ↑ M. Sainte-Beuve, Revue des Deux Mondes.

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PRÉFACE

NOVEMBRE 1815

Pourquoi les libraires ne cessent-ils de vouloir des


préfaces, et pourquoi les lecteurs ont-ils cessé de les lire ?
On agite tous les jours, dans de graves assemblées, une
foule de questions bien moins importantes que celle-ci, et je
me propose de la résoudre dans un ouvrage en trois
volumes in-8°, qui, si l’on en permet la publication, pourra
amener la réforme de plusieurs abus très-dangereux. Forcé,
en attendant, de me conformer à l’usage, je me creusais la
tête depuis un mois pour trouver le moyen de dire au public,
qui ne s’en soucie guère, qu’ayant fait des chansons je
prends le parti de les faire imprimer. Le Bourgeois-
Gentilhomme, embrouillant son compliment à la belle
comtesse, est moins embarrassé que je ne l’étais. J’appelais
mes amis à mon aide ; et l’un d’eux, profond érudit, vint, il
y a quelques jours, m’offrir, pour mettre en tête de mon
recueil, une dissertation qu’il trouve excellente, et dans
laquelle il prouve que les flonflons, les fariradondé, les
tourelouribo, et tant d’autres refrains qui ont eu le privilège
de charmer nos pères, dérivent du grec et de l’hébreu.
Quoique je sois ignorant comme un chansonnier, j’aime
beaucoup les traits d’érudition. Enchanté de cette
dissertation, je me préparais à en faire mon profit, ou plutôt

61
celui du libraire, lorsqu’un autre de mes amis, car j’ai
beaucoup d’amis (c’est ce qu’il est bon de consigner ici,
attendu que les journaux pourront faire croire le contraire) ;
lorsque, dis-je, un de mes amis, homme de plaisir et de bon
sens, m’apporta d’un air empressé un chiffon de papier
trouvé dans le fond d’un vieux secrétaire.
« C’est de l’écriture de Collé ! » me dit-il du plus loin
qu’il m’aperçut. « J’ai confronté ce fragment avec le
manuscrit des Mémoires du premier de nos chansonniers, et
je vous en garantis l’authenticité. Vous verrez, en le lisant,
pourquoi il n’a pas trouvé place dans ces Mémoires, qui ne
contiennent pas toujours des choses aussi raisonnables. »
Je ne me le fis pas dire deux fois, et je lus avec la plus
grande attention ce morceau, dont le fond des idées me
séduisit tellement que, d’abord je ne m’aperçus pas que le
style pouvait faire douter un peu que Collé en fût l’auteur.
Malgré toutes les observations de mon ami le savant, qui
tenait à ce que j’adoptasse sa dissertation, je fis sur-le-
champ le projet de me servir, pour ma préface, de ce legs
que le hasard me procurait dans l’héritage d’un homme qui
n’a laissé que des collatéraux.
Ceux qui trouveront ce petit dialogue indigne de Collé
pourront s’en prendre à l’ami qui me l’a fourni, et qui m’a
assuré devoir en déposer le manuscrit chez un notaire, pour
le soumettre à la confrontation des incrédules. Ces
précautions prises, je le transcris ici en toute sûreté de
conscience.

62
CONVERSATION
ENTRE MON CENSEUR ET MOI

15 JANVIER 1768

(Je prends la liberté de substituer le nom de Collé au moi qui se trouve dans tout
le dialogue.)

LE CENSEUR
Voici, monsieur, mon approbation pour votre Théâtre de
Société. Il contient des ouvrages charmants.
COLLÉ
Et mes chansons, monsieur, mes chansons comment les
avez-vous traitées ?
LE CENSEUR
Vous me trouverez sévère. Mais je ne puis vous
dissimuler que le choix ne m’en paraît pas sagement fait.
COLLÉ
Connaîtriez-vous quelque bonne chanson que j’aurais
omise ?
LE CENSEUR
J’ai été au contraire forcé d’indiquer la suppression d’un
grand nombre.

63
COLLÉ, feuilletant son manuscrit
Quoi ! monsieur ! vous exigez que je retranche…
(Ici le papier endommagé ne permet que de deviner le titre des chansons
supprimées par le censeur.)
LE CENSEUR
Vous n’avez pas dû penser que cela passerait à la censure.
COLLÉ
Elles ont bien passé ailleurs.
LE CENSEUR
Raison de plus.
COLLÉ
Pardonnez ; je ne connaissais pas bien encore les raisons
d’un censeur.
LE CENSEUR
Examinons avec sang-froid les deux genres de chansons
qui m’ont contraint à la sévérité. D’abord, pourquoi, dans
des vaudevilles, mêlez-vous toujours quelques traits de
satire relatifs aux circonstances ?
COLLÉ
Que ne me demandez-vous plutôt pourquoi je fais des
vaudevilles ? la chanson est essentiellement du parti de
l’opposition. D’ailleurs, en frondant quelques abus qui n’en
seront pas moins éternels, en ridiculisant quelques
personnages à qui l’on pourrait souhaiter de n’être que
ridicules, ai-je insulté jamais à ce qui a droit au respect de
tous ? Le respect pour le souverain parait-il me coûter ?
LE CENSEUR

64
Mais les ministres, monsieur, les ministres ! Si à Naples
l’on peut sans danger offenser la Divinité, il n’y fait pas bon
pour ceux qui parlent mal de saint Janvier.
COLLÉ
Je le conçois : à Naples, saint Janvier passe pour faire des
miracles.
LE CENSEUR
Vous y seriez aussi incrédule qu’à Paris.
COLLÉ
Dites aussi clairvoyant.
LE CENSEUR
Tant pis pour vous, monsieur. Au fait, de quoi se mêlent
les faiseurs de chansons ? Vous en pouvez convenir avec
moins de peine qu’un autre : les chansonniers sont en
littérature ce que les ménétriers sont en musique.
COLLÉ
Je l’ai dit cent fois avant vous. Mais convenez, à votre
tour, qu’il en est quelques-uns qui ne jouent pas du violon
pour tout le monde. Plusieurs ne seraient pas indignes de
faire partie de la musique dont le grand Condé se servait
pour ouvrir la tranchée [1], et tous deviennent utiles lorsqu’il
s’agit de faire célébrer au peuple des triomphes dont sans
eux fort souvent il ne sentirait que le poids.
LE CENSEUR
Je n’ai point oublié la jolie chanson de Port-Mahon.
Monsieur Collé, ce n’est pas à nous qu’on reprochera
l’anglomanie : mais cela ne suffit pas. Pourquoi, par

65
exemple, vous être fait l’apôtre de certains principes
d’indépendance qu’il vaudrait mieux combattre ?
COLLÉ
J’entends de quelles idées vous voulez parler. Combattre
ces idées, monsieur ! il n’y aurait pas plus de mérite à cela
qu’à faire en Prusse des épigrammes contre les capucins.
Ne trouvez-vous pas même que la plupart de ceux qui
attaquent ces idées, qui peut-être au fond sont les vôtre,
ressemblent à des aveugles qui voudraient casser les
réverbères ?
LE CENSEUR
Je suis de votre avis, si vous voulez dire qu’ils frappent à
côté. Mais revenons à vos chansons. Tout le monde rend
justice à la loyauté de votre caractère, à la régularité de vos
mœurs ; et je pense qu’il sera aisé de vous convaincre du
tort que vous feraient certaines gaillardises que je vous
engage à faire disparaître de votre recueil.
COLLÉ
C’est parce que je ne crains point qu’on examine mes
mœurs que je me suis permis de peindre celles du temps
avec une exactitude qui participe de leur licence [2].
LE CENSEUR
Vos tableaux choqueront les regards des gens rigides.
COLLÉ
La Chasteté porte un bandeau.
LE CENSEUR
Elle n’est pas sourde, et le ton libre de plusieurs de vos
chansons peut augmenter la corruption dont vous faites la
66
satire.
COLLÉ
Quoi ! comme l’a dit le bon La Fontaine,
85
LE CENSEUR
L’autorité d’un grand homme est déplacée ici. Il ne s’agit
que de bagatelles que vous pouvez sacrifier sans regret.
COLLÉ
En avez-vous de les connaître ?
LE CENSEUR
Je ne dis pas cela.
COLLÉ
En êtes-vous moins censeur et très censeur ?
LE CENSEUR
Je vous en fais juge.
COLLÉ
Eh bien ! après avoir lu ou chanté en secret mes couplets
les plus graveleux, les prudes n’en auront pas plus de
charité, et les bigots pas plus de tolérance. Laissez à ces
gens-là le soin de me mettre à l’index. Si vous leur ôtez le
plaisir de crier de temps à autre, on finira par croire à la
réalité de leurs vertus. Mes chansons peuvent fournir une
occasion de savoir à quoi s’en tenir sur le compte de ces
messieurs et de ces dames. C’est un service qu’elles
rendront aux gens véritablement sages, qui, toujours
indulgents, pardonnent des écarts à la gaîté, et permettent à
l’innocence de sourire.

67
LE CENSEUR
Hors de mon cabinet, je pourrais trouver vos raisons
bonnes ; ici elles ne sont que spécieuses. Je vous répète
donc qu’il est impossible que j’autorise l’impression des
chansons que vous défendez si bien.
COLLÉ
En ce cas, je prends mon parti. Je les ferai imprimer en
Hollande sous le titre de Chansons que mon censeur n’a
pas dû me passer.
LE CENSEUR
Je vous en retiens un exemplaire.
COLLÉ
Vous mériteriez que je vous les dédiasse.
LE CENSEUR
Vous pouvez les adresser mieux, vous, monsieur Collé,
qui avez pour protecteur un prince de l’auguste maison dont
vous avez si bien fait parler le héros.
COLLÉ
Que ne me protége-t-il contre les censeurs ?
LE CENSEUR
Et contre les feuilles périodiques.
COLLÉ
En effet, elles sont la seconde plaie de la littérature.
LE CENSEUR
Quelle est la première, s’il vous plaît ?
COLLÉ

68
Je vous le laisse à deviner, et cours chez l’imprimeur, qui
m’attend.
LE CENSEUR
Un moment. Je sais que jour par jour vous écrivez ce que
vous avez dit et fait. Ne vous avisez point de transcrire ainsi
notre conversation.
COLLÉ
Vous n’y seriez point compromis.
LE CENSEUR
Bien ; mais un jour quelque écolier pourrait s’appuyer de
vos arguments, et, à l’abri de votre nom, tenter de
justifier........

Ici l’écriture, absolument illisible, m’a privé du reste de ce dialogue, qui


n’est peut-être intéressant que pour un auteur placé dans une situation pareille à
celle où Collé s’est trouvé. Malgré le soin qu’il avait pris de ne pas le joindre
aux Mémoires de sa vie, ce que le censeur avait craint est arrivé ; et l’écolier
n’hésite point à se servir du nom de son maître, au risque d’être en butte à de
graves reproches. Mon ami l’érudit m’a annoncé qu’il m’en arriverait malheur,
et, pour donner du poids au pronostic, m’a retiré sa dissertation sur les
flonsflons. Le public n’y perdra rien. Il doit l’augmenter considérablement, et
l’adresser en forme de mémoire à la troisième classe de l’Institut. Elle obtiendra
peut-être plus de succès que je n’ose en espérer pour mon recueil. Le moment
serait mal choisi pour publier des chansons, si la futilité même des productions
n’était une recommandation, à une époque où l’on a plus besoin de te distraire
que de s’occuper. Souhaitons que bientôt l’on puisse lire des poèmes épiques,

69
sans souhaiter néanmoins qu’il en paraisse autant que chaque année voit éclore
de chansonniers nouveaux.

POST-SCRIPTUM DE 1821.

Je crois inutile d’ajouter aucune réflexion à cette préface


du recueil chantant que je publiai à la fin de 1815. J’ai fait
depuis quelques tentatives pour étendre le domaine de la
chanson. Le succès seul peut les justifier. Des amateurs du
genre pourront se plaindre de la gravité de certains sujets
que j’ai cru pouvoir traiter. Voici ma réponse : La chanson
vit de l’inspiration du moment ; notre époque est sérieuse,
même un peu triste : j’ai dû prendre le ton qu’elle m’a
donné ; il est probable que je ne l’aurais pas choisi. Je
pourrais repousser ainsi plusieurs autres critiques, s’il
n’était naturel de penser qu’on accordera trop peu
d’attention à ces chansons pour qu’il soit nécessaire de les
défendre sérieusement. Un recueil de chansons est et sera
toujours un livre sans conséquence.
1. ↑ Le grand Condé ouvrit la tranchée devant Lérida au son des violons et
des hautbois.
2. ↑ Plusieurs de ces raisonnements se retrouvent dans une note piquante et
spirituelle placée en tête du recueil complet des chansons de Collé, publié
par M. Auger, censeur, et membre de l’Académie Française.

70
LE ROI D’YVETOT

MAI 1813

AIR : Quand un tendron vient en ces lieux (Air noté ♫)

Il était un roi d’Yvetot


Peu connu dans l’histoire,
Se levant tard, se couchant tôt,
Dormant fort bien sans gloire,
Et couronné par Jeanneton
D’un simple bonnet de coton,
Dit-on.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c’était là !
La, la.

Il faisait ses quatre repas


Dans son palais de chaume,

71
Et sur un âne, pas à pas,
Parcourait son royaume.
Joyeux, simple et croyant le bien,
Pour toute garde il n’avait rien
Qu’un chien.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c’était là !
La, la.

Il n’avait de goût onéreux


Qu’une soif un peu vive ;
Mais, en rendant son peuple heureux,
Il faut bien qu’un roi vive.
Lui-même, à table et sans suppôt,
Sur chaque muid levait un pot
D’impôt.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c’était là !
La, la.

Aux filles de bonnes maisons


Comme il avait su plaire,
Ses sujets avaient cent raisons
De le nommer leur père :
D’ailleurs il ne levait de ban
Que pour tirer, quatre fois l’an,
Au blanc.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c’était là !
72
La, la.

Il n’agrandit point ses états,


Fut un voisin commode,
Et, modèle des potentats,
Prit le plaisir pour code.
Ce n’est que lorsqu’il expira
Que le peuple, qui l’enterra,
Pleura.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c’était là !
La, la.

On conserve encor le portrait


De ce digne et bon prince ;
C’est l’enseigne d’un cabaret
Fameux dans la province.
Les jours de fête, bien souvent,
La foule s’écrie en buvant
Devant :
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c’était là !
La, la.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

73
LE ROI D’YVETOT.

AIR : Quand un tendron vient en ces lieux


No 1.

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74
LA BACCHANTE

AIR : Fournissez un canal au ruisseau (Air noté ♫)

Cher amant, je cède à tes désirs :


De champagne enivre Julie.
Inventons, s’il se peut, des plaisirs ;
Des Amours épuisons la folie.
Verse-moi ce joyeux poison ;
Mais sur-tout bois à ta maîtresse :
Je rougirais de mon ivresse,
Si tu conservais ta raison.

Vois déjà briller dans mes regards


Tout le feu dont mon sang bouillonne.
Sur ton lit, de mes cheveux épars,
Fleur à fleur vois tomber ma couronne.
Le cristal vient de se briser :
Dieux ! Baise ma gorge brûlante,
Et taris l’écume enivrante

75
Dont tu te plais à l’arroser.

Verse encor ! mais pourquoi ces atours


Entre tes baisers et mes charmes ?
Romps ces nœuds, oui, romps-les pour toujours :
Ma pudeur ne connaît plus d’alarmes.
Presse en tes bras mes charmes nus.
Ah ! je sens redoubler mon être !
À l’ardeur qu’en moi tu fais naître
Ton ardeur ne suffira plus.

Dans mes bras tombe enfin à ton tour :


Mais, hélas ! tes baisers languissent.
Ne bois plus, et garde à mon amour
Ce nectar où tes feux s’amortissent.
De mes désirs mal apaisés,
Ingrat, si tu pouvais te plaindre,
J’aurai du moins pour les éteindre
Le vin où je les ai puisés.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA BACCHANTE.
76
AIR : Fournissez un canal au ruisseau
No 2.

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77
LE SÉNATEUR

1813

AIR : J’ons un curé patriote (Air noté ♫)

Mon épouse fait ma gloire :


Rose a de si jolis yeux !
Je lui dois, l’on peut m’en croire,
Un ami bien précieux.
Le jour où j’obtins sa foi
Un sénateur vint chez moi.
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.

De ses faits je tiens registre :


C’est un homme sans égal.
L’autre hiver, chez un ministre,

78
Il mena ma femme au bal.
S’il me trouve en son chemin,
Il me frappe dans la main.
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.

Près de Rose il n’est point fade,


Et n’a rien de freluquet.
Lorsque ma femme est malade,
Il fait mon cent de piquet.
Il m’embrasse au jour de l’an ;
Il me fête à la Saint-Jean.
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.

Chez moi qu’un temps effroyable


Me retienne après dîner,
Il me dit d’un air aimable :
« Allez donc vous promener ;
« Mon cher, ne vous gênez pas,
« Mon équipage est là-bas. »
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.
79
Certain soir à sa campagne
Il nous mena par hasard ;
Il m’enivra de champagne,
Et Rose fit lit à part :
Mais de la maison, ma foi,
Le plus beau lit fut pour moi.
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.

À l’enfant que Dieu m’envoie


Pour parrain je l’ai donné.
C’est presque en pleurant de joie
Qu’il baise le nouveau-né ;
Et mon fils, dès ce moment,
Est mis sur son testament.
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.

À table il aime qu’on rie ;


Mais parfois j’y suis trop vert.
J’ai poussé la raillerie
Jusqu’à lui dire au dessert :
On croit, j’en suis convaincu,
Que vous me faites c…
80
Quel honneur !
Quel bonheur !
Ah ! monsieur le sénateur,
Je suis votre humble serviteur.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE SÉNATEUR

Air : J’ons un curé patriote


No 3

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81
L’ACADÉMIE ET LE CAVEAU

chanson de réception

AU CAVEAU MODERNE
1813

AIR : Tout le long de la rivière (Air noté ♫)

Au Caveau je n’osais frapper ;


Des méchants m’avaient su tromper.
C’est presque un cercle académique,
Me disait maint esprit caustique.
Mais, que vois-je ! de bons amis
Que rassemble un couvert bien mis.
Asseyez-vous, me dit la compagnie.
Non, non, ce n’est point comme à l’Académie.
Ce n’est point comme à l’Académie.

Je me voyais, pendant un mois,


Courant pour disputer les voix

82
À des gens, qu’appuîrait le zèle
D’un grand seigneur ou d’une belle :
Mais, faisant moitié du chemin,
Vous m’accueillez le verre en main.
D’ici l’intrigue est à jamais bannie :
Non, non, ce n’est point comme à l’Académie.
Ce n’est point comme à l’Académie.

Toussant, crachant, faudra-t-il donc,


Dans un discours superbe et long,
Dire : Quel honneur vous me faites !
Messieurs, vous êtes trop honnêtes ;
Ou quelque chose d’aussi fort ?
Mais que je m’effrayais à tort !
On peut ici montrer moins de génie.
Non, non, ce n’est point comme à l’Académie.
Ce n’est point comme à l’Académie.

Je croyais voir le président


Faire bâiller en répondant
Que l’on vient de perdre un grand homme ;
Que moi je le vaux, Dieu sait comme.
Mais ce président sans façon [1]
Ne pérore ici qu’en chanson :
Toujours trop tôt sa harangue est finie.
Non, non, ce n’est point comme à l’Académie.
Ce n’est point comme à l’Académie.

Admis enfin, aurai-je alors,


83
Pour tout esprit, l’esprit de corps ?
Il rend le bon sens, quoi qu’on dise,
Solidaire de la sottise ;
Mais dans votre société,
L’esprit de corps c’est la gaîté.
Cet esprit-là règne sans tyrannie.
Non, non, ce n’est point comme à l’Académie.
Ce n’est point comme à l’Académie.

Ainsi, j’en juge à votre accueil,


Ma chaise n’est point un fauteuil.
Que je vais chérir cet asile,
Où tant de fois le Vaudeville
A renouvelé ses grelots,
Et sur la porte écrit ces mots :
Joie, amitié, malice et bonhomie !
Non, non, ce n’est point comme à l’Académie.
Ce n’est point comme à l’Académie.
1. ↑ Désaugiers.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

84
L’ACADÉMIE ET LE CAVEAU

AIR : Tout le long de la rivière


No 4

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85
LA GAUDRIOLE

AIR : La bonne aventure (Air noté ♫)

Momus a pris pour adjoints


Des rimeurs d’école :
Des chansons en quatre points
Le froid nous désole.
Mirliton s’en est allé.
Ah ! la muse de Collé,
C’est la gaudriole,
Ô gué,
C’est la gaudriole.

Moi, des sujets polissons


Le ton m’affriole.
Minerve dans mes chansons
Fait la cabriole.
De ma grand’mère, après tout,
Tartufes, je tiens le goût
De la gaudriole
86
De la gaudriole,
Ô gué,
De la gaudriole.

Elle amusait à dix ans


Son maître d’école.
Des cordeliers gros plaisants
Elle fut l’idole.
Au prêtre qui l’exhortait,
En mourant elle contait
Une gaudriole,
Ô gué,
Une gaudriole.

C’était la régence alors ;


Et, sans hyperbole,
Grâce aux plus drôles de corps,
La France était folle.
Tous les hommes plaisantaient ;
Et les femmes se prêtaient
À la gaudriole,
Ô gué,
À la gaudriole.

On ne rit guère aujourd’hui.


Est-on moins frivole ?
Trop de gloire nous a nui ;
Le plaisir s’envole.
Mais au français attristé
Qui peut rendre la gaîté ?
87
Qui peut rendre la gaîté ?
C’est la gaudriole,
Ô gué,
C’est la gaudriole.

Prudes, qui ne criez plus


Lorsqu’on vous viole,
Pourquoi prendre un air confus
À chaque parole ?
Passez les mots aux rieurs :
Les plus gros sont les meilleurs
Pour la gaudriole,
Ô gué,
Pour la gaudriole.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA GAUDRIOLE

AIR : La bonne aventure.


No 5

88
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89
ROGER BONTEMPS

1814

AIR : Ronde du camp de Grandpré (Air noté ♫)

Aux gens atrabilaires


Pour exemple donné,
En un temps de misères
Roger Bontemps est né.
Vivre obscur à sa guise,
Narguer les mécontents ;
Eh gai ! c’est la devise
Du gros Roger Bontemps.

Du chapeau de son père,


Coiffé dans les grands jours,
De roses ou de lierre
Le rajeunir toujours ;
Mettre un manteau de bure,
90
Vieil ami de vingt ans ;
Eh gai ! c’est la parure
Du gros Roger Bontemps.

Posséder dans sa hutte


Une table, un vieux lit,
Des cartes, une flûte,
Un broc que Dieu remplit,
Un portrait de maîtresse,
Un coffre et rien dedans ;
Eh gai ! c’est la richesse
Du gros Roger Bontemps.

Aux enfants de la ville


Montrer de petits jeux ;
Être un faiseur habile
De contes graveleux ;
Ne parler que de danse
Et d’almanachs chantants ;
Eh gai ! c’est la science
Du gros Roger Bontemps.

Faute de vin d’élite,


Sabler ceux du canton ;
Préférer Marguerite
Aux dames du grand ton ;
De joie et de tendresse
Remplir tous ses instants ;
Eh gai ! c’est la sagesse
91
Du gros Roger Bontemps.

Dire au ciel : Je me fie,


Mon père, à ta bonté ;
De ma philosophie
Pardonne la gaîté ;
Que ma saison dernière
Soit encore un printemps ;
Eh gai ! c’est la prière
Du gros Roger Bontemps.

Vous, pauvres pleins d’envie,


Vous, riches désireux,
Vous, dont le char dévie
Après un cours heureux ;
Vous, qui perdrez peut-être
Des titres éclatants,
Eh gai ! prenez pour maître
Le gros Roger Bontemps.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

ROGER BONTEMPS.
92
Air de la ronde du camp de Grandpré.
No 6

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ROGER BONTEMPS.

Musique de M. Amédée de Beauplan.


No 6 bis

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93
PARNY

romance

Musique de M. B. WILHEM (Air noté ♫)

Je disais aux fils d’Épicure :


« Réveillez par vos joyeux chants
« Parny, qui sait de la nature
« Célébrer les plus doux penchants. »
Mais les chants que la joie inspire
Font place aux regrets superflus :
Parny n’est plus !
Il vient d’expirer sur sa lyre :
Parny n’est plus !

Je disais aux Grâces émues :


« Il vous doit sa célébrité.
« Montrez-vous à lui demi-nues ;
« Qu’il peigne encor la volupté. »
94
Mais chacune d’elles soupire
Auprès des plaisirs éperdus.
Parny n’est plus !
Il vient d’expirer sur sa lyre :
Parny n’est plus !

Je disais aux dieux du bel âge :


« Amours, rendez à ses vieux ans
« Les fleurs qu’aux pieds d’une volage
« Il prodigua dans son printemps. »
Mais en pleurant je les vois lire
Des vers qu’ils ont cent fois relus.
Parny n’est plus !
Il vient d’expirer sur sa lyre :
Parny n’est plus !

Je disais aux muses plaintives :


« Oubliez vos malheurs récents [1] ;
« Pour charmer l’écho de nos rives,
« Il vous suffit de ses accents. »
Mais du poétique délire
Elles brisent les attributs.
Parny n’est plus !
Il vient d’expirer sur sa lyre :
Parny n’est plus !

Il n’est plus ! ah ! puisse l’Envie


S’interdire un dernier effort [2] !
Immortel il quitte la vie ;
95
Pour lui tous les dieux sont d’accord.
Que la Haine, prête à maudire,
Pardonne aux aimables vertus.
Parny n’est plus !
Il vient d’expirer sur sa lyre :
Parny n’est plus !
1. ↑ Allusion à la mort de Le Brun, de Delille, de Bernardin de Saint-Pierre,
de Grétry, etc.
2. ↑ Autre allusion faite à la mémoire de l’auteur de la Guerre des Dieux.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

PARNY N’EST PLUS !

Musique de M. B. Wilhem.
No 7.

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96
MA GRAND’MÈRE

AIR : En revenant de Bâle en Suisse (Air noté ♫)

Ma grand’mère, un soir à sa fête,


De vin pur ayant bu deux doigts,
Nous disait en branlant la tête :
Que d’amoureux j’eus autrefois !
Combien je regrette
Mon bras si dodu,
bis.
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu !

Quoi ! maman, vous n’étiez pas sage ?


— Non vraiment ; et de mes appas
Seule à quinze ans j’appris l’usage,
Car la nuit je ne dormais pas.
Combien je regrette
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,

97
Et le temps perdu !

Maman, vous aviez le cœur tendre ?


— Oui, si tendre qu’à dix-sept ans,
Lindor ne si fit pas attendre,
Et qu’il n’attendit pas longtemps.
Combien je regrette
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu !

Maman, Lindor savait donc plaire ?


— Oui, seul il me plut quatre mois ;
Mais bientôt j’estimai Valère,
Et fis deux heureux à la fois.
Combien je regrette
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu !

Quoi ! maman, deux amants ensemble !


— Oui, mais chacun d’eux me trompa.
Plus fine alors qu’il ne vous semble,
J’épousai votre grand-papa.
Combien je regrette
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu !

98
Maman, que lui dit la famille ?
— Rien, mais un mari plus sensé
Eût pu connaître à la coquille
Que l’œuf était déjà cassé.
Combien je regrette
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu !

Maman, lui fûtes-vous fidèle ?


— Oh ! sur cela je me tais bien.
À moins qu’à lui Dieu ne m’appelle,
Mon confesseur n’en saura rien.
Combien je regrette
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu !

Bien tard, maman, vous fûtes veuve ?


— Oui ; mais, grâces à ma gaîté,
Si l’église n’était plus neuve,
Le saint n’en fut pas moins fêté.
Combien je regrette
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu !

Comme vous, maman, faut-il faire ?


— Eh ! mes petits-enfants, pourquoi,
99
Quand j’ai fait comme ma grand’mère,
Ne feriez-vous pas comme moi ?
Combien je regrette
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MA GRAND’MÈRE.

Air : En revenant de Bâle en Suisse.


No 8

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100
LE MORT VIVANT

ronde de table

AIR des Bossus (Air noté ♫)

Lorsque l’ennui pénètre dans mon fort,


Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Quand le plaisir, à grands coups m’abreuvant,
Gaîment m’assiége et derrière et devant,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

Un sot fait-il sonner son coffre-fort,


Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Volnay, pomard, beaune, et moulin-à-vent[1],
Fait-on sonner votre âge en vous servant,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

Des pauvres rois veut-on régler le sort,


Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
101
En fait de vin qu’on se montre savant,
Dût-on pousser le sujet trop avant,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

Faut-il aller guerroyer dans le Nord,


Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Que, près du feu, l’un l’autre se bravant,
On trinque assis derrière un paravent,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

De beaux esprits s’annoncent-ils d’abord,


Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Mais, sans esprit, faut-il mettre en avant
De gais couplets qu’on répète en buvant,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

Suis-je au sermon d’un bigot qui m’endort,


Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Que l’amitié réclame un cœur fervent,
Que dans la cave elle fonde un couvent,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

Monseigneur entre, et la liberté sort,


Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Mais que Thémire, à table nous trouvant,
Avec l’aï s’égaie en arrivant,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !

Faut-il sans boire abandonner ce bord,


102
Priez pour moi : je suis mort, je suis mort !
Mais pour m’y voir jeter l’ancre souvent,
Le verre en main, quand j’implore un bon vent,
Je suis vivant, bien vivant, très-vivant !
1. ↑ Noms de différents vins.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE MORT VIVANT.

RONDE DE TABLE.
Air des Bossus.
No 9

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103
LE PRINTEMPS ET
L’AUTOMNE

(Air noté ♫)

Deux saisons règlent toutes choses,


Pour qui sait vivre en s’amusant :
Au printemps nous devons les roses,
À l’automne un jus bienfaisant.
Les jours croissent ; le cœur s’éveille :
On fait le vin quand ils sont courts.
Au printemps, adieu la bouteille !
En automne, adieu les amours !

Mieux il vaudrait unir sans doute


Ces deux penchants faits pour charmer ;
Mais pour ma santé je redoute
De trop boire et de trop aimer.
Or, la sagesse me conseille
De partager ainsi mes jours :
Au printemps adieu la bouteille !
104
Au printemps, adieu la bouteille !
En automne, adieu les amours !

Au mois de mai j’ai vu Rosette,


Et mon cœur a subi ses lois.
Que de caprices la coquette
M’a fait essuyer en six mois !
Pour lui rendre enfin la pareille,
J’appelle octobre à mon secours.
Au printemps, adieu la bouteille !
En automne, adieu les amours !

Je prends, quitte, et reprends Adèle,


Sans façon comme sans regrets.
Au revoir, un jour me dit-elle.
Elle revint long-temps après ;
J’étais à chanter sous la treille :
Ah ! Dis-je, l’année a son cours.
Au printemps, adieu la bouteille !
En automne, adieu les amours !

Mais il est une enchanteresse


Qui change à son gré mes plaisirs.
Du vin elle excite l’ivresse,
Et maîtrise jusqu’aux désirs.
Pour elle ce n’est pas merveille
De troubler l’ordre de mes jours,
Au printemps avec la bouteille,
En automne avec les amours.

105
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE PRINTEMPS ET
L’AUTOMNE.

Air de Lantara. (de Doche).


No 10

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106
LA MÈRE AVEUGLE

AIR : Une fille est un oiseau (Air noté ♫)

Tout en filant votre lin,


Écoutez-moi bien, ma fille.
Déjà votre cœur sautille
Au nom du jeune Colin.
Craignez ce qu’il vous conseille.
Quoique aveugle, je surveille ;
À tout je prête l’oreille,
Et vous soupirez tout bas.
Votre Colin n’est qu’un traître…
Mais vous ouvrez la fenêtre ;
Lise, vous ne filez pas. (bis.)

Il fait trop chaud, dites-vous ;


Mais par la fenêtre ouverte,
À Colin, toujours alerte,
Ne faites pas les yeux doux.
Vous vous plaignez que je gronde :
107
Vous vous plaignez que je gronde :
Hélas ! je fus jeune et blonde,
Je sais combien dans ce monde
On peut faire de faux pas.
L’amour trop souvent l’emporte…
Mais quelqu’un est à la porte ;
Lise, vous ne filez pas.

C’est le vent, me dites-vous,


Qui fait crier la serrure ;
Et mon vieux chien qui murmure
Gagne à cela de bons coups.
Oui, fiez-vous à mon âge :
Colin deviendra volage ;
Craignez, si vous n’êtes sage,
De pleurer sur vos appas…
Grand Dieu ! que viens-je d’entendre ?
C’est le bruit d’un baiser tendre ;
Lise, vous ne filez pas.

C’est votre oiseau, dites-vous,


C’est votre oiseau qui vous baise ;
Dites-lui donc qu’il se taise,
Et redoute mon courroux.
Ah ! d’une folle conduite
Le déshonneur est la suite ;
L’amant qui vous a séduite
En rit même entre vos bras.
Que la prudence vous sauve…
Mais vous allez vers l’alcôve ;
108
Mais vous allez vers l alcôve ;
Lise, vous ne filez pas.

C’est pour dormir, dites-vous.


Quoi ! me jouer de la sorte !
Colin est ici, qu’il sorte,
Ou devienne votre époux.
En attendant qu’à l’église
Le séducteur vous conduise,
Filez, filez, filez, Lise,
Près de moi, sans faire un pas.
En vain votre lin s’embrouille ;
Avec une autre quenouille,
Non, vous ne filerez pas.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA MÈRE AVEUGLE.

Air : Une fille est un oiseau.


No 11

109
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110
LE PETIT HOMME GRIS

AIR : Toto, Carabo (Air noté ♫)

Il est un petit homme


Tout habillé de gris,
Dans Paris,
Joufflu comme une pomme,
Qui, sans un sou comptant,
Vit content,
Et dit : Moi, je m’en…
Et dit : Moi, je m’en…
Ma foi, moi, je m’en ris !
Oh ! qu’il est gai (bis) le petit homme gris !

À courir les fillettes,


À boire sans compter,
À chanter,
Il s’est couvert de dettes ;
Mais, quant aux créanciers,
Aux huissiers
111
Aux huissiers,
Il dit : Moi, je m’en…
Il dit : Moi, je m’en…
Ma foi, moi, je m’en ris !
Oh ! qu’il est gai (bis) le petit homme gris !

Qu’il pleuve dans sa chambre ;


Qu’il s’y couche le soir
Sans y voir ;
Qu’il lui faille en décembre
Souffler, faute de bois,
Dans ses doigts,
Il dit : Moi, je m’en…
Il dit : Moi, je m’en…
Ma foi, moi, je m’en ris !
Oh ! qu’il est gai (bis) le petit homme gris !

Sa femme, assez gentille,


Fait payer ses atours
Aux amours ;
Aussi, plus elle brille,
Plus on le montre au doigt.
Il le voit,
Il dit : Moi, je m’en…
Il dit : Moi, je m’en…
Ma foi, moi, je m’en ris !
Oh ! qu’il est gai (bis) le petit homme gris !

Quand la goutte l’accable


Sur un lit délabré
112
Sur un lit délabré,
Le curé,
De la mort et du diable,
Parle à ce moribond,
Qui répond :
Il dit : Moi, je m’en…
Il dit : Moi, je m’en…
Ma foi, moi, je m’en ris !
Oh ! qu’il est gai (bis) le petit homme gris !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE PETIT HOMME GRIS.

Air : Toto, carabo.


No 12

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113
LA BONNE FILLE
OU

LES MŒURS DU TEMPS

1812

AIR : Il est toujours le même (Air noté ♫)

Je sais fort bien que sur moi l’on babille,


Que soi-disant
J’ai le ton trop plaisant ;
Mais cet air amusant
Sied si bien à Camille !
Philosophe par goût,
Et toujours et de tout
Je ris, je ris, tant je suis bonne fille.

Pour le théâtre ayant quitté l’aiguille,


114
À mon début,
Craignant quelque rebut,
Je me livre en tribut
Au censeur Mascarille,
Et ce cuistre insolent
Dénigre mon talent ;
Mais moi j’en ris, tant je suis bonne fille.

Un sénateur, qui toujours apostille,


Dit : je voudrais
Servir tes intérêts.
Lors j’essaie à grands frais
D’échauffer le vieux drille.
Quoi qu’il fît espérer,
Je n’en pus rien tirer ;
Mais j’en ai ri, tant je suis bonne fille.

Un chambellan, qui de clinquant pétille,


Après qu’un jour
Il m’eut fait voir la cour,
Enrichit mon amour
De ce jonc qui scintille.
J’en fais voir le chaton :
C’est du faux, me dit-on ;
Et moi j’en ris, tant je suis bonne fille.

Un bel esprit, beau de l’esprit qu’il pille,


Grâce à moi fut
Nommé de l’Institut.
115
Quand des voix qu’il me dut
Vient l’éclat dont il brille,
Avec moi que de fois
Il a manqué de voix !
Mais j’en ai ri, tant je suis bonne fille.

Un lycéen, qui sort de sa coquille,


Tout triomphant,
Dans ses bras m’étouffant,
De me faire un enfant
Me proteste qu’il grille ;
Et le petit morveux,
Au lieu d’un, m’en fait deux ;
Mais moi j’en ris, tant je suis bonne fille.

Trois auditeurs me disent : Viens, Camille,


Soupe avec nous ;
Que nous fassions les fous.
J’étais seule pour tous :
L’un d’eux me déshabille.
Puis le vin met dedans
Nos petits intendants ;
Et moi j’en ris, tant je suis bonne fille.

Telle est ma vie ; et sur mainte vétille


J’aurais ici
Pu glisser, Dieu merci !
Dans ses jupons aussi
Je sais qu’on s’entortille ;
116
Mais les restrictions,
Mais les précautions,
Moi je m’en ris, tant je suis bonne fille.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA BONNE FILLE
OU LES MŒURS DU TEMPS.

Air : Il est toujours le même.


No 13.

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117
AINSI SOIT-IL

1812

AIR : Alleluia (Air noté ♫)

Je suis devin, mes chers amis ;


L’avenir qui nous est promis
Se découvre à mon art subtil.
Ainsi soit-il !

Plus de poëte adulateur ;


Le puissant craindra le flatteur ;
Nul courtisan ne sera vil.
Ainsi soit-il !

Plus d’usuriers, plus de joueurs,


De petits banquiers grands seigneurs,
Et pas un commis incivil.
Ainsi soit-il !
118
L’amitié, charme de nos jours,
Ne sera plus un froid discours
Dont l’infortune rompt le fil.
Ainsi soit-il !

La fille, novice à quinze ans,


À dix-huit avec ses amants
N’exercera que son babil.
Ainsi soit-il !

Femme fuira les vains atours,


Et son mari pendant huit jours
Pourra s’absenter sans péril.
Ainsi soit-il !

L’on montrera dans chaque écrit


Plus de génie et moins d’esprit,
Laissant tout jargon puéril.
Ainsi soit-il !

L’auteur aura plus de fierté,


L’acteur moins de fatuité ;
Le critique sera civil.
Ainsi soit-il !

On rira des erreurs des grands,


On chansonnera leurs agents,
Sans voir arriver l’alguazil.
119
Ainsi soit-il !

En France enfin renaît le goût ;


La justice règne partout,
Et la vérité sort d’exil.
Ainsi soit-il !

Or, mes amis, bénissons Dieu,


Qui met chaque chose en son lieu :
Celles-ci sont pour l’an trois mil.
Ainsi soit-il !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

AINSI SOIT-IL.

Air : Alleluia.
No 14.

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120
L’ÉDUCATION
DES DEMOISELLES

AIR : Tra la la la, l’Amour est là (Air noté ♫)

Le bel instituteur de filles


Que ce monsieur de Fénelon !
Il parle de messe et d’aiguilles :
Maman, c’est un sot tout du long.
Concerts, bals et pièces nouvelles
Nous instruisent mieux que cela.
Tra la la la, les demoiselles,
Tra la la la, se forment là.

Qu’à broder une autre s’applique ;


Maman, je veux au piano,
Avec mon maître de musique,
D’Armide chanter le duo.
Je crois sentir les étincelles
D l’ d tR d b ûl
121
De l’amour dont Renaud brûla.
Tra la la la, les demoiselles,
Tra la la la, se forment là.

Qu’une autre écrive la dépense ;


Maman, pendant une heure ou deux,
Je veux que mon maître de danse
M’enseigne un pas voluptueux.
Ma robe rend mes pieds rebelles :
Un peu plus haut relevons-la.
Tra la la la, les demoiselles,
Tra la la la, se forment là.

Que sur ma sœur une autre veille ;


Maman, je veux mettre au salon.
Déjà je dessine à merveille
Les contours de cet Apollon.
Grand Dieu ! que ses formes sont belles !
Sur-tout les beaux nus que voilà !
Tra la la la, les demoiselles,
Tra la la la, se forment là.

Maman, il faut qu’on me marie,


La coutume ainsi l’exigeant.
Je t’avoûrai, ma chère amie,
Que même le cas est urgent.
Le monde sait de mes nouvelles,
Mais on y rit de tout cela.
Tra la la la, les demoiselles,
T l l l f t là
122
Tra la la la, se forment là.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’ÉDUCATION DES
DEMOISELLES

Air : Tra la la, l’Amour est là.


No 15

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123
DEO GRATIAS
D’UN ÉPICURIEN

AIR : Tout le long de la rivière (Air noté ♫)

Dans ce siècle d’impiété,


L’on rit du Benedicite !
Faut-il qu’à peine il m’en souvienne !
Mais pour que l’appétit revienne,
Je dis mes grâces lorsqu’en
Je n’ai plus soif, je n’ai plus faim :
Toujours l’espoir suit le plaisir qui passe.
Que vous êtes bon, mon Dieu ! je vous rends grâce,
Ô mon Dieu ! mon Dieu ! je vous rends grâce.

Mon voisin, faible du cerveau,


Ne boit jamais son vin sans eau ;
Rien qu’à voir mousser le champagne,
Déjà la migraine le gagne ;

124
Tandis que pur, et coup sur coup,
Pour ma santé je bois beaucoup.
Vous savez seul comment tout cela passe.
Que vous êtes bon, mon Dieu ! je vous rends grâce,
Ô mon Dieu ! mon Dieu ! je vous rends grâce.

De soupçons jaloux assiégé,


Dorval n’a ni bu ni mangé.
Cet époux sans philosophie
Par bonheur de nous se défie,
Et tient sa femme, aux yeux si doux,
Sous triple porte à deux verroux :
Par la fenêtre il fait tout pour qu’on passe.
Que vous êtes bon, mon Dieu ! je vous rends grâce,
Ô mon Dieu ! mon Dieu ! je vous rends grâce.

Certain soir, monsieur célébra


Une déesse d’Opéra.
Pour prix d’un grain d’encens profane,
Vite au régime on le condamne ;
Sans accident, moi j’ai fêté
Huit danseuses de la Gaîté.
Pour un miracle on veut que cela passe.
Que vous êtes bon, mon Dieu ! je vous rends grâce,
Ô mon Dieu ! mon Dieu ! je vous rends grâce.

Mais quel convive, assis là bas,


N’ose rire et ne chante pas ?
Chut ! me dit-on, c’est un vrai sage,
125
Qui dans les cours a fait naufrage.
Quoi ! chez nous cet homme rêveur,
Des rois regrette la faveur !
Plus sage, moi, je sais comme on s’en passe.
Que vous êtes bon, mon Dieu ! je vous rends grâce,
Ô mon Dieu ! mon Dieu ! je vous rends grâce.

À table trouvant tout au mieux,


Je crois qu’un ordre exprès des cieux
Tient en haleine la sagesse,
Des fous ménage la faiblesse,
Et fait de leur vie un repas
Dont le dessert ne finit pas.
Oui, c’est ainsi que jeunesse se passe.
Que vous êtes bon, mon Dieu ! je vous rends grâce,
Ô mon Dieu ! mon Dieu ! je vous rends grâce.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

DEO GRATIAS D’UN ÉPICURIEN

Air : Tout le long de la rivière

126
No 16

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127
MADAME GRÉGOIRE

AIR : C’est le gros Thomas (Air noté ♫)

C’était de mon temps


Que brillait Madame Grégoire.
J’allais à vingt ans
Dans son cabaret rire et boire ;
Elle attirait les gens
Par des airs engageants.
Plus d’un brun à large poitrine
Avait là crédit sur la mine.
Ah ! comme on entrait
Boire à son cabaret !

D’un certain époux


Bien qu’elle pleurât la mémoire,
Personne de nous
N’avait connu défunt Grégoire ;
Mais à le remplacer
Qui n’eût voulu penser ?
128
Qui n’eût voulu penser ?
Heureux l’écot où la commère
Apportait sa pinte et son verre !
Ah ! comme on entrait
Boire à son cabaret !

Je crois voir encor


Son gros rire aller jusqu’aux larmes,
Et sous sa croix d’or
L’ampleur de ses pudiques charmes.
Sur tous ses agréments
Consultez ses amants :
Au comptoir la sensible brune
Leur rendait deux pièces pour une.
Ah ! comme on entrait
Boire à son cabaret !

Des buveurs grivois


Les femmes lui cherchaient querelle.
Que j’ai vu de fois
Des galants se battre pour elle !
La garde et les amours
Se chamaillant toujours,
Elle, en femme des plus capables,
Dans son lit cachait les coupables.
Ah ! comme on entrait
Boire à son cabaret !

Quand ce fut mon tour


D’être en tout le maître chez elle
129
D être en tout le maître chez elle,
C’était chaque jour
Pour mes amis fête nouvelle.
Je ne suis point jaloux :
Nous nous arrangions tous.
L’hôtesse, poussant à la vente,
Nous livrait jusqu’à la servante.
Ah ! comme on entrait
Boire à son cabaret !

Tout est bien changé :


N’ayant plus rien à mettre en perce,
Elle a pris congé
Et des plaisirs et du commerce.
Que je regrette, hélas !
Sa cave et ses appas !
Long-temps encor chaque pratique
S’écrîra devant sa boutique :
Ah ! comme on entrait
Boire à son cabaret !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

130
MADAME GRÉGOIRE

Air : C’est le gros Thomas.


No 17

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131
CHARLES VII

Musique de M. B. WILHEM (Air noté ♫)

Je vais combattre, Agnès l’ordonne :


Adieu, repos ; plaisirs, adieu !
J’aurai, pour venger ma couronne,
Des héros, l’amour, et mon Dieu.
Anglais, que le nom de ma belle
Dans vos rangs porte la terreur.
J’oubliais l’honneur auprès d’elle,
Agnès me rend tout à l’honneur.

Dans les jeux d’une cour oisive,


Français et roi, loin des dangers,
Je laissais la France captive
En proie au fer des étrangers.
Un mot, un seul mot de ma belle
A couvert mon front de rougeur.
J’oubliais l’honneur auprès d’elle,

132
Agnès me rend tout à l’honneur.

S’il faut mon sang pour la victoire,


Agnès, tout mon sang coulera.
Mais non ; pour l’amour et la gloire,
Victorieux, Charles vivra.
Je dois vaincre ; j’ai de ma belle
Et les chiffres et la couleur.
J’oubliais l’honneur auprès d’elle,
Agnès me rend tout à l’honneur.

Dunois, La Trémouille, Saintrailles,


Ô Français, quel jour enchanté
Quand des lauriers de vingt batailles
Je couronnerai la beauté !
Français, nous devrons à ma belle,
Moi la gloire, et vous le bonheur.
J’oubliais l’honneur auprès d’elle,
Agnès me rend tout à l’honneur.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

CHARLES VII
133
Musique de M. B. Wilhem.
No 18

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134
MES CHEVEUX

AIR : Vaudeville de Décence (Air noté ♫)

Mes bons amis, que je vous prêche à table,


Moi, l’apôtre de la gaîté.
Opposez tous au destin peu traitable
Le repos et la liberté ;
À la grandeur, à la richesse,
Préférez des loisirs heureux.
C’est mon avis, moi de qui la sagesse
A fait tomber tous les cheveux.

Mes bons amis, voulez-vous dans la joie


Passer quelques instants sereins,
Buvez un peu ; c’est dans le vin qu’on noie
L’ennui, l’humeur et les chagrins.
À longs flots puisez l’allégresse
Dans ces flacons d’un vin mousseux.
C’est mon avis, moi de qui la sagesse

135
A fait tomber tous les cheveux.

Mes bons amis, et bien boire et bien rire


N’est rien encor sans les amours.
Que la beauté vous charme et vous attire ;
Dans ses bras coulez tous vos jours.
Gloire, trésors, santé, jeunesse,
Sacrifiez tout à ses vœux.
C’est mon avis, moi de qui la sagesse
A fait tomber tous les cheveux.

Mes bons amis, du sort et de l’envie


On brave ainsi les traits cuisants.
En peu de jours usant toute la vie,
On en retranche les vieux ans.
Achetez la plus douce ivresse
Au prix d’un âge malheureux.
C’est mon avis, moi de qui la sagesse
A fait tomber tous les cheveux.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MES CHEVEUX
136
Air du vaudeville de Décence.
No 19

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137
LES GUEUX

1812

AIR : Première ronde du Départ pour Saint-Malo. (Air noté ♫)

Les gueux, les gueux,


Sont les gens heureux ;
Ils s’aiment entre eux.
Vivent les gueux !

Des gueux chantons la louange.


Que de gueux hommes de bien !
Il faut qu’enfin l’esprit venge
L’honnête homme qui n’a rien.

Les gueux, les gueux,


Sont les gens heureux ;
Ils s’aiment entre eux.
Vivent les gueux !
138
g

Oui, le bonheur est facile


Au sein de la pauvreté :
J’en atteste l’Évangile ;
J’en atteste ma gaîté.

Les gueux, les gueux,


Sont les gens heureux ;
Ils s’aiment entre eux.
Vivent les gueux !

Au Parnasse la misère
Long-temps a régné, dit-on.
Quels biens possédait Homère ?
Une besace, un bâton.

Les gueux, les gueux,


Sont les gens heureux ;
Ils s’aiment entre eux.
Vivent les gueux !

Vous qu’afflige la détresse,


Croyez que plus d’un héros,
Dans le soulier qui le blesse,
Peut regretter ses sabots.

Les gueux, les gueux,


Sont les gens heureux ;
Ils s’aiment entre eux.
139
Vivent les gueux !

Du faste qui vous étonne


L’exil punit plus d’un grand ;
Diogène, dans sa tonne,
Brave en paix un conquérant.

Les gueux, les gueux,


Sont les gens heureux ;
Ils s’aiment entre eux.
Vivent les gueux !

D’un palais l’éclat vous frappe,


Mais l’ennui vient y gémir.
On peut bien manger sans nappe ;
Sur la paille on peut dormir.

Les gueux, les gueux,


Sont les gens heureux ;
Ils s’aiment entre eux.
Vivent les gueux !

Quel Dieu se plaît et s’agite


Sur ce grabat qu’il fleurit ?
C’est l’Amour qui rend visite
À la Pauvreté qui rit.

Les gueux, les gueux,


Sont les gens heureux ;
140
Ils s’aiment entre eux.
Vivent les gueux !

L’Amitié que l’on regrette


N’a point quitté nos climats.
Elle trinque à la guinguette,
Assise entre deux soldats.

Les gueux, les gueux,


Sont les gens heureux ;
Ils s’aiment entre eux.
Vivent les gueux !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES GUEUX

Air de la première ronde du Départ pour Saint-Malo.


No 20

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141
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142
LA DESCENTE AUX ENFERS

AIR : Boira qui voudra, larirette


Paîra qui pourra, larira (Air noté ♫)

Sur la foi de votre bonne,


Vous qui craignez Lucifer,
Approchez, que je vous donne
Des nouvelles de l’Enfer.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
Aimera
La fillette.
Tant qu’on le pourra, larirette,
On se damnera, larira.

Sachez que la nuit dernière,


143
q ,
Sur un vieux balai rôti,
Avec certaine sorcière,
Pour l’Enfer je suis parti.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
Aimera
La fillette.
Tant qu’on le pourra, larirette,
On se damnera, larira.

Ma sorcière est jeune et belle,


Et dans ces lieux inconnus,
Diablotins, par ribambelle,
Viennent baiser ses pieds nus.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
Aimera
La fillette.
Tant qu’on le pourra, larirette,
On se damnera, larira.

144
Quoi qu’en disent maints bélîtres,
En entrant nous remarquons
Un amas d’écailles d’huîtres,
Et des débris de flacons.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
Aimera
La fillette.
Tant qu’on le pourra, larirette,
On se damnera, larira.

Là, ni chaudières, ni flammes,


Et si grands que soient leurs torts,
Aux Enfers nos pauvres âmes
Reprennent un peu de corps.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
Aimera
La fillette.
Tant qu’on le pourra, larirette,
On se damnera, larira.
145
,

Chez lui le Diable est bon homme ;


Aussi voyons-nous d’abord
Ixion faisant un somme
Près de Tantale ivre mort.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
Aimera
La fillette.
Tant qu’on le pourra, larirette,
On se damnera, larira.

Rien n’est moins épouvantable


Que l’aspect de ce démon ;
Sa majesté tenait table
Entre Épicure et Ninon.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
Aimera
La fillette.
Tant qu’on le pourra, larirette,
146
q p
On se damnera, larira.

Ses arrêts les plus sévères,


Qu’en mourant nous redoutons,
Sont rendus au bruit des verres
Et de huit cents mirlitons.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
Aimera
La fillette.
Tant qu’on le pourra, larirette,
On se damnera, larira.

Aux buveurs à rouge trogne,


Il dit : Trinquons à grands coups.
Vous n’aimiez que le bourgogne ;
De champagne enivrez-vous.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
Aimera
La fillette.
147
Tant qu’on le pourra, larirette,
On se damnera, larira.

À la prude qui se gêne


Pour lorgner un jouvenceau,
Il dit : Avec Diogène,
Fais l’amour dans un tonneau.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
Aimera
La fillette.
Tant qu’on le pourra, larirette,
On se damnera, larira.

Gens dont nous fuyons les traces,


Il vous dit : Plus retenus,
Laissez Cupidon aux Grâces,
Contentez-vous de Vénus.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
Aimera
148
La fillette.
Tant qu’on le pourra, larirette,
On se damnera, larira.

Il dit encor bien des choses


Qui charment les assistants ;
Puis à Ninon, sur des roses,
Il ôte au moins soixante ans.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
Aimera
La fillette.
Tant qu’on le pourra, larirette,
On se damnera, larira.

Alors ma sorcière éprouve


Un désir qui l’embellit,
Et soudain je me retrouve
Dans ses bras et sur mon lit.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
149
Aimera
La fillette.
Tant qu’on le pourra, larirette,
On se damnera, larira.

Si, d’après ce qu’on rapporte,


On bâille aux célestes lieux,
Que le Diable nous emporte,
Et nous rendrons grâce à Dieu.

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira.
Tant qu’on le pourra,
L’on trinquera,
Chantera,
Aimera
La fillette.
Tant qu’on le pourra, larirette,
On se damnera, larira.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA DESCENTE AUX ENFERS

150
Air : Boira qui voudra, larirette.
No 21

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151
LE COIN DE L’AMITIÉ

couplets
CHANTÉS PAR UNE DEMOISELLE À UNE JEUNE MARIÉE, SON AMIE

AIR : Vaudeville de la Partie carrée (Air noté ♫)

L’Amour, l’Hymen, l’Intérêt, la Folie,


Aux quatre coins se disputent nos jours.
L’Amitié vient compléter la partie ;
Mais qu’on lui fait de mauvais tours !
Lorsqu’aux plaisirs l’âme se livre entière,
Notre raison ne brille qu’à moitié,
Et la Folie attaque la première
Le coin de l’Amitié.

Puis vient l’Amour, joueur malin et traître,


Qui de tromper éprouve le besoin.
En tricherie on le dit passé maître ;
Pauvre Amitié, gare à ton coin !

152
Ce dieu jaloux, dès qu’il voit qu’on l’adore,
À tout soumettre aspire sans pitié.
Vous cédez tout ; il veut avoir encore
Le coin de l’Amitié.

L’Hymen arrive : oh ! combien on le fête !


L’Amitié seule apprête ses atours.
Mais dans les soins qu’il vient nous mettre en tête
Il nous renferme pour toujours.
Ce dieu, chez lui calculant à toute heure,
Y laisse enfin l’Intérêt prendre pied,
Et trop souvent lui donne pour demeure
Le coin de l’Amitié.

Auprès de toi nous ne craignons, ma chère,


Ni l’intérêt ni les folles erreurs ;
Mais aujourd’hui que l’Hymen et son frère
Inspirent de crainte à nos cœurs !
Dans plus d’un coin, où de fleurs ils se parent,
Pour ton bonheur qu’ils règnent de moitié ;
Mais que jamais, jamais ils ne s’emparent
Du coin de l’Amitié.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

153
LE COIN DE L’AMITIÉ

Air du Vaudeville de la Partie carrée.


No 22

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154
L’ÂGE FUTUR
OU

CE QUE SERONT NOS ENFANTS

1814

AIR : Allez-vous-en, gens de la noce (Air noté ♫)

Je le dis sans blesser personne,


Notre âge n’est point l’âge d’or ;
Mais nos fils, qu’on me le pardonne,
Vaudront bien moins que nous encor.
Pour peupler la machine ronde,
Qu’on est fou de mettre du sien !
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.
155
En joyeux gourmands que nous sommes,
Nous savons chanter un repas :
Mais nos fils, pesants gastronomes,
Boiront et ne chanteront pas.
D’un sot à face rubiconde
Ils feront un épicurien.
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.

Grâce aux beaux esprits de notre âge,


L’ennui nous gagne assez souvent ;
Mais deux Instituts, je le gage,
Lutteront dans l’âge suivant.
De se recruter à la ronde,
Tous deux trouveront le moyen.
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.

Nous aimons bien un peu la guerre,


Mais sans redouter le repos.
Nos fils, ne se reposant guère,
Batailleront à tout propos.
Seul prix d’une ardeur furibonde,
Un laurier sera tout leur bien.
156
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.

Nous sommes peu galants sans doute ;


Mais nos fils, d’excès en excès,
Égarant l’amour sur sa route,
Ne lui parleront plus français.
Ils traduiront, Dieu les confonde !
L’Art d’aimer en italien.
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.

Ainsi, malgré tous nos sophistes,


Chez nos descendants on aura
Pour grands hommes des journalistes,
Pour amusement l’Opéra ;
Pas une vierge pudibonde ;
Pas même un aimable vaurien.
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.

De fleurs, amis, ceignant nos têtes,


Vainement nous formons des vœux
157
Pour que notre culte et nos fêtes
Soient en honneur chez nos neveux :
Ce chapitre que Momus fonde
Chez eux manquera de doyen.
Ah ! pour un rien,
Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’ÂGE FUTUR
OU CE QUE SERONT NOS ENFANS

Air : Allez-vous-en, gens de la noce.


No 23

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158
LE VIEUX CÉLIBATAIRE

AIR : Contentons-nous d’une simple bouteille (Air noté ♫)

Allons, Babet, il est bientôt dix heures ;


Pour un goutteux c’est l’instant du repos.
Depuis un an qu’avec moi tu demeures,
Jamais, je crois, je ne fus si dispos.
À mon coucher ton aimable présence
Pour ton bonheur ne sera pas sans fruit.
Allons, Babet, un peu de complaisance,
Un lait de poule et mon bonnet de nuit.

Petite bonne, agaçante et jolie,


D’un vieux garçon doit être le soutien.
Jadis ton maître a fait mainte folie
Pour des minois moins friands que le tien.
Je veux demain, bravant la médisance,
Au Cadran Bleu te régaler sans bruit.
Allons, Babet, un peu de complaisance,

159
Un lait de poule et mon bonnet de nuit.

N’expose plus à des travaux pénibles


Cette main douce et ce teint des plus frais ;
Auprès de moi coule des jours paisibles ;
Que mille atours relèvent tes attraits.
L’amour par eux m’a rendu sa puissance :
Ne vois-tu pas son flambeau qui me luit ?
Allons, Babet, un peu de complaisance,
Un lait de poule et mon bonnet de nuit.

À mes désirs, quoi ! Babet se refuse !


Mademoiselle, auriez-vous un amant ?
De mon neveu le jockey vous amuse ;
Mais songez-y : je fais mon testament.
Docile enfin, livre sans résistance
À mes baisers ce sein qui m’a séduit.
Allons, Babet, un peu de complaisance,
Un lait de poule et mon bonnet de nuit.

Ah ! tu te rends, tu cèdes à ma flamme !


Mais la nature, hélas ! trahit mon cœur.
Ne pleure point ; va, tu seras ma femme,
Malgré mon âge et le public moqueur.
Fais donc si bien que ta douce influence
Rende à mes sens la chaleur qui me fuit.
Allons, Babet, un peu de complaisance,
Un lait de poule et mon bonnet de nuit.

160
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE VIEUX CÉLIBATAIRE

Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.


No 24

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161
L’AMI ROBIN

AIR : À la Monaco (Air noté ♫)

De tout Cythère
Sois le courtier :
On paîra bien ton ministère.
De tout Cythère
Sois le courtier :
Ami Robin, quel bon métier !

Robin connaît toutes nos belles


Et jusqu’où leur prix peut aller.
Messieurs, qui voulez des pucelles,
C’est à Robin qu’il faut parler.

De tout Cythère
Sois le courtier :
On paîra bien ton ministère.
De tout Cythère
Sois le courtier :
162
Sois le courtier :
Ami Robin, quel bon métier !

Prodiguons l’or, et des maîtresses


De toutes parts vont nous venir :
Car si nous tenions aux comtesses,
Robin pourrait nous en fournir.

De tout Cythère
Sois le courtier :
On paîra bien ton ministère.
De tout Cythère
Sois le courtier :
Ami Robin, quel bon métier !

J’ai connu Robin à l’école :


Ce n’était point un libertin ;
Mais il gagnait mainte pistole
À nous procurer l’Arétin.

De tout Cythère
Sois le courtier :
On paîra bien ton ministère.
De tout Cythère
Sois le courtier :
Ami Robin, quel bon métier !

Quand de prendre femme il eut l’âge,


Il la prit belle exprès pour ça.
Par malheur la sienne était sage ;
163
Par malheur la sienne était sage ;
Mais aussi Robin divorça.

De tout Cythère
Sois le courtier :
On paîra bien ton ministère.
De tout Cythère
Sois le courtier :
Ami Robin, quel bon métier !

Que le neuf ou le vieux vous tente,


Il sera votre fournisseur :
Robin vend sa nièce et sa tante ;
Il vendrait sa mère et sa sœur.

De tout Cythère
Sois le courtier :
On paîra bien ton ministère.
De tout Cythère
Sois le courtier :
Ami Robin, quel bon métier !

Si je lis bien dans son système,


Vers la cour il marche à grands pas.
Combien de gens qui déjà même
Devant Robin ont chapeau bas !

De tout Cythère
Sois le courtier :
On paîra bien ton ministère
164
On paîra bien ton ministère.
De tout Cythère
Sois le courtier :
Ami Robin, quel bon métier !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’AMI ROBIN

Air : La Monaco.
No 25

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165
LES GAULOIS ET LES FRANCS

JANVIER 1814

AIR : Gai ! gai ! marions-nous (Air noté ♫)

Gai ! gai ! serrons nos rangs,


Espérance
De la France,
Gai ! gai ! serrons nos rangs ;
En avant, Gaulois et Francs !

D’Attila suivant la voix,


Le barbare
Qu’elle égare
Vient une seconde fois
Périr dans les champs gaulois.

Gai ! gai ! serrons nos rangs,


Espérance
166
De la France,
Gai ! gai ! serrons nos rangs ;
En avant, Gaulois et Francs !

Renonçant à ses marais,


Le Cosaque
Qui bivouaque,
Croit, sur la foi des Anglais,
Se loger dans nos palais.

Gai ! gai ! serrons nos rangs,


Espérance
De la France,
Gai ! gai ! serrons nos rangs ;
En avant, Gaulois et Francs !

Le Russe, toujours tremblant


Sous la neige
Qui l’assiége,
Las de pain noir et de gland,
Veut manger notre pain blanc.

Gai ! gai ! serrons nos rangs,


Espérance
De la France,
Gai ! gai ! serrons nos rangs ;
En avant, Gaulois et Francs !

Ces vins que nous amassons


167
Pour les boire
À la victoire,
Seraient bus par des Saxons !
Plus de vin, plus de chansons !

Gai ! gai ! serrons nos rangs,


Espérance
De la France,
Gai ! gai ! serrons nos rangs ;
En avant, Gaulois et Francs !

Pour des Calmouks durs et laids


Nos filles
Sont trop gentilles,
Nos femmes ont trop d’attraits.
Ah ! que leurs fils soient Français !

Gai ! gai ! serrons nos rangs,


Espérance
De la France,
Gai ! gai ! serrons nos rangs ;
En avant, Gaulois et Francs !

Quoi ! ces monuments chéris,


Histoire
De notre gloire,
S’écrouleraient en débris !
Quoi ! Les Prussiens à Paris !

G i! i!
168
Gai ! gai ! serrons nos rangs,
Espérance
De la France,
Gai ! gai ! serrons nos rangs ;
En avant, Gaulois et Francs !

Nobles Francs et bons Gaulois,


La paix si chère
À la terre
Dans peu viendra sous vos toits
Vous payer de tant d’exploits.

Gai ! gai ! serrons nos rangs,


Espérance
De la France,
Gai ! gai ! serrons nos rangs ;
En avant, Gaulois et Francs !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES GAULOIS ET LES FRANCS

Air : Gai ! gai ! marions-nous.

169
No 26

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170
FRÉTILLON

AIR : Ma commère, quand je danse (Air noté ♫)

Francs amis des bonnes filles,


Vous connaissez Frétillon :
Ses charmes aux plus gentilles
Ont fait baisser pavillon.
Ma Frétillon, (bis.)
Cette fille
Qui frétille,
N’a pourtant qu’un cotillon.

Deux fois elle eut équipage,


Dentelles et diamants,
Et deux fois mit tout en gage
Pour quelques fripons d’amants.
Ma Frétillon,
Cette fille
Qui frétille,
Reste avec un cotillon
171
Reste avec un cotillon.

Point de dame qui la vaille :


Cet hiver, dans son taudis,
Couché presque sur la paille,
Mes sens étaient engourdis ;
Ma Frétillon,
Cette fille
Qui frétille,
Mit sur moi son cotillon.

Mais que vient-on de m’apprendre ?


Quoi ! le peu qui lui restait,
Frétillon a pu le vendre
Pour un fat qui la battait !
Ma Frétillon,
Cette fille
Qui frétille,
A vendu son cotillon.

En chemise, à la croisée,
Il lui faut tendre ses lacs.
À travers la toile usée
Amour lorgne ses appas.
Ma Frétillon,
Cette fille
Qui frétille,
Est si bien sans cotillon !

Seigneurs banquiers et notaires


172
Seigneurs, banquiers et notaires
La feront encor briller ;
Puis encor des mousquetaires
Viendront la déshabiller.
Ma Frétillon,
Cette fille
Qui frétille,
Mourra sans un cotillon.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

FRÉTILLON

Air : Ma commère, quand je danse.


No 27

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173
UN TOUR DE MAROTTE

chanson
CHANTÉE AUX SOUPERS DE MOMUS

AIR : La marmotte a mal aux pieds (Air noté ♫)

Que Momus, dieu des bons couplets,


Soit l’ami d’Épicure.
Je veux porter ses chapelets
Pendus à ma ceinture.
Payant tribut
À l’attribut
De sa gaîté falote,
De main en main,
Jusqu’à demain,
Passons-nous la marotte.

La marotte au sceptre des rois


Oppose sa puissance :
Momus en donne sur les doigts
174
Momus en donne sur les doigts
Du grand que l’on encense.
Gaîment frappons
Sots et fripons
En casque, en mitre, en cotte.
De main en main,
Jusqu’à demain,
Passons-nous la marotte.

Qu’un fat soit l’aigle des salons ;


Qu’un docteur sente l’ambre ;
Qu’un valet change ses galons
Sans changer d’antichambre ;
Paris, enclin
Au trait malin,
Grâce à nous les ballotte.
De main en main,
Jusqu’à demain,
Passons-nous la marotte.

Mais de la marotte, à sa cour,


La beauté veut qu’on use ;
C’est un des hochets de l’Amour,
Et Vénus s’en amuse.
Son joyeux bruit
Souvent séduit
L’actrice et la dévote.
De main en main,
Jusqu’à demain,
Passons nous la marotte
175
Passons-nous la marotte.

Elle s’allie au tambourin


Du dieu de la vendange,
Quand pour guérir le noir chagrin
Coule un vin sans mélange.
Oui, ses grelots
Font à grands flots
Jaillir cet antidote.
De main en main,
Jusqu’à demain,
Passons-nous la marotte.

Point de convives paresseux,


Amis, car il me semble
Que l’amitié bénit tous ceux
Que la marotte assemble ;
Jeunes d’esprit
Ensemble on rit,
Puis ensemble on radote.
De main en main,
Jusqu’à demain,
Passons-nous la marotte.

Au bruit des grelots, dans ce lieu,


Chantez donc votre messe.
L’assistant, le prêtre et le dieu
Inspirent l’allégresse.
D’un gai refrain
À ce lutrin
176
À ce lutrin,
Pour qu’on suive la note,
De main en main,
Jusqu’à demain,
Passons-nous la marotte.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

UN TOUR DE MAROTTE

Air : La marmotte a mal au pied.


No 28

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177
LA DOUBLE IVRESSE

AIR : Que ne suis-je la fougère (Air noté ♫)

Je reposais sous l’ombrage,


Quand Nœris vint m’éveiller :
Je crus voir sur son visage
Le feu du désir briller.
Sur son front Zéphyre agite
La rose et le pampre vert ;
Et de son sein qui palpite
Flotte le voile entr’ouvert.

Un enfant qui suit sa trace


(Son frère, si je l’en crois)
Presse pour remplir sa tasse
Des raisins entre ses doigts.
Tandis qu’à mes yeux la belle
Chante et danse à ses chansons,
L’enfant, caché derrière elle,
Mêle au vin d’affreux poisons
178
Mêle au vin d’affreux poisons.

Nœris prend la tasse pleine,


Y goûte, et vient me l’offrir.
Ah ! dis-je, la ruse est vaine :
Je sais qu’on peut en mourir.
Tu le veux, enchanteresse !
Je bois, dussé-je en ce jour
Du vin expier l’ivresse
Par l’ivresse de l’amour.

Mon délire fut extrême :


Mais aussi qu’il dura peu !
Ce n’est plus Nœris que j’aime,
Et Nœris s’en fait un jeu.
De ces ardeurs infidèles
Ce qui reste, c’est qu’enfin,
Depuis, à l’amour des belles
J’ai mêlé le goût du vin.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA DOUBLE IVRESSE
179
Air : Que ne suis-je la fougère !
No 29

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180
VOYAGE
AU PAYS DE COCAGNE

AIR : Contredanse de la Rosière, ou L’ombre s’évapore (Air noté ♫)

Ah ! vers une rive


Où sans peine on vive,
Qui m’aime me suive !
Voyageons gaîment.
Ivre de champagne,
Je bats la campagne,
Et vois de Cocagne
Le pays charmant.

Terre chérie,
Sois ma patrie :
Qu’ici je rie
Du sort inconstant.
Pour moi tout change :
B h ét !
181
Bonheur étrange !
Je bois et mange
Sans un sou comptant.

Mon appétit s’ouvre,


Et mon œil découvre
Les portes d’un Louvre
En tourte arrondi.
J’y vois de gros gardes,
Cuirassés de bardes,
Portant hallebardes
De sucre candi.

Bon dieu ! que j’aime


Ce doux système !
Les canons même
De sucre sont faits.
Belles sculptures,
Riches peintures
En confitures,
Ornent les buffets.

Pierrots et Paillasses,
Beaux esprits cocasses,
Charment sur les places
Le peuple ébahi,
Pour qui cent fontaines,
Au lieu d’eaux malsaines,
Versent, toujours pleines,
L b t l’ ï
182
Le beaune et l’aï.

Des gens enfournent,


D’autres défournent ;
Aux broches tournent
Veau, bœuf et mouton.
Des lois de table
L’ordre équitable,
De tout coupable
Fait un marmiton.

Dans un palais j’entre,


Et je m’assieds entre
Des grands dont le ventre
Se porte un défi ;
Je trouve en ce monde,
Où la graisse abonde,
Vénus toute ronde
Et l’Amour bouffi.

Nul front sinistre ;


Propos de cuistre,
Airs de ministre,
N’y sont point permis.
La table est mise,
La chère exquise ;
Que l’on se grise :
Trinquons, mes amis !

Mais parlons d’affaires


183
Mais parlons d’affaires.
Beautés peu sévères,
Qu’au doux bruit des verres
D’un dessert friand,
On chante et l’on dise
Quelque gaillardise
Qui nous scandalise
En nous égayant.

Quand le vin tape


L’époux qu’on drape,
Que sur la nappe
Il s’endort à point ;
De femme aimable
Mère intraitable,
Ah ! Sous la table
Ne regardez point.

Folle et tendre orgie !


La face rougie,
La panse élargie,
Là chacun est roi ;
Et quand l’heure invite
À gagner son gîte,
L’on rentre bien vite
Ailleurs que chez soi.

Que de goguettes !
Que d’amourettes !
Jamais de dettes :
184
Jamais de dettes :
Point de nœuds constants.
Entre l’ivresse
Et la paresse,
Notre jeunesse
Va jusqu’à cent ans.

Oui, dans ton empire,


Cocagne, on respire…
Mais, qui vient détruire
Ce rêve enchanteur ?
Ami, j’en ai honte ;
C’est quelqu’un qui monte
Apporter le compte
Du restaurateur.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

VOYAGE AU PAYS DE
COCAGNE.

185
Air de la Contredanse de la Rosière.
No 30

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186
LE COMMENCEMENT DU
VOYAGE

chanson
CHANTÉE SUR LE BERCEAU D’UN ENFANT NOUVEAU-NÉ.

AIR du Vaudeville des Chevilles de Maître Adam (Air noté ♫)

Voyez, amis, cette barque légère


Qui de la vie essaie encor les flots :
Elle contient gentille passagère ;
Ah ! soyons-en les premiers matelots.
Déjà les eaux l’enlèvent au rivage,
Que doucement elle fuit pour toujours !
Nous qui voyons commencer le voyage,
Par nos chansons égayons-en le cours.

Déjà le Sort a soufflé dans les voiles ;


Déjà l’Espoir prépare les agrès,

187
Et nous promet, à l’éclat des étoiles,
Une mer calme et des vents doux et frais.
Fuyez, fuyez, oiseaux d’un noir présage :
Cette nacelle appartient aux Amours.
Nous qui voyons commencer le voyage,
Par nos chansons égayons-en le cours.

Au mât propice attachant leurs guirlandes,


Oui, les Amours prennent part au travail.
Aux chastes sœurs on a fait des offrandes,
Et l’Amitié se place au gouvernail.
Bacchus lui-même anime l’équipage,
Qui des plaisirs invoque le secours.
Nous qui voyons commencer le voyage,
Par nos chansons égayons-en le cours.

Qui vient encor saluer la nacelle ?


C’est le Malheur bénissant la Vertu,
Et demandant que du bien fait par elle
Sur cet enfant le prix soit répandu.
À tant de vœux, dont retentit la plage,
Sûrs que jamais les dieux ne seront sourds,
Nous qui voyons commencer le voyage,
Par nos chansons égayons-en le cours.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

188
LE COMMENCEMENT DU
VOYAGE.

Air du Vaudeville des Chevilles de Maître Adam.


No 31

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189
LA MUSIQUE

1810

AIR : La farira dondaine, gai (Air noté ♫)

Purgeons nos desserts


Des chansons à boire ;
Vivent les grands airs
Du Conservatoire !
Bon !
La farira dondaine,
Gai !
La farira dondé.

Tout est réchauffé


Aux dîners d’Agathe :
Au lieu de café,
Vite une sonate.
Bon !
190
La farira dondaine,
Gai !
La farira dondé.

L’Opéra toujours
Fait bruit et merveilles :
On y voit les sourds
Boucher leurs oreilles.
Bon !
La farira dondaine,
Gai !
La farira dondé.

Acteurs très-profonds,
Sujets de disputes,
Messieurs les bouffons,
Soufflez dans vos flûtes.
Bon !
La farira dondaine,
Gai !
La farira dondé.

Et vous, gens de l’art,


Pour que je jouisse,
Quand c’est du Mozart
Que l’on m’avertisse.
Bon !
La farira dondaine,
Gai !
f
191
La farira dondé.

Nature n’est rien ;


Mais on recommande
Goût italien,
Et grâce allemande.
Bon !
La farira dondaine,
Gai !
La farira dondé.

Si nous t’enterrons,
Bel art dramatique,
Pour toi nous dirons
La messe en musique.
Bon !
La farira dondaine,
Gai !
La farira dondé.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA MUSIQUE
192
Air : La farira dondaine, gai.
No 32

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193
LES GOURMANDS

À MESSIEURS LES GASTRONOMES

1810

AIR : Tout le long de la rivière (Air noté ♫)

Gourmands, cessez de nous donner


La carte de votre dîner :
Tant de gens qui sont au régime
Ont droit de vous en faire un crime.
Et d’ailleurs, à chaque repas,
D’étouffer ne tremblez-vous pas ?
C’est une mort peu digne qu’on l’admire.
Ah ! pour étouffer, n’étouffons que de rire ;
N’étouffons, n’étouffons que de rire.

La bouche pleine, osez-vous bien


Chanter l’Amour, qui vit de rien ?
194
À l’aspect de vos barbes grasses,
D’effroi vous voyez fuir les Grâces ;
Ou, de truffes en vain gonflés,
Près de vos belles vous ronflez.
L’embonpoint même a dû parfois vous nuire.
Ah ! pour étouffer, n’étouffons que de rire ;
N’étouffons, n’étouffons que de rire.

Vous n’exaltez, maîtres gloutons,


Que la gloire des marmitons :
Méprisant l’auteur humble et maigre
Qui mouille un pain bis de vin aigre,
Vous ne trouvez le laurier bon
Que pour la sauce et le jambon ;
Chez des Français quel étrange délire !
Ah ! pour étouffer, n’étouffons que de rire ;
N’étouffons, n’étouffons que de rire.

Pour goûter à point chaque mets


À table ne causez jamais ;
Chassez-en la plaisanterie :
Trop de gens, dans notre patrie,
De ses charmes étaient imbus ;
Les bons mots ne sont qu’un abus ;
Pourtant, messieurs, permettez-nous d’en dire.
Ah ! pour étouffer, n’étouffons que de rire ;
N’étouffons, n’étouffons que de rire.

Français, dînons pour le dessert :


195
L’Amour y vient, Philis le sert :
Le bouchon part, l’esprit pétille ;
La Décence même y babille,
Et par la Gaîté, qui prend feu,
Se laisse coudoyer un peu.
Chantons alors l’aï qui nous inspire.
Ah ! pour étouffer, n’étouffons que de rire ;
N’étouffons, n’étouffons que de rire.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES GOURMANDS

AIR : Tout le long de la rivière


No 33

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196
MA DERNIÈRE CHANSON
PEUT-ÊTRE

FIN DE JANVIER 1814

AIR : Eh quoi ! vous sommeillez encore ? (de Fanchon) (Air noté ♫)

Je n’eus jamais d’indifférence


Pour la gloire du nom français.
L’étranger envahit la France,
Et je maudis tous ses succès.
Mais, bien que la douleur honore,
Que servira d’avoir gémi ?
Puisqu’ici nous rions encore,
Autant de pris sur l’ennemi !

Quand plus d’un brave aujourd’hui tremble,


Moi, poltron, je ne tremble pas.
Heureux que Bacchus nous rassemble
197
Pour trinquer à ce gai repas !
Amis, c’est le dieu que j’implore ;
Par lui mon cœur est affermi.
Buvons gaîment, buvons encore :
Autant de pris sur l’ennemi !

Mes créanciers sont des corsaires


Contre moi toujours soulevés.
J’allais mettre ordre à mes affaires,
Quand j’appris ce que vous savez.
Gens que l’avarice dévore,
Pour votre or soudain j’ai frémi.
Prêtez-m’en donc, prêtez encore :
Autant de pris sur l’ennemi !

Je possède jeune maîtresse,


Qui va courir bien des dangers.
Au fond, je crois que la traîtresse
Désire un peu les étrangers.
Certains excès que l’on déplore
Ne l’épouvantent qu’à demi.
Mais cette nuit me reste encore :
Autant de pris sur l’ennemi !

Amis, s’il n’est plus d’espérance,


Jurons, au risque du trépas,
Que pour l’ennemi de la France
Nos voix ne résonneront pas.
Mais il ne faut point qu’on ignore
198
Qu’en chantant le cygne a fini.
Toujours Français, chantons encore :
Autant de pris sur l’ennemi !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MA DERNIÈRE CHANSON,
PEUT-ÊTRE.

Air : Eh quoi ! vous sommeillez encore ? (de Fanchon.)


No 34

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199
ÉLOGE DES CHAPONS

AIR : Ah ! le bel oiseau, maman (Air noté ♫)

Pour ma part, moi, j’en réponds,


Oui, poulettes,
Oui, coquettes,
Pour ma part, moi, j’en réponds ;
Bienheureux sont les chapons !

Exempts du tendre embarras


Qui maigrit l’espèce humaine,
Comme ils sont dodus et gras
Ces bons citoyens du Maine !

Pour ma part, moi, j’en réponds,


Oui, poulettes,
Oui, coquettes,
Pour ma part, moi, j’en réponds ;
Bienheureux sont les chapons !

200
Qui d’eux, troublé nuit et jour,
Fut jaloux jusqu’à la rage ?
Leur faut-il contre l’amour
Recourir au mariage ?

Pour ma part, moi, j’en réponds,


Oui, poulettes,
Oui, coquettes,
Pour ma part, moi, j’en réponds ;
Bienheureux sont les chapons !

Plusieurs, pour la forme, ont pris


Une compagne gentille :
J’en sais qui sont bons maris,
Qui même ont de la famille.

Pour ma part, moi, j’en réponds,


Oui, poulettes,
Oui, coquettes,
Pour ma part, moi, j’en réponds ;
Bienheureux sont les chapons !

Modérés dans leurs désirs,


Jamais ces gens, que j’estime,
N’ont pour fruit de leurs plaisirs
Les remords ou le régime.

Pour ma part, moi, j’en réponds,


Oui poulettes
201
Oui, poulettes,
Oui, coquettes,
Pour ma part, moi, j’en réponds ;
Bienheureux sont les chapons !

Or, messieurs, examinons


Notre sort auprès des belles :
Que de mal nous nous donnons
Pour tromper des infidèles !

Pour ma part, moi, j’en réponds,


Oui, poulettes,
Oui, coquettes,
Pour ma part, moi, j’en réponds ;
Bienheureux sont les chapons !

C’est mener un train d’enfer,


Quelque agrément qu’on y trouve ;
D’ailleurs on n’est pas de fer,
Et Dieu sait comme on le prouve !

Pour ma part, moi, j’en réponds,


Oui, poulettes,
Oui, coquettes,
Pour ma part, moi, j’en réponds ;
Bienheureux sont les chapons !

En dépit d’un faux honneur,


Prenons donc un parti sage.
Faisons tous notre bonheur :
202
Faisons tous notre bonheur :
Allons, messieurs, du courage !

Pour ma part, moi, j’en réponds,


Oui, poulettes,
Oui, coquettes,
Pour ma part, moi, j’en réponds ;
Bienheureux sont les chapons !

Assez de monde concourt


À propager notre espèce.
Coupons, morbleu ! Coupons court
Aux erreurs de la jeunesse.

Pour ma part, moi, j’en réponds,


Oui, poulettes,
Oui, coquettes,
Pour ma part, moi, j’en réponds ;
Bienheureux sont les chapons !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

ÉLOGE DES CHAPONS


203
Air : Ah ! le bel oiseau, maman.
No 35

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204
LE BON FRANÇAIS

chanson
CHANTÉE DEVANT DES AIDES-DE-CAMP DE L’EMPEREUR
ALEXANDRE

MAI 1814

AIR : J’ons un curé patriote (Air noté ♫)

J’aime qu’un Russe soit Russe,


Et qu’un Anglais soit Anglais.
Si l’on est Prussien en Prusse,
En France soyons Français.
Lorsqu’ici nos cœurs émus
Comptent des Français de plus [1],
Mes amis, mes amis,
Soyons de notre pays,
Oui, soyons de notre pays.

Ch l Q i t t it i
205
Charles-Quint portait envie
À ce roi plein de valeur [2]
Qui s’écriait à Pavie :
Tout est perdu, fors l’honneur !
Consolons par ce mot-là
Ceux que le nombre accabla.
Mes amis, mes amis,
Soyons de notre pays ;
Oui, soyons de notre pays.

Louis, dit-on, fut sensible [3]


Aux malheurs de ces guerriers
Dont l’hiver le plus terrible
A seul flétri les lauriers.
Près des lis qu’ils soutiendront,
Ces lauriers reverdiront.
Mes amis, mes amis,
Soyons de notre pays ;
Oui, soyons de notre pays.

Enchaîné par la souffrance,


Un roi fatal aux Anglais [4]
A jadis sauvé la France
Sans sortir de son palais.
On sait, quand il le faudra,
Sur qui Louis s’appuîra [5].
Mes amis, mes amis,
Soyons de notre pays ;
Oui, soyons de notre pays.
206
Redoutons l’anglomanie,
Elle a déjà gâté tout.
N’allons point en Germanie
Chercher les règles du goût.
N’empruntons à nos voisins
Que leurs femmes et leurs vins.
Mes amis, mes amis,
Soyons de notre pays ;
Oui, soyons de notre pays.

Notre gloire est sans seconde :


Français, où sont nos rivaux ?
Nos plaisirs charment le monde,
Éclairé par nos travaux.
Qu’il nous vienne un gai refrain,
Et voilà le monde en train !
Mes amis, mes amis,
Soyons de notre pays ;
Oui, soyons de notre pays.

En servant notre patrie,


Où se fixent pour toujours
Les plaisirs et l’industrie,
Les beaux-arts et les amours,
Aimons, Louis le permet,
Tout ce qu’Henri-Quatre aimait.
Mes amis, mes amis,
Soyons de notre pays ;
O i d
207
Oui, soyons de notre pays.
1. ↑ Il est nécessaire de rappeler que M. le Comte d’Artois avait dit : « Il
n’y a rien de changé en France ; il n’y a qu’un Français de plus. »
2. ↑ François Ier.
3. ↑ Les journaux du temps racontèrent que, sur une lettre du roi,
l’empereur Alexandre avait promis de renvoyer en France tous les
prisonniers faits sur nous dans la malheureuse campagne de Russie.
4. ↑ Charles V, dit le Sage.
5. ↑ Le roi avait dit à Saint-Ouen, aux maréchaux Masséna, Mortier,
Lefèvre, Ney, etc., qu’il s’appuierait sur eux.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE BON FRANÇAIS

Air : J’ons un curé patriote


No 36

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208
LA GRANDE ORGIE

1814

AIR : Vive le vin de Ramponneau (Air noté ♫)

Le vin charme tous les esprits :


Qu’on le donne
Par tonne.
Que le vin pleuve dans Paris,
Pour voir les gens les plus aigris
Gris.

Non, plus d’accès


Aux procès ;
Vidons, joyeux Français,
Nos caves renommées.
Qu’un censeur vain
Croie en vain
Fuir le pouvoir du vin,
209
Et s’enivre aux fumées.

Le vin charme tous les esprits :


Qu’on le donne
Par tonne.
Que le vin pleuve dans Paris,
Pour voir les gens les plus aigris
Gris.

Graves auteurs,
Froids rhéteurs,
Tristes prédicateurs,
Endormeurs d’auditoires ;
Gens à pamphlets,
À couplets,
Changez en gobelets
Vos larges écritoires.

Le vin charme tous les esprits :


Qu’on le donne
Par tonne.
Que le vin pleuve dans Paris,
Pour voir les gens les plus aigris
Gris.

Loin du fracas
Des combats,
Dans nos vins délicats
Mars a noyé ses foudres.
210
Gardiens de nos
Arsenaux,
Cédez-nous les tonneaux
Où vous mettiez vos poudres.

Le vin charme tous les esprits :


Qu’on le donne
Par tonne.
Que le vin pleuve dans Paris,
Pour voir les gens les plus aigris
Gris.

Nous qui courons


Les tendrons,
De Cythère enivrons
Les colombes légères.
Oiseaux chéris
De Cypris,
Venez, malgré nos cris,
Boire au fond de nos verres.

Le vin charme tous les esprits :


Qu’on le donne
Par tonne.
Que le vin pleuve dans Paris,
Pour voir les gens les plus aigris
Gris.

L’or a cent fois


T d id
211
Trop de poids.
Un essaim de grivois,
Buvant à leurs mignonnes,
Trouve au total
Ce cristal
Préférable au métal
Dont on fait les couronnes.

Le vin charme tous les esprits :


Qu’on le donne
Par tonne.
Que le vin pleuve dans Paris,
Pour voir les gens les plus aigris
Gris.

Enfants charmants
De mamans
Qui des grands sentiments
Banniront la folie,
Nos fils bien gros,
Bien dispos,
Naîtront parmi les pots,
Le front taché de lie.

Le vin charme tous les esprits :


Qu’on le donne
Par tonne.
Que le vin pleuve dans Paris,
Pour voir les gens les plus aigris
Gi
212
Gris.

Fi d’un honneur
Suborneur !
Enfin du vrai bonheur
Nous porterons les signes.
Les rois boiront
Tous en rond ;
Les lauriers serviront
D’échalas à nos vignes.

Le vin charme tous les esprits :


Qu’on le donne
Par tonne.
Que le vin pleuve dans Paris,
Pour voir les gens les plus aigris
Gris.

Raison, adieu !
Qu’en ce lieu
Succombant sous le dieu
Objet de nos louanges,
Bien ou mal mis,
Tous amis,
Dans l’ivresse endormis,
Nous rêvions les vendanges !

Le vin charme tous les esprits :


Qu’on le donne
P t
213
Par tonne.
Que le vin pleuve dans Paris,
Pour voir les gens les plus aigris
Gris.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA GRANDE ORGIE

Air : Vive le vin de Ramponneau.


No 37

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214
LE JOUR DES MORTS

AIR : Mirliton (Air noté ♫)

(Les deux premiers vers de l’air sont doublés)

Amis, entendez les cloches


Qui par leurs sons gémissants
Nous font de bruyants reproches
Sur nos rires indécents.
Il est des âmes en peine,
Dit le prêtre intéressé :
C’est le jour des morts, mirliton, mirlitaine ;
Resquiescant in pace !

Qu’en ce jour la poésie


Sème les tombeaux de fleurs ;
Qu’à nos yeux l’hypocrisie
Les arrose de ses pleurs.
Je chante au sort qui m’entraîne

215
Sur les traces du passé :
C’est le jour des morts, mirliton, mirlitaine ;
Resquiescant in pace !

Méchants, redoutez les diables.


Mais qu’il soit un paradis
Pour les filles charitables,
Pour les buveurs francs amis ;
Que saint Pierre aux gens sans haine
Ouvre d’un air empressé.
C’est le jour des morts, mirliton, mirlitaine ;
Resquiescant in pace !

Le souvenir de nos pères


Nous doit-il mettre en souci ?
Ils ont ri de leurs misères ;
Des nôtres rions aussi.
Lise n’est point inhumaine ;
Mon flacon n’est point cassé.
C’est le jour des morts, mirliton, mirlitaine ;
Resquiescant in pace !

Je ne veux point qu’on me pleure,


Moi, le boute-en-train des fous.
Puissé-je, à ma dernière heure,
Voir nos fils plus gais que nous !
Qu’ils chantent à perdre haleine,
Sur le bord du grand fossé :

216
C’est le jour des morts, mirliton, mirlitaine ;
Resquiescant in pace !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE JOUR DES MORTS

Air : Mirliton.
No 38

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217
REQUÊTE
PRÉSENTÉE

PAR LES CHIENS DE QUALITÉ


POUR OBTENIR QU’ON LEUR RENDE

L’ENTRÉE LIBRE

AU JARDIN DES TUILERIES

JUIN 1814

AIR : Faut d’la vertu, pas trop n’en faut (Air noté ♫)

Puisque le tyran est à bas,


bis.
Laissez-nous prendre nos ébats.

218
Aux maîtres des cérémonies
Plaise ordonner que, dès demain,
Entrent sans laisse aux Tuileries
les chiens du faubourg Saint-Germain.

Puisque le tyran est à bas,


Laissez-nous prendre nos ébats.

Des chiens dont le pavé se couvre


Distinguez-nous à nos colliers.
On sent que les honneurs du Louvre
Iraient mal à ces roturiers.

Puisque le tyran est à bas,


Laissez-nous prendre nos ébats.

Quoique toujours, sous son empire,


L’usurpateur nous ait chassés,
Nous avons laissé sans mot dire
Aboyer tous les gens pressés.

Puisque le tyran est à bas,


Laissez-nous prendre nos ébats.

Quand sur son règne on prend des notes,


Grâce pour quelques chiens félons !
Tel qui longtemps lécha ses bottes
Lui mord aujourd’hui les talons.
219
Puisque le tyran est à bas,
Laissez-nous prendre nos ébats.

En attrapant mieux que des puces,


On a vu carlins et bassets
Caresser Allemands et Russes
Couverts encor du sang français.

Puisque le tyran est à bas,


Laissez-nous prendre nos ébats.

Qu’importe que, sûr d’un gros lucre,


L’Anglais dise avoir triomphé ?
On nous rend le morceau de sucre ;
Les chats reprennent leur café.

Puisque le tyran est à bas,


Laissez-nous prendre nos ébats.

Quand nos dames reprennent vite


Les barbes et le caraco,
Quand on refait de l’eau bénite,
Remettez-nous in statu quo.

Puisque le tyran est à bas,


Laissez-nous prendre nos ébats.

Nous promettons, pour cette grâce,


220
Tous, hors quelques barbets honteux,
De sauter pour les gens en place,
De courir sur les malheureux.

Puisque le tyran est à bas,


Laissez-nous prendre nos ébats.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

REQUÊTE
PRÉSENTÉE PAR LES CHIENS DE
QUALITÉ.

Air : Faut d’la vertu, pas trop n’en faut.


No 39

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221
LA CENSURE

chanson
QUI COURUT MANUSCRITE AU MOIS D’AOÛT 1814 [1]

AIR : Qu’est-ce qu’ça m’fait à moi ? (Air noté ♫)

Que sous le joug des libraires,


On livre encor nos auteurs
Aux censeurs, aux inspecteurs,
Rats-de-cave littéraires ;
Riez-en avec moi.
Ah ! pour rire
Et pour tout dire,
Il n’est besoin, ma foi,
D’un privilége du roi !

L’état ayant plus d’un membre


Que la presse eût fait trembler,
Qu’on ait craint son franc parler
222
p
Dans la chambre et l’antichambre ;
Riez-en avec moi.
Ah ! pour rire
Et pour tout dire,
Il n’est besoin, ma foi,
D’un privilége du roi !

Que cette chambre sensée


Laisse avec soumission
Sortir la procession
Et renfermer la pensée ;
Riez-en avec moi.
Ah ! pour rire
Et pour tout dire,
Il n’est besoin, ma foi,
D’un privilége du roi !

Qu’un censeur bien tyrannique


De l’esprit soit le geôlier,
Et qu’avec son prisonnier
Jamais il ne communique ;
Riez-en avec moi.
Ah ! pour rire
Et pour tout dire,
Il n’est besoin, ma foi,
D’un privilége du roi !

Quand déjà l’on n’y voit guère,


Quand on a peine à marcher ;
223
En feignant de la moucher,
Qu’on éteigne la lumière ;
Riez-en avec moi.
Ah ! pour rire
Et pour tout dire,
Il n’est besoin, ma foi,
D’un privilége du roi !

Qu’un ministre qui s’irrite


Quand on lui fait la leçon
Lise tout bas ma chanson,
Qui lui parvient manuscrite ;
Riez-en avec moi.
Ah ! pour rire
Et pour tout dire,
Il n’est besoin, ma foi,
D’un privilége du roi !
1. ↑ On venait de discuter à la Chambre une loi restrictive de la liberté de la
presse, présentée par l’abbé de Montesquiou, ministre de l’intérieur.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

224
LA CENSURE.

Air : Qu’est-ce que ça m’fait à moi.


No 40

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225
BEAUCOUP D’AMOUR

Musique de M. B. WILHEM (Air noté ♫)

Malgré la voix de la sagesse,


Je voudrais amasser de l’or :
Soudain aux pieds de ma maîtresse
J’irais déposer mon trésor.
Adèle, à ton moindre caprice
Je satisferais chaque jour.
Non, non, je n’ai point d’avarice,
Mais j’ai beaucoup, beaucoup d’amour.

Pour immortaliser Adèle,


Si des chants m’étaient inspirés,
Mes vers, où je ne peindrais qu’elle,
À jamais seraient admirés.
Puissent ainsi dans la mémoire
Nos deux noms se graver un jour !
Je n’ai point l’amour de la gloire,

226
Mais j’ai beaucoup, beaucoup d’amour.

Que la Providence m’élève


Jusqu’au trône éclatant des rois ;
Adèle embellira ce rêve :
Je lui cèderai tous mes droits.
Pour être plus sûr de lui plaire,
Je voudrais me voir une cour.
D’ambition je n’en ai guère,
Mais j’ai beaucoup, beaucoup d’amour.

Mais quel vain désir m’importune ?


Adèle comble tous mes vœux.
L’éclat, le renom, la fortune,
Moins que l’amour rendent heureux.
À mon bonheur je puis donc croire,
Et du sort braver le retour !
Je n’ai ni bien, ni rang, ni gloire,
Mais j’ai beaucoup, beaucoup d’amour.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

BEAUCOUP D’AMOUR.
227
Musique de B. Wilhem
No 41

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228
LES BOXEURS
OU L’ANGLOMANE

AOÛT 1814

AIR : À coups d’pied, à coups d’poing (Air noté ♫)

Quoique leurs chapeaux soient bien laids,


God dam ! moi j’aime les Anglais :
Ils ont un si bon caractère !
Comme ils sont polis ! et surtout
Que leurs plaisirs sont de bon goût !
Non, chez nous, point,
Point de ces coups de poing
Qui font tant d’honneur à l’Angleterre.

Voilà des boxeurs à Paris :


Courons vite ouvrir des paris,
Et même par-devant notaire.
229
Ils doivent se battre un contre un ;
Pour des Anglais c’est peu commun.
Non, chez nous, point,
Point de ces coups de poing
Qui font tant d’honneur à l’Angleterre.

En scène, d’abord admirons


La grâce de ces deux lurons,
Grâce qui jamais ne s’altère.
De la halle on dirait deux forts :
Peut-être ce sont des milords.
Non, chez nous, point,
Point de ces coups de poing
Qui font tant d’honneur à l’Angleterre.

Çà, mesdames, qu’en pensez-vous ?


C’est à vous de juger les coups.
Quoi ! ce spectacle vous atterre ?
Le sang jaillit… battez des mains.
Dieux ! que les Anglais sont humains !
Non, chez nous, point,
Point de ces coups de poing
Qui font tant d’honneur à l’Angleterre.

Anglais ! il faut vous suivre en tout,


Pour les lois, la mode, et le goût,
Même aussi pour l’art militaire.
Vos diplomates, vos chevaux,
N’ont pas épuisé nos bravos.
230
Non, chez nous, point,
Point de ces coups de poing
Qui font tant d’honneur à l’Angleterre.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES BOXEURS OU
L’ANGLOMANE.

Air : À coups d’pied, à coups d’poing


No 42

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231
LE TROISIÈME MARI

chanson
AVEC ACCOMPAGNEMENT DE GESTES
AIR : Ah ! ah ! qu’elle est bien (Air noté ♫)

Malheureuse avec deux maris,


Au troisième enfin je commande.
Jean est grondeur, mais je m’en ris ;
Il est tout petit, je suis grande.
Sitôt qu’il fait un peu de bruit,
Je lui mets son bonnet de nuit.
Vli, vlan, taisez-vous,
Lui dis-je, ou que je vous entende…
Vli, vlan, taisez-vous…
Je me venge de deux époux.

Six mois après des nœuds si doux,


Et les affaires arrangées,
J’en eus deux filles, qu’entre nous,

232
De trois mois l’on dit plus âgées.
Au baptême Jean fit du train,
Car Léandre était le parrain.
Vli, vlan, taisez-vous,
Jean, vous n’aurez point de dragées ;
Vli, vlan, taisez-vous ;
Je me venge de deux époux.

Léandre me fait lui prêter


De l’argent, qu’il rend Dieu sait comme !
Jean, qui travaille et sait compter,
S’aperçoit qu’on touche à sa somme.
Hier il dit qu’on l’a volé ;
Moi, du trésor je prends la clé.
Vli, vlan, taisez-vous ;
Plus d’argent pour vous, petit homme !
Vli, vlan, taisez-vous ;
Je me venge de deux époux.

Léandre un soir était chez moi :


À neuf heures mon mari frappe.
Je n’ouvris point, l’on sait pourquoi ;
Mais, à minuit, Léandre échappe.
Il gelait, et Jean morfondu
À la porte avait attendu.
Vli, vlan, taisez-vous ;
Quoi ! monsieur croit-il qu’on l’attrape ?
Vli, vlan, taisez-vous ;
Je me venge de deux époux.
233
Mais à mon tour je le surpris
Avec la vieille Pétronille.
D’un doigt de vin il était gris ;
Il la trouvait fraîche et gentille.
Sur ses deux pieds il se dressait,
Et le menton lui caressait.
Vli, vlan, taisez-vous ;
Vous sentez le vin et la fille ;
Vli, vlan, taisez-vous ;
Je me venge de deux époux.

Jean peut briller entre deux draps,


Malgré sa chétive apparence ;
Léandre fait plus d’embarras,
Mais a beaucoup moins de vaillance.
Lorsque Jean veut se reposer,
S’il me plaît encor d’en user,
Vli, vlan, taisez-vous ;
Et vite que l’on recommence :
Vli, vlan, taisez-vous ;
Je me venge de deux époux.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

234
LE TROISIÈME MARI.

Air : Ah ! ah ! qu’elle est bien.


No 43

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235
VIEUX HABITS, VIEUX
GALONS

OU
réflexions morales et politiques
D’UN MARCHAND D’HABITS DE LA CAPITALE
PREMIÈRE RESTAURATION, 1814

AIR : Vaudeville des Deux Edmond (Air noté ♫)

Tout marchands d’habits que nous sommes,


Messieurs, nous observons les hommes :
D’un bout du monde à l’autre bout,
L’habit fait tout.
Dans les changements qui surviennent,
Les dépouilles nous appartiennent :
Toujours en grand nous calculons.
Vieux habits ! vieux galons !

236
Parfois en lisant la gazette,
Comme tant d’autres, je regrette
Que tout Français n’ait pas gardé
L’habit brodé.
Mais j’en crois ceux qui s’y connaissent,
Les anciens préjugés renaissent.
On va quitter les pantalons.
Vieux habits ! vieux galons !

Les modes et la politique


Ont cent fois rempli ma boutique ;
Combien on doit à leurs travaux
D’habits nouveaux !
Quand de nos déesses civiques
On met en oubli les tuniques,
Aux passants nous les rappelons.
Vieux habits ! vieux galons !

Un temps fameux par cent batailles


Mit du galon sur bien des tailles ;
De galon même étaient couverts
Les habits verts [1].
Mais sans le bonheur point de gloire !
Nous seuls, après chaque victoire,
Nous avions ce que nous voulons.
Vieux habits ! vieux galons !

Nous trouvons aussi notre compte


Avec tous les gens qui sans honte
237
Savent, dans un retour subit,
Changer d’habit.
Les valets, troupe chamarrée,
Troquant aujourd’hui leur livrée,
Que d’habits bleus [2] nous étalons !
Vieux habits ! vieux galons !

Les défenseurs de nos grands-pères,


Sortant de leurs nobles repaires,
Reprennent enfin à leur tour
L’habit de cour.
Chez nous retrouvant leurs costumes,
Avec talons rouges et plumes,
Ils vont régner dans les salons.
Vieux habits ! vieux galons !

Sans nul égard pour nos scrupules,


Si la foule des incrédules
Mit au nombre de ses larcins
L’habit des saints,
Au nez de plus d’un philosophe
Je vais en revendre l’étoffe :
De piété nous redoublons.
Vieux habits ! vieux galons !

Longtemps vantés dans chaque ouvrage,


Des grands, qu’aujourd’hui l’on outrage,
Portent au fond de leurs manoirs
Des habits noirs.
238
Mais, grâce à nous, vont reparaître
Ces manteaux qu’eux-mêmes peut-être
Trouvaient bien pesants et bien longs.
Vieux habits ! vieux galons !

De m’enrichir j’ai l’assurance :


L’on fêtera toujours en France,
En ville, au théâtre, à la cour,
L’habit du jour.
Gens vêtus d’or et d’écarlate,
Pendant un mois chacun vous flatte ;
Puis à vos portes nous allons.
Vieux habits ! vieux galons !
1. ↑ La livrée impériale, vert et or.
2. ↑ La livrée royale.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

VIEUX HABITS ! VIEUX


GALONS !

239
Air du vaudeville des Deux Edmond
No 44

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240
LE NOUVEAU DIOGÈNE

CENT-JOURS, AVRIL 1815

AIR : Bon voyage, cher Dumollet (Air noté ♫)

Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je ris et bois sans gêne.
Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je roule mon tonneau.

Dans l’eau, dit-on, tu puisas ta rudesse ;


Je n’en bois pas, et, censeur plus joyeux,
En moins d’un mois, pour loger ma sagesse,
J’ai mis à sec un tonneau de vin vieux.

Diogène,
Sous ton manteau,

241
Libre et content, je ris et bois sans gêne.
Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je roule mon tonneau.

Où je suis bien, aisément je séjourne ;


Mais comme nous les dieux sont inconstants :
Dans mon tonneau, sur ce globe qui tourne,
Je tourne avec la fortune et le temps.

Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je ris et bois sans gêne.
Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je roule mon tonneau.

Pour les partis dont cent fois j’osai rire


Ne pouvant être un utile soutien,
Devant ma tonne on ne viendra pas dire :
Pour qui tiens-tu, toi qui ne tiens à rien !

Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je ris et bois sans gêne.
Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je roule mon tonneau.

242
J’aime à fronder les préjugés gothiques
Et les cordons de toutes les couleurs ;
Mais, étrangère aux excès politiques,
Ma Liberté n’a qu’un chapeau de fleurs.

Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je ris et bois sans gêne.
Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je roule mon tonneau.

Qu’en un congrès, se partageant le monde,


Des potentats soient trompeurs ou trompés
Je ne vais point demander à la ronde
Si de ma tonne ils se sont occupés.

Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je ris et bois sans gêne.
Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je roule mon tonneau.

N’ignorant pas où conduit la satire,


Je fuis des cours le pompeux appareil :
Des vains honneurs trop enclin à médire,
Auprès des rois je crains pour mon soleil.

243
Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je ris et bois sans gêne.
Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je roule mon tonneau.

Lanterne en main, dans l’Athènes moderne


Chercher un homme est un dessein fort beau :
Mais quand le soir voit briller ma lanterne,
C’est qu’aux amours elle sert de flambeau.

Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je ris et bois sans gêne.
Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je roule mon tonneau.

Exempt d’impôt, déserteur de phalange,


Je suis pourtant assez bon citoyen :
Si les tonneaux manquaient pour la vendange,
Sans murmurer je prêterais le mien.

Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je ris et bois sans gêne.
Diogène,

244
Sous ton manteau,
Libre et content, je roule mon tonneau.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE NOUVEAU DIOGÈNE

Air : Bon voyage, cher Dumolet.


No 45

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245
LE MAÎTRE D’ÉCOLE

AIR : Pan, pan, pan (Air noté ♫)

Ah ! le mauvais garnement !
Sans respect il sort des bornes.
Je n’ai dormi qu’un moment,
Et voilà son rudiment.
Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon !
Le coquin m’en fait des cornes.
Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon !
Le fouet, petit polisson !

Il a fait pis que cela


Pour m’échauffer les oreilles :
L’autre jour il me vola
Du vin que je cachais là.
Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon !
Il m’en a bu deux bouteilles !
Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon !
Le fouet petit polisson !
246
Le fouet, petit polisson !

Chez elle, quand le matin


Ma femme est à sa toilette,
Je sais que le libertin
Quitte écriture et latin.
Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon !
Par la serrure il la guette.
Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon !
Le fouet, petit polisson !

À ma fille il fait l’amour,


Et joue avec la friponne.
Je l’ai surpris l’autre jour,
Maître d’école à son tour.
Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon !
Rendant ce que je lui donne.
Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon !
Le fouet, petit polisson !

De le frapper je suis las ;


Mais dans ses dents monsieur gronde.
Dieu ! ne prononce-t-il pas
Le mot de c… tout bas ?
Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon !
Il n’est plus d’enfants au monde.
Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon !
Le fouet, petit polisson !

247
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE MAÎTRE D’ÉCOLE

Air : Pan, pan, pan.


No 46

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248
LE CÉLIBATAIRE

chanson de noce
CHANTÉE AU MARIAGE DE MON AMI B. WILHEM

AIR : Eh ! le cœur à la danse (Air noté ♫)

Du célibat fidèle appui,


Je vois avec colère
L’Amour essuyer aujourd’hui
Les larmes de son frère.
Grâces, talents, et vertus,
Ont droit à mille tributs.
Mais un célibataire
Ne peut chanter des nœuds si doux :
On n’aura rien à faire
Chez de pareils époux.

Monsieur prend femme, c’est fort bien,


Il la prend jeune et belle :
249
Mais, comptant ses amis pour rien,
Monsieur la prend fidèle.
Il faudra dans cinquante ans
Célébrer leurs feux constants.
Non, tout célibataire
Ne peut chanter des nœuds si doux :
On n’aura rien à faire
Chez de pareils époux.

Morbleu ! Qui n’aurait de l’humeur


En pensant que Madame
De Monsieur fera le bonheur,
Bien qu’elle soit sa femme ?
Jours de paix et nuits d’amour ;
Le diable y perdra son tour.
Non, tout célibataire
Ne peut chanter des nœuds si doux :
On n’aura rien à faire
Chez de pareils époux.

Encor si l’Amour avait pris


Une dîme en cachette !
Mais le plus heureux des maris,
En quittant sa couchette,
Demain se pavanera,
Et les mains se frottera…
Non, tout célibataire
Ne peut chanter des nœuds si doux :
On n’aura rien à faire
250
Chez de pareils époux.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE CÉLIBATAIRE

Air : Eh ! le cœur à la danse.


No 47

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251
TRINQUONS

AIR : La Catacoua (Air noté ♫)

Trinquer est un plaisir fort sage


Qu’aujourd’hui l’on traite d’abus.
Quand du mépris d’un tel usage
Les gens du monde sont imbus,
De le suivre, amis, faisons gloire,
Riant de qui peut s’en moquer ;
Et pour choquer,
Nous provoquer,
Le verre en main, en rond nous attaquer,
D’abord nous trinquerons pour boire,
Et puis nous boirons pour trinquer.

À table, croyez que nos pères


N’enviaient point le sort des rois,
Et qu’au fragile éclat des verres
Ils le comparaient quelquefois.

252
À voix pleine ils chantaient Grégoire,
Docteur que l’on peut expliquer ;
Et pour choquer,
Se provoquer,
Le verre en main, tous en rond s’attaquer,
Nos bons aïeux trinquaient pour boire,
Et puis ils buvaient pour trinquer.

L’Amour alors près de nos mères,


Faisant chorus, battant des mains,
Rapprochait les cœurs et les verres,
Enivrait avec tous les vins.
Aussi n’a-t-on pas la mémoire
Qu’une belle ait voulu manquer,
Pour bien choquer,
À provoquer,
Le verre en main, chacun à l’attaquer :
D’abord elle trinquait pour boire,
Puis elle buvait pour trinquer.

Qu’on boive aux maîtres de la terre,


Qui n’en boivent pas plus gaîment ;
Je veux, libre par caractère,
Boire à mes amis seulement.
Malheur à ceux dont l’humeur noire
S’obstine à ne point remarquer
Que pour choquer,
Se provoquer,
Le verre en main, tous en rond s’attaquer,
253
L’amitié, qui trinque pour boire,
Boit bien plus encor pour trinquer !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

TRINQUONS

Air : La Catacoua.
No 48

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254
PRIÈRE D’UN ÉPICURIEN

couplet
ÉCRIT AUX CATACOMBES LE JOUR OÙ S’Y RENDIRENT LES
MEMBRES DU CAVEAU

AIR : Ce magistrat irréprochable (Air noté ♫)

Du champ que ton pouvoir féconde,


Vois la Mort trancher les épis ;
Amour, réparateur du monde,
Réveille les cœurs assoupis.
À l’horreur qui nous environne
Oppose le besoin d’aimer ;
Et si la Mort toujours moissonne,
Ne te lasse pas de semer.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

255
PRIÈRE D’UN ÉPICURIEN.

Air : Ce magistrat irréprochable.


No 49

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256
LES INFIDÉLITÉS DE LISETTE

AIR : Ermite, bon ermite (Air noté ♫)

Lisette, dont l’empire


S’étend jusqu’à mon vin,
J’éprouve le martyre
D’en demander en vain.
Pour souffrir qu’à mon âge
Les coups me soient comptés,
Ai-je compté, volage,
Tes infidélités ?

Lisette, ma Lisette,
Tu m’as trompé toujours ;
Mais vive la grisette !
Je veux, Lisette,
Boire à nos amours.

Lindor, par son audace,


Met ta ruse en défaut ;
257
Met ta ruse en défaut ;
Il te parle à voix basse,
Il soupire tout haut.
Du tendre espoir qu’il fonde
Il m’instruisit d’abord.
De peur que je n’en gronde,
Verse au moins jusqu’au bord.

Lisette, ma Lisette,
Tu m’as trompé toujours ;
Mais vive la grisette !
Je veux, Lisette,
Boire à nos amours.

Avec l’heureux Clitandre


Lorsque je te surpris,
Vous comptiez d’un air tendre
Les baisers qu’il t’a pris.
Ton humeur peu sévère
En comptant les doubla ;
Remplis encor mon verre
Pour tous ces baisers-là.

Lisette, ma Lisette,
Tu m’as trompé toujours ;
Mais vive la grisette !
Je veux, Lisette,
Boire à nos amours.

Mondor qui toujours donne


258
Mondor, qui toujours donne
Et rubans et bijoux,
Devant moi te chiffonne
Sans te mettre en courroux.
J’ai vu sa main hardie
S’égarer sur ton sein ;
Verse jusqu’à la lie
Pour un si grand larcin.

Lisette, ma Lisette,
Tu m’as trompé toujours ;
Mais vive la grisette !
Je veux, Lisette,
Boire à nos amours.

Certain soir je pénètre


Dans ta chambre, et, sans bruit,
Je vois par la fenêtre
Un voleur qui s’enfuit.
Je l’avais, dès la veille,
Fait fuir de ton boudoir.
Ah ! qu’une autre bouteille
M’empêche de tout voir !

Lisette, ma Lisette,
Tu m’as trompé toujours ;
Mais vive la grisette !
Je veux, Lisette,
Boire à nos amours.

259
Tous, comblés de tes grâces,
Mes amis sont les tiens,
Et ceux dont tu te lasses,
C’est moi qui les soutiens.
Qu’avec ceux-là, traîtresse,
Le vin me soit permis :
Sois toujours ma maîtresse,
Et gardons nos amis.

Lisette, ma Lisette,
Tu m’as trompé toujours ;
Mais vive la grisette !
Je veux, Lisette,
Boire à nos amours.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES INFIDÉLITÉS DE LISETTE.

Air : Ermite, bon ermite.


No 50

260
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261
LA CHATTE

AIR : La petite Cendrillon (Air noté ♫)

Tu réveilles ta maîtresse,
Minette, par tes longs cris.
Est-ce la faim qui te presse ?
Entends-tu quelque souris ?
Tu veux fuir de ma chambrette,
Pour courir je ne sais où.
Mia-mia-ou ! Que veut minette ?
Mia-mia-ou ! c’est un matou.

Pour toi je ne puis rien faire ;


Cesse de me caresser.
Sur ton mal l’amour m’éclaire :
J’ai quinze ans, j’y dois penser.
Je gémis d’être seulette
En prison sous le verrou.
Mia-mia-ou ! Que veut minette ?
Mia mia ou ! c’est un matou
262
Mia-mia-ou ! c’est un matou.

Si ton ardeur est extrême,


Même ardeur vient me brûler ;
J’ai certain voisin que j’aime,
Et que je n’ose appeler.
Mais pourquoi, sur ma couchette,
Rêver à ce jeune fou !
Mia-mia-ou ! Que veut minette ?
Mia-mia-ou ! c’est un matou.

C’est toi, chatte libertine,


Qui mets le trouble en mon sein.
Dans la mansarde voisine
Du moins réveille Valsain.
C’est peu qu’il presse en cachette
Et ma main et mon genou.
Mia-mia-ou ! Que veut minette ?
Mia-mia-ou ! c’est un matou.

Mais je vois Valsain paraître !


Par les toits il vient ici.
Vite, ouvrons-lui la fenêtre :
Toi, Minette, passe aussi.
Lorsqu’enfin mon cœur se prête
Aux larcins de ce filou,
Mia-mia-ou ! que ma minette,
Mia-mia-ou ! trouve un matou.

263
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA CHATTE.

Air : La petite cendrillon.


No 51

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264
ADIEUX DE MARIE STUART

Musique de M. B. WILHEM (Air noté ♫)

Adieu, charmant pays de France,


Que je dois tant chérir !
Berceau de mon heureuse enfance,
Adieu ! te quitter c’est mourir.

Toi que j’adoptai pour patrie,


Et d’où je crois me voir bannir,
Entends les adieux de Marie,
France, et garde son souvenir.
Le vent souffle, on quitte la plage ;
Et, peu touché de mes sanglots,
Dieu, pour me rendre à ton rivage,
Dieu n’a point soulevé les flots !

Adieu, charmant pays de France,


Que je dois tant chérir !
Berceau de mon heureuse enfance
265
Berceau de mon heureuse enfance,
Adieu ! te quitter c’est mourir.

Lorsqu’aux yeux du peuple que j’aime


Je ceignis les lis éclatants,
Il applaudit au rang suprême
Moins qu’aux charmes de mon printemps.
En vain la grandeur souveraine
M’attend chez le sombre Écossais ;
Je n’ai désiré d’être reine
Que pour régner sur des Français.

Adieu, charmant pays de France,


Que je dois tant chérir !
Berceau de mon heureuse enfance,
Adieu ! te quitter c’est mourir.

L’amour, la gloire, le génie,


Ont trop enivré mes beaux jours ;
Dans l’inculte Calédonie
De mon sort va changer le cours.
Hélas ! un présage terrible
Doit livrer mon cœur à l’effroi :
J’ai cru voir, dans un songe horrible,
Un échafaud dressé pour moi.

Adieu, charmant pays de France,


Que je dois tant chérir !
Berceau de mon heureuse enfance,
Adieu ! te quitter c’est mourir
266
Adieu ! te quitter c est mourir.

France, du milieu des alarmes,


La noble fille des Stuarts,
Comme en ce jour qui voit ses larmes,
Vers toi tournera ses regards.
Mais, Dieu ! le vaisseau trop rapide
Déjà vogue sous d’autres cieux ;
Et la nuit, dans son voile humide,
Dérobe tes bords à mes yeux !

Adieu, charmant pays de France,


Que je dois tant chérir !
Berceau de mon heureuse enfance,
Adieu ! te quitter c’est mourir.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

ADIEUX DE MARIE STUART.

Air : Musique de M. B. Wilhem.


No 52

267
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268
LES PARQUES

AIR : Elle aime à rire, elle aime à boire (Air noté ♫)

Sages et fous, gueux et monarques,


Apprenez un fait tout nouveau :
Bacchus a vidé son caveau
Pour remplir la coupe des Parques.
C’est afin de plaire aux Amours,
Qui chantaient d’une voix sonore :
Que tout mortel ajoute encore
Des jours heureux à ses beaux jours !

Du monde éternelle ennemie,


Atropos, au fatal ciseau,
Buvant à longs traits et sans eau,
Sur la table tombe endormie ;
Mais ses deux sœurs filent toujours,
Souriant à qui les implore.
Que tout mortel ajoute encore
Des jours heureux à ses beaux jours !
269
Des jours heureux à ses beaux jours !

Lachésis, remplissant sa tasse,


S’écrie : Atropos dort enfin !
Mais trop sec, hélas ! et trop fin,
Je crains que mon fil ne se casse.
Pour le tremper ayons recours
À ce nectar qui me restaure.
Que tout mortel ajoute encore
Des jours heureux à ses beaux jours !

Garnissant sa quenouille immense,


Clotho lui dit : Oui, travaillons,
De vin arrosons les sillons
Où de mon lin croît la semence.
Cette rosée aura toujours
Le pouvoir de la faire éclore.
Que tout mortel ajoute encore
Des jours heureux à ses beaux jours !

Quand ces Parques, vidant bouteille,


Filent nos jours sans nul souci,
Nous qui buvons gaîment ici,
Craignons qu’Atropos ne s’éveille.
Qu’elle dorme au gré des amours,
Et répétons à chaque aurore :
Que tout mortel ajoute encore
Des jours heureux à ses beaux jours !

270
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES PARQUES.

Air : Elle aime à rire, elle aime à boire.


No 53

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271
MON CURÉ

AIR : Un chanoine de l’Auxerrois (Air noté ♫)

Le curé de notre hameau


S’empresse à vider son tonneau,
Pour quand viendra l’automne.
Bénissant Dieu de ses présents,
À sa nièce, enfant de seize ans,
Il dit parfois : Mignonne,
Cache-moi bien ce qu’on fera ;
Le diable aura ce qu’il pourra.
Eh ! zon, zon, zon,
Baise-moi, Suzon,
Et ne damnons personne.

Fait pour chasser les loups gloutons,


Dois-je essayer sur les moutons
Si ma houlette est bonne ?
Non, mais à mon troupeau je dis :
La paix est un vrai paradis
272
La paix est un vrai paradis
Qu’ici-bas l’on se donne.
Surtout j’ai soin, tant qu’il se peut,
De ne prêcher que lorsqu’il pleut.
Eh ! zon, zon, zon,
Baise-moi, Suzon,
Et ne damnons personne.

Les dimanches, point ne défends


La joie à ces pauvres enfants ;
J’aime alors qu’on s’en donne.
Du chœur, où je suis seul souvent,
Je les entends rire en buvant
Chez la mère Simone ;
Ou j’y cours même, s’il le faut,
Les prier de chanter moins haut.
Eh ! zon, zon, zon,
Baise-moi, Suzon,
Et ne damnons personne.

Sans jamais en rien publier,


Je vois s’enfler le tablier
De plus d’une friponne.
S’épouse-t-on six mois trop tard ;
Faut-il baptiser un bâtard ;
C’est le ciel qui l’ordonne.
Les plaintes fort peu me siéraient,
Le ciel et Suzon en riraient.
Eh ! zon, zon, zon,
Baise moi Suzon
273
Baise-moi, Suzon,
Et ne damnons personne.

Notre maire, un peu mécréant,


À maint sermon répond : Néant.
Mais que Dieu lui pardonne !
Depuis qu’à sa table il m’admet,
J’ai su qu’à deux mains il semait,
Sans bruit faisant l’aumône ;
Or, la grâce ne peut faillir :
Puisqu’il sème, il doit recueillir.
Eh ! zon, zon, zon,
Baise-moi, Suzon,
Et ne damnons personne.

Je préside à tous les banquets,


À ma fête j’ai des bouquets,
Et l’on remplit ma tonne.
Mon évêque, triste et bigot,
Prétend que je sens le fagot ;
Mais pour qu’un jour, mignonne,
J’aille où les anges font leurs nids,
Revoir tous ceux que j’ai bénits,
Eh ! zon, zon, zon,
Baise-moi, Suzon,
Et ne damnons personne.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :


274
MON CURÉ.

Air : Un chanoine de l’Auxerrois.


No 54.

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275
LA BOUTEILLE VOLÉE

AIR : La fête des bonnes gens (Air noté ♫)

Sans bruit, dans ma retraite,


Hier l’Amour pénétra,
Courut à ma cachette,
Et de mon vin s’empara.
Depuis lors ma voix sommeille ;
Adieu tous mes joyeux sons.
Amour, rends-moi ma bouteille,
Ma bouteille et mes chansons.

Iris, dame et coquette,


À ce larcin l’a poussé.
Je n’ai plus la recette
Qui soulage un cœur blessé.
C’est pour gémir que je veille,
En proie aux jaloux soupçons.
Amour, rends-moi ma bouteille,
Ma bouteille et mes chansons
276
Ma bouteille et mes chansons.

Épicurien aimable,
À verser frais m’invitant,
Un vieil ami de table
Me tend son verre en chantant ;
Un autre vient à l’oreille
Me demander des leçons.
Amour, rends-moi ma bouteille,
Ma bouteille et mes chansons.

Tant qu’Iris eut contre elle


Ce bon vin si regretté,
Grisette folle et belle
Tenait mon cœur en gaîté.
Lison n’a point sa pareille
Pour vivre avec des garçons.
Amour, rends-moi ma bouteille,
Ma bouteille et mes chansons.

Mais le filou se livre :


Joyeux, il vient à ma voix ;
De mon vin il est ivre,
Et n’en a bu que deux doigts.
Qu’Iris soit une merveille,
Je me ris de ses façons :
Amour me rend ma bouteille,
Ma bouteille et mes chansons.

277
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA BOUTEILLE VOLÉE.

Air : La fête des bonnes gens.


No 55.

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278
BOUQUET

À UNE DAME ÂGÉE DE SOIXANTE-DIX ANS, LE JOUR


DE SAINTE-MARGUERITE

AIR : La Catacoua (Air noté ♫)

Laissons la musique nouvelle ;


Notre amie est du bon vieux temps.
Sur un air aussi simple qu’elle
Chantons des couplets bien chantants.
L’esprit du jour a son mérite,
Mais c’est surtout lui que je crains :
Ses traits si fins
Me semblent vains,
Pour les entendre il faudrait des devins.
Amis, chantons à Marguerite
De vieux airs et de gais refrains.

Elle a chanté dans sa jeunesse

279
Ces couplets comme on n’en fait plus,
Où Favart peignait la tendresse,
Où Panard frondait les abus.
Contre l’humeur qui nous irrite,
Quels antidotes souverains !
Leurs vers badins,
Francs et malins,
Aux moins joyeux faisaient battre des mains.
Ah ! Rappelons à Marguerite
Leurs vieux airs et leurs gais refrains.

C’est un charme que la mémoire :


On se répète jeune ou vieux.
Les refrains forment notre histoire ;
Il faut tâcher qu’ils soient joyeux.
Amusons le temps qui trop vite
Entraîne les pauvres humains ;
Et les destins
Sur nos festins
Faisant briller des jours longs et sereins,
Que dans trente ans pour Marguerite
Nos couplets soient de gais refrains !

À table alors venant nous rendre,


Tous le front ridé par les ans,
Dans une accolade bien tendre,
Nous mêlerons nos cheveux blancs.
Les souvenirs naîtront bien vite ;
Nos cœurs émus en seront pleins.
280
Moments divins !
Les noirs chagrins
Fuyant au bruit des transports les plus saints,
Sur les cent ans de Marguerite
Nous chanterons de gais refrains !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE BOUQUET.

Air : La Catacoua.
No 56

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281
L’HOMME RANGÉ

AIR : Eh ! lon lon la, landerirette (Air noté ♫)

Maint vieux parent me répète


Que je mange ce que j’ai.
Je veux à cette sornette
Répondre en homme rangé :
Quand on n’a rien,
Landerirette,
On ne saurait manger son bien.

Faut-il que je m’inquiète


Pour quelques frais superflus ?
Si ma conscience est nette,
Ma bourse l’est encor plus.
Quand on n’a rien,
Landerirette,
On ne saurait manger son bien.

Un gourmand dans son assiette


282
Un gourmand dans son assiette
Fond le bien de ses aïeux ;
Mon hôte à crédit me traite ;
J’ai bonne chère et vin vieux.
Quand on n’a rien,
Landerirette,
On ne saurait manger son bien.

Que Dorval, à la roulette,


À tout son or dise adieu :
J’y joûrais bien en cachette ;
Mais il faudrait mettre au jeu…
Quand on n’a rien,
Landerirette,
On ne saurait manger son bien.

Mondor, pour une coquette,


Se ruine en dons coûteux ;
C’est pour rien que ma Lisette
Me trompe et me rend heureux.
Quand on n’a rien,
Landerirette,
On ne saurait manger son bien.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

283
L’HOMME RANGÉ.

Air : Eh ! lon lon la, landerirette.


No 57

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284
BON VIN ET FILLETTE

AIR : Ma tante Urlurette (Air noté ♫)

L’amour, l’amitié, le vin,


Vont égayer ce festin ;
Nargue de toute étiquette !
Turlurette,
Turlurette,
Bon vin et fillette !

L’Amour nous fait la leçon :


Partout ce dieu sans façon
Prend la nappe pour serviette.
Turlurette,
Turlurette,
Bon vin et fillette !

Que dans l’or mangent les grands,


Il ne faut à deux amants
Qu’un seul verre qu’une assiette
285
Qu’un seul verre, qu’une assiette.
Turlurette,
Turlurette,
Bon vin et fillette !

Sur un trône est-on heureux ?


On ne peut s’y placer deux ;
Mais vivent table et couchette !
Turlurette,
Turlurette,
Bon vin et fillette !

Si Pauvreté qui nous suit


A des trous à son habit,
De fleurs ornons sa toilette.
Turlurette,
Turlurette,
Bon vin et fillette !

Mais que dis-je ? Ah ! dans ce cas,


Mettons plutôt habit bas ;
Lise en paraîtra mieux faite.
Turlurette,
Turlurette,
Bon vin et fillette !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

286
BON VIN ET FILLETTE.

Air : Ma tante Urlurette.


No 58

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287
LE VOISIN

AIR : Eh ! qu’est-ce qu’ça m’fait à moi (Air noté ♫)

Je veux, voisin et voisine,


Quitter le ton libertin ;
J’ai pour oncle un sacristain,
Et pour sœur une béguine.
Mais le diable est bien fin ;
Qu’en dites-vous, ma voisine ?
Mais le diable est bien fin ;
Qu’en dites-vous, mon voisin ?

Paul, docteur en médecine,


Craint pour le fil de nos jours,
Que le vin et les amours
N’usent trop tôt la bobine :
Eh ! fi du médecin ;
Qu’en dites-vous, ma voisine ?
Eh ! fi du médecin ;
Qu’en dites vous mon voisin ?
288
Qu’en dites-vous, mon voisin ?

L’embonpoint de Joséphine
Fait demander ce que c’est ;
Moi, je crois que son corset
Lui rend la taille moins fine.
C’est l’effet du basin ;
Qu’en dites-vous, ma voisine ?
C’est l’effet du basin ;
Qu’en dites-vous, mon voisin ?

Mademoiselle Justine
Met au monde un gros poupon :
L’un dit que c’est un dragon,
L’autre un soldat de marine.
Je le crois fantassin ;
Qu’en dites-vous, ma voisine ?
Je le crois fantassin ;
Qu’en dites-vous, mon voisin ?

Depuis peu chez ma cousine,


Qui jeûnait en carnaval,
Je vois certain cardinal,
Et trouve bonne cuisine :
Serait-il mon cousin ?
Qu’en dites-vous, ma voisine ?
Serait-il mon cousin ?
Qu’en dites-vous, mon voisin ?

Une actrice qu’on devine


289
Une actrice qu on devine
Veut, pour plaire à dix rivaux,
Inventer des coups nouveaux
Au doux jeu qui les ruine :
C’est un fort beau dessein ;
Qu’en dites-vous, ma voisine ?
C’est un fort beau dessein ;
Qu’en dites-vous, mon voisin ?

Faut-il qu’une affreuse épine


Se mêle aux fleurs de Cypris !
Pour ce poison de Paris
Que n’est-il une vaccine !
Cela serait divin ;
Qu’en dites-vous, ma voisine ?
Cela serait divin ;
Qu’en dites-vous, mon voisin ?

D’aucun mal, je l’imagine,


Notre quartier n’est frappé :
Là point de mari trompé,
Point de femme libertine.
C’est un quartier fort sain ;
Qu’en dites-vous, ma voisine ?
C’est un quartier fort sain ;
Qu’en dites-vous, mon voisin ?

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :


290
LE VOISIN.

Air : Eh ! qu’est-ce qu’ça m’fait à moi.


No 59

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291
LE CARILLONNEUR

AIR : Mon système est d’aimer le bon vin (Air noté ♫)

Digue, digue, dig, din, dig, din, don.


Ah ! Que j’aime
À sonner un baptême !
Aux maris j’en demande pardon.
Dig, din, don, din, digue, digue, don.

Les décès m’ont assez fait connaître ;


Préludons sur un ton plus heureux.
D’un vieillard l’héritier vient de naître.
Sonnons fort : c’est un fait scandaleux.

Digue, digue, dig, din, dig, din, don.


Ah ! Que j’aime
À sonner un baptême !
Aux maris j’en demande pardon.
Dig, din, don, din, digue, digue, don.

292
La maman est gaillarde et jolie :
Mais l’époux est triste et catarrheux ;
Sur son compte il sait ce qu’on publie.
Sonnons fort : il n’est pas généreux.

Digue, digue, dig, din, dig, din, don.


Ah ! Que j’aime
À sonner un baptême !
Aux maris j’en demande pardon.
Dig, din, don, din, digue, digue, don.

De l’enfant quel peut être le père ?


N’est-ce pas mon voisin le banquier ?
Les cadeaux mènent vite une affaire.
Sonnons fort : il est gros marguillier.

Digue, digue, dig, din, dig, din, don.


Ah ! Que j’aime
À sonner un baptême !
Aux maris j’en demande pardon.
Dig, din, don, din, digue, digue, don.

Si j’osais, je dirais que le maire


S’est créé ce petit échevin ;
Je l’ai vu chiffonner la commère.
Sonnons fort : je boirai de son vin.

Digue, digue, dig, din, dig, din, don.


293
Ah ! Que j’aime
À sonner un baptême !
Aux maris j’en demande pardon.
Dig, din, don, din, digue, digue, don.

Je crois bien que notre grand vicaire


Aura mis le doigt au bénitier.
Depuis peu ma fille a su lui plaire.
Sonnons fort, pour l’honneur du métier.

Digue, digue, dig, din, dig, din, don.


Ah ! Que j’aime
À sonner un baptême !
Aux maris j’en demande pardon.
Dig, din, don, din, digue, digue, don.

Notre gouverneur a, je le pense,


Prélevé des droits sur ce terrain ;
Dans l’église il vient donner quittance.
Sonnons fort : monseigneur est parrain.

Digue, digue, dig, din, dig, din, don.


Ah ! Que j’aime
À sonner un baptême !
Aux maris j’en demande pardon.
Dig, din, don, din, digue, digue, don.

Plus facile à nommer que ton père,


Cher enfant, quel bonheur infini !
294
Je suis sûr de te voir plus d’un frère.
Sonnons fort : et que Dieu soit béni !

Digue, digue, dig, din, dig, din, don.


Ah ! Que j’aime
À sonner un baptême !
Aux maris j’en demande pardon.
Dig, din, don, din, digue, digue, don.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE CARILLONNEUR.

Air : Mon système est d’aimer le bon vin.


No 60

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295
LA VIEILLESSE

À MES AMIS

AIR : de la Pipe de tabac (Air noté ♫)

Nous verrons le temps qui nous presse


Semer les rides sur nos fronts ;
Quoi qu’il nous reste de jeunesse,
Oui, mes amis, nous vieillirons.
Mais à chaque pas voir renaître
Plus de fleurs qu’on n’en peut cueillir ;
Faire un doux emploi de son être ;
Mes amis, ce n’est pas vieillir.

En vain nous égayons la vie


Par le champagne et les chansons ;
À table, où le cœur nous convie,
On nous dit que nous vieillissons.
Mais jusqu’à sa dernière aurore

296
En buvant frais s’épanouir ;
Même en tremblant chanter encore ;
Mes amis, ce n’est pas vieillir.

Brûlons-nous pour une coquette


Un encens d’abord accueilli,
Bientôt peut-être elle répète
Que nous n’avons que trop vieilli.
Mais vivre en tout d’économie,
Moins prodiguer et mieux jouir ;
D’une amante faire une amie ;
Mes amis, ce n’est pas vieillir.

Si longtemps que l’on entretienne


Le cours heureux des passions,
Puisqu’il faut qu’enfin l’âge vienne,
Qu’ensemble au moins nous vieillissions.
Chasser du coin qui nous rassemble,
Les maux prêts à nous assaillir ;
Arriver au but tous ensemble ;
Mes amis, ce n’est pas vieillir.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

297
LA VIEILLESSE.

Air de la Pipe de tabac.


No 61

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298
LES BILLETS
D’ENTERREMENT

chanson de noce

AIR : C’est un lanla, landerirette (Air noté ♫)

Notre allégresse est trop vive ;


Amis, pendant nos ébats,
Sachez qu’un joli convive
Sent approcher son trépas.
Faut-il qu’à la fleur de l’âge
Il ait ce pressentiment ?
Tous nos billets de mariage
Sont des billets d’enterrement.

Il sait que l’Amour le guette


Pour se venger aujourd’hui
D’une querelle secrète
299
Qu’il eut vingt fois avec lui :
Rien que d’y penser, je gage
Qu’il meurt presque, en ce moment.
Tous nos billets de mariage
Sont des billets d’enterrement.

Bientôt il prendra la fuite,


En tremblant se cachera ;
Mais l’Amour, à sa poursuite,
Dans son réduit l’atteindra.
L’un pousse un trait plein de rage,
L’autre un long gémissement.
Tous nos billets de mariage
Sont des billets d’enterrement.

Par pitié l’Amour hésite :


Mais enfin, moins généreux,
Du trait que l’obstacle irrite
Il lui porte un coup affreux.
Dans son sang le pauvret nage :
Adieu donc, défunt charmant !
Tous nos billets de mariage
Sont des billets d’enterrement.

On versera quelques larmes


Que le plaisir essuîra ;
Mais, pour l’honneur de ses armes,
Le vainqueur en parlera.
Car, mes amis, dans notre âge,
300
En dépit du sacrement,
Peu de billets de mariage
Sont des billets d’enterrement.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES BILLETS
D’ENTERREMENT.

Air : C’est un lanla, landerirette.


No 62

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301
LA DOUBLE CHASSE

AIR : Tonton, tontaine, tonton (Air noté ♫)

Allons, chasseur, vite en campagne ;


Du cor n’entends-tu pas le son ?
Tonton, tonton, tontaine, tonton.
Pars, et qu’auprès de ta compagne
L’amour chasse dans ta maison.
Tonton, tontaine, tonton.

Avec nombreuse compagnie,


Chasseur, tu parcours le canton.
Tonton, tonton, tontaine, tonton.
Auprès de ta femme jolie
Combien de braconniers voit-on !
Tonton, tontaine, tonton.

Du cerf prêt à forcer l’enceinte,


Chasseur, tu fais le fanfaron.
Tonton tonton tontaine tonton
302
Tonton, tonton, tontaine, tonton.
Auprès de ta femme, sans crainte,
Se glisse un chasseur franc luron.
Tonton, tontaine, tonton.

Chasseur, par ta meute surprise,


La bête pleure ; on lui répond :
Tonton, tonton, tontaine, tonton.
Ta femme, aux abois déjà mise,
Sourit aux efforts du fripon.
Tonton, tontaine, tonton.

Chasseur, un seul coup de ton arme


Met bas le cerf sur le gazon.
Tonton, tonton, tontaine, tonton.
L’amant, pour ta moitié qu’il charme,
Use de la poudre à foison.
Tonton, tontaine, tonton.

Chasseur, tu rapportes la bête,


Et de ton cor enfles le son.
Tonton, tonton, tontaine, tonton.
L’amant quitte alors sa conquête,
Et le cerf entre à la maison.
Tonton, tontaine, tonton.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :


303
LA DOUBLE CHASSE.

Air : Tonton, tontaine, tonton.


No 63

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304
LES PETITS COUPS

AIR : Tout ça passe en même temps (Air noté ♫)

Maîtres de tous nos désirs,


Réglons-les sans les contraindre :
Plus l’excès nuit aux plaisirs,
Amis, plus nous devons le craindre.
Autour d’une petite table,
Dans ce petit coin fait pour nous,
Du vin vieux d’un hôte aimable
Il faut boire (ter) à petits coups.

Pour éviter bien des maux,


Veut-on suivre ma recette ;
Que l’on nage entre deux eaux,
Et qu’entre deux vins l’on se mette.
Le bonheur tient au savoir-vivre :
De l’abus naissent les dégoûts ;
Trop à la fois nous enivre ;
Il faut boire à petits coups
305
Il faut boire à petits coups.

Loin d’en murmurer en vain,


Égayons notre indigence :
Il suffit d’un doigt de vin
Pour réconforter l’espérance.
Et vous, que flatte un sort prospère,
Pour en jouir, modérez-vous !
Car, même dans un grand verre
Il faut boire à petits coups.

Philis, quel est ton effroi ?


La leçon te déplaît-elle ?
Les petits coups, selon toi,
Sentent le buveur qui chancelle.
Quel que soit le désir qui perce
Dans tes yeux, vifs comme tes goûts,
Du filtre qu’Amour te verse
Il faut boire à petits coups.

Oui, de repas en repas,


Pour atteindre à la vieillesse,
Ne nous incommodons pas,
Et soyons fous avec sagesse.
Amis, le bon vin que le nôtre !
Et la santé, quel bien pour tous !
Pour ménager l’un et l’autre,
Il faut boire à petits coups.

306
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES PETITS COUPS.

Air : Tout ça passe en même temps.


No 64

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307
ÉLOGE DE LA RICHESSE

AIR du vaudeville d’Arlequin Cruello (Air noté ♫)

La richesse, que des frondeurs


Dédaignent, et pour cause,
Quand elle vient sans les grandeurs,
Est bonne à quelque chose.
Loin de les rendre à ton Crésus,
Va boire avec ses cent écus,
Savetier, mon compère.
Pour moi, qu’il m’arrive un trésor ;
Que dans mes mains pleuve de l’or,
De l’or,
De l’or,
Et j’en fais mon affaire !

Je souris à la pauvreté,
Et j’ignore l’envie :
Pourquoi perdrai-je ma gaîté
Dans une douce vie ?
308
Dans une douce vie ?
Maison, jardin, livres, tableaux,
Large voiture et bons chevaux,
Pourraient-ils me déplaire ?
Quand mes vœux prendraient plus d’essor,
Que dans mes mains pleuve de l’or,
De l’or,
De l’or,
Et j’en fais mon affaire !

Bonjour, Mondor, riche voisin.


Ta maîtresse est jolie ;
Son œil est noir, son esprit fin,
Et sa taille accomplie.
J’atteste sa fidélité ;
Mais que peut contre sa fierté
L’amour d’un pauvre hère ?
Pour te l’enlever, cher Mondor,
Que dans mes mains pleuve de l’or,
De l’or,
De l’or,
Et j’en fais mon affaire !

Le vin s’aigrit dans mon gosier


Chez un traiteur maussade ;
Mais à sa table, un financier
Me verse-t-il rasade :
Combien, dis-je, ces bons vins blancs ?
On me répond : douze cents francs.
Par ma foi ce n’est guère
309
Par ma foi, ce n est guère.
En Champagne on en trouve encor :
Que dans mes mains pleuve de l’or,
De l’or,
De l’or,
Et j’en fais mon affaire !

À partager dès aujourd’hui,


Amis, je vous invite.
Nous saurions tous, en cas d’ennui,
Me ruiner bien vite.
Manger rentes et capitaux,
Équipages, terres, châteaux,
Serait gai, je l’espère.
Ah ! Pour voir la fin d’un trésor,
Que dans mes mains pleuve de l’or,
De l’or,
De l’or,
Et j’en fais mon affaire !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

ÉLOGE DE LA RICHESSE.
310
Air du vaudeville d’Arlequin Cruello.
No 65

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311
LA PRISONNIÈRE
ET LE CHEVALIER

romance de chevalerie
genre à la mode

AIR à faire (Air noté ♫)

« Ah ! s’il passait un chevalier


« Dont le cœur fût tendre et fidèle,
« Et qu’il triomphât du geôlier
« Qui me retient dans la tourelle,
« Je bénirais ce chevalier. »

Par là passait un chevalier


À l’honneur, à l’amour fidèle :
« Dame, dit-il, quel dur geôlier
« Vous retient dans cette tourelle ?
« Est-il prélat ou chevalier ? »
312
« C’est mon époux, bon chevalier,
« Qui veut que je lui sois fidèle,
« Et qui me laisse, en vieux geôlier,
« Coucher seule dans la tourelle.
« Délivrez-moi, bon chevalier. »

Soudain le jeune chevalier,


À qui son bon ange est fidèle,
Trompe les regards du geôlier,
Et pénètre dans la tourelle.
Honneur, honneur au chevalier !

La prisonnière au chevalier
Fait promettre un amour fidèle,
Puis se venge de son geôlier
Sur le grabat de la tourelle.
Soyez heureux, beau chevalier !

Alors et dame et chevalier,


Sautant sur un coursier fidèle,
Vont au nez du mari-geôlier
Jeter les clefs de la tourelle.
Puis, adieu dame et chevalier.

Honneur aux galants chevaliers !


Honneur à leurs dames fidèles !
Contre l’hymen et ses geôliers,
Dans les palais, dans les tourelles,
313
Dieu protégeait les chevaliers.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA PRISONNIÈRE ET LE
CHEVALIER.

Musique de Karr.
No 66

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LA PRISONNIÈRE ET LE
CHEVALIER.

314
Paroles et musique de Béranger.

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Voir autre air, avec accompagnement au piano, dans Échos de France, tome III.

315
LES MARIONNETTES

AIR : La marmotte a mal au pied (Air noté ♫)

Les marionnettes, croyez-moi,


Sont les jeux de tout âge :
Depuis l’artisan jusqu’au roi,
De la ville au village.
Valets, journalistes, flatteurs,
Dévotes et coquettes,
Ah ! sans compter nos grands acteurs,
Combien de marionnettes !

L’homme, fier de marcher debout,


Vante son équilibre :
Parce qu’il court et va partout,
Le pantin se croit libre.
Mais dans combien de mauvais pas
Sa fortune le jette !
Ah ! du destin l’homme ici-bas
N’est que la marionnette
316
N’est que la marionnette.

Ce tendron des plus innocents,


Que le désir dévore,
Au trouble secret de ses sens
Ne conçoit rien encore.
Veiller la nuit, rêver le jour,
L’étonne et l’inquiète.
Elle a quinze ans : ah ! pour l’amour
La bonne marionnette !

Voyez ce mari parisien


Que maint galant visite ;
Il vous accueille mal ou bien,
Vous cherche ou vous évite.
Est-il confiant ou jaloux,
À l’air dont il vous traite ?
Non : de sa femme un tel époux
N’est que la marionnette.

Près des femmes que sommes-nous ?


Des pantins qu’on ballotte.
Messieurs, sautez, faites les fous
Au gré de leur marotte.
Le plus lourd et le plus subtil
Font la danse complète ;
Et Dieu pourtant n’a mis qu’un fil
À chaque marionnette.

317
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES MARIONNETTES

Air : La marmotte a mal au pied.


No 67

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318
LE SCANDALE

AIR : La farira dondaine, gai (Air noté ♫)

Aux drames du jour


Laissons la morale :
Sans vivre à la cour,
J’aime le scandale.
Bon !
La farira dondaine,
Gai !
La farira dondé.

Nargue des vertus !


On n’en sait que faire.
Aux sots revêtus
Le tout est de plaire :
Bon !
La farira dondaine,
Gai !
La farira dondé
319
La farira dondé.

De ses contes bleus


L’honneur nous assomme.
C’est un vice ou deux
Qui font l’honnête homme.
Bon !
La farira dondaine,
Gai !
La farira dondé.

Pour des vins de prix


Vendons tous nos livres.
C’est peu d’être gris ;
Amis, soyons ivres.
Bon !
La farira dondaine,
Gai !
La farira dondé.

Grands réformateurs,
Piliers de coulisses,
Chassez les erreurs ;
Nous gardons nos vices.
Bon !
La farira dondaine,
Gai !
La farira dondé.

Paix ! dit à ce mot


320
Paix ! dit à ce mot
Caton, qui fait rage :
Mais il prêche en sot ;
Moi, je ris en sage.
Bon !
La farira dondaine,
Gai !
La farira dondé.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE SCANDALE

Air : La farira dondaine, gai.


No 68

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321
LE DOCTEUR ET SES
MALADES

À MON MÉDECIN
LE JOUR DE SA FÊTE

AIR : Ainsi jadis un grand prophète (Air noté ♫)

Saluons de maintes rasades


Ce docteur à qui je dois tant.
Mais, pour visiter ses malades,
Je crains qu’il n’échappe à l’instant.
À ces soins son art le condamne,
S’il vient un message ennemi.
Fiévreux, buvez votre tisane,
Laissez-nous fêter notre ami.

Oui, que ses malades attendent ;


Il est au sein de l’amitié.
M i i tj f l d d t
322
Mais vingt jeunes fous le demandent
D’un air qui pourtant fait pitié.
De Vénus amants trop crédules,
Sur leur état qu’ils ont gémi !
Eh ! messieurs, prenez des pilules ;
Laissez-nous fêter notre ami.

Quoi ! ne peut-on venir au monde


Sans l’enlever à ses enfants ?
Certaine personne un peu ronde
Réclame ses secours savants.
J’entends ce tendron qui l’appelle :
Les parents même en ont frémi.
N’accouchez pas, mademoiselle ;
Laissez-nous fêter notre ami.

Qu’il coule gaîment son automne,


Que son hiver soit encor loin !
Puisse-t-il des soins qu’il nous donne
N’éprouver jamais le besoin !
Puisqu’enfin dans nos embrassades
Il n’est point heureux à demi,
Mourez sans lui, mourez, malades ;
Laissez-nous fêter notre ami.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

323
LE DOCTEUR ET SES
MALADES.

Air : Ainsi jadis un grand prophète.


No 69.

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324
À ANTOINE ARNAULT

MEMBRE DE L’INSTITUT
LE JOUR DE SA FÊTE
ANNÉE 1812

AIR du ballet des Pierrots (Air noté ♫)

Je viens d’ Montmartre avec ma bête


Pour fêter ce maître malin,
Et n’ crains point qu’au milieu d’ la fête
Un bon mot m’ renvoie au moulin.
On dit qu’avec plus d’un génie
Antoin’ prend plaisir à cela.
Nous qui n’ somm’s pas d’ l’académie,
Souhaitons-lui d’ ces p’tits plaisirs-là.

Il n’ s’en tient pas à des saillies ;


Dans plus d’un genre il est heureux.
J’ sais mêm’ qu’il fait des tragédies

325
Quand il n’est pas trop paresseux [1].
De la Merpomène idolâtre,
Qu’il fass’ mourir par-ci par-là.
Nous qui n’somm’s pas d’z héros d’théâtre,
Souhaitons-lui d’ ces p’tits plaisirs-là.

On m’assur’ qu’il vient d’ faire un livre


Où c’ qu’y a du bon, je l’ crois bien.
C’ docteur-là nous enseigne à vivre
Par la bouch’ d’un arbre ou d’un chien.
À messieurs les polichinelles [2]
Il dit : Vous en voulez, en v’là.
Nous, qui n’ tenons pas les ficelles,
Souhaitons-lui d’ ces p’tits plaisirs-là.

À la cour il s’ moqu’rait, je l’ gage,


Mêm’ de messieurs les chambellans.
De c’ pays n’ayant point l’ langage,
Il vant’ la paix aux conquérants.
À d’ grands seigneurs qui n’ sont pas minces,
Sans ramper, toujours il parla.
Nous, qu’on n’a pas encor faits princes,
Souhaitons-lui d’ ces p’tits plaisirs-là.

Mais, quoiqu’ malin, z’il est bon homme ;


D’mandez à sa fille, à ses fils.
Ah ! qu’il soit toujours aimé comme
Il aime ses nombreux amis !

326
Que l’secret d’son bonheur suprême
Reste à c’te gross’ maman que v’là.
Nous qui sommes d’ ceux qu’Antoine aime,
Souhaitons-lui d’ ces vrais plaisirs-là.

Nota. on trouvera peut-être que cette chanson, comme beaucoup d’autres des
miennes, était peu digne de voir le jour. En effet, je ne la livre à l’impression
que parce qu’elle m’offre l’occasion de payer un tribut d’éloges à l’un de nos
littérateurs les plus distingués. Je regrette qu’elle ne soit pas meilleure, et
surtout que le ton qui y règne ne m’ait pas permis d’y faire entrer l’expression
de ma reconnaissance particulière pour l’homme excellent dont l’amitié me fut
si longtemps utile, et me sera toujours précieuse. (1815.)

1. ↑ Je crois inutile de rappeler ici les succès dramatiques de l’auteur de


Marius, des Vénitiens, etc.
2. ↑ Polichinelle est le héros d’une des plus jolies fables du recueil de
M. Arnault, recueil apprécié par tous les gens de goût, et dont la
réputation ne peut qu’aller en augmentant.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

À ANTOINE ARNAULT.

327
Air du ballet des Pierrots.
No 70

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328
LE BEDEAU

AIR : Sens devant derrière, sens dessus dessous (Air noté ♫)

Pauvre bedeau ! métier d’enfer !


La grand’messe aujourd’hui me damne.
Pour me régaler du plus cher,
Au beau coin m’attend dame Jeanne.
Voici l’heure du rendez-vous ;
Mais nos prêtres s’endorment tous.
Ah ! maudit soit notre curé !
Je vais, sacristie !
Manquer la partie.
Jeanne est prête et le vin tiré.
Ite, missa est, Monsieur le curé !

Nos enfants de chœur, j’en réponds,


Devinent ce qui me tracasse.
Dépêchez-vous, petits fripons,
Ou vous aurez des coups de masse.

329
Chantres, c’est du vin à dix sous :
Chantez pour moi comme pour vous.
Mais maudit soit notre curé !
Je vais, sacristie !
Manquer la partie.
Jeanne est prête et le vin tiré.
Ite, missa est, Monsieur le curé !

Notre suisse, allongez le pas ;


Surtout faites ranger ces dames.
La quête ne finira pas :
Le vicaire lorgne les femmes.
Ah ! si la gentille Babet
Pour se confesser l’attendait !
Mais maudit soit notre curé !
Je vais, sacristie !
Manquer la partie.
Jeanne est prête et le vin tiré.
Ite, missa est, Monsieur le curé !

Curé, songez à la saint-Leu :


Ce jour-là vous dîniez en ville.
Quel train vous nous meniez, morbleu !
On passa presque l’Évangile.
En faveur de votre bedeau
Sautez la moitié du Credo.
Mais maudit soit notre curé !
Je vais, sacristie !
Manquer la partie.
330
Jeanne est prête et le vin tiré.
Ite, missa est, Monsieur le curé !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE BEDEAU.

Air : Sens devant derrière, sens dessus dessous.


No 71

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331
ON S’EN FICHE

AIR : Le fleuve d’oubli (Air noté ♫)

De traverse en traverse,
Tout va dans l’univers
De travers.
Toute femme est perverse,
Tout traiteur exigeant
Pour l’argent.
À tout jeu le sort nous triche ;
Mais enfin est-on gris,
Biribi,
On s’en fiche ! (ter.)

Désespoir d’un ivrogne,


Vient un marchand maudit
Qui vous dit
Qu’en Champagne, en Bourgogne,
Les coteaux sont grêlés
Et gelés
332
Et gelés.
À tout jeu le sort nous triche ;
Mais enfin est-on gris,
Biribi,
On s’en fiche !

Oubliez une dette,


Chez vous entre un huissier
Bien grossier
Qui vend table et couchette,
Et trouve encor de quoi
Pour le roi.
À tout jeu le sort nous triche ;
Mais enfin est-on gris,
Biribi,
On s’en fiche !

Aucun plaisir n’est stable :


Pour boire est-on assis
Cinq ou six,
Avant vous sous la table
Tombent deux, trois amis
Endormis.
À tout jeu le sort nous triche ;
Mais enfin est-on gris,
Biribi,
On s’en fiche !

C’est trop d’une maîtresse :


Que je fus malheureux
333
Que je fus malheureux
Avec deux !
Que j’eus peu de sagesse
D’en avoir jusqu’à trois
À la fois !
À tout jeu le sort nous triche ;
Mais enfin est-on gris,
Biribi,
On s’en fiche !

De ma misanthropie
Pardonnez les accès
Et l’excès ;
Car je crains la pépie,
Et je ne vois qu’abus
Et vins bus.
À tout jeu le sort nous triche ;
Mais enfin est-on gris,
Biribi,
On s’en fiche !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

334
ON S’EN FICHE !

Air : Le fleuve d’oubli.


No 72

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335
JEANNETTE

(Air noté ♫)

Fi des coquettes maniérées !


Fi des bégueules du grand ton !
Je préfère à ces mijaurées
Ma Jeannette, ma Jeanneton.

Jeune, gentille, et bien faite,


Elle est fraîche et rondelette ;
Son œil noir est pétillant.
Prudes, vous dites sans cesse
Qu’elle a le sein trop saillant :
C’est pour ma main qui le presse
Un défaut bien attrayant.

Fi des coquettes maniérées !


Fi des bégueules du grand ton !
Je préfère à ces mijaurées
Ma Jeannette ma Jeanneton
336
Ma Jeannette, ma Jeanneton.

Tout son charme est dans la grâce ;


Jamais rien ne l’embarrasse :
Elle est bonne, et toujours rit.
Elle dit mainte sottise,
À parler jamais n’apprit ;
Et cependant, quoi qu’on dise,
Ma Jeannette a de l’esprit.

Fi des coquettes maniérées !


Fi des bégueules du grand ton !
Je préfère à ces mijaurées
Ma Jeannette, ma Jeanneton.

À table, dans une fête,


Cette espiègle me tient tête
Pour les propos libertins.
Elle a la voix juste et pure,
Sait les plus joyeux refrains.
Quand je l’en prie, elle jure ;
Elle boit de tous les vins.

Fi des coquettes maniérées !


Fi des bégueules du grand ton !
Je préfère à ces mijaurées
Ma Jeannette, ma Jeanneton.

Belle d’amour et de joie,


Jamais d’une riche soie
337
Jamais d une riche soie
Son corsage n’est paré.
Sous une toile proprette
Son triomphe est assuré ;
Et, sans nuire à sa toilette,
Je la chiffonne à mon gré.

Fi des coquettes maniérées !


Fi des bégueules du grand ton !
Je préfère à ces mijaurées
Ma Jeannette, ma Jeanneton.

La nuit tout me favorise ;


Point de voile qui me nuise,
Point d’inutiles soupirs.
Des deux mains et de la bouche
Elle attise les désirs,
Et rompit vingt fois sa couche
Dans l’ardeur de nos plaisirs.

Fi des coquettes maniérées !


Fi des bégueules du grand ton !
Je préfère à ces mijaurées
Ma Jeannette, ma Jeanneton.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

338
JEANNETTE.

Musique de Karr.
No 73

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JEANNETTE.

Paroles et musique de Béranger

(EN CHŒUR.)

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339
JEANNETTE.

Paroles et musique de Béranger

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340
LES ROMANS

À SOPHIE

QUI ME PRIAIT DE COMPOSER UN ROMAN POUR LA DISTRAIRE

AIR : J’ai vu partout dans mes voyages (Air noté ♫)

Tu veux que pour toi je compose


Un long roman qui fasse effet.
À tes vœux ma raison s’oppose ;
Un long roman n’est plus mon fait.
Quand l’homme est loin de son aurore,
Tous les romans deviennent courts ;
Et je ne puis longtemps encore
bis.
Prolonger celui des amours.

Heureux qui peut dans sa maîtresse


Trouver l’amitié d’une sœur !

341
Des plaisirs je te dois l’ivresse,
Et des tendres soins la douceur.
Des héros, des prétendus sages,
Les longs romans, qui font pitié,
Ne vaudront jamais quelques pages
Du doux roman de l’amitié.

Triste roman que notre histoire !


Mais, Sophie, au sein des amours,
De ton destin, j’aime à le croire,
Les plaisirs charmeront le cours.
Ah ! puisses-tu, vive et jolie,
Longtemps te couronner de fleurs,
Et sur le roman de la vie
Ne jamais répandre de pleurs !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES ROMANS

Air : J’ai vu partout dans mes voyages.


No 74

342
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343
TRAITÉ DE POLITIQUE
À L’USAGE DE LISE

CENT JOURS, MAI 1815

AIR : Un magistrat irréprochable (Air noté ♫)

Lise, qui règnes par la grâce


Du Dieu qui nous rend tous égaux,
Ta beauté, que rien ne surpasse,
Enchaîne un peuple de rivaux.
Mais si grand que soit ton empire,
Lise, tes amants sont Français ;
De tes erreurs permets de rire,
Pour le bonheur de tes sujets.

Combien les belles et les princes


Aiment l’abus d’un grand pouvoir !
Combien d’amants et de provinces
344
Poussés enfin au désespoir !
Crains que la révolte ennemie
Dans ton boudoir ne trouve accès ;
Lise, abjure la tyrannie,
Pour le bonheur de tes sujets.

Par excès de coquetterie


Femme ressemble aux conquérants,
Qui vont bien loin de leur patrie
Dompter cent peuples différents.
Ce sont de terribles coquettes !
N’imite pas leurs vains projets.
Lise, ne fais plus de conquêtes,
Pour le bonheur de tes sujets.

Grâce aux courtisans pleins de zèle,


On approche des potentats
Moins aisément que d’une belle
Dont un jaloux suit tous les pas.
Mais sur ton lit, trône paisible,
Où le plaisir rend ses décrets,
Lise, sois toujours accessible,
Pour le bonheur de tes sujets.

Lise, en vain un roi nous assure


Que, s’il règne, il le doit aux cieux ;
Ainsi qu’à la simple nature
Tu dois de charmer tous les yeux.
Bien qu’en des mains comme les tiennes
345
Le sceptre passe sans procès,
De nous il faut que tu le tiennes,
Pour le bonheur de tes sujets.

Pour te faire adorer sans cesse,


Mets à profit ces vérités.
Lise, deviens bonne princesse,
Et respecte nos libertés.
Des roses que l’amour moissonne
Ceins ton front tout brillant d’attraits,
Et garde longtemps ta couronne,
Pour le bonheur de tes sujets.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

TRAITÉ DE POLITIQUE.

Air : Ce magistrat irréprochable.


No 75

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346
L’OPINION
DE CES DEMOISELLES

CENT JOURS, MAI 1815

AIR : Nom d’un chien j’veut être épicurien (Air noté ♫)

Quoi ! c’est donc bien vrai qu’on parie


Qu’ l’enn’mi va tout r’mettre chez nous
Sens sus d’ssous ;
L’ Palais-Royal, qu’est not’ patrie,
S’en réjouirait ;
Chacun son intérêt.
Aussi point d’ fille qui ne crie :
Viv’ nos amis,
Nos amis les enn’mis !

D’ nos Français j’ connaissons l’s astuces ;


Ils n’ sont pas aussi bons chrétiens
347
Qu’ les Prussiens.
Comm’ l’argent pleuvait quand les Russes
F’saient hausser d’ prix
Tout’s les filles d’ Paris !
J’ n’avions pas l’ temps d’chercher nos puces.
Viv’ nos amis,
Nos amis les enn’mis !

Mais, puisqu’ils r’vienn’t, faut les attendre.


Je r’verrons Bulof, Titchakof,
Et Platof ;
L’ bon Saken, dont l’ cœur est si tendre,
Et puis ce cher…
Ce cher Monsieur Blücher :
Ils nous donn’ront tout c’ qu’ils vont prendre.
Viv’ nos amis,
Nos amis les enn’mis !

Drès qu’ les plum’s de coq vont r’paraître,


J’ secoûrons, d’ façon à l’ fair’ voir,
Not’ mouchoir.
Quant aux amants, j’ dois en r’connaître,
Ça tomb’ sous l’ sens,
Au moins deux ou trois cents.
Pour leurs entré’ louons un’ fenêtre.
Viv’ nos amis,
Nos amis les enn’mis !

J’ conviens que d’ certain’s honnêt’s femmes


348
Tout autant qu’ nous en ont pincé
L’an passé ;
Et qu’ nos cosaqu’s, pleins d’ leurs bell’s flammes,
Prenaient l’ chemin
Du faubourg Saint-Germain.
Malgré l’ tort qu’ nous ont fait ces dames,
Viv’ nos amis,
Nos amis les enn’mis !

Les affair’s s’ront bientôt bâclées,


Si j’en crois un vieux libertin
D’ sacristain.
Quand y aurait queuqu’s maisons d’ brûlées,
Queuqu’s gens d’occis,
C’est l’ cadet d’ nos soucis.
Mais j’ rirais bien si j’ sommes violées.
Viv’ nos amis,
Nos amis les enn’mis !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

349
L’OPINION DE CES
DEMOISELLES.

Air : Nom d’un chien j’veut’être épicurien.


No 76

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350
L’HABIT DE COUR

OU
VISITE À UNE ALTESSE

AIR : Allez-vous-en, gens de la noce (Air noté ♫)

Ne répondez plus de personne,


Je veux devenir courtisan.
Fripier, vite, que l’on me donne
La défroque d’un chambellan.
Un grand prince à moi s’intéresse ;
Courons assiéger son séjour.
Ah ! quel beau jour ! (bis.)
Je vais au palais d’une altesse,
Et j’achète un habit de cour.

Déjà, me tirant par l’oreille,


L’ambition hâte mes pas,
Et mon riche habit me conseille
D’apprendre à m’incliner bien bas.
Déjà l’on me fait politesse
351
Déjà l on me fait politesse,
Déjà l’on m’attend au retour.
Ah ! quel beau jour !
Je vais saluer une altesse,
Et je porte un habit de cour.

N’ayant point encor d’équipage,


Je pars à pied modestement,
Quand de bons vivants, au passage,
M’offrent un déjeuner charmant.
J’accepte ; mais que l’on se presse,
Dis-je à ceux qui me font ce tour.
Ah ! quel beau jour !
Messieurs, je vais voir une altesse ;
Respectez mon habit de cour.

Le déjeuner fait, je m’esquive ;


Mais l’un de nos anciens amis
Me réclame, et, joyeux convive,
À sa noce je suis admis.
Nombreux flacons, chants d’allégresse,
De notre table font le tour.
Ah ! quel beau jour !
Pourtant j’allais voir une altesse,
Et j’ai mis un habit de cour !

Enfin, malgré l’aï qui mousse,


J’en veux venir à mon honneur.
Tout en chancelant je me pousse
Jusqu’au palais de monseigneur.
352
Jusqu au palais de monseigneur.
Mais, à la porte où l’on se presse,
Je vois Rose, Rose et l’Amour.
Ah ! quel beau jour !
Rose, qui vaut bien une altesse,
N’exige point d’habit de cour.

Loin du palais où la coquette


Vient parfois lorgner la grandeur,
Elle m’entraîne à sa chambrette,
Si favorable à notre ardeur.
Près de Rose, je le confesse,
Mon habit me paraît bien lourd.
Ah ! quel beau jour !
Soudain, oubliant son altesse,
J’ai quitté mon habit de cour.

D’une ambition vaine et sotte


Ainsi le rêve disparaît.
Gaîment je reprends ma marotte,
Et m’en retourne au cabaret.
Là je m’endors dans une ivresse
Qui n’a point de fâcheux retour.
Ah ! quel beau jour !
À qui voudra voir son altesse
Je donne mon habit de cour.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

353
L’HABIT DE COUR.

Air : Allez-vous-en, gens de la noce.


No 77

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354
PLUS DE POLITIQUE

JUILLET 1815

AIR : Ce jour-là sous son ombrage. (Air noté ♫)

Ma mie, ô vous que j’adore,


Mais qui vous plaignez toujours
Que mon pays ait encore
Trop de part à mes amours !
Si la politique ennuie,
Même en frondant les abus,
Rassurez-vous, ma mie ;
Je n’en parlerai plus.

Près de vous, j’en ai mémoire,


Donnant prise à mes rivaux,
Des arts, enfants de la gloire,
Je racontais les travaux.
À notre France agrandie
355
Ils prodiguaient leurs tributs.
Rassurez-vous, ma mie ;
Je n’en parlerai plus.

Moi, peureux dont on se raille,


Après d’amoureux combats,
J’osais vous parler bataille
Et chanter nos fiers soldats.
Par eux la terre asservie
Voyait tous ses rois vaincus.
Rassurez-vous, ma mie ;
Je n’en parlerai plus.

Sans me lasser de vos chaînes,


J’invoquais la liberté ;
Du nom de Rome et d’Athènes
J’effrayais votre gaîté.
Quoique, au fond, je me défie
De nos modernes Titus,
Rassurez-vous, ma mie ;
Je n’en parlerai plus.

La France, que rien n’égale,


Et dont le monde est jaloux,
Était la seule rivale
Qui fût à craindre pour vous.
Mais, las ! j’ai pour ma patrie
Fait trop de vœux superflus.
Rassurez-vous, ma mie ;
356
Je n’en parlerai plus.

Oui, ma mie, il faut vous croire ;


Faisons-nous d’obscurs loisirs.
Sans plus songer à la gloire,
Dormons au sein des plaisirs.
Sous une ligue ennemie
Les Français sont abattus.
Rassurez-vous, ma mie ;
Je n’en parlerai plus.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

PLUS DE POLITIQUE.

Air : Ce jour-là sous son ombrage.


No 78

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357
MARGOT

AIR : Car c’est une bouteille (Air noté ♫)

Chantons Margot, nos amours,


Margot leste et bien tournée,
Que l’on peut baiser toujours,
Qui toujours est chiffonnée.
Quoi l’embrasser ? dit un sot.
Oui, c’est l’humeur de Margot.
Moquons-nous de ce Blaise :
Viens, Margot, viens, qu’on te baise.

D’un lutin c’est tout l’esprit ;


C’est un cœur de tourterelle.
Si le matin elle rit,
Le soir elle vous querelle.
Quoi ! se fâcher ? dit un sot.
Oui, c’est l’humeur de Margot.
Voilà comme on l’apaise :
Viens Margot viens qu’on te baise
358
Viens, Margot, viens, qu’on te baise.

Le verre en main, voyez-la ;


Comme, à table, elle babille !
Quel air et quels yeux elle a
Quand le champagne pétille !
Quoi ! l’air décent ? dit un sot.
Oui, c’est l’humeur de Margot.
Mets ta pudeur à l’aise :
Viens, Margot, viens, qu’on te baise.

Qu’elle est bien au piano !


Sa voix nous charme et nous touche.
Mais devant un soprano
Elle n’ouvre point la bouche.
Quoi ! par pitié ? dit un sot.
Oui, c’est l’humeur de Margot.
Ici point d’Albanèse :
Viens, Margot, viens, qu’on te baise.

L’amour, à point la servant,


Fait pour Margot feu qui flambe,
Mais par elle il est souvent
Traité par-dessous la jambe.
Quoi ! par-dessous ? dit un sot.
Oui, c’est l’humeur de Margot.
Il faut bien qu’il s’y plaise :
Viens, Margot, viens, qu’on te baise.

Margot tremble que l’hymen


359
Margot tremble que l hymen
De sa main ne se saisisse ;
Car elle tient à sa main,
Qui parfois lui rend service.
Quoi ! pour broder ? dit un sot.
Oui, c’est l’humeur de Margot.
Que fais-tu sur ta chaise ?
Viens, Margot, viens, qu’on te baise.

Point d’éloges incomplets,


S’écrîra cette brunette :
À moins de douze couplets,
Au diable une chansonnette !
Quoi ! douze ou rien ? dit un sot.
Oui, c’est l’humeur de Margot.
Nous t’en promettons treize :
Viens, Margot, viens, qu’on te baise.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MARGOT.

360
Air : C’est une bouteille.
No 79

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361
À MON AMI DÉSAUGIERS

QUI VENAIT D’ÊTRE NOMMÉ DIRECTEUR DU VAUDEVILLE

DÉCEMBRE 1815

AIR de la Catacoua (Air noté ♫)

Bon Désaugiers, mon camarade,


Mets dans tes poches deux flacons ;
Puis rassemble, en versant rasade,
Nos auteurs piquants et féconds.
Ramène-les dans l’humble asile
Où renaît le joyeux refrain.
Eh ! va ton train,
Gai boute-en-train !
Mets-nous en train, bien en train, tous en train,
Et rends enfin au Vaudeville
Ses grelots et son tambourin.

362
Rends-lui, s’il se peut, le cortège
Qu’à la foire il a fait briller :
L’ombre de Panard te protège ;
Vadé semble te conseiller.
Fais-nous apparaître à la file
Jusqu’aux enfants de Tabarin.
Eh ! va ton train,
Gai boute-en-train !
Mets-nous en train, bien en train, tous en train,
Et rends enfin au Vaudeville
Ses grelots et son tambourin.

Au lieu de fades épigrammes,


Qu’il aiguise un couplet gaillard :
Collé, quoi qu’en disent nos dames,
Est un fort honnête égrillard.
La gaudriole, qu’on exile,
Doit refleurir sur son terrain.
Eh ! va ton train,
Gai boute-en-train !
Mets-nous en train, bien en train, tous en train,
Et rends enfin au Vaudeville
Ses grelots et son tambourin.

Malgré messieurs de la police,


Le Vaudeville est né frondeur :
Des abus fais ton bénéfice ;
Force les grands à la pudeur ;
Dénonce tout flatteur servile
363
À la gaîté du souverain.
Eh ! va ton train,
Gai boute-en-train !
Mets-nous en train, bien en train, tous en train,
Et rends enfin au Vaudeville
Ses grelots et son tambourin.

Sur la scène, où plus à son aise


Avec toi Momus va siéger,
Relève la gaîté française
À la barbe de l’étranger.
La chanson est une arme utile
Qu’on oppose à plus d’un chagrin.
Eh ! va ton train,
Gai boute-en-train !
Mets-nous en train, bien en train, tous en train,
Et rends enfin au Vaudeville
Ses grelots et son tambourin.

Verse, ami, verse donc à boire ;


Que nos chants reprennent leur cours.
Il nous faut consoler la gloire ;
Il faut rassurer les amours.
Nous cultivons un champ fertile
Qui n’attend qu’un ciel plus serein.
Eh ! va ton train,
Gai boute-en-train !
Mets-nous en train, bien en train, tous en train,

364
Et rends enfin au Vaudeville
Ses grelots et son tambourin.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

À MON AMI DÉSAUGIERS

Air : La Catacoua.
No 80

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365
MA VOCATION

AIR : Attendez-moi sous l’orme (Air noté ♫)

Jeté sur cette boule,


Laid, chétif, et souffrant ;
Étouffé dans la foule,
Faute d’être assez grand ;
Une plainte touchante
De ma bouche sortit ;
Le bon Dieu me dit : Chante,
Chante, pauvre petit ! (bis.)

Le char de l’opulence
M’éclabousse en passant ;
J’éprouve l’insolence
Du riche et du puissant ;
De leur morgue tranchante
Rien ne nous garantit.
Le bon Dieu me dit : Chante,
Chante pauvre petit !
366
Chante, pauvre petit !

D’une vie incertaine


Ayant eu de l’effroi,
Je rampe sous la chaîne
Du plus modique emploi.
La liberté m’enchante,
Mais j’ai grand appétit.
Le bon Dieu me dit : Chante,
Chante, pauvre petit !

L’Amour, dans ma détresse,


Daigne me consoler ;
Mais avec la jeunesse
Je le vois s’envoler.
Près de beauté touchante
Mon cœur en vain pâtit.
Le bon Dieu me dit : Chante,
Chante, pauvre petit !

Chanter, ou je m’abuse,
Est ma tâche ici-bas.
Tous ceux qu’ainsi j’amuse
Ne m’aimeront-ils pas ?
Quand un cercle m’enchante,
Quand le vin divertit,
Le bon Dieu me dit : Chante,
Chante, pauvre petit !

367
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MA VOCATION.

Air : Attendez-moi sous l’orme.


No 81

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368
LE VILAIN

AIR : Ninon chez madame de Sévigné (Air noté ♫)

Hé quoi ! j’apprends que l’on critique


Le de qui précède mon nom.
Êtes-vous de noblesse antique ?
Moi, noble ? oh ! vraiment, messieurs, non,
Non, d’aucune chevalerie
Je n’ai le brevet sur vélin.
Je ne sais qu’aimer ma patrie… (bis.)
Je suis vilain et très-vilain… (bis.)
Je suis vilain,
Vilain, vilain.

Ah ! sans un de j’aurais dû naître ;


Car, dans mon sang si j’ai bien lu,
Jadis mes aïeux ont d’un maître
Maudit le pouvoir absolu.
Ce pouvoir, sur sa vieille base,

369
Étant la meule du moulin,
Ils étaient le grain qu’elle écrase.
Je suis vilain et très-vilain,
Je suis vilain,
Vilain, vilain.

Mes aïeux, jamais dans leurs terres


N’ont vexé des serfs indigents ;
Jamais leurs nobles cimeterres
Dans les bois n’ont fait peur aux gens.
Aucun d’eux, las de sa campagne,
Ne fut transformé par Merlin[1]
En chambellan de… Charlemagne.
Je suis vilain et très-vilain,
Je suis vilain,
Vilain, vilain.

Jamais aux discordes civiles


Mes braves aïeux n’ont pris part ;
De l’Anglais aucun dans nos villes
N’introduisit le léopard ;
Et quand l’église, par sa brigue,
Poussait l’état vers son déclin,
Aucun d’eux n’a signé la Ligue.
Je suis vilain et très-vilain,
Je suis vilain,
Vilain, vilain.

Laissez-moi donc sous ma bannière,


370
Vous, messieurs, qui, le nez au vent,
Nobles par votre boutonnière,
Encensez tout soleil levant.
J’honore une race commune,
Car sensible, quoique malin,
Je n’ai flatté que l’infortune.
Je suis vilain et très-vilain,
Je suis vilain,
Vilain, vilain.
1. ↑ Enchanteur fameux dans les romans de la Table ronde.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE VILAIN.

Air de Ninon chez madame de Sévigné.


No 82

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371
LE VIEUX MÉNÉTRIER

NOVEMBRE 1816

AIR : C’est un lanla, landerirette (Air noté ♫)

Je ne suis qu’un vieux bon homme,


Ménétrier du hameau ;
Mais pour sage on me renomme,
Et je bois mon vin sans eau.
Autour de moi sous l’ombrage
Accourez vous délasser.
Eh ! lon lan la, gens de village,
Sous mon vieux chêne il faut danser.

Oui, dansez sous mon vieux chêne ;


C’est l’arbre du cabaret.
Au bon temps toujours la haine
Sous ses rameaux expirait.
Combien de fois son feuillage
372
g
Vit nos aïeux s’embrasser !
Eh ! lon lan la, gens de village,
Sous mon vieux chêne il faut danser.

Du château plaignez le maître,


Quoiqu’il soit votre seigneur :
Il doit du calme champêtre
Vous envier le bonheur ;
Triste au fond d’un équipage,
Quand là-bas il va passer,
Eh ! lon lan la, gens de village,
Sous mon vieux chêne il faut danser.

Loin de maudire à l’église


Celui qui vit sans curé,
Priez que Dieu fertilise
Son grain, sa vigne, son pré.
Au plaisir s’il rend hommage,
Qu’il vienne ici l’encenser.
Eh ! lon lan la, gens de village,
Sous mon vieux chêne il faut danser.

Quand d’une faible charmille


Votre héritage est fermé,
Ne portez plus la faucille
Au champ qu’un autre a semé.
Mais sûrs que cet héritage
À vos fils devra passer,
Eh ! lon lan la, gens de village,
373
g g
Sous mon vieux chêne il faut danser.

Quand la paix répand son baume


Sur les maux qu’on endura,
N’exilez point de son chaume
L’aveugle qui s’égara.
Rappelant après l’orage
Ceux qu’il a pu disperser,
Eh ! lon lan la, gens de village,
Sous mon vieux chêne il faut danser.

Écoutez donc le bon homme :


Sous son chêne accourez tous.
De pardonner je vous somme :
Mes enfants, embrassez-vous.
Pour voir ainsi d’âge en âge
Chez nous la paix se fixer,
Eh ! lon lan la, gens de village,
Sous mon vieux chêne il faut danser.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE VIEUX MÉNÉTRIER.
374
Air : C’est un lanla, landerirette.
No 83

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375
LES OISEAUX

couplets
ADRESSÉS À M. ARNAULT, PARTANT POUR SON EXIL
(Air noté ♫)

JANVIER 1816

L’hiver redoublant ses ravages


Désole nos toits et nos champs ;
Les oiseaux sur d’autres rivages
Portent leurs amours et leurs chants.
Mais le calme d’un autre asile
Ne les rendra pas inconstants ;
Les oiseaux que l’hiver exile
Reviendront avec le printemps.

À l’exil le sort les condamne,


Et plus qu’eux nous en gémissons !
Du palais et de la cabane
376
L’écho redisait leurs chansons.
Qu’ils aillent d’un bord plus tranquille
Charmer les heureux habitants.
Les oiseaux que l’hiver exile
Reviendront avec le printemps.

Oiseaux fixés sur cette plage,


Nous portons envie à leur sort.
Déjà plus d’un sombre nuage
S’élève et gronde au fond du nord.
Heureux qui sur une aile agile
Peut s’éloigner quelques instants !
Les oiseaux que l’hiver exile
Reviendront avec le printemps.

Ils penseront à notre peine,


Et, l’orage enfin dissipé,
Ils reviendront sous le vieux chêne
Que tant de fois il a frappé.
Pour prédire au vallon fertile
De beaux jours alors plus constants,
Les oiseaux que l’hiver exile
Reviendront avec le printemps.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

377
LES OISEAUX.

Air de l’Entrevue (de Doche).


No 84

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MÊME CHANSON.
Musique de M. Charles Maurice.
No 84 bis

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378
LES DEUX SŒURS
DE CHARITÉ

AIR de la Treille de sincérité (Air noté ♫)

Dieu lui-même
Ordonne qu’on aime.
Je vous le dis, en vérité :
Sauvez-vous par la charité. (bis.)

Vierge défunte, une sœur grise,


Aux portes des cieux rencontra
Une beauté leste et bien mise
Qu’on regrettait à l’Opéra. (bis.)
Toutes deux dignes de louanges,
Arrivaient après d’heureux jours,
L’une sur les ailes des anges,
L’autre dans les bras des amours.

Di l i ê
379
Dieu lui-même
Ordonne qu’on aime.
Je vous le dis, en vérité :
Sauvez-vous par la charité.

Là-haut, saint Pierre en sentinelle,


Après un Ave pour la sœur,
Dit à l’actrice : On peut, ma belle,
Entrer chez nous sans confesseur.
Elle s’écrie : Ah ! quoique bonne,
Mon corps à peine est inhumé !
Mais qu’à mon curé Dieu pardonne ;
Hélas ! il n’a jamais aimé.

Dieu lui-même
Ordonne qu’on aime.
Je vous le dis, en vérité :
Sauvez-vous par la charité.

Dans les palais et sous le chaume,


Moi, dit la sœur, j’ai de mes mains
Distillé le miel et le baume
Sur les souffrances des humains.
Moi, qui subjuguais la puissance,
Dit l’actrice, j’ai bien des fois
Fait savourer à l’indigence
La coupe où s’enivraient les rois.

Dieu lui-même
Od ’ i
380
Ordonne qu’on aime.
Je vous le dis, en vérité :
Sauvez-vous par la charité.

Oui, reprend la sainte colombe,


Mieux qu’un ministre des autels,
À descendre en paix dans la tombe
Ma voix préparait les mortels.
Offrant à ceux qui m’ont suivie,
Dit la nymphe, une douce erreur,
Moi, je faisais chérir la vie :
Le plaisir fait croire au bonheur.

Dieu lui-même
Ordonne qu’on aime.
Je vous le dis, en vérité :
Sauvez-vous par la charité.

Aux bons cœurs, ajoute la nonne,


Quand mes prières s’adressaient,
Du riche je portais l’aumône
Aux pauvres qui me bénissaient.
Moi, dit l’autre, par la détresse
Voyant l’honnête homme abattu,
Avec le prix d’une caresse,
Cent fois j’ai sauvé la vertu.

Dieu lui-même
Ordonne qu’on aime.
Je vous le dis en vérité :
381
Je vous le dis, en vérité :
Sauvez-vous par la charité.

Entrez, entrez, ô tendres femmes !


Répond le portier des élus :
La charité remplit vos âmes ;
Mon Dieu n’exige rien de plus.
On est admis dans son empire,
Pourvu qu’on ait séché des pleurs,
Sous la couronne du martyre,
Ou sous des couronnes de fleurs.

Dieu lui-même
Ordonne qu’on aime.
Je vous le dis, en vérité :
Sauvez-vous par la charité.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES DEUX SŒURS DE


CHARITÉ.

382
Air de la Treille de sincérité.
No 85

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383
COMPLAINTE
D’UNE DE CES DEMOISELLES

À L’OCCASION DES AFFAIRES DU TEMPS

NOVEMBRE 1816

AIR : Faut d’ la vertu, pas trop n’en faut (Air noté ♫)

Faut qu’ lord Villain-ton ait tout pris,


bis
Gn’a plus d’argent dans c’ gueux d’ Paris.

Du métier d’ fille j’ me dégoûte :


C’ commerce n’ rapporte plus rien.
Mais si l’ public nous fait banqu’route,
C’est qu’ les affaires n’ vont pas bien.

Faut qu’ lord Villain-ton ait tout pris,


Gn’a plus d’argent dans c’ gueux d’ Paris.
384
Au bonheur on fait semblant d’ croire ;
Mais j’en jug’ mieux qu’ tous les flatteurs.
Si d’ la cour je n’ savais l’histoire,
J’ croirais quasi qu’on a des mœurs.

Faut qu’ lord Villain-ton ait tout pris,


Gn’a plus d’argent dans c’ gueux d’ Paris.

Nous servions d’ maîtress’ et d’ modèles


À nos peintres gorgés d’écus.
J’ crois qu’à leux femm’s y sont fidèles
D’puis qu’ les modèles n’ servent plus.

Faut qu’ lord Villain-ton ait tout pris,


Gn’a plus d’argent dans c’ gueux d’ Paris.

Quand gn’a pas l’ moindr’ profit-z à faire


Sur tant d’ réformés mécontents,
Les juges p’t-êtr’ f’raient not’ affaire ;
Mais l’ roi n’leux en laisse pas l’ temps.

Faut qu’ lord Villain-ton ait tout pris,


Gn’a plus d’argent dans c’ gueux d’ Paris.

Enfin je n’ trouvons plus not’ compte


Avec nos braves qu’ l’on vexa.
Vu leux misère, y aurait d’ la honte
À leux d’mander queuq’ chos’ pour ça.
385
Faut qu’lord Villain-ton ait tout pris,
Gn’a plus d’argent dans c’ gueux d’ Paris.

Heureusement qu’ monsieur La…


À nous servir s’est-z engagé :
Comme un diable, y s’ démène, y crie
Pour qu’on rend’ les biens du clergé.

Faut qu’lord Villain-ton ait tout pris,


Gn’a plus d’argent dans c’ gueux d’ Paris.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

COMPLAINTE D’UNE DE CES


DEMOISELLES.

Air : Faut d’la vertu, pas trop n’en faut.


No 86

386
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387
CE N’EST PLUS LISETTE

AIR : Eh ! non, non, non, vous n’êtes pas Ninette (Air noté ♫)

Quoi ! Lisette, est-ce vous ?


Vous, en riche toilette !
Vous, avec des bijoux !
Vous, avec une aigrette !
Eh ! non, non, non,
Vous n’êtes plus Lisette.
Eh ! non, non, non,
Ne portez plus ce nom.

Vos pieds dans le satin


N’osent fouler l’herbette.
Des fleurs de votre teint
Où faites-vous emplette ?
Eh ! non, non, non,
Vous n’êtes plus Lisette.
Eh ! non, non, non,
Ne portez plus ce nom
388
Ne portez plus ce nom.

Dans un lieu décoré


De tout ce qui s’achète,
L’opulence a doré
Jusqu’à votre couchette.
Eh ! non, non, non,
Vous n’êtes plus Lisette.
Eh ! non, non, non,
Ne portez plus ce nom.

Votre bouche sourit


D’une façon discrète.
Vous montrez de l’esprit ;
Du moins on le répète.
Eh ! non, non, non,
Vous n’êtes plus Lisette.
Eh ! non, non, non,
Ne portez plus ce nom.

Comme ils sont loin ces jours


Où, dans votre chambrette,
La reine des amours
N’était qu’une grisette !
Eh ! non, non, non,
Vous n’êtes plus Lisette.
Eh ! non, non, non,
Ne portez plus ce nom.

Quand d’un cœur amoureux


389
Quand d un cœur amoureux
Vous prisiez la conquête,
Vous faisiez dix heureux,
Et n’étiez pas coquette.
Eh ! non, non, non,
Vous n’êtes plus Lisette.
Eh ! non, non, non,
Ne portez plus ce nom.

Maîtresse d’un seigneur


Qui paya sa défaite,
De l’ombre du bonheur
Vous êtes satisfaite.
Eh ! non, non, non,
Vous n’êtes plus Lisette.
Eh ! non, non, non,
Ne portez plus ce nom.

Si l’Amour est un dieu,


C’est près d’une fillette.
Adieu, madame, adieu :
En duchesse on vous traite.
Eh ! non, non, non,
Vous n’êtes plus Lisette.
Eh ! non, non, non,
Ne portez plus ce nom.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :


390
CE N’EST PLUS LISETTE.

Air : Eh ! non, non, non, vous n’êtes pas Ninette.


No 87

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391
L’HIVER

AIR : Une fille est un oiseau (Air noté ♫)

Les oiseaux nous ont quittés ;


Déjà l’hiver qui les chasse
Étend son manteau de glace
Sur nos champs et nos cités.
À mes vitres scintillantes
Il trace des fleurs brillantes ;
Il rend mes portes bruyantes,
Et fait grelotter mon chien.
Réveillons, sans plus attendre,
Mon feu qui dort sous la cendre.
Chauffons-nous, chauffons-nous bien. (bis.)

Ô voyageur imprudent !
Retourne vers ta famille.
J’en crois mon feu qui pétille ;
Le froid devient plus ardent.
Moi j’en puis braver l’injure :
392
Moi, j’en puis braver l’injure :
Rose, en douillette, en fourrure,
Ici, contre la froidure
Vient m’offrir un doux soutien.
Rose, tes mains sont de glace ;
Sur mes genoux prends ta place.
Chauffons-nous, chauffons-nous bien.

L’ombre s’avance, et la nuit


Roule son char sur la neige.
Rose, l’amour nous protége ;
C’est pour nous que le jour fuit.
Mais un couple nous arrive ;
Joyeux amis, beauté vive,
Entrez tous deux sans qui-vive !
Le plaisir n’y perdra rien.
Moins de froid que de tendresse,
Autour du feu qu’on se presse.
Chauffons-nous, chauffons-nous bien.

Les caresses ont cessé


Devant la lampe indiscrète.
Un festin que Rose apprête,
Gaîment par nous est dressé.
Notre ami s’est fait, à table,
D’un brigand bien redoutable
Et d’un spectre épouvantable
Le fidèle historien.
Tandis que le punch s’allume,
Beau du feu qui le consume
393
Beau du feu qui le consume,
Chauffons-nous, chauffons-nous bien.

Sombre hiver, sous tes glaçons


Ensevelis la nature ;
Ton aquilon, qui murmure,
Ne peut troubler nos chansons.
Notre esprit, qu’amour seconde,
Au coin du feu crée un monde
Qu’un doux ciel toujours féconde,
Où s’aimer tient lieu de bien.
Que nos portes restent closes,
Et, jusqu’au retour des roses,
Chauffons-nous, chauffons-nous bien.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’HIVER.

Air : Une fille est un oiseau.


No 88

394
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395
LE MARQUIS DE CARABAS

NOVEMBRE 1816

AIR du roi Dagobert (Air noté ♫)

Voyez ce vieux marquis


Nous traiter en peuple conquis ;
Son coursier décharné
De loin chez nous l’a ramené.
Vers son vieux castel
Ce noble mortel
Marche en brandissant
Un sabre innocent.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !

Aumôniers, châtelains,
Vassaux, vavassaux et vilains,
C’est moi, dit-il, c’est moi
396
Qui seul ai rétabli mon roi.
Mais s’il ne me rend
Les droits de mon rang,
Avec moi, corbleu !
Il verra beau jeu.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !

Pour me calomnier,
Bien qu’on ait parlé d’un meunier,
Ma famille eut pour chef
Un des fils de Pépin-le-Bref.
D’après mon blason
Je crois ma maison
Plus noble, ma foi,
Que celle du roi.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !

Qui me résisterait ?
La marquise a le tabouret.
Pour être évêque un jour
Mon dernier fils suivra la cour.
Mon fils le baron,
Quoique un peu poltron,
Veut avoir des croix ;
Il en aura trois.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !
397
Vivons donc en repos.
Mais l’on m’ose parler d’impôts !
À l’état, pour son bien,
Un gentilhomme ne doit rien.
Grâce à mes créneaux,
À mes arsenaux,
Je puis au préfet
Dire un peu son fait.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !

Prêtres que nous vengeons,


Levez la dîme, et partageons ;
Et toi, peuple animal,
Porte encor le bât féodal.
Seuls nous chasserons,
Et tous vos tendrons
Subiront l’honneur
Du droit du seigneur.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !

Curé, fais ton devoir ;


Remplis pour moi ton encensoir.
Vous, pages et varlets,
Guerre aux vilains, et rossez-les !
Que de mes aïeux
Ces droits glorieux
P i
398
Passent tout entiers
À mes héritiers.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE MARQUIS DE CARABAS.

Air du roi Dagobert.


No 89

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399
MA RÉPUBLIQUE

AIR : Vaudeville de la petite Gouvernante (Air noté ♫)

J’ai pris goût à la république


Depuis que j’ai vu tant de rois.
Je m’en fais une, et je m’applique
À lui donner de bonnes lois.
On n’y commerce que pour boire,
On n’y juge qu’avec gaîté ;
Ma table est tout son territoire ;
Sa devise est la liberté.

Amis, prenons tous notre verre :


Le sénat s’assemble aujourd’hui.
D’abord, par un arrêt sévère,
À jamais proscrivons l’ennui.
Quoi ! proscrire ! Ah ! ce mot doit être
Inconnu dans notre cité.
Chez nous l’ennui ne pourra naître :
Le plaisir suit la liberté
400
Le plaisir suit la liberté.

Du luxe, dont elle est blessée,


La joie ici défend l’abus ;
Point d’entraves à la pensée,
Par ordonnance de Bacchus.
À son gré que chacun professe
Le culte de sa déité ;
Qu’on puisse aller même à la messe :
Ainsi le veut la liberté.

La noblesse est trop abusive :


Ne parlons point de nos aïeux.
Point de titre, même au convive
Qui rit le plus ou boit le mieux.
Et si quelqu’un, d’humeur traîtresse,
Aspirait à la royauté,
Plongeons ce César dans l’ivresse,
Nous sauverons la liberté.

Trinquons à notre république,


Pour voir son destin affermi.
Mais ce peuple si pacifique
Déjà redoute un ennemi.
C’est Lisette qui nous rappelle
Sous les lois de la volupté.
Elle veut régner, elle est belle ;
C’en est fait de la liberté.

401
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MA RÉPUBLIQUE.

Air du vaudeville de la petite Gouvernante.


No 90

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402
L’IVROGNE ET SA FEMME

AIR : Quand les bœufs vont deux à deux (Air noté ♫)

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin !


Jean, tu bois depuis le matin.
Ta femme est une vertu :
bis.
Ce soir tu seras battu.

Tandis que dans sa mansarde


Jeanne veille, et qu’il lui tarde
De voir rentrer son mari,
Maître Jean, à la guinguette,
À ses amis en goguette
Chante son refrain chéri :

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin !


Jean, tu bois depuis le matin.
Ta femme est une vertu :
Ce soir tu seras battu.

403
Jeanne pour moi seul est tendre,
Dit-il ; laissons-la m’attendre.
Mais, maudissant son époux,
Jeanne, la puce à l’oreille,
Bat sa chatte que réveille
La tendresse des matous.

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin !


Jean, tu bois depuis le matin.
Ta femme est une vertu :
Ce soir tu seras battu.

Livrant sa femme au veuvage,


Jean se perd dans son breuvage,
Et, prête à se mettre au lit,
Jeanne, qui verse des larmes,
Dit en regardant ses charmes :
C’est son verre qu’il remplit !

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin !


Jean, tu bois depuis le matin.
Ta femme est une vertu :
Ce soir tu seras battu.

Pour allumer sa chandelle,


Un voisin frappe chez elle ;
Jeanne ouvre après un refus.
Que Jean boive, chante ou fume,
J i ’ ll ll
404
Je ne sais ce qu’elle allume,
Mais je sais qu’on n’y voit plus.

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin !


Jean, tu bois depuis le matin.
Ta femme est une vertu :
Ce soir tu seras battu.

En rajustant sa cornette,
Ah ! qu’on souffre, dit Jeannette,
Quand on attend son époux !
Ma vengeance est bien modeste ;
Avec lui je suis en reste ;
Il a bu plus de dix coups.

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin !


Jean, tu bois depuis le matin.
Ta femme est une vertu :
Ce soir tu seras battu.

À demain ! se dit le couple :


L’époux rentre, et son dos souple
N’en subit pas moins l’arrêt.
Il s’écrie : Amour fait rage !
Demain, puisque Jeanne est sage,
Répétons au cabaret :

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin !


Jean, tu bois depuis le matin.
Ta femme est une vertu :
405
Ta femme est une vertu :
Ce soir tu seras battu.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’IVROGNE ET SA FEMME.

Air : Quand les bœufs vont deux à deux.


No 91

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406
PAILLASSE

1816

AIR : Amis, dépouillons nos pommiers (Air noté ♫)

J’ suis né Paillasse, et mon papa,


Pour m’ lancer sur la place,
D’un coup d’ pied queuqu’ part m’attrapa,
Et m’ dit : Saute, Paillasse !
T’as l’ jarret dispos,
Quoiqu’ t’ay’ l’ ventre gros
Et la fac’ rubiconde.
N’ saut’ point-z à demi,
Paillass’ mon ami :
Saute pour tout le monde !

Ma mèr’ qui poussait des hélas


En m’ voyant prendr’ ma course,
M’habille avec son seul mat’las,
407
M’ disant : ce fut ma r’ssource :
Là d’sous fais, mon fils,
Ce que d’sus je fis
Pour gagner la pièc’ ronde.
N’ saut’ point-z à demi,
Paillass’ mon ami :
Saute pour tout le monde !

Content comme un gueux, j’ m’en allais,


Quand un seigneur m’arrête,
Et m’ donn’ l’emploi, dans son palais,
D’un p’tit chien qu’il regrette.
Le chien sautait bien,
J’ surpasse le chien ;
Plus d’un envieux en gronde.
N’ saut’ point-z à demi,
Paillass’ mon ami :
Saute pour tout le monde !

J’ buvais du bon, mais un hasard,


Où j’ n’ons rien mis du nôtre,
Fait qu’ monseigneur n’est qu’un bâtard
Et qu’il en vient-z un autre.
Fi du dépouillé
Qui m’a bien payé !
Fêtons l’autre à la ronde.
N’ saut’ point-z à demi,
Paillass’ mon ami :
Saute pour tout le monde !
408
À peine a-t-on fêté c’lui-ci,
Que l’ premier r’vient-z en traître ;
Moi qu’aime à dîner, Dieu merci,
J’ saut’ encor sous sa f’nêtre.
Mais le v’là r’chassé,
V’là l’autre r’placé.
Viv’ ceux que Dieu seconde !
N’ saut’ point-z à demi,
Paillass’ mon ami :
Saute pour tout le monde !

Vienn’ qui voudra, j’ saut’rai toujours,


N’ faut point qu’ la r’cette baisse.
Boir’, manger, rire et fair’ des tours,
Voyez comm’ ça m’engraisse.
En gens qui, ma foi,
Saut’ moins gaîment qu’ toi,
Puisque l’ pays abonde,
N’ saut’ point-z à demi,
Paillass’ mon ami :
Saute pour tout le monde !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

409
PAILLASSE.

Air : Amis, dépouillons nos pommiers.


No 92

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PAILLASSE.

Air : Mon père était pot.


No 92 bis.

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410
MON ÂME

1816

AIR des Scythes et des Amazones (Air noté ♫)

C’est à table, quand je m’enivre


De gaîté, de vin et d’amour,
Qu’incertain du temps qui va suivre,
J’aime à prévoir mon dernier jour. (bis.)
Il semble alors que mon âme me quitte.
Adieu ! lui dis-je, à ce banquet joyeux :
Ah ! sans regret, mon âme, partez vite ;
bis.
En souriant remontez dans les cieux.
Remontez, remontez dans les cieux. (bis.)

Vous prendrez la forme d’un ange ;


De l’air vous parcourrez les champs.
Votre joie, enfin sans mélange,
Vous dictera les plus doux chants.
411
L’aimable paix, que la terre a proscrite,
Ceindra de fleurs votre front radieux.
Ah ! sans regret, mon âme, partez vite ;
En souriant remontez dans les cieux.
Remontez, remontez dans les cieux.

Vous avez vu tomber la gloire


D’un Ilion trop insulté,
Qui prit l’autel de la victoire
Pour l’autel de la liberté.
Vingt nations ont poussé de Thersite
Jusqu’en nos murs le char injurieux.
Ah ! sans regret, mon âme, partez vite ;
En souriant remontez dans les cieux.
Remontez, remontez dans les cieux.

Cherchez au dessus des orages


Tant de Français morts à propos,
Qui, se dérobant aux outrages,
Ont au ciel porté leurs drapeaux.
Pour conjurer la foudre qu’on irrite,
Unissez-vous à tous ces demi-dieux.
Ah ! sans regret, mon âme, partez vite ;
En souriant remontez dans les cieux.
Remontez, remontez dans les cieux.

La Liberté, vierge féconde,


Règne aux cieux, qui vous sont ouverts.
L’amour seul m’aidait en ce monde
412
À traîner de pénibles fers.
Mais, dès demain, je crains qu’il ne m’évite ;
Pauvre captif, demain je serai vieux.
Ah ! sans regret, mon âme, partez vite ;
En souriant remontez dans les cieux.
Remontez, remontez dans les cieux.

N’attendez plus, partez, mon âme,


Doux rayon de l’astre éternel !
Mais passez des bras d’une femme
Au sein d’un Dieu tout paternel.
L’aï pétille à défaut d’eau bénite ;
De vrais amis viennent fermer mes yeux.
Ah ! sans regret, mon âme, partez vite ;
En souriant remontez dans les cieux.
Remontez, remontez dans les cieux.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MON ÂME.

Air du vaudeville des Scythes et des Amazones.

413
No 93

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414
LE JUGE DE CHARENTON [1]

NOVEMBRE 1816

AIR de la Codaqui (Air noté ♫)

Un maître fou qui, dit-on,


Fit jadis mainte fredaine,
Des loges de Charenton
S’est enfui l’autre semaine.
Chez un juge qui griffonnait,
Il arrive et prend simarre et bonnet,
Puis à l’audience, hors d’haleine,
Il entre et soudain dit : Préchi ! Précha !
Et patati, et patata.
Prêtons bien l’oreille à ce discours-là.

« L’Esprit saint soutient ma voix,


« Et les accusés vont rire ;
« Moi, l’interprète des lois,
415
« J’en viens faire la satire.
« Nous les tenons d’un impudent
« Qui, pour s’amuser, me fit président.
« J’ai long-temps vanté son empire,
« Mais j’étais alors payé pour cela. »
Et patati, et patata.
Pouvait-on s’attendre à ce discours-là ?

« Le drame et Galimafré
« Corrompent nos cuisinières.
« En frac on voit un curé,
« Et nos enfants ont trois pères.
« Le mariage est un loyer :
« On entre en octobre, on sort en janvier.
« Les cachemires adultères
« Nous donnent la peste, et ma femme en a. »
Et patati, et patata.
Il a mis de tout dans ce discours-là.

« Pour débaucher un mari


« Que les filles ont d’adresse !
« Sous Madame Dubarri
« Elles allaient à confesse.
« Ah ! Qu’enfin (et le terme est clair),
« L’épouse et l’époux ne soient qu’une chair ;
« Et vous, qui nous tentez sans cesse,
« Filles, respectez l’habit que voilà. »
Et patati, et patata.
Rien n’est plus moral que ce discours-là.
416
« Mais triste effet du typhus,
« Au lieu d’église on élève
« Le temple du dieu Plutus,
« Qui sera beau s’il s’achève.
« Partout règnent les intrigants,
« On n’interdit plus les extravagants :
« Ce dernier point n’est pas un rêve,
« Puisqu’en robe ici je dis tout cela. »
Et patati, et patata.
On trouve du bon dans ce discours-là.

Il poursuivait sur ce ton,


Quand deux bisets, sous les armes,
Ramènent à Charenton
Cet orateur plein de charmes.
Néanmoins l’avocat Bêlant
S’écrie : Ah ! les fous ont bien du talent !
J’ai fait rire et verser des larmes ;
Mais je n’ai rien dit qui valût cela.
Et patati, et patata.
C’est moi qu’on sifflait sans ce discours-là.
1. ↑ Il n’y a point de mauvais discours que ne puisse faire oublier une action
généreuse ; et rien n’est plus honorable, selon moi, que la protection
accordée à des infortunés placés sous le poids d’une accusation capitale.
Aussi je n’aurais pas reproduit ici cette chanson, sans l’espèce de
scandale que, lors de son apparition, elle causa jusque dans les deux
Chambres. Mais je ne puis m’empêcher d’avouer que, si j’avais pu la
condamner à l’oubli, qu’elle mérite sans doute, j’en aurais toujours
regretté le dernier couplet. (NOTE DE 1821.*)

417
* À l’époque où cette note fut publiée, M. Bellart était encore procureur général.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE JUGE DE CHARENTON.

Air de la Codaqui.
No 94

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418
LES CHAMPS

AIR : Mon amour était pour Marie (Air noté ♫)

Rose, partons ; voici l’aurore :


Quitte ces oreillers si doux.
Entends-tu la cloche sonore
Marquer l’heure du rendez-vous ?
Cherchons, loin du bruit de la ville,
Pour le bonheur un sûr asile.
Viens aux champs couler d’heureux jours ;
Les champs ont aussi leurs amours.

Viens aux champs fouler la verdure,


Donne le bras à ton amant ;
Rapprochons-nous de la nature
Pour nous aimer plus tendrement.
Des oiseaux la troupe éveillée
Nous appelle sous la feuillée.
Viens aux champs couler d’heureux jours ;
Les champs ont aussi leurs amours
419
Les champs ont aussi leurs amours.

Nous prendrons les goûts du village ;


Le jour naissant t’éveillera :
Le jour mourant sous le feuillage
À notre couche nous rendra.
Puisses-tu, maîtresse adorée !
Te plaindre encor de sa durée !
Viens aux champs couler d’heureux jours ;
Les champs ont aussi leurs amours.

Quand l’été vers un sol fertile


Conduit des moissonneurs nombreux ;
Quand, près d’eux, la glaneuse agile
Cherche l’épi du malheureux ;
Combien, sur les gerbes nouvelles,
De baisers pris aux pastourelles !
Viens aux champs couler d’heureux jours ;
Les champs ont aussi leurs amours.

Quand des corbeilles de l’automne


S’épanche à flots un doux nectar,
Près de la cuve qui bouillonne
On voit s’égayer le vieillard ;
Et cet oracle du village
Chante les amours d’un autre âge.
Viens aux champs couler d’heureux jours ;
Les champs ont aussi leurs amours.

Allons visiter des rivages


420
Allons visiter des rivages
Que tu croiras des bords lointains.
Je verrai, sous d’épais ombrages,
Tes pas devenir incertains.
Le désir cherche un lit de mousse ;
Le monde est loin, l’herbe est si douce !
Viens aux champs couler d’heureux jours ;
Les champs ont aussi leurs amours.

C’en est fait ! adieu, vains spectacles !


Adieu, Paris, où je me plus ;
Où les beaux-arts font des miracles,
Où la tendresse n’en fait plus !
Rose, dérobons à l’envie
Le doux secret de notre vie.
Viens aux champs couler d’heureux jours ;
Les champs ont aussi leurs amours.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES CHAMPS.

421
Air : Mon amour était pour Marie.
No 95

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422
LA COCARDE BLANCHE

couplets

CENSÉS FAITS POUR UN DÎNER OÙ LES ROYALISTES CÉLÉBRAIENT


L’ANNIVERSAIRE DE LA PREMIÈRE ENTRÉE
DES RUSSES, DES AUTRICHIENS ET DES PRUSSIENS À PARIS

30 MARS 1816

AIR des Trois Cousines (Air noté ♫)

CHŒUR

Jour de paix, jour de délivrance,


Qui des vaincus fit le bonheur ;
Beau jour, qui vint rendre à la France
La cocarde blanche et l’honneur !

Chantons ce jour cher à nos belles


423
Chantons ce jour cher à nos belles,
Où tant de rois par leurs succès
Ont puni les Français rebelles,
Et sauvé tous les bons Français.

Jour de paix, jour de délivrance,


Qui des vaincus fit le bonheur ;
Beau jour, qui vint rendre à la France
La cocarde blanche et l’honneur !

Les étrangers et leurs cohortes


Par nos vœux étaient appelés.
Qu’aisément ils ouvraient les portes
Dont nous avions livré les clés !

Jour de paix, jour de délivrance,


Qui des vaincus fit le bonheur ;
Beau jour, qui vint rendre à la France
La cocarde blanche et l’honneur !

Sans ce jour, qui pouvait répondre


Que le ciel, comblant nos malheurs,
N’eût point vu sur la tour de Londre
Flotter enfin les trois couleurs ?

Jour de paix, jour de délivrance,


Qui des vaincus fit le bonheur ;
Beau jour, qui vint rendre à la France
La cocarde blanche et l’honneur !

424
On répètera dans l’histoire
Qu’aux pieds des cosaques du Don,
Pour nos soldats et pour leur gloire,
Nous avons demandé pardon.

Jour de paix, jour de délivrance,


Qui des vaincus fit le bonheur ;
Beau jour, qui vint rendre à la France
La cocarde blanche et l’honneur !

Appuis de la noblesse antique,


Buvons, après tant de dangers,
Dans ce repas patriotique,
Au triomphe des étrangers.

Jour de paix, jour de délivrance,


Qui des vaincus fit le bonheur ;
Beau jour, qui vint rendre à la France
La cocarde blanche et l’honneur !

Enfin, pour sa clémence extrême,


Buvons au plus grand des Henris,
À ce roi qui sut par lui-même
Conquérir son trône et Paris.

Jour de paix, jour de délivrance,


Qui des vaincus fit le bonheur ;
Beau jour, qui vint rendre à la France
La cocarde blanche et l’honneur !
425
La cocarde blanche et l honneur !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA COCARDE BLANCHE.

Air des Trois Cousines.


No 96

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426
MON HABIT

AIR du vaudeville de Décence (Air noté ♫)

Sois-moi fidèle, ô pauvre habit que j’aime !


Ensemble nous devenons vieux.
Depuis dix ans je te brosse moi-même,
Et Socrate n’eût pas fait mieux.
Quand le sort à ta mince étoffe
Livrerait de nouveaux combats,
Imite-moi, résiste en philosophe :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas.

Je me souviens, car j’ai bonne mémoire,


Du premier jour où je te mis.
C’était ma fête, et, pour comble de gloire,
Tu fus chanté par mes amis.
Ton indigence, qui m’honore,
Ne m’a point banni de leurs bras.
Tous ils sont prêts à nous fêter encore :

427
Mon vieil ami, ne nous séparons pas.

À ton revers j’admire une reprise :


C’est encor un doux souvenir.
Feignant un soir de fuir la tendre Lise,
Je sens sa main me retenir.
On te déchire, et cet outrage
Auprès d’elle enchaîne mes pas.
Lisette a mis deux jours à tant d’ouvrage :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas.

T’ai-je imprégné des flots de musc et d’ambre


Qu’un fat exhale en se mirant ?
M’a-t-on jamais vu dans une antichambre
T’exposer au mépris d’un grand ?
Pour des rubans la France entière
Fut en proie à de longs débats ;
La fleur des champs brille à ta boutonnière :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas.

Ne crains plus tant ces jours de courses vaines


Où notre destin fut pareil ;
Ces jours mêlés de plaisirs et de peines,
Mêlés de pluie et de soleil.
Je dois bientôt, il me le semble,
Mettre pour jamais habit bas.
Attends un peu ; nous finirons ensemble :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas.

428
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MON HABIT.

Air du vaudeville de Décence.


No 97

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MÊME CHANSON,
Musique de M. Gaubert.
No 97 bis.

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429
LE VIN ET LA COQUETTE

AIR : Je vais bientôt quitter l’empire (Air noté ♫)

Amis, il est une coquette


Dont je redoute ici les yeux.
Que sa vanité, qui me guette,
Me trouve toujours plus joyeux.
C’est au vin de rendre impossible
Le triomphe qu’elle espérait.
Ah ! Cachons bien que mon cœur est sensible :
La coquette en abuserait.

Faut-il qu’elle soit si charmante !


Ah ! de mon cœur prenez pitié !
Chantez la liqueur écumante
Que verse en riant l’Amitié.
Enlacez le lierre paisible
Sur mon front, qui me trahirait.
Ah ! Cachons bien que mon cœur est sensible :

430
La coquette en abuserait.

Poursuivons de nos épigrammes


Ce sexe que j’ai trop aimé.
Achevons d’éteindre les flammes
Du flambeau qui m’a consumé.
Que Bacchus, toujours invincible,
Ôte à l’amour son dernier trait.
Ah ! Cachons bien que mon cœur est sensible :
La coquette en abuserait.

Mais l’Amour pressa-t-il la grappe


D’où nous vient ce jus enivrant ?
J’aime encor ; mon verre m’échappe ;
Je ne ris plus qu’en soupirant.
Pour fuir ce charme irrésistible,
Trop d’ivresse enchaîne mes pas.
Ah ! Vous voyez que mon cœur est sensible :
Coquette, n’en abusez pas.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE VIN ET LA COQUETTE.
431
Air : Je vais bientôt quitter l’empire.
No 98

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432
LA SAINTE-ALLIANCE
BARBARESQUE

1816

AIR de Calpigi (Air noté ♫)

Proclamons la Sainte-Alliance
Faite au nom de la Providence,
Et que signe un congrès ad hoc,
Entre Alger, Tunis et Maroc. (bis.)
Leurs souverains, nobles corsaires,
N’en feront que mieux leurs affaires.
Vivent des rois qui sont unis !
Vive Alger, Maroc et Tunis ! (bis.)

Ces rois, dans leur Sainte-Alliance,


Trouvant tout bon pour leur puissance,
433
p p ,
Jurent de se mettre en commun
Bravement toujours vingt contre un.
On dit qu’ils s’adjoindront Christophe,
Malgré la couleur de l’étoffe.
Vivent des rois qui sont unis !
Vive Alger, Maroc et Tunis !

Ces rois, par leur Sainte-Alliance,


Nous forçant à l’obéissance,
Veulent qu’on lise l’Alcoran,
Et le Bonald et le Ferrand.
Mais Voltaire et sa coterie
Sont à l’index en Barbarie.
Vivent des rois qui sont unis !
Vive Alger, Maroc et Tunis !

Français, à leur Sainte-Alliance


Envoyons, pour droit d’assurance,
Nos censeurs anciens et nouveaux,
Et nos juges et nos prévôts.
Avec eux ces rois, sans entraves,
Feront le commerce d’esclaves.
Vivent des rois qui sont unis !
Vive Alger, Maroc et Tunis !

Malgré cette Sainte-Alliance,


Si du trône, par occurrence,
Un roi tombait ; que subito
On le ramène en son château.
434
Mais il soldera les mémoires
Du pain, du foin et des victoires.
Vivent des rois qui sont unis !
Vive Alger, Maroc et Tunis !

Enfin, pour la Sainte-Alliance,


C’est peu qu’on paye à l’échéance ;
Il faut des rameurs sur les bancs,
Et des muets aux rois forbans :
Même à ces majestés caduques
Il faudrait des peuples d’eunuques.
Vivent des rois qui sont unis !
Vive Alger, Maroc et Tunis !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA SAINTE-ALLIANCE
BARBARESQUE.

Air de Calpigi.
No 99

435
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436
L’ERMITE ET SES SAINTS

couplets
ADRESSÉS À M. DE JOUY, LE JOUR DE SA FÊTE

AIR : Rassurez-vous, ma mie (Air noté ♫)

On va rouvrir la Sorbonne ;
L’église attend ses décrets :
On ne brûle encor personne,
Mais les fagots sont tout prêts.
Par bonheur chez nous habite
Un saint d’un esprit plus doux.
Ermite, bon ermite,
Priez, priez pour nous !

Des prêtres, grands catholiques,


L’ont instruit à servir Dieu.
Il tient aux mêmes reliques
Qu’aimait l’abbé de Chaulieu.
À
437
À l’amour sa muse invite :
Par lui nous serons absous.
Ermite, bon ermite,
Priez, priez pour nous !

Rabelais, ce fou si sage,


Lui légua, par parenté,
Un capuchon dont l’usage
En fait un sage en gaîté.
Contre la gent hypocrite
Voyez son malin courroux.
Ermite, bon ermite,
Priez, priez pour nous !

Ce n’est tout son patrimoine ;


Car, pour être chansonnier,
De Lattaignant, gai chanoine,
Il choisit le bénitier.
Mais de ses refrains, qu’on cite,
Lattaignant serait jaloux.
Ermite, bon ermite,
Priez, priez pour nous !

Il lui manquait un bréviaire ;


Le bon ermite, à dessein,
Prit les œuvres de Voltaire,
Qui se disait capucin.
Grâce à l’auteur qu’il médite,
Il sait charmer tous les goûts.
438
Ermite, bon ermite,
Priez, priez pour nous !

De tels saints suivant les traces


Sur son gai califourchon,
Il laisse fourrer aux Grâces
Des fleurs sous son capuchon.
À l’aimer tout nous invite ;
Avec lui sauvons-nous tous.
Ermite, bon ermite,
Priez, priez pour nous !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’ERMITE ET SES SAINTS.

Air : Rassurez-vous, ma mie.


No 100

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439
MON PETIT COIN

1819

AIR du vaudeville de la petite Gouvernante (Air noté ♫)

Non, le monde ne peut me plaire ;


Dans mon coin retournons rêver.
Mes amis, de votre galère
Un forçat vient de se sauver.
Dans le désert que je me trace,
Je fuis, libre comme un Bédouin.
Mes amis, laissez-moi, de grâce,
Laissez-moi dans mon petit coin.

Là, du pouvoir bravant les armes,


Je pèse et nos fers et nos droits ;
Sur les peuples versant des larmes,
Je juge et condamne les rois.
Je prophétise avec audace ;
440
L’avenir me sourit de loin.
Mes amis, laissez-moi, de grâce,
Laissez-moi dans mon petit coin.

Là j’ai la baguette des fées ;


À faire le bien je me plais.
J’élève de nobles trophées ;
Je transporte au loin des palais.
Sur le trône ceux que je place,
D’être aimés sentent le besoin.
Mes amis, laissez-moi, de grâce,
Laissez-moi dans mon petit coin.

C’est là que mon âme a des ailes :


Je vole, et, joyeux séraphin,
Je vois aux flammes éternelles
Nos rois précipités sans fin.
Un seul échappe de leur race ;
De sa gloire je suis témoin.
Mes amis, laissez-moi, de grâce,
Laissez-moi dans mon petit coin.

Je forme ainsi pour ma patrie


Des vœux que le ciel entend bien.
Respectez donc ma rêverie :
Votre monde ne me vaut rien.
De mes jours filés au Parnasse
Daignent les Muses prendre soin !
Mes amis, laissez-moi, de grâce,
441
Laissez-moi dans mon petit coin.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MON PETIT COIN.

Air du vaudeville de la petite Gouvernante.


No 101

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442
LE SOIR DES NOCES

AIR : Zon ! ma Lisette, zon ! ma Lison (Air noté ♫)

L’hymen prend cette nuit


Deux amants dans sa nasse.
Qu’au seuil de leur réduit
Un doux concert se place.
Zon ! flûte et basse !
Zon ! violon !
Zon ! flûte et basse !
Et violon, zon, zon !

Par ce trou fait exprès,


Voyons ce qui se passe.
L’épouse a mille attraits,
L’époux est plein d’audace.
Zon ! flûte et basse !
Zon ! violon !
Zon ! flûte et basse !
Et violon zon zon !
443
Et violon, zon, zon !

L’épouse veut encor


Fuir l’époux qui l’embrasse :
Mais sur plus d’un trésor
Le fripon fait main basse !
Zon ! flûte et basse !
Zon ! violon !
Zon ! flûte et basse !
Et violon, zon, zon !

Elle tremble et pâlit


Tandis qu’il la délace.
Il va briser le lit ;
Il va rompre la glace.
Zon ! flûte et basse !
Zon ! violon !
Zon ! flûte et basse !
Et violon, zon, zon !

Mais, pris au trébuchet,


L’époux, quelle disgrâce !
De l’oiseau qu’il cherchait
N’a trouvé que la place.
Zon ! flûte et basse !
Zon ! violon !
Zon ! flûte et basse !
Et violon, zon, zon !

La belle en sanglotant
444
La belle en sanglotant
Se confesse à voix basse.
D’un divorce éclatant
Tout haut il la menace.
Zon ! flûte et basse !
Zon ! violon !
Zon ! flûte et basse !
Et violon, zon, zon !

Monsieur jure après nous ;


Mais qu’à tout il se fasse :
Du livre des époux
Il n’est qu’à la préface.
Zon ! flûte et basse !
Zon ! violon !
Zon ! flûte et basse !
Et violon, zon, zon !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE SOIR DES NOCES.

445
Air : Zon ! ma Lisette, zon ! ma Lison.
No 102

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446
L’INDÉPENDANT

AIR : Je vais bientôt quitter l’empire (Air noté ♫)

Respectez mon indépendance,


Esclaves de la vanité :
C’est à l’ombre de l’indigence
Que j’ai trouvé la liberté. (bis.)
Jugez aux chants qu’elle m’inspire
Quel est sur moi son ascendant !(bis.)
Lisette seule a le droit de sourire
Quand je lui dis : Je suis indépendant,
Je suis, je suis indépendant.

Oui, je suis un pauvre sauvage


Errant dans la société ;
Et pour repousser l’esclavage
Je n’ai qu’un arc et ma gaîté.
Mes traits sont ceux de la satire :
Je les lance en me défendant.
Lisette seule a le droit de sourire
447
Lisette seule a le droit de sourire
Quand je lui dis : Je suis indépendant,
Je suis, je suis indépendant.

Chacun rit des flatteurs du Louvre ;


Valets, en tout temps prosternés,
Dans cette auberge qui ne s’ouvre
Que pour des passants couronnés.
On rit du fou qui sur sa lyre
Chante à la porte en demandant.
Lisette a seule le droit de sourire
Quand je lui dis : Je suis indépendant,
Je suis, je suis indépendant.

Toute puissance est une gêne :


Oh ! d’un roi que je plains l’ennui !
C’est le conducteur de la chaîne ;
Ses captifs sont plus gais que lui.
Dominer ne peut me séduire ;
J’offre l’amour pour répondant.
Lisette seule a le droit de sourire
Quand je lui dis : Je suis indépendant,
Je suis, je suis indépendant.

En paix avec ma destinée,


Gaîment je poursuis mon chemin,
Riche du pain de la journée
Et de l’espoir du lendemain.
Chaque soir, au lit qui m’attire
Dieu me conduit sans accident
448
Dieu me conduit sans accident.
Lisette seule a le droit de sourire
Quand je lui dis : Je suis indépendant,
Je suis, je suis indépendant.

Mais quoi ! je vois Lisette ornée


De ses attraits les plus puissants,
Qui des chaînes de l’hyménée
Veut charger mes bras caressants.
Voilà comme on perd un empire !
Non, non, point d’hymen imprudent.
Que toujours Lise ait le droit de sourire
Quand je lui dis : Je suis indépendant,
Je suis, je suis indépendant.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’INDÉPENDANT.

Air : Je vais bientôt quitter l’empire.


No 103

449
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450
LES CAPUCINS

1816

AIR : Faut d’la vertu, pas trop n’en faut (Air noté ♫)

Bénis soient la Vierge et les saints :


bis.
On rétablit les capucins !

Moi, qui fus capucin indigne,


Je vais, ma petite Fanchon,
Du Seigneur vendanger la vigne,
En reprenant le capuchon.

Bénis soient la Vierge et les saints :


On rétablit les capucins !

Fanchon, pour vaincre par surprise


Les philosophes trop nombreux,
Qu’en vrais cosaques de l’église,
451
Les capucins marchent contre eux.

Bénis soient la Vierge et les saints :


On rétablit les capucins !

La faim désole nos provinces ;


Mais la piété l’en bannit.
Chaque fête, grâce à nos princes,
On peut vivre de pain bénit.

Bénis soient la Vierge et les saints :


On rétablit les capucins !

L’église est l’asile des cuistres ;


Mais les rois en sont les piliers :
Et bientôt le banc des ministres
Sera le banc des marguilliers.

Bénis soient la Vierge et les saints :


On rétablit les capucins !

Pour tâter de l’agneau sans taches,


Nos soldats courent s’attabler ;
Et devant certaines moustaches
On dit qu’on a vu Dieu trembler.

Bénis soient la Vierge et les saints :


On rétablit les capucins !

452
Nos missionnaires font rendre
Aux bonnes gens les biens de Dieu ;
Ils marchent tout couverts de cendre :
C’est ainsi qu’on couvre le feu.

Bénis soient la Vierge et les saints :


On rétablit les capucins !

Fais-toi dévote aussi, Fanchette :


Vas, il n’est pas de sot métier.
Mais qu’avec nous deux, en cachette,
Le diable crache au bénitier.

Bénis soient la Vierge et les saints :


On rétablit les capucins !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES CAPUCINS

Air : Faut d’la vertu, pas trop n’en faut.


No 104

453
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454
LA BONNE VIEILLE

AIR de WILHEM
ou Muse des bois et des plaisirs champêtres (Air noté ♫)

Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse !


Vous vieillirez, et je ne serai plus.
Pour moi le temps semble, dans sa vitesse,
Compter deux fois les jours que j’ai perdus.
Survivez-moi ; mais que l’âge pénible
Vous trouve encor fidèle à mes leçons ;
Et bonne vieille, au coin d’un feu paisible,
De votre ami répétez les chansons.

Lorsque les yeux chercheront sous vos rides


Les traits charmants qui m’auront inspiré,
Des doux récits les jeunes gens avides
Diront : Quel fut cet ami tant pleuré ?
De mon amour peignez, s’il est possible,
L’ardeur, l’ivresse, et même les soupçons ;

455
Et bonne vieille, au coin d’un feu paisible,
De votre ami répétez les chansons.

On vous dira : Savait-il être aimable ?


Et sans rougir vous direz : Je l’aimais.
D’un trait méchant se montra-t-il capable ?
Avec orgueil vous répondrez : Jamais.
Ah ! dites bien qu’amoureux et sensible,
D’un luth joyeux il attendrit les sons ;
Et bonne vieille, au coin d’un feu paisible,
De votre ami répétez les chansons.

Vous que j’appris à pleurer sur la France,


Dites surtout aux fils des nouveaux preux
Que j’ai chanté la gloire et l’espérance
Pour consoler mon pays malheureux.
Rappelez-leur que l’aquilon terrible,
De nos lauriers a détruit vingt moissons ;
Et bonne vieille, au coin d’un feu paisible,
De votre ami répétez les chansons.

Objet chéri, quand mon renom futile,


De vos vieux ans charmera les douleurs ;
À mon portrait, quand votre main débile,
Chaque printemps, suspendra quelques fleurs,
Levez les yeux vers ce monde invisible
Où pour toujours nous nous réunissons ;
Et bonne vieille, au coin d’un feu paisible,
De votre ami répétez les chansons.
456
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA BONNE VIEILLE.

Musique de B. Wilhem.
No 105

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MÊME CHANSON.
Air : Muse des bois et des plaisirs champêtres.
No 105 bis.

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MÊME CHANSON.
Musique de E. Bruguière.
No 105 ter.

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457
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458
LA VIVANDIÈRE

AIR de WILHEM (Air noté ♫)


ou Demain matin, au point du jour, on bat la générale

Vivandière du régiment,
C’est Catin qu’on me nomme.
Je vends, je donne et bois gaîment
Mon vin et mon rogomme.
J’ai le pied leste et l’œil mutin,
Tintin, tintin, tintin, r’lin tintin,
J’ai le pied leste et l’œil mutin :
Soldats, voilà Catin !

Je fus chère à tous nos héros ;


Hélas ! Combien j’en pleure !
Aussi soldats et généraux
Me comblaient, à toute heure,
D’amour, de gloire, et de butin,
Tintin, tintin, tintin, r’lin tintin,

459
D’amour, de gloire, et de butin,
Soldats, voilà Catin !

J’ai pris part à tous vos exploits


En vous versant à boire.
Songez combien j’ai fait de fois
Rafraîchir la Victoire.
Ça grossissait son bulletin,
Tintin, tintin, tintin, r’lin tintin,
Ça grossissait son bulletin :
Soldats, voilà Catin !

Depuis les Alpes je vous sers ;


Je me mis jeune en route.
À quatorze ans, dans les déserts,
Je vous portais la goutte.
Puis j’entrai dans Vienne un matin,
Tintin, tintin, tintin, r’lin tintin,
Puis j’entrai dans Vienne un matin :
Soldats, voilà Catin !

De mon commerce et des amours


C’était le temps prospère.
À Rome je passai huit jours,
Et de notre Saint-Père
Je débauchai le sacristain,
Tintin, tintin, tintin, r’lin tintin,
Je débauchai le sacristain :
Soldats, voilà Catin !
460
J’ai fait plus que maint duc et pair
Pour mon pays que j’aime.
À Madrid, si j’ai vendu cher,
Et cher à Moscou même,
J’ai donné gratis à Pantin,
Tintin, tintin, tintin, r’lin tintin,
J’ai donné gratis à Pantin :
Soldats, voilà Catin !

Quand au nombre il fallut céder


La victoire infidèle,
Que n’avais-je pour vous guider
Ce qu’avait la Pucelle !
L’Anglais aurait fui sans butin,
Tintin, tintin, tintin, r’lin tintin,
L’Anglais aurait fui sans butin :
Soldats, voilà Catin !

Si je vois de nos vieux guerriers


Pâlis par la souffrance,
Qui n’ont plus, malgré leurs lauriers,
De quoi boire à la France,
Je refleuris encor leur teint,
Tintin, tintin, tintin, r’lin tintin,
Je refleuris encor leur teint :
Soldats, voilà Catin !

Mais nos ennemis, gorgés d’or,


461
Paîront encore à boire.
Oui, pour vous doit briller encor
Le jour de la victoire.
J’en serai le réveil-matin,
Tintin, tintin, tintin, r’lin tintin,
J’en serai le réveil-matin :
Soldats, voilà Catin !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA VIVANDIÈRE.

Musique de B. Wilhem.
No 106.

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Musique de Béranger :

462
LA VIVANDIÈRE DU
RÉGIMENT.

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463
COUPLETS À MA FILLEULE

ÂGÉE DE TROIS MOIS


LE JOUR DE SON BAPTÊME

AIR : J’étais bon chasseur autrefois (Air noté ♫)

Ma filleule, où diable a-t-on pris


Le pauvre parrain qu’on vous donne ?
Ce choix seul excite vos cris ;
De bon cœur je vous le pardonne.
Point de bonbons à ce repas ;
À vos yeux cela doit me nuire ;
Mais, mon enfant, ne pleurez pas,
Votre parrain vous fera rire.

L’amitié m’en a fait l’honneur,


Et c’est l’amitié qui vous nomme.
Or, pour n’être pas grand seigneur,
Je n’en suis pas moins honnête homme.

464
Des cadeaux si vous faites cas,
Vous y trouverez à redire ;
Mais, mon enfant, ne pleurez pas,
Votre parrain vous fera rire.

Malgré le sort qui sous sa loi


Tient la vertu même asservie,
Puissions-nous, ma commère et moi,
Vous porter bonheur dans la vie !
Pendant leur voyage ici-bas,
Aux bons cœurs rien ne devrait nuire ;
Mais, mon enfant, ne pleurez pas,
Votre parrain vous fera rire.

Qu’à vos noces je chanterai,


Si jusque là mes chansons plaisent !
Mais peut-être alors je serai
Où Panard et Collé se taisent.
Quoi ! manquer aux joyeux ébats
Qu’un pareil jour devra produire !
Non, mon enfant, ne pleurez pas,
Votre parrain vous fera rire.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

465
COUPLETS À MA FILLEULE.

Air : J’étais bon chasseur autrefois.


No 107.

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466
L’EXILÉ

JANVIER 1817

AIR : Ermite, bon ermite (Air noté ♫)

À d’aimables compagnes
Une jeune beauté
Disait : dans nos campagnes
Règne l’humanité.
Un étranger s’avance,
Qui, parmi nous errant,
Redemande la France
Qu’il chante en soupirant.
D’une terre chérie
C’est un fils désolé.
Rendons une patrie,
Une patrie
Au pauvre exilé.

467
Près d’un ruisseau rapide
Vers la France entraîné,
Il s’assied, l’œil humide,
Et le front incliné.
Dans les champs qu’il regrette
Il sait qu’en peu de jours
Ces flots que rien n’arrête
Vont promener leur cours.
D’une terre chérie
C’est un fils désolé.
Rendons une patrie,
Une patrie
Au pauvre exilé.

Quand sa mère, peut-être


Implorant son retour,
Tombe aux genoux d’un maître
Que touche son amour ;
Trahi par la victoire,
Ce proscrit, dans nos bois,
Inquiet de sa gloire,
Fuit la haine des rois.
D’une terre chérie
C’est un fils désolé.
Rendons une patrie,
Une patrie
Au pauvre exilé.

De rivage en rivage
468
Que sert de le bannir ?
Partout de son courage
Il trouve un souvenir.
Sur nos bords, par la guerre
Tant de fois envahis,
Son sang même a naguère
Coulé pour son pays.
D’une terre chérie
C’est un fils désolé.
Rendons une patrie,
Une patrie
Au pauvre exilé.

Dans nos destins contraires,


On dit qu’en ses foyers
Il recueillit nos frères
Vaincus et prisonniers.
De ces temps de conquêtes
Rappelons-lui le cours ;
Qu’il trouve ici des fêtes,
Et surtout des amours.
D’une terre chérie
C’est un fils désolé.
Rendons une patrie,
Une patrie
Au pauvre exilé.

Si notre accueil le touche,


Si, par nous abrité,
Il ’ d l h
469
Il s’endort sur la couche
De l’hospitalité ;
Que par nos voix légères
Ce Français réveillé
Sous le toit de ses pères
Croie avoir sommeillé.
D’une terre chérie
C’est un fils désolé.
Rendons une patrie,
Une patrie
Au pauvre exilé.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’EXILÉ.

Air : Ermite, bon ermite.


No 108

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470
MÊME CHANSON.
ROMANCE À DEUX VOIX,
Musique de M. A. Romagnesi.
No 108 bis.

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471
LA BOUQUETIÈRE
ET LE CROQUE-MORT

AIR : Le cœur à la danse, etc. (Air noté ♫)

Je n’ suis qu’un’ bouqu’tière et j’ n’ai rien,


Mais d’ vos soupirs j’ me lasse,
Monsieur l’ croqu’mort, car il faut bien
Vous dir’ vot’ nom-z en face.
Quoique j’ sois-t-un esprit fort,
Non, je n’ veux point d’un croqu’mort.
Encor jeune et jolie,
Moi, j’ vends rosiers, lis et jasmins,
Et n’ me sens point l’envie
De passer par vos mains.

C’t amour, qui fait plus d’un hasard,


Vous tire par l’oreille
Depuis l’ jour où vot’ corbillard

472
Renversa ma corbeille.
Il m’en coûta plus d’un’ fleur :
Vot’ métier leur port’ malheur.
Encor jeune et jolie,
Moi, j’ vends rosiers, lis et jasmins,
Et n’ me sens point l’envie
De passer par vos mains.

À d’ bons vivants j’aime à parler ;


Et, monsieur, n’ vous déplaise,
Avec vous m’ faudrait-z étaler
Mes fleurs chez l’ pèr’ La Chaise ;
Mon commerce est mieux fêté
À la porte d’ la Gaîté.
Encor jeune et jolie,
Moi, j’ vends rosiers, lis et jasmins,
Et n’ me sens point l’envie
De passer par vos mains.

Parc’ que vous r’tournez d’ grands seigneurs,


Vous vous en faite’ accroire ;
Mais si tant d’ gens qu’ont des honneurs
Vous doiv’ tous un pour-boire,
Y en a plus d’un, sans m’ vanter,
Qu’ j’avons fait ressusciter.
Encor jeune et jolie,
Moi, j’ vends rosiers, lis et jasmins,
Et n’ me sens point l’envie
De passer par vos mains.
473
J’ f’rai courte et bonne, et, j’y consens,
En passant venez m’ prendre.
Mais qu’ ce ne soit point-z avant dix ans.
Adieu, croqu’mort si tendre.
P’t-êt’ bien qu’en s’impatientant,
Un’ pratique vous attend.
Encor jeune et jolie,
Moi, j’ vends rosiers, lis et jasmins,
Et n’ me sens point l’envie
De passer par vos mains.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA BOUQUETIÈRE ET LE
CROQUE-MORT.

Air : Eh ! le cœur à la danse.


No 109

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474
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475
LA PETITE FÉE

1817

AIR : C’est le meilleur homme du monde (Air noté ♫)

Enfants, il était une fois


Une fée appelée Urgande ;
Grande à peine de quatre doigts,
Mais de bonté vraiment bien grande.
De sa baguette un ou deux coups
Donnaient félicité parfaite.
Ah ! bonne fée, enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette !

Dans une conque de saphir,


De huit papillons attelée,
Elle passait comme un zéphir,
Et la terre étoit consolée.
Les raisins mûrissaient plus doux ;

476
Chaque moisson était complète.
Ah ! bonne fée, enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette !

C’était la marraine d’un roi


Dont elle créait les ministres ;
Braves gens, soumis à la loi,
Qui laissaient voir dans leurs registres.
Du bercail ils chassaient les loups
Sans abuser de la houlette.
Ah ! bonne fée, enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette !

Les juges, sous ce roi puissant,


Étaient l’organe de la fée ;
Et par eux jamais l’innocent
Ne voyait sa plainte étouffée.
Jamais pour l’erreur à genoux
La clémence n’était muette.
Ah ! bonne fée, enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette !

Pour que son filleul fût béni,


Elle avait touché sa couronne ;
Il voyait tout son peuple uni,
Prêt à mourir pour sa personne.
S’il venait des voisins jaloux,
On les forçait à la retraite.
Ah ! bonne fée, enseignez-nous
477
Où vous cachez votre baguette !

Dans un beau palais de cristal,


Hélas ! Urgande est retirée.
En Amérique tout va mal ;
Au plus fort l’Asie est livrée.
Nous éprouvons un sort plus doux ;
Mais pourtant si bien qu’on nous traite,
Ah ! bonne fée, enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA PETITE FÉE.

Air : C’est le meilleur homme du monde.


No 110

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478
MA NACELLE

chanson
CHANTÉE À MES AMIS RÉUNIS POUR MA FÊTE

AIR : Eh ! vogue la galère (Air noté ♫)

Sur une onde tranquille


Voguant soir et matin,
Ma nacelle est docile
Au souffle du destin.
La voile s’enfle-t-elle,
J’abandonne le bord.
Eh ! vogue ma nacelle,
(Ô doux zéphyr ! sois-moi fidèle)
Eh ! vogue ma nacelle,
Nous trouverons un port.

J’ai pris pour passagère


La muse des chansons,
479
La muse des chansons,
Et ma course légère
S’égaie à ses doux sons.
La folâtre pucelle
Chante sur chaque bord.
Eh ! vogue ma nacelle,
(Ô doux zéphyr ! sois-moi fidèle)
Eh ! vogue ma nacelle,
Nous trouverons un port.

Lorsqu’au sein de l’orage


Cent foudres à la fois,
Ébranlant ce rivage,
Épouvantent les rois,
Le plaisir, qui m’appelle,
M’attend sur l’autre bord.
Eh ! vogue ma nacelle,
(Ô doux zéphyr ! sois-moi fidèle)
Eh ! vogue ma nacelle,
Nous trouverons un port.

Loin de là le ciel change :


Un soleil éclatant
Vient mûrir la vendange
Que le buveur attend.
D’une liqueur nouvelle
Lestons-nous sur ce bord.
Eh ! vogue ma nacelle,
(Ô doux zéphyr ! sois-moi fidèle)
Eh ! vogue ma nacelle,
480
! vogue a ace e,
Nous trouverons un port.

Des rives bien connues


M’appellent à leur tour.
Les Grâces demi-nues
Y célèbrent l’amour.
Dieux ! j’entends la plus belle
Soupirer sur le bord.
Eh ! vogue ma nacelle,
(Ô doux zéphyr ! sois-moi fidèle)
Eh ! vogue ma nacelle,
Nous trouverons un port.

Mais, loin du roc perfide


Qui produit le laurier,
Quel astre heureux me guide
Vers un humble foyer ?
L’amitié renouvelle
Ma fête sur ce bord.
Eh ! vogue ma nacelle,
(Ô doux zéphyr ! sois-moi fidèle.)
Eh ! vogue ma nacelle,
Nous entrons dans le port.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

481
MA NACELLE.

Air : Eh ! vogue la galère.


No 111

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MÊME CHANSON
Musique de M. Panseron.
No 111 bis.

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482
MONSIEUR JUDAS

AIR : J’ons un curé patriote (Air noté ♫)

Monsieur Judas est un drôle


Qui soutient avec chaleur
Qu’il n’a joué qu’un seul rôle,
Et n’a pris qu’une couleur.
Nous qui détestons les gens
Tantôt rouges, tantôt blancs,
Parlons bas,
Parlons bas ;
Ici près j’ai vu Judas,
J’ai vu Judas, j’ai vu Judas.

Curieux et nouvelliste,
Cet observateur moral
Parfois se dit journaliste,
Et tranche du libéral :
Mais voulons-nous réclamer
Le droit de tout imprimer
483
Le droit de tout imprimer,
Parlons bas,
Parlons bas ;
Ici près j’ai vu Judas,
J’ai vu Judas, j’ai vu Judas.

Sans respect du caractère,


Souvent ce lâche effronté
Porte l’habit militaire
Avec la croix au côté.
Nous qui faisons volontiers
L’éloge de nos guerriers,
Parlons bas,
Parlons bas ;
Ici près j’ai vu Judas,
J’ai vu Judas, j’ai vu Judas.

Enfin sa bouche flétrie


Ose prendre un noble accent,
Et des maux de la patrie
Ne parle qu’en gémissant.
Nous qui faisons le procès
À tous les mauvais Français,
Parlons bas,
Parlons bas ;
Ici près j’ai vu Judas,
J’ai vu Judas, j’ai vu Judas.

Monsieur Judas, sans malice,


Tout haut vous dit : « Mes amis
484
Tout haut vous dit : « Mes amis,
« Les limiers de la police
« Sont à craindre en ce pays. »
Mais nous qui de maints brocards
Poursuivons jusqu’aux mouchards,
Parlons bas,
Parlons bas ;
Ici près j’ai vu Judas,
J’ai vu Judas, j’ai vu Judas.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MONSIEUR JUDAS

Air : J’ons un curé patriote


No 112

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485
LE DIEU DES BONNES GENS

AIR : Vaudeville de la Partie carrée (Air noté ♫)

Il est un Dieu ; devant lui je m’incline,


Pauvre et content, sans lui demander rien.
De l’univers observant la machine,
J’y vois du mal, et n’aime que le bien.
Mais le plaisir à ma philosophie
Révèle assez des cieux intelligents.
Le verre en main, gaîment je me confie
Au Dieu des bonnes gens.

Dans ma retraite où l’on voit l’indigence,


Sans m’éveiller, assise à mon chevet,
Grâce aux amours, bercé par l’espérance,
D’un lit plus doux je rêve le duvet.
Aux dieux des cours qu’un autre sacrifie !
Moi, qui ne crois qu’à des dieux indulgents,
Le verre en main, gaîment je me confie

486
Au Dieu des bonnes gens.

Un conquérant, dans sa fortune altière,


Se fit un jeu des sceptres et des lois,
Et de ses pieds on peut voir la poussière
Empreinte encor sur le bandeau des rois.
Vous rampiez tous, ô rois qu’on déifie !
Moi, pour braver des maîtres exigeants,
Le verre en main, gaîment je me confie
Au Dieu des bonnes gens.

Dans nos palais, où, près de la Victoire,


Brillaient les arts, doux fruits des beaux climats,
J’ai vu du Nord les peuplades sans gloire
De leurs manteaux secouer les frimas.
Sur nos débris Albion nous défie[1] ;
Mais les destins et les flots sont changeants :
Le verre en main, gaîment je me confie
Au Dieu des bonnes gens.

Quelle menace un prêtre fait entendre !


Nous touchons tous à nos derniers instants :
L’éternité va se faire comprendre ;
Tout va finir, l’univers et le temps.
Ô chérubins à la face bouffie,
Réveillez donc les morts peu diligents.
Le verre en main, gaîment je me confie
Au Dieu des bonnes gens.

487
Mais quelle erreur ! non, Dieu n’est point colère ;
S’il créa tout, à tout il sert d’appui :
Vins qu’il nous donne, amitié tutélaire,
Et vous, amours, qui créez après lui,
Prêtez un charme à ma philosophie
Pour dissiper des rêves affligeants.
Le verre en main, que chacun se confie
Au Dieu des bonnes gens.
1. ↑ Des critiques anglais, très bienveillants d’ailleurs pour notre auteur, lui
ont reproché les traits plaisants ou graves dirigés contre leur nation. Ils
auraient dû se rappeler que ces attaques remontent au temps de
l’occupation de la France par les armées étrangères, qui avaient fait la
Restauration ; à ce temps où sir Walter Scott venait chez nous écrire les
Lettres de Paul : lâche et cruel outrage à un peuple aussi malheureux
qu’il avait été grand. L’idée d’entretenir la haine entre deux nations a
toujours été loin du cœur de celui qui, à l’évacuation de notre territoire,
fut le premier à appeler tous les peuples à une sainte alliance.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE DIEU DES BONNES GENS.

Air : Vaudeville de la Partie carrée.

488
No 113
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489
ADIEUX À MES AMIS

AIR : C’est un lanla, landerirette (Air noté ♫)

D’ici faut-il que je parte,


Mes amis, quand loin de vous
Je ne puis voir sur la carte
D’asile pour moi plus doux !
Même au sein de notre ivresse,
Dieu ! je crois être à demain :
Fouette, cocher ! dit la Sagesse ;
Et me voilà sur le chemin.

Malgré les sermons du sage,


On pourrait, grâce aux plaisirs,
Aux fatigues du voyage
Opposer d’heureux loisirs.
Mais une ardeur importune
En route met chaque humain :
Fouette, cocher ! dit la Fortune ;
Et nous voilà sur le chemin
490
Et nous voilà sur le chemin.

Ne va point voir ta maîtresse,


Ne va point au cabaret,
Me vient dire avec rudesse
Un médecin indiscret ;
Mais Lisette est si jolie !
Mais si doux est le bon vin !
Fouette, cocher ! dit la Folie ;
Et me voilà sur le chemin.

Parmi vous bientôt peut-être


Je chanterai mon retour.
Déjà je crois voir renaître
L’aurore d’un si beau jour :
L’Allégresse, que j’encense,
À mon paquet met la main.
Fouette, cocher ! dit l’Espérance ;
Et me voilà sur le chemin.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

ADIEUX À DES AMIS.


491
Air : C’est un lanla, landerirette.
No 114

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492
LA RÊVERIE

AIR : La Signora malade (Air noté ♫)

Loin d’une iris volage


Qu’un seigneur m’enlevait,
Au printemps, sous l’ombrage,
Un jour mon cœur rêvait.
Privé d’une infidèle,
Il rêvait qu’une autre belle
Volait à mon secours.
Venez, venez, venez, mes amours ! (bis.)

Cette belle était tendre,


Tendre et fière à la fois ;
Il me semblait l’entendre
Soupirer dans les bois.
C’était une princesse
Qui respirait la tendresse
Loin de l’éclat des cours.

493
Venez, venez, venez, mes amours !

Je l’entendais se plaindre
Du poids de la grandeur.
Cessant de me contraindre,
Je lui peins mon ardeur.
Mes yeux versent des larmes,
Ravis de voir tant de charmes
Sous de si beaux atours.
Venez, venez, venez, mes amours !

Telle était la merveille


Dont je flattais mes sens,
Quand soudain mon oreille
S’ouvre aux plus doux accents.
Si c’est vous, ma princesse,
Des roses de la tendresse
Venez semer mes jours.
Venez, venez, venez, mes amours !

Mais non, c’est la coquette


Du village voisin,
Qui m’offre une conquête
En corset de basin.
Grandeurs, je vous oublie !
Cette fille est si jolie !
Ses jupons sont si courts !
Venez, venez, venez, mes amours !

494
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA RÊVERIE.

Air : La signora malade.


No 115

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495
BRENNUS

OU
LA VIGNE PLANTÉE DANS LES GAULES

AIR nouveau de M. B. WILHEM


ou de Pierre-le-Grand (Air noté ♫)

Brennus disait aux bons Gaulois :


Célébrez un triomphe insigne !
Les champs de Rome ont payé mes exploits,
Et j’en rapporte un cep de vigne.
Grâce à la vigne, unissons pour toujours
bis.
L’honneur, les arts, la gloire et les amours.

Privés de son jus tout-puissant,


Nous avons vaincu pour en boire.
Sur nos coteaux que le pampre naissant
Serve à couronner la Victoire.
Grâce à la vigne, unissons pour toujours
L’honneur, les arts, la gloire et les amours.
496
Un jour, par ce raisin vermeil,
Des peuples vous serez l’envie.
Dans son nectar plein des feux du soleil,
Tous les arts puiseront la vie.
Grâce à la vigne, unissons pour toujours
L’honneur, les arts, la gloire et les amours.

Quittant nos bords favorisés,


Mille vaisseaux iront sur l’onde,
Chargés de vins et de fleurs pavoisés,
Porter la joie autour du monde.
Grâce à la vigne, unissons pour toujours
L’honneur, les arts, la gloire et les amours.

Femmes, nos maîtres absolus,


Vous qui préparez nos armures,
Que sa liqueur soit un baume de plus
Versé par vous sur nos blessures.
Grâce à la vigne, unissons pour toujours
L’honneur, les arts, la gloire et les amours.

Soyons unis, et nos voisins


Apprendront qu’en des jours d’alarmes,
Le faible appui que l’on donne aux raisins
Peut vaincre à défaut d’autres armes.
Grâce à la vigne, unissons pour toujours
L’honneur, les arts, la gloire et les amours.

497
Bacchus, d’embellir ses destins
Un peuple hospitalier te prie.
Fais qu’un proscrit, assis à nos festins,
Oublie un moment sa patrie.
Grâce à la vigne, unissons pour toujours
L’honneur, les arts, la gloire et les amours.

Brennus alors bénit les cieux,


Creuse la terre avec sa lance ;
Plante la vigne, et les Gaulois joyeux,
Dans l’avenir ont vu la France.
Grâce à la vigne, unissons pour toujours
L’honneur, les arts, la gloire et les amours.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

BRENNUS.

Musique de M. B. Wilhem.
No 116

498
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MÊME CHANSON,
Air de Pierre-le-Grand.
No 116 bis.

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499
LES CLEFS DU PARADIS

AIR : À coup d’pied, à coup d’poing (Air noté ♫)

Saint Pierre perdit l’autre jour


Les clefs du céleste séjour.
(L’histoire est vraiment singulière !)
C’est Margot qui, passant par là,
Dans son gousset les lui vola.
« Je vais, Margot,
« Passer pour un nigaud ;
« Rendez-moi mes clefs, » disait saint Pierre.

Margoton, sans perdre de temps,


Ouvre le ciel à deux battants.
(L’histoire est vraiment singulière !)
Dévots fieffés, pécheurs maudits,
Entrent ensemble en paradis.
« Je vais, Margot,
« Passer pour un nigaud ;

500
« Rendez-moi mes clefs, » disait saint Pierre.

On voit arriver en chantant


Un turc, un juif, un protestant ;
(L’histoire est vraiment singulière !)
Puis un pape, l’honneur du corps,
Qui, sans Margot, restait dehors.
« Je vais, Margot,
« Passer pour un nigaud ;
« Rendez-moi mes clefs, » disait saint Pierre.

Des jésuites, que Margoton


Voit à regret dans ce canton,
(L’histoire est vraiment singulière !)
Sans bruit, à force d’avancer,
Près des anges vont se placer.
« Je vais, Margot,
« Passer pour un nigaud ;
« Rendez-moi mes clefs, » disait saint Pierre.

En vain un fou crie, en entrant,


Que Dieu doit être intolérant ;
(L’histoire est vraiment singulière !)
Satan lui-même est bienvenu :
La belle en fait un saint cornu.
« Je vais, Margot,
« Passer pour un nigaud ;
« Rendez-moi mes clefs, » disait saint Pierre.

501
Dieu, qui pardonne à Lucifer,
Par décret supprime l’enfer.
(L’histoire est vraiment singulière !)
La douceur va tout convertir :
On n’aura personne à rôtir.
« Je vais, Margot,
« Passer pour un nigaud ;
« Rendez-moi mes clefs, » disait saint Pierre.

Le paradis devient gaillard,


Et Pierre en veut avoir sa part.
(L’histoire est vraiment singulière !)
Pour venger ceux qu’il a damnés,
On lui ferme la porte au nez.
« Je vais, Margot,
« Passer pour un nigaud ;
« Rendez-moi mes clefs, » disait saint Pierre.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES CLEFS DU PARADIS.

502
Air : À coups d’pied, à coups d’poing
No 117

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503
SI J’ÉTAIS PETIT OISEAU

AIR nouveau de M. WILHEM


ou Il faut que l’on file doux (Air noté ♫)

Moi qui, même auprès des belles,


Voudrais vivre en passager,
Que je porte envie aux ailes
De l’oiseau vif et léger !
Combien d’espace il visite !
À voltiger tout l’invite :
L’air est doux, le ciel est beau.
Je volerais vite, vite, vite,
Si j’étais petit oiseau.

C’est alors que Philomèle


M’enseignant ses plus doux sons,
J’irais de la pastourelle
Accompagner les chansons.
Puis j’irais charmer l’ermite
Qui sans vendre l’eau bénite
504
Qui, sans vendre l eau bénite,
Donne aux pauvres son manteau.
Je volerais vite, vite, vite,
Si j’étais petit oiseau.

Puis j’irais dans le bocage,


Où des buveurs en gaîté,
Attendris par mon ramage,
Ne boiraient qu’à la beauté.
Puis ma chanson favorite,
Aux guerriers qu’on déshérite
Ferait chérir le hameau.
Je volerais vite, vite, vite,
Si j’étais petit oiseau.

Puis j’irais sur les tourelles


Où sont de pauvres captifs,
En leur cachant bien mes ailes,
Former des accords plaintifs.
L’un sourit à ma visite ;
L’autre rêve, dans son gîte,
Aux champs où fut son berceau.
Je volerais vite, vite, vite,
Si j’étais petit oiseau.

Puis, voulant rendre sensible


Un roi qui fuirait l’ennui,
Sur un olivier paisible
J’irais chanter près de lui,
Puis j’irais jusqu’où s’abrite
505
Puis j irais jusqu où s abrite
Quelque famille proscrite,
Porter de l’arbre un rameau.
Je volerais vite, vite, vite,
Si j’étais petit oiseau.

Puis, jusques où naît l’aurore,


Vous, méchants, je vous fuirais,
À moins que l’Amour encore
Ne me surprît dans ses rets.
Que, sur un sein qu’il agite,
Ce chasseur que nul n’évite
Me dresse un piège nouveau,
J’y volerais vite, vite, vite,
Si j’étais petit oiseau.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

SI J’ÉTAIS PETIT OISEAU.

Musique de M. B. Wilhem.
No 118.

506
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MÊME CHANSON.
Air : Il faut que l’on file doux
No 118 bis.
Voir même air, avec accompagnement au piano, dans Échos de France, tome
III.

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507
LE BON VIEILLARD

AIR : Contentons-nous d’une simple bouteille (Air noté ♫)

Joyeux enfants, vous que Bacchus rassemble,


Par vos chansons vous m’attirez ici.
Je suis bien vieux ; mais en vain ma voix tremble :
Accueillez-moi, j’aime à chanter aussi.
Du temps passé j’apporte des nouvelles ;
J’ai bu jadis avec le bon Panard.
Amis du vin, de la gloire et des belles,
Daignez sourire aux chansons d’un vieillard.

De me fêter, hé quoi ! chacun s’empresse !


À ma santé coule un vin généreux.
Ce doux accueil enhardit ma vieillesse :
Je crains toujours d’attrister les heureux.
Que les plaisirs vous couvrent de leurs ailes ;
Avec le temps vous compterez plus tard.
Amis du vin, de la gloire et des belles,

508
Daignez sourire aux chansons d’un vieillard.

Ainsi que vous j’ai vécu de caresses ;


Vos grand’mamans diraient si je leur plus.
J’eus des châteaux, des amis, des maîtresses ;
Amis, châteaux, maîtresses, ne sont plus.
Les souvenirs me sont restés fidèles ;
Aussi parfois je soupire à l’écart.
Amis du vin, de la gloire et des belles,
Daignez sourire aux chansons d’un vieillard.

Dans nos discords j’ai fait plus d’un naufrage,


Sans fuir jamais la France et son doux ciel.
Au peu de vin que m’a laissé l’orage,
L’orgueil blessé ne mêle point de fiel.
J’ai chanté même aux vendanges nouvelles,
Sur des coteaux dont j’eus longtemps ma part.
Amis du vin, de la gloire et des belles,
Daignez sourire aux chansons d’un vieillard.

Vieux compagnon des guerriers d’un autre âge,


Comme Nestor je ne vous parle pas.
De tous les jours où brilla mon courage
J’achèterais un jour de vos combats.
Je l’avoûrai, vos palmes immortelles
M’ont rendu cher un nouvel étendard.
Amis du vin, de la gloire et des belles,
Daignez sourire aux chansons d’un vieillard.

509
Sur vos vertus quel avenir se fonde !
Enfants, buvons à mes derniers amours.
La liberté va rajeunir le monde ;
Sur mon tombeau brilleront d’heureux jours.
D’un beau printemps, aimables hirondelles,
J’ai pour vous voir différé mon départ.
Amis du vin, de la gloire et des belles,
Daignez sourire aux chansons d’un vieillard.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE BON VIEILLARD.

Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.


No 119

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MÊME CHANSON,
Musique de Bruguière.
No 119 bis.

510
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511
QU’ELLE EST JOLIE

(Air noté ♫)

Grands dieux ! combien elle est jolie


Celle que j’aimerai toujours !
Dans leur douce mélancolie
Ses yeux font rêver aux amours.
Du plus beau souffle de la vie
À l’animer le ciel se plaît.
Grands dieux ! combien elle est jolie !
Et moi, je suis, je suis si laid !

Grands dieux, combien elle est jolie !


Elle compte au plus vingt printemps.
Sa bouche est fraîche épanouie,
Ses cheveux sont blonds et flottants.
Par mille talents embellie,
Seule elle ignore ce qu’elle est.
Grands dieux ! combien elle est jolie !
Et moi, je suis, je suis si laid !
512
Grands dieux ! combien elle est jolie !
Et cependant j’en suis aimé.
J’ai dû longtemps porter envie
Aux traits dont le sexe est charmé.
Avant qu’elle enchantât ma vie,
Devant moi l’amour s’envolait.
Grands dieux ! combien elle est jolie !
Et moi, je suis, je suis si laid !

Grands dieux ! combien elle est jolie !


Et pour moi ses feux sont constants.
La guirlande qu’elle a cueillie
Ceint mon front chauve avant trente ans.
Voiles qui parez mon amie,
Tombez ; mon triomphe est complet.
Grands dieux ! combien elle est jolie !
Et moi, je suis, je suis si laid !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

QU’ELLE EST JOLIE !

513
Air de Lantara.
No 120.

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MÊME CHANSON,
Musique de Guichard Printemps.
No 120 bis.

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514
LES CHANTRES DE PAROISSE

OU

LE CONCORDAT DE 1817

chanson à boire
SEPTEMBRE 1817

AIR du Bastringue (Air noté ♫)

Gloria tibi, Domine !


Que tout chantre
Boive à plein ventre ;
Gloria tibi, Domine !
Le Concordat nous est donné.

Buvons, nous, chantres de paroisse,


À qui nous tire enfin d’angoisse.
D’abord, pour ne rien oublier,
Remontons à François premier [1].
515
Gloria tibi, Domine !
Que tout chantre
Boive à plein ventre ;
Gloria tibi, Domine !
Le Concordat nous est donné.

À Gonsalvi buvons un verre ;


Il a deux fois fait même affaire ;
Mais cette fois, de droit divin,
L’église y gagne un pot-de-vin[2].

Gloria tibi, Domine !


Que tout chantre
Boive à plein ventre ;
Gloria tibi, Domine !
Le Concordat nous est donné.

Des deux clés de notre bon pape


L’une du ciel ouvre la trappe ;
Et l’autre aux griffes du légat
Ouvre les coffres de l’état.

Gloria tibi, Domine !


Que tout chantre
Boive à plein ventre ;
Gloria tibi, Domine !
Le Concordat nous est donné.

[3]
516
Si de nos coqs la voix altière[3]
Troubla l’héritier de saint Pierre,
Grâce aux annates[4], aujourd’hui
Nos poules vont pondre pour lui.

Gloria tibi, Domine !


Que tout chantre
Boive à plein ventre ;
Gloria tibi, Domine !
Le Concordat nous est donné.

Rendons Avignon au Saint-Père[5] ;


Il le veut, et c’est là, j’espère,
Prouver aux Français dépouillés
Qu’il est un de nos alliés.

Gloria tibi, Domine !


Que tout chantre
Boive à plein ventre ;
Gloria tibi, Domine !
Le Concordat nous est donné.

Qu’importe qu’à Rome on détruise


Les libertés de notre église[6] ?
Nous devons à nos députés
Déjà tant d’autres libertés !

Gloria tibi, Domine !


Que tout chantre
517
Boive à plein ventre ;
Gloria tibi, Domine !
Le Concordat nous est donné.

Moines et prieurs vont revivre[7].


Il faut qu’avant peu le grand-livre,
Servant à nos pieux desseins,
Soit mis au rang des livres saints.

Gloria tibi, Domine !


Que tout chantre
Boive à plein ventre ;
Gloria tibi, Domine !
Le Concordat nous est donné.

Dans chaque ville, un séminaire[8]


Désormais sera nécessaire ;
C’est un hôpital érigé
Aux enfants trouvés du clergé.

Gloria tibi, Domine !


Que tout chantre
Boive à plein ventre ;
Gloria tibi, Domine !
Le Concordat nous est donné.

Pour les protestants, qu’on tolère[9],


Au ciel nous craignons de déplaire ;
Mais qu’il nous passe encor longtemps
518
Nos Suisses qui sont protestants.

Gloria tibi, Domine !


Que tout chantre
Boive à plein ventre ;
Gloria tibi, Domine !
Le Concordat nous est donné.

Chantres, pour nous combien d’offices !


Nous n’irons plus dans les coulisses
Brailler en chœur à l’Opéra[10] ;
Et l’église nous suffira.

Gloria tibi, Domine !


Que tout chantre
Boive à plein ventre ;
Gloria tibi, Domine !
Le Concordat nous est donné.

Oui, chantres, c’est à nous de boire :


Ce Concordat fait notre gloire,
Car le bon temps revient grand train,
Où les rois chantaient au lutrin.

Gloria tibi, Domine !


Que tout chantre
Boive à plein ventre ;
Gloria tibi, Domine !
Le Concordat nous est donné.
519
1. ↑ Le premier article du concordat de 1817 remet en vigueur celui de
François Ier et de Léon X.
2. ↑ Ce concordat et celui de 1801 sont l’ouvrage du cardinal Hercule
Gonsalvi.
3. ↑ Le coq des drapeaux de la république française.
4. ↑ Les annates, redevances payées au Saint-Siège, par suite du concordat
de François Ier.
5. ↑ Le pape réclame encore Avignon dans la bulle de circonscription des
diocèses.
6. ↑ Les libertés de l’église anglicane compromises par le concordat de
François Ier, ce qui l’empêcha d’être enregistré par plusieurs parlements.
7. ↑ Une des bulles de Pie VII contient ces expressions : Nous dotons en
biens-fonds et en rentes sur l’état les archevêques et évêques, etc.
8. ↑ Le pape recommande l’érection de nouveaux séminaires.
9. ↑ Lisez la déclaration adressée au Saint-Siège par M. de Blacas, le 15
juillet 1817.
10. ↑ On assure que plusieurs chantres de paroisse font partie des chœurs de
nos théâtres.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES CHANTRES DE PAROISSE.

Air du Bastringue.
No 121

520
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521
L’AVEUGLE DE BAGNOLET

AIR : Ronde de la Ferme et le Château (Air noté ♫)

À Bagnolet j’ai vu naguère


Certain vieillard toujours content.
Aveugle il revint de la guerre,
Et pauvre il mendie en chantant. (bis.)
Sur sa vielle il redit sans cesse :
« Aux gens de plaisir je m’adresse.
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît. »
Et de lui donner l’on s’empresse.
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît,
« À l’aveugle de Bagnolet. »

Il a pour guide une fillette ;


Et, près d’aimables étourdis,
À la contre-danse il répète :
« Comme vous j’ai dansé jadis.
« Vous qui pressez avec ivresse

522
« La main de plus d’une maîtresse,
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît ;
« J’ai bien employé ma jeunesse.
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît,
« À l’aveugle de Bagnolet. »

Il dit aux dames de la ville


Qu’il trouve à de gais rendez-vous :
« Avec Babet, dans cet asile,
« Combien j’ai ri de son époux !
« Belles, qu’une ombre épaisse attire,
« Là, contre l’hymen tout conspire.
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît ;
« Les maris me font toujours rire.
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît,
« À l’aveugle de Bagnolet. »

S’il parle à de certaines filles


Dont il fit longtemps ses amours :
« Ah ! leur dit-il, toujours gentilles,
« Aimez bien et plaisez toujours.
« Pour toucher la prude inhumaine,
« Trop souvent ma prière est vaine.
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît ;
« Refuser vous fait tant de peine !
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît,
« À l’aveugle de Bagnolet. »

Mais aux buveurs sous la tonnelle


523
Il dit : « Songez bien qu’ici-bas,
« Même quand la vendange est belle,
« Le pauvre ne vendange pas.
« Bons vivants que met en goguette
« Le vin d’une vieille feuillette,
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît ;
« Je me régale de piquette.
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît,
« À l’aveugle de Bagnolet. »

D’autres buveurs, francs militaires,


Chantent l’amour à pleine voix,
Ou gaîment rapprochent leurs verres
Au souvenir de leurs exploits.
Il leur dit, ému jusqu’aux larmes :
« De l’amitié goûtez les charmes.
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît ;
« Comme vous j’ai porté les armes !
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît,
« À l’aveugle de Bagnolet. »

Faut-il enfin que je le dise ?


On le voit, pour son intérêt,
Moins à la porte de l’église
Qu’à la porte du cabaret.
Pour ceux que le plaisir couronne,
J’entends sa vielle qui résonne :
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît ;
« Le plaisir rend l’âme si bonne !
524
« Ah ! donnez, donnez, s’il vous plaît,
« À l’aveugle de Bagnolet. »

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’AVEUGLE DE BAGNOLET.

Air : Ronde de la Ferme et le Château.


No 122

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MÊME CHANSON,
Musique d’Auguste Andrade.
No 122 bis.

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525
LE PRINCE DE NAVARRE

OU

MATHURIN BRUNEAU [1]

AIR du ballet des Pierrots (Air noté ♫)

Quoi ! tu veux régner sur la France !


Es-tu fou, pauvre Mathurin ?
N’échange point ton indigence
Contre tout l’or d’un souverain.
Sur un trône l’ennui se carre,
Fier d’être encensé par des sots.
Croyez-moi, prince de Navarre,
Prince, faites-nous des sabots.

Des leçons que le malheur donne,


Tu n’as donc point tiré de fruit ?

526
Réclamerais-tu la couronne,
Si le malheur t’avait instruit ?
Cette ambition n’est point rare,
Même ailleurs que chez les héros.
Croyez-moi, prince de Navarre,
Prince, faites-nous des sabots.

Dans le rang que toi-même espères,


Trompés par des flatteurs câlins,
Que de rois se disent les pères
D’enfants qui se croient orphelins !
Régner, c’est n’être point avare
De lois, de rubans, de grands mots.
Croyez-moi, prince de Navarre,
Prince, faites-nous des sabots.

Quand tu combattrais avec gloire,


Sache que plus d’un conquérant
Se voit arracher la victoire
Par un général ignorant.
Un Anglais, aidé d’un Tartare,
Foule aux pieds de nobles drapeaux.
Croyez-moi, prince de Navarre,
Prince, faites-nous des sabots.

Combien d’agents illégitimes


Servent la légitimité !
Trop tard sur les malheurs de Nîmes
On éclairerait ta bonté.
527
Le roi qu’au Pont-Neuf on répare [2]
Parle en vain pour les huguenots.
Croyez-moi, prince de Navarre,
Prince, faites-nous des sabots.

De tes maux quel serait le terme,


Si quelques alliés sans foi
Prétendaient que tu tiens à ferme
Le trône que tu dis à toi !
De jour en jour leur ligue avare
Augmenterait le prix des baux.
Croyez-moi, prince de Navarre,
Prince, faites-nous des sabots.

Enfin pourrais-tu sans scrupule,


Graissant la patte au Saint-Esprit,
Faire un concordat ridicule
Avec ton père en Jésus-Christ ?
Pour lui redorer sa tiare,
Tu nous surchargerais d’impôts.
Croyez-moi, prince de Navarre,
Prince, faites-nous des sabots.

D’ailleurs ton métier nous arrange :


Nos amis nous ont fait capot.
C’est pour que l’étranger la mange
Que nous mettons la poule au pot.
De nos souliers même on s’empare
Après avoir pris nos manteaux.
528
Croyez-moi, prince de Navarre,
Prince, faites-nous des sabots.
1. ↑ Tout le monde se rappelle que Mathurin Bruneau, reconnu pour être fils
d’un sabotier, affectait de se donner le titre de prince de Navarre.
2. ↑ On s’occupait alors de relever la statue de Henri IV.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE PRINCE DE NAVARRE.

Air du ballet des Pierrots.


No 123.

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529
LA MORT SUBITE

couplets pour un dîner

AIR du ballet des Pierrots (Air noté ♫)

Mes amis, j’accours au plus vite,


Car vous ne pardonneriez pas,
À moins, dit-on, de mort subite,
De manquer à ce gai repas.
En vain l’amour qui me lutine
Pour m’arrêter tente un effort ;
Avec vous il faut que je dîne :
Mes amis, je ne suis pas mort.

Mais bien souvent, quoique heureux d’être,


On meurt sans s’en apercevoir.
Ah ! mon dieu ! je suis mort peut-être ;
C’est ce qu’il est urgent de voir.
Je me tâte comme Sosie ;

530
Je ris, je mange, et je bois fort.
Ah ! je me connais à la vie :
Mes amis, je ne suis pas mort.

Si j’allais, couronné de lierre,


Ici fermer les yeux soudain ;
En chantant, remplissez mon verre,
Et de vos mains pressez ma main.
Si Bacchus, dont je suis l’apôtre,
Ne m’inspire un joyeux transport,
Si ma main ne serre la vôtre,
Adieu, mes amis, je suis mort !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA MORT SUBITE.

Air du ballet des Pierrots.


No 124.

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531
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532
LES CINQUANTE ÉCUS

AIR : Martin est un fort bon garçon (Air noté ♫)

Grâce à Dieu, je suis héritier !


Le métier
De rentier
Me sied et m’enchante.
Travailler serait un abus ;
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus de rente.

Mes amis, la terre est à moi.


J’ai de quoi
Vivre en roi
Si l’éclat me tente.
Les honneurs me sont dévolus ;
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus de rente
533
J’ai cinquante écus de rente.

Pour user des droits d’un richard,


Sans retard
Sur un char
De forme élégante,
Fuyons mes créanciers confus :
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus de rente.

Adieu Surène et ses coteaux !


Le bordeaux,
Le mursaulx,
L’aï que l’on chante,
Vont donc enfin m’être connus :
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus de rente.

Parez-vous, Lise, mes amours,


Des atours
Que toujours
La richesse invente ;
Le clinquant ne vous convient plus :
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus de rente.

Pour mes hôtes vous que je prends


534
Pour mes hôtes vous que je prends,
Amis francs,
Vieux parents,
Sœur jeune et fringante,
Soyez logés, nourris, vêtus ;
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus de rente.

Amis, bons vins, loisirs, amours,


Pour huit jours
Des plus courts
Comblez mon attente :
Le fonds suivra les revenus.
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus,
J’ai cinquante écus de rente.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES CINQUANTE ÉCUS.

535
Air : Martin est un fort bon garçon.
No 125.

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MÊME CHANSON,
Musique de M. Amédée de Beauplan.
No 125 bis.

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536
LE CARNAVAL
DE 1818

AIR : À ma Margot du bas en haut (Air noté ♫)

On crie à la ville, à la cour :


Ah ! qu’il est court ! ah ! qu’il est court ! (bis.)

Des veuves, des filles, des femmes,


Tu dois craindre les épigrammes ;
Carnaval dont chacun pâtit,
Dis-nous qui t’a fait si petit.
Carnaval (bis), ah ! comment nos belles
T’accueilleront-elles ?

On crie à la ville, à la cour :


Ah ! qu’il est court ! ah ! qu’il est court !

Chez nous quand si peu tu demeures,

537
Des prières de quarante heures [1]
Les heures qu’on retranchera
Sont tout ce qu’on y gagnera.
Carnaval (bis), ah ! comment nos belles
T’accueilleront-elles ?

On crie à la ville, à la cour :


Ah ! qu’il est court ! ah ! qu’il est court !

Vendu sans doute au ministère,


Tu ne viens qu’afin qu’on t’enterre,
Quand sur toi nous avions compté
Pour quelques jours de liberté.
Carnaval (bis), ah ! comment nos belles
T’accueilleront-elles ?

On crie à la ville, à la cour :


Ah ! qu’il est court ! ah ! qu’il est court !

Des ministres, oui, je le gage,


À la Chambre, on te croit l’ouvrage ;
Et contre eux enfin déclaré,
Le ventre même a murmuré.
Carnaval (bis), ah ! comment nos belles
T’accueilleront-elles ?

On crie à la ville, à la cour :


Ah ! qu’il est court ! ah ! qu’il est court !

538
Dis-moi, ta maigreur sans égale
Est-elle une leçon morale
Que chez nous, en venant dîner,
Wellington veut encor donner [2] ?
Carnaval (bis), ah ! comment nos belles
T’accueilleront-elles ?

On crie à la ville, à la cour :


Ah ! qu’il est court ! ah ! qu’il est court !

En France on vit de sacrifice ;


Aurait-on craint que la police,
Toujours prête à nous égayer,
N’eût trop de masques à payer ?
Carnaval (bis), ah ! comment nos belles
T’accueilleront-elles ?

On crie à la ville, à la cour :


Ah ! qu’il est court ! ah ! qu’il est court !
1. ↑ La durée de ce carnaval n’était que de vingt-quatre heures.
2. ↑ Lord Wellington, lors de l’enlèvement des chefs-d’œuvre du Musée,
prétendit que nous avions besoin d’une leçon morale.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

539
LE CARNAVAL DE 1818.

Air : À ma Margot du bas en haut.


No 126.

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540
LE RETOUR DANS LA PATRIE

AIR : Suzon sortant de son village. (Air noté ♫)

Qu’il va lentement le navire


À qui j’ai confié mon sort !
Au rivage où mon cœur aspire,
Qu’il est lent à trouver un port !
France adorée !
Douce contrée !
Mes yeux cent fois ont cru te découvrir.
Qu’un vent rapide
Soudain nous guide
Aux bords sacrés où je reviens mourir.
Mais enfin le matelot crie :
Terre ! terre ! là bas, voyez !
Ah ! tous mes maux sont oubliés.
Salut à ma patrie ! (ter.)

Oui, voilà les rives de France ;

541
Oui, voilà le port vaste et sûr,
Voisin des champs où mon enfance
S’écoula sous un chaume obscur.
France adorée !
Douce contrée !
Après vingt ans enfin je te revois ;
De mon village
Je vois la plage,
Je vois fumer la cime de nos toits.
Combien mon âme est attendrie !
Là furent mes premiers amours ;
Là ma mère m’attend toujours,
Salut à ma patrie !

Loin de mon berceau, jeune encore,


L’inconstance emporta mes pas
Jusqu’au sein des mers où l’aurore
Sourit aux plus riches climats.
France adorée !
Douce contrée !
Dieu te devait leurs fécondes chaleurs.
Toute l’année,
Là, brille ornée,
De fleurs, de fruits, et de fruits et de fleurs.
Mais là, ma jeunesse flétrie
Rêvait à des climats plus chers ;
Là, je regrettais nos hivers.
Salut à ma patrie !

542
J’ai pu me faire une famille,
Et des trésors m’étaient promis.
Sous un ciel où le sang pétille,
À mes vœux l’amour fut soumis.
France adorée !
Douce contrée !
Que de plaisirs quittés pour te revoir !
Mais sans jeunesse,
Mais sans richesse,
Si d’être aimé je dois perdre l’espoir ;
De mes amours, dans la prairie,
Les souvenirs seront présents ;
C’est du soleil pour mes vieux ans.
Salut à ma patrie !

Poussé chez des peuples sauvages


Qui m’offraient de régner sur eux,
J’ai dû défendre leurs rivages
Contre des ennemis nombreux.
France adorée !
Douce contrée !
Tes champs alors gémissaient envahis.
Puissance et gloire,
Cris de victoire,
Rien n’étouffa la voix de mon pays.
De tout quitter mon cœur me prie :
Je reviens pauvre, mais constant.
Une bêche est là qui m’attend.
Salut à ma patrie !
543
Au bruit des transports d’allégresse,
Enfin le navire entre au port.
Dans cette barque où l’on se presse,
Hâtons-nous d’atteindre le bord.
France adorée !
Douce contrée !
Puissent tes fils te revoir ainsi tous !
Enfin j’arrive,
Et sur la rive
Je rends au ciel, je rends grâce à genoux.
Je t’embrasse, ô terre chérie !
Dieu ! qu’un exilé doit souffrir !
Moi, désormais je puis mourir.
Salut à ma patrie !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE RETOUR DANS LA PATRIE.

Air : Suzon sortant de son village.


No 127.

544
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MÊME CHANSON,
Musique de Laflèche.
No 127 bis.

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545
LE VENTRU

OU

COMPTE RENDU DE LA SESSION DE 1818

AUX ÉLECTEURS DU DÉPARTEMENT DE …

PAR M***

AIR : J’ons un curé patriote (Air noté ♫)

Électeurs de ma province,
Il faut que vous sachiez tous
Ce que j’ai fait pour le prince,
Pour la patrie et pour vous.
L’état n’a point dépéri :
Je reviens gras et fleuri.
Quels dînés,
Quels dînés, bis.

546
Les ministres m’ont donnés !
Oh ! que j’ai fait de bons dînés !

Au ventre toujours fidèle,


J’ai pris, suivant ma leçon,
Place à dix pas de Villèle [1],
À quinze de D’Argenson ;
Car dans ce ventre étoffé
Je suis entré tout truffé.
Quels dînés,
Quels dînés,
Les ministres m’ont donnés !
Oh ! que j’ai fait de bons dînés !

Comme il faut au ministère


Des gens qui parlent toujours
Et hurlent pour faire taire
Ceux qui font de bons discours,
J’ai parlé, parlé, parlé ;
J’ai hurlé, hurlé, hurlé.
Quels dînés,
Quels dînés,
Les ministres m’ont donnés !
Oh ! que j’ai fait de bons dînés !

Si la presse a des entraves,


C’est que je l’avais promis ;
Si j’ai bien parlé des braves,

547
C’est qu’on me l’avait permis.
J’aurais voté dans un jour
Dix fois contre et dix fois pour.
Quels dînés,
Quels dînés,
Les ministres m’ont donnés !
Oh ! que j’ai fait de bons dînés !

J’ai repoussé les enquêtes,


Afin de plaire à la cour ;
J’ai, sur toutes les requêtes,
Demandé l’ordre du jour.
Au nom du roi, par mes cris,
J’ai rebanni les proscrits [2].
Quels dînés,
Quels dînés,
Les ministres m’ont donnés !
Oh ! que j’ai fait de bons dînés !

Des dépenses de police


J’ai prouvé l’utilité ;
Et non moins Français qu’un Suisse,
Pour les Suisses j’ai voté.
Gardons bien, et pour raison,
Ces amis de la maison.
Quels dînés,
Quels dînés,
Les ministres m’ont donnés !
Oh ! que j’ai fait de bons dînés !
548
Malgré des calculs sinistres,
Vous paîrez, sans y songer,
L’étranger et les ministres,
Les ventrus et l’étranger.
Il faut que, dans nos besoins,
Le peuple dîne un peu moins.
Quels dînés,
Quels dînés,
Les ministres m’ont donnés !
Oh ! que j’ai fait de bons dînés !

Enfin j’ai fait mes affaires :


Je suis procureur du roi ;
J’ai placé deux de mes frères,
Mes trois fils ont de l’emploi.
Pour les autres sessions
J’ai cent invitations.
Quels dînés,
Quels dînés,
Les ministres m’ont donnés !
Oh ! que j’ai fait de bons dînés !
1. ↑ À cette époque, M. de Villèle était le chef de l’opposition de droite,
vers laquelle penchait toujours le pouvoir. Il est inutile de rappeler que
M. d’Argenson était un des membres les plus avancés de l’opposition de
gauche.
2. ↑ Dans la session de 1818, un grand nombre d’adresses présentées à la
Chambre en faveur du rappel des proscrits, amena une discussion
extrêmement vive, que termina l’ordre du jour.

549
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE VENTRU.

1818.
Air : J’ons un curé patriote
No 128

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550
LA COURONNE

couplets

CHANTÉS PAR UN ROI DE LA FÈVE

(Air noté ♫)

Grâce à la fève, je suis roi.


Nous le voulons : versez à boire !
Çà, mes sujets, couronnez-moi ;
Et qu’on porte envie à ma gloire !
À l’espoir du rang le plus beau
Point de cœur qui ne s’abandonne.
Nul n’est content de son chapeau ;
Chacun voudrait une couronne.

Un roi sur son front obscurci


Porte une couronne éclatante.
Le pâtre a sa couronne aussi
551
Le pâtre a sa couronne aussi,
Couronne de fleurs qui me tente.
À l’un le ciel la fait payer ;
Mais au berger l’amour la donne :
Le roi l’ôte pour sommeiller,
Colin dort avec sa couronne.

Le Français, poëte et guerrier,


Sert les Muses et la Victoire.
Le front ceint d’un double laurier,
Il triomphe et chante sa gloire.
Quand du rang qu’il doit occuper
Il tombe, trahi par Bellone,
Le sceptre lui peut échapper,
Mais il conserve sa couronne.

Belles, vous portez à quinze ans


La couronne de l’innocence :
Bientôt viennent les courtisans ;
Comme les rois on vous encense.
Comme eux de pièges séducteurs
L’artifice vous environne ;
Vous n’écoutez que vos flatteurs,
Et vous perdez votre couronne.

Perdre une couronne ! À ces mots


Chacun doit penser à la sienne.
Je n’ai point doublé les impôts :
Je n’ai point de noblesse ancienne.
Mon peuple buvons de concert :
552
Mon peuple, buvons de concert :
La place me paraît si bonne !
N’allez pas avant le dessert
Me faire abdiquer la couronne.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA COURONNE.

Air : J’étais bon chasseur autrefois.


No 129.

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553
LES MISSIONNAIRES

1819

AIR : Le cœur à la danse, etc. (Air noté ♫)

Satan un jour dit à ses pairs :


On en veut à nos hordes ;
C’est en éclairant l’univers
Qu’on éteint les discordes.
Par brevet d’invention
J’ordonne une mission.
En vendant des prières,
Vite soufflons, soufflons, morbleu !
bis.
Éteignons les lumières
Et rallumons le feu.

Exploitons, en diables cafards,


Hameau, ville et banlieue,
D’Ignace imitons les renards,
554
Cachons bien notre queue.
Au nom du Père et du Fils,
Gagnons sur les crucifix.
En vendant des prières,
Vite soufflons, soufflons, morbleu !
Éteignons les lumières
Et rallumons le feu.

Que de miracles on va voir


Si le ciel ne s’en mêle !
Sur des biens qu’on voudrait ravoir
Faisons tomber la grêle.
Publions que Jésus-Christ
Par la poste nous écrit [1].
En vendant des prières,
Vite soufflons, soufflons, morbleu !
Éteignons les lumières
Et rallumons le feu.

Chassons les autres baladins ;


Divisons les familles.
En jetant la pierre aux mondains
Perdons femmes et filles.
Que tout le sexe enflammé
Nous chante un Asperges me.
En vendant des prières,
Vite soufflons, soufflons, morbleu !
Éteignons les lumières
Et rallumons le feu.
555
Par Ravaillac et Jean Châtel,
Plaçons dans chaque prône,
Non point le trône sur l’autel,
Mais l’autel sur le trône.
Comme aux bons temps féodaux,
Que les rois soient nos bedeaux.
En vendant des prières,
Vite soufflons, soufflons, morbleu !
Éteignons les lumières
Et rallumons le feu.

L’Intolérance, front levé,


Reprendra son allure ;
Les protestants n’ont point trouvé
D’onguent pour la brûlure.
Les philosophes aussi
Déjà sentent le roussi.
En vendant des prières,
Vite soufflons, soufflons, morbleu !
Éteignons les lumières
Et rallumons le feu.

Le diable, après ce mandement,


Vient convertir la France.
Guerre au nouvel enseignement,
Et gloire à l’ignorance !
Le jour fuit, et les cagots
Dansent autour des fagots.
556
En vendant des prières,
Vite soufflons, soufflons, morbleu !
Éteignons les lumières
Et rallumons le feu.
1. ↑ À cette époque on répandait dans les campagnes une prétendue lettre de
Jésus-Christ.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES MISSIONNAIRES.

Air : Eh ! le cœur à la danse.


No 130

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557
LE BON MÉNAGE

AIR de la Légère (Air noté ♫)

Commissaire !
Commissaire !
Colin bat sa ménagère.
Commissaire,
Laissez faire ;
Pour l’amour
C’est un beau jour.

Commissaire du quartier,
Cela point ne vous regarde ;
Point n’est besoin de la garde
Qu’appelle en vain le portier.
Oui, Colin bat sa Colette ;
Mais ainsi, tous les lundis,
L’amour, aux cris qu’elle jette,
S’éveille dans leur taudis.

558
Commissaire !
Commissaire !
Colin bat sa ménagère.
Commissaire,
Laissez faire ;
Pour l’amour
C’est un beau jour.

Colin est un gros garçon


Qui chante dès qu’il s’éveille ;
Colette, ronde et vermeille,
A la gaîté du pinson.
Chez eux la haine est sans force ;
Car tous deux, de leur plein gré,
Pour se passer du divorce,
Se sont passés du curé.

Commissaire !
Commissaire !
Colin bat sa ménagère.
Commissaire,
Laissez faire ;
Pour l’amour
C’est un beau jour.

Bras dessus et bras dessous,


Chaque soir à la guinguette
S’en vont Colin et Colette
Sabler du vin à six sous
559
Sabler du vin à six sous.
C’est pour trinquer sous l’ombrage
Où, sans témoin, fut passé
Leur contrat de mariage,
Sur un banc qu’ils ont cassé.

Commissaire !
Commissaire !
Colin bat sa ménagère.
Commissaire,
Laissez faire ;
Pour l’amour
C’est un beau jour.

Parfois pour d’autres attraits


Colin se met en dépense ;
Mais Colette a pris l’avance,
Et s’en venge encore après.
On aura fait quelque conte,
Et, de dépit transportés,
Peut-être ils règlent le compte
De leurs infidélités.

Commissaire !
Commissaire !
Colin bat sa ménagère.
Commissaire,
Laissez faire ;
Pour l’amour
C’est un beau jour
560
C est un beau jour.

Commissaire du quartier,
Cela point ne vous regarde ;
Point n’est besoin de la garde
Qu’appelle en vain le portier.
Déjà sans doute on s’embrasse,
Et dans son lit, à loisir,
Demain Colette un peu lasse,
Ne s’en prendra qu’au plaisir.

Commissaire !
Commissaire !
Colin bat sa ménagère.
Commissaire,
Laissez faire ;
Pour l’amour
C’est un beau jour.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE BON MÉNAGE.

561
Air de la Légère.
No 131

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562
LE CHAMP D’ASILE

AOÛT 1818

AIR : Romance de Bélisaire (par Garat) (Air noté ♫)

Un chef de bannis courageux,


Implorant un lointain asile,
À des sauvages ombrageux
Disait : « L’Europe nous exile.
« Heureux enfants de ces forêts,
« De nos maux apprenez l’histoire :
« Sauvages ! nous sommes Français ;
« Prenez pitié de notre gloire.

« Elle épouvante encor les rois,


« Et nous bannit des humbles chaumes
« D’où, sortis pour venger nos droits,
« Nous avons dompté vingt royaumes.
« Nous courions conquérir la paix

563
« Qui fuyait devant la Victoire.
« Sauvages ! nous sommes Français ;
« Prenez pitié de notre gloire.

« Dans l’Inde, Albion a tremblé


« Quand de nos soldats intrépides
« Les chants d’allégresse ont troublé
« Les vieux échos des Pyramides.
« Les siècles pour tant de hauts faits
« N’auront point assez de mémoire.
« Sauvages ! nous sommes Français ;
« Prenez pitié de notre gloire.

« Un homme enfin sort de nos rangs ;


« Il dit : « Je suis le dieu du monde. »
« L’on voit soudain les rois errants
« Conjurer sa foudre qui gronde.
« De loin saluant son palais,
« À ce dieu seul ils semblaient croire.
« Sauvages ! nous sommes Français ;
« Prenez pitié de notre gloire.

« Mais il tombe ; et nous, vieux soldats,


« Qui suivions un compagnon d’armes,
« Nous voguons jusqu’en vos climats,
« Pleurant la patrie et ses charmes.
« Qu’elle se relève à jamais
« Du grand naufrage de la Loire !
« Sauvages ! nous sommes Français ;
564
« Prenez pitié de notre gloire. »

Il se tait. Un sauvage alors


Répond : « Dieu calme les orages.
« Guerriers ! partagez nos trésors,
« Ces champs, ces fleuves, ces ombrages.
« Gravons sur l’arbre de la Paix
« Ces mots d’un fils de la Victoire :
« Sauvages ! nous sommes Français ;
« Prenez pitié de notre gloire. »

Le champ d’Asile est consacré ;


Élevez-vous, cité nouvelle !
Soyez-nous un port assuré
Contre la fortune infidèle.
Peut-être aussi des plus hauts faits
Nos fils vous racontant l’histoire,
Vous diront : Nous sommes Français ;
Prenez pitié de notre gloire.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE CHAMP D’ASILE.
565
Air de la romance de Bélisaire (par Garat).
No 132

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MÊME CHANSON
Musique de Gatayes.
No 132 bis.

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566
LA MORT DE CHARLEMAGNE

AIR : Le bruit des roulettes gâte tout (Air noté ♫)

Dans le vieux Roman de la Rose


J’ai vu que le fils de Pépin,
Redoutant son apothéose,
Disait à l’évêque Turpin :
« Prélat, sois bon à quelque chose ;
« L’âge m’accable, guéris-moi. »
« Oui, lui dit Turpin, et vive le roi ! » (bis.)

« Turpin, sais-tu qu’on me répète


« Ce mot-là depuis bien longtemps ? »
Turpin répond : « J’ai la recette
« D’un cœur de vierge de vingt ans.
« Fleur de vingt ans, vertu parfaite,
« Vous rajeunira, sur ma foi.
« Sauvons la patrie, et vive le roi ! »

567
Vite un décret de Charlemagne
Met un haut prix à ce trésor,
On cherche à Rome, en Allemagne ;
Même en France on le cherche encor.
Les curés cherchaient en campagne,
Disant : « Ce prince plein de foi
« Doublera la dîme, et vive le roi ! »

Turpin d’abord trouve lui-même


Cœur de vingt ans non profané ;
Mais un bon moine de Télème
Le croque à l’instant sous son nez.
Quoi ! sans respect du diadème ?
« Oui, dit le moine, c’est ma loi.
« L’église avant tout, et vive le roi ! »

Un juge, espérant la simarre,


Loin de Paris cherche si bien,
Qu’il découvre aussi l’oiseau rare
Qu’attendait le roi très-chrétien.
Un seigneur dit : Je m’en empare ;
« Le droit de jambage est à moi.
« Tout pour la noblesse, et vive le roi ! »

« Je serai duc ! » s’écrie un page,


Dénichant enfin à son tour
Fille de vingt ans neuve et sage,
Que soudain il mène à la cour.
On illumine à son passage ;
568
Et le peuple, qui sait pourquoi,
Chante un te deum, et vive le roi !

Mais, en voyant le doux remède,


Le roi dit : « C’est l’esprit malin.
« Fi donc ! cette vierge est trop laide ;
« Mieux vaut mourir comme un vilain. »
Or, il meurt, son fils lui succède,
Et Turpin répète au convoi :
« Vite, qu’on l’enterre, et vive le roi ! »

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA MORT DE CHARLEMAGNE.

Air : Le bruit des roulettes gâte tout.


No 133

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569
LE VENTRU
AUX ÉLECTIONS DE 1819

AIR : Faut d’la vertu, pas trop n’en faut (Air noté ♫)

Autour du pot c’est trop tourner,


bis.
Messieurs ! l’on m’attend pour dîner.

Électeurs, j’ai, sans nul mystère,


Fait de bons dîners l’an passé.
On met la table au ministère ;
Renommez-moi, je suis pressé.

Autour du pot c’est trop tourner,


Messieurs ! l’on m’attend pour dîner.

Préfets, que tout nous réussisse,


Et du moins vous conserverez,
Si l’on vous traduit en justice,

570
Le droit de choisir les jurés.

Autour du pot c’est trop tourner,


Messieurs ! l’on m’attend pour dîner.

Maires, soignez bien mes affaires :


Vous courez aussi des dangers.
Si les villes nommaient leurs maires,
Moins de loups deviendraient bergers.

Autour du pot c’est trop tourner,


Messieurs ! l’on m’attend pour dîner.

Dévots, j’ai la foi la plus forte ;


À Dieu je dis chaque matin :
Faites qu’à cent écus l’on porte
La patente d’ignorantin.

Autour du pot c’est trop tourner,


Messieurs ! l’on m’attend pour dîner.

Ultras, c’est moi qu’il faut qu’on nomme ;


Faisons la paix, preux chevaliers :
N’oubliez pas que je suis homme
À manger à deux râteliers.

Autour du pot c’est trop tourner,


Messieurs ! l’on m’attend pour dîner.

571
Libéraux, dans vos doléances,
Pourquoi donc vous en prendre à moi,
Quand le creuset des ordonnances
Peut faire évaporer la loi ?

Autour du pot c’est trop tourner,


Messieurs ! l’on m’attend pour dîner.

Les emplois étant ma ressource


Aux impôts dois-je m’opposer ?
Par honneur je remplis la bourse
Où par devoir j’aime à puiser.

Autour du pot c’est trop tourner,


Messieurs ! l’on m’attend pour dîner.

On craindrait l’équité farouche


D’un tas d’orateurs éclatants ;
Moi, dès que j’ouvrirai la bouche,
Les ministres seront contents.

Autour du pot c’est trop tourner,


Messieurs ! l’on m’attend pour dîner.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

572
LE VENTRU.

1819.
Air : Faut d’la vertu, pas trop n’en faut.
No 134

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573
LA NATURE

AIR : Ah ! que de chagrins dans la vie (Air noté ♫)

Combien la nature est féconde


En plaisirs ainsi qu’en douleurs !
De noirs fléaux couvrent le monde
De débris, de sang et de pleurs. (bis)
Mais à ses pieds la beauté nous attire ;
Mais des raisins le nectar est foulé.
Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire ;
bis.
Et l’univers est consolé.

Chaque pays eut son déluge ;


Hélas ! peut-être jour et nuit
Une arche est encor le refuge
De mortels que l’onde poursuit.
Sitôt qu’Iris brille sur leur navire,
Et que vers eux la colombe a volé,
Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire ;

574
Et l’univers est consolé.

Quel autre champ de funérailles !


L’Etna s’agite, et, furieux,
Semble, du fond de ses entrailles,
Vomir l’enfer contre les cieux.
Mais pour renaître enfin sa rage expire :
Il se rasseoit sur le monde ébranlé.
Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire ;
Et l’univers est consolé.

Dieu ! que de souffrances nouvelles !


L’affreux vautour de l’Orient,
La peste a déployé ses ailes
Sur l’homme qui tombe en fuyant.
Le ciel s’apaise, et la pitié respire ;
On tend la main au malade exilé.
Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire ;
Et l’univers est consolé.

Mars enfin comble nos misères :


Des rois nous payons les défis.
Humide encor du sang des pères,
La terre boit le sang des fils.
Mais l’homme aussi se lasse de détruire,
Et la nature à son cœur a parlé.
Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire ;
Et l’univers est consolé.

575
Ah ! loin d’accuser la nature,
Du printemps chantons le retour ;
Des roses de sa chevelure
Parfumons la joie et l’amour.
Malgré l’horreur que l’esclavage inspire,
Sur les débris d’un empire écroulé,
Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire ;
Et l’univers est consolé.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA NATURE.

Air : Ah ! que de chagrins dans la vie.


No 135.

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576
LES CARTES
OU L’HOROSCOPE

AIR de la petite Gouvernante (Air noté ♫)

Tandis qu’en faisant sa prière,


Au coin du feu maman s’endort,
Peu faite pour être ouvrière,
Dans les cartes cherchons mon sort.
Maman dirait : Craignez les bagatelles !
Le diable est fin ; tremblez, Suzon !
Mais j’ai seize ans : les cartes seront belles.
Les cartes ont toujours raison, bis.
Toujours raison, toujours raison.

Amour, enfant ou mariage,


Sachons ce qui m’attend ici.
J’ai certain amant qui voyage :
Valet de cœur ? Bon ! le voici.

577
Pour une veuve, aux pleurs il me condamne.
L’ingrat l’épouse, ô trahison !
J’entre au couvent, mon confesseur se damne.
Les cartes ont toujours raison,
Toujours raison, toujours raison.

Au parloir témoin de mes larmes,


Le roi de carreau vient souvent.
C’est un prince épris de mes charmes ;
Il m’enlève de mon couvent.
Par des cadeaux son altesse m’entraîne
Jusqu’à sa petite maison.
La nuit survient, et je suis presque reine.
Les cartes ont toujours raison,
Toujours raison, toujours raison.

Je suis le prince à la campagne ;


On vient lui parler contre moi.
En secret un brun m’accompagne ;
Tout se découvre ; adieu mon roi !
Un de perdu, j’en vois arriver douze ;
J’enflamme un campagnard grison :
Je suis cruelle, et celui-là m’épouse.
Les cartes ont toujours raison,
Toujours raison, toujours raison.

En ménage d’une semaine,


Dans un char je brille à Paris.
C’est le roi de trèfle qui mène ;
578
Mon mari gronde, et je m’en ris.
Dieu ! l’amour fuit à l’aspect d’une vieille !
En ai-je passé la saison ?
Eh ! non vraiment, c’est maman qui s’éveille.
Les cartes ont toujours raison,
Toujours raison, toujours raison.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES CARTES ou L’HOROSCOPE.

Air du vaudeville de la petite Gouvernante.


No 136

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579
LA SAINTE ALLIANCE
DES PEUPLES

chanson

CHANTÉE À LIANCOURT POUR LA FÊTE DONNÉE PAR


M. LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD,
EN RÉJOUISSANCE DE L’ÉVACUATION DU TERRITOIRE FRANÇAIS,
AU MOIS D’OCTOBRE 1818

AIR : Du Dieu des bonnes gens (Air noté ♫)

J’ai vu la Paix descendre sur la terre,


Semant de l’or, des fleurs et des épis.
L’air était calme, et du dieu de la guerre
Elle étouffait les foudres assoupis.
« Ah ! disait-elle, égaux par la vaillance,
« Français, Anglais, Belge, Russe ou Germain,
« Peuples, formez une sainte alliance,

580
« Et donnez-vous la main.

« Pauvres mortels, tant de haine vous lasse ;


« Vous ne goûtez qu’un pénible sommeil.
« D’un globe étroit divisez mieux l’espace ;
« Chacun de vous aura place au soleil.
« Tous attelés au char de la puissance,
« Du vrai bonheur vous quittez le chemin.
« Peuples, formez une sainte alliance,
« Et donnez-vous la main.

« Chez vos voisins vous portez l’incendie ;


« L’aquilon souffle, et vos toits sont brûlés ;
« Et quand la terre est enfin refroidie,
« Le soc languit sous des bras mutilés.
« Près de la borne où chaque état commence,
« Aucun épi n’est pur de sang humain.
« Peuples, formez une sainte alliance,
« Et donnez-vous la main.

« Des potentats, dans vos cités en flammes,


« Osent du bout de leur sceptre insolent
« Marquer, compter et recompter les âmes
« Que leur adjuge un triomphe sanglant.
« Faibles troupeaux, vous passez, sans défense,
« D’un joug pesant sous un joug inhumain.
« Peuples, formez une sainte alliance,
« Et donnez-vous la main.

581
« Que Mars en vain n’arrête point sa course ;
« Fondez les lois dans vos pays souffrants ;
« De votre sang ne livrez plus la source
« Aux rois ingrats, aux vastes conquérants.
« Des astres faux conjurez l’influence ;
« Effroi d’un jour, ils pâliront demain.
« Peuples, formez une sainte alliance,
« Et donnez-vous la main.

« Oui, libre enfin, que le monde respire ;


« Sur le passé jetez un voile épais.
« Semez vos champs aux accords de la lyre ;
« L’encens des arts doit brûler pour la paix.
« L’espoir riant, au sein de l’abondance,
« Accueillera les doux fruits de l’hymen.
« Peuples, formez une sainte alliance,
« Et donnez-vous la main. »

Ainsi parlait cette vierge adorée,


Et plus d’un roi répétait ses discours.
Comme au printemps la terre était parée,
L’automne en fleurs rappelait les amours [1].
Pour l’étranger coulez, bons vins de France :
De sa frontière il reprend le chemin.
Peuples, formons une sainte alliance,
Et donnons-nous la main.
1. ↑ L’automne de 1818 fut d’une beauté remarquable : beaucoup d’arbres
fruitiers refleurirent, même dans le nord de la France.

582
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA SAINTE ALLIANCE DES


PEUPLES.

Air du Dieu des bonnes gens.


No 137.
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583
ROSETTE

AIR nouveau de M. de BEAUPLAN (Air noté ♫)

Sans respect pour votre printemps,


Quoi ! vous me parlez de tendresse,
Quand sous le poids de quarante ans
Je vois succomber ma jeunesse !
Je n’eus besoin pour m’enflammer
Jadis que d’une humble grisette.
Ah ! que ne puis-je vous aimer
Comme autrefois j’aimais Rosette !

Votre équipage, tous les jours


Vous montre en parure brillante.
Rosette, sous de frais atours,
Courait à pied, leste et riante.
Par-tout ses yeux, pour m’alarmer,
Provoquaient l’œillade indiscrète.
Ah ! que ne puis-je vous aimer

584
Comme autrefois j’aimais Rosette !

Dans le satin de ce boudoir,


Vous souriez à mille glaces.
Rosette n’avait qu’un miroir ;
Je le croyais celui des Grâces.
Point de rideaux pour s’enfermer ;
L’aurore égayait sa couchette.
Ah ! que ne puis-je vous aimer
Comme autrefois j’aimais Rosette !

Votre esprit, qui brille éclairé,


Inspirerait plus d’une lyre.
Sans honte je vous l’avoûrai :
Rosette à peine savait lire.
Ne pouvait-elle s’exprimer,
L’amour lui servait d’interprète.
Ah ! que ne puis-je vous aimer
Comme autrefois j’aimais Rosette !

Elle avait moins d’attraits que vous ;


Même elle avait un cœur moins tendre :
Oui, ses yeux se tournaient moins doux
Vers l’amant heureux de l’entendre.
Mais elle avait, pour me charmer,
Ma jeunesse que je regrette.
Ah ! que ne puis-je vous aimer
Comme autrefois j’aimais Rosette !

585
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

ROSETTE.

Musique de M. Amédée de Beauplan.


No 138.
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MÊME CHANSON
Musique de M. Guichard Printemps.
No 138 bis.
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MÊME CHANSON
Musique de M. Charles Morice.
No 138 ter.
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586
LES RÉVÉRENDS PÈRES

DÉCEMBRE 1819 [1]

AIR : Bonjour, mon ami Vincent (Air noté ♫)

Hommes noirs, d’où sortez-vous ?


Nous sortons de dessous terre.
Moitié renards, moitié loups,
Notre règle est un mystère.
Nous sommes fils de Loyola ;
Vous savez pourquoi l’on nous exila.
Nous rentrons ; songez à vous taire !
Et que vos enfants suivent nos leçons.
C’est nous qui fessons,
Et qui refessons
Les jolis petits, les jolis garçons.

Un pape nous abolit [2] ;


Il mourut dans les coliques.
587
Un pape nous rétablit [3] ;
Nous en ferons des reliques.
Confessons, pour être absolus :
Henri Quatre est mort, qu’on n’en parle plus.
Vivent les rois bons catholiques !
Pour Ferdinand Sept nous nous prononçons.
Et puis nous fessons,
Et nous refessons
Les jolis petits, les jolis garçons.

Par le grand homme du jour


Nos maisons sont protégées.
Oui, d’un baptême de cour
Voyez en nous les dragées [4].
Le favori, par tant d’égards,
Espère acquérir de pieux mouchards.
Encor quelques lois de changées,
Et, pour le sauver, nous le renversons.
Et puis nous fessons,
Et nous refessons
Les jolis petits, les jolis garçons.

Si tout ne changeait dans peu,


Si l’on croyait la canaille,
La Charte serait de feu,
Et le monarque de paille.
Nous avons le secret d’en haut :
La Charte de paille est ce qu’il nous faut.

588
C’est litière pour la prêtraille ;
Elle aura la dîme, et nous les moissons.
Et puis nous fessons,
Et nous refessons
Les jolis petits, les jolis garçons.

Du fond d’un certain palais


Nous dirigeons nos attaques.
Les moines sont nos valets :
On a refait leurs casaques.
Les missionnaires sont tous
Commis voyageurs trafiquant pour nous.
Les capucins sont nos cosaques :
À prendre Paris nous les exerçons [5].
Et puis nous fessons,
Et nous refessons
Les jolis petits, les jolis garçons.

Enfin reconnaissez-nous
Aux âmes déjà séduites.
Escobar va sous nos coups
Voir vos écoles détruites.
Au pape rendez tous ses droits ;
Léguez-nous vos biens, et portez nos croix.
Nous sommes, nous sommes jésuites ;
Français, tremblez tous : nous vous bénissons !
Et puis nous fessons,
Et nous refessons
Les jolis petits, les jolis garçons.
589
1. ↑ À cette époque, les jésuites avaient déjà fait irruption partout et
voulaient s’emparer de l’instruction publique.
2. ↑ Clément XIV, qui mourut un an après le renversement des jésuites, non
sans de violentes présomptions d’empoisonnement.
3. ↑ Pie VII.
4. ↑ M. le duc D..... venait d’obtenir l’honneur d’avoir la duchesse
d’Angoulême pour marraine de son fils.
5. ↑ On voyait surgir des capucins dans plusieurs départements, et quelques-
uns tentèrent de se montrer à Paris.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES RÉVÉRENDS PÈRES.

Bonjour, mon ami Vincent.


No 139.

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590
LES ENFANTS DE LA FRANCE

1819

AIR : Vaudeville de Turenne (Air noté ♫)

Reine du monde, ô France ! ô ma patrie !


Soulève enfin ton front cicatrisé.
Sans qu’à tes yeux leur gloire en soit flétrie,
De tes enfants l’étendard s’est brisé. (bis.)
Quand la fortune outrageait leur vaillance,
Quand de tes mains tombait ton sceptre d’or,
Tes ennemis disaient encor :
Honneur aux enfants de la France ! (bis.)

De tes grandeurs tu sus te faire absoudre,


France, et ton nom triomphe des revers.
Tu peux tomber, mais c’est comme la foudre
Qui se relève et gronde au haut des airs.
Le Rhin aux bords ravis à ta puissance

591
Porte à regret le tribut de ses eaux ;
Il crie au fond de ses roseaux :
Honneur aux enfants de la France !

Pour effacer des coursiers du Barbare


Les pas empreints dans tes champs profanés,
Jamais le ciel te fut-il moins avare ?
D’épis nombreux vois ces champs couronnés.
D’un vol fameux prompts à venger l’offense [1],
Vois les beaux-arts, consolant leurs autels,
Y graver en traits immortels :
Honneur aux enfants de la France !

Prête l’oreille aux accents de l’histoire :


Quel peuple ancien devant toi n’a tremblé ?
Quel nouveau peuple, envieux de ta gloire,
Ne fut cent fois de ta gloire accablé ?
En vain l’Anglais a mis dans la balance
L’or que pour vaincre ont mendié les rois,
Des siècles entends-tu la voix ?
Honneur aux enfants de la France !

Dieu, qui punit le tyran et l’esclave,


Veut te voir libre, et libre pour toujours.
Que tes plaisirs ne soient plus une entrave :
La Liberté doit sourire aux amours.
Prends son flambeau, laisse dormir sa lance,
Instruis le monde, et cent peuples divers
Chanteront en brisant leurs fers :
592
Honneur aux enfants de la France !

Relève-toi, France, reine du monde !


Tu vas cueillir tes lauriers les plus beaux.
Oui, d’âge en âge une palme féconde
Doit de tes fils protéger les tombeaux.
Que près du mien, telle est mon espérance,
Pour la patrie, admirant mon amour,
Le voyageur répète un jour :
Honneur aux enfants de la France !
1. ↑ La spoliation du Musée.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES ENFANS DE LA FRANCE.

Air du vaudeville de Turenne.


No 140.

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593
MÊME CHANSON,
Musique de M. Amédée de Beauplan.
No 140 bis.

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594
LES MIRMIDONS

OU

LES FUNÉRAILLES D’ACHILLE

DÉCEMBRE 1819

AIR du vaudeville de la Garde nationale (Air noté ♫)

Mirmidons, race féconde,


Mirmidons,
Enfin nous commandons :
Jupiter livre le monde
Aux mirmidons, aux mirmidons. (bis.)

Voyant qu’Achille succombe,


Ses mirmidons, hors des rangs,
Disent : Dansons sur sa tombe ;
Les petits vont être grands.

595
Mirmidons, race féconde,
Mirmidons,
Enfin nous commandons :
Jupiter livre le monde
Aux mirmidons, aux mirmidons.

D’Achille tournant les broches,


Pour engraisser nous rampions :
Il tombe, sonnons les cloches ;
Allumons tous nos lampions.

Mirmidons, race féconde,


Mirmidons,
Enfin nous commandons :
Jupiter livre le monde
Aux mirmidons, aux mirmidons.

De l’armée et de la flotte
Les gens seront malmenés.
Rendons-leur les coups de botte
Qu’Achille nous a donnés.

Mirmidons, race féconde,


Mirmidons,
Enfin nous commandons :
Jupiter livre le monde
Aux mirmidons, aux mirmidons.

Toi Mironton mirontaine


596
Toi, Mironton, mirontaine,
Prends l’arme de ce héros ;
Puis, en vrai Croquemitaine,
Tu feras peur aux marmots.

Mirmidons, race féconde,


Mirmidons,
Enfin nous commandons :
Jupiter livre le monde
Aux mirmidons, aux mirmidons.

De son habit de bataille,


Qu’ont respecté les boulets,
À dix rois de notre taille
Faisons dix habits complets.

Mirmidons, race féconde,


Mirmidons,
Enfin nous commandons :
Jupiter livre le monde
Aux mirmidons, aux mirmidons.

Son sceptre, qu’on nous défère,


Est trop pesant et trop long ;
Son fouet fait mieux notre affaire.
Trottez, peuples, trottez donc !

Mirmidons, race féconde,


Mirmidons,
Enfin nous commandons :
597
Enfin nous commandons :
Jupiter livre le monde
Aux mirmidons, aux mirmidons.

Qu’un Nestor en vain nous crie :


L’ennemi fait des progrès !
Ne parlons plus de patrie ;
L’on nous écoute au congrès.

Mirmidons, race féconde,


Mirmidons,
Enfin nous commandons :
Jupiter livre le monde
Aux mirmidons, aux mirmidons.

Forçant les lois à se taire,


Gouvernons sans embarras,
Nous qui mesurons la terre
À la longueur de nos bras.

Mirmidons, race féconde,


Mirmidons,
Enfin nous commandons :
Jupiter livre le monde
Aux mirmidons, aux mirmidons.

Achille était poétique ;


Mais, morbleu ! nous l’effaçons.
S’il inspire une œuvre épique,
Nous inspirons des chansons
598
Nous inspirons des chansons.

Mirmidons, race féconde,


Mirmidons,
Enfin nous commandons :
Jupiter livre le monde
Aux mirmidons, aux mirmidons.

Pourtant d’une peur servile


Parfois rien ne nous défend.
Grands dieux ! c’est l’ombre d’Achille !
Eh ! non ; ce n’est qu’un enfant [1].

Mirmidons, race féconde,


Mirmidons,
Enfin nous commandons :
Jupiter livre le monde
Aux mirmidons, aux mirmidons.
1. ↑ Allusion au fils de l’empereur Napoléon.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES MIRMIDONS.
599
Air du vaudeville de la Garde nationale.
No 141.
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600
LES ROSSIGNOLS

AIR : C’est à mon maître en l’art de plaire (Air noté ♫)

La nuit a ralenti les heures ;


Le sommeil s’étend sur Paris.
Charmez l’écho de nos demeures ;
Éveillez-vous, oiseaux chéris.
Dans ces instants où le cœur pense,
Heureux qui peut rentrer en soi !
De la nuit j’aime le silence :
Doux rossignols, chantez pour moi. (bis.)

Doux chantres de l’amour fidèle,


De Phryné fuyez le séjour :
Phryné rend chaque nuit nouvelle
Complice d’un nouvel amour.
En vain des baisers sans ivresse
Ont scellé des serments sans foi ;
Je crois encore à la tendresse :
Doux rossignols chantez pour moi
601
Doux rossignols, chantez pour moi.

Pour vous il n’est point de Zoïle ;


Mais croyez-vous, par vos accords,
Toucher l’avare au cœur stérile,
Qui compte à présent ses trésors ?
Quand la nuit, favorable aux ruses,
Pour son or le remplit d’effroi,
Ma pauvreté sourit aux Muses :
Doux rossignols, chantez pour moi.

Vous qui redoutez l’esclavage,


Ah ! refusez vos tendres airs
À ces nobles qui, d’âge en âge,
Pour en donner portent des fers.
Tandis qu’ils veillent en silence,
Debout, auprès du lit d’un roi,
C’est la liberté que j’encense :
Doux rossignols, chantez pour moi.

Mais votre voix devient plus vive :


Non, vous n’aimez pas les méchants.
Du printemps le parfum m’arrive
Avec la douceur de vos chants.
La nature, plus belle encore,
Dans mon cœur va graver sa loi.
J’attends le réveil de l’aurore :
Doux rossignols, chantez pour moi.

602
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES ROSSIGNOLS.

Air : C’est à mon maître en l’art de plaire.


No 142.
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603
HALTE-LÀ

OU

LE SYSTÈME DES INTERPRÉTATIONS

chanson de fête pour Marie ***


1820

AIR : Halte-là ! la garde royale est là (Air noté ♫)

Comment, sans vous compromettre,


Vous tourner un compliment ?
De ne rien prendre à la lettre
Nos juges ont fait serment.
Puis-je parler de Marie ?
V........ dira : « Non.
« C’est la mère d’un messie,
« Le deuxième de son nom.
« Halte-là ! (bis )
604
« Halte là ! (bis.)
« Vite en prison pour cela. »

Dirai-je que la nature


Vous combla d’heureux talents ;
Que les dieux de la peinture
Sont touchés de votre encens ;
Que votre âme encor brisée
Pleure un vol fait par des rois ?
« Ah ! vous pleurez le Musée,
« Dit Marchangy le Gaulois.
« Halte-là !
« Vite en prison pour cela. »

Si je dis que la musique


Vous offre aussi des succès ;
Qu’à plus d’un chant héroïque
S’émeut votre cœur français ;
« On ne m’en fait point accroire,
« S’écrie H.. radieux ;
« Chanter la France et la gloire,
« C’est par trop séditieux.
« Halte-là !
« Vite en prison pour cela. »

Si je peins la bienfaisance
Et les pleurs qu’elle tarit ;
Si je chante l’opulence
À qui le pauvre sourit,
J........ d. P........
605
J........ d. P........
Dit : « La bonté rend suspect ;
« Et soulager l’infortune,
« C’est nous manquer de respect.
« Halte-là !
« Vite en prison pour cela. »

En vain l’amitié m’inspire :


Je suis effrayé de tout.
À peine j’ose vous dire
Que c’est le quinze d’août.
« Le quinze d’août ! s’écrie
« Bellart toujours en fureur :
« Vous ne fêtez pas Marie,
« Mais vous fêtez l’empereur !
« Halte-là !
« Vite en prison pour cela. »

Je me tais donc par prudence,


Et n’offre que quelques fleurs.
Grand dieu ! quelle inconséquence !
Mon bouquet a trois couleurs.
Si cette erreur fait scandale,
Je puis me perdre avec vous.
Mais la clémence royale
Est là pour nous sauver tous…
Halte-là !
Vite en prison pour cela.

606
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

HALTE-LÀ.

Air : Halte-là ! la garde royale est là.


No 143.

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607
L’ENFANT DE BONNE MAISON

OU

MÉMOIRE

PRÉSENTÉE À MESSIEURS DE L’ÉCOLE DES CHARTRES, CRÉÉE


PAR UNE NOUVELLE ORDONNANCE

AIR de la Treille de sincérité (Air noté ♫)

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l’honneur :
Je suis bâtard d’un grand seigneur. (bis.)

De votre savoir qui prospère


J’attends parchemins et blason :
Un bâtard est fils de son père ;
Je veux restaurer ma maison (bis )
608
Je veux restaurer ma maison. (bis.)
Oui, plus noble que certains êtres,
Des priviléges fiers suppôts,
Moi je descends de mes ancêtres ;
Que leur âme soit en repos !

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l’honneur :
Je suis bâtard d’un grand seigneur.

Ma mère, en illustre personne,


Dédaigna robins et traitants ;
De l’Opéra sortit baronne,
Et se fit comtesse à trente ans.
Marquise enfin des plus sévères,
Elle nargua les sots propos.
Auprès de mes chastes grands’mères
Que son âme soit en repos !

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l’honneur :
Je suis bâtard d’un grand seigneur.

Mon père, que sans flatterie


Je cite avant tous ses aïeux,
Était chevalier d’industrie,
Sans en être moins glorieux.
Comme il avait pour plaire aux dames
609
Comme il avait pour plaire aux dames
De vieux cordons et l’air dispos,
Il vécut aux dépens des femmes :
Que son âme soit en repos !

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l’honneur :
Je suis bâtard d’un grand seigneur.

Endetté de plus d’une somme,


Et dans un donjon retiré,
Mon aïeul, en bon gentilhomme,
S’enivrait avec son curé.
Sur le dos des gens du village,
Après boire, il cassait les pots.
Il but ainsi son héritage ;
Que son âme soit en repos !

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l’honneur :
Je suis bâtard d’un grand seigneur.

Mon bisaïeul, chassant de race,


Fut un comte fort courageux,
Qui, laissant rouiller sa cuirasse,
Joua noblement tous les jeux.
Après une suite traîtresse
De pics, de repics, de capots,
610
De pics, de repics, de capots,
Un as dépouilla son altesse :
Que son âme soit en repos !

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l’honneur :
Je suis bâtard d’un grand seigneur.

Mon trisaïeul, roi légitime


D’un pays fort mal gouverné,
Tranchait parfois du magnanime,
Surtout quand il avait dîné.
Mais les plaisirs de ce grand prince
Ayant absorbé les impôts,
Il mangea province à province :
Que son âme soit en repos !

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l’honneur :
Je suis bâtard d’un grand seigneur.

De ces faits dressez un sommaire,


Messieurs, et prouvez qu’à moi seul
Je vaux autant que père et mère,
Aïeul, bisaïeul, trisaïeul.
Grâce à votre art que j’utilise,
Qu’on me tire enfin des tripots ;
Qu’on m’enterre au chœur d’une église ;
611
Qu o e te e au c œu d u e ég se ;
Que mon âme soit en repos !

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l’honneur :
Je suis bâtard d’un grand seigneur.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’ENFANT DE BONNE MAISON.

Air de la Treille de sincérité.


No 144

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612
LES ÉTOILES QUI FILENT

JANVIER 1820

AIR du ballet des Pierrots (Air noté ♫)

Berger, tu dis que notre étoile


Règle nos jours et brille aux cieux.
— Oui, mon enfant ; mais dans son voile
La nuit la dérobe à nos yeux.
— Berger, sur cet azur tranquille
De lire on te croit le secret :
Quelle est cette étoile qui file,
Qui file, file, et disparaît ?

— Mon enfant, un mortel expire ;


Son étoile tombe à l’instant.
Entre amis que la joie inspire,
Celui-ci buvait en chantant.
Heureux, il s’endort immobile
613
Auprès du vin qu’il célébrait…
— Encore une étoile qui file,
Qui file, file, et disparaît.

— Mon enfant, qu’elle est pure et belle !


C’est celle d’un objet charmant.
Fille heureuse, amante fidèle,
On l’accorde au plus tendre amant.
Des fleurs ceignent son front nubile,
Et de l’hymen l’autel est prêt…
— Encore une étoile qui file,
Qui file, file, et disparaît.

— Mon fils, c’est l’étoile rapide


D’un très grand seigneur nouveau-né.
Le berceau qu’il a laissé vide,
D’or et de pourpre était orné.
Des poisons qu’un flatteur distille,
C’était à qui le nourrirait…
— Encore une étoile qui file,
Qui file, file, et disparaît.

— Mon enfant, quel éclair sinistre !


C’était l’astre d’un favori
Qui se croyait un grand ministre
Quand de nos maux il avait ri.
Ceux qui servaient ce dieu fragile
Ont déjà caché son portrait…
— Encore une étoile qui file,
f f
614
Qui file, file, et disparaît.

— Mon fils, quels pleurs seront les nôtres !


D’un riche nous perdons l’appui.
L’indigence glane chez d’autres,
Mais elle moissonnait chez lui.
Ce soir même, sûr d’un asile,
À son toit le pauvre accourait…
— Encore une étoile qui file,
Qui file, file, et disparaît.

— C’est celle d’un puissant monarque !…


Va, mon fils, garde ta candeur ;
Et que ton étoile ne marque
Par l’éclat ni par la grandeur.
Si tu brillais sans être utile,
À ton dernier jour on dirait :
Ce n’est qu’une étoile qui file,
Qui file, file, et disparaît.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES ÉTOILES QUI FILENT.


615
Air du ballet des Pierrots.
No 145.

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616
L’ENRHUMÉ

VAUDEVILLE
SUR LES NOUVELLES LOIS D’EXCEPTION

MARS 1820

AIR : Du petit mot pour rire (Air noté ♫)

Quoi ! pas un seul petit couplet !


Chansonnier, dis-nous donc quel est
Le mal qui te consume ?
— Amis, il pleut, il pleut des lois ;
L’air est malsain, j’en perds la voix.
Amis, c’est là,
Oui, c’est cela,
C’est cela qui m’enrhume.

Chansonnier, quand vient le printemps,


Les oiseaux, plus gais, plus contents,
617
Les oiseaux, plus gais, plus contents,
De chanter ont coutume.
— Oui, mais j’aperçois des réseaux :
En cage on mettra les oiseaux.
Amis, c’est là,
Oui, c’est cela,
C’est cela qui m’enrhume.

La Chambre regorge d’intrus ;


Peins-nous l’un de ces bas ventrus
Aux dîners qu’il écume.
— Non ; car ces gens, si gras du bec,
Votent l’eau claire et le pain sec [1].
Amis, c’est là,
Oui, c’est cela,
C’est cela qui m’enrhume.

Pour nos pairs fais des vers flatteurs ;


Des Français ce sont les tuteurs :
Qu’à leur nez l’encens fume.
— Non, car ils ont mis de moitié
Leurs pupilles à la Pitié.
Amis, c’est là,
Oui, c’est cela,
C’est cela qui m’enrhume.

Peins donc S...... l’anodin ;


Peins-nous sur-tout P...... Dandin,
Si fort quand il résume.
— Non : Cicéron m’a convaincu.
618
Non : Cicéron m a convaincu.
P...... dirait : Il a vécu [2].
Amis, c’est là,
Oui, c’est cela,
C’est cela qui m’enrhume.

Mais la Charte encor nous défend ;


Du roi c’est l’immortel enfant :
Il l’aime, on le présume.
. . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . [3].
Amis, c’est là,
Oui, c’est cela,
C’est cela qui m’enrhume.

Qu’ai-je dit ? et que de dangers !


Le ministre des étrangers,
Dandin, taille sa plume.
On va m’arrêter sans procès :
Le vaudeville est né français.
Amis, c’est là,
Oui, c’est cela,
C’est cela qui m’enrhume.
1. ↑ Messieurs du centre voulurent qu’on laissât aux ministres le droit de
régler la nourriture des personnes arrêtées comme suspectes.
2. ↑ Allusion à une citation, sans doute fort heureuse, mais peu rassurante,
que s’est permise un ministre.
3. ↑ On ne croit pas devoir rétablir ici les deux vers dont l’imprimeur exigea
la suppression en 1821. L’auteur ne consentit à cette suppression que
parce qu’il pressentit les interprétations malignes auxquelles elle
donnerait lieu. Aussi Marchangy tonna-t-il contre ces deux lignes de

619
points. Des points poursuivis en justice ! Il faut les conserver d’autant
plus, que les deux vers supprimés ne seraient auprès qu’une froide
épigramme.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’ENRHUMÉ.

Air : Le petit mot pour rire.


No 146.

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620
LE TEMPS

AIR : Ce magistrat irréprochable (Air noté ♫)

Près de la beauté que j’adore


Je me croyais égal aux dieux,
Lorsqu’au bruit de l’airain sonore
Le Temps apparut à nos yeux. (bis.)
Faible comme une tourterelle
Qui voit la serre des vautours,
Ah ! par pitié, lui dit ma belle,
Vieillard, épargnez nos amours !

Devant son front chargé de rides


Soudain nos yeux se sont baissés ;
Nous voyons à ses pieds rapides
La poudre des siècles passés.
À l’aspect d’une fleur nouvelle
Qu’il vient de flétrir pour toujours,
Ah ! par pitié, lui dit ma belle,

621
Vieillard, épargnez nos amours !

Je n’épargne rien sur la terre,


Je n’épargne rien même aux cieux,
Répond-il d’une voix austère :
Vous ne m’avez connu que vieux.
Ce que le passé vous révèle
Remonte à peine à quelques jours.
Ah ! par pitié, lui dit ma belle,
Vieillard, épargnez nos amours !

Sur cent premiers peuples célèbres


J’ai plongé cent peuples fameux
Dans un abîme de ténèbres,
Où vous disparaîtrez comme eux.
J’ai couvert d’une ombre éternelle
Des astres éteints dans leur cours.
Ah ! par pitié, lui dit ma belle,
Vieillard, épargnez nos amours !

Mais, malgré moi, de votre monde


La volupté charme les maux ;
Et de la nature féconde
L’arbre immense étend ses rameaux.
Toujours sa tige renouvelle
Des fruits que j’arrache toujours.
Ah ! par pitié, lui dit ma belle,
Vieillard, épargnez nos amours !

622
Il nous fuit ; et près de le suivre,
Les plaisirs, hélas ! peu constants,
Nous voyant plus pressés de vivre,
Nous bercent dans l’oubli du Temps.
Mais l’heure en sonnant nous rappelle
Combien tous nos rêves sont courts ;
Et je m’écrie avec ma belle :
Vieillard, épargnez nos amours !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE TEMPS.

Air : Ce magistrat irréprochable.


No 147

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623
LA FARIDONDAINE

OU

LA CONSPIRATION DES CHANSONS

INSTRUCTION
AJOUTÉE À LA CIRCULAIRE DE M. LE PRÉFET DE POLICE

CONCERNANT
LES RÉUNIONS CHANTANTES APPELÉES GOGUETTES

AVRIL 1820

AIR : À la façon de Barbari (Air noté ♫)

Écoute, mouchard, mon ami,


Je suis ton capitaine :
Sois gai pour tromper l’ennemi,
Et chante à perdre haleine.
Tu sais que monseigneur Anglès [1],
La faridondaine
624
La faridondaine,
A peur des couplets :
Apprends qu’on en fait contre lui,
Biribi,
Sur la façon de barbari,
Mon ami.

Des goguettes, à peu de frais,


On échauffe la veine ;
Aux apollons des cabarets
Paie un broc de Surène.
Un aveugle y chante en faussant
La faridondaine
D’un ton menaçant.
On néglige l’air de Henri,
Biribi,
Pour la façon de barbari,
Mon ami.

Sur Mirliton fais un rapport :


La cour le trouve obscène.
Dénonce aussi Malbrouck est mort :
À sa Grâce [2] il fait peine.
Surtout transforme avec éclat
La faridondaine
En crime d’état.
Donnons des juges sans jury,
Biribi,
À la façon de barbari,
Mon ami
625
Mon ami.

Biribi veut dire en latin


L’homme de Sainte-Hélène.
Barbari, c’est, j’en suis certain,
Un peuple qu’on enchaîne.
Mon ami, ce n’est pas le roi ;
Et faridondaine
Attaque la foi.
Que dirait de mieux Marchangy,
Biribi,
Sur la façon de barbari,
Mon ami ?

Du préfet ce sont les leçons :


Tu les suivras sans peine.
Si l’on ne prend garde aux chansons,
L’anarchie est certaine.
Que le trône soit préservé
De faridondaine
Par le God save.
Substituons l’O filii,
Biribi,
À la façon de barbari,
Mon ami.
1. ↑ Alors préfet de police, auteur de l’ordonnance contre les sociétés
chantantes dites Goguettes.
2. ↑ Sa Grâce lord Wellington.

626
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA FARIDONDAINE.

Air : À la façon de Barbari.


No 148.

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627
MA LAMPE

chanson

ADRESSÉE À MADAME DUFRESNOY

(Air noté ♫)

Veille encore, ô lampe fidèle


Que trop peu d’huile vient nourrir !
Sur les accents d’une immortelle
Laisse mes regards s’attendrir.
De l’amour que sa lyre implore,
Tu le sais, j’ai subi la loi.
Veille, ma lampe, veille encore :
Je lis les vers de Dufresnoy.

Son livre est plein d’un doux mystère,


Plein d’un bonheur de peu d’instants ;
Il rend à mon lit solitaire
628
Il rend à mon lit solitaire
Tous les songes de mon printemps.
Les dieux qu’au bel âge on adore
Voudraient-ils revoler vers moi ?
Veille, ma lampe, veille encore :
Je lis les vers de Dufresnoy.

Si, comme Sapho qu’elle égale,


Elle eût, en proie à deux penchants,
Des Amours ardente rivale,
Aux Grâces consacré ses chants,
Parny, près d’une Éléonore,
Ne l’aurait pu voir sans effroi.
Veille, ma lampe, veille encore :
Je lis les vers de Dufresnoy.

Combien a pleuré sur nos armes


Son noble cœur de gloire épris !
De n’être pour rien dans ses larmes
L’Amour alors parut surpris.
Jamais au pays qu’elle honore
Sa lyre n’a manqué de foi.
Veille, ma lampe, veille encore :
Je lis les vers de Dufresnoy.

Aux chants du nord on fait hommage


Des lauriers du Pinde avilis ;
Mais de leur gloire sois l’image,
Toi, ma lampe, toi qui pâlis.
À ton déclin je vois l’aurore
629
À ton déclin je vois l aurore
Triompher de l’ombre et de toi ;
Tu meurs, et je relis encore
Les vers charmants de Dufresnoy.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MA LAMPE.

Air d’Aristippe.
No 149.

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MÊME CHANSON.

Musique de Guichard Printemps.

630
No 149 bis

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631
LE BON DIEU

AIR : Tout le long de la rivière (Air noté ♫)

Un jour, le bon Dieu s’éveillant,


Fut pour nous assez bienveillant.
Il met le nez à la fenêtre :
« Leur planète a péri peut-être. »
Dieu dit, et l’aperçoit bien loin
Qui tourne dans un petit coin.
Si je conçois comment on s’y comporte,
Je veux bien, dit-il, que le diable m’emporte,
Je veux bien que le diable m’emporte.

Blancs ou noirs, gelés ou rôtis,


Mortels que j’ai faits si petits,
Dit le bon Dieu d’un air paterne,
On prétend que je vous gouverne ;
Mais vous devez voir, Dieu merci,
Que j’ai des ministres aussi.

632
Si je n’en mets deux ou trois à la porte,
Je veux, mes enfants, que le diable m’emporte,
Je veux bien que le diable m’emporte.

Pour vivre en paix, vous ai-je en vain


Donné des filles et du vin ?
À ma barbe, quoi ! des pygmées
M’appelant le Dieu des armées,
Osent, en invoquant mon nom,
Vous tirer des coups de canon !
Si j’ai jamais conduit une cohorte,
Je veux, mes enfants, que le diable m’emporte,
Je veux bien que le diable m’emporte.

Que font ces nains si bien parés,


Sur des trônes à clous dorés ?
Le front huilé, l’humeur altière,
Ces chefs de votre fourmilière
Disent que j’ai béni leurs droits,
Et que par ma grâce ils sont rois.
Si c’est par moi qu’ils règnent de la sorte,
Je veux, mes enfants, que le diable m’emporte,
Je veux bien que le diable m’emporte.

Je nourris d’autres nains tout noirs


Dont mon nez craint les encensoirs.
Ils font de la vie un carême,
En mon nom lancent l’anathème,
Dans des sermons fort beaux, ma foi,
633
Mais qui sont de l’hébreu pour moi.
Si je crois rien de ce qu’on y rapporte,
Je veux, mes enfants, que le diable m’emporte,
Je veux bien que le diable m’emporte.

Enfants, ne m’en veuillez donc plus :


Les bons cœurs seront mes élus.
Sans que pour cela je vous noie,
Faites l’amour, vivez en joie :
Narguez vos grands et vos cafards.
Adieu, car je crains les mouchards.
À ces gens-là si j’ouvre un jour ma porte,
Je veux, mes enfants, que le diable m’emporte,
Je veux bien que le diable m’emporte.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE BON DIEU

AIR : Tout le long de la rivière


No 150

634
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635
LE VIEUX DRAPEAU

1820

AIR : Elle aime à rire, elle aime à boire (Air noté ♫)

De mes vieux compagnons de gloire


Je viens de me voir entouré ;
Nos souvenirs m’ont enivré,
Le vin m’a rendu la mémoire.
Fier de mes exploits et des leurs,
J’ai mon drapeau dans ma chaumière.
Quand secoûrai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?

Il est caché sous l’humble paille


Où je dors pauvre et mutilé,
Lui qui, sûr de vaincre, a volé
Vingt ans de bataille en bataille !
Chargé de lauriers et de fleurs,
636
Il brilla sur l’Europe entière.
Quand secoûrai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?

Ce drapeau payait à la France


Tout le sang qu’il nous a coûté.
Sur le sein de la Liberté,
Nos fils jouaient avec sa lance.
Qu’il prouve encore aux oppresseurs
Combien la gloire est roturière.
Quand secoûrai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?

Son aigle est resté dans la poudre,


Fatigué de lointains exploits.
Rendons-lui le coq des Gaulois ;
Il sut aussi lancer la foudre.
La France, oubliant ses douleurs,
Le rebénira, libre et fière.
Quand secoûrai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?

Las d’errer avec la Victoire,


Des lois il deviendra l’appui.
Chaque soldat fut, grâce à lui,
Citoyen aux bords de la Loire.
Seul il peut voiler nos malheurs ;
Déployons-le sur la frontière.
Quand secoûrai-je la poussière
637
Qui ternit ses nobles couleurs ?

Mais il est là, près de mes armes ;


Un instant, osons l’entrevoir.
Viens, mon drapeau ! viens, mon espoir !
C’est à toi d’essuyer mes larmes.
D’un guerrier qui verse des pleurs,
Le ciel entendra la prière :
Oui, je secoûrai la poussière
Qui ternit tes nobles couleurs.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE VIEUX DRAPEAU.

Air : Elle aime à rire, elle aime à boire.


No 151

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638
LA MARQUISE
DE PRETINTAILLE

AIR : J’veux être un chien, etc. (Air noté ♫)

Marquise à trente quartiers pleins,


J’ai pris mes droits sur les vilains :
En amour j’aime la canaille.
D’un ton fier je leur dis : Venez.
Mais sous mes rideaux blasonnés,
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

Sacrifîrais-je à mes attraits


Des gentilshommes damerets
Qui n’ont ni carrure ni taille ?
Non, mais j’accable cent gredins
De mes feux et de mes dédains.

639
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

Je veux citer les plus marquants,


Bien qu’après coup tous ces croquants
Osent me traiter d’antiquaille :
Je ne suis aux yeux des malins
Qu’une savonnette à vilains.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

Mon laquais était tout porté :


Mais il parle d’égalité ;
De mes parchemins il se raille.
Paix ! lui dis-je, et traite un peu mieux
Ce que je tiens de mes aïeux.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

Arrive après mon confesseur :


Du parti sacré défenseur,
Il serre de près son ouaille.
Avec moi son front virginal
Vise au chapeau de cardinal.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
640
De la marquise de Pretintaille.

Je veux corrompre un député :


Pour l’amour et la liberté
Il était plus chaud qu’une caille.
L’aveu que ma bouche octroya
Mit les droits de l’homme à quia.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

Mon fermier, butor bien nerveux,


Dont la Charte a comblé les vœux,
Dénigrait la glèbe et la taille :
Mais je lui fis voir à loisir
Tout ce qu’on gagne au bon plaisir.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

J’oubliais certain grand coquin,


Pauvre officier républicain,
Brave au lit comme à la mitraille :
J’ai vengé sur ce possédé
Charette, Cobourg et Condé.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

641
Mes privilèges s’éteindraient
Si nos étrangers ne rentraient ;
À ma note aussi je travaille [1].
En attendant forçons le roi
De solder les Suisses pour moi.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.
1. ↑ Allusion à la fameuse note secrète, ouvrage d’un comité ultra-
congréganiste, qui sollicitait auprès des cours étrangères la rentrée en
France des soldats de la Sainte-Alliance.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA MARQUISE DE
PRETINTAILLE.

Air : À coups d’pied, à coups d’poing


No 152

642
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643
LE TREMBLEUR

OU

MES ADIEUX À M. DUPONT (DE L’EURE)


EX-PRÉSIDENT À LA COUR ROYALE DE ROUEN

chanson
FAITE ET CHANTÉE À ROUEN QUELQUES JOURS AVANT
LES ÉLECTIONS DE 1820

AIR : Je vais bientôt quitter l’empire (Air noté ♫)

Dupont, que vient-on de m’apprendre ?


Quoi ! l’on tourmente vos amis !
J’ai des précautions à prendre ;
Vous le savez, je suis commis [1]. (bis.)
Dès qu’une amitié m’embarrasse,
Soudain les nœuds en sont rompus. (bis.)

644
Bien mieux que vous je sais garder ma place [2].
Mon cher Dupont, je ne vous connais plus.
Dupont, Dupont, je ne vous connais plus.

Du peuple obtenez le suffrage ;


Moi, du pouvoir je crains les coups.
En vain la France rend hommage
À la vertu qui brille en vous ;
À peine j’ose vous promettre
De vous rendre encor vos saluts :
Votre vertu pourrait me compromettre.
Mon cher Dupont, je ne vous connais plus.
Dupont, Dupont, je ne vous connais plus.

Chez nous le courage importune,


Et votre sage et noble voix
A fait trembler à la tribune
Ceux qui méconnaissent nos droits.
De vos discours on tient registre ;
Peut-être aussi les ai-je lus.
Mais les talents ne font pas un ministre.
Mon cher Dupont, je ne vous connais plus.
Dupont, Dupont, je ne vous connais plus.

Héritier de la gloire antique,


Admiré de tous les Français,
Le front ceint du rameau civique,
Sous le chaume vivez en paix.
À votre renom j’ai beau croire,
645
Je pense comme nos ventrus :
On ne vit pas de pain sec et de gloire.
Mon cher Dupont, je ne vous connais plus.
Dupont, Dupont, je ne vous connais plus.

Oui, je vous fuis sans autre forme,


Vous que longtemps mon cœur aima ;
Je ne veux pas qu’on me réforme
Comme Pasquier vous réforma.
Adieu donc, honneur de la France !
Du préfet je crains les argus.
Avec Lisot [3] je ferai connaissance.
Mon cher Dupont, je ne vous connais plus.
Dupont, Dupont, je ne vous connais plus.
1. ↑ À cette époque, l’auteur avait encore l’emploi d’expéditionnaire dans
les bureaux de l’Université.
2. ↑ M. Pasquier, garde-des-sceaux, avait destitué M. Dupont de la
présidence de la cour de Rouen.
3. ↑ Député ministériel opposé à M. Dupont, dans le département de l’Eure.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE TREMBLEUR.

646
Air : Je vais bientôt quitter l’empire.
No 153.

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647
MA CONTEMPORAINE

couplet

ÉCRIT SUR L’ALBUM DE MADAME M***

AIR : Ma belle est la belle des belles (Air noté ♫)

Vous vous vantez d’avoir mon âge :


Sachez que l’Amour n’en croit rien.
Jadis les Parques ont, je gage,
Mêlé votre fil et le mien.
Au hasard alors ces matrones
Faisant deux lots de notre temps,
J’eus les hivers et les automnes,
Vous les étés et les printemps.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

648
MA CONTEMPORAINE.

Air : Ma belle est la belle des belles.


No 154.

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649
LA MORT
DU ROI CHRISTOPHE

OU

NOTE PRÉSENTÉE PAR LA NOBLESSE D’HAÏTI


AUX TROIS GRANDS ALLIÉS

DÉCEMBRE 1820

AIR : La Catacoua (Air noté ♫)

Christophe est mort, et du royaume


La noblesse a recours à vous.
François, Alexandre, Guillaume,
Prenez aussi pitié de nous.
Ce n’est point pays limitrophe,
Mais le mal fait tant de progrès !
Vite un congrès [1] !
Deux, trois congrès !
Quatre congrès !

650
Cinq congrès ! dix congrès !
Princes, vengez ce bon Christophe,
Roi digne de tous vos regrets.

Il tombe après avoir fait rage


Contre les peuples maladroits
Qui, du trône écartant l’orage,
Pour l’affermir bornent ses droits.
À réfuter maint philosophe
Ses canons étaient toujours prêts.
Vite un congrès !
Deux, trois congrès !
Quatre congrès !
Cinq congrès ! dix congrès !
Princes, vengez ce bon Christophe,
Roi digne de tous vos regrets.

Malgré la trinité royale,


Malgré la sainte Trinité [2],
Notre nation déloyale
A proclamé sa liberté.
Pour l’Esprit-Saint quelle apostrophe,
Lui qui dicte tous vos décrets !
Vite un congrès !
Deux, trois congrès !
Quatre congrès !
Cinq congrès ! dix congrès !
Princes, vengez ce bon Christophe,
Roi digne de tous vos regrets.
651
Avec respect traitez l’Espagne :
Votre maître y perdit ses pas.
Naple est un pays de cocagne ;
Mais des volcans n’approchez pas [3].
Vous taillerez en pleine étoffe ;
Venez chez nous par un vent frais.
Vite un congrès !
Deux, trois congrès !
Quatre congrès !
Cinq congrès ! dix congrès !
Princes, vengez ce bon Christophe,
Roi digne de tous vos regrets.

Dons Quichottes de l’arbitraire,


Allons, morbleu, de la valeur !
Ce monarque était votre frère ;
Les rois sont de même couleur.
Exploiter une catastrophe
S’accorde avec vos plans secrets.
Vite un congrès !
Deux, trois congrès !
Quatre congrès !
Cinq congrès ! dix congrès !
Princes, vengez ce bon Christophe,
Roi digne de tous vos regrets.
1. ↑ On sait combien de congrès avaient déjà été tenus par les souverains et
leurs ministres.

652
2. ↑ Dans les actes de la Sainte-Alliance, présidée par le mystique
Alexandre, la Trinité et le Saint-Esprit étaient toujours invoqués.
3. ↑ L’Espagne et Naples étaient alors en révolution.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA MORT DU ROI
CHRISTOPHE.

Air : La Catacoua.
No 155

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653
LA FORTUNE

AIR de la Sabotière (Air noté ♫)

Pan ! pan ! est-ce ma brune,


Pan ! pan ! qui frappe en bas ?
Pan ! pan ! c’est la Fortune :
Pan ! pan ! je n’ouvre pas.

Tous mes amis, le verre en main,


De joie enivrent ma chambrette.
Nous n’attendons plus que Lisette :
Fortune, passe ton chemin.

Pan ! pan ! est-ce ma brune,


Pan ! pan ! qui frappe en bas ?
Pan ! pan ! c’est la Fortune :
Pan ! pan ! je n’ouvre pas.

Si l’on en croit ce qu’elle dit,


Son or chez nous ferait merveilles
654
Son or chez nous ferait merveilles.
Mais nous avons là vingt bouteilles,
Et le traiteur nous fait crédit.

Pan ! pan ! est-ce ma brune,


Pan ! pan ! qui frappe en bas ?
Pan ! pan ! c’est la Fortune :
Pan ! pan ! je n’ouvre pas.

Elle offre perles et rubis,


Manteaux d’une richesse extrême.
Eh ! que nous fait la pourpre même ?
Nous venons d’ôter nos habits.

Pan ! pan ! est-ce ma brune,


Pan ! pan ! qui frappe en bas ?
Pan ! pan ! c’est la Fortune :
Pan ! pan ! je n’ouvre pas.

Elle nous traite en écoliers,


Parle de gloire et de génie.
Hélas ! grâce à la calomnie,
Nous ne croyons plus aux lauriers.

Pan ! pan ! est-ce ma brune,


Pan ! pan ! qui frappe en bas ?
Pan ! pan ! c’est la Fortune :
Pan ! pan ! je n’ouvre pas.

Loin des plaisirs point ne voulons


655
Loin des plaisirs, point ne voulons
Aux cieux être lancés par elle :
Sans même essayer la nacelle
Nous voyons s’enfler ses ballons.

Pan ! pan ! est-ce ma brune,


Pan ! pan ! qui frappe en bas ?
Pan ! pan ! c’est la Fortune :
Pan ! pan ! je n’ouvre pas.

Mais tous nos voisins attroupés


Implorent ses faveurs traîtresses :
Ah ! chers amis, par nos maîtresses
Nous serons plus gaîment trompés.

Pan ! pan ! est-ce ma brune,


Pan ! pan ! qui frappe en bas ?
Pan ! pan ! c’est la Fortune :
Pan ! pan ! je n’ouvre pas.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA FORTUNE.
656
Air de la Sabotière.
No 156.

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657
LOUIS XI [1]

AIR : Sans un p’tit brin d’amour


ou AIR nouveau de M. Amédée de BEAUPLAN (Air noté ♫)

Heureux villageois, dansons !


Sautez, fillettes
Et garçons !
Unissez vos joyeux sons,
Musettes
Et chansons !

Notre vieux roi, caché dans ces tourelles,


Louis, dont nous parlons tout bas,
Veut essayer, au temps des fleurs nouvelles,
S’il peut sourire à nos ébats.

Heureux villageois, dansons !


Sautez, fillettes
Et garçons !

658
Unissez vos joyeux sons,
Musettes
Et chansons !

Quand sur nos bords on rit, on chante, on aime,


Louis se retient prisonnier :
Il craint les grands, et le peuple, et Dieu même ;
Surtout il craint son héritier.

Heureux villageois, dansons !


Sautez, fillettes
Et garçons !
Unissez vos joyeux sons,
Musettes
Et chansons !

Voyez d’ici briller cent hallebardes


Aux feux d’un soleil pur et doux.
N’entend-on pas le Qui vive des gardes,
Qui se mêle au bruit des verroux ?

Heureux villageois, dansons !


Sautez, fillettes
Et garçons !
Unissez vos joyeux sons,
Musettes
Et chansons !

Il vient ! il vient ! Ah ! du plus humble chaume


659
Ce roi peut envier la paix.
Le voyez-vous, comme un pâle fantôme,
À travers ces barreaux épais ?

Heureux villageois, dansons !


Sautez, fillettes
Et garçons !
Unissez vos joyeux sons,
Musettes
Et chansons !

Dans nos hameaux quelle image brillante


Nous nous faisions d’un souverain !
Quoi ! pour le sceptre une main défaillante !
Pour la couronne un front chagrin !

Heureux villageois, dansons !


Sautez, fillettes
Et garçons !
Unissez vos joyeux sons,
Musettes
Et chansons !

Malgré nos chants il se trouble, il frissonne :


L’horloge a causé son effroi.
Ainsi toujours il prend l’heure qui sonne
Pour un signal de son beffroi.

Heureux villageois, dansons !


660
Sautez, fillettes
Et garçons !
Unissez vos joyeux sons,
Musettes
Et chansons !

Mais notre joie, hélas ! le désespère ;


Il fuit avec son favori.
Craignons sa haine, et disons qu’en bon père,
À ses enfants il a souri.

Heureux villageois, dansons !


Sautez, fillettes
Et garçons !
Unissez vos joyeux sons,
Musettes
Et chansons !
1. ↑ On sait que ce roi, retiré au Plessis-lez-Tours avec Tristan, confident et
exécuteur de ses cruautés, voulait voir quelquefois les paysans danser
devant les fenêtres de son château.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

661
LOUIS XI.

Air : Sans un petit brin d’amour.


No 157.

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MÊME CHANSON
Musique de M. Amédée de Beauplan.
No 157 bis.

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662
LES ADIEUX À LA GLOIRE

DÉCEMBRE 1820

AIR : Je commence à m’apercevoir, etc. (d’ALEXIS) (Air noté ♫)

Chantons le vin et la beauté :


Tout le reste est folie.
Voyez comme on oublie
Les hymnes de la liberté.
Un peuple brave
Retombe esclave :
Fils d’Épicure, ouvrez-moi votre cave.
La France, qui souffre en repos,
Ne veut plus que mal à propos
J’ose en trompette ériger mes pipeaux.
Adieu donc, pauvre Gloire !
Déshéritons l’histoire.
Venez, Amours, et versez-nous à boire.

663
Quoi ! d’indignes enfants de Mars [1]
Briguaient une livrée,
Quand ma muse éplorée
Recrutait pour leurs étendards !
Ah ! s’il m’arrive
Beauté naïve,
Sous ses baisers ma voix sera captive ;
Ou flattons si bien, que pour moi
On exhume aussi quelque emploi.
Oui, noir ou blanc, soyons le fou du roi.
Adieu donc, pauvre Gloire !
Déshéritons l’histoire.
Venez, Amours, et versez-nous à boire.

Des excès de nos ennemis


Chaque juge est complice,
Et la main de Justice
De soufflets accable Thémis :
Plus de satire !
N’osant médire,
J’orne de fleurs et ma coupe et ma lyre.
J’ai trop bravé nos tribunaux ;
Dans leurs dédales infernaux
J’entends Cerbère et ne vois point Minos.
Adieu donc, pauvre Gloire !
Déshéritons l’histoire.
Venez, Amours, et versez-nous à boire.

Des tyrans par nous soudoyés


664
La faiblesse est connue :
Gulliver éternue,
Et tous les nains sont foudroyés.
Mais quelle image !
Non, plus d’orage ;
De nos plaisirs redoutons le naufrage.
Opprimés, gémissez plus bas.
Que nous fait, dans un gai repas,
Que l’univers souffre ou ne souffre pas ?
Adieu donc, pauvre Gloire !
Déshéritons l’histoire.
Venez, Amours, et versez-nous à boire.

Du sommeil de la liberté
Les rêves sont pénibles :
Devenons insensibles
Pour conserver notre gaîté.
Quand tout succombe,
Faible colombe,
Ma muse aussi sur des roses retombe.
Lasse d’imiter l’aigle altier,
Elle reprend son doux métier :
Bacchus m’appelle, et je rentre au quartier.
Adieu donc, pauvre Gloire !
Déshéritons l’histoire.
Venez, Amours, et versez-nous à boire.
1. ↑ Plusieurs généraux de l’ancienne armée sollicitaient et obtenaient des
emplois dans la maison du roi.

665
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES ADIEUX À LA GLOIRE.

Air : Je commence à m’apercevoir, etc. (d’Alexis).


No 158.

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666
LES DEUX COUSINS

OU

LETTRE D’UN PETIT ROI À UN PETIT DUC

1821

AIR : Ah ! daignez m’épargner le reste (Air noté ♫)

Salut ! petit cousin germain [1];


D’un lieu d’exil j’ose t’écrire.
La Fortune te tend la main ;
Ta naissance l’a fait sourire.
Mon premier jour aussi fut beau ;
Point de Français qui n’en convienne
Les rois m’adoraient au berceau ;
Et cependant je suis à Vienne ! (bis.)

Je fus bercé par tes faiseurs

667
De vers, de chansons, de poëmes ;
Ils sont, comme les confiseurs,
Partisans de tous les baptêmes.
Les eaux d’un fleuve bien mondain
Vont laver mon âme chrétienne :
On m’offrit de l’eau du Jourdain ;
Et cependant je suis à Vienne !

Ces juges, ces pairs avilis,


Qui te prédisent des merveilles,
De mon temps juraient que les lis
Seraient le butin des abeilles.
Parmi les nobles détracteurs
De toute vertu plébéienne,
Ma nourrice avait des flatteurs ;
Et cependant je suis à Vienne !

Sur des lauriers je me couchais ;


La pourpre seule t’environne.
Des sceptres étaient mes hochets ;
Mon bourlet fut une couronne.
Méchant bourlet, puisqu’un faux pas
Même au Saint-Père ôtait la sienne.
Mais j’avais pour moi nos prélats ;
Et cependant je suis à Vienne !

Quant aux maréchaux, je crois peu


Que du monde ils t’ouvrent l’entrée ;
Ils préfèrent au cordon bleu,
668
De l’honneur l’étoile sacrée.
Mon père à leur beau dévoûment
Livra sa fortune et la mienne.
Ils auront tenu leur serment ;
Et cependant je suis à Vienne !

Près du trône si tu grandis,


Si je végète sans puissance,
Confonds ces courtisans maudits,
En leur rappelant ma naissance.
Dis-leur : « Je puis avoir mon tour ;
« De mon cousin qu’il vous souvienne.
« Vous lui promettiez votre amour ;
« Et cependant il est à Vienne ! »
1. ↑ Le roi de Rome, par sa mère, fille d’une princesse de Naples, était
cousin des Bourbons de France, et issu de germain avec le duc de
Bordeaux.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES DEUX COUSINS.

669
Air : Daignez m’épargner le reste. (d’Alexis).
No 159.

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670
LES VENDANGES

AIR : Pierrot sur le bord d’un ruisseau (Air noté ♫)

L’aurore annonce un jour serein ;


Vite à l’ouvrage !
Et reprenons courage.
Fillettes, flûte et tambourin,
Mettez les vendangeurs en train.
Du vin qu’a fait tourner l’orage
Un vin nouveau bientôt consolera.
Amis, chez nous la gaîté renaîtra.
bis.
Ah ! ah ! la gaîté renaîtra.

Notre maire tourne à tout vent ;


D’écharpe il change,
Et de tout vin s’arrange.
Mais, puisque ainsi ce bon vivant
De couleur changea si souvent,
Qu’avec son écharpe il vendange,

671
Et de vin doux on la barbouillera.
Amis, chez nous la gaîté renaîtra.
Ah ! ah ! la gaîté renaîtra.

Le juge qui, de vingt façons,


En robe noire
Explique son grimoire,
Condamne jusqu’à nos chansons.
Mais, grâce au vin que nous pressons,
Que lui-même il chante après boire,
La liberté, la gloire, et cætera.
Amis, chez nous la gaîté renaîtra.
Ah ! ah ! la gaîté renaîtra.

Si le curé, peu tolérant,


Gronde sans cesse,
Et veut qu’on se confesse,
Son gros nez rouge nous apprend
L’intérêt qu’à nos vins il prend.
Pour en boire ailleurs qu’à la messe,
Sur chaque mort qu’il dise un Libera.
Amis, chez nous la gaîté renaîtra.
Ah ! ah ! la gaîté renaîtra.

Que du châtelain en souci


L’orgueil insigne
Au bonheur se résigne ;
Il verra les titres qu’ici
Noé nous a transmis aussi.
672
Ils sont sur des feuilles de vigne ;
Aux parchemins il les préférera.
Amis, chez nous la gaîté renaîtra.
Ah ! ah ! la gaîté renaîtra.

Beau pays, fertile et guerrier,


À la souffrance
Oppose l’espérance.
Au pampre tu peux marier
Olive, épi, rose et laurier.
Vendangeons, et vive la France !
Le monde un jour avec nous trinquera.
Amis, chez nous la gaîté renaîtra.
Ah ! ah ! la gaîté renaîtra.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES VENDANGES.

Air : Pierrot sur le bord d’un ruisseau.


No 160.

673
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MÊME CHANSON,
Musique de M. ***.
No 160 bis.

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674
L’ORAGE

AIR : C’est l’amour, l’amour (Air noté ♫)

Chers enfants, dansez, dansez !


Votre âge
Échappe à l’orage :
Par l’espoir gaîment bercés,
Dansez, chantez, dansez !

À l’ombre de vertes charmilles,


Fuyant l’école et les leçons,
Petits garçons, petites filles,
Vous voulez danser aux chansons.
En vain ce pauvre monde
Craint de nouveaux malheurs ;
En vain la foudre gronde,
Couronnez-vous de fleurs.

Chers enfants, dansez, dansez !


Votre âge
675
Votre âge
Échappe à l’orage :
Par l’espoir gaîment bercés,
Dansez, chantez, dansez !

L’éclair sillonne le nuage,


Mais il n’a point frappé vos yeux.
L’oiseau se tait dans le feuillage ;
Rien n’interrompt vos chants joyeux.
J’en crois votre allégresse :
Oui, bientôt d’un ciel pur
Vos yeux, brillants d’ivresse,
Réfléchiront l’azur.

Chers enfants, dansez, dansez !


Votre âge
Échappe à l’orage :
Par l’espoir gaîment bercés,
Dansez, chantez, dansez !

Vos pères ont eu bien des peines ;


Comme eux ne soyez point trahis.
D’une main ils brisaient leurs chaînes,
De l’autre ils vengeaient leur pays.
De leur char de victoire
Tombés sans déshonneur,
Ils vous lèguent la gloire :
Ce fut tout leur bonheur.

Chers enfants dansez dansez !


676
Chers enfants, dansez, dansez !
Votre âge
Échappe à l’orage :
Par l’espoir gaîment bercés,
Dansez, chantez, dansez !

Au bruit de lugubres fanfares,


Hélas ! vos yeux se sont ouverts.
C’était le clairon des Barbares
Qui vous annonçait nos revers.
Dans le fracas des armes,
Sous nos toits en débris,
Vous mêliez à nos larmes
Votre premier souris.

Chers enfants, dansez, dansez !


Votre âge
Échappe à l’orage :
Par l’espoir gaîment bercés,
Dansez, chantez, dansez !

Vous triompherez des tempêtes


Où notre courage expira :
C’est en éclatant sur nos têtes
Que la foudre nous éclaira.
Si le dieu qui vous aime
Crut devoir nous punir,
Pour vous sa main ressème
Les champs de l’avenir.

677
Chers enfants, dansez, dansez !
Votre âge
Échappe à l’orage :
Par l’espoir gaîment bercés,
Dansez, chantez, dansez !

Enfants, l’orage, qui redouble,


Du Sort présage le courroux.
Le Sort ne vous cause aucun trouble,
Mais à mon âge on craint ses coups.
S’il faut que je succombe
En chantant nos malheurs,
Déposez sur ma tombe
Vos couronnes de fleurs.

Chers enfants, dansez, dansez !


Votre âge
Échappe à l’orage :
Par l’espoir gaîment bercés,
Dansez, chantez, dansez !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

678
L’ORAGE.

Air : C’est l’amour, l’amour.


No 161.

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679
LE CINQ MAI

1821

AIR : Muse des bois et des accords champêtres (Air noté ♫)

Des Espagnols m’ont pris sur leur navire [1],


Aux bords lointains où tristement j’errais.
Humble débris d’un héroïque empire,
J’avais dans l’Inde exilé mes regrets.
Mais loin du Cap, après cinq ans d’absence,
Sous le soleil, je vogue plus joyeux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.

Dieux ! le pilote a crié : Sainte-Hélène !


Et voilà donc où languit le héros !
Bons Espagnols, là s’éteint votre haine !
Nous maudissons ses fers et ses bourreaux.
Je ne puis rien, rien pour sa délivrance :
680
Le temps n’est plus des trépas glorieux !
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.

Peut-être il dort ce boulet invincible


Qui fracassa vingt trônes à la fois.
Ne peut-il pas, se relevant terrible,
Aller mourir sur la tête des rois ?
Ah ! ce rocher repousse l’espérance :
L’aigle n’est plus dans le secret des dieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.

Il fatiguait la victoire à le suivre :


Elle était lasse ; il ne l’attendit pas.
Trahi deux fois, ce grand homme a su vivre.
Mais quels serpents enveloppent ses pas !
De tout laurier un poison est l’essence [2] ;
La mort couronne un front victorieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.

Dès qu’on signale une nef vagabonde,


« Serait-ce lui ? disent les potentats :
« Vient-il encor redemander le monde ?
« Armons soudain deux millions de soldats. »
Et lui, peut-être accablé de souffrance,
À la patrie adresse ses adieux.

681
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.

Grand de génie et grand de caractère,


Pourquoi du sceptre arma-t-il son orgueil ?
Bien au-dessus des trônes de la terre
Il apparaît brillant sur cet écueil.
Sa gloire est là comme le phare immense
D’un nouveau monde et d’un monde trop vieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.

Bons Espagnols, que voit-on au rivage ?


Un drapeau noir ! ah, grands dieux, je frémis !
Quoi ! lui mourir ! ô gloire ! quel veuvage !
Autour de moi pleurent ses ennemis.
Loin de ce roc nous fuyons en silence ;
L’astre du jour abandonne les cieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.
1. ↑ Des peuples d’Europe, les Espagnols étaient ceux qui avaient les plus
justes plaintes à former contre Napoléon. En plaçant son soldat sur un
vaisseau de cette nation, l’auteur eut la pensée de faire voir à quel point
les malheurs du grand homme avaient réconcilié tous les peuples avec sa
gloire.
2. ↑ On extrait de plusieurs espèces de lauriers un poison des plus actifs.
Il est nécessaire de rappeler aussi qu’à la mort de Napoléon, beaucoup
de personnes, même fort éclairées, crurent qu’il avait été empoisonné.

682
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE CINQ MAI.

Air : Muse des bois et des plaisirs champêtres.


No 162.

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683
COMPLAINTE
SUR

LA MORT DE TRESTAILLON [1]

EN STYLE DU GENRE

AIR de toutes les complaintes (Air noté ♫)

Venez tous, bons catholiques,


Jésuites, grands et petits,
Et vous, nouveaux convertis,
Vous, nos meilleures pratiques,
Venez dire un in pace
Pour un héros trépassé.

Bénissons tous la mémoire


De monsieur de Trestaillon.
De la Restauration
684
De la Restauration
Lui seul ayant fait la gloire,
Sa mort, vrai malheur public,
Est un fâcheux pronostic.

Portefaix cité dans Nîmes


Pour sa douce piété,
D’assassin il fut traité
Par de brutales victimes,
Quand son bras sur tel ou tel
Vengea le trône et l’autel.

Souvent ivre de rogome,


Ou surpris en mauvais lieu,
Pour rester pur devant Dieu,
Tout les huit jours, ce digne homme,
Communiait saintement,
Soit à jeun, soit autrement.

Fort de sa cocarde blanche,


À tuer des protestants
Il consacrait tout son temps,
Sans excepter le dimanche ;
Car il s’était procuré
Des dispenses du curé.

Miracle ! en vain il s’amuse


À massacrer en plein jour ;
Traduit devant une cour,
Aucun témoin ne l’accuse.
685
ucu té o e accuse.
Les juges au prévenu
Disent : Ni vu ni connu.

Riche alors de mainte somme


Qui lui venait de bien haut,
Il buvait frais au temps chaud,
Vivant en bon gentilhomme,
Et chacun avait grand soin
De le saluer de loin.

Mais la mort rien ne respecte ;


Elle vient nous le ravir,
Quand il pouvait nous servir
Contre tous ceux qu’on suspecte ;
Il meurt en disant : Corbleu !
J’aurais été cordon bleu.

Des nobles portent sa bière ;


Nos magistrats sont en deuil ;
Le clergé, la larme à l’œil,
Marche avec croix et bannière.
Ainsi l’on ne dira pas
Que les prêtres sont ingrats.

On vient d’écrire au Saint-Père


Pour qu’il soit canonisé.
Quoique ce soit bien usé,
Dans peu l’on verra, j’espère,
Nos loups, chassant les brebis,
686
p, ,
Lui dire : Ora pro nobis !

En attendant ses reliques


Qu’à Mont-Rouge on bénira,
Ses exploits on donnera
En exemple aux catholiques,
Afin que sans examen
Chacun d’eux l’imite. Amen.
1. ↑ Les chansons de Trestaillon, de Nabuchodonosor, de la Messe du
Saint-Esprit, de la Garde nationale et du Nouvel ordre du jour, n’ont
jamais paru dans les recueils publiés par M. BÉRANGER, aux époques qui
correspondent à leur date. Habitué dès-lors sans doute à traiter la
politique sur un ton plus élevé, il n’a regardé ces productions que comme
un tribut fugitif payé à la circonstance. Mais ces chansons ayant fait
rechercher les contrefaçons, si multipliées en France et à l’étranger,
l’éditeur actuel s’est vu dans l’obligation, malgré le désir qu’il a de
complaire à l’auteur, de faire entrer dans cette édition, et ces cinq
chansons et celles des Papes, qui, lorsqu’elles ont été répandues, avaient
aussi un but politique.
(Note de l’éditeur.)

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

687
COMPLAINTE SUR LA MORT
DE TRESTAILLON.

Air de toutes les complaintes..


No 163.

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688
NABUCHODONOSOR

1823

AIR de Calpigi (Air noté ♫)

Puiser dans la Bible est de mode :


Prenons-y le sujet d’une ode.
Je chante un roi devenu bœuf ;
Aux anciens le trait parut neuf. (bis.)
Sur-tout la cour en fut aux anges ;
Et les brocanteurs de louanges
Répétaient sur les harpes d’or :
Gloire à Nabuchodonosor !

Le roi beugle, eh ! vivent les cornes !


Sire, quittez ces regards mornes,
Lui disaient les amis du lieu ;
En Égypte vous seriez Dieu.
Pour fouler aux pieds le vulgaire,

689
Homme ou bœuf, il n’importe guère.
Répétons sur nos harpes d’or :
Gloire à Nabuchodonosor !

Le roi se fit à son étable ;


À sa manière il tenait table,
Et crut régner en buvant frais.
Les sots lui prêtaient d’heureux traits.
On lit dans une dédicace,
Qu’en latin il citait Horace.
Répétons sur nos harpes d’or :
Gloire à Nabuchodonosor !

Un journal écrit par des cuistres


Annonce qu’avec ses ministres
Tel jour le prince a travaillé
Sans dormir, quoiqu’il ait bâillé.
La cour s’écrie : Ô temps prospère !
Ce n’est point un roi, c’est un père.
Répétons sur nos harpes d’or :
Gloire à Nabuchodonosor !

Il hume tout l’encens des mages,


Mais paie un peu cher leurs hommages :
Prêtres et grands veulent d’un coup
Rendre au peuple bât et licou.
Même, si l’histoire en est crue,
Le roi s’attelle à leur charrue.
Répétons sur nos harpes d’or :
690
Gloire à Nabuchodonosor !

Le peuple indigné prend un maître


D’autre espèce, pire peut-être.
Vite les courtisans ingrats
Du roi déchu font un bœuf gras ;
Et sans remords le clergé même
S’en régale tout le carême.
Répétons sur nos harpes d’or :
Gloire à Nabuchodonosor !

Bardes que la cassette inspire,


Tragiques à mourir de rire,
Traitez mon sujet, il plaira ;
La censure le permettra.
Oui, parfumeurs de la couronne,
La Bible à quelque chose est bonne.
Répétons sur nos harpes d’or :
Gloire à Nabuchodonosor !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

NABUCHODONOSOR.
691
Air de Calpigi.
No 164.

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692
LA MESSE DU SAINT-ESPRIT

POUR

L’OUVERTURE DES CHAMBRES

1824

AIR de la Codaqui (Air noté ♫)

Hier monseigneur, le front ceint


De sa mitre épiscopale,
En ces mots à l’Esprit-Saint
Parlait dans la cathédrale :
« Tant de bons nobles devenus
« Députés du peuple, au peuple inconnus,
« Dans notre Chambre septennale,
« N’ont que tes clartés pour guider leurs pas.
« Saint-Esprit, descends, descends jusqu’en bas.

693
« — Non, dit l’Esprit-Saint, je ne descends pas. »

« Qu’est ceci ? » dit d’un ton dur,


Une excellence bretonne.
« Pour ses papiers, à coup sûr,
« Le tourniquet le chiffonne [1].
« Parlons-lui, quoique en vérité
« L’Esprit soit de trop dans la Trinité :
« Viens voir à quoi la Charte est bonne.
« De ce lourd carrosse on fait un en-cas.
« Saint-Esprit, descends, descends jusqu’en bas.
« — Non, dit l’Esprit-Saint, je ne descends pas. »

Un financier vient : « Sandis !


« Dit-il, nous prends-tu pour d’autres ?
« Pour gagner le paradis,
« J’ai doré mes patenôtres.
« Tremble de perdre ton emploi :
« J’ai séduit des gens plus huppés que toi,
« J’ouvre un emprunt : viens, sois des nôtres ;
« De notre embonpoint nos amis sont gras.
« Saint-Esprit, descends, descends jusqu’en bas.
« — Non, dit l’Esprit-Saint, je ne descends pas. »

Un magistrat crie aussi :


« Oses-tu te faire attendre ?
« Ma Thémis a, Dieu merci,
« De bons jurés à revendre.
« Chaque juge est un homme à moi,
694
« Qui jette en passant sa carte chez toi.
« Crains de voir jusqu’où peut s’étendre
« La main de Justice au bout de mon bras.
« Saint-Esprit, descends, descends jusqu’en bas.
« — Non, dit l’Esprit-Saint, je ne descends pas. »

« S’il persiste, il faudra bien,


« Dit Frayssinous, qu’on s’en passe.
« D’ailleurs, la cour, pour soutien,
« Préfère en tout saint Ignace.
« Mont-Rouge a miné tout Paris ;
« La Sorbonne aussi sort de ses débris.
« La jeunesse est dans notre nasse ;
« Et les hausse-cols font place aux rabats.
« Saint-Esprit, descends, descends jusqu’en bas.
« — Non, dit l’Esprit-Saint, je ne descends pas. »

« Mais voudrais-tu t’expliquer ?


« — Oui, bateleurs en goguettes,
« Je vous ai vus fabriquer
« Vos quatre cents marionnettes.
« Quoi ! vous osez tout pervertir,
« Corrompre, effrayer, filouter, mentir !
« Et dans vos discours à roulettes…
« — Paix ! dit l’archevêque, ou crains nos prélats.
« Saint-Esprit, descends, descends jusqu’en bas.
« — Non, dit l’Esprit-Saint, je ne descends pas. »
1. ↑ On se rappelle l’action du tourniquet Saint-Jean sur les élections de
Paris.

695
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA MESSE DU SAINT-ESPRIT.

Air de la Codaqui.
No 165

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696
LA GARDE NATIONALE

SUR SON LICENCIEMENT PAR CHARLES X

AIR : Halte-là. (Air noté ♫)

Pour tout Paris quel outrage !


Amis, nous v’là licenciés.
Est-ce parc’ que not’ courage
Brilla contre leurs alliés ? (bis.)
C’est quelqu’ noir projet qui perce.
Morbleu ! pour nous prêter s’cours,
Il faut qu’ chacun d’ nous s’exerce.
Du mêm’ pied partons toujours.
N’ cessons pas,
Chers amis, d’ marcher au pas.

Moitié d’ la gard’ nationale


S’ composait d’anciens soldats ;
Des braves d’ la gard’ royale
697
g y
Aussi faisions-nous grand cas.
Sans l’ ministère, nul doute
Qu’on eût pu nous voir quelqu’ jour,
Dans not’ verre, eux boir’ la goutte,
Nous, marcher à leur tambour.
N’ cessons pas,
Chers amis, d’ marcher au pas.

Nos voix ont paru sinistres :


D’ nouveau pourtant il faudra
Crier à bas les ministres,
Les jésuit’ et cætera.
Pour son argent j’ crois qu’ la foule
A bien l’ droit d’ former un vœu ;
N’est-c’ que quand la maison croule
Qu’on permet d’ crier au feu ?
N’ cessons pas,
Chers amis, d’ marcher au pas.

Au lieu d’ monter à la Chambre,


Nous aurions bien dû, je l’ sens,
Des injur’s de plus d’un membre
D’mander raison aux trois cents.
La Charte qu’on y tiraille
Est leur rempart ; mais, au fond,
On peut franchir c’te muraille
Par les brèches qu’ils y font.
N’ cessons pas,
Chers amis, d’ marcher au pas.
698
p

Au château faire l’ service


Sans cartouch’s pour se garder ;
En voir donner à chaqu’ Suisse ;
En arrièr’ ça fait r’garder.
Qui rétrograde se blouse ;
Gens d’ la cour, sauf vot’ respect,
Vous risquez quatre-vingt-douze
Pour ravoir quatre-vingt-sept.
N’ cessons pas,
Chers amis, d’ marcher au pas.

Puisqu’ Mont-Rouge nous menace,


Et rêv’ quelqu’ Saint-Barthél’my,
Préparons-nous, quoi qu’on fasse,
À repousser l’ennemi.
Quand vers un’ perte certaine
L’ navire est conduit foll’ment,
En dépit du capitaine,
Faut sauver le bâtiment.
N’ cessons pas,
Chers amis, d’ marcher au pas.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

699
LA GARDE NATIONALE.

Air : Halte-là ! la garde royale est là.


No 166.

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700
NOUVEL ORDRE DU JOUR

1823 [1]

AIR : C’est l’amour, l’amour, l’amour (Air noté ♫)

Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :


Point d’ victoire
Où n’y a point d’ gloire.
Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :
Gard’ à vous ! demi-tour !

— Notre ancien, qu’a donc fait l’Espagne ?


— Mon p’tit, ell’ n’ veut plus qu’aujourd’hui
Ferdinand fass’ périr au bagne
Ceux-là qui s’ sont battus pour lui ;
Nous allons tirer d’ peine
Des moin’s blancs, noirs et roux,
Dont on prendra d’ la graine,
Pour en r’planter chez nous.
701
Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :
Point d’ victoire
Où n’y a point d’ gloire.
Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :
Gard’ à vous ! demi-tour !

— Notre ancien, qu’ pensez-vous d’ la guerre ?


— Mon p’tit, ça n’ira jamais bien !
V’là z’un princ’ qui n’ s’y connaît guère ;
C’est un’ poir’ moll’ de bon chrétien ;
Bientôt l’ fils d’Henri quatre
Voudra qu’un jour d’action
On n’ puisse aller combattre
Sans billet d’ confession.

Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :


Point d’ victoire
Où n’y a point d’ gloire.
Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :
Gard’ à vous ! demi-tour !

— Notre ancien, qu’es’ qu’ c’est que l’ Trapiste


Avec tous ces Chouans dégu’nillés ?
— Mon p’tit, y vont grossir la liste
Des gens qu’ la France a rhabillés ;
Afin qu’ pour leur vengeance,
Leurs frèr’s soient massacrés,
Ils font un’ sainte alliance
702
Avec nos émigrés.

Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :


Point d’ victoire
Où n’y a point d’ gloire.
Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :
Gard’ à vous ! demi-tour !

— Notre ancien, quel s’ra not’ partage ?


— Mon p’tit, les coups d’ cann’ reviendront ;
Et puis, suivant le vieil usage,
Les nobles seuls avanceront.
Oui, s’lon not’ origine,
Nous aurons pour régal,
Nous l’ bâton d’ discipline,
Eux l’ bâton de maréchal.

Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :


Point d’ victoire
Où n’y a point d’ gloire.
Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :
Gard’ à vous ! demi-tour !

— Notre ancien, que d’viendra la France,


Si je cherchons d’ lointains dangers ?
— Mon p’tit, profitant d’ not’ absence,
On introduira l’ z'étrangers.
À la fin d’ la campagne,
Nous s’rons tout étonnés
703
Qu’en enchaînant l’Espagne,
Nous nous s’rons enchaînés.

Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :


Point d’ victoire
Où n’y a point d’ gloire.
Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :
Gard’ à vous ! demi-tour !

— Notre ancien ! vous que l’ père aux autres


Eût fait z’officier d’puis long-temps,
Marquez-nous l’ pas, nous s’rons des vôtres.
— Mon p’tit, v’là du français qu’ j’entends.
Si la France en alarmes
Porte un trop lourd fardeau,
Pour essuyer ses larmes,
R’prenons not’ vieux drapeau !

Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :


Point d’ victoire
Où n’y a point d’ gloire.
Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :
Gard’ à vous ! demi-tour !
1. ↑ Cette chanson fut faite pour être répandue dans l’armée avant son
entrée en campagne, lorsqu’elle campait aux Pyrénées.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

704
NOUVEL ORDRE DU JOUR.

Air : C’est l’amour, l’amour.


No 167.

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705
DE PROFUNDIS

À L’USAGE

DE DEUX OU TROIS MARIS

AIR : Eh ! gai, gai, gai, mon officier (Air noté ♫)

Eh ! gai, gai, gai, de profundis !


Ma femme
A rendu l’âme.
Eh ! gai, gai, gai, de profundis !
Qu’elle aille en paradis.

À cette âme si chère


Le paradis convient ;
Car, suivant ma grand’mère,
De l’enfer on revient.

Eh ! gai, gai, gai, de profundis !


Ma femme
706
Ma femme
A rendu l’âme.
Eh ! gai, gai, gai, de profundis !
Qu’elle aille en paradis.

Hélas ! le ciel lui-même


Avait tissu nos nœuds ;
Mon bonheur fut extrême…
Pendant un jour ou deux.

Eh ! gai, gai, gai, de profundis !


Ma femme
A rendu l’âme.
Eh ! gai, gai, gai, de profundis !
Qu’elle aille en paradis.

Quoiqu’il fût impossible


D’avoir l’air plus malin,
Elle était trop sensible…
Si j’en crois mon voisin.

Eh ! gai, gai, gai, de profundis !


Ma femme
A rendu l’âme.
Eh ! gai, gai, gai, de profundis !
Qu’elle aille en paradis.

Non, jamais tourterelle


N’aima plus tendrement ;
Comme elle était fidèle…
707
Co e e e éta t dè e…
À son dernier amant !

Eh ! gai, gai, gai, de profundis !


Ma femme
A rendu l’âme.
Eh ! gai, gai, gai, de profundis !
Qu’elle aille en paradis.

Dieu ! faut-il lui survivre ?


Me faut-il la pleurer ?
Non, non ; je veux la suivre…
Pour la voir enterrer.

Eh ! gai, gai, gai, de profundis !


Ma femme
A rendu l’âme.
Eh ! gai, gai, gai, de profundis !
Qu’elle aille en paradis.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

DE PROFUNDIS.

708
Air : Eh ! gai, gai, gai, mon officier.
No 168.

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709
PRÉFACE [1]

AIR du vaudeville de Préville et Taconnet (Air noté ♫)

Allez, enfants nés sous un autre règne ;


Sous celui-ci quittez le coin du feu.
Adieu ! partez, bien que pour vous je craigne
Certaines gens qui pardonnent trop peu.
On m’a crié : L’occasion est bonne ;
Tous les partis rapprochent leurs drapeaux.
Allez, enfants ; mais n’éveillez personne :
Mon médecin m’ordonne le repos.

Pour vos aînés que de pas et d’alarmes !


J’ai vu Thémis m’ôter mon plus doux bien ;
Car en prison le sommeil est sans charmes ;
Près du malheur on ne dort jamais bien.
J’entends encor le verrou qui résonne,
Et dans ma main fait trembler mes pipeaux.
Allez, enfants ; mais n’éveillez personne :

710
Mon médecin m’ordonne le repos.

Si l’on disait : La gaîté vous délaisse,


Vous répondrez (et pour moi j’en rougis) :
« De notre père accusant la faiblesse,
« Les plus joyeux sont restés au logis. »
Ces égrillards iraient, d’humeur bouffonne,
Pincer au lit le diable et ses suppôts.
Allez, enfants ; mais n’éveillez personne :
Mon médecin m’ordonne le repos.

Vous passerez près d’une ruche pleine,


D’abeilles, non ; mais de guêpes, je crois.
Ne soufflez mot, retenez votre haleine ;
Tremblez, enfants, vous qui jurez parfois [2] !
Le dard caché qu’à ces guêpes Dieu donne
A fait périr des bergers, des troupeaux.
Allez, enfants ; mais n’éveillez personne :
Mon médecin m’ordonne le repos.

Petits Poucets de la littérature,


S’il vient un ogre, évitez bien sa dent,
Ou, s’il s’endort, dérobez sa chaussure ;
De s’en servir on peut juger prudent.
Non : qu’ai-je dit ? Ah ! la peur déraisonne ;
Tous les partis rapprochent leurs drapeaux.
Allez, enfants ; mais n’éveillez personne :
Mon médecin m’ordonne le repos.

711
1. ↑ Cette chanson est en tête du volume publié en 1825.
2. ↑ Dans plus d’un village, on croit encore que les abeilles se jettent sur
ceux qui profèrent des jurons auprès de leur ruche.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

PRÉFACE.

Air du vaudeville de Préville et Taconnet.


No 169.

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712
LA MUSE EN FUITE

OU

MA PREMIÈRE VISITE AU PALAIS DE JUSTICE

chanson
FAITE À L’OCCASION DES PREMIÈRES POURSUITES JUDICIAIRES
EXERCÉES CONTRE MOI
POUR LA PUBLICATION DE MON RECUEIL (Air noté ♫)

1821

AIR : Halte-là

Quittez la lyre, ô ma muse !


Et déchiffrez ce mandat.
Vous voyez qu’on vous accuse
De plusieurs crimes d’état.
Pour un interrogatoire
713
Au Palais comparaissons.
Plus de chansons pour la gloire !
Pour l’amour plus de chansons !
Suivez-moi !
C’est la loi.
Suivez-moi, de par le Roi.

Nous marchons, et je découvre


L’asile des souverains.
Muse, la Fronde en ce Louvre
Vit pénétrer ses refrains [1].
Au Qui vive d’ordonnance
Alors, prompte à s’avancer,
La chanson répondait : France !
Les gardes laissaient passer.
Suivez-moi !
C’est la loi.
Suivez-moi, de par le Roi.

La justice nous appelle


De l’autre côté de l’eau.
Voici la Sainte-Chapelle
Où l’on pria pour Boileau [2].
S’il renaissait ce grand maître,
Le clergé, remis en train,
En prison ferait peut-être
Fourrer l’auteur du Lutrin.
Suivez-moi !
C’est la loi.
714
Suivez-moi, de par le Roi.

Là, devant ce péristyle,


Un tribunal impuissant
Au bûcher livra l’Émile [3],
Phénix toujours renaissant.
Muse, de vos chansonnettes
Aujourd’hui l’on va tâcher
De faire des allumettes
Pour ranimer ce bûcher.
Suivez-moi !
C’est la loi.
Suivez-moi, de par le Roi.

Muse, voici la grand’salle…


Hé quoi ! vous fuyez devant
Des gens en robe un peu sale,
Par vous piqués trop souvent !
Revenez donc, pauvre sotte,
Voir prendre à vos ennemis,
Pour peser une marotte,
Les balances de Thémis.
Suivez-moi !
C’est la loi.
Suivez-moi, de par le Roi.

Elle fuit, et chez le juge


J’entre, et puis enfin je sors.
Mais devinez quel refuge
715
Ma muse avait pris alors.
Gaîment avec la grisette
D’un président, bon humain,
Cette folle, à la buvette,
Répétait le verre en main :
Suivez-moi !
Suivez-moi !
C’est la loi.
Suivez-moi, de par le Roi.
1. ↑ Jamais plus de chansons ne furent lancées de part et d’autre qu’à
l’époque de la Fronde ; et Blot et Marigni, chansonniers du temps, ne
furent l’objet d’aucune poursuite.
2. ↑ On sait que Boileau fut enterré dans l’église située sous la Sainte-
Chapelle, où l’on voyait le fameux lutrin qui inspira l’un des ouvrages les
plus parfaits de notre langue.
3. ↑ On sait également que par arrêt du parlement l’Émile fut brûlé par la
main du bourreau, et son auteur décrété de prise de corps.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA MUSE EN FUITE.

Air : Halte-là !.

716
No 170.

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717
DÉNONCIATION
EN FORME D’IMPROMPTU

À PROPOS DE COUPLETS
QUI M’ONT ÉTÉ ENVOYÉS PENDANT MON PROCÈS (Air noté ♫)

AIR du ballet des Pierrots

718
On m’a dénoncé, je dénonce ;
Oui, je dénonce des couplets.
La gaîté de l’auteur annonce
Qu’il peut figurer au Palais ;
On voit, à l’air dont il vous traite,
Que cent fois il vous persifla.
Messieurs les juges, qu’on arrête,
Qu’on arrête cet homme-là.

Il prétend rire des entraves


Qu’à la presse l’on veut donner.
Il croit à la gloire des braves ;
Pourriez-vous le lui pardonner ?
Il ose vanter la musette
Qui dans leurs maux les consola.
Messieurs les juges, qu’on arrête,
Qu’on arrête cet homme-là.

Il prodigue la flatterie
À ceux qui sont persécutés ;
Il pourrait chanter la patrie,
C’est un grand tort, vous le sentez.
De l’esprit qu’à ma muse il prête,
Vengez-vous sur l’esprit qu’il a.
Messieurs les juges, qu’on arrête,
Qu’on arrête cet homme-là.

719
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

DÉNONCIATION EN FORME
D’IMPROMPTU.

Air du ballet des Pierrots.


No 171.

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720
ADIEUX À LA CAMPAGNE [1]

AIR : Muse des bois et des accords champêtres (Air noté ♫)

Soleil si doux au déclin de l’automne,


Arbres jaunis, je viens vous voir encor.
N’espérons plus que la haine pardonne
À mes chansons leur trop rapide essor.
Dans cet asile, où reviendra Zéphire,
J’ai tout rêvé, même un nom glorieux.
Ciel vaste et pur, daigne encor me sourire ;
Échos des bois, répétez mes adieux.

Comme l’oiseau, libre sous la feuillée,


Que n’ai-je ici laissé mourir mes chants !
Mais de grandeurs la France dépouillée
Courbait son front sous le joug des méchants.
Je leur lançai les traits de la satire ;
Pour mon bonheur l’amour m’inspirait mieux.

721
Ciel vaste et pur, daigne encor me sourire ;
Échos des bois, répétez mes adieux.

Déjà leur rage atteint mon indigence [2] ;


Au tribunal ils traînent ma gaîté ;
D’un masque saint ils couvrent leur vengeance :
Rougiraient-ils devant ma probité ?
Ah ! Dieu n’a point leur cœur pour me maudire :
L’Intolérance est fille des faux dieux.
Ciel vaste et pur, daigne encor me sourire ;
Échos des bois, répétez mes adieux.

Sur des tombeaux si j’évoque la Gloire,


Si j’ai prié pour d’illustres soldats,
Ai-je à prix d’or, aux pieds de la Victoire,
Encouragé le meurtre des états ?
Ce n’était point le soleil de l’empire
Qu’à son lever je chantais dans ces lieux.
Ciel vaste et pur, daigne encor me sourire ;
Échos des bois, répétez mes adieux.

Que, dans l’espoir d’humilier ma vie,


Bellart s’amuse à mesurer mes fers ;
Même aux regards de la France asservie
Un noir cachot peut illustrer mes vers.
À ses barreaux je suspendrai ma lyre ;
La Renommée y jettera les yeux.
Ciel vaste et pur, daigne encor me sourire ;
Échos des bois, répétez mes adieux.
722
Sur ma prison vienne au moins Philomèle !
Jadis un roi causa tous ses malheurs.
Partons : j’entends le geôlier qui m’appelle.
Adieu les champs, les eaux, les prés, les fleurs.
Mes fers sont prêts : la liberté m’inspire ;
Je vais chanter son hymne glorieux.
Ciel vaste et pur, daigne encor me sourire ;
Échos des bois, répétez mes adieux.
1. ↑ Cette chanson, faite dans le mois de novembre 1821, fut copiée et
distribuée au tribunal le jour de la première condamnation de l’auteur.
2. ↑ Lorsque le recueil de 1821 parut, ce fut le ministère qui força les
membres du conseil de l’Université d’ôter à l’auteur le modique emploi
d’expéditionnaire qu’il occupait depuis douze ans. Au reste, on l’avait
prévenu que s’il faisait imprimer ses nouvelles chansons, il perdrait cet
emploi.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

ADIEUX À LA CAMPAGNE.

Air : Muse des bois et des plaisirs champêtres.


No 172.

723
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724
LA LIBERTÉ

PREMIÈRE CHANSON FAITE À SAINTE-PÉLAGIE

JANVIER 1822

AIR : Chantons Lætamini (Air noté ♫)

D’un petit bout de chaîne


Depuis que j’ai tâté,
Mon cœur en belle haine
A pris la liberté.
Fi de la liberté !
À bas la liberté !

Marchangy, ce vrai sage,


M’a fait par charité
Sentir de l’esclavage
La légitimité.
Fi de la liberté !
725
À bas la liberté !

Plus de vaines louanges


Pour cette déité,
Qui laisse en de vieux langes
Le monde emmailloté !
Fi de la liberté !
À bas la liberté !

De son arbre civique


Que nous est-il resté ?
Un bâton despotique,
Sceptre sans majesté.
Fi de la liberté !
À bas la liberté !

Interrogeons le Tibre ;
Lui seul a bien goûté
Sueur de peuple libre,
Crasse de papauté.
Fi de la liberté !
À bas la liberté !

Du bon sens qui nous gagne


Quand l’homme est infecté,
Il n’est plus dans son bagne
Qu’un forçat révolté.
Fi de la liberté !
À bas la liberté !
726
Bons porte-clefs que j’aime,
Geôliers pleins de gaîté,
Par vous au Louvre même
Que ce vœu soit porté :
Fi de la liberté !
À bas la liberté !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA LIBERTÉ.

Air : Chantons Lætamini.


No 173.

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727
LA CHASSE

chanson de remerciement

À DES CHASSEURS DU DÉPARTEMENT D’ILLE-ET-VILAINE


QUI M’ENVOYÈRENT
UNE BOURRICHE GARNIE D’EXCELLENT GIBIER

SAINTE-PÉLAGIE

AIR : Tonton, tontaine, tonton (Air noté ♫)

Grâce à votre bourriche pleine


De gibier digne d’un glouton,
Tonton, tonton, tontaine, tonton,
Joyeux chasseurs d’Ille-et-Vilaine,
De votre cor je prends le ton,
Tonton, tontaine, tonton.

Chassez, morbleu ! chassez encore :

728
Quittez Rosette et Jeanneton,
Tonton, tonton, tontaine, tonton ;
Ou, pour rabattre, dès l’aurore
Que les amours soient de planton,
Tonton, tontaine, tonton.

Si le Béarnais a fait mettre


Maint chasseur au fond d’un ponton [1],
Tonton, tonton, tontaine, tonton,

Gabrielle daignait permettre


Qu’on braconnât dans son canton,
Tonton, tontaine, tonton.

Jadis nul n’osait en province


Porter aux champs son mousqueton,
Tonton, tonton, tontaine, tonton.
On gardait la perdrix du prince ;
Les loups dévoraient le mouton,
Tonton, tontaine, tonton.

Vous qui consolez ma disgrâce,


Pour nos droits vous tremblez, dit-on,
Tonton, tonton, tontaine, tonton.
Sauvez au moins le droit de chasse,
Pour l’honneur du pays breton,
Tonton, tontaine, tonton.

729
1. ↑ Henri IV renouvela des ordonnances très sévères contre les délits de
chasse.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA CHASSE.

Air : Tonton, tontaine, tonton.


No 174

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730
MA GUÉRISON

réponse

À DES SEMUROIS QUI, POUR FAIRE PASSER LA FOLIE QUE J’AI EUE
D’ESSAYER DE GUÉRIR DES GENS INCURABLES,
M’ONT ENVOYÉ DU VIN DE CHAMBERTIN ET DE ROMANÉE,
EN M’ORDONNANT
DES DOUCHES INTÉRIEURES PENDANT MON SÉJOUR EN PRISON

SAINTE-PÉLAGIE

AIR de la Treille de sincérité (Air noté ♫)

J’espère
Que le vin opère ;
Oui, tout est bien, même en prison :
Le vin m’a rendu la raison. (bis.)

Après un coup de Romanée

731
La douche ayant calmé mes sens,
J’ai maudit ma muse obstinée
À railler les hommes puissants. (bis.)
Un accès pouvait me reprendre ;
Mais, du topique effet certain !
J’avais de l’encens à leur vendre
Après un coup de Chambertin.

J’espère
Que le vin opère ;
Oui, tout est bien, même en prison :
Le vin m’a rendu la raison.

Après deux coups de Romanée


Rougissant de tous mes forfaits,
Je vois ma chambre environnée
D’heureux que le pouvoir a faits.
De mes juges l’arrêt suprême
Touche mon esprit libertin ;
J’admire Marchangy lui-même
Après deux coups de Chambertin.

J’espère
Que le vin opère ;
Oui, tout est bien, même en prison :
Le vin m’a rendu la raison.

Après trois coups de Romanée


Je n’aperçois plus d’oppresseurs.
732
La presse n’est plus enchaînée ;
Le budget seul a des censeurs.
La tolérance par la ville
Court en habit de sacristain ;
Je vois pratiquer l’Évangile
Après trois coups de Chambertin.

J’espère
Que le vin opère ;
Oui, tout est bien, même en prison :
Le vin m’a rendu la raison.

Au dernier coup de Romanée


Mon œil, mouillé de joyeux pleurs,
Voit la liberté couronnée
D’olivier, d’épis et de fleurs.
Les douces lois sont les plus fortes ;
L’avenir n’est plus incertain :
J’entends tomber verrous et portes
Au dernier coup de Chambertin.

J’espère
Que le vin opère ;
Oui, tout est bien, même en prison :
Le vin m’a rendu la raison.

Ô Chambertin ! ô Romanée !
Avec l’aurore d’un beau jour
L’Illusion chez vous est née
733
De l’Espérance et de l’Amour.
Cette fée, aux humains donnée,
Pour baguette tient du Destin
Tantôt un cep de Romanée,
Tantôt un cep de Chambertin.

J’espère
Que le vin opère ;
Oui, tout est bien, même en prison :
Le vin m’a rendu la raison.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MA GUÉRISON.

Air de la Treille de sincérité.


No 175

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734
L’AGENT PROVOCATEUR

remerciement

À D’AUTRES BOURGUIGNONS QUI M’AVAIENT ENVOYÉ DU VIN


DES DIFFÉRENTS CRUS LES PLUS RENOMMÉS

SAINTE-PÉLAGIE

AIR : Je vais bientôt quitter l’empire (Air noté ♫)

Avec son habit un peu mince,


Avec son chapeau goudronné,
Comme l’honneur de la province
Ce Bourguignon nous est donné. (bis.)
Quoiqu’il soit d’âge respectable,
Que d’un beau nom il soit porteur, (bis.)
Chut ! mes amis ; il fait jaser à table :
C’est un agent provocateur. (ter.)

735
Il est ami de l’infortune,
M’ont dit ceux qui l’ont annoncé ;
Pourtant un soupçon m’importune :
Par la police il a passé [1].
Plus d’un personnage notable,
Là, souvent devient délateur.
Chut ! mes amis ; il fait jaser à table :
C’est un agent provocateur.

Mais il circule, et de la France


Déjà nous vantons les héros ;
À nos yeux déjà l’Espérance
Sourit à travers les barreaux.
Enfin son charme inévitable
Sollicite un malin chanteur.
Chut ! mes amis ; il fait jaser à table :
C’est un agent provocateur.

Il nous ferait chanter la gloire


D’un sol fertile en joyeux ceps,
Et l’empereur dont la mémoire
Reste en honneur chez les Français [2]…
Oui, sur Probus, prince équitable,
Il nous souffle un chorus flatteur.
Chut ! mes amis ; il fait jaser à table :
C’est un agent provocateur.

De ce traître faisons justice ;

736
Exprès prolongeons le dîner.
S’il a passé par la police,
Qu’il passe pour y retourner.
Passe donc, ô vin délectable !
Retourne à ce lieu corrupteur.
Chut ! mes amis ; il fait jaser à table :
C’est un agent provocateur.
1. ↑ On visite tous les objets envoyés aux prisonniers : des agents de police
sont chargés de ce soin.
2. ↑ La Bourgogne est redevable à Probus, empereur romain, de la plupart
des vignes qui depuis ont fait sa richesse.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’AGENT PROVOCATEUR.

Air : Je vais bientôt quitter l’empire.


No 176

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737
MON CARNAVAL

SAINTE-PÉLAGIE

AIR nouveau de M. MEISSONNIER


ou des Chevilles de maître Adam (Air noté ♫)

Amis, voici la riante semaine


Que tous les ans je fêtais avec vous.
Marotte en main, dans le char qu’il promène,
Momus au bal conduit sages et fous.
Sur ma prison, dans l’ombre ensevelie,
Il m’a semblé voir passer les Amours.
J’entends au loin l’archet de la Folie :
Ô mes amis ! prolongez d’heureux jours !

Oui, je les vois ces danses amoureuses


Où la beauté triomphe à chaque pas.
De vingt danseurs je vois les mains heureuses
Saisir, quitter, ressaisir mille appas.

738
Dans ces plaisirs que votre cœur m’oublie :
Un seul mot triste en peut troubler le cours.
J’entends au loin l’archet de la Folie :
Ô mes amis ! prolongez d’heureux jours !

Combien de fois, auprès de la plus belle,


Dans vos banquets j’ai présidé chez vous !
Là de mon cœur jaillissait l’étincelle
Dont la gaîté vous électrisait tous.
De joyeux chants ma coupe était remplie ;
Je la vidais, mais vous versiez toujours.
J’entends au loin l’archet de la Folie :
Ô mes amis ! prolongez d’heureux jours !

Des jours charmants la perte est seule à craindre ;


Fêtez-les bien, c’est un ordre des cieux.
Moi je vieillis, et parfois laisse éteindre
Le grain d’encens dont je nourris mes dieux.
Quand la plus tendre était la plus jolie,
Des fers alors m’auraient paru bien lourds.
J’entends au loin l’archet de la Folie :
Ô mes amis ! prolongez d’heureux jours !

Mais accourez, dès qu’une longue ivresse


Du calme enfin vous impose la loi.
Dernier rayon, qu’un reste d’allégresse
Brille en vos yeux et vienne jusqu’à moi.
Dans vos plaisirs ainsi je me replie ;
Je suis vos pas, je chante vos amours.
739
J’entends au loin l’archet de la Folie :
Ô mes amis ! prolongez d’heureux jours !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MON CARNAVAL.

Air nouveau de M. J. Meissonnier.


No 177

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MÊME CHANSON,
Air des Chevilles de Maître Adam.
No 177 bis.

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740
L’OMBRE D’ANACRÉON

SAINTE-PÉLAGIE

AIR de la Sentinelle (Air noté ♫)

Un jeune Grec sourit à des tombeaux :


Victoire ! il dit ; l’écho redit : Victoire !
Ô demi-dieux ! vous nos premiers flambeaux,
Trompez le styx, revoyez votre gloire !
Soudain sous un ciel enchanté
Une ombre apparaît et s’écrie :
« Doux enfant de la Liberté, (bis.)
« Le plaisir veut une patrie !
« Une patrie !

« Ô peuple grec ! c’est moi dont les destins


« Furent si doux chez tes aïeux si braves ;
« Quand ils chantaient l’amour dans leurs festins,
« Anacréon en chassait les esclaves.

741
« Jamais la tendre Volupté
« N’approcha d’une âme flétrie.
« Doux enfant de la Liberté,
« Le Plaisir veut une patrie !
« Une patrie !

« De l’aigle encor l’aile rase les cieux,


« Du rossignol les chants sont toujours tendres ;
« Toi, peuple grec, tes arts, tes lois, tes dieux,
« Qu’en as-tu fait ? qu’as-tu fait de nos cendres ?
« Tes fêtes passent sans gaîté
« Sur une rive encor fleurie.
« Doux enfant de la Liberté,
« Le Plaisir veut une patrie !
« Une patrie !

« Déja vainqueur, chante et vole au danger ;


« Brise tes fers : tu le peux, si tu l’oses.
« Sur nos débris, quoi ! le vil étranger
« Dort enivré du parfum de tes roses.
« Quoi ! payer avec la beauté
« Un tribut à la barbarie !
« Doux enfant de la Liberté,
« Le Plaisir veut une patrie !
« Une patrie !

« C’est trop rougir aux yeux du voyageur


« Qui d’Olympie évoque la mémoire.
« Frappe ! et ces bords, au gré d’un ciel vengeur,
742
« Reverdiront d’abondance et de gloire.
« Des tyrans le sang détesté
« Réchauffe une terre appauvrie.
« Doux enfant de la Liberté,
« Le Plaisir veut une patrie !
« Une patrie !

« À tes voisins n’emprunte que du fer :


« Tout peuple esclave est allié perfide.
« Mars va t’armer des feux de Jupiter ;
« Cher à Vénus, son étoile te guide [1] :
« Bacchus, dieu toujours indompté,
« Remplira ta coupe tarie.
« Doux enfant de la Liberté,
« Le Plaisir veut une patrie !
« Une patrie ! »

Il se rendort le sage de Téos.


La Grèce enfin suspend ses funérailles.
Thèbes, Corinthe, Athènes, Sparte, Argos,
Ivres d’espoir, exhumez vos murailles !
Vos vierges même ont répété
Ces mots d’une voix attendrie :
« Doux enfant de la Liberté,
« Le Plaisir veut une patrie !
« Une patrie ! »
1. ↑ Suivant M. Puqueville, les Grecs ont encore en adoration l’étoile de
Vénus.

743
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’OMBRE D’ANACRÉON.

Air de la Sentinelle.
No 178.

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744
L’ÉPITAPHE DE MA MUSE

SAINTE-PÉLAGIE

AIR de Ninon chez madame de Sévigné (Air noté ♫)

Venez tous, passants, venez lire


L’épitaphe que je me fais.
J’ai chanté l’amoureux délire,
Le vin, la France et ses hauts faits.
J’ai plaint les peuples qu’on abuse ;
J’ai chansonné les gens du roi :
Béranger m’appelait sa muse. (bis.)
Pauvres pécheurs, priez pour moi ! (bis.)
Priez pour moi, priez pour moi !

Grâce à moi, qu’il rendit moins folle,


D’être gueux il se consolait,
Lui qui des muses de l’école
N’avait jamais sucé le lait.
745
Il grelottait dans sa coquille
Quand d’un luth je lui fis l’octroi.
De fleurs j’ai garni sa mandille.
Pauvres pécheurs, priez pour moi !
Priez pour moi, priez pour moi !

Je l’ai rendu cher au courage,


Dont il adoucit le malheur.
En amour il fut mon ouvrage ;
J’ai pipé pour cet oiseleur.
À lui plus d’un cœur vint se rendre,
Mais les oiseaux en feront foi :
J’ai fourni la glu pour les prendre.
Pauvres pécheurs, priez pour moi !
Priez pour moi, priez pour moi !

Un serpent… (Dieu ! de mot rappelle


Marchangy qui rampa vingt ans !)
Un serpent, qui fait peau nouvelle
Dès que brille un nouveau printemps,
Fond sur nous, triomphe et nous livre
Aux fers dont on pare la loi.
Sans liberté je ne peux vivre.
Pauvres pécheurs, priez pour moi !
Priez pour moi, priez pour moi !

Malgré l’éloquence sublime


De Dupin, qui pour nous parla,
N’ayant pu mordre sur la lime,
746
Le hideux serpent l’avala.
Or je trépasse, et, mieux instruite,
Je vois l’enfer avec effroi :
Hier Satan s’est fait jésuite.
Pauvres pécheurs, priez pour moi !
Priez pour moi, priez pour moi !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’ÉPITAPHE DE MA MUSE.

Air de Ninon chez madame de Sévigné.


No 179.

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747
LA SYLPHIDE

AIR : Je ne sais plus ce que je veux (Air noté ♫)

La Raison a son ignorance ;


Son flambeau n’est pas toujours clair.
Elle niait votre existence,
Sylphes charmants, peuples de l’air ;
Mais, écartant sa lourde égide
Qui gênait mon œil curieux,
J’ai vu naguère une sylphide.
Sylphes légers, soyez mes dieux.

Oui, vous naissez au sein des roses,


Fils de l’Aurore et des Zéphyrs ;
Vos brillantes métamorphoses
Sont le secret de nos plaisirs.
D’un souffle vous séchez nos larmes ;
Vous épurez l’azur des cieux :
J’en crois ma sylphide et ses charmes.
Sylphes légers soyez mes dieux
748
Sylphes légers, soyez mes dieux.

J’ai deviné son origine


Lorsqu’au bal, ou dans un banquet,
J’ai vu sa parure enfantine
Plaire par ce qui lui manquait.
Ruban perdu, boucle défaite ;
Elle était bien, la voilà mieux.
C’est de vos sœurs la plus parfaite.
Sylphes légers, soyez mes dieux.

Que de grâce en elle font naître


Vos caprices toujours si doux !
C’est un enfant gâté peut-être,
Mais un enfant gâté par vous.
J’ai vu, sous un air de paresse,
L’amour rêveur peint dans ses yeux.
Vous qui protégez la tendresse,
Sylphes légers, soyez mes dieux.

Mais son aimable enfantillage


Cache un esprit aussi brillant
Que tous les songes qu’au bel âge
Vous nous apportez en riant.
Du sein de vives étincelles
Son vol m’élevait jusqu’aux cieux ;
Vous dont elle empruntait les ailes,
Sylphes légers, soyez mes dieux.

Hélas ! rapide météore


749
Hélas ! rapide météore,
Trop vite elle a fui loin de nous.
Doit-elle m’apparaître encore ?
Quelque sylphe est-il son époux ?
Non, comme l’abeille elle est reine
D’un empire mystérieux ;
Vers son trône un de vous m’entraîne.
Sylphes légers, soyez mes dieux.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA SYLPHIDE.

Air : Je ne sais plus ce que je veux.


No 180.

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750
LES CONSEILS DE LISE

chanson

ADRESSÉE À M. J. LAFFITTE,
QUI M’AVAIT PROPOSÉ UN EMPLOI DANS SES BUREAUX POUR
RÉPARER
LA PERTE DE MA PLACE À L’UNIVERSITÉ

1822

AIR de la Treille de sincérité (Air noté ♫)

Lise à l’oreille
Me conseille ;
Cet oracle me dit tout bas :
Chantez, monsieur, n’écrivez pas. (bis.)

Un doux emploi pourrait vous plaire,


Me dit Lise ; mais songez bien,
751
Songez bien au poids du salaire,
Même chez un vrai citoyen. (bis.)
Rester pauvre vous est facile,
Quand l’Amour, afin de l’user,
Vient remonter ce luth fragile
Que Thémis a voulu briser.

Lise à l’oreille
Me conseille ;
Cet oracle me dit tout bas :
Chantez, monsieur, n’écrivez pas.

Dans l’emploi qu’un ami vous offre,


Vous n’oseriez plus, vieil enfant,
Célébrer au bruit de son coffre
Les droits que sa vertu défend.
Vous croiriez voir à chaque rime
Les sots, doublement satisfaits,
De vos chansons lui faire un crime,
Vous en faire un de ses bienfaits.

Lise à l’oreille
Me conseille ;
Cet oracle me dit tout bas :
Chantez, monsieur, n’écrivez pas.

Craignant alors la malveillance,


Vous ririez moins de ce baron,
Courtier de la Sainte-Alliance,
f
752
Qui des rois s’est fait le patron.
Dans les fonds de peur d’une crise,
Il veut que les Grecs soient déçus [1] ;
Pour avoir l’endos de Moïse,
On fait banqueroute à Jésus.

Lise à l’oreille
Me conseille ;
Cet oracle me dit tout bas :
Chantez, monsieur, n’écrivez pas.

Votre muse en deviendrait folle,


Et croirait flatter en disant
Que sur la droite du pactole
Intrigue et ruse vont puisant ;
Tandis qu’une noble industrie
Puise à gauche, et de toute part [2]
Reverse à flots sur la patrie
Un or dont le pauvre a sa part.

Lise à l’oreille
Me conseille ;
Cet oracle me dit tout bas :
Chantez, monsieur, n’écrivez pas.

Ainsi mon oracle m’inspire,


Puis ajoute ce dernier point :
Des distances l’amour peut rire ;
L’amitié n’en supporte point.
753
Riche de votre indépendance,
Chez Laffitte toujours fêté,
En trinquant avec l’opulence
Vous boirez à l’égalité.

Lise à l’oreille
Me conseille ;
Cet oracle me dit tout bas :
Chantez, monsieur, n’écrivez pas.
1. ↑ On n’osait alors secourir les Grecs, qui faisaient d’héroïques efforts
pour recouvrer leur liberté.
2. ↑ On sait ce qu’étaient la gauche et la droite de la Chambre à cette
époque.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES CONSEILS DE LISE.

Air de la Treille de sincérité.


No 181.

754
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755
LE PIGEON MESSAGER [1]

1822

AIR de Taconnet (Air noté ♫)

L’aï brillait, et ma jeune maîtresse


Chantait les dieux dans la Grèce oubliés.
Nous comparions notre France à la Grèce,
Quand un pigeon vient s’abattre à nos pieds. (bis.)
Nœris découvre un billet sous son aile :
Il le portait vers des foyers chéris. (bis.)
Bois dans ma coupe, ô messager fidèle !
bis.
Et dors en paix sur le sein de Nœris.

Il est tombé, las d’un trop long voyage ;


Rendons-lui vite et force et liberté.
D’un trafiquant remplit-il le message ?
Va-t-il d’amour parler à la beauté ?

756
Peut-être il porte au nid qui le rappelle
Les derniers vœux d’infortunés proscrits.
Bois dans ma coupe, ô messager fidèle !
Et dors en paix sur le sein de Nœris.

Mais du billet quelques mots me font croire


Qu’il est en France à des Grecs apporté.
Il vient d’Athène ; il doit parler de gloire :
Lisons-le donc par droit de parenté.
Athène est libre ! amis ! quelle nouvelle !
Que de lauriers tout à coup refleuris !
Bois dans ma coupe, ô messager fidèle !
Et dors en paix sur le sein de Nœris.

Athène est libre ! ah ! buvons à la Grèce :


Nœris, voici de nouveaux demi-dieux.
L’Europe en vain, tremblante de vieillesse,
Déshéritait ces aînés glorieux.
Ils sont vainqueurs ; Athènes, toujours belle,
N’est plus vouée au culte des débris.
Bois dans ma coupe, ô messager fidèle !
Et dors en paix sur le sein de Nœris.

Athène est libre ! ô muse des Pindares !


Reprends ton sceptre, et ta lyre, et ta voix.
Athène est libre en dépit des barbares ;
Athène est libre en dépit de nos rois.
Que l’univers, toujours instruit par elle,
Retrouve encore Athènes dans Paris !
757
Bois dans ma coupe, ô messager fidèle !
Et dors en paix sur le sein de Nœris.

Beau voyageur, au pays des Hellènes


Repose-toi, puis vole à tes amours ;
Vole, et, bientôt reporté dans Athènes,
Reviens braver et tyrans et vautours.
À tant de rois dont le trône chancelle,
D’un peuple libre apporte encor les cris.
Bois dans ma coupe, ô messager fidèle !
Et dors en paix sur le sein de Nœris.
1. ↑ Tout le monde connaît l’usage que quelques peuples font des pigeons
pour porter les lettres pressées. On les emporte loin de leur séjour
habituel, et ils traversent pour y revenir les plus grandes distances, avec
une rapidité qui paraît incroyable.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE PIGEON MESSAGER.

Air de Taconnet.
No 182.

758
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759
L’EAU BÉNITE

couplets

POUR LE MARIAGE À L’ÉGLISE DE DEUX ÉPOUX MARIÉS DEPUIS


LONG-TEMPS SANS CÉRÉMONIE

AIR : Faut d’la vertu, pas trop n’en faut (Air noté ♫)

Ces deux époux ont mis enfin


bis.
De l’eau bénite dans leur vin.

À l’autel ce couple s’engage ;


Voilà de quoi nous récrier.
Après vingt ans de mariage
Oser encor se marier !

Ces deux époux ont mis enfin


De l’eau bénite dans leur vin.

760
Grand Dieu, des torts que tu nous passes,
Le moindre, aux yeux de ta bonté,
Est celui d’avoir dit les grâces
Avant le benedicite.

Ces deux époux ont mis enfin


De l’eau bénite dans leur vin.

Madame, de fleurs ennuyée…


Chut ! taisons-nous ; mais puisse un jour
Du chapeau de la mariée
Sa fille aussi coiffer l’Amour !

Ces deux époux ont mis enfin


De l’eau bénite dans leur vin.

Pour que l’hymen fasse merveilles,


Versez d’un bordeaux réchauffant,
Reste du vin mis en bouteilles
Au baptême de votre enfant.

Ces deux époux ont mis enfin


De l’eau bénite dans leur vin.

Toujours heureux, quoiqu’on en glose,


Prouvez au diable, et prouvez bien,
Que, parfois prise à faible dose,
L’eau bénite ne gâte rien.

761
Ces deux époux ont mis enfin
De l’eau bénite dans leur vin.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’EAU BÉNITE.

Air : Faut d’la vertu, pas trop n’en faut.


No 183

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762
L’AMITIÉ

couplets

CONTÉS À MES AMIS LE 8 DÉCEMBRE 1822,


JOUR ANNIVERSAIRE
DE MA CONDAMNATION PAR LA COUR D’ASSISES

AIR : Quand des ans la fleur printanière (Air noté ♫)

Sur des roses l’Amour sommeille ;


Mais, quand s’obscurcit l’horizon,
Célébrons l’Amitié qui veille
À la porte d’une prison.

Tyran aussi, l’Amour nous coûte


Des pleurs qu’elle sait arrêter.
Au poids de nos fers il ajoute,
Elle nous aide à les porter.

Sur des roses l’Amour sommeille ;


763
Sur des roses l’Amour sommeille ;
Mais, quand s’obscurcit l’horizon,
Célébrons l’Amitié qui veille
À la porte d’une prison.

Dans l’une de nos cent bastilles


Lorsque ma muse emménagea,
À peine on refermait les grilles
Que l’Amitié frappait déjà.

Sur des roses l’Amour sommeille ;


Mais, quand s’obscurcit l’horizon,
Célébrons l’Amitié qui veille
À la porte d’une prison.

Heureux qui, libre de ses chaînes,


Bravant la haine et la pitié,
Joint au souvenir de ses peines
Celui des soins de l’Amitié !

Sur des roses l’Amour sommeille,


Mais, quand s’obscurcit l’horizon,
Célébrons l’Amitié qui veille
À la porte d’une prison.

Que fait la gloire à qui succombe ?


Amis, renonçons à briller ;
Donnons les marbres d’une tombe
Pour les plumes d’un oreiller.

764
Sur des roses l’Amour sommeille ;
Mais, quand s’obscurcit l’horizon,
Célébrons l’Amitié qui veille
À la porte d’une prison.

Sans bruit, ensemble, ô vous que j’aime !


Trompons les hivers meurtriers.
On peut braver le Temps lui-même
Quand on a bravé les geôliers.

Sur des roses l’Amour sommeille ;


Mais, quand s’obscurcit l’horizon,
Célébrons l’Amitié qui veille
À la porte d’une prison.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’AMITIÉ.

Air : Quand des ans la fleur printanière.


No 184.

765
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766
LE CENSEUR

1822

AIR de la Robe et des Bottes (Air noté ♫)

On me disait : Il est temps d’être sage ;


Au Pinde aussi l’on change de drapeaux.
Tentez la gloire, et, dans un grand ouvrage,
Pour le théâtre abdiquez les pipeaux.
De mes refrains j’ai repoussé le livre ;
Mais, quand j’invoque et Thalie et sa sœur,
Leur voix me crie : Ah ! que Dieu nous délivre,
Nous délivre au moins du censeur.

La Liberté, nourrice du Génie,


Voit les Beaux-Arts pleurant sur son cercueil :
Qui va d’un joug subir l’ignominie
A de son vers d’avance éteint l’orgueil.
Réponds, Corneille, oserais-tu revivre ?

767
Et toi, Molière, admirable penseur ?
Non, dites-vous ; ou que Dieu vous délivre,
Vous délivre au moins du censeur.

Tu veux encor ravir le feu céleste,


Jeune homme épris des lauriers les plus beaux,
Quand la censure, à son rocher funeste,
De ton génie a promis les lambeaux !
D’affreux vautours, que leur pâture enivre,
Vont mutiler le noble ravisseur.
Fils de Japet, ah ! que Dieu te délivre,
Te délivre au moins du censeur.

Avec Thalie, en satires féconde,


Peignons nos grands, leurs valets, leurs rimeurs,
Les vils ressorts qui font mouvoir le monde,
Et la cour même envenimant nos mœurs.
Délateur, tremble ! en scène il faut me suivre.
Jeffrys [1] en vain t’a pris pour assesseur.
Quoi ! tu souris !… ah ! que Dieu nous délivre,
Nous délivre au moins du censeur.

De Louis Onze évoquons les victimes ;


Que, dévoré d’un sanguinaire ennui,
Ce roi bigot, pour se soûler de crimes,
Mette sa vierge entre le diable et lui [2].
Mais, tout sanglants, nos Tristans [3] vont poursuivre
Ce vœu formé contre un lâche oppresseur.

768
Morts ! taisez-vous ! ou que Dieu nous délivre,
Nous délivre au moins du censeur.

Je laisse donc Thalie et Melpomène


Pour la chanson, libre en dépit des rois.
Sans le régir, j’agrandis son domaine ;
D’autres un jour lui traceront des lois.
Qu’en république on puisse y toujours vivre :
C’est un état qui n’est pas sans douceur.
Pauvres français, ah ! que Dieu vous délivre,
Vous délivre au moins du censeur.
1. ↑ Juge anglais devenu fameux pendant la restauration des Stuarts, et dont
le nom est un peu estropié ici par nécessité pour la mesure.
2. ↑ Louis XI, au dire de quelques historiens, demandait pardon de ses
crimes à la bonne Vierge de plomb qu’il portait à son chapeau.
3. ↑ Tristan est le nom du grand prévôt de Louis XI ; il était gentilhomme,
et réunissait aux fonctions de juge celles d’éxécuteur des hautes-œuvres.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE CENSEUR.

Air de la petite Gouvernante.

769
No 185.

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770
LE MAUVAIS VIN

OU

LES CAR

AIR : On dit partout que je suis bête (Air noté ♫)

Béni sois-tu, vin détestable !


Pour moi tu n’es point redoutable,
Bien qu’au maître de ce banquet
Des flatteurs vantent ton bouquet.
Arrose donc, fade piquette,
Les fleurs peintes sur mon assiette.
Vive le vin qui ne vaut rien !
Notre santé s’en trouve bien.

Car, si tu m’invitais à boire,


Bientôt je perdrais la mémoire
Du docteur qui me dit toujours :
771
Du docteur, qui me dit toujours :
« Pour vous c’est assez des amours.
« Chantez Bacchus ainsi qu’un prêtre
« Parle de Dieu sans le connaître. »
Vive le vin qui ne vaut rien !
Notre belle s’en trouve bien.

Car, si tu portais à l’ivresse,


Certaine Espagnole en détresse,
Ce soir, pourrait bien, je le sens,
Mettre à sec ma bourse et mes sens ;
Et Lisette, qui tient ma caisse,
Aurait à souffrir de la baisse.
Vive le vin qui ne vaut rien !
Notre raison s’en trouve bien.

Car, si tu réchauffais ma veine,


Armé de vers forgés sans peine,
Tout en chantant je tomberais
Peut-être au milieu d’un congrès ;
Puis j’irais, pour démagogie,
En prison terminer l’orgie.
Vive le vin qui ne vaut rien !
Notre gaîté s’en trouve bien.

Car en prison l’on ne rit guère.


Mais, vin à qui je fais la guerre,
Tu disparais, et sous mes yeux
Mousse un nectar digne des dieux.
Au risque d’une catastrophe,
772
Au risque d une catastrophe,
Versez-m’en, je suis philosophe.
Versez ! versez ! je ne crains rien ;
Du bon vin je me trouve bien.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE MAUVAIS VIN.

Air : On dit partout que je suis bête.


No 186.

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773
LA CANTHARIDE

OU

LE PHILTRE

AIR des Comédiens (Air noté ♫)

Meurs, il le faut ; meurs, ô toi qui recèles


Des dons puissants, à la volupté chers !
Rends à l’Amour tous les feux que tes ailes
Ont à ce dieu dérobés dans les airs.

« Clara, » m’a dit cette femme si vieille


Qui chaque jour pleure encor son printemps,
« Quoi ! Votre joue est déjà moins vermeille !
Vous languissez, et n’avez que vingt ans !

« Un père altier, que seul l’intérêt touche,


« Vous a jetée au lit d’un vieil époux.
774
« L’espoir en vain sourit sur votre bouche ;
« L’hymen l’effleure, et s’endort près de vous.

« À votre abord naît la froide risée.


« L’Amour se dit : On m’a fait un larcin ;
« Mais cette terre a des nuits sans rosée,
« Et d’aucun fruit ne parera son sein.

« Trompez l’amour, croyez-en ma sagesse ;


« Qu’un philtre heureux, par vos mains préparé,
« De votre époux rallumant la jeunesse,
« Donne à la vôtre un fils tant désiré. »

La vieille alors, baissant sa voix tremblante,


M’enseigne l’art de ce philtre charmant.
J’allais, sans elle, en ma fièvre brûlante,
Maudire époux, père, autel et serment.

Mais, vers ce frêne accourant dès l’aurore,


Dans ses rameaux j’ai su glisser ma main.
La cantharide y reposait encore :
Heureuse aussi, je dormirai demain.

Meurs, il le faut ; meurs, ô toi qui recèles


Des dons puissants, à la volupté chers !
Rends à l’Amour tous les feux que tes ailes
Ont à ce dieu dérobés dans les airs.

Mes jours, mes nuits, ma vie, étaient sans charmes ;


775
Je répugnais à d’innocents plaisirs.
Tout bas ma bouche, insultant à mes larmes,
Osait donner un nom à mes désirs.

Mon cœur brûlait ; hélas ! il brûle encore.


Jamais breuvage aura-t-il cette ardeur
Qui dans mon sang circule, me dévore,
Et d’un long trouble accable ma pudeur ?

Père cruel ! Il fallait de ta fille


Aux murs d’un cloître ensevelir les jours.
Là Dieu du moins nous crée une famille,
Là son amour éteint tous les amours.

Où donc est-il l’époux que ma jeunesse


Avait rêvé jeune, beau, caressant ?
Entre ses bras ma pudique tendresse
Eût été seule un philtre assez puissant.

De mon hymen, oui, la froideur me tue.


D’un plaisir chaste allumons le flambeau ;
Ah ! cessons d’être une vaine statue,
Dont un mari décore son tombeau.

La tendre vieille a dit : « Soyez docile,


« Et dès demain renaîtront vos couleurs ;
« Demain moi-même au seuil de votre asile
« Je suspendrai deux couronnes de fleurs. »

776
Meurs, il le faut ; meurs, ô toi qui recèles
Des dons puissants, à la volupté chers !
Rends à l’Amour tous les feux que tes ailes
Ont à ce dieu dérobés dans les airs.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA CANTHARIDE OU LE
PHILTRE.

Air des Comédiens.


No 187.

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777
LE TOURNEBROCHE

AIR : Le bruit des roulettes gâte tout (Air noté ♫)

Du dîner j’aime fort la cloche,


Mais on la sonne en peu d’endroits ;
Plus qu’elle aussi le tournebroche
À nos hommages a des droits.
Combien d’ennemis il rapproche
Chez le prince et chez le bourgeois !
À son doux tic tac un jour les partis
Signeront la paix entre deux rôtis.

Qu’on reprenne sur la musique


Les querelles du temps passé ;
Que par l’Amphion italique
Le grand Mozart soit terrassé ;
Je ne tiens qu’au refrain bachique
Par le tourne-broche annoncé.
À son doux tic tac un jour les partis

778
Signeront la paix entre deux rôtis.

Lorsque la Fortune à sa roue


Attache mille ambitieux,
Les précipite dans la boue
Ou les élève jusqu’aux cieux,
C’est la broche, moi je l’avoue,
Dont la roue attire mes yeux.
À son doux tic tac un jour les partis
Signeront la paix entre deux rôtis.

Une montre, admirable ouvrage,


Des heures décrivant le cours,
Règle, sans en charmer l’usage,
Le cercle borné de nos jours ;
Le tournebroche a l’avantage
D’embellir des instants trop courts.
À son doux tic tac un jour les partis
Signeront la paix entre deux rôtis.

Ce meuble, suivant maint vieux conte,


A manqué seul à l’âge d’or ;
C’est l’amitié qui, pour son compte,
Dut en inventer le ressort.
Vivent ceux que sa main remonte !
Mais gloire à celui du trésor !
À son doux tic tac un jour les partis
Signeront la paix entre deux rôtis.

779
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE TOURNE-BROCHE.

Air : Le bruit des roulettes gâte tout.


No 188

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780
LES SCIENCES

(Air noté ♫)

Fatigué des clartés confuses


Qui m’ont égaré bien souvent,
J’allais bannir amours et muses ;
J’allais vouloir être savant.
Mais quoi ! pour une âme incertaine
La science est d’un vain secours.
Gardons Lisette et La Fontaine :
Muses, restez ; restez, Amours.

La nature était mon Armide ;


Dans ses jardins j’errais surpris :
Mais un chimiste moins timide
Règne en vainqueur sur leurs débris.
Dans son fourneau rien qu’il ne jette ;
Des gaz il poursuit le concours.
Ma fée y perdrait sa baguette :
781
Muses, restez ; restez, Amours.

J’ai regret aux contes de vieille


Quand un docteur dit qu’à sa voix
Les morts lui viennent à l’oreille
De la vie expliquer les lois.
De la lampe il voit la matière,
Les ressorts, le fond, les contours ;
Je n’en veux voir que la lumière.
Muses, restez ; restez, Amours.

Enfin aux calculs qu’on entasse


Si les cieux n’obéissaient pas :
Plus d’une erreur passe et repasse
Entre les branches d’un compas.
Un siècle a changé la physique ;
Nos temps sont féconds en retours.
Je crains que le soleil n’abdique :
Muses, restez ; restez, Amours.

Enivrons-nous de poésie,
Nos cœurs n’en aimeront que mieux ;
Elle est un reste d’ambroisie
Qu’aux mortels ont laissé les dieux.
Quel est sur moi le froid qui tombe !
C’est le froid du soir de mes jours.
Promettez un rêve à ma tombe :
Muses, restez ; restez. Amours.

782
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES SCIENCES.

Air des mauvaises têtes.


No 189

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783
LE TAILLEUR ET LA FÉE

chanson
CHANTÉE À MES AMIS LE 19 AOÛT, JOUR ANNIVERSAIRE
DE MA NAISSANCE

1822

AIR d’Agéline (de WILHEM) (Air noté ♫)

Dans ce Paris plein d’or et de misère,


En l’an du Christ mil sept cent quatre-vingt,
Chez un tailleur, mon pauvre et vieux grand-père,
Moi nouveau-né, sachez ce qui m’advint.
Rien ne prédit la gloire d’un Orphée
À mon berceau, qui n’était pas de fleurs :
Mais mon grand-père, accourant à mes pleurs,
Me trouve un jour dans les bras d’une fée :
Et cette fée, avec de gais refrains,
bis.
Calmait le cri de mes premiers chagrins.
784
Le bon vieillard lui dit, l’âme inquiète :
« À cet enfant quel destin est promis ? »
Elle répond : « Vois-le, sous ma baguette,
« Garçon d’auberge, imprimeur et commis.
« Un coup de foudre ajoute à mes présages [1] :
« Ton fils atteint va périr consumé ;
« Dieu le regarde, et l’oiseau ranimé
« Vole en chantant braver d’autres orages. »
Et puis la fée, avec de gais refrains,
Calmait le cri de mes premiers chagrins.

« Tous les plaisirs, sylphes de la jeunesse,


« Éveilleront sa lyre au sein des nuits.
« Au toit du pauvre il répand l’allégresse ;
« À l’opulence il sauve des ennuis.
« Mais quel spectacle attriste son langage ?
« Tout s’engloutit, et gloire et liberté ;
« Comme un pêcheur qui rentre épouvanté,
« Il vient au port raconter leur naufrage. »
Et puis la fée, avec de gais refrains,
Calmait le cri de mes premiers chagrins.

Le vieux tailleur s’écrie : « Eh quoi ! ma fille


« Ne m’a donné qu’un faiseur de chansons !
« Mieux jour et nuit vaudrait tenir l’aiguille
« Que, faible écho, mourir en de vains sons. »
« Va, dit la fée, à tort tu t’en alarmes ;
« De grands talents ont de moins beaux succès.
785
« Ses chants légers seront chers aux Français,
« Et du proscrit adouciront les larmes. »
Et puis la fée, avec de gais refrains,
Calmait le cri de mes premiers chagrins.

Amis, hier, j’étais faible et morose,


L’aimable fée apparaît à mes yeux.
Ses doigts distraits effeuillent une rose ;
Elle me dit : « Tu te vois déjà vieux.
« Tel qu’aux déserts parfois brille un mirage [2],
« Aux cœurs vieillis s’offre un doux souvenir.
« Pour te fêter tes amis vont s’unir :
« Longtemps près d’eux revis dans un autre âge. »
Et puis la fée, avec ses gais refrains,
Comme autrefois dissipa mes chagrins.
1. ↑ L’auteur fut frappé de la foudre dans sa jeunesse.
2. ↑ Les effets fantastiques du mirage trompent les yeux du voyageur jusque
dans les sables du désert : il croit voir devant lui des forêts, des lacs, des
ruisseaux, etc.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE TAILLEUR ET LA FÉE.
786
Air d’Angéline (de Wilhem).
No 190

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787
LA DÉESSE

SUR UNE PERSONNE QUE L’AUTEUR A VUE REPRÉSENTER

LA LIBERTÉ
DANS UNE DES FÊTES DE LA RÉVOLUTION

AIR de la petite Gouvernante (Air noté ♫)

Est-ce bien vous, vous que je vis si belle


Quand tout un peuple, entourant votre char,
Vous saluait du nom de l’immortelle
Dont votre main brandissait l’étendard ?
De nos respects, de nos cris d’allégresse,
De votre gloire et de votre beauté,
Vous marchiez fière : oui, vous étiez déesse,
Déesse de la Liberté.

Vous traversiez des ruines gothiques ;

788
Nos défenseurs se pressaient sur vos pas :
Les fleurs pleuvaient, et des vierges pudiques
Mêlaient leurs chants à l’hymne des combats.
Moi, pauvre enfant, dans une coupe amère,
En orphelin par le sort allaité,
Je m’écriais : « Tenez-moi lieu de mère,
« Déesse de la Liberté. »

De noms affreux cette époque est flétrie ;


Mais, jeune alors, je n’ai rien pu juger :
En épelant le doux mot de patrie
Je tressaillais d’horreur pour l’étranger.
Tout s’agitait, s’armait pour la défense ;
Tout était fier, surtout la pauvreté.
Ah ! rendez-moi les jours de mon enfance,
Déesse de la Liberté.

Volcan éteint sous les cendres qu’il lance,


Après vingt ans ce peuple se rendort ;
Et l’étranger, apportant sa balance,
Lui dit deux fois : « Gaulois, pesons ton or. »
Quand notre ivresse, au ciel rendant hommage,
Sur un autel élevait la beauté,
D’un rêve heureux vous n’étiez que l’image,
Déesse de la Liberté.

Je vous revois, et le temps trop rapide


Ternit ces yeux où riaient les Amours ;
Je vous revois, et votre front qu’il ride
789
Semble à ma voix rougir de vos beaux jours.
Rassurez-vous : char, autels, fleurs, jeunesse,
Gloire, vertu, grandeur, espoir, fierté,
Tout a péri ; vous n’êtes plus déesse,
Déesse de la Liberté.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA DÉESSE.

Air de la petite Gouvernante.


No 191

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790
LE MALADE

AVRIL 1823

AIR : Muse des bois et des accords champêtres (Air noté ♫)

Un mal cuisant déchire ma poitrine,


Ma faible voix s’éteint dans les douleurs ;
Et tout renaît, et déjà l’aubépine
A vu l’abeille accourir à ses fleurs.
Dieu d’un sourire a béni la nature,
Dans leur splendeur les cieux vont éclater.
Reviens, ma voix, faible, mais douce et pure :
Il est encor de beaux jours à chanter.

Mon Esculape [1] a renversé mon verre,


Plus de gaîté ! mon front se rembrunit ;
Mais vient l’Amour et le mois qu’il préfère :
Déja l’oiseau butine pour son nid.
Des voluptés le torrent va s’épandre
791
Sur l’univers qui semblait végéter.
Reviens, ma voix, faible, mais toujours tendre :
Il est encor des plaisirs à chanter.

Pour mon pays que de chansons encore !


D’un lâche oubli vengeons les trois couleurs ;
De nouveaux noms la France se décore ;
À l’aigle éteint nous redevons des pleurs.
Que de périls la tribune orageuse
Offre aux vertus qui l’osent affronter !
Reviens, ma voix, faible, mais courageuse :
Il est encor des gloires à chanter.

Puis j’entrevois la liberté bannie ;


Elle revient : despotes, à genoux !
Pour l’étouffer en vain la tyrannie
Fait signe au Nord de déborder sur nous.
L’ours effrayé regagne sa tanière,
Loin du soleil qu’il voulait disputer.
Reviens, ma voix, faible, mais libre et fière :
Il est encor un triomphe à chanter.

Que dis-je ? hélas ! oui, la terre s’éveille,


Belle et parée, au souffle du printemps.
Mais dans nos cœurs le courage sommeille ;
Chargé de fers, chacun se dit : J’attends !
La Grèce expire, et l’Europe est tremblante ;
Seuls, nos pleurs seuls osent se révolter.

792
Reviens, ma voix, faible, mais consolante :
Il est encor des martyrs à chanter.
1. ↑ Le célèbre docteur Dubois, à qui l’auteur de ces chansons ne peut
témoigner trop de reconnaissance, et en qui les qualités du cœur égalent
la science et l’étonnante habileté.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE MALADE.

Air : Muse des bois et des plaisirs champêtres.


No 192.

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793
LA COURONNE DE BLUETS

À MADAME ***

AIR : J’ai vu partout dans mes voyages (Air noté ♫)

Du ciel j’arrive, et mon voyage


Nous épargne à tous bien des pleurs.
Beauté folâtre autant que sage,
Ne jouez plus avec des fleurs.
Sachez qu’hier, la panse ronde
Et l’œil obscurci par Bacchus,
Jupin a cru dans notre monde
bis.
Voir une couronne de plus.

À la colère il s’abandonne :
« L’abus, dit-il, devient trop fort.
Encore un front que l’on couronne
Quand le faiseur de rois est mort [1] !
Sur ce front lançons mon tonnerre ;
794
Du faible enfin vengeons les droits.
Je veux voir un jour sur la terre
Les rois sujets, les sujets rois. »

Dans son conseil alors j’arrive ;


(Où les rimeurs n’entrent-ils pas ?)
En joue il vous met sans qui vive !
Mais je l’aborde chapeau bas :
« Jupin, de ton arrêt j’appelle ;
Ta balance et tes poids sont faux :
Ta cour de justice éternelle
A-t-elle eu ses gardes des sceaux ?

« Braque tes lunettes, vieux sire,


Sur le front couronné par nous ;
De la candeur c’est le sourire,
De la bonté c’est l’œil si doux.
Lorsque les carreaux de son foudre
Chez nos sourds passent pour muets,
Jupin ne mettrait-il en poudre
Qu’une couronne de bluets ? »

« Oh ! oh ! dit-il, qu’allais-je faire ?


Ailleurs frappons ; mon foudre est chaud. »
— « Frappe ; mais sur notre hémisphère
Vise donc plus bas ou plus haut. »
Heureux d’avoir su vous défendre,
J’accours des célestes donjons.
Quant à Jupin, je viens d’apprendre
795
Qu’il a foudroyé deux pigeons.
1. ↑ Napoléon.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA COURONNE DE BLUETS.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages.


No 193.

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MÊME CHANSON,
Air portant le même timbre, par Plantade.
No 193 bis.

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796
L’ÉPÉE DE DAMOCLÈS

AIR : À soixante ans, etc. (Air noté ♫)

De Damoclès l’épée est bien connue ;


En songe, à table, il m’a semblé la voir.
Sous cette épée et menaçante et nue
Denys l’ancien me forçait à m’asseoir. (bis.)
Je m’écriais : Que mon destin s’achève,
La coupe en main, au doux bruit des concerts ! (bis.)
Ô vieux Denys ! je me ris de ton glaive [1],
Je bois, je chante, et je siffle tes vers. (bis.)

Servez, disais-je, à messieurs de la bouche ;


Versez, versez, messieurs du gobelet.
Malheur d’autrui n’est point ce qui te touche,
Denys ; sur moi fais donc vite un couplet.
Ton Apollon à nos larmes fait trêve ;
Il nous égaie au sein d’affreux revers ;

797
Ô vieux Denys ! je me ris de ton glaive,
Je bois, je chante, et je siffle tes vers.

Puisqu’à rimer sans remords tu t’amuses,


De la patrie écoute un peu la voix :
Elle est, crois-moi, la première des Muses ;
Mais rarement elle inspire les rois.
Du frêle arbuste où bout sa noble sève,
La moindre fleur parfume au loin les airs.
Ô vieux Denys ! je me ris de ton glaive,
Je bois, je chante, et je siffle tes vers.

Tu crois du Pinde avoir conquis la gloire,


Quand ses lauriers, de ta foudre encor chauds,
Vont à prix d’or te cacher à l’histoire,
Ou balayer la fange des cachots.
Mais, à ton nom, Clio, qui se soulève,
Sur ton cercueil viendra peser nos fers.
Ô vieux Denys ! je me ris de ton glaive,
Je bois, je chante, et je siffle tes vers.

Que du mépris la haine au moins me sauve !


Dit ce bon roi, qui rompt un fil léger.
Le fer pesant tombe sur mon front chauve ;
J’entends ces mots : Denys sait se venger.
Me voilà mort ; et poursuivant mon rêve,
La coupe en main, je répète aux enfers :
Ô vieux Denys ! je me ris de ton glaive,
Je bois, je chante, et je siffle tes vers.
798
1. ↑ Denys l’ancien, tyran de Syracuse, était, comme on sait, un métromane
déterminé ; il envoyait en prison ceux qui ne trouvaient pas ses vers bons.
Nous avons eu aussi en France des rois qui se mêlaient d’écrire et de
faire des vers. Quant à l’histoire du festin de Damoclès, elle est trop
connus pour qu’il soit besoin de la rapporter ici.
Cette chanson appartient au règne de Louis XVIII, qui, de même que
Denys, avait la manie d’écrire et a fait beaucoup de petits vers.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’ÉPÉE DE DAMOCLÈS.

Air : À soixante ans.


No 194.

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799
LA MAISON DE SANTÉ

À MADAME G......

POUR LA SAINT-JEAN, JOUR DE SA FÊTE

AIR du Ménage du Garçon (Air noté ♫)

Naguère en un royal hospice


J’allai subir les soins de l’art ;
Esculape me fut propice,
Je bénis cet heureux hasard. (bis.)
Mais l’amitié, toujours craintive,
Me dit : « Point de sécurité !
Un quiproquo bien vite arrive.
Change de maison de santé. » (bis.)

À R...... elle me transporte ;


Je me sens mieux en avançant.
La Bienfaisance est sur la porte,
800
p ,
Le Malheur salue en passant.
Là Jeannette est supérieure,
Et le ciel fit de sa bonté
La lampe qui brûle à toute heure
Dans cette maison de santé.

Molière a terminé sa vie


Entre deux sœurs de charité.
Or, quand Jeanne fait œuvre pie,
C’est un rendu pour un prêté.
De Thalie elle fut tourière
Avec talent, grâce et beauté,
Et la suivante de Molière
Fonde une maison de santé.

L’amitié seule y donne place :


Moi, j’en ai fait mon Hôtel-Dieu.
Infirmiers, remplissez ma tasse ;
C’est aujourd’hui le saint du lieu.
Quand il s’agit de fêter Jeanne,
Mon seul régime est la gaîté.
Je veux m’enivrer de tisane
Dans cette maison de santé.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

801
LA MAISON DE SANTÉ.

Air du Ménage du Garçon.


No 195.

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802
LA BONNE MAMAN

couplets

À UNE DAME DE TRENTE ANS, QUE L’AUTEUR APPELAIT


SA GRAND’MÈRE

AIR : J’étais bon chasseur autrefois (Air noté ♫)

Au dire du proverbe ancien,


L’amitié ne remonte guère.
Bon petit-fils, je n’en crois rien
Quand je pense à vous, ma grand’mère :
Ces titres, quelquefois si doux,
Vous paraîtraient-ils insipides ?
Bonne maman, consolez-vous ;
Vous n’avez point encor de rides.

L’âge a-t-il éteint vos désirs ?


Blâmez-vous les tendres chimères ?
803
Censurer les plus doux plaisirs
Est le plaisir de nos grand’mères.
Les ans font-ils neiger sur nous,
À nos yeux tout se décolore.
Bonne maman, consolez-vous ;
Vous ne blanchissez point encore.

L’amour a peur des grand’mamans ;


Mais, à prix d’or, combien de vieilles
Ont à leurs gages des amants
Dont les missives font merveilles !
On sait, pour lire un billet doux,
Quel moyen prennent ces coquettes.
Bonne maman, consolez-vous ;
Vous lisez encor sans lunettes.

Quoi ! Sans rides, sans cheveux blancs,


Et sans lunettes à votre âge !
Voyons si vos genoux tremblants
Des ans n’attestent pas l’outrage.
Oui, je vois trembler vos genoux
Que l’Amour tendrement caresse.
Bonne maman, consolez-vous ;
Prenez un bâton de vieillesse.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

804
LA BONNE MAMAN.

Air : J’étais bon chasseur autrefois.


No 196.

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805
LE VIOLON BRISÉ

AIR : Je regardais Madelinette (Air noté ♫)

Viens, mon chien, viens, ma pauvre bête ;


Mange malgré mon désespoir.
Il me reste un gâteau de fête ;
Demain nous aurons du pain noir. (bis.)

Les étrangers, vainqueurs par ruse,


M’ont dit hier dans ce vallon :
« Fais-nous danser ! » Moi, je refuse ;
L’un d’eux brise mon violon.

C’était l’orchestre du village.


Plus de fêtes ! plus d’heureux jours !
Qui fera danser sous l’ombrage ?
Qui réveillera les Amours ?

Sa corde vivement pressée,


Dès l’aurore d’un jour bien doux
806
Dès l’aurore d’un jour bien doux,
Annonçait à la fiancée
Le cortège du jeune époux.

Aux curés qui l’osaient entendre


Nos danses causaient moins d’effroi.
La gaîté qu’il savait répandre
Eût déridé le front d’un roi.

S’il préluda, dans notre gloire,


Aux chants qu’elle nous inspirait,
Sur lui jamais pouvais-je croire
Que l’étranger se vengerait ?

Viens, mon chien, viens, ma pauvre bête ;


Mange malgré mon désespoir.
Il me reste un gâteau de fête ;
Demain nous aurons du pain noir.

Combien sous l’orme ou dans la grange


Le dimanche va sembler long !
Dieu bénira-t-il la vendange
Qu’on ouvrira sans violon ?

Il délassait des longs ouvrages,


Du pauvre étourdissait les maux ;
Des grands, des impôts, des orages,
Lui seul consolait nos hameaux.

Les haines il les faisait taire ;


807
Les haines, il les faisait taire ;
Les pleurs amers, il les séchait.
Jamais sceptre n’a fait sur terre
Autant de bien que mon archet.

Mais l’ennemi qu’il faut qu’on chasse


M’a rendu le courage aisé.
Qu’en mes mains un mousquet remplace
Le violon qu’il a brisé.

Tant d’amis dont je me sépare


Diront un jour, si je péris :
Il n’a point voulu qu’un barbare
Dansât gaîment sur nos débris.

Viens, mon chien, viens, ma pauvre bête ;


Mange malgré mon désespoir.
Il me reste un gâteau de fête ;
Demain nous aurons du pain noir.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE VIOLON BRISÉ.
808
Air : Je regardais Madelinette.
No 197.

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809
LE CONTRAT DE MARIAGE

IMITÉ D’UN ANCIEN FABLIAU

AIR : Ah ! daignez m’épargner le reste (Air noté ♫)

« Sire, de grâce, écoutez-moi !


(Le prince courait chez sa dame)
« Sire, vous êtes un grand roi ;
« Daignez me venger de ma femme. »
Le roi dit : « Qu’on tienne éloigné
« Ce fou qui m’arrête au passage. »
« Ah ! sire, vous avez signé
« Mon contrat de mariage. »

Ces mots font sourire le roi :


« Gardes, je défends qu’on l’assomme.
« Vilain, dit-il, explique-toi. »
« — Sire, j’ai fait le gentilhomme.
« J’acquis d’un argent bien gagné
810
« Château, blason, titre, équipage ;
« Et, sire, vous avez signé
« Mon contrat de mariage.

« J’ai pris femme noble aux doux yeux,


« Aux mains blanches, au cou de cygne.
« Son père a dit : « Par mes aïeux !
« Mon gendre, il faut que le roi signe. »
« Votre nom fut accompagné
« D’un pâté de mauvais présage,
« Sire, quand vous avez signé
« Mon contrat de mariage !

« J’étais en habit de gala,


« Sire ; et, pour abréger l’histoire,
« Rappelez-vous que ce jour-là
« Un beau page tint l’écritoire.
« Ma femme ici l’avait lorgné.
« Hier je l’ai surpris… Quel outrage
« Pour vous dont la plume a signé
« Mon contrat de mariage !

Le roi dit : « Je n’ai qualité


« Que pour guérir les écrouelles.
« Un diable, cornard effronté,
« Vilains, ici guette vos belles.
« Sur les rois même il a régné,
« Et met un sceau de vasselage
« À tous les gens dont j’ai signé
811
« Le contrat de mariage.

Le livre où j’ai puisé ceci


Ajoute que l’époux morose
Faillit mourir de noir souci,
Et que d’un dicton il fut cause :
Dès qu’un mari peu résigné
Prêtait à rire au voisinage,
Le roi, disait-on, a signé
Son contrat de mariage.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE CONTRAT DE MARIAGE.

Air : Daignez m’épargner le reste.


No 198.

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812
LE CHANT DU COSAQUE

AIR : Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ? (Air noté ♫)

Viens, mon coursier, noble ami du Cosaque,


Vole au signal des trompettes du Nord.
Prompt au pillage, intrépide à l’attaque,
Prête sous moi des ailes à la Mort.
L’or n’enrichit ni ton frein ni ta selle ;
Mais attends tout du prix de mes exploits.
Hennis d’orgueil, ô mon coursier fidèle,
bis.
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

La Paix, qui fuit, m’abandonne tes guides ;


La vieille Europe a perdu ses remparts.
Viens de trésors combler mes mains avides ;
Viens reposer dans l’asile des arts.
Retourne boire à la Seine rebelle,
Où, tout sanglant, tu t’es lavé deux fois.
Hennis d’orgueil, ô mon coursier fidèle !

813
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

Comme en un fort, princes, nobles et prêtres,


Tous assiégés par des sujets souffrants,
Nous ont crié : Venez ! soyez nos maîtres ;
Nous serons serfs pour demeurer tyrans.
J’ai pris ma lance, et tous vont devant elle
Humilier et le sceptre et la croix.
Hennis d’orgueil, ô mon coursier fidèle !
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

J’ai d’un géant vu le fantôme immense


Sur nos bivouacs fixer un œil ardent.
Il s’écriait : Mon règne recommence !
Et de sa hache il montrait l’Occident.
Du roi des Huns c’était l’ombre immortelle :
Fils d’Attila, j’obéis à sa voix.
Hennis d’orgueil, ô mon coursier fidèle !
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

Tout cet éclat dont l’Europe est si fière,


Tout ce savoir qui ne la défend pas,
S’engloutira dans les flots de poussière
Qu’autour de moi vont soulever tes pas.
Efface, efface, en ta course nouvelle,
Temples, palais, mœurs, souvenirs et lois.
Hennis d’orgueil, ô mon coursier fidèle !
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

814
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE CHANT DU COSAQUE.

Air : Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ?


No 199.

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815
LE BON PAPE

AIR du Sorcier (Air noté ♫)

Mêlant la fable et l’Écriture,


Jadis un malin troubadour
D’un pape traça la peinture
Qu’en me signant je mets au jour.
Ce pontife à sa chambrière,
Disait : Quel bon lit d’édredon !
Ma dondon,
Riez donc,
Sautez donc.
J’ai tout ce qu’exige saint Pierre.
Oui, de Cythère vieux routier,
Je suis entier. (4 fois.)

Je suis entier de caractère,


Pour mieux prouver aux novateurs
Que tout doit obéir sur terre
Au serviteur des serviteurs
816
Au serviteur des serviteurs.
Du haut du trône où je me carre,
Du ciel je lire le cordon.
Ma dondon,
Riez donc,
Sautez donc.
Convenez que sous la tiare
Les amours ont un air altier.
Je suis entier.

Les pauvres peuples ne sont guère


Qu’un ban d’esclaves abrutis,
Où discorde, ignorance et guerre
Recrutent pour tous les partis.
Quand sur eux le mal s’accumule,
De tous les biens Dieu me fait don.
Ma dondon,
Riez donc,
Sautez donc.
Vénus met le pied dans ma mule,
Bacchus remplit mon bénitier.
Je suis entier.

Que sont les rois ? de sots bélîtres,


Ou des brigands qui, gros d’orgueil,
Donnant leurs crimes pour des titres,
Entre eux se poussent au cercueil.
À prix d’or je puis les absoudre,
Ou changer leur sceptre en bourdon.
Ma dondon
817
Ma dondon,
Riez donc,
Sautez donc.
Regardez-moi lancer la foudre :
Jupin m’a fait son héritier.
Je suis entier.

Ce vieux conte, peu charitable,


Au bon pape fait dire enfin :
Quittons les amours pour la table ;
Je crains que le monde n’ait faim.
Saint Pierre, dans un cas terrible,
A rengainé son espadon.
Ma dondon,
Riez donc,
Sautez donc.
Moi je cesse d’être infaillible,
D’Hercule j’ai fait le métier.
Je suis entier.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE BON PAPE.
818
Air du Sorcier.
No 200.

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819
LES HIRONDELLES

AIR de la romance de Joseph (Air noté ♫)

Captif au rivage du Maure,


Un guerrier, courbé sous ses fers,
Disait : Je vous revois encore,
Oiseaux ennemis des hivers.
Hirondelles, que l’espérance
Suit jusqu’en ces brûlants climats,
Sans doute vous quittez la France :
De mon pays ne me parlez-vous pas ?

Depuis trois ans je vous conjure


De m’apporter un souvenir
Du vallon où ma vie obscure
Se berçait d’un doux avenir.
Au détour d’une eau qui chemine
À flots purs, sous de frais lilas,
Vous avez vu notre chaumine :

820
De ce vallon ne me parlez-vous pas ?

L’une de vous peut-être est née


Au toit où j’ai reçu le jour ;
Là d’une mère infortunée
Vous avez dû plaindre l’amour.
Mourante, elle croit à toute heure
Entendre le bruit de mes pas ;
Elle écoute, et puis elle pleure.
De son amour ne me parlez-vous pas ?

Ma sœur est-elle mariée ?


Avez-vous vu de nos garçons
La foule, aux noces conviée,
La célébrer dans leurs chansons ?
Et ces compagnons du jeune âge,
Qui m’ont suivi dans les combats,
Ont-ils revu tous le village ?
De tant d’amis ne me parlez-vous pas ?

Sur leurs corps l’étranger peut-être


Du vallon reprend le chemin ;
Sous mon chaume il commande en maître ;
De ma sœur il trouble l’hymen.
Pour moi plus de mère qui prie,
Et par-tout des fers ici-bas.
Hirondelles de ma patrie,
De ses malheurs ne me parlez-vous pas ?

821
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES HIRONDELLES.

Air de la romance de Joseph.


No 201.

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MÊME CHANSON,
Musique de M. Amédée de Beauplan.
No 201 bis.

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MÊME CHANSON,
Musique de Laurent de Rillé.
No 201 ter.

822
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Le chœur à 4 voix se vend chez le même éditeur.


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823
LES FILLES

couplets

À UN AMI QUE SA FEMME VENAIT DE RENDRE PÈRE


D’UNE QUATRIÈME FILLE

AIR : Verdrillon, verdrillette, verdrille (Air noté ♫)

Quand des filles naissent chez vous


Pour le plaisir de ce monde,
Dites-moi, messieurs les époux,
Pourquoi chacun de vous gronde.
Aux filles, morbleu ! nous tenons ;
Faites-en, faites-en de gentilles :
Qu’elles soient anges ou démons,
Faites des filles ;
Nous les aimons.

Maris, toujours trop occupés,


824
Que, près des gens qui vous aident,
Aux femmes qui vous ont trompés
Un jour vos filles succèdent.
Aux filles, morbleu ! nous tenons ;
Faites-en, faites-en de gentilles :
Qu’elles soient anges ou démons,
Faites des filles ;
Nous les aimons.

Pour les pères, pour les amants,


Fille d’humeur folle ou sage
Ajoute aux charmes des beaux ans,
Ôte à l’ennui du vieil âge.
À leur cœur aussi nous tenons ;
Faites-en, faites-en de gentilles :
Qu’elles soient anges ou démons,
Faites des filles ;
Nous les aimons.

Pour Batyle aux fraîches couleurs


Quand Anacréon détonne,
Les Grâces arrachent les fleurs
Dont cet enfant le couronne.
Aux filles nous nous en tenons ;
Faites-en, faites-en de gentilles :
Qu’elles soient anges ou démons,
Faites des filles ;
Nous les aimons.

f
825
Mais pour quatre filles buvons
À toi, mari, qui nous aimes.
Pour nos fils nous te le devons ;
Que n’est-ce, hélas ! pour nous-mêmes !
À vos filles, oui, nous tenons ;
Faites-en, faites-en de gentilles :
Qu’elles soient anges ou démons,
Faites des filles ;
Nous les aimons.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES FILLES.

Air : Verdrillon, verdrillette, verdrille.


No 202.

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826
LE CACHET

OU

LETTRE À SOPHIE

1824

AIR de la Bonne Vieille, de B. WILHEM (Air noté ♫)

Il vient de toi ce cachet où le lierre


Serpente en or, symbole ingénieux ;
Cachet où l’art a gravé sur la pierre
Un jeune Amour au doigt mystérieux.
Il est sacré : mais en vain, ma Sophie,
À ton amant il offre son secours ;
De son pouvoir ma plume se défie.
Plus de secret, même pour les amours !

Pourquoi, dis-tu, si loin de ton amie,


Quand une lettre adoucit ses regrets,
827
Quand une lettre adoucit ses regrets,
Pourquoi penser qu’une main ennemie
Brise le dieu qui scelle nos secrets ?
Je ne crains point qu’un jaloux en délire,
Jamais, Sophie, à ce crime ait recours.
Ce que je crains, je tremble de l’écrire.
Plus de secret, même pour les amours !

Il est, Sophie, un monstre à l’œil perfide [1],


Qui de Venise ensanglanta les lois ;
Il tend la main au salaire homicide,
Souffle la peur dans l’oreille des rois ;
Il veut tout voir, tout entendre, tout lire,
Cherche le mal et l’invente toujours ;
D’un sceau fragile il amollit la cire.
Plus de secret, même pour les amours !

Ces mots tracés pour toi seule, ô Sophie !


Son œil affreux avant toi les lira.
Ce qu’au papier ma tendresse confie
Ira grossir un complot qu’il vendra.
Ou bien, dit-il, de ce couple qui s’aime
Livrons la vie aux sarcasmes des cours,
Et déridons l’ennui du diadème.
Plus de secret, même pour les amours !

Saisi d’effroi, je repousse la plume


Qui de l’absence eût charmé la douleur.
Pour le cachet la cire en vain s’allume,
On le rompra ; j’aurai fait ton malheur.
828
On le rompra ; j aurai fait ton malheur.
Par le grand roi qui trahit La Vallière,
Ce lâche abus fut transmis à nos jours [2].
Cœurs amoureux, maudissez sa poussière.
Plus de secret, même pour les amours !
1. ↑ La police. On fait honneur de son invention au gouvernement
inquisitorial de Venise.
2. ↑ L’établissement du Cabinet noir, où le secret des lettres fut tant de fois
violé, remonte au règne de Louis XIV. Son successeur se faisait un
amusement des révélations scandaleuses qu’on arrachait ainsi aux
correspondances particulières.
Après la révolution de Juillet, le Cabinet noir fut supprimé.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE CACHET OU LETTRE À
SOPHIE.

Air de la Bonne Vieille (de M. B. Wilhem.)


No 203.

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829
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830
LA JEUNE MUSE

réponse

À DES COUPLETS QUI M’ONT ÉTÉ ADRESSÉS PAR


MADEMOISELLE ***
ÂGÉE DE DOUZE ANS

AIR : Où s’en vont ces gais bergers ? (Air noté ♫)

Pour les vers, quoi ! vous quittez


Les plaisirs de votre âge !
Ma Muse, que vous flattez,
Aux amours rend hommage.
Ce sont aussi des enfants
À la voix séduisante ;
Mais, hélas ! vous n’avez que douze ans,
Et moi j’en ai quarante !

Pourquoi parler de lauriers ?


De pleurs on les arrose
831
De pleurs on les arrose.
Ce n’est point aux chansonniers
Que la gloire en impose.
La fleur, orgueil du printemps,
Est le prix qui nous tente.
Mais, hélas ! vous n’avez que douze ans,
Et moi j’en ai quarante !

Jeune oiseau, prenez l’essor ;


Égayez le bocage.
Par des chants plus doux encor
Brillez dans un autre âge.
De les inspirer je sens
Combien l’espoir m’enchante.
Mais, hélas ! vous n’avez que douze ans,
Et moi j’en ai quarante !

De me couronner de fleurs,
Oui, vous perdrez l’envie ;
Sous des dehors plus flatteurs
Vous verrez le génie.
Puissiez-vous pour mon encens
Être alors indulgente !
Mais à peine vous aurez vingt ans
Que j’en aurai cinquante.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

832
LA JEUNE MUSE.

Air : Où s’en vont ces gais bergers.


No 204.

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833
LA FUITE DE L’AMOUR

(Air noté ♫)

Je vois déja se déployer tes ailes,


Amour ; adieu ! mon bel âge est passé.
D’un air moqueur les Grâces infidèles
Montrent du doigt mon réduit délaissé.
S’il fut des jours où j’ai maudit tes armes,
Savais-je, hélas ! que tu m’en punirais ?
Ah ! plus, Amour, tu nous causes de larmes,
Plus, quand tu fuis, tu laisses de regrets.

Je reposais du sommeil de l’enfance


Lorsqu’à ta voix mes yeux se sont ouverts ;
Dans la beauté j’adorai ta puissance,
Et vins m’offrir de moi-même à tes fers.
Si jeune encor j’ignorais tes alarmes,
Tes sombres feux, le poison de tes traits.
Ah ! plus, Amour, tu nous causes de larmes,

834
Plus, quand tu fuis, tu laisses de regrets.

Glacé par l’âge, il se peut que j’oublie


Tous les baisers que Rose me donna,
Mais non les pleurs versés pour Eulalie,
Non les soupirs perdus près de Nina.
Pour bien aimer l’une avait trop de charmes ;
Mes vœux pour l’autre ont dû rester secrets.
Ah ! plus, Amour, tu nous causes de larmes,
Plus, quand tu fuis, tu laisses de regrets.

Fuis donc, Amour, ma couche solitaire ;


Fuis ! car déjà tu souris de pitié.
De mes ennuis pénétrant le mystère,
Les bras tendus, vers moi vient l’Amitié.
Pour l’éloigner fais luire encor tes armes :
Ses soins sont doux, mais j’en abuserais ;
Car plus, Amour, tu nous causes de larmes,
Plus, quand tu fuis, tu laisses de regrets.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA FUITE DE L’AMOUR.
835
Air : Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ?
No 205.

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836
L’ANNIVERSAIRE

AIR : Du partage de la Richesse (Air noté ♫)

837
Depuis un an vous êtes née,
Héloïse, le savez-vous ?
C’est là votre plus belle année,
Mais l’avenir vous sera doux.
Voici des fleurs que l’on vous donne ;
Parez-vous-en, et, s’il vous plaît,
Charmante avec cette couronne,
N’allez point en faire un hochet.

Un enfant qui ne vieillit guère,


Sachant qui vous donna le jour,
Devine que vous saurez plaire ;
Vous le connaîtrez, c’est l’Amour.
Redoutez-le pour mille causes,
Bien qu’il vous soit frère de lait ;
Car de votre chapeau de roses
Il voudra se faire un hochet.

L’Espérance aux ailes brillantes


Sur vous se plaît à voltiger :
De combien de formes riantes
Vous dote son prisme léger !
À ses doux songes asservie,
Vous serez heureuse en effet
Si pour chaque âge de la vie
Elle vous réserve un hochet.

838
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’ANNIVERSAIRE.

Air : Du partage de la richesse.


No 206.

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839
LE VIEUX SERGENT

1825

AIR : Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu (Air noté ♫)

Près du rouet de sa fille chérie


Le vieux sergent se distrait de ses maux,
Et, d’une main que la balle a meurtrie,
Berce en riant deux petits-fils jumeaux.
Assis tranquille au seuil du toit champêtre,
Son seul refuge après tant de combats,
Il dit parfois : « Ce n’est pas tout de naître ;
« Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas ! »

Mais qu’entend-il ? le tambour qui résonne :


Il voit au loin passer un bataillon.
Le sang remonte à son front qui grisonne ;
Le vieux coursier a senti l’aiguillon.
Hélas ! soudain, tristement il s’écrie :

840
« C’est un drapeau que je ne connais pas.
« Ah ! si jamais vous vengez la patrie,
« Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas ! »

« Qui nous rendra, dit cet homme héroïque,


« Aux bords du Rhin, à Jemmape, à Fleurus,
« Ces paysans, fils de la république,
« Sur la frontière à sa voix accourus ?
« Pieds nus, sans pain, sourds aux lâches alarmes,
« Tous à la gloire allaient du même pas.
« Le Rhin lui seul peut retremper nos armes.
« Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !

« De quel éclat brillaient dans la bataille


« Ces habits bleus par la Victoire usés !
« La Liberté mêlait à la mitraille
« Des fers rompus et des sceptres brisés.
« Les nations, reines par nos conquêtes,
« Ceignaient de fleurs le front de nos soldats.
« Heureux celui qui mourut dans ces fêtes !
« Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !

« Tant de vertu trop tôt fut obscurcie.


« Pour s’anoblir nos chefs sortent des rangs ;
« Par la cartouche encor toute noircie
« Leur bouche est prête à flatter les tyrans.
« La Liberté déserte avec ses armes ;
« D’un trône à l’autre ils vont offrir leurs bras ;
« À notre gloire on mesure nos larmes.
841
« Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas ! »

Sa fille alors, interrompant sa plainte,


Tout en filant lui chante à demi-voix
Ces airs proscrits qui, les frappant de crainte,
Ont en sursaut réveillé tous les rois.
« Peuple, à ton tour que ces chants te réveillent :
« Il en est temps ! » dit-il aussi tout bas.
Puis il répète à ses fils qui sommeillent :
« Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas ! »

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE VIEUX SERGENT.

Air : Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ?


No 207.

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842
LE PRISONNIER

AIR de la Balançoire, d’Amédée de BEAUPLAN (Air noté ♫)

Reine des flots, sur ta barque rapide


Vogue en chantant, au bruit des longs échos.
Les vents sont doux, l’onde est calme et limpide,
Le ciel sourit : vogue, reine des flots.

Ainsi chante, à travers les grilles,


Un captif qui voit chaque jour
Voguer la plus belle des filles
Sur les flots qui baignent la tour.

Reine des flots, sur ta barque rapide


Vogue en chantant, au bruit des longs échos.
Les vents sont doux, l’onde est calme et limpide,
Le ciel sourit : vogue, reine des flots.

Moi, captif à la fleur de l’âge

843
Dans ce vieux fort inhabité,
J’attends chaque jour ton passage
Comme j’attends la liberté.

Reine des flots, sur ta barque rapide


Vogue en chantant, au bruit des longs échos.
Les vents sont doux, l’onde est calme et limpide,
Le ciel sourit : vogue, reine des flots.

L’eau te réfléchit grande et belle ;


Ton sein forme un heureux contour.
À qui ta voile obéit-elle ?
Est-ce au Zéphyr ? est-ce à l’Amour ?

Reine des flots, sur ta barque rapide


Vogue en chantant, au bruit des longs échos.
Les vents sont doux, l’onde est calme et limpide,
Le ciel sourit : vogue, reine des flots.

De quel espoir mon cœur s’enivre !


Tu veux m’arracher de ce fort.
Libre par toi, je vais te suivre ;
Le bonheur est sur l’autre bord.

Reine des flots, sur ta barque rapide


Vogue en chantant, au bruit des longs échos.
Les vents sont doux, l’onde est calme et limpide,
Le ciel sourit : vogue, reine des flots.

844
Tu t’arrêtes, et ma souffrance
Semble mouiller tes yeux de pleurs.
Hélas ! semblable à l’Espérance,
Tu passes, tu fuis, et je meurs.

Reine des flots, sur ta barque rapide


Vogue en chantant, au bruit des longs échos.
Les vents sont doux, l’onde est calme et limpide,
Le ciel sourit : vogue, reine des flots.

L’illusion m’est donc ravie !


Mais non : vers moi tu tends la main.
Astre de qui dépend ma vie,
Pour moi tu brilleras demain.

Reine des flots, sur ta barque rapide


Vogue en chantant, au bruit des longs échos.
Les vents sont doux, l’onde est calme et limpide,
Le ciel sourit : vogue, reine des flots.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE PRISONNIER.
845
Air de la balançoire (de M. Amédée de Beauplan).
No 208.

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846
L’ANGE EXILÉ

À CORINNE DE L***

AIR : À soixante ans il ne faut pas remettre (Air noté ♫)

Je veux pour vous prendre un ton moins frivole :


Corinne, il fut des anges révoltés.
Dieu sur leur front fait tomber sa parole,
Et dans l’abîme ils sont précipités. (bis.)
Doux, mais fragile, un seul, dans leur ruine,
Contre ses maux garde un puissant secours ; (bis.)
Il reste armé de sa lyre divine.
bis.
Ange aux yeux bleus, protégez-moi toujours.

L’enfer mugit d’un effroyable rire


Quand, dégoûté de l’orgueil des méchants,
L’ange, qui pleure en accordant sa lyre,
Fait éclater ses remords et ses chants.

847
Dieu d’un regard l’arrache au gouffre immonde,
Mais ici-bas veut qu’il charme nos jours.
La poésie enivrera le monde.
Ange aux yeux bleus, protégez-moi toujours.

Vers nous il vole en secouant ses ailes,


Comme l’oiseau que l’orage a mouillé.
Soudain la terre entend des voix nouvelles ;
Maint peuple errant s’arrête émerveillé.
Tout culte alors n’étant que l’harmonie,
Aux cieux jamais Dieu ne dit : Soyez sourds.
L’autel s’épure aux parfums du génie.
Ange aux yeux bleus, protégez-moi toujours.

En vain l’enfer, des clameurs de l’Envie,


Poursuit cet ange échappé de ses rangs ;
De l’homme inculte il adoucit la vie,
Et sous le dais montre au doigt les tyrans.
Tandis qu’à tout sa voix prêtant des charmes
Court jusqu’au pôle éveiller les amours,
Dieu compte au ciel ce qu’il sèche de larmes.
Ange aux yeux bleus, protégez-moi toujours.

Qui peut me dire où luit son auréole ?


De son exil Dieu l’a-t-il rappelé ?
Mais vous chantez, mais votre voix console :
Corinne, en vous l’ange s’est dévoilé.
Votre printemps veut des fleurs éternelles,
Votre beauté de célestes atours :
848
Pour un long vol vous déployez vos ailes ;
Ange aux yeux bleus, protégez-moi toujours.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’ANGE EXILÉ.

Air : À soixante ans.


No 209.

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849
LA VERTU DE LISETTE

AIR : Je loge au quatrième étage (Air noté ♫)

Quoi ! de la vertu de Lisette


Vous plaisantez, dames de cour !
Eh bien ! d’accord : elle est grisette ;
C’est de la noblesse en amour. (bis.)
Le barreau, l’église et les armes,
De ses yeux noirs font très-grand cas.
Lise ne dit rien de vos charmes ;
bis.
De sa vertu ne parlons pas.

D’avoir fait de riches conquêtes


L’osez-vous bien railler encor,
Quand le peuple hébreu dans ses fêtes
Vous voit adorer son veau d’or ?
L’empire a, pour plus d’un service,
Long-temps soudoyé vos appas.
Lise est mal avec la police ;
D t l
850
De sa vertu ne parlons pas.

Point de cendre si bien éteinte


Qu’elle n’y retrouve du feu ;
Un marquis dont la vie est sainte
Veut à la cour la mettre en jeu.
Par elle illustrant son mérite,
Sur les ducs il aura le pas.
Lisette sera favorite ;
De sa vertu ne parlons pas.

Çà, mesdames les dénigrantes,


Si cet honneur vient la trouver,
Vous vous direz de ses parentes,
Vous ferez cercle à son lever.
Mais dût son triomphe et ses suites
De joie enfler tous les rabats,
Se confessât-elle aux jésuites,
De sa vertu ne parlons pas.

Croyez-moi, beautés monarchiques,


Le mot vertu, dans vos caquets,
Ressemble aux grands noms historiques
Que devant vous crie un laquais.
Les échasses de l’étiquette
Guindent bien haut des cœurs bien bas :
De la cour Dieu garde Lisette !
De sa vertu ne parlons pas.

851
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA VERTU DE LISETTE.

Air : Je loge au quatrième étage.


No 210.

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852
LE VOYAGEUR

AIR : Plus on est de fous, plus on rit (sans la reprise finale) (Air noté ♫)

LE VIEILLARD.
Voyageur, dont l’âge intéresse,
Quel chagrin flétrit tes beaux jours ?
LE VOYAGEUR.
Bon vieillard, plaignez ma jeunesse,
En butte aux orages des cours.
LE VIEILLARD.
Le sort est injuste sans doute,
Mais n’est pas toujours rigoureux.
Dieu qui m’a placé sur ta route,
Dieu t’offre un ami (bis.) ; sois heureux.

LE VOYAGEUR.
Mes maux sont de tristes exemples
Du pouvoir des dieux d’ici-bas.
Bientôt le crime aura des temples ;
Des palais il doit être las
853
Des palais il doit être las.
LE VIEILLARD.
Prends mon bras, car un long voyage
Endolorit tes pieds poudreux.
Comme toi j’errais à ton âge.
Dieu t’offre un ami ; sois heureux.

LE VOYAGEUR.
Quand j’invoquai dans la tempête
Ce Dieu qu’on dit si consolant,
Les poignards levés sur ma tête
Portaient gravé son nom sanglant.
LE VIEILLARD.
Te voici dans mon ermitage ;
Versons-nous d’un vin généreux.
Hélas ! mon fils aurait ton âge.
Dieu t’offre un ami ; sois heureux.

LE VOYAGEUR.
Non, il n’est point d’Être suprême
Qui seul peuple l’immensité,
Et cet univers n’est lui-même
Qu’une grande inutilité.
LE VIEILLARD.
Vois ma fille, à qui ta détresse
Arrache un soupir douloureux ;
Elle a consolé ma vieillesse.
Dieu t’offre un ami ; sois heureux.

LE VOYAGEUR
854
LE VOYAGEUR.
Dans cette nuit profonde et triste
Ce Dieu vient-il guider nos pas ?
Eh ! qu’importe enfin qu’il existe,
Si pour lui nous n’existons pas ?
LE VIEILLARD.
Voici ta couche et ta demeure :
Chasse tes rêves ténébreux.
Tiens-moi lieu du fils que je pleure.
Dieu t’offre un ami ; sois heureux.

L’étranger reste ; il plaît, il aime,


Et de fleurs bientôt couronné,
Époux et père, il va lui-même
Dire à plus d’un infortuné :
« Le sort est injuste sans doute,
Mais n’est pas toujours rigoureux.
Dieu qui m’a placé sur ta route,
Dieu t’offre un ami ; sois heureux. »

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE VOYAGEUR.
855
Air : Plus on est de fous, plus on rit.
No 211.

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856
OCTAVIE

1823

AIR des Comédiens (Air noté ♫)

Viens parmi nous, qui brillons de jeunesse,


Prendre un amant, mais couronné de fleurs ;
Viens sous l’ombrage, où, libre avec ivresse,
La volupté seule a versé des pleurs.

Ainsi parlaient des enfants de l’empire


À la beauté dont Tibère est charmé.
Quoi ! disaient-ils, la colombe soupire
Au nid sanglant du vautour affamé !

Belle Octavie ! à tes fêtes splendides,


Dis-nous, la joie a-t-elle jamais lui ?
Ton char, traîné par deux coursiers rapides,
Laisse trop loin les Amours après lui.

857
Sur un vieux maître, aux Romains qu’elle outrage,
Tant d’opulence annonce ton crédit ;
Mais sous la pourpre on sent ton esclavage ;
Et, tu le sais, l’esclavage enlaidit.

Marche aux accords des lyres parasites ;


Que par les grands tes vœux soient épiés.
Déjà, dit-on, nos prêtres hypocrites
Ont de leurs dieux mis l’encens à tes pieds.

Mais à la cour lis sur tous les visages,


Traîtres, flatteurs, meurtriers, vils faquins.
D’impurs ruisseaux, gonflés par nos orages,
Font déborder cet égout des Tarquins.

Tendre Octavie, ici rien n’effarouche


Le dieu qui cède à qui mieux le ressent.
Ne livre plus les roses de ta bouche
Aux baisers morts d’un fantôme impuissant.

Viens parmi nous, qui brillons de jeunesse,


Prendre un amant, mais couronné de fleurs ;
Viens sous l’ombrage, où, libre avec ivresse,
La Volupté seule a versé des pleurs.

Accours ici purifier tes charmes :


Les délateurs respectent nos loisirs.
Tous à leur prince ont prédit que nos armes
858
Se rouilleraient à l’ombre des plaisirs.

Sur les coussins où la douleur l’enchaîne,


Quel mal, dis-tu, vous fait ce roi des rois ?
Vois-le d’un masque enjoliver sa haine,
Pour étouffer notre gloire et nos lois.

Vois ce cœur faux, que cherchent tes caresses,


De tous les siens n’aimer que ses aïeux :
Charger de fers les muses vengeresses,
Et par ses mœurs nous révéler ses dieux.

Peins-nous ses feux, qu’en secret tu redoutes,


Quand sur ton sein s’exhale son nectar,
Ses feux infects dont s’indignent les voûtes
Où plane encor l’aigle du grand César.

Ton sexe faible est oublieux des crimes :


Mais, dans ces murs ouverts à tant de peurs,
N’entends-tu pas des ombres de victimes
Mêler leurs cris à tes soupirs trompeurs ?

Sur le tyran et sur toi le ciel gronde ;


Avec les siens ne confonds plus tes jours.
Ah ! trop souvent la liberté du monde
A d’un long deuil affligé les Amours.

Viens parmi nous, qui brillons de jeunesse,


Prendre un amant, mais couronné de fleurs ;
859
Viens sous l’ombrage, où, libre avec ivresse,
La volupté seule a versé des pleurs.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

OCTAVIE.

Air des Comédiens.


No 212.

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860
LE FILS DU PAPE

AIR : Lison dormait dans la prairie (Air noté ♫)

Ma mère, quittez la besace,


Le pape avec vous a couché ;
Je cours lui rappeler en face
Qu’il fut un moine débauché.
Quoique soldat, il va, j’espère,
Me créer cardinal-neveu.
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Saint-Père, au moins soyez bon père ;
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Ou je f… le saint-siège au feu.

Au sacré collège je frappe ;


Vient un cou tors : Allons, cagot,
Par mon sabre ! va dire au pape
Que je suis le fils de Margot
861
Que je suis le fils de Margot.
Dis que Margot fut sa commère ;
Que moi d’être saint j’ai fait vœu.
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Saint-Père, au moins soyez bon père ;
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Ou je f… le saint-siège au feu.

J’entre en faisant trois révérences ;


Sa Sainteté bâillait d’ennui.
Mon fils, veux-tu des indulgences ?
Non, dis-je, on s’en passe aujourd’hui.
J’ai, si j’en crois Margot ma mère,
Vos goûts, votre nez, votre œil bleu.
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Saint-Père, au moins soyez bon père ;
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Ou je f… le saint-siège au feu.

Quand mes trois sœurs, vos pauvres filles,


Le soir, pour avoir un jupon,
Vendent le plaisir en guenilles,
Au diable votre âme en répond.
Le diable vous sert de compère ;
Ayez donc l’air d’y croire un peu.
Ah ! ventrebleu !
862
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Saint-Père, au moins soyez bon père ;
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Ou je f… le saint-siège au feu.

Il me répond : Dieu nous afflige ;


Nous sommes pauvres, mon cher fils.
Mais du purgatoire, lui dis-je,
Où passent donc tous les profits ?
Donnez-moi les os de saint Pierre,
Que je les vende à quelque Hébreu.
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Saint-Père, au moins soyez bon père ;
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Ou je f… le saint-siège au feu.

Mon fils, que le diable t’emporte !


Prends ces mille écus, et va-t’en.
C’est bien peu, dis-je ; mais qu’importe !
Dans huit jours j’en viens prendre autant.
Tant de sots font encor sur terre
Bouillir votre vieux pot-au-feu !
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Saint-Père, au moins soyez bon père ;
Ah ! ventrebleu !
863
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Ou je f… le saint-siège au feu.

Adieu. Margot fera ripaille ;


Mes soeurs seront morceaux de roi.
Quoique j’abhorre la prêtraille,
D’un chapeau rouge affublez-moi.
De me transmettre votre chaire,
Bon homme, occupez-vous un peu.
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Saint-Père, au moins soyez bon père ;
Ah ! ventrebleu !
Ah ! sacrebleu !
Ou je f… le saint-siège au feu.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE FILS DU PAPE.

Air : Lison dormait dans la prairie.

864
No 213.

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865
MON ENTERREMENT

AIR : Quand on ne dort pas la nuit (de Lisbeth) (Air noté ♫)

Ce matin, je ne sais comment,


Je vois d’Amours ma chambre pleine ;
J’étais couché, sans mouvement.
Il est mort, disaient-ils gaîment ;
De l’inhumer prenons la peine.
Lors je maudis entre mes draps
Ces dieux que j’aimais tant à suivre.
Amis, si j’en crois ces ingrats,
Plaignez-moi (bis.), j’ai cessé de vivre. (bis.)

De mon vin ils prennent leur part ;


Ils caressent ma chambrière :
L’un veut guider le corbillard,
Et l’autre d’un ton nasillard
Me psalmodie une prière.
Le plus grave ordonne à l’instant

866
Vingt galoubets pour mon escorte :
Mais déjà la voiture attend.
Plaignez-moi, voilà qu’on m’emporte.

Causant, riant, faisant des leurs,


Les Amours suivent sur deux lignes :
Le drap, où l’argent brille en pleurs,
Porte un verre, un luth et des fleurs,
De mes ordres joyeux insignes.
Maint passant, qui met chapeau bas,
Se dit : Triste ou gai, tout succombe !
Les Amours font hâter le pas.
Plaignez-moi, j’arrive à ma tombe.

Mon cortège, au lieu de prier,


Chante là mes vers les plus lestes.
Grâce au ciseau du marbrier,
Une couronne de laurier
Va d’orgueil enivrer mes restes.
Tout redit ma gloire en ce lieu,
Qui bientôt sera solitaire.
Amis, j’allais me croire un dieu :
Plaignez-moi, voilà qu’on m’enterre.

Mais d’aventure, en ce moment,


Par là passait mon infidèle.
Lise m’arrache au monument ;
Puis encor, je ne sais comment,
Je me sens renaître auprès d’elle.
867
De la vie et de ses douceurs
Vous, qu’à médire l’âge excite,
Vous du monde éternels censeurs,
Plaignez-moi ; car je ressuscite.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MON ENTERREMENT.

Air : Quand on ne dort pas de la nuit.


No 214.

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868
LE POËTE DE COUR

couplets

POUR LA FÊTE DE MARIE ***

1824

AIR de la Treille de sincérité (Air noté ♫)

On achète
Lyre et musette ;
Comme tant d’autres, à mon tour,
Je me fais poëte de cour. (bis.)

Te chanter encore, ô Marie !


Non, vraiment je ne l’ose pas.
Ma muse enfin s’est aguerrie,
Et vers la cour tourne ses pas. (bis.)
Je gage, s’il naît un Voltaire,
Q ’ t l’ h t
869
Qu’on emprunte pour l’acheter.
Prêt à me vendre au ministère,
Pour toi je ne puis plus chanter.

On achète
Lyre et musette ;
Comme tant d’autres, à mon tour,
Je me fais poëte de cour.

Ce que je dirais pour te plaire


Ferait rire ailleurs de pitié :
L’amour est notre moindre affaire ;
Les grands ont banni l’amitié.
On siffle le patriotisme ;
Ce qu’on sait le mieux, c’est compter :
J’adresse une ode à l’égoïsme.
Pour toi je ne puis plus chanter.

On achète
Lyre et musette ;
Comme tant d’autres, à mon tour,
Je me fais poëte de cour.

Je crains que ta voix ne m’inspire


L’éloge des Grecs valeureux,
Contre qui l’Europe conspire
Pour ne plus rougir devant eux.
En vain ton âme généreuse
De leurs maux se laisse attrister ;
M i j h t l’E g h
870
Moi je chante l’Espagne heureuse.
Pour toi je ne puis plus chanter.

On achète
Lyre et musette ;
Comme tant d’autres, à mon tour,
Je me fais poëte de cour.

Dans mes calculs, Dieu ! quel déboire


Si de ton héros je parlais !
Il nous a légué tant de gloire
Qu’on est embarrassé du legs.
Lorsque ta main pare son buste
De lauriers qu’on doit respecter,
J’encense une personne auguste.
Pour toi je ne puis plus chanter.

On achète
Lyre et musette ;
Comme tant d’autres, à mon tour,
Je me fais poëte de cour.

Pourquoi douter, chère Marie,


Que ton ami change à ce point ?
Liberté, gloire, honneur, patrie,
Sont des mots qu’on n’escompte point.
Des chants pour toi sont la satire
Des grands que j’apprends à flatter.
Non, quoi que mon cœur veuille dire,
Pour toi je ne puis plus chanter
871
Pour toi je ne puis plus chanter.

On achète
Lyre et musette ;
Comme tant d’autres, à mon tour,
Je me fais poëte de cour.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE POÈTE DE COUR.

Air de la Treille de sincérité.


No 215

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872
COUPLET

ÉCRIT SUR UN RECUEIL DE CHANSONS MANUSCRITES DE M........

AIR de la République (Air noté ♫)

Si j’étais roi, roi de la chansonnette,


Comme en secret me l’a dit maint flatteur,
Votre recueil à ma muse inquiète
Dénoncerait un jeune usurpateur.
Car les conseils qu’en si bons vers il donne
Au pauvre peuple, objet de tant d’effroi,
Feraient trembler mon sceptre et ma couronne,
Si j’étais roi. (bis.)

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

873
COUPLET
ÉCRIT SUR UN RECUEIL DE
CHANSONS.

Air de la République.
No 216.

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874
LES TROUBADOURS

DITHYRAMBE

AIR : Je commence à m’apercevoir (Air noté ♫)

J’entonne sur les troubadours


Un chant dithyrambique.
Malgré goût et logique,
Coulez, vers longs, moyens et courts.
Momus sommeille,
Qu’on le réveille ;
Gai farfadet, qu’il rie à notre oreille.
Laissons, malgré maux et douleurs,
L’espérance essuyer nos pleurs :
Lisette, apporte et du vin et des fleurs.
Narguant des lois sévères,
Troubadours et trouvères
Au nez des rois vidaient gaîment leurs verres.

875
Toi, doux rimeur que la beauté
Mène par la lisière,
Unis parfois le lierre
Aux roses de la volupté.
Coupe remplie
Par la Folie
Met en gaîté femme tendre et jolie.
La colombe d’Anacréon,
Dans la coupe de ce barbon,
Buvait d’un vin père de la chanson.
Narguant des lois sévères,
Troubadours et trouvères
Au nez des rois vidaient gaîment leurs verres.

Toi qui fais de religion


Parade à chaque rime,
Qui sur la double cime
Fais grimper la procession,
Ta muse en masque
Est lourde et flasque :
Mais qu’un tendron te tire par la basque,
Tu lui souris ; et le bon vin
Pour toi ne vieillit pas en vain,
Beau joueur d’orgue au service divin.
Narguant des lois sévères,
Troubadours et trouvères
Au nez des rois vidaient gaîment leurs verres.

Toi qui prends Boileau pour psautier,


876
Du joug je te délie.
Veux-tu, près de Thalie,
De Regnard être l’héritier ?
De cette muse
Parfois abuse ;
Enivre-la ; Molière est ton excuse.
Elle naquit sur un tonneau :
Pour lui rendre un éclat nouveau,
Puise la joie au fond de son berceau.
Narguant des lois sévères,
Troubadours et trouvères
Au nez des rois vidaient gaîment leurs verres.

Du romantisme jeune appui,


Descends de tes nuages ;
Tes torrents, tes orages,
Ceignent ton front d’un pâle ennui.
Mon camarade,
Tiens, bois rasade ;
C’est un julep pour ton cerveau malade.
Entre naître et mourir, hélas !
Puisqu’on ne fait que quelques pas,
On peut aller de travers ici-bas.
Narguant des lois sévères,
Troubadours et trouvères
Au nez des rois vidaient gaîment leurs verres.

Oui, trouvères et troubadours


Sablaient force champagne.
877
Mais je bats la campagne ;
L’ode et le vin font de ces tours.
Le ciel nous dote
D’une marotte
Tour à tour grave, et quinteuse et falote.
Le soleil s’est levé joyeux,
Le front barbouillé de vin vieux.
Ah ! tout poëte est le jouet des dieux.
Narguant des lois sévères,
Troubadours et trouvères
Au nez des rois vidaient gaîment leurs verres.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES TROUBADOURS.

Air : Je commence à m’apercevoir (d’Alexis).


No 217.

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878
LES ESCLAVES GAULOIS

chanson
ADRESSÉE À MANUEL

1824

AIR : Un soldat, par un coup funeste (Air noté ♫)

D’anciens Gaulois, pauvres esclaves,


Un soir qu’autour d’eux tout dormait,
Levaient la dîme sur les caves
Du maître qui les opprimait.
Leur gaîté s’éveille :
« Ah ! dit l’un d’eux, nous faisons des jaloux.
« L’esclave est roi quand le maître sommeille.
« Enivrons-nous ! (4 fois.)

« Amis, ce vin par notre maître


879
« Fut confisqué sur des Gaulois
« Bannis du sol qui les vit naître
« Le jour même où mouraient nos lois.
« Sur nos fers qu’il rouille
« Le Temps écrit l’âge d’un vin si doux.
« Des malheureux partageons la dépouille.
« Enivrons-nous !

« Savez-vous où gît l’humble pierre


« Des guerriers morts de notre temps ?
« Là plus d’épouses en prière,
« Là plus de fleurs, même au printemps.
« La lyre attendrie
« Ne redit plus leurs noms effacés tous.
« Nargue du sot qui meurt pour la patrie !
« Enivrons-nous !

« La Liberté conspire encore


« Avec des restes de vertu ;
« Elle nous dit : Voici l’aurore ;
« Peuple, toujours dormiras-tu ?
« Déité qu’on vante,
« Recrute ailleurs des martyrs et des fous.
« L’or te corrompt, la gloire t’épouvante.
« Enivrons-nous !

« Oui, toute espérance est bannie ;


« Ne comptons plus les maux soufferts.
« Le marteau de la tyrannie
880
« Sur les autels rive nos fers.
« Au monde en tutèle,
« Dieux tout-puissants, quel exemple offrez-vous !
« Au char des rois un prêtre vous attelle.
« Enivrons-nous !

« Rions des dieux, sifflons les sages,


« Flattons nos maîtres absolus.
« Donnons-leur nos fils pour otages :
« On vit de honte, on n’en meurt plus.
« Le Plaisir nous venge ;
« Sur nous du Sort il fait glisser les coups.
« Traînons gaîment nos chaînes dans la fange.
« Enivrons-nous ! »

Le maître entend leurs chants d’ivresse ;


Il crie à des valets : « Courez !
« Qu’un fouet dissipe l’allégresse
« De ces Gaulois dégénérés. »
Du tyran qui gronde
Prêts à subir la sentence à genoux,
Pauvres Gaulois, sous qui trembla le monde,
Enivrons-nous !

ENVOI.

Cher Manuel, dans un autre âge


Aurais-je peint nos tristes jours ?
881
Ton éloquence et ton courage
Nous ont trouvés ingrats et sourds ;
Mais pour la patrie
Ta vertu brave et périls et dégoûts,
Et plaint encor l’insensé qui s’écrie :
Enivrons-nous !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES ESCLAVES GAULOIS.

Air : Un soldat par un coup funeste.


No 218.

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882
TREIZE À TABLE

AIR de Préville et Taconnet (Air noté ♫)

Dieu ! mes amis, nous sommes treize à table,


Et devant moi le sel est répandu.
Nombre fatal ! présage épouvantable !
La mort accourt ; je frissonne éperdu. (ter.)
Elle apparaît, esprit, fée ou déesse ;
Mais, belle et jeune, elle sourit d’abord. (bis.)
De vos chansons ranimez l’allégresse ;
Non, mes amis, je ne crains plus la Mort.

Bien qu’elle semble invitée à la fête,


Qu’elle ait aussi sa couronne de fleurs,
Seul je la vois, seul je vois sur sa tête
D’un arc-en-ciel resplendir les couleurs.
Elle me montre une chaîne brisée,
Et sur son sein un enfant qui s’endort.
Calmez la soif de ma coupe épuisée ;

883
Non, mes amis, je ne crains plus la Mort.

« Vois, me dit-elle ; est-ce moi qu’il faut craindre ?


« Fille du ciel, l’Espérance est ma sœur.
« Dis-moi, l’esclave a-t-il droit de se plaindre
« De qui l’arrache aux fers d’un oppresseur ?
« Ange déchu, je te rendrai les ailes
« Dont ici-bas te dépouilla le Sort. »
Enivrons-nous des baisers de nos belles ;
Non, mes amis, je ne crains plus la Mort.

« Je reviendrai, poursuit-elle, et ton âme


« Ira franchir tous ces mondes flottants,
« Tout cet azur, tous ces globes de flamme
« Que Dieu sema sur la route du Temps.
« Mais, tant qu’au joug elle rampe asservie,
« Goûte sans crainte un bonheur sans remord. »
Que le Plaisir use en paix notre vie ;
Non, mes amis, je ne crains plus la Mort.

Ma vision passe et fuit tout entière


Aux cris d’un chien hurlant sur notre seuil.
Ah ! l’homme en vain se rejette en arrière
Lorsque son pied sent le froid du cercueil.
Gais passagers, au flot inévitable
Livrons l’esquif qu’il doit conduire au port.
Si Dieu nous compte, ah ! restons treize à table ;
Non, mes amis, je ne crains plus la Mort.

884
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

TREIZE À TABLE.

Air du vaudeville de Préville et Taconnet.


No 219.

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885
LAFAYETTE EN AMÉRIQUE

AIR : À soixante ans il ne faut pas remettre (Air noté ♫)

Républicains, quel cortège s’avance ?


— Un vieux guerrier débarque parmi nous.
— Vient-il d’un roi vous jurer l’alliance ?
— Il a des rois allumé le courroux.
— Est-il puissant ? — Seul il franchit les ondes.
— Qu’a-t-il donc fait ? — Il a brisé des fers.
Gloire immortelle à l’homme des deux mondes !
Jours de triomphe, éclairez l’univers !

Européen, partout, sur ce rivage


Qui retentit de joyeuses clameurs,
Tu vois régner, sans trouble et sans servage,
La paix, les lois, le travail et les mœurs.
Des opprimés ces bords sont le refuge.
La tyrannie a peuplé nos déserts.
L’homme et ses droits ont ici Dieu pour juge.

886
Jours de triomphe, éclairez l’univers !

Mais que de sang nous coûta ce bien-être !


Nous succombions ; Lafayette accourut,
Montra la France, eut Washington pour maître,
Lutta, vainquit, et l’Anglais disparut.
Pour son pays, pour la liberté sainte,
Il a depuis grandi dans les revers.
Des fers d’Olmutz nous effaçons l’empreinte.
Jours de triomphe, éclairez l’univers !

Ce vieil ami que tant d’ivresse accueille,


Par un héros ce héros adopté,
Bénit jadis, à sa première feuille,
L’arbre naissant de notre liberté.
Mais, aujourd’hui que l’arbre et son feuillage
Bravent en paix la foudre et les hivers,
Il vient s’asseoir sous son fertile ombrage.
Jours de triomphe, éclairez l’univers !

Autour de lui vois nos chefs, vois nos sages,


Nos vieux soldats, se rappelant ses traits ;
Vois tout un peuple et ces tribus sauvages
À son nom seul sortant de leurs forêts.
L’arbre sacré sur ce concours immense
Forme un abri de rameaux toujours verts :
Les vents au loin porteront sa semence.
Jours de triomphe, éclairez l’univers !

887
L’Européen, que frappent ces paroles,
Servit des rois, suivit des conquérants :
Un peuple esclave encensait ces idoles ;
Un peuple libre a des honneurs plus grands.
Hélas ! dit-il, et son œil sur les ondes
Semble chercher des bords lointains et chers :
Que la vertu rapproche les deux mondes !
Jours de triomphe, éclairez l’univers !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LAFAYETTE EN AMÉRIQUE.

Air : À soixante ans.


No 220.

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888
MAUDIT PRINTEMPS

AIR : C’est à mon maître en l’art de plaire (Air noté ♫)

Je la voyais de ma fenêtre
À la sienne tout cet hiver :
Nous nous aimions sans nous connaître ;
Nos baisers se croisaient dans l’air.
Entre ces tilleuls sans feuillage,
Nous regarder comblait nos jours.
Aux arbres tu rends leur ombrage ;
Maudit printemps ! reviendras-tu toujours ?

Il se perd dans leur voûte obscure


Cet ange éclatant qui là bas
M’apparut, jetant la pâture
Aux oiseaux un jour de frimas :
Ils l’appelaient, et leur manége
Devint le signal des amours.
Non, rien d’aussi beau que la neige !

889
Maudit printemps ! reviendras-tu toujours ?

Sans toi je la verrais encore,


Lorsqu’elle s’arrache au repos,
Fraîche comme on nous peint l’Aurore
Du Jour entr’ouvrant les rideaux.
Le soir encor je pourrais dire :
Mon étoile achève son cours ;
Elle s’endort, sa lampe expire.
Maudit printemps ! reviendras-tu toujours ?

C’est l’hiver que mon cœur implore :


Ah ! je voudrais qu’on entendît
Tinter sur la vitre sonore
Le grésil léger qui bondit.
Que me fait tout ton vieil empire,
Tes fleurs, tes zéphyrs, tes longs jours ?
Je ne la verrai plus sourire.
Maudit printemps ! reviendras-tu toujours ?

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MAUDIT PRINTEMPS.
890
Air : C’est à mon maître en l’art de plaire.
No 221.
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MÊME CHANSON,
Musique de Darondeau
No 221.
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891
PSARA a

OU

CHANT DE VICTOIRE DES OTTOMANS

AIR : À soixante ans il ne faut pas remettre (Air noté ♫)

Nous triomphons ! Allah ! gloire au prophète !


Sur ce rocher plantons nos étendards.
Ses défenseurs, illustrant leur défaite,
En vain sur eux font crouler ses remparts.
Nous triomphons, et le sabre terrible
Va de la croix punir les attentats.
Exterminons une race invincible :
Les rois chrétiens ne la vengeront pas.

N’as-tu, Chios, pu sauver un seul être


Qui vînt ici raconter tous tes maux b ?

892
Psara tremblante eût fléchi sous son maître.
Où sont tes fils, tes palais, tes hameaux ?
Lorsque la peste en ton île rebelle
Sur tant de morts menaçait nos soldats c,
Tes fils mourants disaient : N’implorons qu’elle ;
Les rois chrétiens ne nous vengeront pas.

Mais de Chios recommencent les fêtes ;


Psara succombe, et voilà ses soutiens !
Dans le sérail comptez combien de têtes
Vont saluer les envoyés chrétiens.
Pillons ces murs ! de l’or ! du vin ! des femmes !
Vierges, l’outrage ajoute à vos appas.
Le glaive après purifîra vos âmes :
Les rois chrétiens ne vous vengeront pas.

L’Europe esclave a dit dans sa pensée :


Qu’un peuple libre apparaisse ! et soudain…
Paix ! ont crié d’une voix courroucée
Les chefs que Dieu lui donne en son dédain.
Byron offrait un dangereux exemple ;
On les a vus sourire à son trépas.
Du Christ lui-même allons souiller le temple :
Les rois chrétiens ne le vengeront pas.

À notre rage ainsi rien ne s’oppose ;


Psara n’est plus, Dieu vient de l’effacer.
Sur ses débris le vainqueur qui repose

893
Rêve le sang qu’il lui reste à verser.
Qu’un jour Stamboul d contemple avec ivresse
Les derniers Grecs suspendus à nos mâts !
Dans son tombeau faisons rentrer la Grèce :
Les rois chrétiens ne la vengeront pas.

Ainsi chantait cette horde sauvage.


Les Grecs ! s’écrie un barbare effrayé.
La flotte hellène a surpris le rivage e,
Et de Psara tout le sang est payé.
Soyez unis, ô Grecs ! ou plus d’un traître
Dans le triomphe égarera vos pas.
Les nations vous pleureraient peut-être ;
Les rois chrétiens ne vous vengeraient pas.

a. Le désastre de Psara ou Ipsara est trop connu pour qu’il soit nécessaire
d’en rapporter les détails, non plus que de la belle défense et de la fin héroïque
de ses habitants. Les Turcs eux-mêmes ont rendu justice aux Ipsariotes. Cette
chanson avait pour but, on doit le voir, d’inspirer de l’indignation contre les
cabinets de l’Europe, qui laissaient massacrer les chrétiens de la Grèce sans leur
porter secours.
b. Qui vînt ici raconter tous tes maux ?
Plus de cinquante mille chrétiens perdirent la vie ou la liberté lors du
massacre de Chios ou de Cio, car c’est le même nom corrompu par la
prononciation italienne.

894
c. Sur tant de morts menaçait nos soldats.
Le nombre des cadavres entassés dans la malheureuse Chios fit craindre aux
chefs ottomans que la peste ne se mît dans leur armée, livrée au pillage de cette
île opulente.
d. Qu’un jour Stamboul contemple avec ivresse.
Stamboul est le nom que les Turcs donnent à Constantinople.

e. La flotte hellène a surpris le rivage.


Quelque temps après la ruine de Psara, les Grecs firent une descente dans
l’île, et une partie de la garnison turque périt égorgée.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

PSARA.

Air : À soixante ans il ne faut pas remettre.


No 222.

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895
LE VOYAGE IMAGINAIRE

1824

AIR : Muse des bois et des accords champêtres (Air noté ♫)

L’Automne accourt, et sur son aile humide


M’apporte encor de nouvelles douleurs.
Toujours souffrant, toujours pauvre et timide,
De ma gaîté je vois pâlir les fleurs.
Arrachez-moi des fanges de Lutèce ;
Sous un beau ciel mes yeux devaient s’ouvrir.
Tout jeune aussi, je rêvais à la Grèce ;
C’est là, c’est là que je voudrais mourir.

En vain faut-il qu’on me traduise Homère,


Oui, je fus Grec ; Pythagore a raison.
Sous Périclès j’eus Athènes pour mère ;
Je visitai Socrate en sa prison.
De Phidias j’encensai les merveilles ;

896
De l’Ilissus j’ai vu les bords fleurir.
J’ai sur l’Hymète éveillé les abeilles ;
C’est là, c’est là que je voudrais mourir.

Dieux ! qu’un seul jour, éblouissant ma vue,


Ce beau soleil me réchauffe le cœur !
La Liberté, que de loin je salue,
Me crie : Accours, Thrasybule est vainqueur.
Partons ! partons ! la barque est préparée.
Mer, en ton sein garde-moi de périr.
Laisse ma Muse aborder au Pirée ;
C’est là, c’est là que je voudrais mourir.

Il est bien doux le ciel de l’Italie,


Mais l’esclavage en obscurcit l’azur.
Vogue plus loin, nocher, je t’en supplie ;
Vogue où là-bas renaît un jour si pur.
Quels sont ces flots ? quel est ce roc sauvage ?
Quel sol brillant à mes yeux vient s’offrir ?
La tyrannie expire sur la plage ;
C’est là, c’est là que je voudrais mourir.

Daignez au port accueillir un barbare,


Vierges d’Athène ; encouragez ma voix.
Pour vos climats je quitte un ciel avare
Où le génie est l’esclave des rois.
Sauvez ma lyre, elle est persécutée ;
Et, si mes chants pouvaient vous attendrir,

897
Mêlez ma cendre aux cendres de Tyrtée :
Sous ce beau ciel je suis venu mourir.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE VOYAGE IMAGINAIRE.

Air : Muse des bois et des plaisirs champêtres.


No 223.

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898
L’IN-OCTAVO
ET

L’IN-TRENTE-DEUX [1]

AIR du Carnaval (Air noté ♫)

Quoi ! mes couplets, encore une sottise !


Osez-vous bien paraître in-octavo ?
Juge, critique, et docteur de l’Église,
Vont après vous s’acharner de nouveau.
L’in-trente-deux trompait l’œil du myope,
Mais vos défauts vont être tous sentis :
C’est le ciron vu dans un microscope.
Mieux vous allait de rester tout petits,
Petits, petits, oui, petits, tout petits.

« Quel trait d’orgueil ! dira la Calomnie :


« Ferait-on plus pour des alexandrins ?
L h i i à l’A dé i
899
« Le chansonnier vise à l’Académie,
« Et veut au Pinde anoblir ses refrains. »
Viser si haut, malgré cette imposture,
N’est point mon fait, je vous en avertis.
Pour conserver vos lettres de roture,
Mieux vous allait de rester tout petits,
Petits, petits, oui, petits, tout petits.

Je vois deux sots rendus à leur province :


« Messieurs, dit l’un, sifflons le troubadour.
« Il veut des croix, et, pour l’offrir au prince,
« À son recueil a mis l’habit de cour.
« Le Roi, dit l’autre, a daigné lui sourire,
« Même a trouvé ses vers assez gentils. »
Voyez du Roi ce que vous ferez dire !
Mieux vous allait de rester tout petits,
Petits, petits, oui, petits, tout petits.

L’humble format sut plaire à cette classe


Sur qui les arts sèment trop peu de fleurs ;
Il se fourrait jusque dans la besace
De l’indigent dont il séchait les pleurs.
À la guinguette instruisant ces recrues,
D’obscurs lauriers j’ai fait large abatis.
Pour rencontrer la Gloire au coin des rues,
Mieux vous allait de rester tout petits,
Petits, petits, oui, petits, tout petits.

Je dois trembler ; car moi, qui suis prophète,


J i d l i l’ bli f d
900
Je vois de loin l’oubli fondre sur vous.
De tant d’échos dont la voix vous répète,
L’un meurt, puis l’autre, et puis cent, et puis tous.
Déjà mon front sent glisser sa couronne ;
Comme les miens vos beaux jours sont partis.
Pour disparaître au premier vent d’automne,
Mieux vous allait de rester tout petits,
Petits, petits, oui, petits, tout petits.
1. ↑ Cette chanson a été faite pour servir de préface à l’édition in-8° de
1828.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’IN-OCTAVO ET L’IN-TRENTE-
DEUX.

Air du Carnaval.
No 224.

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901
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902
COUPLETS
SUR

UN PRÉTENDU PORTRAIT DE MOI f

MIS EN TÊTE
D’UNE ÉDITION DE MES CHANSONS

1826

AIR : Je loge au quatrième étage (Air noté ♫)

Petit portrait de fantaisie


Mis en tête de mon recueil,
Penses-tu que par courtoisie
Le monde entier te fasse accueil ? (bis.)
Tu peux te parer, si tu l’oses,
D’un laurier modeste et discret ;
Tu peux te couronner de roses :
903
Non, non, tu n’es pas mon portrait. bis.

Jamais je ne me suis fait peindre :


Mais qui donc représentes-tu ?
Peut-être un cafard qui sait feindre
Jusqu’au charme de la vertu ;
Un petit saint pétri de ruse
Qu’à Mont-Rouge on encenserait.
La bonne enseigne pour Ma muse !
Non, non, tu n’es pas mon portrait.

Ou serais-tu l’auteur tragique


Qui calcula, rima, rima
Maint rôle bien académique
Qu’en vain a réchauffé Talma ?
Quoi ! parer d’une noble image
Mes petits vers de cabaret !
Pour l’alexandrin quel outrage !
Non, non, tu n’es pas mon portrait.

Dans ton masque à mine pincée


Est-ce un vil censeur que je vois,
Rat de cave de la pensée
Qu’il confisque au profit des rois.
J’ai de la fraude en pacotille
Qu’à la barrière on saisirait :
Tu me tiendras lieu d’estampille.
Non, non, tu n’es pas mon portrait.
904
Mais ta laideur serait la mienne,
Que ta gloire y gagnerait peu.
Crains même qu’un prêtre ne vienne
Saintement te livrer au feu.
Dans l’avenir je devrais vivre,
Que de toi l’on se passerait :
Je suis bien mieux peint dans ce livre.
Non, non, tu n’es pas mon portrait.

f. Ce portrait est le même que celui que j’ai rencontré quelquefois chez les
marchands de caricatures. Depuis l’époque où cette chanson fut faite, il a été
gravé un portrait de moi d’après M. Scheffer.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

COUPLETS
SUR UN PRÉTENDU PORTRAIT DE

905
MOI.

Air : Je loge au quatrième étage.


No 225.

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906
LE GRENIER

AIR du Carnaval de MEISSONNIER (Air noté ♫)

Je viens revoir l’asile où ma jeunesse


De la misère a subi les leçons.
J’avais vingt ans, une folle maîtresse,
De francs amis et l’amour des chansons.
Bravant le monde et les sots et les sages,
Sans avenir, riche de mon printemps,
Leste et joyeux je montais six étages.
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !

C’est un grenier, point ne veux qu’on l’ignore.


Là fut mon lit bien chétif et bien dur ;
Là fut ma table ; et je retrouve encore
Trois pieds d’un vers charbonnés sur le mur.
Apparaissez, plaisirs de mon bel âge,
Que d’un coup d’aile a fustigés le Temps.
Vingt fois pour vous j’ai mis ma montre en gage.

907
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !

Lisette ici doit surtout apparaître,


Vive, jolie, avec un frais chapeau :
Déjà sa main à l’étroite fenêtre
Suspend son schall en guise de rideau.
Sa robe aussi va parer ma couchette ;
Respecte, Amour, ses plis longs et flottants.
J’ai su depuis qui payait sa toilette.
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !

À table un jour, jour de grande richesse,


De mes amis les voix brillaient en chœur,
Quand jusqu’ici monte un cri d’allégresse :
À Marengo Bonaparte est vainqueur !
Le canon gronde ; un autre chant commence ;
Nous célébrons tant de faits éclatants.
Les rois jamais n’envahiront la France.
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !

Quittons ce toit où ma raison s’enivre.


Oh ! qu’ils sont loin ces jours si regrettés !
J’échangerais ce qu’il me reste à vivre
Contre un des mois qu’ici Dieu m’a comptés.
Pour rêver gloire, amour, plaisir, folie,
Pour dépenser sa vie en peu d’instants,
D’un long espoir pour la voir embellie,
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !

908
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE GRENIER.

Air du Carnaval (de Meissonnier).


No 226.

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909
L’ÉCHELLE DE JACOB

AIR : Ah ! si ma dame me voyait (Air noté ♫)

Lorsqu’un patriarche, en dormant,


Vit la plus longue des échelles,
Où, de crainte d’user leurs ailes,
Les anges montaient lestement
Jusqu’aux portes du firmament ;
Il vit ses fils, quelqu’un l’assure,
Sur l’échelle aussi se hisser,
Croyant qu’au ciel on fait l’usure.
Grand dieu ! le pied va leur glisser !

De ce cri du fils d’Isaac


Sa race ne tient aucun compte.
À l’échelle chaque Hébreu monte,
Fraudant eau-de-vie et tabac,
Des écus rognés dans un sac.
Chargés de bijoux et de traites,
Ils vont d’abord pour commercer
910
Ils vont d’abord, pour commercer,
Aux anges vendre des lorgnettes.
Grand dieu ! le pied va leur glisser !

Mais Jacob en voit deux ou trois


Dont nos désastres font la gloire.
Un page leur tient l’écritoire ;
Ils ont des titres, et, je crois,
Des crachats et même des croix.
Riches de l’or de cent provinces,
Sur leur coffre ils ont fait tracer :
« Mont-de-piété pour les princes. »
Grand dieu ! le pied va leur glisser !

« Ah ! dit Jacob, des fils si chers


« Prouvent que Dieu tient sa promesse.
« Seuls ils font la hausse et la baisse,
« Ont seuls tous les emprunts ouverts ;
« Mes fils règnent sur l’univers.
« C’est la peste à qui rien n’échappe ;
« Voyez dix rois les caresser.
« Ils se font bénir par le pape g.
« Grand dieu ! le pied va leur glisser !

« Qui les suit ? c’est un cordon bleu


« Qu’en frère chacun d’eux embrasse.
« Cet homme est-il bien de ma race ?
« Son trois pour cent le prouve un peu,
« Mais sandis ! n’est pas de l’hébreu h.
À fil il !
911
« À mes fils comme il se cramponne !
« Quoi ! pour voir le Jourdain hausser
« Ils ont assuré la Garonne !
« Grand dieu ! le pied va leur glisser ! »

Tandis qu’il les voit à grands pas


Sur l’échelle élever leur course,
Vient Satan qui crie : « À la Bourse !
« Messieurs, on craint de grands débats. »
Bien vite ils regardent en bas.
La tête tourne à la séquelle
Dont l’orgueil est si haut placé :
Le diable a secoué l’échelle.
Grand dieu ! le pied leur a glissé !

g. « Ils se font bénir par le pape.


Sa Sainteté a aussi fait des emprunts.

h. « Mais sandis ! n’est pas de l’hébreu.


Il est superflu de rappeler que le ministre des finances, à cette époque, était
un citoyen de Toulouse.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

912
L’ÉCHELLE DE JACOB.

Air : Ah ! si madame me voyait.


No 227.

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913
LE CHAPEAU DE LA MARIÉE

(Air noté ♫)

Demain engagez votre foi ;


À l’église allez sans scrupule.
Fille trompeuse, oubliez-moi
Pour un époux riche et crédule.
Des roses qui naissaient pour lui
La dîme à tort me fut payée ;
Mais en retour j’offre aujourd’hui
Le chapeau de la mariée.

Acceptez ces fleurs d’oranger ;


Qu’à votre voile on les attache.
Sous le joug fier de se ranger,
Que l’époux dise : Elle est sans tache.
L’Amour se plaint, mais c’est tout bas ;
Mais par vous la Vierge est priée.
Allez, on n’arrachera pas
Le chapeau de la mariée
914
Le chapeau de la mariée.

Quand vos sœurs se partageront


Ces fleurs qu’on dit d’heureux augure,
Les garçons vous déroberont
Une plus secrète parure.
La jarretière, pensez-y !
Chez moi vous l’avez oubliée.
Me faudra-t-il la joindre aussi
Au chapeau de la mariée ?

La nuit vient ; vous poussez deux cris


Imités de ce cri si tendre
Qu’un jour au cœur le plus épris
Votre innocence a fait entendre.
Le lendemain l’époux cent fois
Raconte à la noce égayée
Que l’Hymen s’est piqué les doigts
Au chapeau de la mariée.

Le voilà trompé ce mari !


Ah ! qu’il le soit bien plus encore.
Dieu ! quel fol espoir m’a souri
Quand pour lui l’autel se décore !
Malgré le prêtre et ton serment,
Oui, par tes pleurs justifiée,
Tu viendras payer à l’amant
Le chapeau de la mariée.

915
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE CHAPEAU DE LA MARIÉE.

Air du Pêcheur.
No 228.

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916
LA MÉTEMPSYCOSE

AIR du vaudeville de la Robe et des Bottes (Air noté ♫)

Grand partisan de la métempsycose,


En philosophe, hier, sur l’oreiller,
De mes penchants pour connaître la cause,
J’ai mis mon âme en train de babiller.
Elle m’a dit : Tu me dois un beau cierge,
Car sans mon souffle au néant tu restais ;
Mais jusqu’à toi je n’arrivai point vierge.
bis.
— Ah ! mon âme, je m’en doutais,
Je m’en doutais, je m’en doutais.

Je m’en souviens, oui, dit-elle, humble lierre,


J’ai couronné jadis des fronts joyeux ;
Puis, échauffant plus subtile matière,
Petit oiseau, je saluai les cieux.
Dans le bocage, auprès des pastourelles,
Je voltigeais, je sautais, je chantais ;

917
L’indépendance agrandissait mes ailes.
— Ah ! mon âme, je m’en doutais,
Je m’en doutais, je m’en doutais.

Je fus Médor, des chiens le plus habile,


Qui, d’un aveugle unique et sûr appui,
Entre ses dents sut prendre une sébile,
Guider son maître et mendier pour lui.
Utile au pauvre, au riche sachant plaire,
Pour nourrir l’un chez l’autre je quêtais.
J’ai fait du bien, puisque j’en ai fait faire.
— Ah ! mon âme, je m’en doutais,
Je m’en doutais, je m’en doutais.

Puis j’animai la beauté d’une fille.


Que j’étais bien dans ma douce prison !
Mais de mon gîte on s’empare, on le pille ;
Tous les Amours y mettent garnison.
En vrais soudards ils y faisaient esclandre ;
Et jour et nuit, du coin que j’habitais,
À la maison je voyais le feu prendre.
— Ah ! mon âme, je m’en doutais,
Je m’en doutais, je m’en doutais.

Sur tes penchants que mon récit t’éclaire ;


Mais, dit mon âme, apprends aussi de moi
Qu’au ciel un jour ayant osé déplaire,
Pour m’en punir, Dieu m’enferma chez toi.
Veilles, travaux, artifices de femme,
918
Pleurs, désespoir, et des maux que je tais,
Font qu’un poëte est l’enfer pour une âme.
— Ah ! mon âme, je m’en doutais,
Je m’en doutais, je m’en doutais.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA MÉTEMPSYCOSE.

Air de la Robe et des Bottes.


No 229.

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919
LES PAUVRES AMOURS

AIR : Jupiter un jour en fureur (Air noté ♫)

Trois douzaines de Cupidons,


Qu’une actrice a mis sur la paille,
Hier mendiaient, et la marmaille
Les poursuivait de gais lardons.
Chez Lise ils frappent d’un air triste ;
Lise répond : Nous sommes sourds.
Quoi ! vivrez-vous donc toujours,
Vieux petits culs nus d’Amours ?
Allez, Dieu vous assiste ! (bis.)

Partout en France on vous fourra.


Vous avez guindé la sculpture,
Vous avez fardé la peinture,
Vous affadissez l’Opéra.
Des Anacréons j’ai la liste ;
Ils encombrent ville et faubourgs.
Vous les couronnez toujours
920
Vous les couronnez toujours,
Vieux petits culs nus d’Amours ;
Allez, Dieu vous assiste !

Quittez votre Olympe en débris.


Que Mars, Phébus, Bacchus, Minerve,
Voguent avec vous de conserve ;
À Gnide remmenez Cypris.
Les Grâces suivront à la piste,
Phébé guidera votre cours.
Émigrez, mais pour toujours,
Vieux petits culs nus d’Amours ;
Allez, Dieu vous assiste !

Emballez avec tous vos dieux


Flore et l’Aurore aux doigts de roses ;
Par leur nom appelons les choses,
Les choses n’en plairont que mieux.
Mon cœur à l’amant qui persiste
Se rend bien sans votre secours.
Sans vous j’aimerai toujours,
Vieux petits culs nus d’Amours ;
Allez, Dieu vous assiste !

En leur fermant la porte au nez


Parlait ainsi la tendre Lise,
Quand près d’eux passe une marquise
Dont à peine ils sont les aînés.
La dame, quoique moraliste,
Leur dit : Rendez moi mes beaux jours
921
Leur dit : Rendez-moi mes beaux jours.
Dans ma chambre et pour toujours,
Chers petits culs nus d’Amours i ,
Venez ; Dieu vous assiste !

i. Chers petits culs nus d’Amours.


On ne se scandalisera pas de certain mot placé dans ce refrain, si l’on se
rappelle que ce mot était employé par les dames de la cour, avant la révolution,
pour désigner une mode du temps. Madame de Genlis raconte à ce sujet, dans
ses Mémoires, une anecdote on ne peut plus gaie.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES PAUVRES AMOURS.

Air : Jupiter un jour en fureur.


No 230.

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922
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923
À M. GOHIER

DERNIER

PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE

QUI M’AVAIT ADRESSÉ UNE CHANSON DONT LE REFRAIN EST

Fouette ! Fouette !
Chante toujours ; ne t’endors pas

1825

AIR du vaudeville des Chevilles de Maître Adam (Air noté ♫)

Oui, je dormais sur un petit volume


Qui me vaudra d’être encore étrillé,
Lorsqu’en flatteur le bout de votre plume,
Me chatouillant, m’a soudain réveillé.
Je me suis dit : C’est présage céleste ;

924
Les mauvais jours seraient-ils donc passés ?
Car je ne sais si quelque fouet nous reste,
Mais jusqu’ici c’est qu’on nous a fessés.

Tout gai frondeur, semant le ridicule,


Ne peut chez nous qu’en recueillir du mal.
Notre empereur portait longue férule ;
Puis est venu le martinet royal ;
Et puis le knout, et puis les fils d’Ignace,
Dont tous les fouets contre nous sont dressés.
Dieu soit béni ! mais, s’il ne nous fait grâce,
Les chansonniers seront toujours fessés.

J’ai bien reçu ma part des étrivières !


Grippe-Minaud m’en donna pour trois mois.
En refaisant des nœuds à ses lanières,
Il me poursuit encor d’un œil sournois.
Si de Tartufe on n’entend les trois messes,
Si pour les grands l’encens ne brûle assez,
C’est fait de nous ! nos seigneurs les Jean-fesses
Aiment à voir les bonnes gens fessés.

Vous qui chantez comme on chante au bel âge j,


Des rois, des saints, ne plaisantez donc pas ;
Ou, trop enclin au joyeux persiflage,
Vivez longtemps, allez bien tard là-bas.
Car en enfer on marque votre place ;
Des noirs démons les bras sont retroussés.

925
Vous et Collé, même aussi votre Horace,
Ensemble un jour vous serez tous fessés.

j. Vous qui chantez comme on chante au bel âge.


M. Gohier avait alors près de quatre-vingts ans.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

À M. GOHIER.

Air du Vaudeville des Chevilles de Maître Adam.


No 231

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926
LE SACRE
DE CHARLES-LE-SIMPLE k

AIR : Du beau Tristan (de BEAUPLAN) (AIR NOTÉ ♫)

Français, que Reims a réunis,


Criez : Montjoie et Saint-Denis !
On a refait la sainte ampoule,
Et, comme au temps de nos aïeux,
Des passereaux lâchés en foule
Dans l’église volent joyeux l.
D’un joug brisé ces vains présages
Font sourire sa majesté.
Le peuple s’écrie : Oiseaux, plus que nous soyez
sages ;
Gardez bien, gardez bien votre liberté, (bis.)

Puisqu’aux vieux us on rend leurs droits,


927
Moi, je remonte à Charles-Trois.
Ce successeur de Charlemagne
De Simple mérita le nom ;
Il avait couru l’Allemagne
Sans illustrer son vieux pennon.
Pourtant à son sacre on se presse :
Oiseaux et flatteurs ont chanté.
Le peuple s’écrie : Oiseaux, point de folle allégresse ;
Gardez bien, gardez bien votre liberté.
Chamarré de vieux oripeaux,
Ce roi, grand avaleur d’impôts,
Marche entouré de ses fidèles,
Qui tous, en des temps moins heureux,
Ont suivi les drapeaux rebelles
D’un usurpateur généreux.
Un milliard les met en haleine :
C’est peu pour la fidélité.
Le peuple s’écrie : Oiseaux, nous payons notre
chaîne ;
Gardez bien, gardez bien votre liberté.

Aux pieds de prélats cousus d’or,


Charles dit son Confiteor.
On l’habille, on le baise, on l’huile,
Puis, au bruit des hymnes sacrés,
Il met la main sur l’Évangile.
Son confesseur lui dit : « Jurez.
« Rome, que l’article concerne m,

928
« Relève d’un serment prêté. »
Le peuple s’écrie : Oiseaux, voilà comme on
gouverne ;
Gardez bien, gardez bien votre liberté.

De Charlemagne, en vrai luron,


Dès qu’il a mis le ceinturon,
Charles s’étend sur la poussière.
« Roi ! crie un soldat, levez-vous !
« Non, dit l’évêque ; et, par saint Pierre,
« Je te couronne, enrichis-nous.
« Ce qui vient de Dieu vient des prêtres.
« Vive la légitimité ! »
Le peuple s’écrie : Oiseaux, notre maître a des
maîtres ;
Gardez bien, gardez bien votre liberté.

Oiseaux, ce roi miraculeux


Va guérir tous les scrofuleux.
Fuyez, vous qui, de son cortége,
Dissipez seuls l’ennui mortel :
Vous pourriez faire un sacrilége n
En voltigeant sur cet autel.
Des bourreaux sont les sentinelles
Que pose ici la piété.
Le peuple s’écrie : Oiseaux, nous envions vos ailes ;
Gardez bien, gardez bien votre liberté, (bis.)

929
k. Charles III, dit le Simple, l’un des successeurs de Charlemagne, fut
d’abord évincé du trône par Eudes, comte de Paris. Il se réfugia en Angleterre,
puis en Allemagne. Mais, à la mort d’Eudes (en 898), les seigneurs et les
évêques français s’étant rattachés à Charles, lui rendirent la couronne, qu’il
perdit enfin lorsque, trahi par Hébert, comte de Vermandois, il fut emprisonné à
Péronne, où il mourut en 924.
l. Dans l’église volent joyeux.
Au sacre de Charles X, on lâcha dans l’église un grand nombre d’oiseaux,
qui se précipitèrent dans toutes les parties de la nef. Cette imitation d’une vieille
coutume nous valut un des morceaux de poésie les plus parfaits de madame
Tastu, à qui nous devons tant de productions délicieuses.

m. Rome, que l’article concerne.


L’article de la Charte relatif à la liberté des cultes causait, dit-on, une grande
répugnance à Charles X, qui, assure-t-on encore, n’en voulait pas jurer
l’observation.

n. Vous pourriez faire un sacrilége.


Allusion à la fameuse loi du sacrilége, loi barbare dont la révolution de
Juillet nous a délivrés.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

930
LE SACRE DE CHARLES-LE-
SIMPLE.

Air du beau Tristan (de M. Amédée de Beauplan).


No 232

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931
LE CONVOI DE DAVID o

AIR de Roland (Air noté ♫)

Non, non, vous ne passerez pas,


Crie un soldat sur la frontière,
À ceux qui de David, hélas !
Rapportaient chez nous la poussière.
— Soldat, disent-ils dans leur deuil,
Proscrit-on aussi sa mémoire ?
Quoi ! vous repoussez son cercueil,
Et vous héritez de sa gloire !

CHŒUR.
Fût-il privé de tous les biens,
Eût-il à trembler sous un maître,
Heureux qui meurt parmi les siens
Aux bords sacrés (bis.) qui l’ont vu naître ! (bis.)

Non, non, vous ne passerez pas,

932
Dit le soldat avec furie.
— Soldat, ses yeux jusqu’au trépas
Se sont tournés vers la patrie.
Il en soutenait la splendeur
Du fond d’un exil qui l’honore ;
C’est par lui que notre grandeur
Sur la toile respire encore.

CHŒUR.
Fût-il privé de tous les biens,
Eût-il à trembler sous un maître,
Heureux qui meurt parmi les siens
Aux bords sacrés qui l’ont vu naître !

Non, non, vous ne passerez pas,


Redit plus bas la sentinelle.
— Le peintre de Léonidas
Dans la liberté n’a vu qu’elle.
On lui dut le noble appareil p
Des jours de joie et d’espérance,
Où les beaux-arts à leur réveil
Fêtaient le réveil de la France.

CHŒUR.
Fût-il privé de tous les biens,
Eût-il à trembler sous un maître,
Heureux qui meurt parmi les siens
Aux bords sacrés qui l’ont vu naître !

933
Non, non, vous ne passerez pas,
Dit le soldat ; c’est ma consigne.
— Du plus grand de tous les soldats
Il fut le peintre le plus digne.
À l’aspect de l’aigle si fier,
Plein d’Homère et l’âme exaltée,
David crut peindre Jupiter,
Hélas ! il peignait Prométhée.

CHŒUR.
Fût-il privé de tous les biens,
Eût-il à trembler sous un maître,
Heureux qui meurt parmi les siens
Aux bords sacrés qui l’ont vu naître !

Non, non, vous ne passerez pas,


Dit le soldat, devenu triste.
— Le héros après cent combats
Succombe, et l’on proscrit l’artiste.
Chez l’étranger la mort l’atteint :
Qu’il dut trouver sa coupe amère !
Aux cendres d’un génie éteint,
France, tends les bras d’une mère.

CHŒUR.
Fût-il privé de tous les biens,
Eût-il à trembler sous un maître,
Heureux qui meurt parmi les siens
934
Aux bords sacrés qui l’ont vu naître !

Non, non, vous ne passerez pas,


Dit la sentinelle attendrie.
— Eh bien ! retournons sur nos pas.
Adieu, terre qu’il a chérie !
Les arts ont perdu le flambeau
Qui fit pâlir l’éclat de Rome.
Allons mendier un tombeau
Pour les restes de ce grand homme.

CHŒUR.
Fût-il privé de tous les biens,
Eût-il à trembler sous un maître,
Heureux qui meurt parmi les siens
Aux bords sacrés qui l’ont vu naître !

o. Les enfants de ce grand peintre, ayant sollicité en vain l’autorisation de


rapporter sa dépouille en France, ont été obligés de le faire inhumer dans une
église de Bruxelles, après en avoir obtenu la permission du roi des Pays-Bas.

p. On lui dut le noble appareil.


On sait que David fut l’ordonnateur des cérémonies publiques qui eurent
lieu au commencement de la révolution. Il faut ajouter qu’il eut la plus grande
influence sur le mouvement imprimé aux arts par la révolution française.

935
Comme tous les réformateurs, David a dû pousser à
l’exagération des principes avec lesquels il combattit l’école
des Vanloo et des Boucher ; mais, malgré cette exagération,
il n’en restera pas moins une de nos plus grandes gloires
dans les arts.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE CONVOI DE DAVID.

Air de Roland (Musique de Méhul).


No 233

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MÊME CHANSON
Musique de Choron sur le même timbre.
No 233 bis.

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936
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937
LES INFINIMENT PETITS

OU

LA GÉRONTOCRATIE

AIR : Ainsi jadis un grand prophète (Air noté ♫)

J’ai foi dans la sorcellerie.


Or, un grand sorcier l’autre soir
M’a fait voir de notre patrie
Tout l’avenir dans un miroir.
Quelle image désespérante !
Je vois Paris et ses faubourgs :
Nous sommes en dix-neuf cent trente,
Et les barbons règnent toujours.

Un peuple de nains nous remplace ;


Nos petits-fils sont si petits,
Qu’avec peine dans cette glace,
Sous leurs toits je les vois blottis.
938
La France est l’ombre du fantôme
De la France de mes beaux jours.
Ce n’est qu’un tout petit royaume ;
Mais les barbons règnent toujours.

Combien d’imperceptibles êtres !


De petits jésuites bilieux !
De milliers d’autres petits prêtres
Qui portent de petits bons dieux !
Béni par eux, tout dégénère ;
Par eux la plus vieille des cours
N’est plus qu’un petit séminaire ;
Mais les barbons règnent toujours.

Tout est petit ; palais, usines,


Sciences, commerce, beaux-arts.
De bonnes petites famines
Désolent de petits remparts.
Sur la frontière mal fermée,
Marche, au bruit de petits tambours,
Une pauvre petite armée ;
Mais les barbons règnent toujours.

Enfin le miroir prophétique,


Complétant ce triste avenir,
Me montre un géant hérétique
Qu’un monde a peine à contenir.
Du peuple pygmée il s’approche,
Et, bravant de petits discours,
939
Met le royaume dans sa poche ;
Mais les barbons règnent toujours.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES INFINIMENT PETITS.

Air : Ainsi jadis un grand prophète.


No 234.

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940
LE
CHASSEUR ET LA LAITIÈRE

(Air noté ♫)

L’alouette à peine éveillée


Chante l’aurore d’un beau jour ;
Suis le chasseur sous la feuillée,
Laitière ; il parlera d’amour.
Dans la rosée allons, ma chère,
Cueillir pour toi fleurs du printemps.
— Non, beau chasseur, je crains ma mère.
Je ne veux pas perdre mon temps.

Ta mère et sa chèvre fidèle


Sont loin derrière ce coteau.
Écoute une chanson nouvelle
Qui vient des dames du château.
Fille qui la peut faire entendre
D it fi l l i t t
941
Doit fixer les plus inconstants.
— Chasseur, j’en sais une aussi tendre.
Je ne veux pas perdre mon temps.

Pour la dire apprends l’aventure


Du spectre d’un baron jaloux,
Entraînant à sa sépulture
La beauté dont il fut l’époux.
Ce récit, quand la nuit est noire,
Fait frissonner les assistants.
— Chasseur, je connais cette histoire.
Je ne veux pas perdre mon temps.

Je puis t’enseigner des prières


Pour charmer la fureur des loups,
Ou pour conjurer des sorcières
L’œil malfaisant tourné vers nous.
Crains qu’une vieille, en sa misère,
Ne jette un sort sur ton printemps.
— Chasseur, n’ai-je pas un rosaire ?
Je ne veux pas perdre mon temps.

Eh bien ! vois cette croix qui brille ;


Compte ses rubis précieux.
Sur le sein d’une jeune fille
Elle attirerait tous les yeux.
Prends-la malgré ce qu’elle coûte ;
Mais songe au prix que j’en attends !
— Qu’elle est belle ! ah ! je vous écoute.
C ’ t là d t
942
Ce n’est pas là perdre mon temps.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE CHASSEUR ET LA
LAITIÈRE.

Air : Je ne vous vois jamais, rêveuse (de ma Tante Aurore).


No 235.

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943
BONSOIR

couplets

À M. LAISNEY, IMPRIMEUR À PÉRONNE

AIR de la République q (Air noté ♫)

Mon cher Laisney, trinquons, trinquons encore


À nos beaux jours promptement écoulés.
Comme ils sont loin les feux de notre aurore !
Que de plaisirs avec eux envolés !
Mais de regrets faut-il qu’on se repaisse ?
Non ; la gaîté nourrit encor l’espoir.
Mon vieil ami, quand pour nous le jour baisse,
Souhaitons-nous un gai bonsoir.

Cinquante hivers ont passé sur ta tête ;


J’ai de bien près cheminé sur tes pas.
Mais ces hivers ont eu leurs jours de fête ;

944
Tout ne fut point aquilons et frimas.
Aurions-nous mieux employé la jeunesse,
Vécu moins vite avec un riche avoir ?
Mon vieil ami, quand pour nous le jour baisse,
Souhaitons-nous un gai bonsoir.

Dans l’art des vers c’est toi qui fus mon maître ;
Je t’effaçai sans te rendre jaloux.
Si les seuls fruits que pour nous Dieu fit naître
Sont des chansons, ces fruits sont assez doux.
Dans nos refrains que le passé renaisse ;
L’illusion nous rendra son miroir.
Mon vieil ami, quand pour nous le jour baisse,
Souhaitons-nous un gai bonsoir.

Reposons-nous ; car les Amours, sans doute,


Pour qui jadis nous avons tant marché,
Nous crîraient tous, s’ils nous trouvaient en route :
Allez dormir, le soleil est couché.
Mais l’Amitié, l’ombre fût-elle épaisse,
Vient allumer nos lampes pour y voir.
Mon vieil ami, quand pour nous le jour baisse,
Souhaitons-nous un gai bonsoir.

q. C’est dans son imprimerie que je fus mis en apprentissage. N’ayant pu


parvenir à m’enseigner l’orthographe, il me fit prendre goût à la poésie, me

945
donna des leçons de versification, et corrigea mes premiers essais.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

BONSOIR.

Air de la République.
No 236.

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946
LE MISSIONNAIRE
DE MONT-ROUGE

POUR LA FÊTE DE MARIE ***

1826

(C’est un dindon qui est censé parler)

AIR : Allez-vous-en, gens de la noce (Air noté ♫)

Ave, Maria ! ma voisine,


Que le ciel daigne vous toucher !
Mont-rouge, où l’Esprit saint domine,
M’envoie ici pour vous prêcher.
On exalte en vain votre grâce,
Votre gaîté, vos heureux goûts.
Glous ! glous ! glous ! glous ! (bis.)
Reconnaissez la voix d’Ignace :
Pleurez et convertissez-vous.

947
Vous applaudissez aux lumières
D’un siècle aveugle et perverti,
Votre raison ne se plaît guères
Qu’avec Voltaire et son parti.
Ah ! préférez à leur audace
L’esprit d’un frère coupe-choux.
Glous ! glous ! glous ! glous !
Reconnaissez la voix d’Ignace :
Pleurez et convertissez-vous.

Les arts vous tiennent sous le charme,


Phébus pour vous prend son archet ;
Mais leur gloire aussi nous alarme :
Demandez à l’ami Franchet ? r
Aigles et cygnes, quoi qu’on fasse,
Sont toujours de méchants ragoûts.
Glous ! glous ! glous ! glous !
Reconnaissez la voix d’Ignace :
Pleurez et convertissez-vous.

Cessez de vanter l’industrie


Dont votre époux soutient l’honneur.
Vous croyez qu’il sert la patrie,
Que du travail naît le bonheur ;
Mais au peuple on rend la besace
Pour qu’il dépende encor de nous.
Glous ! glous ! glous ! glous !

948
Reconnaissez la voix d’Ignace :
Pleurez et convertissez-vous.

Vous êtes surtout bienfaisante,


Le pauvre au pauvre le redit ;
Mais la bonté reste impuissante
Lorsqu’on est chez nous sans crédit.
Voici les parts qu’il faut qu’on fasse :
À nous l’or, aux pauvres les sous.
Glous ! glous ! glous ! glous !
Reconnaissez la voix d’Ignace :
Pleurez et convertissez-vous.

Grâce à tous les gens de ma robe


Qui sont martyrs en ces bas lieux,
Souffrez qu’à l’enfer je dérobe
Votre âme si digne des cieux.
Avant peu, si Dieu nous fait grâce,
On rôtira d’autres que nous.
Glous ! glous ! glous ! glous !
Reconnaissez la voix d’Ignace :
Pleurez et convertissez-vous.

Oui, Marie, en vain l’on se moque


Du pauvre père de la foi ;
Vos beaux esprits, que je provoque,
À table plairaient moins que moi.
Qu’à la vôtre on me donne place,
J’embellirai ce jour si doux.
949
Glous ! glous ! glous ! glous !
De truffes parfumez Ignace :
Riez et divertissez-vous.

r. Demandez à l’ami Franchet.


Alors directeur de la police au ministère de l’intérieur.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES MISSIONNAIRES DE
MONT-ROUGE.

Air : Allez-vous-en, gens de la noce.


No 237.

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950
COUPLETS
SUR

LA JOURNÉE DE WATERLOO

AIR : Muse des bois et des accords champêtres (Air noté ♫)

De vieux soldats m’ont dit : « Grâce à ta Muse,


« Le peuple enfin a des chants pour sa voix.
« Ris du laurier qu’un parti te refuse ;
« Consacre encor des vers à nos exploits.
« Chante ce jour qu’invoquaient des perfides,
« Ce dernier jour de gloire et de revers. »
— J’ai répondu, baissant des yeux humides :
Son nom jamais n’attristera mes vers.

Qui, dans Athène, au nom de Chéronée


Mêla jamais des sons harmonieux ?
Par la fortune Athènes détrônée

951
Maudit Philippe, et douta de ses dieux.
Un jour pareil voit tomber notre empire,
Voit l’étranger nous rapporter des fers,
Voit des Français lâchement leur sourire.
Son nom jamais n’attristera mes vers.

Périsse enfin le géant des batailles !


Disaient les rois : peuples, accourez tous.
La liberté sonne ses funérailles ;
Par vous sauvés, nous règnerons par vous.
Le géant tombe, et ces nains sans mémoire
À l’esclavage ont voué l’univers.
Des deux côtés ce jour trompa la Gloire.
Son nom jamais n’attristera mes vers.

Mais quoi ! déjà les hommes d’un autre âge


De ma douleur se demandent l’objet.
Que leur importe en effet ce naufrage ?
Sur le torrent leur berceau surnageait.
Qu’ils soient heureux ! leur astre qui se lève
Du jour funeste efface le revers.
Mais, dût ce jour n’être plus qu’un vain rêve,
Son nom jamais n’attristera mes vers.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

952
COUPLETS
SUR LA JOURNÉE DE WATERLOO.

Air : Muse des bois et des plaisirs champêtres.


No 238.

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953
COUPLET
ÉCRIT

SUR L’ALBUM DE MADAME


AMÉDÉE DE V…

(Air noté ♫)

Que bien longtemps cet album vous redise


Qu’un chansonnier tendre, mais déjà vieux,
Trouvant en vous bonté, grâce, franchise,
Fut un moment la dupe de vos yeux.
Quoi ! par amour ? Non : il n’y doit plus croire.
Mais, las ! il prit, par vous trop bien flatté,
Pour un sourire de la gloire
Le sourire de la beauté.

954
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

COUPLET
ÉCRIT SUR L’ALBUM DE MADAME
AMÉDÉE DE V….

Air du Carnaval.
No 239.

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955
ORAISON FUNÈBRE
DE TURLUPIN

AIR : C’est à boire, à boire, à boire, etc. (Air noté ♫)

Il meurt, et la joie expire !


Il meurt, lui qui si souvent
Nous a fait mourir de rire
À son théâtre en plein vent !
Il nous charmait à toute heure,
Ah !
Soit en Gilles, soit en Scapin.
Que l’on pleure, pleure, pleure
Au convoi de Turlupin.

Sans daigner le reconnaître,


Notre siècle si profond
A vu Socrate renaître
Sous l’habit de ce bouffon.
P l i i
956
Pour que son nom lui survive,
Ah !
Prends, Clio, prends ton calepin.
Qu’on écrive, écrive, écrive
L’histoire de Turlupin.

Culot d’une sainte abbesse


Et d’un prélat respecté,
Turlupin de sa noblesse
Ne tirait point vanité.
Il ne pouvait voir sans rire,
Ah !
Ses aïeux cités dans Turpin.
Qu’on admire, admire, admire
Le bon sens de Turlupin.

D’abord il prit la Bastille,


Fut soldat, et puis blessé ;
Vint jouer à la courtille,
Par la misère engraissé.
La gaîté fut sa recette,
Ah !
Sa poudre de prelinpinpin.
Qu’on achète, achète, achète
Le secret de Turlupin.

Doux censeur des grandeurs fausses,


Aux pauvres, ses bons amis,
En rafistolant ses chausses,
Il di it t l i
957
Il disait, pauvre et mal mis :
Au vrai bonheur puisqu’il mène,
Ah !
Le sabot vaut bien l’escarpin.
Que l’on prenne, prenne, prenne
Des leçons de Turlupin.

— Du roi viens voir la personne.


— Non, répondait-il, non pas.
Ôtera-t-il sa couronne
Quand je mettrai chapeau bas ?
Ma foi, s’il faut crier vive !
Ah !
Vive l’ami qui cuit mon pain !
Que l’on suive, suive, suive
L’exemple de Turlupin.

— Chante au peuple des dimanches


Les vainqueurs pour dix écus.
— Moi, déshonorer mes planches !
Non, dit-il, gloire aux vaincus !
— En prison suis-nous donc vite.
Ah !
Je vous suis, Monsieur de Crispin.
Qu’on imite, imite, imite
Ce beau trait de Turlupin.

Veux-tu qu’Ignace t’assiste ?


— Non, fi de ces noirs manteaux !
Entre eux et nous il existe
958
Entre eux et nous il existe
Rivalité de tréteaux.
Ton dieu, Marie Alacoque,
Ah !
N’est pas plus mon dieu que Jupin.
Qu’on invoque, invoque, invoque
Le dieu du bon Turlupin.

Messieurs, honorons la cendre


De qui n’eut qu’un seul défaut.
Sa mère était chaude et tendre,
Turlupin fut tendre et chaud.
Il eût de la pomme d’Ève,
Ah !
Croqué jusqu’au dernier pépin.
Qu’on élève, élève, élève
Une tombe à Turlupin.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

ORAISON FUNÈBRE DE
TURLUPIN.
959
Air : C’est à boire, à boire, à boire, etc.
No 240.

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MÊME CHANSON,
Air du Comte Ory (de Doche.)
No 240 bis.

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960
À MADEMOISELLE ***

EN LUI ENVOYANT

MES DERNIÈRES CHANSONS

AIR : Muse des bois, etc. (Air noté ♫)

Accueillez-les ces chansons où ma Muse


Vous peint l’amour tout prêt à m’échapper ;
Vante la Gloire, ombre qui nous abuse,
Qu’un jour produit, qu’un jour peut dissiper.
L’un est pour vous un dieu sans importance,
L’autre séduit votre esprit hasardeux.
Quant à l’Amour, moi je soutiens, Hortense,
Qu’il est encor le moins trompeur des deux.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

961
À MADEMOISELLE ****.

Air : Muse des bois et des plaisirs champêtres.


No 241.

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962
LES DEUX GRENADIERS

AVRIL 1814

AIR : Guide mes pas, ô Providence ! (des Deux Journées) (Air noté ♫)

PREMIER GRENADIER.
À notre poste on nous oublie.
Richard, minuit sonne au château.
DEUXIÈME GRENADIER.
Nous allons revoir l’Italie.
Demain, adieu Fontainebleau.
PREMIER GRENADIER.
Par le ciel ! que j’en remercie,
L’île d’Elbe est un beau climat.
DEUXIÈME GRENADIER.
Fût-elle au fond de la Russie,
Vieux grenadiers, suivons un vieux soldat.
ENSEMBLE.
Vieux grenadiers, suivons un vieux soldat,

963
Suivons un vieux soldat. (bis.)

DEUXIÈME GRENADIER.
Qu’elles sont promptes les défaites !
Où sont Moscou, Wilna, Berlin ?
Je crois voir sur nos baïonnettes
Luire encor les feux du Kremlin.
Et, livré par quelques perfides,
Paris coûte à peine un combat !
Nos gibernes n’étaient pas vides.
Vieux grenadiers, suivons un vieux soldat.

PREMIER GRENADIER.
Chacun nous répète : Il abdique.
Quel est ce mot ? Apprends-le-moi.
Rétablit-on la république ?
DEUXIÈME GRENADIER.
Non, puisqu’on nous ramène un roi.
L’empereur aurait cent couronnes,
Je concevrais qu’il les cédât ;
Sa main en faisait des aumônes.
Vieux grenadiers, suivons un vieux soldat.

PREMIER GRENADIER.
Une lumière, à ces fenêtres,
Brille à peine dans le château.
DEUXIÈME GRENADIER.
Les valets à nobles ancêtres
Ont fui, le nez dans leur manteau.
964
Tous, dégalonnant leurs costumes,
Vont au nouveau chef de l’état
De l’aigle mort vendre les plumes.
Vieux grenadiers, suivons un vieux soldat.

PREMIER GRENADIER.
Des maréchaux, nos camarades,
Désertent aussi gorgés d’or.
DEUXIÈME GRENADIER.
Notre sang paya tous leurs grades ;
Heureux qu’il nous en reste encor !
Quoi ! la Gloire fut en personne
Leur marraine un jour de combat s,
Et le parrain on l’abandonne !
Vieux grenadiers, suivons un vieux soldat.

PREMIER GRENADIER.
Après vingt-cinq ans de services
J’allais demander du repos.
DEUXIÈME GRENADIER.
Moi, tout couvert de cicatrices,
Je voulais quitter les drapeaux ;
Mais, quand la liqueur est tarie,
Briser le vase est d’un ingrat.
Adieu, femme, enfants et patrie !
Vieux grenadiers, suivons un vieux soldat.

ENSEMBLE.

965
Vieux grenadiers, suivons un vieux soldat,
Suivons un vieux soldat.

s. Leur marraine un jour de combat.


Presque tous les maréchaux de l’empire portaient le nom des batailles où ils
s’étaient signalés sous Napoléon.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES DEUX GRENADIERS.

Air : Guide mes pas, ô Providence (des Deux Journées).


No 242.

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966
LE PÈLERINAGE DE LISETTE

AIR : Bababalancez-vous donc (Air noté ♫)

À Notre-Dame de Liesse
Allons, me dit Lisette un jour.
J’ai peu de foi, je le confesse ;
Mais Lise, malgré plus d’un tour,
Ferait tout croire à mon amour.
Ami, notre joyeux ménage
Scandalise le voisinage.
Prenons, dit-elle, prenons donc,
Pour aller en pèlerinage,
Prenons, dit-elle, prenons donc
Coquilles, rosaire et bourdon.

Dame Sorbonne, ajoute Lise,


Remonte sur ses grands chevaux.
Nos ducs vont bâiller à l’église,
Et nos philosophes nouveaux
Se sont faits tant soit peu dévots
967
Se sont faits tant soit peu dévots.
Chaque siècle a son amusette :
Nous édifîrons la Gazette.
Prenons, mon ami, prenons donc,
Pour qu’on dise sainte Lisette,
Prenons, mon ami, prenons donc
Coquilles, rosaire et bourdon.

Voilà les pèlerins en route.


À pied nous chantons en marchant.
À chaque auberge, quoi qu’il coûte,
Nouveau repas et nouveau chant ;
Partout trinquant, partout couchant.
Le dieu qui d’aï nous asperge
Sourit sous des rideaux de serge.
Ma Lisette, prenions-nous donc,
Pour mener l’amour à l’auberge,
Ma Lisette, prenions-nous donc
Coquilles, rosaire et bourdon ?

Aux pieds de la vierge des vierges


À genoux enfin nous voilà.
Vient un diacre allumer nos cierges,
Lise se dit : à Loyola
Je veux souffler cet abbé-là.
Je me fâche, et de ses poursuites
Lui montre, hélas ! les tristes suites.
Quoi ! volage, preniez-vous donc,
Pour vous mettre à dos les jésuites,
Quoi ! volage preniez vous donc
968
Quoi ! volage, preniez-vous donc
Coquilles, rosaire et bourdon ?

Mais à souper Lise l’attire,


Le fait boire, jurer, chanter.
De l’enfer il se prend à rire ;
Du pape il ose plaisanter,
Moi, je m’endors à l’écouter.
À mon réveil, dieu ! le peindrai-je
Abjurant ses goûts de collége ?…
Ah ! traîtresse, vous preniez donc,
Pour les plaisirs du sacrilége,
Ah ! traîtresse, vous preniez donc
Coquilles, rosaire et bourdon ?

Des beaux miracles de Liesse


Je garde un triste souvenir.
Notre abbé dit messe sur messe,
Et, Dieu l’aidant à parvenir,
Archevêque il veut nous bénir.
Sainte Lisette par famine
Quelque jour se fera béguine.
Prenez, grisettes, prenez donc
Des leçons de la pèlerine ;
Prenez, grisettes, prenez donc
Coquilles, rosaire et bourdon.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :


969
LE PÈLERINAGE DE LISETTE.

Air : Babababalancez-vous donc.


No 243

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MÊME CHANSON,
Musique de Doche.
No 243 bis.

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970
ENCORE DES AMOURS

(Air noté ♫)

Je me disais : Tous les dieux du bel âge


M’ont délaissé ; me voilà seul et vieux.
Adieu l’espoir que leur troupe volage
M’avait donné de me fermer les yeux !
Je le disais lorsqu’une enchanteresse
Vient et d’un mot ravit mes sens troublés.
Ah ! c’est encor quelque beauté traîtresse :
Tous les Amours ne sont pas envolés.

Oui, c’est encor quelque sujet de peine,


Mais du repos je suis si fatigué !
Lorsqu’à trente ans je pliais sous ma chaîne,
Plus malheureux pourtant j’étais plus gai.
Le ciel m’envoie une reine nouvelle ;
Combien d’attraits les siens m’ont rappelés !
Roses d’automne, effeuillez-vous pour elle :

971
Tous les Amours ne sont pas envolés.

Mes yeux encore ont des pleurs à répandre ;


Ma voix encore a des chants amoureux.
Aimons, chantons. La beauté vient m’apprendre
À triompher des hivers rigoureux.
Tout me sourit : les fleurs brillent plus belles,
Les jours plus purs, les cieux plus étoilés.
Dans l’air plus doux j’entends battre des ailes.
Tous les Amours ne sont pas envolés.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

ENCORE DES AMOURS.

Air de Léonide.
No 244.

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972
LA MORT DU DIABLE

AIR du Vilain (Air noté ♫)

Du miracle que je retrace


Dans ce récit des plus succincts
Rendez gloire au grand saint Ignace,
Patron de tous nos petits saints.
Par un tour, qui serait infâme
Si les saints pouvaient avoir tort,
Au diable il a fait rendre l’âme. (bis.)
Le diable est mort, le diable est mort. (ter.)

Satan, l’ayant surpris à table,


Lui dit : Trinquons, ou sois honni.
L’autre accepte, mais verse au diable
Dans son vin un poison béni.
Satan boit, et, pris de colique,
Il jure, il grimace, il se tord ;
Il crève comme un hérétique.
Le diable est mort le diable est mort
973
Le diable est mort, le diable est mort.

Il est mort ! disent tous les moines ;


On n’achètera plus d’agnus.
Il est mort ! disent les chanoines ;
On ne paîra plus d’oremus.
Au conclave on se désespère :
Adieu, puissance et coffre-fort !
Nous avons perdu notre père.
Le diable est mort, le diable est mort.

L’amour sert bien moins que la crainte ;


Elle nous comblait de ses dons.
L’intolérance est presque éteinte ;
Qui rallumera ses brandons ?
À notre joug si l’homme échappe,
La vérité luira d’abord :
Dieu sera plus grand que le pape.
Le diable est mort, le diable est mort.

Ignace accourt : que l’on me donne,


Leur dit-il, sa place et ses droits.
Il n’épouvantait plus personne ;
Je ferai trembler jusqu’aux rois.
Vols, massacres, guerres ou pestes,
M’enrichiront du sud au nord.
Dieu ne vivra que de mes restes.
Le diable est mort, le diable est mort.

Tous de s’écrier : Ah ! brave homme !


974
Tous de s écrier : Ah ! brave homme !
Nous te bénissons dans ton fiel.
Soudain son ordre, appui de Rome,
Voit sa robe effrayer le ciel.
Un chœur d’anges, l’âme contrite,
Dit : Des humains plaignons le sort ;
De l’enfer saint Ignace hérite.
Le diable est mort, le diable est mort.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA MORT DU DIABLE.

Air de Ninon chez madame de Sévigné.


No 245.

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975
LE PRISONNIER DE GUERRE

AIR : Chante, chante, troubadour, chante (de ROMAGNÉSI)


(Air noté ♫)

Marie, enfin quitte l’ouvrage,


Voici l’étoile du berger.
— Ma mère, un enfant du village
Languit captif chez l’étranger :
Pris sur mer, loin de sa patrie,
Il s’est rendu, mais le dernier.

File, file, pauvre Marie,


Pour secourir le prisonnier ;
File, file, pauvre Marie,
File, file pour le prisonnier.

Tu le veux, ma lampe s’allume.


Eh quoi ! ma fille, encor des pleurs !
— D’ennui, ma mère, il se consume ;
L’Anglais insulte à ses malheurs
976
L Anglais insulte à ses malheurs.
Tout jeune, Adrien m’a chérie ;
Il égayait notre foyer.

File, file, pauvre Marie,


Pour secourir le prisonnier ;
File, file, pauvre Marie,
File, file pour le prisonnier.

Pour lui je filerais moi-même,


Mon enfant ; mais j’ai tant vieilli !
— Envoyez à celui que j’aime
Tout le gain par moi recueilli.
Rose à sa noce en vain me prie :
Dieu ! j’entends le ménétrier !

File, file, pauvre Marie,


Pour secourir le prisonnier ;
File, file, pauvre Marie,
File, file pour le prisonnier.

Plus près du feu file, ma chère ;


La nuit vient refroidir le temps.
— Adrien, m’a-t-on dit, ma mère,
Gémit dans des cachots flottants.
On repousse la main flétrie
Qu’il étend vers un pain grossier.

File, file, pauvre Marie,


Pour secourir le prisonnier ;
977
Pour secourir le prisonnier ;
File, file, pauvre Marie,
File, file pour le prisonnier.

Ma fille, j’ai naguère encore


Rêvé qu’il était ton époux.
Même avant la trentième aurore
Mes rêves s’accomplissent tous.
— Quoi ! l’herbe à peine refleurie
Verra le retour du guerrier !

File, file, pauvre Marie,


Pour secourir le prisonnier ;
File, file, pauvre Marie,
File, file pour le prisonnier.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE PRISONNIER DE GUERRE.

Air : Chante, chante, troubadour, chante (de Romagnési).


No 246.

978
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979
LE PAPE MUSULMAN

AIR : Eh ! ma mère, est-c’que j’sais ça ? (Air noté ♫)

Jadis voyageant pour Rome,


Un pape, né sous le froc,
Pris sur mer, fut, le pauvre homme,
Mené captif à Maroc.
D’abord il tempête, il sacre,
Reniant Dieu bel et bien.
— Saint-Père, lui dit son diacre,
Vous vous damnez comme un chien.

Sur un pal que l’on aiguise


Croyant déjà qu’on le met,
Le fondement de l’église
Dit : Invoquons Mahomet.
Ce prophète en vaut bien d’autres ;
Je me fais son paroissien.
— Saint-Père, au nez des apôtres
Vous vous damnez comme un chien
980
Vous vous damnez comme un chien.

Aye ! aye ! on le circoncise.


Le voilà bon musulman,
Sinon parfois qu’il se grise
Avec un coquin d’iman.
Il fait de sa vieille Bible
Un usage peu chrétien.
— Saint-Père, c’est trop risible ;
Vous vous damnez comme un chien.

En vrai corsaire il s’équipe ;


Pour le Croissant il combat,
Prend le sorbet et la pipe ;
Dans un harem il s’ébat.
Près des femmes qu’il capture,
Voyez donc ce grand vaurien !
— Saint-Père, quelle posture !
Vous vous damnez comme un chien.

À Maroc survient la peste ;


Soudain fuit notre forban,
Qui dans Rome, d’un air leste,
Rentre avec son beau turban.
— Souffrez qu’on vous rebaptise.
— Non, dit-il, ça n’y fait rien.
— Saint-Père, quelle bêtise !
Vous vous damnez comme un chien.

Depuis frondant nos mystères


981
Depuis, frondant nos mystères,
Ce renégat enragé
Veut vider les monastères,
Veut marier le clergé.
Sous lui l’église déchue
Ne brûle juif ni païen.
— Saint-Père, Rome est fichue ;
Vous vous damnez comme un chien.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE PAPE MUSULMAN.

Air : Eh ! ma mère, est-c’que j’sais ça.


No 247.

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982
LE DAUPHIN

CONTE

AIR du Carnaval (Air noté ♫)

Du bon vieux temps souffrez que je vous parle.


Jadis Richard, troubadour renommé,
Eut pour roi Jean, Louis, Philippe ou Charle,
Ne sais lequel ; mais il en fut aimé.
D’un gros dauphin on fêtait la naissance ;
Richard à Blois était depuis un jour.
Il apprit là le bonheur de la France.
Pour votre roi chantez, gai troubadour !
Chantez, chantez, jeune et gai troubadour !

La harpe en main, Richard vient sur la place.


Chacun lui dit : Chantez notre garçon.
Dévotement à la Vierge il rend grâce,
Puis au dauphin consacre une chanson.

983
On l’applaudit : l’auteur était en veine.
Mainte beauté le trouve fait au tour,
Disant tout bas : Il doit plaire à la reine.
Pour votre roi chantez, gai troubadour !
Chantez, chantez, jeune et gai troubadour !

Le chant fini, Richard court à l’église.


Qu’y va-t-il faire ? Il cherche un confesseur ;
Il en trouve un, gros moine à barbe grise,
Des mœurs du temps inflexible censeur.
— Ah ! sauvez-moi des flammes éternelles !
Mon père, hélas ! c’est un vilain séjour.
— Qu’avez-vous fait ? — J’ai trop aimé les belles.
Pour votre roi chantez, gai troubadour !
Chantez, chantez, jeune et gai troubadour !

Le grand malheur, mon père, c’est qu’on m’aime.


— Parlez, mon fils ; expliquez-vous enfin.
— J’ai fait, hélas ! narguant le diadème,
Un gros péché, car j’ai fait un dauphin.
D’abord le moine a la mine ébahie ;
Mais il reprend : Vous êtes bien en cour ?
Pourvoyez-nous d’une riche abbaye.
Pour votre roi chantez, gai troubadour !
Chantez, chantez, jeune et gai troubadour

Le moine ajoute : Eût-on fait à la reine


Un prince ou deux, on peut être sauvé.
Parlez de nous à notre souveraine ;
984
Allez, mon fils, vous direz cinq Ave.
Richard absous, gagnant la capitale,
Au nouveau-né voit prodiguer l’amour.
Vive à jamais notre race royale !
Pour votre roi chantez, gai troubadour !
Chantez, chantez, jeune et gai troubadour !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE DAUPHIN.

Air du Carnaval (de Meissonnier).


No 248.

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985
LE
PETIT HOMME ROUGE t

1826

AIR : C’est le gros Thomas (Air noté ♫)

Foin des mécontents !


Comme balayeuse on me loge,
Depuis quarante ans,
Dans le château, près de l’horloge.
Or, mes enfants, sachez
Que là, pour mes péchés,
Du coin, d’où le soir je ne bouge,
J’ai vu le petit homme rouge.
Saints du paradis,
Priez pour Charles-Dix.

Vous figurez-vous
986
Ce diable habillé d’écarlate ?
Bossu, louche et roux,
Un serpent lui sert de cravate.
Il a le nez crochu ;
Il a le pied fourchu ;
Sa voix rauque en chantant présage
Au château grand remuménage.
Saints du paradis,
Priez pour Charles-Dix.

Je le vis, hélas !
En quatre-vingt-douze apparaître.
Nobles et prélats
Abandonnaient notre bon maître.
L’homme rouge venait
En sabots, en bonnet.
M’endormais-je un peu sur ma chaise,
Il entonnait la Marseillaise.
Saints du paradis,
Priez pour Charles-Dix.

(9 thermid.)J’eus à balayer ;
Mais lui bientôt par la gouttière
Revint m’effrayer
Pour ce bon monsieur Robespierre.
Lors il était poudré u,
Parlait mieux qu’un curé,
Ou, comme riant de lui-même,

987
Chantait l’hymne à l’Être suprême.
Saints du paradis,
Priez pour Charles-Dix.

(Mars 1814.) Depuis la terreur


Plus n’y pensais, lorsque sa vue,
Du bon Empereur
M’annonça la chute imprévue.
En toque il avait mis
Vingt plumets ennemis,
Et chantait au son d’une vielle
Vive Henri-Quatre et Gabrielle !
Saints du paradis,
Priez pour Charles-Dix.

Soyez donc instruits,


Enfants, mais qu’ailleurs on l’ignore,
Que depuis trois nuits
L’homme rouge apparaît encore.
Riant d’un air moqueur,
Il chante comme au chœur,
Baise la terre, et puis ensuite
Met un grand chapeau de jésuite.
Saints du paradis,
Priez pour Charles-Dix.

988
t. Une ancienne tradition populaire supposait l’existence d’un homme rouge
qui apparaissait dans les Tuileries à chaque événement malheureux qui menaçait
les maîtres de ce château. Cette tradition reprit cours sous Napoléon. On a
prétendu même que ce démon familier lui avait apparu en Égypte. C’était un vol
fait au château des Tuileries en faveur des Pyramides.

u. Lors il était poudré.


Robespierre portait de la poudre.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE PETIT HOMME ROUGE.

Air : C’est le gros Thomas.


No 249.

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989
LE MARIAGE DU PAPE

AIR du Méléagre Champenois (Air noté ♫)

Vite en carrosse,
Vite à la noce ;
Juif ou chrétien, tout le monde est prié.
Vite en carrosse,
Vite à la noce.
Alleluia ! le Pape est marié.

Ainsi chantait un fou que je crois sage,


Sinon qu’en Pape il s’érigeait un jour,
Disant : Corbleu ! tâtons du mariage ;
Pour le clergé sanctifions l’amour.

Vite en carrosse,
Vite à la noce ;
Juif ou chrétien, tout le monde est prié.
Vite en carrosse,

990
Vite à la noce.
Alleluia ! le Pape est marié.

Oui, je suis Pape, et prends femme qui m’aime.


Chantons ! dansons ! bonne chère et bon vin !
Faisons la noce, et qu’avant neuf mois même,
Mon premier-né soit tenu par Calvin.

Vite en carrosse,
Vite à la noce ;
Juif ou chrétien, tout le monde est prié.
Vite en carrosse,
Vite à la noce.
Alleluia ! le Pape est marié.

Sur l’Évangile on a fait un long somme ;


Réveillons-nous, desservants du saint lieu.
Pour nous sauver quand un Dieu s’est fait homme,
De son vicaire on osait faire un Dieu !

Vite en carrosse,
Vite à la noce ;
Juif ou chrétien, tout le monde est prié.
Vite en carrosse,
Vite à la noce.
Alleluia ! le Pape est marié.

Ayons des mœurs, pour sauver du naufrage


L’église en butte à tous nos ennemis ;
991
Mais, par réforme usant du mariage,
N’avouons pas que c’est in extremis.

Vite en carrosse,
Vite à la noce ;
Juif ou chrétien, tout le monde est prié.
Vite en carrosse,
Vite à la noce.
Alleluia ! le Pape est marié.

Du célibat rompez, rompez l’entrave,


Prélats, curés, chartreux et capucins.
Vous, plus d’erreurs, Florentins du conclave :
La foi chancelle, il faut faire des saints.

Vite en carrosse,
Vite à la noce ;
Juif ou chrétien, tout le monde est prié.
Vite en carrosse,
Vite à la noce.
Alleluia ! le Pape est marié.

Nous étions tous intolérants en diable ;


Nous changerons sous le joug conjugal.
On est moins prompt à brûler son semblable
Quand à le faire on s’est donné du mal.

Vite en carrosse,
Vite à la noce ;
992
Juif ou chrétien, tout le monde est prié.
Vite en carrosse,
Vite à la noce.
Alleluia ! le Pape est marié.

Çà, ma papesse, un jour qu’on puisse dire


Qu’en bons époux tous deux avons vécu ;
Vous le sentez : l’enfer mourrait de rire,
S’il apprenait que le Pape est cocu.

Vite en carrosse,
Vite à la noce ;
Juif ou chrétien, tout le monde est prié.
Vite en carrosse,
Vite à la noce.
Alleluia ! le Pape est marié.

Ainsi chantait ce fou que je crois sage,


Quand un impie arrive triomphant,
Pour nous parler d’un curé de village.
Que sa servante accuse d’un enfant.

Vite en carrosse,
Vite à la noce ;
Juif ou chrétien, tout le monde est prié.
Vite en carrosse,
Vite à la noce.
Alleluia ! le Pape est marié.

993
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE MARIAGE DU PAPE.

Air du Méléagre champenois.


No 250.

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994
LES BOHÉMIENS

AIR : Mon pèr’ m’a donné un mari (Air noté ♫)

Sorciers, bateleurs ou filous,


Reste immonde
D’un ancien monde ;
Sorciers, bateleurs ou filous,
Gais Bohémiens, d’où venez-vous ?

D’où nous venons ? l’on n’en sait rien.


L’hirondelle
D’où vous vient-elle ?
D’où nous venons ? l’on n’en sait rien.
Où nous irons, le sait-on bien ?

Sans pays, sans prince et sans lois,


Notre vie
Doit faire envie :
Sans pays, sans prince et sans lois,
L’homme est heureux un jour sur trois
995
L’homme est heureux un jour sur trois.

Tous indépendants nous naissons,


Sans église
Qui nous baptise ;
Tous indépendants nous naissons
Au bruit du fifre et des chansons.

Nos premiers pas sont dégagés,


Dans ce monde
Où l’erreur abonde ;
Nos premiers pas sont dégagés
Du vieux maillot des préjugés.

Au peuple, en butte à nos larcins,


Tout grimoire
En peut faire accroire ;
Au peuple, en butte à nos larcins,
Il faut des sorciers et des saints.

Trouvons-nous Plutus en chemin,


Notre bande
Gaîment demande ;
Trouvons-nous Plutus en chemin,
En chantant nous tendons la main.

Pauvres oiseaux que Dieu bénit !


De la ville
Qu’on nous exile ;
Pauvres oiseaux que Dieu bénit
996
Pauvres oiseaux que Dieu bénit,
Au fond des bois pend notre nid.

À tâtons l’Amour, chaque nuit,


Nous attèle
Tous pêle-mêle ;
À tâtons l’Amour, chaque nuit,
Nous attèle au char qu’il conduit.

Ton œil ne peut se détacher,


Philosophe
De mince étoffe ;
Ton œil ne peut se détacher
Du vieux coq de ton vieux clocher.

Voir c’est avoir. Allons courir !


Vie errante
Est chose enivrante.
Voir c’est avoir. Allons courir !
Car tout voir c’est tout conquérir.

Mais à l’homme on crie en tout lieu,


Qu’il s’agite,
Ou croupisse au gîte ;
Mais à l’homme on crie en tout lieu
« Tu nais, bonjour ; tu meurs, adieu. »

Quand nous mourons, vieux ou bambin,


Homme ou femme,
À Dieu soit notre âme !
997
À Dieu soit notre âme !
Quand nous mourons, vieux ou bambin,
On vend le corps au carabin.

Nous n’avons donc, exempts d’orgueil,


De lois vaines,
De lourdes chaînes ;
Nous n’avons donc, exempts d’orgueil,
Ni berceau, ni toit, ni cercueil.

Mais, croyez-en notre gaîté,


Noble ou prêtre,
Valet ou maître ;
Mais, croyez-en notre gaîté,
Le bonheur c’est la liberté.

Oui, croyez-en notre gaîté,


Noble ou prêtre,
Valet ou maître ;
Oui, croyez-en notre gaîté,
Le bonheur c’est la liberté.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

998
LES BOHÉMIENS.

Air : Mon père m’a donné un mari.


No 251.

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999
LES
SOUVENIRS DU PEUPLE

AIR : Passez votre chemin, beau sire (Air noté ♫)

On parlera de sa gloire
Sous le chaume bien longtemps.
L’humble toit, dans cinquante ans,
Ne connaîtra plus d’autre histoire.
Là viendront les villageois
Dire alors à quelque vieille :
Par des récits d’autrefois,
Mère, abrégez notre veille.
Bien, dit-on, qu’il nous ait nui,
Le peuple encor le révère,
Oui, le révère.
Parlez-nous de lui, grand’mère ;
Parlez-nous de lui. (bis)
1000
Mes enfants, dans ce village,
Suivi de rois, il passa.
Voilà bien longtemps de ça ;
Je venais d’entrer en ménage.
À pied grimpant le coteau
Où pour voir je m’étais mise,
Il avait petit chapeau
Avec redingote grise.
Près de lui je me troublai,
Il me dit : Bonjour, ma chère,
Bonjour, ma chère.
— Il vous a parlé, grand’mère !
Il vous a parlé !

L’an d’après, moi, pauvre femme,


À Paris étant un jour,
Je le vis avec sa cour :
Il se rendait à Notre-Dame.
Tous les cœurs étaient contents ;
On admirait son cortège.
Chacun disait : Quel beau temps !
Le ciel toujours le protège.
Son sourire était bien doux ;
D’un fils Dieu le rendait père,
Le rendait père.
— Quel beau jour pour vous, grand’mère !
Quel beau jour pour vous !

1001
Mais, quand la pauvre Champagne
Fut en proie aux étrangers,
Lui, bravant tous les dangers,
Semblait seul tenir la campagne.
Un soir, tout comme aujourd’hui,
J’entends frapper à la porte ;
J’ouvre, bon Dieu ! c’était lui
Suivi d’une faible escorte.
Il s’assoit où me voilà,
S’écriant : Oh ! quelle guerre !
Oh ! quelle guerre !
— Il s’est assis là, grand’mère !
Il s’est assis là !

J’ai faim, dit-il ; et bien vite


Je sers piquette et pain bis ;
Puis il sèche ses habits,
Même à dormir le feu l’invite.
Au réveil, voyant mes pleurs,
Il me dit : Bonne espérance !
Je cours de tous ses malheurs,
Sous Paris venger la France.
Il part ; et comme un trésor
J’ai depuis gardé son verre,
Gardé son verre.
— Vous l’avez encor, grand’mère !
Vous l’avez encor !

Le voici. Mais à sa perte


1002
Le héros fut entraîné.
Lui, qu’un pape a couronné,
Est mort dans une île déserte.
Longtemps aucun ne l’a cru ;
On disait : Il va paraître.
Par mer il est accouru ;
L’étranger va voir son maître.
Quand d’erreur on nous tira,
Ma douleur fut bien amère !
Fut bien amère !
— Dieu vous bénira, grand’mère ;
Dieu vous bénira.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES SOUVENIRS DU PEUPLE.

Air : Passez votre chemin, beau sire.


No 252.

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1003
MÊME CHANSON,
Air connu.
No 252 bis.

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1004
LES NÈGRES
ET LES MARIONNETTES

FABLE

AIR : Pégase est un cheval qui porte (Air noté ♫)

Sur son navire un capitaine


Transportait des noirs au marché.
L’ennui les tuait par vingtaine :
Peste ! dit-il ; quel débouché !
Fi, que c’est laid, sots que vous êtes !
Mais j’ai de quoi vous guérir tous.
Venez voir mes marionnettes ;
bis.
Bons esclaves, amusez-vous.

Pour tromper leur douleur mortelle,


Soudain un théâtre est monté ;
Soudain paraît Polichinelle,
1005
Pour des noirs grande nouveauté.
D’abord ils ne savent qu’en dire,
Ils se regardent en dessous ;
Puis aux pleurs se mêle un sourire.
Bons esclaves, amusez-vous.

Voilà monsieur le commissaire ;


Il s’attaque au roi des bossus,
Qui, trouvant un exemple à faire,
Vous l’assomme et souffle dessus.
Oubliant tout, jusqu’à leurs chaînes,
Nos gens poussent des rires fous.
L’homme est infidèle à ses peines :
Bons esclaves, amusez-vous.

Le diable vient ; l’ange rebelle


Leur plaît surtout par sa couleur.
Il emporte Polichinelle ;
Autre accroc fait à la douleur.
Cette fin charme l’auditoire :
Un noir a triomphé pour tous.
Les pauvres gens rêvent la gloire :
Bons esclaves, amusez-vous.

Ainsi, voguant vers l’Amérique


Où s’aggraveront leurs destins,
De leur humeur mélancolique
Ils sont tirés par des pantins.
Tout roi que la peur désenivre
1006
Nous prodigue aussi les joujoux.
N’allez pas vous lasser de vivre :
Bons esclaves, amusez-vous.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES NÈGRES ET LES


MARIONNETTES.

Air : Pégase est un cheval qui porte.


No 253.

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1007
L’ANGE GARDIEN

AIR : Jadis un célèbre empereur (Air noté ♫)

À l’hospice un gueux tout perclus


Voit apparaître son bon ange ;
Gaîment il lui dit : Ne faut plus
Que votre altesse se dérange.
Tout compté, je ne vous dois rien :
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

Sur la paille, né dans un coin,


Suis-je enfant du Dieu qu’on nous prêche ?
Oui, dit l’ange ; aussi j’eus grand soin
Que ta paille fût toujours fraîche.
Tout compté, je ne vous dois rien :
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

Jeune et vivant à l’abandon,


L’aumône fut mon patrimoine.
Oui dit l’ange et je te fis don
1008
Oui, dit l’ange, et je te fis don
Des trois besaces d’un vieux moine.
Tout compté, je ne vous dois rien :
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

Soldat bientôt, courant au feu,


Je perdis une jambe en route.
Oui, dit l’ange ; mais avant peu
Cette jambe aurait eu la goutte.
Tout compté, je ne vous dois rien :
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

Pour mes jours gras, du vin fraudé


Mit le juge après mes guenilles.
Oui, dit l’ange ; mais je plaidai :
Tu ne fus qu’un an sous les grilles.
Tout compté, je ne vous dois rien :
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

Chez Vénus j’entre en maraudeur ;


C’est tout fruit vert que j’en rapporte.
Oui, dit l’ange ; mais, par pudeur,
Là je te quittais à la porte.
Tout compté, je ne vous dois rien :
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

D’un laidron je deviens l’époux,


Priant qu’il ne soit que volage.
Oui, dit l’ange ; mais nul de nous
Ne se mêle de mariage
1009
Ne se mêle de mariage.
Tout compté, je ne vous dois rien :
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

Vieillard, affranchi de regrets,


Au terme heureux enfin atteins-je ?
Oui, dit l’ange, et je tiens tout prêts
De l’huile, un prêtre et du vieux linge.
Tout compté, je ne vous dois rien :
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

De l’enfer serai-je habitant,


Ou droit au ciel veut-on que j’aille ?
Oui, dit l’ange ; ou bien non, pourtant.
Crois-moi, tire à la courte paille.
Tout compté, je ne vous dois rien :
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

Ce pauvre diable ainsi parlant


Mettait en gaîté tout l’hospice.
Il éternue, et, s’envolant,
L’ange lui dit : Dieu te bénisse !
Tout compté, je ne vous dois rien :
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1010
L’ANGE GARDIEN.

Air : Jadis un célèbre empereur.


No 254.

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1011
LA MOUCHE

AIR : Je loge au quatrième étage (Air noté ♫)

Au bruit de notre gaîté folle,


Au bruit des verres, des chansons,
Quelle mouche murmure et vole,
Et revient quand nous la chassons ? (bis.)
C’est quelque dieu, je le soupçonne,
Qu’un peu de bonheur rend jaloux.
Ne souffrons point qu’elle bourdonne,
bis.
Qu’elle bourdonne autour de nous.

Transformée en mouche hideuse,


Amis, oui, c’est, j’en suis certain,
La Raison, déité grondeuse,
Qu’irrite un si joyeux festin.
L’orage approche, le ciel tonne ;
Voilà ce que dit son courroux.
Ne souffrons point qu’elle bourdonne,
Q ’ ll b d t d
1012
Qu’elle bourdonne autour de nous.

C’est la Raison qui vient me dire :


« À ton âge on vit en reclus.
« Ne bois plus tant, cesse de rire,
« Cesse d’aimer, ne chante plus. »
Ainsi son beffroi toujours sonne
Aux lueurs des feux les plus doux.
Ne souffrons point qu’elle bourdonne,
Qu’elle bourdonne autour de nous.

C’est la Raison ; gare à Lisette !


Son dard la menace toujours.
Dieux ! il perce la collerette :
Le sang coule ! accourez, Amours !
Amours, poursuivez la félonne ;
Qu’elle expire enfin sous vos coups.
Ne souffrons point qu’elle bourdonne,
Qu’elle bourdonne autour de nous.

Victoire ! amis, elle se noie


Dans l’aï que Lise a versé.
Victoire ! et qu’aux mains de la Joie
Le sceptre enfin soit replacé.
Un souffle ébranle sa couronne ;
Une mouche nous troublait tous.
Ne craignons plus qu’elle bourdonne,
Qu’elle bourdonne autour de nous.

1013
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA MOUCHE.

Air : Je loge au quatrième étage.


No 255.

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1014
LES
LUTINS DE MONTLHÉRI

AIR : Ce soir-là sous son ombrage (Air noté ♫)

À pied, la nuit, en voyage,


Je m’étais mis à l’abri
Contre le vent et l’orage,
Dans la tour de Montlhéri.
Je chantais, lorsqu’un long rire
D’épouvante m’a glacé ;
Puis tout haut j’entends dire :
Notre règne est passé.

Des follets brillent dans l’ombre,


Et la voix que j’entendais
Se mêle aux cris d’un grand nombre
De lutins, de farfadets.
Au bruit d’une aigre trompette
L bb t é
1015
Le sabbat a commencé.
Plus haut la voix répète :
Notre règne est passé.

« Non, dit la voix, plus de fêtes !


« Esprits, vite délogeons.
« La Raison, par ses conquêtes,
« Nous bannit des vieux donjons.
« Le monde a changé d’oracles ;
« Nos prodiges ont cessé.
« L’homme fait les miracles ;
« Notre règne est passé.

« Nous donnâmes à la Grèce


« Ces dieux créés pour les sens,
« Dont l’éternelle jeunesse
« Vivait de fleurs et d’encens.
« Dans la Gaule encor sauvage
« Pour nous le sang fut versé.
« Hélas ! même au village
« Notre règne est passé.

« On nous vit, sous vos trophées,


« Paladins et troubadours,
« Enchaîner aux pieds des fées
« Les rois, les saints, les Amours.
« La magie à notre empire
« Soumit le ciel courroucé,
« Des sorciers j’entends rire ;
N t èg t é
1016
« Notre règne est passé.

« La Raison nous exorcise ;


« Esprits, fuyons sans retour. »
La voix se tait… Ô surprise !
J’ai cru voir crouler la tour.
De leur retraite chérie
Tous ont fui d’un vol pressé.
Au loin la voix s’écrie :
Notre règne est passé.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES LUTINS DE MONTLHÉRI.

Air : Ce soir-là sous son ombrage.


No 256.

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1017
LA COMÈTE
DE 1832 v

AIR : À soixante ans il ne faut pas remettre (Air noté ♫)

Dieu contre nous envoie une comète ;


À ce grand choc nous n’échapperons pas.
Je sens déjà crouler notre planète ;
L’Observatoire y perdra ses compas. (bis.)
Avec la table adieu tous les convives !
Pour peu de gens le banquet fut joyeux. (bis.)
Vite à confesse allez, âmes craintives.
bis.
Finissons-en : le monde est assez vieux,
Le monde est assez vieux, (bis.)

Oui, pauvre globe égaré dans l’espace,


Embrouille enfin tes nuits avec tes jours,
Et, cerf-volant dont la ficelle casse,
1018
Tourne en tombant, tourne et tombe toujours.
Va, franchissant des routes qu’on ignore,
Contre un soleil te briser dans les cieux.
Tu l’éteindrais ; que de soleils encore !
Finissons-en : le monde est assez vieux,
Le monde est assez vieux.

N’est-on pas las d’ambitions vulgaires,


De sots parés de pompeux sobriquets,
D’abus, d’erreurs, de rapines, de guerres,
De laquais-rois, de peuples de laquais ?
N’est-on pas las de tous nos dieux de plâtre ;
Vers l’avenir las de tourner les yeux ?
Ah ! c’en est trop pour si petit théâtre.
Finissons-en : le monde est assez vieux,
Le monde est assez vieux.

Les jeunes gens me disent : Tout chemine ;


À petit bruit chacun lime ses fers ;
La presse éclaire, et le gaz illumine,
Et la vapeur vole aplanir les mers.
Vingt ans au plus, bon homme, attends encore ;
L’œuf éclôra sous un rayon des cieux.
Trente ans, amis, j’ai cru le voir éclore.
Finissons-en : le monde est assez vieux,
Le monde est assez vieux.

Bien autrement je parlais quand la vie


Gonflait mon cœur et de joie et d’amour.
1019
Terre, disais-je, ah ! jamais ne dévie
Du cercle heureux où Dieu sema le jour.
Mais je vieillis, la beauté me rejette ;
Ma voix s’éteint ; plus de concerts joyeux.
Arrive donc, implacable comète.
Finissons-en : le monde est assez vieux,
Le monde est assez vieux.

v. On n’a pas oublié qu’il y a quelques années, des astronomes allemands


annoncèrent pour 1852, la rencontre d’une comète avec notre globe et le
bouleversement de celui-ci. Les savants de l’Observatoire se crurent obligée
d’opposer leurs calculs à ceux de leurs confrères d’Allemagne.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA COMÈTE DE 1832.

Air : À soixante ans.


No 257.

1020
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1021
LE
TOMBEAU DE MANUEL

AIR : Te souviens-tu ? etc. (Air noté ♫)

Tout est fini ; la foule se disperse ;


À son cercueil un peuple a dit adieu,
Et l’amitié des larmes qu’elle verse
Ne fera plus confidence qu’à Dieu.
J’entends sur lui la terre qui retombe.
Hélas ! Français, vous l’allez oublier.
À vos enfants, pour indiquer sa tombe,
bis.
Prêtez secours au pauvre chansonnier.

Je quête ici pour honorer les restes


D’un citoyen votre plus ferme appui.
J’eus le secret de ses vertus modestes :
Bras, tête et cœur, tout était peuple en lui.
L’humble tombeau qui sied à sa dépouille

1022
Est par nous tous un tribut à payer.
Près de sa fosse un ami s’agenouille :
Prêtez secours au pauvre chansonnier.

Mon cœur lui doit ces soins pieux et tendres.


Voilà douze ans qu’en des jours désastreux,
Sur les débris de la patrie en cendres,
Nous nous étions rencontrés tous les deux.
Moi, je chantais ; lui, vétéran d’Arcole,
Sourit au luth vengeur d’un vieux laurier.
Grâce à vos dons, qu’un tombeau me console :
Prêtez secours au pauvre chansonnier.

L’ambition n’effleurait point sa vie ;


Mais, même aux champs, rêvant un beau trépas,
Il écoutait si la France asservie,
En appelant, ne se réveillait pas.
Contre la mort j’aurais eu son courage,
Quand sur son bras je pouvais m’appuyer.
Ma voix pour lui demande un peu d’ombrage :
Prêtez secours au pauvre chansonnier.

Contre un pouvoir qui de nous se sépare,


Son éloquence a toujours combattu.
Ce n’était point la foudre qui s’égare ;
C’était un glaive aux mains de la Vertu.
De la tribune on l’arrache ; il en tombe
Entre les bras d’un peuple tout entier.
La haine est là ; défendons bien sa tombe :
1023
Prêtez secours au pauvre chansonnier.

Tu l’oublias, peuple encor trop volage,


Sitôt qu’à l’ombre il goûta le repos.
Mais, noble esquif mis à sec sur la plage,
Il dut compter sur le retour des flots.
La seule mort troubla la solitude
Où mes chansons accouraient l’égayer.
Pour effacer quatre ans d’ingratitude,
Prêtez secours au pauvre chansonnier.

Oui, qu’un tombeau témoigne de nos larmes.


Assistez-moi, vous pour qui j’ai chanté
Paix et concorde, au bruit sanglant des armes ;
Et sous le joug, espoir et liberté.
Payez mes chants doux à votre mémoire :
Je tends la main au plus humble denier.
De Manuel pour consacrer la gloire,
Prêtez secours au pauvre chansonnier.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE TOMBEAU DE MANUEL.
1024
Air : T’en souviens-tu ?
No 258.

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1025
À M. LUCIEN BONAPARTE,

PRINCE DE CANINO.

En 1803, privé de ressources, las d’espérances déçues,


versifiant sans but et sans encouragement, sans instruction
et sans conseils, j’eus l’idée (et combien d’idées semblables
étaient restées sans résultat !), j’eus l’idée de mettre sous
enveloppe mes informes poésies et de les adresser, par la
poste, au frère du Premier Consul, M. Lucien Bonaparte,
déjà célèbre par un grand talent oratoire et par l’amour des
arts et des lettres. Mon épître d’envoi, je me le rappelle
encore, digne d’une jeune tête toute républicaine, portait
l’empreinte de l’orgueil blessé par le besoin de recourir à un
protecteur. Pauvre inconnu, désappointé tant de fois, je
n’osais compter sur le succès d’une démarche que personne
n’appuyait. Mais le troisième jour, ô joie indicible !
M. Lucien m’appelle auprès de lui, s’informe de ma
position, qu’il adoucit bientôt ; me parle en poëte et me
1026
prodigue des encouragements et des conseils.
Malheureusement il est forcé de s’éloigner de la France.
J’allais me croire oublié, lorsque je reçois de Rome une
procuration pour toucher le traitement de l’Institut dont
M. Lucien était membre, avec une lettre que j’ai
précieusement conservée et où il me dit :
« Je vous adresse une procuration pour toucher mon
traitement de l’Institut. Je vous prie d’accepter ce
traitement, et je ne doute pas que, si vous continuez de
cultiver votre talent par le travail, vous ne soyez un jour un
des ornements de notre Parnasse. Soignez surtout la
délicatesse du rhythme : ne cessez pas d’être hardi, mais
soyez plus élégant, etc., etc. »
Jamais on n’a fait le bien avec une grâce plus
encourageante ; jamais, en arrachant un jeune poëte à la
misère, on ne l’a mieux relevé à ses propres yeux. Aux
sages avis qui accompagnent de tels bienfaits, on sent que
ce n’est pas la froide main d’une générosité banale qui vient
vous tirer de l’abîme. Quel cœur n’en eût été vivement
ému ! j’aurais voulu pouvoir rendre ma reconnaissance
publique ; la censure s’y opposa. Mon protecteur était
proscrit comme il l’est encore.
Pendant les cent jours, M. Lucien Bonaparte me fit
entendre qu’en m’adonnant à la chanson, je détournais mon
talent de la vocation plus élevée qu’il semblait avoir eue
d’abord. Je le sentais ; mais j’ai toujours penché à croire
qu’à certaines époques les lettres et les arts ne doivent pas
être de simples objets de luxe, et je commençais à deviner

1027
le parti qu’on pourrait tirer, pour la cause de la liberté, d’un
genre de poésie éminemment national. Je ne sais ce que M.
Lucien pense aujourd’hui de mes chansons ; j’ignore même
s’il les connaît. Je lui ai plusieurs fois écrit pendant la
Restauration sans en obtenir de réponse. En vain me suis-je
dit qu’en me répondant il craignait sans doute de me
compromettre, son silence m’a affligé. Depuis la
Révolution de Juillet, j’ai cru devoir attendre la publication
de mon dernier recueil pour lui rappeler tout ce qu’il a fait
pour moi.
En ce moment où mes regards se portent en arrière, il
m’est bien doux de les arrêter sur l’homme illustre qui,
jadis, m’a sauvé de l’infortune ; sur celui qui, en me
donnant foi dans mon talent, a rendu à mon âme les forces
que le malheur allait achever de lui ravir ! Sa protection
placée ailleurs eût pu procurer un grand poëte à la France,
mais elle ne pouvait rencontrer un cœur plus reconnaissant.
Le souvenir de mon bienfaiteur me suivra jusque dans la
tombe. J’en atteste les larmes que je répands encore après
trente ans, lorsque je me reporte au jour béni cent fois, où,
assuré d’une telle protection, je crus tenir de la Providence
elle-même une promesse de bonheur et de gloire.
Puisse l’hommage de ces sentiments si vrais, si mérités,
parvenir jusqu’à M. Lucien Bonaparte et adoucir pour lui
l’exil où mes vœux ne sont que trop habitués à l’aller
chercher ! Puisse surtout ma voix être entendue, et la France
se hâter enfin de tendre les bras à ceux de ses enfants qui
portent le grand nom dont elle sera éternellement fière !

1028
Passy, 15 janvier 1833.

1029
LE FEU DU PRISONNIER

LA FORCE, 1829

AIR du vaudeville de Taconnet (Air noté ♫)

Combien le feu tient douce compagnie


Au prisonnier, dans les longs soirs d’hiver !
Seul avec moi se chauffe un bon Génie,
Qui parle haut, rime ou chante un vieux air. (bis.)
Il me fait voir, sur la braise animée,
Des bois, des mers, un monde en peu d’instants, (bis.)
Tout mon ennui s’envole à la fumée.
bis.
Ô bon Génie, amusez-moi longtemps.

Jeune, il me fit rêver, pleurer, sourire ;


Vieux, il me berce avec mes premiers jeux.
Du doigt, dans l’âtre, il signale un navire :
Je vois trois mâts sur des flots orageux.

1030
Le vaisseau vogue, et bientôt l’équipage
Sous un beau ciel saluera le printemps.
Moi seul je reste enchaîné sur la plage.
Ô bon Génie, amusez-moi longtemps.

Ici, que vois-je ? est-ce un aigle qui vole


Et du soleil mesure la hauteur ?
C’est un ballon : voici la banderole,
Et la nacelle et le navigateur.
L’audacieux, si la pitié l’inspire,
Doit de ces murs plaindre les habitants.
Libre là-haut, quel air pur il respire !
Ô bon Génie, amusez-moi longtemps.

D’un canton suisse, ah ! voilà bien l’image :


Glaciers, torrents, vallons, lacs et troupeaux.
J’aurais dû fuir quand j’ai prévu l’orage ;
La liberté, là, m’offrait le repos a.
Je franchirais ces monts à crête immense,
Où je crois voir nos vieux drapeaux flottants.
Mon cœur n’a pu s’arracher à la France.
Ô bon Génie, amusez-moi longtemps.

Dans mon désert encor quelque mirage !


Génie, allons sur ces coteaux boisés.
En vain tout bas on me dit : Deviens sage b ;
Plie un genou, tes fers seront brisés.
Vous, qui, bravant le geôlier qui nous guette,

1031
Me rendez jeune à près de cinquante ans,
Sur ce brasier, vite, un coup de baguette.
Ô bon Génie, amusez-moi longtemps.

a. La liberté, là, m’offrait le repos.


Quelques personnes m’avaient écrit de Suisse pour m’offrir un refuge, si je
voulais éviter la détention dont j’étais menacé.
b. En vain tout bas on me dit : Deviens sage ;
On avait tenté de me faire entendre qu’il ne tenait qu’à moi d’obtenir des
adoucissements à ma captivité.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE FEU DU PRISONNIER.

Air du vaudeville de Préville et Taconnet.


No 259.

1032
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1033
MES JOURS GRAS
DE 1829

AIR : Dis-moi donc, mon p’tit Hippolyte (Air noté ♫)

Mon bon Roi, Dieu vous tienne en joie !


Bien qu’en butte à votre courroux,
Je passe encor, grâce à Bridoie c,
Un carnaval sous les verroux.
Ici fallait-il que je vinsse
Perdre des jours vraiment sacrés !
J’ai de la rancune de prince :
Mon bon Roi, vous me le paierez.

Dans votre beau discours du trône d,


Méchant, vous m’avez désigné.
C’est me recommander au prône ;
Aussi me suis-je résigné.
Mais triste et seul, quand j’entends rire
1034
Tout Paris en joyeux émoi,
Je reprends goût à la satire :
Vous me le paierez, mon bon Roi.

Voyez, verre en main, bouche pleine,


Fous déguisés de vingt façons,
Mes amis m’oublier sans peine,
Tout en répétant mes chansons.
Avec eux, ma verve en démence
Eût perdu ses traits acérés.
J’aurais pu boire à la clémence :
Mon bon Roi, vous me le paierez.

Vous connaissez Lise la folle,


Qui sur mes fers pleure d’ennui ;
Ce soir même un bal la console :
« Bah ! dit-elle ; tant pis pour lui ! »
J’allais, pour complaire à la belle,
Nous peindre heureux sous votre loi ;
Serviteur ! Lise est infidèle :
Vous me le paierez, mon bon Roi.

Dans mon vieux carquois où font brèche


Les coups de vos juges maudits,
Il me reste encore une flèche ;
J’écris dessus : Pour Charles-Dix.
Malgré ce mur qui me désole,
Malgré ces barreaux si serrés,
L’arc est tendu, la flèche vole :
1035
Mon bon Roi, vous me le paierez.

c. Je passe encore, grâce à Bridoie,


J’ai passé à Sainte-Pélagie le carnaval de 1822.

Amis, voici la riante semaine, etc., etc.

d. Dans votre beau discours du trône,


Il y avait dans le discours du trône, de cette année, une phrase où tout le
monde a cru voir une application à l’affaire qui m’a été faite. Quel honneur !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MES JOURS GRAS DE 1829.

Air : Dis-moi donc, mon petit Hippolyte.


No 260.

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1036
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1037
LE 14 JUILLET

LA FORCE, 1829

AIR : À soixante ans, il ne faut pas remettre (Air noté ♫)

Pour un captif, souvenir plein de charmes !


J’étais bien jeune ; on criait : Vengeons-nous !
À la Bastille ! aux armes ! vite, aux armes !
Marchands, bourgeois, artisans couraient tous. (bis.)
Je vois pâlir et mère et femme et fille ;
Le canon gronde aux rappels du tambour. (bis.)
Victoire au peuple ! il a pris la Bastille !
bis.
Un beau soleil a fêté ce grand jour,
A fêté ce grand jour e. (bis.)

Enfants, vieillards, riche ou pauvre, on s’embrasse.


Les femmes vont redisant mille exploits.
Héros du siége, un soldat bleu qui passe f

1038
Est applaudi des mains et de la voix.
Le nom du roi frappe alors mon oreille ;
De Lafayette on parle avec amour.
La France est libre et ma raison s’éveille.
Un beau soleil a fêté ce grand jour,
A fêté ce grand jour.

Le lendemain un vieillard docte et grave


Guida mes pas sur d’immenses débris.
« Mon fils, dit-il, ici d’un peuple esclave,
« Le despotisme étouffait tous les cris.
« Mais des captifs pour y loger la foule,
« Il creusa tant au pied de chaque tour,
« Qu’au premier choc le vieux château s’écroule.
« Un beau soleil a fêté ce grand jour,
« A fêté ce grand jour.

« La Liberté, rebelle antique et sainte,


« Mon fils, s’armant des fers de nos aïeux,
« À son triomphe appelle en cette enceinte
« L’Égalité, qui redescend des cieux.
« De ces deux sœurs la foudre gronde et brille.
« C’est Mirabeau tonnant contre la cour.
« Sa voix nous crie : Encore une Bastille !
« Un beau soleil a fêté ce grand jour,
« A fêté ce grand jour.

« Où nous semons chaque peuple moissonne.


« Déjà vingt rois, au bruit de nos débats,
1039
« Portent, tremblants, la main à leur couronne,
« Et leurs sujets de nous parlent tout bas.
« Des droits de l’homme, ici, l’ère féconde
« S’ouvre et du globe accomplira le tour.
« Sur ces débris, Dieu crée un nouveau monde.
« Un beau soleil a fêté ce grand jour,
« A fêté ce grand jour. »

De ces leçons qu’un vieillard m’a données,


Le souvenir dans mon cœur sommeillait.
Mais je revois, après quarante années,
Sous les verrous, le Quatorze Juillet.
Ô Liberté ! ma voix, qu’on veut proscrire,
Redit ta gloire aux murs de ce séjour.
À mes barreaux l’aurore vient sourire ;
Un beau soleil fête encor ce grand jour,
Fête encor ce grand jour.

e. A fêté ce grand jour.


Le 14 juillet 1789 il fit un temps magnifique ; le 14 juillet 1829 fut
également beau, bien que l’été ait été horriblement pluvieux.
f. Héros du siége, un soldat bleu qui passe,
Les gardes-françaises portaient l’habit bleu. Une grande partie de cette
milice s’échappa des casernes où elle était consignée, et prêta le plus utile
secours aux Parisiens pour prendre la vieille forteresse féodale.

1040
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE 14 JUILLET.

Air : À soixante ans il ne faut pas remettre.


No 261.

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1041
PASSEZ, JEUNES FILLES

(Air noté ♫)

Dieu ! quel essaim de jeunes filles


Passe et repasse sous mes yeux !
Au printemps toutes sont gentilles ;
Toutes ; mais quoi ! me voilà vieux.
Cent fois redisons-leur mon âge :
Les cœurs jeunes sont insensés.
Endossons le manteau du sage.
Passez, jeunes filles, passez.

Voilà Zoé qui me regarde.


Zoé, votre mère, entre nous,
Dirait de combien je retarde
Quand vient l’heure du rendez-vous.
Pour un amant elle est sévère :
S’il n’aime trop, il n’aime assez.
Suivez les conseils d’une mère.
1042
Passez, jeunes filles, passez.

Votre grand’mère, aimable Laure,


Des amours m’a transmis la loi.
Elle veut l’enseigner encore,
Bien qu’elle ait dix ans plus que moi.
Au salon ou sur la pelouse,
Laure, jamais ne m’agacez :
Grand’maman est un peu jalouse.
Passez, jeunes filles, passez.

Rose, vous daignez me sourire.


Éprouvez-vous quelque accident ?
Chez vous, la nuit, ai-je ouï dire,
On surprit un noble imprudent.
Mais la nuit fait place à l’aurore ;
Aux maris gaîment vous chassez.
Pour vous je suis trop jeune encore.
Passez, jeunes filles, passez.

Passez vite, folles et belles ;


Un doux feu cause votre émoi.
Craignez que quelques étincelles
N’arrivent de vous jusqu’à moi.
Sous les murs d’une poudrière
Par le temps presque renversés,
La main devant votre lumière,
Passez, jeunes filles, passez.

1043
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

PASSEZ, JEUNES FILLES.

Air de M. Ropicquet.
No 262.

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1044
LE CARDINAL
ET LE CHANSONNIER

LA FORCE, 1829

AIR : Je vais bientôt quitter l’empire (Air noté ♫)

Quel beau mandement vous nous faites g !


Prélat, il me comble d’honneur !
Vous lisez donc mes chansonnettes ?
Ah ! je vous y prends, Monseigneur. (bis.)
Entre deux vins, souvent ma muse
Perdit son bandeau virginal.
Petit péché, si son ivresse amuse.
Qu’en dites-vous, monsieur le Cardinal ?

Çà, que vous semble de Lisette


Qui dicta mes chants les plus doux ?

1045
Vous vous signez sous la barrette !
Lise a vieilli ; rassurez-vous.
Des jésuites elle raffole h ;
Et priant Dieu tant bien que mal,
Pour leurs enfants Lise tient une école.
Qu’en dites-vous, monsieur le Cardinal ?

À chaque vers patriotique i,


Je vous vois me faire un procès.
Tout prélat se croit hérétique
Qui chez nous a le cœur français.
Sans y moissonner, moi, pauvre homme,
J’aime avant tout le sol natal,
J’y tiens autant que vous tenez à Rome.
Qu’en dites-vous, monsieur le Cardinal ?

Puisque vous fredonnez mes rimes,


Vous grand lévite ultramontain,
N’y trouvez-vous pas des maximes
Dignes du bon Samaritain j ?
D’huile et de baume les mains pleines,
Il eût rougi d’aigrir le mal.
Ah ! d’un captif il n’eût vu que les chaînes.
Qu’en dites-vous, monsieur le Cardinal ?

Enfin, avouez qu’en mon livre


Dieu brille à travers ma gaîté.
Je crois qu’il nous regarde vivre ;

1046
Qu’il a béni ma pauvreté.
Sous les verroux, sa voix m’inspire
Un appel à son tribunal.
Des grands du monde elle m’enseigne à rire.
Qu’en dites-vous, monsieur le Cardinal ?

Au fond vous avez l’âme bonne.


Pardonnez à l’homme de bien,
Monseigneur, pour qu’il vous pardonne
Votre mandement peu chrétien.
Mais au Conclave on met la nappe k,
Partez pour Rome à ce signal.
Le Saint-Esprit fasse de vous un pape !
Qu’en dites-vous, monsieur le Cardinal ?

g. Quel beau mandement vous nous faites !


En mars 1829, M. de Clermont-Tonnerre, archevêque de Toulouse, publia un
mandement pour le carême, où, dans une attaque aux lumières du siècle, il
faisait une longue sortie contre moi et mes chansons, en félicitant toutefois les
juges du châtiment qu’ils m’avaient infligé. C’est à la Force que j’ai eu le
plaisir de lire ce morceau d’éloquence très catholique, mais peu chrétienne.
En répondant à cette Éminence, morte depuis, ne j’ai
oublié ni son grand âge ni sa position sociale.
M. de Clermont-Tonnerre n’est pas le seul évêque qui
m’ait honoré de son charitable souvenir ; celui de Meaux,

1047
dans un mandement de même date, a lancé aussi contre moi
les foudres de son éloquence, qui heureusement n’est pas
celle de Bossuet.
h. Des jésuites elle raffole.
On sait combien M. de Clermont-Tonnerre tenait aux jésuites, et l’on
connaît ses protestations contre les ordonnances relatives à l’instruction
publique.

i. À chaque vers patriotique.


Le titre de poète national, qu’on veut bien me donner quelquefois, choquait
particulièrement le prince de l’Église romaine.

j. Dignes du bon Samaritain ?


Dans l’évangile du bon Samaritain, un prêtre et un lévite passent d’abord
auprès de l’homme expirant, sans lui porter secours. Pourtant Jésus-Christ ne dit
point qu’ils insultent à son malheur. Mais c’est un hérétique qui lave et panse
les blessures du moribond.
k. Mais au conclave on met la nappe.
Léon XII venait de mourir, le conclave s’assemblait, et l’archevêque de
Toulouse se mettait en route pour Rome.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1048
LE CARDINAL ET LE
CHANSONNIER.

Air : Je vais bientôt quitter l’empire.


No 263.

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1049
COUPLET

AIR : C’est le meilleur homme du monde (Air noté ♫)

J’ai suivi plus d’enterrements


Que de noces et de baptêmes,
J’ai distrait bien des cœurs aimants
Des maux qu’ils aggravaient eux-mêmes.
Mon Dieu, vous m’avez bien doté :
Je n’ai ni force ni sagesse ;
Mais je possède une gaîté
Qui n’offense point la tristesse.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1050
COUPLET.

Air : C’est le meilleur homme du monde.


No 264

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1051
MON TOMBEAU

AIR d’Aristippe (Air noté ♫)

Moi, bien portant, quoi ! vous pensez d’avance


À m’ériger une tombe à grands frais !
Sottise ! amis ; point de folle dépense.
Laissez aux grands le faste des regrets.
Avec le prix ou du marbre ou du cuivre,
Pour un gueux mort habit cent fois trop beau,
Faites achat d’un vin qui pousse à vivre ;
Buvons gaîment l’argent de mon tombeau.

À votre bourse un galant mausolée


Pourrait coûter vingt mille francs et plus.
Sous le ciel pur d’une riche vallée,
Allons six mois vivre en joyeux reclus.
Concerts et bals où la beauté convie,
Vont de plaisirs nous meubler un château.
Je veux risquer de trop aimer la vie ;

1052
Mangeons gaîment l’argent de mon tombeau.

Mais je vieillis, et ma maîtresse est jeune.


Or il lui faut des parures de prix.
L’éclat du luxe adoucit un long jeûne ;
Témoin Longchamps où brille tout Paris.
Vous devez bien quelque chose à ma belle.
D’un cachemire elle attend le cadeau.
En viager sur un cœur si fidèle,
Plaçons gaîment l’argent de mon tombeau.

Non, mes amis, au spectacle des ombres


Je ne veux point d’une loge d’honneur.
Voyez ce pauvre, au teint pâle, aux yeux sombres ;
Près de mourir, ah ! qu’il goûte au bonheur.
À ce vieillard qui, las de sa besace,
Doit avant moi voir lever le rideau,
Pour qu’au parterre il me garde une place,
Donnons gaîment l’argent de mon tombeau.

Qu’importe à moi, que mon nom sur la pierre


Soit déchiffré par un futur savant ?
Et quant aux fleurs qu’on promet à ma bière,
Mieux vaut, je crois, les respirer vivant.
Postérité, qui peux bien ne pas naître,
À me chercher n’use point ton flambeau.
Sage mortel, j’ai su par la fenêtre
Jeter gaîment l’argent de mon tombeau.

1053
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MON TOMBEAU.

Air d’Aristippe.
No 265.

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1054
LES DIX MILLE FRANCS

LA FORCE, 1829

AIR : T’en souviens-tu, etc.,


ou vaudeville de Taconnet (Air noté ♫)

Dix mille francs, dix mille francs d’amende l !


Dieu ! quel loyer pour neuf mois de prison !
Le pain est cher et la misère est grande,
Et pour longtemps je dîne à la maison.
Cher président, n’en peut-on rien rabattre ?
« Non ! non ! jeûnez et vous et vos parents.
« Pour fait d’outrage aux enfants d’Henri-Quatre m,
« De par le Roi, payez dix mille francs. »

Je paierai donc ; mais, las ! que va-t-on faire


De cet argent que si bien j’emploierais ?
D’un substitut sera-t-il le salaire ?
D’un conseiller paiera-t-il les arrêts ?
1055
Déjà s’avance une main longue et sale :
C’est la police et ses comptes courants.
Quand sur ma muse on venge la morale n,
Pour les mouchards comptons deux mille francs.

Moi-même ainsi partageant ma dépouille,


Sur mon budget portons les affamés.
Au pied du trône une harpe se rouille :
Bardes du sacre, êtes-vous enrhumés o ?
Chantez, messieurs, faites pondre la poule ;
Envahissez croix, titres, biens et rangs.
Dût-on encor briser la sainte Ampoule,
Pour les flatteurs comptons deux mille francs.

Que de géants là bas je vois paraître p !


Vieux ou nouveaux, tous nobles à cordons.
Fiers de servir, ils font au gré du maître
Signes de croix, saluts ou rigodons.
À tout gâteau leur main fait large entaille :
Car ils sont grands, même infiniment grands.
Ils nous feront une France à leur taille.
Pour ces laquais comptons trois mille francs.

Je vois briller chapes, mitres et crosses,


Chapeaux pourprés, vases d’argent et d’or ;
Couvents, hôtels, valets, blasons, carrosses.
Ah ! saint Ignace a pillé le trésor.
De mes refrains l’un des siens qui le venge,

1056
Promet mon âme aux gouffres dévorants q.
Déjà le diable a plumé mon bon ange r.
Pour le clergé comptons trois mille francs.

Vérifions, la somme en vaut la peine :


Deux et deux quatre ; et trois, sept ; et trois, dix.
C’est bien leur compte. Ah ! du moins La Fontaine,
Sans rien payer fut exilé jadis s.
Le fier Louis eût biffé la sentence
Qui m’appauvrit pour quelques vers trop francs.
Monsieur Loyal, délivrez-moi quittance t ;
Vive le Roi ! voilà dix mille francs u.

l. Dix mille francs, dix mille francs d’amende !


Le 10 décembre 1828, je fus condamné à neuf mois de prison et à 10,000
francs d’amende.
m. « Pour fait d’outrage aux enfants d’Henri-Quatre.
Je fus condamné pour outrage à la personne du Roi et à la famille royale.

n. Quand sur ma muse on venge la morale.


Je fus aussi condamné pour atteinte à la morale publique.

o. Bardes du sacre, êtes-vous enrhumés ?


La chanson du sacre de Charles-le-Simple fut la cause première de ma
condamnation.

1057
La sainte Ampoule brisée en 93, sur la place publique de
Reims, fut retrouvée miraculeusement pour le sacre de
Charles X. Je ne sais qui a eu l’honneur de cette invention.
p. Que de géants là bas je vois paraître !
Allusion à la chanson des Infiniment petits, seconde cause de ma
condamnation.

q. Promet mon âme aux gouffres dévorants.


Un prédicateur, dans une des principales églises de Paris, fit une sortie
contre moi, après ma condamnation, et dit que la peine qu’on m’infligeait ici
bas n’était rien auprès de celle qui m’attendait en enfer.

r. Déjà le diable a plumé mon bon ange.


L’Ange gardien, prétexte de ma condamnation pour atteinte à la morale
publique : on ne voulut pas ne faire porter le jugement que sur des chansons
politiques, et on n’osa pas incriminer les chansons contre les jésuites : il fallut
bon gré mal gré que l’Ange gardien payât pour toutes.
s. Sans rien payer fut exilé jadis.
Le dévouement de La Fontaine pour Fouquet le fit exiler en Touraine, avec
son cousin Jeannard ; on doit à cet exil les lettres de La Fontaine à sa femme.
On y voit que le lieutenant-criminel leur fournit de l’argent pour le voyage. Les
temps sont bien changés.
t. Monsieur Loyal, délivrez-moi quittance.
M. Loyal, l’huissier de Tartufe.
u. Vive le Roi ! voilà dix mille francs.
Il y a ici une inexactitude. Ce n’est point 10,000, mais 11,250 francs qu’on
m’a fait payer, grâce au dixième de guerre et aux frais judiciaires.

1058
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES DIX MILLE FRANCS.

Air : T’en souviens-tu ?


No 266.

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MÊME CHANSON,
Air du vaudeville de Préville et Taconnet.
No 266 bis.

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1059
LE JUIF ERRANT

AIR du Chasseur rouge d’AMÉDÉE DE BEAUPLAN (Air noté ♫)

Chrétien, au voyageur souffrant


Tends un verre d’eau sur ta porte.
Je suis, je suis le Juif errant,
Qu’un tourbillon toujours emporte. (bis.)
Sans vieillir, accablé de jours,
La fin du monde est mon seul rêve.
Chaque soir j’espère toujours ;
Mais toujours le soleil se lève.
Toujours, toujours, (bis.) bis.
Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours.

Depuis dix-huit siècles, hélas !


Sur la cendre grecque et romaine,
Sur les débris de mille états,
L’affreux tourbillon me promène.
J’ i f it l bi
1060
J’ai vu sans fruit germer le bien,
Vu des calamités fécondés ;
Et pour survivre au monde ancien,
Des flots j’ai vu sortir deux mondes.
Toujours, toujours,
Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours

Dieu m’a changé pour me punir :


À tout ce qui meurt je m’attache.
Mais du toit prêt à me bénir
Le tourbillon soudain m’arrache.
Plus d’un pauvre vient implorer
Le denier que je puis répandre,
Qui n’a pas le temps de serrer
La main qu en passant j’aime à tendre.
Toujours, toujours,
Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours.

Seul, au pied d’arbustes en fleurs,


Sur le gazon, au bord de l’onde,
Si je repose mes douleurs,
J’entends le tourbillon qui gronde.
Eh ! qu’importe au ciel irrité
Cet instant passé sous l’ombrage ?
Faut-il moins que l’éternité
Pour délasser d’un tel voyage ?
Toujours, toujours,
T l t ù ij
1061
Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours.

Que des enfants vifs et joyeux,


Des miens me retracent l’image ;
Si j’en veux repaître mes yeux,
Le tourbillon souffle avec rage.
Vieillards, osez-vous à tout prix
M’envier ma longue carrière ?
Ces enfants à qui je souris,
Mon pied balaiera leur poussière.
Toujours, toujours,
Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours.

Des murs où je suis né jadis,


Retrouvé-je encor quelque trace ;
Pour m’arrêter je me roidis ;
Mais le tourbillon me dit : « Passe !
« Passe ! » et la voix me crie aussi :
« Reste debout quand tout succombe.
« Tes aïeux ne t’ont point ici
« Gardé de place dans leur tombe. »
Toujours, toujours,
Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours.

J’outrageai d’un rire inhumain


L’homme-dieu respirant à peine…
Mais sous mes pieds fuit le chemin ;
1062
Mais sous mes pieds fuit le chemin ;
Adieu, le tourbillon m’entraîne.
Vous qui manquez de charité,
Tremblez à mon supplice étrange :
Ce n’est point sa divinité,
C’est l’humanité que Dieu venge.
Toujours, toujours,
Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE JUIF ERRANT.

Air du Chasseur rouge (de M. Amédée de Beauplan).


No 267.

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1063
LE JUIF ERRANT.

Musique de M. Gounod.
No 267 bis.

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1064
COUPLET

AIR : Trouverez-vous un parlement ? (Air noté ♫)

Notre siècle, penseur brutal,


Contre Delille s’évertue.
Tel vécut sur un piédestal
Qui n’aura jamais de statue.
Artiste, poëte, savant,
À la gloire en vain on s’attache ;
C’est un linceul que trop souvent
La postérité nous arrache.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1065
COUPLET.

Air : Trouverez-vous un parlement.


No 268.

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1066
LA FILLE DU PEUPLE

AIR d’Aristippe (Air noté ♫)

Fille du peuple, au chantre populaire,


De ton printemps tu prodigues les fleurs.
Dès ton berceau tu lui dois ce salaire ;
Ses premiers chants calmaient tes premiers pleurs.
Va, ne crains pas que baronne ou marquise
Veuille à me plaire user ses beaux atours.
Ma muse et moi nous portons pour devise :
Je suis du peuple ainsi que mes amours.

Quand, jeune encor, j’errais sans renommée,


D’anciens châteaux s’offraient-ils à mes yeux ;
Point n’invoquais, à la porte fermée,
Pour m’introduire, un nain mystérieux.
Je me disais : Tendresse et poésie
Ont fui ces murs, chers aux vieux troubadours.
Fondons ailleurs mon droit de bourgeoisie ;

1067
Je suis du peuple ainsi que mes amours.

Fi des salons où l’ennui qui se berce


Bâille entouré d’un luxe éblouissant !
Feu d’artifice éteint par une averse,
Quand vient la joie, elle y meurt en naissant.
En souliers fins, chapeau frais, robe blanche,
Tu veux aux champs courir tous les huit jours :
Viens ; tu me rends les plaisirs du dimanche.
Je suis du peuple ainsi que mes amours.

Quelle beauté, simple dame ou princesse,


A plus que toi de décence et d’attraits ;
Possède un cœur plus riche de jeunesse,
Des yeux plus doux et de plus nobles traits ?
Le peuple enfin s’est fait une mémoire :
J’ai pour ses droits lutté contre deux Cours ;
Il te devait au chantre de sa gloire.
Je suis du peuple ainsi que mes amours.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA FILLE DU PEUPLE.
1068
Air d’Aristippe.
No 269.

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1069
LE CORDON, S’IL VOUS PLAÎT

chanson faite à la Force

POUR LA FÊTE DE MARIE

AIR du vaudeville des Scythes et des Amazones (Air noté ♫)

Allons aux champs fêter Marie ;


Hâtons-nous, le plaisir m’attend.
Le pied poudreux, la main fleurie,
Là bas arrivons en chantant. (bis.)
Gai voyageur, j’ai mes pipeaux à prendre,
Pipeaux qu’un sourd a traités de sifflet.
Portier, ce soir gardez-vous de m’attendre.
bis.
Je veux sortir ; le cordon, s’il vous plaît ;
Le cordon, le cordon, s’il vous plaît, (bis.)

Vite, portier ; car on m’accuse

1070
D’oublier l’heure du repas.
Jouy déjà gronde ma muse
Dont il soutint les premiers pas v.
D’amis nombreux quelle troupe riante,
Et de beautés quel brillant chapelet !
Dans sa prison l’aï s’impatiente.
Je veux sortir ; le cordon, s’il vous plaît ;
Le cordon, le cordon, s’il vous plaît.

Beaux jours d’une fête si chère,


À revenir toujours trop lents !
Pour nous, l’un de l’autre diffère
Au plus par quelques cheveux blancs.
Puisse Marie, à ses goûts si fidèle,
Voir ses élus toujours au grand complet !
Volons chanter la liberté près d’elle.
Je veux sortir ; le cordon, s’il vous plaît ;
Le cordon, le cordon, s’il vous plaît.

Mon vieux portier dort dans sa loge :


Mes petits vers vont refroidir.
D’un digne époux j’y fais l’éloge ;
Forçons Marie à m’applaudir.
Puis, montrons-la courant plaindre des peines,
Rendre au malheur l’espoir qui s’envolait,
Et consoler un ami dans les chaînes.
Je veux sortir ; le cordon, s’il vous plaît ;
Le cordon, le cordon, s’il vous plaît.

1071
Mais mon portier, las de se taire,
Répond qu’on ne sort pas ainsi ;
Que j’écrive au propriétaire ;
Que je dois trois termes ici x.
Fêtez Marie, ô vous à qui l’on ouvre !
Sans moi, pour elle, enfantez maint couplet ;
Je rougirais d’envoyer dire au Louvre :
Je veux sortir ; le cordon, s’il vous plaît ;
Le cordon, le cordon, s’il vous plaît.

v. Dont il soutint les premiers pas.


M. de Jouy qui, dans les genres élevés, a mérité les plus brillants succès, est
l’auteur de beaucoup de chansons charmantes, ce qui ne l’a pas empêché, dès
mon début, de prêter aux miennes l’appui de sa réputation. Rien n’était plus
propre à les faire connaître dans toute la France que leur éloge souvent répété
dans l’Ermite de la Chaussée-d’Antin.

x. Que je dois trois termes ici.


J’étais condamné à neuf mois de prison.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1072
LE CORDON, S’IL VOUS PLAÎT.

Air du vaudeville des Scythes et des Amazones.


No 270

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1073
DENYS, MAÎTRE D’ÉCOLE y

LA FORCE, 1829

AIR : Il faut bientôt quitter l’empire (Air noté ♫)

Denys, chassé de Syracuse,


À Corinthe se fait pédant.
Ce roi que tout un peuple accuse,
Pauvre et déchu, se console en grondant. (bis.)
Maître d’école au moins il prime ;
Son bon plaisir fait et défait des lois. (bis.)
Il règne encor, car il opprime.
Jamais l’exil n’a corrigé les rois. (bis.)

Sur le dîner de chaque élève


Le tyran des Syracusains,
Comme impôt, chaque jour prélève
Trois quarts des noix, du miel et des raisins.
Çà, dit-il, qu’on le reconnaisse :
1074
J’ai droit sur tout, je l’ai prouvé cent fois.
Baisez la main : je vous en laisse.
Jamais l’exil n’a corrigé les rois.

Un sournois, dernier de sa classe,


Au bas d’un thème mal tourné
Met ces mots : Grand roi, qu’un dieu fasse
Périr tous ceux qui vous ont détrôné !
Vite un prix au sot qui l’adule !
Mon fils, dit-il, tout sceptre est un grand poids.
Sois mon second, prends la férule.
Jamais l’exil n’a corrigé les rois.

Un autre en secret vient lui dire :


Seigneur, un écolier transcrit,
Là bas, je crois, quelque satire ;
C’est contre vous, car voyez comme il rit !
Ce maître d’humeur répressive,
De l’accusé courant tordre les doigts,
Dit : Je ne veux plus qu’on écrive.
Jamais l’exil n’a corrigé les rois.

Rêvant un jour que l’on conspire ;


Rêvant qu’il court de grands dangers,
Ce fou, tremblant pour son empire,
Voit ses marmots narguer deux étrangers.
Chers étrangers, dans ce repaire
Entrez, dit-il ; sur eux vengez mes droits ;
Frappez ; pour eux je suis un père.
1075
Jamais l’exil n’a corrigé les rois.

Enfin, pères, mères, grand’mères


De maint enfant trop bien fessé,
L’accablant de plaintes amères,
L’ancien tyran de Corinthe est chassé.
Mais pour agir encore en maître,
Maudire encor sa patrie et ses lois,
De pédant, Denys se fait prêtre.
Jamais l’exil n’a corrigé les rois.

y. Denys, fils de Denys l’Ancien, après avoir opprimé Syracuse pendant


plusieurs années, chassé enfin, se retira à Corinthe, où, dit-on, il se fit maître
d’école. Soupçonné d’avoir tenté de remonter sur le trône de Sicile, il fut obligé
de quitter Corinthe, et s’associa à des prêtres de Cybèle, qui l’initièrent à leur
culte. Il s’enivrait, dansait et courait les campagnes avec eux. C’est ainsi qu’au
dire de quelques historiens, il finit sa triste existence.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

DENYS, MAÎTRE D’ÉCOLE.


1076
Air : Je vais bientôt quitter l’empire.
No 271.

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1077
LAIDEUR ET BEAUTÉ

AIR : C’est à mon maître en l’art de plaire (Air noté ♫)

Sa trop grande beauté m’obsède ;


C’est un masque aisément trompeur.
Oui, je voudrais qu’elle fût laide,
Mais laide, laide à faire peur.
Belle ainsi faut-il que je l’aime !
Dieu, reprends ce don éclatant ;
Je le demande à l’enfer même :
Qu’elle soit laide et que je l’aime autant.

À ces mots m’apparaît le diable ;


C’est le père de la laideur :
« Rendons-la, dit-il, effroyable,
« De tes rivaux trompons l’ardeur.
« J’aime assez ces métamorphoses.
« Ta belle ici vient en chantant :
« Perles, tombez ; fanez-vous, roses.

1078
« La voilà laide et tu l’aimes autant. »

Laide ! moi ! dit-elle, étonnée.


Elle s’approche d’un miroir,
Doute d’abord, puis, consternée,
Tombe en un morne désespoir.
« Pour moi seul tu jurais de vivre,
« Lui dis-je, à ses pieds me jetant :
« À mon seul amour il te livre.
« Plus laide encor, je t’aimerais autant. »

Ses yeux éteints fondent en larmes,


Alors sa douleur m’attendrit :
Ah ! rendez, rendez-lui ses charmes.
Soit ! répond Satan qui sourit.
Ainsi que naît la fraîche aurore,
Sa beauté renaît à l’instant.
Elle est, je crois, plus belle encore ;
Elle est plus belle et moi je l’aime autant.

Vite, au miroir elle s’assure


Qu’on lui rend bien tous ses appas ;
Des pleurs restent sur sa figure,
Qu’elle essuie en grondant tout bas.
Satan s’envole, et la cruelle
Fuit et s’écrie en me quittant :
Jamais fille que Dieu fit belle
Ne doit aimer qui peut l’aimer autant.

1079
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LAIDEUR ET BEAUTÉ.

Air : C’est à mon maître en l’art de plaire.


No 272.
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1080
LE VIEUX CAPORAL

1829

AIR du Vilain, ou de Ninon chez madame de Sévigné (Air noté ♫)

En avant ! partez, camarades,


L’arme au bras, le fusil chargé.
J’ai ma pipe et vos embrassades ;
Venez me donner mon congé.
J’eus tort de vieillir au service ;
Mais pour vous tous, jeunes soldats,
J’étais un père à l’exercice. (bis.)
Conscrits, au pas ;
Ne pleurez pas,
Ne pleurez pas ;
Marchez au pas,
Au pas, au pas, au pas, au pas !

Un morveux d’officier m’outrage ;


1081
Je lui fends !… il vient d’en guérir.
On me condamne, c’est l’usage :
Le vieux caporal doit mourir.
Poussé d’humeur et de rogomme,
Rien n’a pu retenir mon bras.
Puis, moi, j’ai servi le grand homme.
Conscrits, au pas ;
Ne pleurez pas,
Ne pleurez pas ;
Marchez au pas,
Au pas, au pas, au pas, au pas !

Conscrits, vous ne troquerez guères


Bras ou jambe contre une croix.
J’ai gagné la mienne à ces guerres
Où nous bousculions tous les rois.
Chacun de vous payait à boire
Quand je racontais nos combats.
Ce que c’est pourtant que la gloire !
Conscrits, au pas ;
Ne pleurez pas,
Ne pleurez pas ;
Marchez au pas,
Au pas, au pas, au pas, au pas !

Robert, enfant de mon village,


Retourne garder tes moutons.
Tiens, de ces jardins vois l’ombrage :
Avril fleurit mieux nos cantons.
1082
Dans nos bois, souvent dès l’aurore
J’ai déniché de frais appas.
Bon dieu ! ma mère existe encore !
Conscrits, au pas ;
Ne pleurez pas,
Ne pleurez pas ;
Marchez au pas,
Au pas, au pas, au pas, au pas !

Qui là bas sanglote et regarde ?


Eh ! c’est la veuve du tambour.
En Russie, à l’arrière-garde,
J’ai porté son fils nuit et jour.
Comme le père, enfant et femme
Sans moi restaient sous les frimas,
Elle va prier pour mon âme.
Conscrits, au pas ;
Ne pleurez pas,
Ne pleurez pas ;
Marchez au pas,
Au pas, au pas, au pas, au pas !

Morbleu ! ma pipe s’est éteinte.


Non pas encore… Allons, tant mieux !
Nous allons entrer dans l’enceinte ;
Çà, ne me bandez pas les yeux.
Mes amis, fâché de la peine.
Surtout ne tirez point trop bas ;
Et qu’au pays Dieu vous ramène !
C i
1083
Conscrits, au pas ;
Ne pleurez pas,
Ne pleurez pas ;
Marchez au pas,
Au pas, au pas, au pas, au pas !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE VIEUX CAPORAL.

Air de Ninon chez madame de Sévigné.


No 273.

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1084
COUPLET
AUX JEUNES GENS

(Air noté ♫)

Un jour assis sur le rivage,


Bénissant un ciel pur et doux,
Plaignez les marins que l’orage
A fatigués de son courroux.
N’ont-ils pas droit à quelque estime
Ceux qui, las d’un si long effort,
Près de s’engloutir dans l’abîme,
Du doigt vous indiquaient le port ?

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1085
COUPLET AUX JEUNES GENS.

Air :Un soir après mainte folie.


No 274.

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1086
LE BONHEUR

(Air noté ♫)

Le vois-tu bien, là bas, là bas,


Là bas, là bas ? dit l’Espérance.
Bourgeois, manants, rois et prélats
Lui font de loin la révérence. (bis.)
C’est le Bonheur, dit l’Espérance.
Courons, courons ; doublons le pas,
Pour le trouver là bas, là bas,
Là bas, là bas.

Le vois-tu bien, là bas, là bas,


Là bas, là bas, sous la verdure ?
Il croit à d’éternels appas,
Même à l’amour qui toujours dure.
Qu’on est heureux sous la verdure !
Courons, courons ; doublons le pas,
Pour le trouver là bas, là bas,
Là bas là bas
1087
Là bas, là bas.

Le vois-tu bien, là bas, là bas,


Là bas, là bas, à la campagne ?
D’enfants et de grains, Dieu ! quel tas !
Quels gros baisers à sa compagne !
Qu’on est heureux à la campagne !
Courons, courons ; doublons le pas,
Pour le trouver là bas, là bas,
Là bas, là bas.

Le vois-tu bien, là bas, là bas,


Là bas, là bas, dans une banque ?
S’il est un plaisir qu’il n’ait pas,
C’est qu’au marché ce plaisir manque.
Qu’on est heureux dans une banque !
Courons, courons ; doublons le pas,
Pour le trouver là bas, là bas,
Là bas, là bas.

Le vois-tu bien, là bas, là bas,


Là bas, là bas, dans une armée ?
Il mesure au bruit des combats
Tout le bruit de sa renommée.
Qu’on est heureux dans une armée !
Courons, courons ; doublons le pas,
Pour le trouver là bas, là bas,
Là bas, là bas.

Le vois tu bien là bas là bas


1088
Le vois-tu bien, là bas, là bas,
Là bas, là bas, sur un navire ?
L’arc-en-ciel brille dans ses mâts ;
Toutes les mers vont lui sourire.
Qu’on est heureux sur un navire !
Courons, courons ; doublons le pas,
Pour le trouver là bas, là bas,
Là bas, là bas.

Le vois-tu bien, là bas, là bas,


Là bas, là bas, c’est en Asie ?
Roi, pour sceptre il porte un damas
Dont il use à sa fantaisie.
Qu’on est heureux dans cette Asie !
Courons, courons ; doublons le pas,
Pour le trouver là bas, là bas,
Là bas, là bas.

Le vois-tu bien, là bas, là bas,


Là bas, là bas, en Amérique ?
Sous un arbre il met habit bas
Pour présider sa république.
Qu’on est heureux en Amérique !
Courons, courons ; doublons le pas,
Pour le trouver là bas, là bas,
Là bas, là bas.

Le vois-tu bien, là bas, là bas,


Là bas, là bas, dans ces nuages ?
Ah ! dit l’homme enfin vieux et las
1089
Ah ! dit l homme enfin vieux et las,
C’est trop d’inutiles voyages.
Enfants, courez vers ces nuages.
Courez, courez ; doublez le pas,
Pour le trouver là bas, là bas,
Là bas, là bas.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE BONHEUR.

Musique de M. B......
No 275.

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LE BONHEUR.
1090
Paroles et musique de Béranger.

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1091
COUPLET

(Air noté ♫)

Pauvres fous, battons la campagne ;


Que nos grelots tintent soudain.
Comme les beaux mulets d’Espagne,
Nous marchons tous drelin dindin.
Des erreurs de l’humaine espèce
Dieu veut que chacun ait son lot ;
Même au manteau de la Sagesse
La Folie attache un grelot.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1092
COUPLET.

Air : J’ai vu le Parnasse des dames.


No 276.

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1093
LES CINQ ÉTAGES

AIR : Dans cette maison à quinze ans


ou J’étais bon chasseur autrefois (Air noté ♫)

Dans la soupente d’un portier


Je naquis au rez-de-chaussée.
Par tous les laquais du quartier,
À quinze ans, je fus pourchassée.
Mais bientôt un jeune seigneur
M’enlève à leur doux caquetage.
Ma vertu me vaut cet honneur ;
Et je monte au premier étage.

Là, dans un riche appartement,


Mes mains deviennent des plus blanches ;
Grâce à l’or de mon jeune amant,
Là, tous les jours sont des dimanches ;
Mais, par trop d’amour emporté,
Il meurt. Ah ! pour moi quel veuvage !
Mes pleurs respectent ma beauté ;
1094
Mes pleurs respectent ma beauté ;
Et je monte au deuxième étage.

Là, je trompe un vieux duc et pair


Dont le neveu touche mon âme :
Ils ont d’un feu payé bien cher,
L’un la cendre et l’autre la flamme.
Vient un danseur ; nouveaux amours !
La noblesse alors déménage.
Mon miroir me sourit toujours ;
Et je monte au troisième étage.

Là, je plume un bon gros Anglais,


Qui me croit et veuve et baronne ;
Puis deux financiers vieux et laids ;
Même un prélat, Dieu me pardonne !
Mais un escroc que je chéris
Me vole en parlant mariage.
Je perds tout ; j’ai des cheveux gris ;
Et je monte encore un étage.

Au quatrième, autre métier.


Des nièces me sont nécessaires ;
Nous scandalisons le quartier,
Nous nous moquons des commissaires.
Mangeant mon pain à la vapeur,
Des plaisirs je fais le ménage.
Trop vieille enfin je leur fais peur ;
Et je monte au cinquième étage.

1095
Dans la mansarde me voilà,
Me voilà pauvre balayeuse.
Seule et sans feu, je finis là
Ma vie au printemps si joyeuse.
Je conte à mes voisins surpris
Ma fortune à différents âges,
Et j’en trouve encor des débris
En balayant les cinq étages.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES CINQ ÉTAGES.

Air : Dans cette maison à quinze ans.


No 277.

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MÊME CHANSON,
Air : J’étais bon chasseur autrefois.
No 277 bis.
1096
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1097
L’ALCHIMISTE z

AIR de la Bonne vieille ; ou d’Aristippe (Air noté ♫)

Tu vas, dis-tu, vieux et pauvre alchimiste,


Tirer de l’or des métaux indigents,
Et, faisant plus pour moi que l’âge attriste,
Me rajeunir par de secrets agents.
J’ouvre ma bourse à ta science occulte.
Mon cœur crédule au grand œuvre a recours.
Chacun pourtant conservera son culte.
Tout l’or pour toi, mais rends-moi mes beaux jours.

Sur ce brasier souffle donc en silence,


Ou d’un vieux livre interroge les mots a*.
Ton art est sûr ; le Pactole et Jouvence
Dans ce creuset vont marier leurs flots.
L’œil sur ce feu, que tu rêves de choses !
Vois-tu déjà le sourire des cours ?
Moi, pour mon front je n’attends que des roses.

1098
Tout l’or pour toi, mais rends-moi mes beaux jours.

Ivre d’espoir, quel délire t’égare !


« Ô rois, dis-tu, baisez mes pieds poudreux.
« J’aurai plus d’or que Cortez et Pizarre
« N’en ont conquis pour d’autres que pour eux. »
Naguère encor, toi qui vivais d’aumônes,
Déjà l’orgueil rugit dans tes discours.
Achète au poids et sceptres et couronnes.
Tout l’or pour toi, mais rends-moi mes beaux jours.

Oui, rends-moi-les avec leur indigence ;


Rends à mon âme un corps plus vigoureux ;
À mon esprit ôte l’expérience ;
Souffle en mon cœur un sang plus généreux.
Puis t’échappant de ton palais de marbre,
En char pompeux bercé sur le velours,
Vois-moi dormir, heureux au pied d’un arbre.
Tout l’or pour toi, mais rends-moi mes beaux jours.

Je sais pourtant ce que vaut la richesse ;


Mais j’aime encor ; je possède et, cent fois,
J’ai craint de voir ma trop jeune maîtresse
Compter mes ans et les siens par ses doigts.
C’est du soleil qui sied à sa peau brune ;
C’est de l’été qu’il faut à nos amours.
Celle que j’aime est sourde à la fortune.
Tout l’or pour toi, mais rends-moi mes beaux jours.

1099
Mais au creuset ta main que trouve-t-elle ?
Rien ! te voilà plus pauvre et moi plus vieux.
« Non, non, dis-tu ; demain, lune nouvelle ;
« Recommençons ; demain nous serons dieux. »
Tu mens, vieillard ; mais d’erreurs caressantes
J’ai tant besoin, que je te crois toujours.
Sur mon front nu, vois ces rides naissantes.
Tout l’or pour toi, mais rends-moi mes beaux jours.

z. Il ne faut pas croire que cette espèce de charlatans ou de fous ait


entièrement disparu de la France. C’est l’un d’eux qui m’a donné l’idée de cette
chanson. Il faut convenir que celui-là avait l’air d’une profonde conviction.

a*. Ou d’un vieux livre interroge les mots.


L’Hermès des anciens Égyptiens passait dans l’antiquité pour avoir
découvert tous les secrets de la nature et les avoir transmis aux prêtres de son
pays. La transmutation des métaux lui était attribuée ; de là le nom de science
hermétique. Les prétendus livres qui portent son nom sont, dit-on, l’ouvrage des
Grecs du Bas-Empire. Ils sont encore la règle des alchimistes et souffleurs, gens
qui cherchent le grand œuvre ou la pierre philosophale, secret qui donne à la
fois des trésors à volonté et la prolongation indéfinie de la vie humaine. Nicolas
Flamel, qui eut la réputation chez nos aïeux d’avoir découvert la pierre
philosophale, passait pour être devenu immortel, et je ne sais quel ancien
voyageur raconte l’avoir rencontré en Asie deux ou trois siècles après l’époque
où il vécut.

1100
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

L’ALCHIMISTE.

Air de la Bonne Vieille.


No 278.

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MÊME CHANSON.
Air d’Aristippe.
No 278 bis.

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1101
CHANT FUNÉRAIRE

SUR

LA MORT DE MON AMI QUÉNESCOURT

AIR : Échos des bois, errants dans ces vallons (Air noté ♫)

Quoi ! sourd aux cris d’un long Miserere,


Sous ce drap noir, que j’asperge en silence ;
Quoi ! ce cercueil, de cierges entouré,
C’est mon ami, c’est mon ami d’enfance !
Cessez vos chants, prêtres ; c’est à ma voix
bis.
De le bénir pour la dernière fois.

Descendu là, sans s’appuyer sur vous,


Dans l’autre vie, il entre exempt d’alarmes.
Qu’est-il besoin que votre Dieu jaloux,
De son enfer vienne effrayer nos larmes ?

1102
Cessez vos chants, prêtres ; c’est à ma voix
De le bénir pour la dernière fois.

Son âme, hélas ! trop tôt prenant l’essor,


Tel un fruit mûr qu’un jeune enfant dérobe,
Nous est ravie. Un ange aux ailes d’or
L’emporte au ciel dans le pan de sa robe.
Cessez vos chants, prêtres ; c’est à ma voix
De le bénir pour la dernière fois.

Modeste et bon, cet homme vertueux,


Privé des biens que l’opulence affiche,
A semblé pauvre au riche fastueux,
Et par ses dons au pauvre a semblé riche.
Cessez vos chants, prêtres ; c’est à ma voix
De le bénir pour la dernière fois.

Las, sur les flots, d’aller rasant le bord,


Je saluai sa demeure ignorée.
Entre, et, chez moi, dit-il, comme en un port,
Raccommodons ta voile déchirée.
Cessez vos chants, prêtres ; c’est à ma voix
De le bénir pour la dernière fois.

Proclamé roi de ses festins joyeux,


À son foyer je fais sécher ma lyre.
J’y vois pour moi se dérider les cieux
Et mon pays daigne enfin me sourire.
Cessez vos chants, prêtres ; c’est à ma voix
1103
De le bénir pour la dernière fois.

À mes chansons que sa joie applaudit !


Sur mes succès son cœur s’en fait accroire,
Et s’enivrant des fleurs qu’il me prédit,
Prend leur parfum pour un encens de gloire.
Cessez vos chants, prêtres ; c’est à ma voix
De le bénir pour la dernière fois.

Au peu d’éclat dont je brille à présent,


Ah ! qu’il ait part, et puisse à ma lumière,
Comme au flambeau que porte un ver luisant,
Long-temps son nom se lire sur la pierre b* !
Cessez vos chants, prêtres ; c’est à ma voix
De le bénir pour la dernière fois.

Des hymnes saints cessez le triste accord :


Il est parti, mais pour un meilleur monde.
À mes chansons s’il peut rester encor
Dans ce cercueil un écho qui réponde,
Cessez vos chants, prêtres ; c’est à ma voix
De le bénir pour la dernière fois.

b*. Longtemps son nom se lira sur la pierre !


François Quénescourt, né à Péronne, où j’ai passé six ans de ma jeunesse,
est mort à Nanterre, près Paris. J’ai reçu de lui les preuves de l’amitié la plus

1104
tendre et la plus constante. Cette chanson n’exprime qu’imparfaitement tous les
services que cet ami m’a rendus. Voici l’épitaphe que je lui ai composée : qui
n’a pas connu cet homme d’un extérieur si simple, d’un ton si modeste, mais
dont l’esprit était si élevé, le cœur si parfait, ne peut apprécier le peu qu’il y a
de mérite dans ces quatre vers où j’ai tâché de le peindre.

85

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

CHANT FUNÉRAIRE.

Air : Échos des bois, errans dans ces vallons.


No 279.

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1105
JEANNE-LA-ROUSSE

OU

LA FEMME DU BRACONNIER

AIR : Soir et matin sur la fougère (Air noté ♫)

Un enfant dort à sa mamelle ;


Elle en porte un autre à son dos.
L’aîné qu’elle traîne après elle,
Gèle pieds nus dans ses sabots.
Hélas ! des gardes qu’il courrouce
Au loin, le père est prisonnier.
Dieu, veillez sur Jeanne-la-Rousse ;
On a surpris le braconnier.

Je l’ai vue heureuse et parée ;


Elle cousait, chantait, lisait.
Du magister fille adorée,
1106
g ,
Par son bon cœur elle plaisait.
J’ai pressé sa main blanche et douce.
En dansant sous le marronnier.
Dieu, veillez sur Jeanne-la-Rousse ;
On a surpris le braconnier.

Un fermier riche et de son âge,


Qu’elle espérait voir son époux,
La quitta, parce qu’au village
On riait de ses cheveux roux.
Puis deux, puis trois ; chacun repousse
Jeanne qui n’a pas un denier.
Dieu, veillez sur Jeanne-la-Rousse ;
On a surpris le braconnier.

Mais un vaurien dit : « Rousse ou blonde,


« Moi, pour femme, je te choisis.
« En vain les gardes font la ronde ;
« J’ai bon repaire et trois fusils.
« Faut-il bénir mon lit de mousse ;
« Du château payons l’aumônier. »
Dieu, veillez sur Jeanne-la-Rousse ;
On a surpris le braconnier.

Doux besoin d’être épouse et mère


Fit céder Jeanne qui, trois fois,
Depuis, dans une joie amère,
Accoucha seule au fond des bois.
Pauvres enfants ! chacun d’eux pousse
1107
p
Frais comme un bouton printanier.
Dieu, veillez sur Jeanne-la-Rousse ;
On a surpris le braconnier.

Quel miracle un bon cœur opère !


Jeanne, fidèle à ses devoirs,
Sourit encor ; car, de leur père,
Ses fils auront les cheveux noirs.
Elle sourit ; car sa voix douce
Rend l’espoir à son prisonnier.
Dieu, veillez sur Jeanne-la-Rousse ;
On a surpris le braconnier.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

JEANNE-LA-ROUSSE.

Air : Soir et matin sur la fougère.


No 280.

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1108
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1109
LES RELIQUES

AIR : Donnez-vous la peine d’attendre (Air noté ♫)

D’un saint de paroisse en crédit,


Seul un soir je baisais la châsse.
Vient un bon vieillard qui me dit :
Veux-tu qu’il parle ? Oh ! oui, de grâce.
Oui, dis-je ; et me voilà béant ;
Voilà qu’il fait des croix magiques ;
Voilà le saint sur son séant,
Qui dit, d’un ton de mécréant :
« Dévots, baisez donc mes reliques ;
« Baisez, baisez donc mes reliques. »

Il rit, ce squelette incivil,


Il rit à s’en tenir les côtes.
« Depuis huit siècles, poursuit-il,
« Je grille en enfer pour mes fautes ;
« Mais un prêtre au nez bourgeonné,
Pour mieux dîmer sur ses pratiques
1110
« Pour mieux dîmer sur ses pratiques,
« Par un tour bien imaginé,
« Fit un saint des os d’un damné.
« Dévots, baisez donc mes reliques ;
« Baisez, baisez donc mes reliques.

« De mon temps, je fus bateleur,


« Ribaud, filou, témoin à gage.
« Puis, en grand m’étant fait voleur,
« J’eus d’un baron mœurs et langage.
« De leurs châsses, dans mes larcins,
« J’ai dépouillé des basiliques.
« Au feu, j’ai jeté de bons saints.
« Du ciel admirez les desseins.
« Dévots, baisez donc mes reliques ;
« Baisez, baisez donc mes reliques.

« Baisez, sous ce dais de velours,


« La sainte qu’on priera dimanche.
« C’est une Juive, mes amours,
« Dont l’œil fut noir et la peau blanche.
« Grâce à ses charmes réprouvés,
« Dix prélats sont morts hérétiques ;
« Vingt moines sont morts énervés.
« Trouvez mieux si vous le pouvez.
« Dévots, baisez donc ses reliques ;
« Baisez, baisez donc ses reliques.

« Près d’elle est un vieux crâne étroit ;


« Baisez ce saint d’une autre espèce
1111
« Baisez ce saint d une autre espèce.
« Jadis de larron maladroit,
« Il devint bourreau plein d’adresse.
« Nos rois, pour se bien divertir,
« L’occupaient aux fêtes publiques.
« Hélas ! je lui dois, sans mentir,
« L’honneur de passer pour martyr.
« Dévots, baisez donc ses reliques ;
« Baisez, baisez donc ses reliques.

« Sous les noms de pieux patrons,


« Ainsi nos corps, mis en spectacle,
« Font pleuvoir l’argent dans les troncs ;
« C’est là notre plus grand miracle.
« Mais du diable j’entends le cor.
« Bonsoir, messieurs les catholiques. »
Il se recouche, et vole encor
Sur l’autel un crucifix d’or.
Dévots, baisez donc des reliques !
Baisez, baisez donc des reliques !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1112
LES RELIQUES.

Air : Donnez-vous la peine d’attendre.


No 281.

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1113
LA NOSTALGIE

OU

LA MALADIE DU PAYS

AIR de la République (Air noté ♫)

Vous m’avez dit : « À Paris, jeune pâtre,


« Viens, suis-nous, cède à tes nobles penchants.
« Notre or, nos soins, l’étude, le théâtre,
« T’auront bientôt fait oublier les champs. »
Je suis venu ; mais voyez mon visage.
Sous tant de feux mon printemps s’est fané.
Ah ! rendez-moi, rendez-moi mon village,
Et la montagne où je suis né !

La fièvre court triste et froide en mes veines ;


À vos désirs cependant j’obéis.
1114
Ces bals charmants où les femmes sont reines,
J’y meurs, hélas ! j’ai le mal du pays.
En vain l’étude a poli mon langage ;
Vos arts en vain ont ébloui mes yeux.
Ah ! rendez-moi, rendez-moi mon village,
Et ses dimanches si joyeux !

Avec raison vous méprisez nos veilles,


Nos vieux récits et nos chants si grossiers.
De la féerie égalant les merveilles,
Votre Opéra confondrait nos sorciers.
Au Saint des saints le ciel rendant hommage,
De vos concerts doit emprunter les sons.
Ah ! rendez-moi, rendez-moi mon village,
Et sa veillée et ses chansons !

Nos toits obscurs, notre église qui croule,


M’ont à moi-même inspiré des dédains.
Des monuments j’admire ici la foule ;
Surtout ce Louvre et ses pompeux jardins.
Palais magique, on dirait un mirage
Que le soleil colore à son coucher.
Ah ! rendez-moi, rendez-moi mon village,
Et ses chaumes et son clocher !

Convertissez le sauvage idolâtre ;


Près de mourir, il retourne à ses dieux.
Là bas, mon chien m’attend auprès de l’âtre ;
Ma mère en pleurs repense à nos adieux.
1115
J’ai vu cent fois l’avalanche et l’orage,
L’ours et les loups fondre sur mes brebis.
Ah ! rendez-moi, rendez-moi mon village,
Et la houlette et le pain bis !

Qu’entends-je, ô ciel ! pour moi rempli d’alarmes :


« Pars, dites-vous, demain pars au réveil.
« C’est l’air natal qui sèchera tes larmes ;
« Va refleurir à ton premier soleil. »
Adieu, Paris, doux et brillant rivage,
Où l’étranger reste comme enchaîné.
Ah ! je revois, je revois mon village,
Et la montagne où je suis né.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA NOSTALGIE.

Air de la petite Gouvernante.


No 282.

1116
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1117
MA NOURRICE

chanson historique

AIR : Dodo, l’enfant do, etc. (Air noté ♫)

De souvenir en souvenir,
J’ai reconstruit mon édifice.
Je vais conter, pour en finir,
Ce qu’on m’a dit de ma nourrice.
Au soir des ans doit sembler doux
Ce chant qui nous a bercés tous :
Dodo, l’enfant do,
L’enfant dormira tantôt.

Au mois d’août, voilà bien longtemps !


Six francs et ma layette en poche,
Belle nourrice de vingt ans,
D’Auxerre avec moi prit le coche.
Sois bien ou mal, sanglote ou ris,
1118
Adieu, pauvre enfant de Paris.
Dodo, l’enfant do,
L’enfant dormira tantôt.

En Bourgogne je débarquai ;
Pour la chanson climat propice.
Nous trouvons, buvant sur le quai,
Le vieux mari de ma nourrice.
Verre en main, Jean le vigneron
Chantait les gaîtés de Piron.
Dodo, l’enfant do,
L’enfant dormira tantôt.

Sous son chaume, au bruit du pressoir,


Bientôt j’assiste à la vendange.
Plus ivre et plus vieux chaque soir,
Jean va coucher seul dans la grange.
Sa femme, en s’en moquant tout bas,
Me dit : Petiot, ne vieillis pas.
Dodo, l’enfant do,
L’enfant dormira tantôt.

Un moine, en voisin, vint chez nous :


Il entre sans que le chien jappe ;
Le mari sort, et l’homme roux
De ma table fripe la nappe.
Hélas ! l’odeur du Récollet
Fait pour neuf mois tourner mon lait.
Dodo, l’enfant do,
f
1119
L’enfant dormira tantôt.

Au vieux moutier, huit jours plus tard,


Jean, bien payé, soignait la vigne.
Moi, gai comme un dieu sans nectar,
Au vin du cru je me résigne.
Ma nourrice, en m’en abreuvant,
Soupire et dit : Chien de couvent !
Dodo, l’enfant do,
L’enfant dormira tantôt.

Sur cette histoire, en bon devin,


Mon parrain, dès qu’il l’eut apprise
Me prédit le dégoût du vin ;
Le goût de tous les gens d’église.
Pour requiem je prédis, moi,
Qu’ils chanteront à mon convoi :
Dodo, l’enfant do,
L’enfant dormira tantôt.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

MA NOURRICE.

1120
Air : Dodo, l’enfant do.
No 283.

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1121
LES CONTREBANDIERS c*

chanson

ADRESSÉE À M. JOSEPH BERNARD, DÉPUTÉ DU VAR (Air noté ♫)

AUTEUR

DU BON SENS D’UN HOMME DE RIEN

AIR : Cette chaumière-là vaut un palais

Malheur ! malheur aux commis !


À nous, bonheur et richesse !
Le peuple à nous s’intéresse :
Il est de nos amis.
Oui, le peuple est partout de nos amis ;
Oui, le peuple est partout, partout de nos amis.

Il est minuit. Çà, qu’on me suive,


Hommes, pacotille et mulets.

1122
Marchons, attentifs au qui vive.
Armons fusils et pistolets.
Les douaniers sont en nombre ;
Mais le plomb n’est pas cher ;
Et l’on sait que dans l’ombre
Nos balles verront clair.

Malheur ! malheur aux commis !


À nous, bonheur et richesse !
Le peuple à nous s’intéresse :
Il est de nos amis.
Oui, le peuple est partout de nos amis ;
Oui, le peuple est partout, partout de nos amis.

Camarades, la noble vie !


Que de hauts faits à publier !
Combien notre belle est ravie
Quand l’or pleut dans son tablier !
Château, maison, cabane,
Nous sont ouverts partout.
Si la loi nous condamne,
Le peuple nous absout.

Malheur ! malheur aux commis !


À nous, bonheur et richesse !
Le peuple à nous s’intéresse :
Il est de nos amis.
Oui, le peuple est partout de nos amis ;
Oui, le peuple est partout, partout de nos amis.
1123
Bravant neige, froid, pluie, orage,
Au bruit des torrents nous dormons.
Ah ! qu’on aspire de courage,
Dans l’air pur du sommet des monts !
Cimes à nous connues,
Cent fois vous nous voyez
La tête dans les nues
Et la mort sous nos pieds.

Malheur ! malheur aux commis !


À nous, bonheur et richesse !
Le peuple à nous s’intéresse :
Il est de nos amis.
Oui, le peuple est partout de nos amis ;
Oui, le peuple est partout, partout de nos amis.

Aux échanges l’homme s’exerce ;


Mais l’impôt barre les chemins.
Passons : c’est nous qui du commerce
Tiendrons la balance en nos mains.
Partout la Providence
Veut, en nous protégeant,
Niveler l’abondance,
Éparpiller l’argent.

Malheur ! malheur aux commis !


À nous, bonheur et richesse !
Le peuple à nous s’intéresse :
1124
Il est de nos amis.
Oui, le peuple est partout de nos amis ;
Oui, le peuple est partout, partout de nos amis.

Nos gouvernants, pris de vertige,


Des biens du ciel triplent le taux,
Font mourir le fruit sur sa tige,
Du travail brisent les marteaux.
Pour qu’au loin il abreuve
Le sol et l’habitant,
Le bon Dieu crée un fleuve :
Ils en font un étang.

Malheur ! malheur aux commis !


À nous, bonheur et richesse !
Le peuple à nous s’intéresse :
Il est de nos amis.
Oui, le peuple est partout de nos amis ;
Oui, le peuple est partout, partout de nos amis.

Quoi ! l’on veut qu’uni de langage,


Aux mêmes lois longtemps soumis,
Tout peuple qu’un traité partage
Forme deux peuples d’ennemis.
Non ; grâce à notre peine,
Ils ne vont pas en vain
Filer la même laine,
Sourire au même vin.

1125
Malheur ! malheur aux commis !
À nous, bonheur et richesse !
Le peuple à nous s’intéresse :
Il est de nos amis.
Oui, le peuple est partout de nos amis ;
Oui, le peuple est partout, partout de nos amis.

À la frontière où l’oiseau vole,


Rien ne lui dit : Suis d’autres lois.
L’été vient tarir ta rigole
Qui sert de limite à deux rois.
Prix du sang qu’ils répandent,
Là, leurs droits sont perçus.
Ces bornes qu’ils défendent,
Nous sautons par-dessus.

Malheur ! malheur aux commis !


À nous, bonheur et richesse !
Le peuple à nous s’intéresse :
Il est de nos amis.
Oui, le peuple est partout de nos amis ;
Oui, le peuple est partout, partout de nos amis.

On nous chante dans nos campagnes,


Nous, dont le fusil redouté,
En frappant l’écho des montagnes,
Peut réveiller la liberté.
Quand tombe la patrie
Sous de voisins altiers,
1126
Mourante elle s’écrie :
À moi, contrebandiers !

Malheur ! malheur aux commis !


À nous, bonheur et richesse !
Le peuple à nous s’intéresse :
Il est de nos amis.
Oui, le peuple est partout de nos amis ;
Oui, le peuple est partout, partout de nos amis.

c*. Le Bon Sens d’un homme de rien est un livre d’un grand sens fait par un
homme de beaucoup d’esprit. Dans un cadre fort original, l’auteur, philanthrope
consciencieux et instruit, a traité beaucoup de questions économiques qu’il a su
revêtir d’une forme à la fois piquante et familière. Les questions politiques y
sont également abordées avec une franchise toute bretonne. Le style de cet
ouvrage, remarquable par une correction sans recherche et une naïveté sans
affectation, décèle un très rare talent d’écrivain, fait pour s’illustrer dans la
défense des intérêts populaires. À l’appui de cette opinion, on peut lire le
discours prononcé par M. Bernard, à la Chambre, lors de la discussion sur la
réforme du Code pénal.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1127
LES CONTREBANDIERS.

Air : Cette chaumière vaut un palais.


No 284.

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1128
À MES AMIS
DEVENUS MINISTRES

(Air noté ♫)

Non, mes amis, non, je ne veux rien être ;


Semez ailleurs places, titres et croix.
Non, pour les cours Dieu ne m’a pas fait naître :
Oiseau craintif je fuis la glu des rois.
Que me faut-il ? maîtresse à fine taille,
Petit repas et joyeux entretien.
De mon berceau près de bénir la paille,
En me créant Dieu m’a dit : Ne sois rien.

Un sort brillant serait chose importune


Pour moi, rimeur, qui vis de temps perdu.
M’est-il tombé des miettes de fortune,
Tout bas je dis : Ce pain ne m’est pas dû.
Quel artisan, pauvre, hélas ! quoi qu’il fasse,

1129
N’a plus que moi droit à ce peu de bien ?
Sans trop rougir fouillons dans ma besace.
En me créant Dieu m’a dit : Ne sois rien.

Au ciel, un jour, une extase profonde


Vient me ravir, et je regarde en bas.
De là, mon œil confond dans notre monde
Rois et sujets, généraux et soldats.
Un bruit m’arrive ; est-ce un bruit de victoire ?
On crie un nom ; je ne l’entends pas bien.
Grands, dont là bas je vois ramper la gloire,
En me créant Dieu m’a dit : Ne sois rien.

Sachez pourtant, pilotes du royaume,


Combien j’admire un homme de vertu,
Qui, regrettant son hôtel ou son chaume d*,
Monte au vaisseau par tous les vents battu.
De loin ma voix lui crie : Heureux voyage !
Priant de cœur pour tout grand citoyen.
Mais au soleil je m’endors sur la plage.
En me créant Dieu m’a dit : Ne sois rien.

Votre tombeau sera pompeux sans doute ;


J’aurai, sous l’herbe, une fosse à l’écart.
Un peuple en deuil vous fait cortége en route ;
Du pauvre, moi, j’attends le corbillard.
En vain on court où votre étoile tombe ;
Qu’importe alors votre gîte ou le mien ?

1130
La différence est toujours une tombe.
En me créant Dieu m’a dit : Ne sois rien.

De ce palais souffrez donc que je sorte.


À vos grandeurs je devais un salut.
Amis, adieu. J’ai derrière la porte
Laissé tantôt mes sabots et mon luth.
Sous ces lambris près de vous accourue,
La Liberté s’offre à vous pour soutien.
Je vais chanter ses bienfaits dans la rue.
En me créant Dieu m’a dit : Ne sois rien.

d*. Qui, regrettant son hôtel ou son chaume.


À l’époque où cette chanson fut faite, MM. Laffitte et Dupont (de l’Eure)
faisaient encore partie du ministère.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1131
À MES AMIS DEVENUS
MINISTRES.

Air de la petite Gouvernante.


No 285.

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MÊME CHANSON,
Musique de M. B.......
No 285 bis.

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1132
GOTTON

AIR des Cancans (Air noté ♫)

Deux vieilles disaient tout bas :


Belzébuth prend ses ébats.
Voyez en robe, en manteau,
Gotton servante au château.

C’est par-ci, c’est par-là,


Trala, trala, tralala ;
C’est par-ci, c’est par-là,
C’est le diable en falbala.

Son maître est jouet d’un sort ;


Oui, de l’enfer elle sort.
Gageons que son brodequin
Nous cache un pied de bouquin.

C’est par-ci, c’est par-là,


Trala trala tralala ;
1133
Trala, trala, tralala ;
C’est par-ci, c’est par-là,
C’est le diable en falbala.

Au vieux baron dès qu’elle eut


Fait abjurer son salut,
Gotton, rouge de bonheur,
Se créa dame d’honneur.

C’est par-ci, c’est par-là,


Trala, trala, tralala ;
C’est par-ci, c’est par-là,
C’est le diable en falbala.

Bien que le chemin soit long


De la cuisine au salon,
J’en viens, dit-elle, à mes fins !
Dormons tard dans des draps fins.

C’est par-ci, c’est par-là,


Trala, trala, tralala ;
C’est par-ci, c’est par-là,
C’est le diable en falbala.

Depuis lors, certain valet,


N’ouvrant qu’un coin du volet,
Au lit, d’un air échauffé,
Porte à Gotton son café.

C’est par ci c’est par là


1134
C est par-ci, c est par-là,
Trala, trala, tralala ;
C’est par-ci, c’est par-là,
C’est le diable en falbala.

Au château tous empâtés,


Que d’ânes elle a bâtés !
Notre maire, qui la fait ?
Gotton et le sous-préfet.

C’est par-ci, c’est par-là,


Trala, trala, tralala ;
C’est par-ci, c’est par-là,
C’est le diable en falbala.

À l’église, Dieu ! quel ton !


Suisse, au banc menez Gotton,
Pour lorgner le sacripant
Qu’elle-même a fait serpent.

C’est par-ci, c’est par-là,


Trala, trala, tralala ;
C’est par-ci, c’est par-là,
C’est le diable en falbala.

Mais quoi ! l’infâme, aux jours gras,


Du beau curé prend le bras ;
L’appelle petit coquin
Et l’habille en arlequin !

1135
C’est par-ci, c’est par-là,
Trala, trala, tralala ;
C’est par-ci, c’est par-là,
C’est le diable en falbala.

Elle a tout : meubles, chevaux,


Bals, festins, atours nouveaux ;
Riche, on l’accueille en tout lieu.
Puis, courez donc prier Dieu !

C’est par-ci, c’est par-là,


Trala, trala, tralala ;
C’est par-ci, c’est par-là,
C’est le diable en falbala.

L’enfer donne à ses suppôts


Trésors, plaisirs et repos :
J’en conclus qu’il est écrit
Que Gotton est l’Antechrist.

C’est par-ci, c’est par-là,


Trala, trala, tralala ;
C’est par-ci, c’est par-là,
C’est le diable en falbala.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1136
GOTTON.

Air des Cancans.


No 286.

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1137
COLIBRI

AIR : Garde à vous ! (de la Fiancée) (Air noté ♫)

Mes amis,
J’ai soumis
L’enfer à ma puissance.
De son obéissance
J’ai pour gage certain
Un lutin. (bis.)
Sous forme d’oiseau-mouche
À mon chevet il couche.
Lutin doux et chéri,
Baisez-moi, Colibri,
Colibri ! (ter.)

S’éveillant,
Babillant,
Au jour qui naît et brille,
Son petit corps scintille
D’émeraude et d’azur
1138
D’émeraude et d’azur
Et d’or pur.
Fleur qui cherche sa tige,
Le voilà qui voltige :
L’aurore en a souri.
Baisez-moi, Colibri,
Colibri !

Je le vois,
À ma voix,
Voler vers qui m’implore.
Ses ailes font éclore
Richesse, honneurs, amours
Et beaux jours.
Quelque soif qui m’embrase,
Il peut remplir le vase
Que ma bouche a tari.
Baisez-moi, Colibri,
Colibri !

Je puis voir
Son pouvoir
Franchir l’espace et l’onde,
Du Pérou, de Golconde
M’apporter, dans nos ports,
Les trésors.
Mais, non ; point d’opulence,
Quand un peuple en silence
Souffre et meurt sans abri.
Baisez moi Colibri
1139
Baisez-moi, Colibri,
Colibri !

Je puis voir
Son pouvoir
Me donner des couronnes,
Des palais à colonnes,
Des gardes et l’amour
D’une cour.
Mais, non ; j’en sais l’histoire :
Le monde, à tant de gloire,
De douleur pousse un cri.
Baisez-moi, Colibri,
Colibri !

Demandons,
Pour seuls dons,
Simple toit, portes closes,
Des chants, du vin, des roses,
Et la paix d’un reclus,
Rien de plus.
Mon paradis s’arrange,
Dieux ! et l’oiseau se change
En piquante houri.
Baisez-moi, Colibri,
Colibri !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :


1140
COLIBRI.

Air : Garde à vous (de la Fiancée).


No 287.

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1141
ÉMILE DEBRAUX e*

Chanson-prospectus
POUR LES ŒUVRES DE CE CHANSONNIER

AIR : Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu (Air noté ♫)

Le pauvre Émile a passé comme une ombre,


Ombre joyeuse et chère aux bons vivants.
Ses gais refrains vous égalent en nombre,
Fleurs d’acacia qu’éparpillent les vents.
Debraux, dix ans, régna sur la goguette,
Mit l’orgue en train et les chœurs des faubourgs,
Et roulant roi, de guinguette en guinguette,
Du pauvre peuple il chanta les amours.

Toujours enfant, gai jusqu’à faire envie,


En étourdi vers le plaisir poussé ;
Pouffant de rire à voir couler sa vie
Comme le vin d’un tonneau défoncé ;
1142
Sifflant le sot sous les croix qu’il découvre,
Ou sur son char le grand mal affermi ;
Sans s’informer par où l’on monte au Louvre,
Du pauvre peuple il est resté l’ami.

Mais, dites-vous, il avait donc des rentes ?


Eh ! non, messieurs ; il logeait au grenier.
Le temps, au bruit des fêtes enivrantes,
Râpait, râpait l’habit du chansonnier.
Venait l’hiver ; le bois manquait à l’âtre ;
La vitre, au nord, étincelait de fleurs ;
II grelottait, mais sa muse folâtre
Du pauvre peuple allait sécher les pleurs.

De l’œil des rois on a compté les larmes ;


Les yeux du peuple en ont trop pour cela :
La France alors pleurait l’éclat des armes
Et les grandeurs dont le cours l’ébranla.
Ta voix, Émile, évoquant notre histoire,
Du cabaret ennoblit les échos ;
C’était l’asile où se cachait la gloire :
Le pauvre peuple aime tant les héros !

Bien jeune, hélas ! il descend dans la fosse.


Je l’ai conduit où vieux j’irai demain.
Chantant au loin, des buveurs à voix fausse
Aux noirs pensers m’arrachaient en chemin.
C’étaient ses chants que disait leur ivresse,
Chants que leurs fils sauront bien rajeunir.
1143
De son passage est-il un roi qui laisse
Au pauvre peuple un si doux souvenir ?

De sa famille allégez l’indigence ;


Riches et grands, achetez ce recueil.
À tant d’esprit passez la négligence :
Ah ! du talent le besoin est l’écueil.
Ne soyez point ingrats pour nos musettes ;
Songez aux maux que nous adoucissons.
Pour s’en tenir au lot que vous lui faites,
Le pauvre peuple a besoin de chansons.

1144
e*. Émile Debraux est mort au commencement de 1831, à l’âge de trente-
trois ans. Peu de chansonniers ont pu se vanter d’une popularité égale à la
sienne, qui, certes, était bien méritée. Les chansons de la Colonne ; Soldat, t’en
souviens-tu ? Fanfan la Tulipe ; Mon petit Mimile, etc., ont eu un succès
prodigieux, non seulement dans les guinguettes et les ateliers, mais aussi dans
les salons libéraux.
L’existence de Debraux n’en resta pas moins obscure ; il
ne savait ni se faire valoir, ni solliciter. Pendant la
Restauration, il se laissa poursuivre, juger, condamner,
emprisonner, sans se plaindre, et je ne sais si une seule
feuille publique lui adressa deux mots de consolation.
Souvent il fut réduit à faire des copies et à barbouiller des
rôles pour nourrir sa femme et ses trois enfants.
Les sociétés chantantes, dites Goguettes, le recherchèrent
toutes, et je crois qu’il n’en négligea aucune. Si, dans ces
réunions, Debraux se laissa aller à son penchant pour la vie
insouciante et joyeuse, il faut dire que par des soins utiles
elles adoucirent ses derniers moments, rendus si pénibles
par une maladie longue et douloureuse.
Sa pauvre famille n’a obtenu que d’incertains et faibles
secours dans la répartition faite par le Comité des récompenses
nationales. Pourtant les chansons de Debraux, en contribuant à exalter le
patriotisme du peuple, ont concouru au triomphe de Juillet, qu’à son lit de mort,
il a salué d’une voix défaillante.

1145
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

ÉMILE DEBRAUX.

Air : Dis-moi, soldat, t’en souviens-tu ?


No 288.

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1146
LE PROVERBE

(Air noté ♫)

Épris jadis d’une princesse,


Alain vit son cœur rejeté ;
Simple écuyer, né sans noblesse,
Comme un vilain il fut traité.
La princesse avait une dame,
Dame d’honneur, fleur au déclin ;
Alain lui transporte sa flamme,
Il est traité comme un vilain.

La dame avait une suivante


Qui tenait à la qualité.
En vain de lui plaire il se vante ;
Comme un vilain il est traité.
La suivante avait sa soubrette :
Celle-ci cède au pauvre Alain,
Surprise, tant bien il la traite,

1147
Qu’on l’ait traité comme un vilain.

La suivante, qu’un mot éclaire,


Court après Alain mieux goûté ;
La dame à son tour veut lui plaire,
Comme un baron il est traité ;
La princesse enfin, moins superbe,
Ouvre au galant ses draps de lin.
Depuis lors, adieu le proverbe
Qui dit, traité comme un vilain.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE PROVERBE.

Air du Ménage du Garçon.


No 289.

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1148
LES FEUX FOLLETS

AIR : Faut l’oublier, disait Colette (Air noté ♫)

Ô nuit d’été, paix du village,


Ciel pur, doux parfums, frais ruisseau,
Vous embellissiez mon berceau ;
Consolez-moi dans un autre âge.
Las du monde, ici je me plais ;
Tout y retrace mon enfance,
Oui, tout, jusqu’à ces feux follets.
Jadis leur éclat et leur danse
M’auraient fait fuir à pas pressés.
J’ai perdu ma douce ignorance.
Follets, dansez, dansez, dansez.

On racontait aux longues veilles


Qu’ils étaient moqueurs et méchants ;
Que ces feux gardaient dans nos champs
Bien des trésors, bien des merveilles.
Revenants lutins noirs esprits
1149
Revenants, lutins, noirs esprits,
Sorciers, malignes influences,
À tout croire on m’avait appris.
Je voyais des dragons immenses
Sur les donjons des temps passés.
L’âge a soufflé sur mes croyances.
Follets, dansez, dansez, dansez.

Un soir, j’avais dix ans à peine,


Égaré, couvert de sueur,
Je vois de loin cette lueur.
C’est la lampe de ma marraine.
Chez elle un gâteau m’attendant,
Je cours, je cours, l’âme ravie.
Un berger me crie : « Imprudent !
« La lumière par toi suivie
« Éclaire un bal de trépassés. »
Ainsi devait s’user ma vie.
Follets, dansez, dansez, dansez.

À seize ans, je vis même flamme


Sur la tombe du vieux curé ;
Soudain m’écriant : Je prierai,
Monsieur le curé, pour votre âme ;
Je m’imagine qu’il me dit :
« Faut-il que la beauté te rende
« Déjà rêveur, enfant maudit ! »
Ce soir-là, tant ma peur fut grande,
Je crus à des cieux courroucés.
Parlez encore et que j’entende
1150
Parlez encore et que j entende.
Follets, dansez, dansez, dansez.

Quand j’aimai Rose au cœur candide,


Un peu d’or eût comblé nos vœux.
Devant moi passe un de ces feux :
Vers des trésors qu’il soit, mon guide.
J’ose le suivre, mais, hélas !
Dans l’étang que ce ruisseau creuse,
Je tombe, et je ne péris pas !
A-t-il ri de ta chute affreuse ?
Disent encor des insensés.
Non, mais sans moi Rose est heureuse.
Follets, dansez, dansez, dansez.

De mille erreurs l’âme affranchie,


Me voilà vieux avant le temps.
Vapeurs qui brillez peu d’instants,
Voyez-vous ma tête blanchie ?
Des sages m’ont ouvert les yeux ;
Mais j’admirais bien plus l’aurore
Quand je connaissais moins les cieux.
Du savoir le flambeau dévore
Les sylphes qui nous ont bercés.
Ah ! je voudrais vous craindre encore.
Follets, dansez, dansez, dansez.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :


1151
LES FEUX FOLLETS.

Faut l’oublier, disait Colette.


No 290.

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1152
HÂTONS-NOUS

FÉVRIER 1831

AIR : Ah ! si ma dame voyait (Air noté ♫)

Ah ! si j’étais jeune et vaillant,


Vrai hussard, je courrais le monde,
Retroussant ma moustache blonde,
Sous un uniforme brillant,
Le sabre au poing et bataillant.
Va, mon coursier, vole en Pologne ;
Arrachons un peuple au trépas.
Que nos poltrons en aient vergogne.
Hâtons-nous ; l’honneur est là bas. (bis.)

Si j’étais jeune, assurément


J’aurais maîtresse jeune et belle.
Vite en croupe, mademoiselle ;
Imitez le beau dévouement
1153
Des femmes de ce peuple aimant.
Vendez vos parures ; oui, toutes.
En charpie emportons vos draps.
De son sang sauvez quelques gouttes.
Hâtons-nous ; l’honneur est là bas.

Bien plus ; si j’avais des millions,


J’irais dire aux braves Sarmates :
Achetons quelques diplomates,
Beaucoup de poudre, et rhabillons
Vos héroïques bataillons.
L’Europe qui marche à béquilles,
Riche goutteuse, ne croit pas
À la vertu sous des guenilles.
Hâtons-nous ; l’honneur est là bas.

Pour eux, si j’étais roi puissant,


Combien je ferais plus encore !
Mes vaisseaux, du Sund au Bosphore,
Iraient réveiller le Croissant,
Des Suédois réchauffer le sang ;
Criant : Pologne, on te seconde !
Un long sceptre au bout d’un bon bras
Peut atteindre aux bornes du monde.
Hâtons-nous ; l’honneur est là bas.

Si j’étais un jour, un seul jour,


Le dieu que la Pologne implore,
Sous ma justice, avant l’aurore,
1154
Le czar pâlirait dans sa cour :
Aux Polonais tout mon amour !
Je saurais, trompant les oracles,
De miracles semer leurs pas.
Hélas ! il leur faut des miracles !
Hâtons-nous ; l’honneur est là bas.

Hâtons-nous ! mais je ne puis rien.


Ô Roi des cieux, entends ma plainte :
Père de la liberté sainte,
De ce peuple unique soutien,
Fais de moi son ange gardien.
Dieu, donne à ma voix la trompette
Qui doit réveiller du trépas,
Pour qu’au monde entier je répète :
Hâtez-vous ; l’honneur est là bas.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

HÂTONS-NOUS.

Air : Ah ! si madame me voyait.

1155
No 291.

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1156
PONIATOWSKI f*

JUILLET 1831

AIR des Trois couleurs (Air noté ♫)

Quoi ! vous fuyez, vous, les vainqueurs du monde !


Devant Leipsig le sort s’est-il mépris ?
Quoi ! vous fuyez ! et ce fleuve qui gronde,
D’un pont qui saute emporte les débris !
Soldats, chevaux, pêle-mêle, et les armes,
Tout tombe là ; l’Elster roule entravé.
Il roule sourd aux vœux, aux cris, aux larmes :
« Rien qu’une main, (bis) Français, je suis sauvé ! »

« Rien qu’une main ? malheur à qui l’implore !


« Passons, passons. S’arrêter ! et pour qui ? »
Pour un héros que le fleuve dévore :
Blessé trois fois, c’est Poniatowski.
Qu’importe ! on fuit. La frayeur rend barbare.
1157
À pas un cœur son cri n’est arrivé.
De son coursier le torrent le sépare :
« Rien qu’une main, Français, je suis sauvé ! »

Il va périr ; non ; il lutte, il surnage ;


Il se rattache aux longs crins du coursier.
« Mourir noyé ! dit-il, lorsqu’au rivage
« J’entends le feu, je vois luire l’acier !
« Frères, à moi ! vous vantiez ma vaillance.
« Je vous chéris ; mon sang l’a bien prouvé.
« Ah ! qu’il m’en reste à verser pour la France !
« Rien qu’une main, Français, je suis sauvé ! »

Point de secours ! et sa main défaillante


Lâche son guide : adieu, Pologne, adieu !
Mais un doux rêve, une image brillante
Dans son esprit descend du sein de Dieu.
« Que vois-je ? enfin, l’aigle blanc se réveille,
« Vole, combat, de sang russe abreuvé.
« Un chant de gloire éclate à mon oreille.
« Rien qu’une main, Français, je suis sauvé ! »

Point de secours ! il n’est plus, et la rive


Voit l’ennemi camper dans ses roseaux.
Ces temps sont loin, mais une voix plaintive
Dans l’ombre encore appelle au fond des eaux ;
Et depuis peu (grand Dieu, fais qu’on me croie !),
Jusques au ciel son cri s’est élevé.
Pourquoi ce cri que le ciel nous renvoie :
1158
« Rien qu’une main, Français, je suis sauvé ! »

C’est la Pologne et son peuple fidèle


Qui tant de fois a pour nous combattu ;
Elle se noie au sang qui coule d’elle,
Sang qui s’épuise en gardant sa vertu.
Comme ce chef mort pour notre patrie,
Corps en lambeaux dans l’Elster retrouvé,
Au bord du gouffre un peuple entier nous crie :
« Rien qu’une main, Français, je suis sauvé ! »

f*. Joseph Poniatowski, neveu du dernier roi de Pologne, né en 1766, servit


glorieusement dans les armées françaises depuis 1806 jusqu’à 1813. Après la
bataille de Leipzig, Napoléon l’éleva au grade de maréchal d’empire, et lui
donna le commandement d’un corps de Polonais et de Français, à la tête duquel
il fit des prodiges de valeur. Le 18 octobre, les ponts de l’Elster ayant été
détruits pour couvrir notre retraite, Poniatowski, resté à l’arrière-garde et pressé
de toutes parts par les troupes ennemies, rejette les propositions que leurs
généraux lui font faire. Dangereusement blessé, il s’écrie : Dieu m’a confié
l’honneur des Polonais, je ne le remettrai qu’à Dieu. Il tente de s’ouvrir un
passage à travers le fleuve, mais, épuisé de sang, et entraîné par les flots, il
disparaît englouti. Ce n’est que quelques jours après que son corps fut trouvé
sur les bords de l’Elster.
Cette chanson, celles de Hâtons-nous ! du 14 juillet 1829,
et À mes amis les ministres, furent publiées en 1831, au
profit du Comité polonais. Elles étaient précédées d’une

1159
dédicace au général Lafayette, président de ce Comité, et
premier grenadier de la garde nationale de Varsovie. Dans
la dédicace, trop longue pour être rapportée ici, se
trouvaient deux couplets qu’on me saura gré peut-être de donner,
parce qu’ils sont un hommage au héros des deux mondes.

Sa vie entière est comme un docte ouvrage,


Par la vertu transcrit, conçu, dicté.
La gloire y brille ; à chaque jour sa page
Point d’errata : tout pour la liberté.
De bien longtemps qu’à nos pleurs Dieu ne livre,
Si plein qu’il soit, le chapitre dernier,
Et qu’un seul mot constate en ce beau livre
Que le grand homme aima le chansonnier.

Comme il s’agissait de solliciter des secours d’argent pour la Pologne,


j’ajoutais, sur l’air de la Sainte-Alliance des peuples :

85

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1160
PONIATOWSKI.

Air des Trois couleurs.


No 292.

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1161
L’ÉCRIVAIN PUBLIC

couplets de fête

ADRESSÉS À M. J. LAFFITTE PAR DES ENFANTS QUI IMPLORAIENT


SA BIENFAISANCE g*

1824

AIR de la République (Air noté ♫)

LES ENFANTS.
Daignez, monsieur, nous servir d’interprète.
Chantez pour nous Jacques qui fait du bien.
L’ÉCRIVAIN.
À le louer, enfants, ma plume est prête.
Des malheureux, oui, Jacque est le soutien.
Je le peindrai pur, dans son opulence,
Des titres vains dont l’orgueil se nourrit.
LES ENFANTS.
1162
Chantez plutôt notre reconnaissance :
Des enfants n’ont pas tant d’esprit.

L’ÉCRIVAIN.
On peut chez lui célébrer la richesse
Qui trop souvent corrompit les humains.
Fruit du travail, tout l’argent de sa caisse
Sans les salir a passé dans ses mains.
Parfois chez nous la probité prospère ;
Aux grands talents parfois le ciel sourit.
LES ENFANTS.
Parlez plutôt de notre pauvre père.
Des enfants n’ont pas tant d’esprit.

L’ÉCRIVAIN.
Je veux surtout le peindre à la tribune.
À la raison sa voix donna l’essor.
Il défendit la publique fortune
Lorsqu’aux proscrits il prodiguait son or.
Il nous montra la patrie expirante
Sur des trésors que le pouvoir tarit.
LES ENFANTS.
Peignez plutôt notre mère souffrante :
Des enfants n’ont pas tant d’esprit.

L’ÉCRIVAIN.
Je veux aussi peindre la calomnie :
Point de vertus que respectent ses traits.
Mais par le souffle une glace ternie,
1163
p g ,
Plus pure aux yeux brille l’instant d’après.
En vain des sots il connut l’inconstance,
Du citoyen la palme refleurit.
LES ENFANTS.
Dites plutôt qu’il est notre espérance :
Des enfants n’ont pas tant d’esprit.

L’ÉCRIVAIN.
Pauvres enfants ! je vois ce qu’il faut dire :
De vos parents Jacque est l’unique appui.
Les biens si chers auxquels un père aspire,
Vous prierez Dieu de les verser sur lui.
Pour lui porter ces vœux d’une âme pure,
Vous attendiez que sa porte s’ouvrît.
Plus grands que vous passent par la serrure ;
Des enfants n’ont pas tant d’esprit.

g*. Cette chanson est anciennement faite. Moins on la trouvera digne de


voir le jour, mieux on se rendra compte du motif qui l’a fait livrer aujourd’hui à
l’impression.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1164
L’ÉCRIVAIN PUBLIC.

Air de la petite Gouvernante.


No 293.

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1165
À
M. DE CHATEAUBRIAND

SEPTEMBRE 1831

AIR d’Octavie (Air noté ♫)

Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie,


Fuir son amour, notre encens et nos soins ?
N’entends-tu pas la France qui s’écrie :
Mon beau ciel pleure une étoile de moins ?

Où donc est-il ? se dit la tendre mère.


Battu des vents que Dieu seul fait changer,
Pauvre aujourd’hui comme le vieil Homère,
Il frappe, hélas ! au seuil de l’étranger.

Proscrit jadis, la naissante Amérique


Nous le rendit après nos longs discords,
1166
Riche de gloire, et, Colomb poétique,
D’un nouveau monde étalant les trésors.

Le pèlerin de Grèce et d’Ionie,


Chantant plus tard le cirque et l’Alhambra,
Nous revit tous dévots à son génie,
Devant le Dieu que sa voix célébra.

De son pays, qui lui doit tant de lyres,


Lorsque la sienne en pleurant s’exila,
Il s’enquérait aux débris des empires
Si des Français n’avaient point passé là.

C’était l’époque où, fécondant l’histoire,


La grande épée, effroi des nations,
Resplendissante au soleil de la gloire,
En fit sur nous rejaillir les rayons.

Ta voix résonne, et soudain ma jeunesse


Brille à tes chants d’une noble rougeur. h*
J’offre aujourd’hui, pour prix de mon ivresse,
Un peu d’eau pure au pauvre voyageur.

Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie,


Fuir son amour, notre encens et nos soins ?
N’entends-tu pas la France qui s’écrie :
Mon beau ciel pleure une étoile de moins ?

1167
Des anciens rois quand revint la famille,
Lui, de leur sceptre appui religieux,
Crut aux Bourbons faire adopter pour fille
La Liberté qui se passe d’aïeux.

Son éloquence à ces rois fit l’aumône.


Prodigue fée, en ses enchantements,
Plus elle voit de rouille à leur vieux trône,
Plus elle y sème et fleurs et diamants.

Mais de nos droits il gardait la mémoire.


Les insensés dirent : Le ciel est beau.
Chassons cet homme, et soufflons sur sa gloire,
Comme au grand jour on éteint un flambeau.

Et tu voudrais t’attacher à leur chute !


Connais donc mieux leur folle vanité.
Au rang des maux qu’au ciel même elle impute,
Leur cœur ingrat met ta fidélité.

Va ; sers le peuple en butte à leurs bravades,


Ce peuple humain, des grands talents épris,
Qui t’emportait, vainqueur aux barricades,
Comme un trophée, entre ses bras meurtris.

Ne sers que lui. Pour lui ma voix te somme


D’un prompt retour après un triste adieu.
Sa cause est sainte : il souffre, et tout grand homme
Auprès du peuple est l’envoyé de Dieu.
1168
Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie,
Fuir son amour, notre encens et nos soins ?
N’entends-tu pas la France qui s’écrie :
Mon beau ciel pleure une étoile de moins ?

h*. Brille à tes chants d’une noble rougeur.


Dans un des couples qui précèdent celui-ci, je parle des lyres que la France
doit à M. de Chateaubriand. Je ne crains pas que ce vers soit démenti par la
nouvelle école poétique, qui, née sous les ailes de l’aigle, s’est, avec raison,
glorifiée souvent d’une telle origine. L’influence de l’auteur du Génie du
Christianisme s’est fait ressentir également à l’étranger, et il y aurait peut-être
justice à reconnaître que le chantre de Child-Harold est de la famille de René.
Après ce que je viens de rappeler du grand mouvement
qu’il a donné à la poésie moderne, il importe peu à M. de
Chateaubriand que je répète ici ce que j’ai dit dans ma
préface de l’influence particulière de ses ouvrages sur les
études de ma jeunesse. Je crois plus à propos de faire
ressouvenir qu’en 1829 M. de Chateaubriand, m’ayant
honoré de marques d’intérêt et d’estime, en fut vivement
réprimandé par les organes du pouvoir auquel la France
était livrée. Je rougis d’avoir si faiblement acquitté ma dette
envers le plus grand écrivain du siècle, surtout quand je
pense qu’il a consacré quelques pages à immortaliser mes
chansons. C’est un plaidoyer en leur faveur que la postérité
lira sans doute ; mais l’avocat le plus éloquent ne saurait
1169
gagner toutes les causes. Puisse du moins la trop grande
générosité de M. de Chateaubriand ne lui donner jamais de
clients plus ingrats que le chansonnier qu’il a bien voulu
placer sous la protection de son génie !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

À M. DE CHATEAUBRIAND.

Air des Comédiens.


No 294.

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1170
CONSEIL AUX BELGES

MAI 1831

AIR de la République (Air noté ♫)

Finissez-en, nos frères de Belgique,


Faites-un roi, morbleu ! finissez-en.
Depuis huit mois, vos airs de république
Donnent la fièvre à tout bon courtisan.
D’un roi toujours la matière se trouve :
C’est Jean, c’est Paul, c’est mon voisin, c’est moi.
Tout œuf royal éclôt sans qu’on le couve.
Faites un roi, morbleu ! faites un roi ;
Faites un roi, faites un roi.

Quels biens sur vous un prince va répandre !


D’abord viendra l’étiquette aux grands airs ;
Puis des cordons et des croix à revendre ;
Puis ducs, marquis, comtes, barons et pairs ;

1171
Puis un beau trône, en or, en soie, en nacre,
Dont le coussin prête à plus d’un émoi.
S’il plaît au ciel, vous aurez même un sacre.
Faites un roi, morbleu ! faites un roi ;
Faites un roi, faites un roi.

Puis vous aurez baisemains et parades,


Discours et vers, feux d’artifice et fleurs ;
Puis force gens qui se disent malades
Dès qu’un bobo cause au roi des douleurs.
Bonnet de pauvre et royal diadème
Ont leur vermine : un dieu fit cette loi.
Les courtisans rongent l’orgueil suprême.
Faites un roi, morbleu ! faites un roi ;
Faites un roi, faites un roi.

Chez vous pleuvront laquais de toute sorte ;


Juges, préfets, gendarmes, espions ;
Nombreux soldats pour leur prêter main-forte ;
Joie à brûler un cent de lampions.
Vient le budget ! nourrir Athène et Sparte
Eût, en vingt ans, moins coûté, sur ma foi.
L’ogre a dîné ; peuples, payez la carte.
Faites un roi, morbleu ! faites un roi ;
Faites un roi, faites un roi.

Mais, quoi ! je raille ; on le sait bien en France :


J’y suis du trône un des chauds partisans.
D’ailleurs l’histoire a répondu d’avance :
1172
Nous n’y voyons que princes bienfaisants.
Pères du peuple, ils le font pâmer d’aise ;
Plus il s’instruit, moins ils en ont d’effroi.
Au bon Henri succède Louis-Treize.
Faites un roi ! morbleu, faites un roi ;
Faites un roi, faites un roi.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

CONSEIL AUX BELGES.

Air de la petite Gouvernante.


No 295.

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1173
LE REFUS

chanson

ADRESSÉE AU GÉNÉRAL SÉBASTIANI

AIR : Le premier du mois de janvier (Air noté ♫)

Un ministre veut m’enrichir


Sans que l’honneur ait à gauchir,
Sans qu’au Moniteur on m’affiche.
Mes besoins ne sont pas nombreux ;
Mais, quand je pense aux malheureux,
Je me sens né pour être riche.

Avec l’ami pauvre et souffrant


On ne partage honneurs ni rang ;
Mais l’or du moins on le partage.
Vive l’or ! oui, souvent, ma foi,
Pour cinq cents francs, si j’étais roi,
1174
q , j ,
Je mettrais ma couronne en gage.

Qu’un peu d’argent pleuve en mon trou,


Vite il s’en va, Dieu sait par où !
D’en conserver je désespère.
Pour recoudre à fond mes goussets,
J’aurais dû prendre, à son décès,
Les aiguilles de mon grand-père.

Ami, pourtant gardez votre or.


Las ! j’épousai, bien jeune encor,
La Liberté, dame un peu rude.
Moi, qui dans mes vers ai chanté
Plus d’une facile beauté,
Je meurs l’esclave d’une prude.

La Liberté ! c’est, Monseigneur,


Une femme folle d’honneur ;
C’est une bégueule enivrée
Qui, dans la rue ou le salon,
Pour le moindre bout de galon,
Va criant : À bas la livrée !

Vos écus la feraient damner.


Au fait, pourquoi pensionner
Ma muse indépendante et vraie ?
Je suis un sou de bon aloi ;
Mais en secret argentez-moi,
Et me voilà fausse monnaie.
1175
Gardez vos dons : je suis peureux.
Mais si d’un zèle généreux
Pour moi le monde vous soupçonne,
Sachez bien qui vous a vendu :
Mon cœur est un luth suspendu,
Sitôt qu’on le touche, il résonne.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE REFUS.

Air : Le premier du mois de janvier.


No 296.

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1176
LA RESTAURATION
DE LA CHANSON

JANVIER 1831

AIR : J’arrive à pied de province (Air noté ♫)

Oui, chanson, Muse ma fille,


J’ai déclaré net
Qu’avec Charle et sa famille
On te détrônait i*.
Mais chaque loi qu’on nous donne
Te rappelle ici.
Chanson, reprends ta couronne.
— Messieurs, grand merci !

Je croyais qu’on allait faire


Du grand et du neuf ;
Même étendre un peu la sphère
1177
De Quatre-vingt-neuf.
Mais point ! on rebadigeonne
Un trône noirci.
Chanson, reprends ta couronne.
— Messieurs, grand merci !

Depuis les jours de décembre j*,


Vois, pour se grandir,
La Chambre vanter la Chambre ;
La Chambre applaudir.
À se prouver qu’elle est bonne
Elle a réussi.
Chanson, reprends ta couronne.
— Messieurs, grand merci !

Basse-cour des ministères


Qu’en France on honnit,
Nos chapons héréditaires
Sauveront leur nid k*.
Les petits que Dieu leur donne
Y pondront aussi.
Chanson, reprends ta couronne.
— Messieurs, grand merci !

Gloire à la garde civique,


Piédestal des lois !
Qui maintient la paix publique
Peut venger nos droits.
Là haut, quelqu’un, je soupçonne,
1178
,q q ,j pç ,
En a du souci.
Chanson, reprends ta couronne.
— Messieurs, grand merci !

La planète doctrinaire
Qui sur Gand brillait,
Veut servir de luminaire
Aux gens de juillet.
Fi d’un froid soleil d’automne,
De brume obscurci !
Chanson, reprends ta couronne.
— Messieurs, grand merci !

Nos ministres, qu’on peut mettre


Tous au même point,
Voudraient que le baromètre
Ne variât point.
Pour peu que là bas il tonne,
On se signe ici.
Chanson, reprends ta couronne.
— Messieurs, grand merci !

Pour être en état de grâce,


Que de grands peureux
Ont soin de laisser en place
Les hommes véreux !
Si l’on ne touche à personne,
C’est afin que si…
Chanson, reprends ta couronne.
1179
, p
— Messieurs, grand merci !

Te voilà donc restaurée,


Chanson mes amours.
Tricolore et sans livrée
Montre-toi toujours.
Ne crains plus qu’on t’emprisonne,
Du moins à Poissy.
Chanson, reprends ta couronne.
— Messieurs, grand merci !

Mais pourtant laisse en jachère


Mon sol fatigué.
Mes jeunes rivaux, ma chère,
Ont un ciel si gai !
Chez eux la rose foisonne,
Chez moi le souci.
Chanson, reprends ta couronne.
— Messieurs, grand merci !

i*. On te détrônait.
À la fin de juillet 1830, j’avais dit : On vient de détrôner Charles X et la
chanson. Ce mot fut répété à la tribune par je ne sais quel député du centre.
j*. Depuis les jours de décembre.

1180
Le jugement des ministres de Charles X. La Chambre alors ne voulait point
entendre parler de sa dissolution.
k*. Sauveront leur nid.
On craignait encore que l’hérédité de la pairie ne fût conservée.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA RESTAURATION DE LA
CHANSON.

Air : J’arrive à pied de province.


No 297.

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1181
SOUVENIRS D’ENFANCE

1831

À MES PARENTS ET AMIS DE PÉRONNE

VILLE OÙ J’AI PASSÉ UNE PARTIE DE MA JEUNESSE, DE 1790 À 1796

AIR Air de la Ronde des Comédiens (Air noté ♫)

Lieux où jadis m’a bercé l’Espérance,


Je vous revois à plus de cinquante ans.
On rajeunit aux souvenirs d’enfance,
Comme on renaît au souffle du printemps.

Salut ! à vous, amis de mon jeune âge.


Salut ! parents que mon amour bénit.
Grâce à vos soins, ici, pendant l’orage,
Pauvre oiselet, j’ai pu trouver un nid.

1182
Je veux revoir jusqu’à l’étroite geôle,
Où, près de nièce aux frais et doux appas,
Régnait sur nous le vieux maître d’école,
Fier d’enseigner ce qu’il ne savait pas.

J’ai fait ici plus d’un apprentissage,


À la paresse, hélas ! toujours enclin.
Mais je me crus des droits au nom de sage,
Lorsqu’on m’apprit le métier de Franklin.

C’était à l’âge où naît l’amitié franche,


Sol que fleurit un matin plein d’espoir.
Un arbre y croît dont souvent une branche
Nous sert d’appui pour marcher jusqu’au soir.

Lieux où jadis m’a bercé l’Espérance,


Je vous revois à plus de cinquante ans.
On rajeunit aux souvenirs d’enfance,
Comme on renaît au souffle du printemps.

C’est dans ces murs qu’en des jours de défaites,


De l’ennemi j’écoutais le canon.
Ici ma voix, mêlée aux chants des fêtes,
De la patrie a bégayé le nom.

Âme rêveuse, aux ailes de colombe,


De mes sabots, là, j’oubliais le poids.
Du ciel, ici, sur moi la foudre tombe
1183
Et m’apprivoise avec celle des rois l*.

Contre le sort ma raison s’est armée


Sous l’humble toit, et vient aux mêmes lieux
Narguer la gloire, inconstante fumée
Qui tire aussi des larmes de nos yeux.

Amis, parents, témoins de mon aurore,


Objets d’un culte avec le temps accru,
Oui, mon berceau me semble doux encore,
Et la berceuse a pourtant disparu.

Lieux où jadis m’a bercé l’Espérance,


Je vous revois à plus de cinquante ans.
On rajeunit aux souvenirs d’enfance,
Comme on renaît au souffle du printemps.

l*. Et m’apprivoise avec celle des rois.


Dans la chanson du Tailleur et la Fée, l’auteur a déjà eu occasion de dire
qu’à l’âge de douze ans il fut frappé du tonnerre. Sa vie fut plusieurs jours en
danger, et il faillit perdre la vue.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1184
SOUVENIRS D’ENFANCE.

Air des Comédiens.


No 298.

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1185
LE VIEUX VAGABOND

AIR : Guide mes pas, Ô Providence ! (des Deux Journées) (Air noté ♫)

Dans ce fossé cessons de vivre.


Je finis vieux, infirme et las.
Les passants vont dire : Il est ivre.
Tant mieux ! ils ne me plaindront pas.
J’en vois qui détournent la tête ;
D’autres me jettent quelques sous.
Courez vite ; allez à la fête.
Vieux vagabond, je puis mourir sans vous.

Oui, je meurs ici de vieillesse


Parce qu’on ne meurt pas de faim.
J’espérais voir de ma détresse
L’hôpital adoucir la fin.
Mais tout est plein dans chaque hospice,
Tant le peuple est infortuné.
La rue, hélas ! fut ma nourrice.

1186
Vieux vagabond, mourons où je suis né.

Aux artisans, dans mon jeune âge,


J’ai dit : Qu’on m’enseigne un métier.
Va, nous n’avons pas trop d’ouvrage,
Répondaient-ils, va mendier.
Riches, qui me disiez : Travaille,
J’eus bien des os de vos repas ;
J’ai bien dormi sur votre paille.
Vieux vagabond, je ne vous maudis pas.

J’aurais pu voler, moi, pauvre homme ;


Mais non : mieux vaut tendre la main.
Au plus, j’ai dérobé la pomme
Qui mûrit au bord du chemin.
Vingt fois pourtant on me verrouille
Dans les cachots, de par le roi.
De mon seul bien on me dépouille.
Vieux vagabond, le soleil est à moi.

Le pauvre a-t-il une patrie ?


Que me font vos vins et vos blés,
Votre gloire et votre industrie,
Et vos orateurs assemblés ?
Dans vos murs ouverts à ses armes,
Lorsque l’étranger s’engraissait,
Comme un sot j’ai versé des larmes.
Vieux vagabond, sa main me nourrissait.

1187
Comme un insecte fait pour nuire,
Hommes, que ne m’écrasiez-vous ?
Ah ! plutôt vous deviez m’instruire
À travailler au bien de tous.
Mis à l’abri du vent contraire,
Le ver fût devenu fourmi ;
Je vous aurais chéris en frère.
Vieux vagabond, je meurs votre ennemi.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE VIEUX VAGABOND.

Air : Guide mes pas, ô Providence (des Deux Journées).


No 299.

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1188
COUPLETS

ADRESSÉS
À DES HABITANTS DE L’ÎLE-DE-FRANCE (ÎLE MAURICE),
QUI, LORS DE L’ENVOI QU’ILS FIRENT POUR LA SOUSCRIPTION
DES BLESSÉS DE JUILLET,
M’ADRESSÈRENT UNE CHANSON ET UNE BALLE DE CAFÉ

AIR : Tendres échos errants dans ces vallons (Air noté ♫)

Quoi ! vos échos redisent nos chansons !


Bons Mauriciens, ils sont Français encore !
À travers flots, tempêtes et moussons,
Leur voix me vient d’où vient pour nous l’aurore.
De tant d’échos résonnant jusqu’à nous,
Les plus lointains nous semblent les plus doux.

Mes chants joyeux de jeunesse et d’amour


Ont donc aussi fait un si long voyage.
Loin de vos bords leur bruit vole à son tour,
Et me revient quand je suis vieux et sage.

1189
De tant d’échos résonnant jusqu’à nous,
Les plus lointains nous semblent les plus doux.

On m’a conté qu’au bord du Gange assis,


Des exilés, gais enfants de la Seine,
À mes chansons, là, berçaient leurs soucis.
Qu’ainsi ma muse endorme votre peine !
De tant d’échos résonnant jusqu’à nous,
Les plus lointains nous semblent les plus doux.

Si mes chansons vont encor voyager,


Accueillez-les, ces folles hirondelles,
Comme un bon fils reçoit le messager
Qui, d’une mère, apporte des nouvelles.
De tant d’échos résonnant jusqu’à nous,
Les plus lointains nous semblent les plus doux.

Vous-même aussi célébrez vos amours.


Dieu permettra que nos voix se confondent ;
Mais en français, frères, chantez toujours,
Pour que toujours nos échos se répondent.
De tant d’échos résonnant jusqu’à nous,
Les plus lointains nous semblent les plus doux.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1190
COUPLETS
AUX HABITANS DE L’ÎLE-DE-
FRANCE.

Air : Tendres échos errans dans ces vallons.


No 300.

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1191
CINQUANTE ANS

(Air noté ♫)

Pourquoi ces fleurs ? est-ce ma fête ?


Non ; ce bouquet vient m’annoncer
Qu’un demi-siècle sur ma tête
Achève aujourd’hui de passer.
Oh ! combien nos jours sont rapides !
Oh ! combien j’ai perdu d’instants !
Oh ! combien je me sens de rides !
Hélas ! hélas ! j’ai cinquante ans.

À cet âge, tout nous échappe ;


Le fruit meurt sur l’arbre jauni.
Mais à ma porte quelqu’un frappe ;
N’ouvrons point : mon rôle est fini.
C’est, je gage, un docteur qui jette
Sa carte où s’est logé le temps.
Jadis, j’aurais dit : c’est Lisette.
Hélas ! hélas ! j’ai cinquante ans
1192
Hélas ! hélas ! j’ai cinquante ans.

En maux cuisants vieillesse abonde :


C’est la goutte qui nous meurtrit ;
La cécité, prison profonde ;
La surdité dont chacun rit.
Puis la raison, lampe qui baisse,
N’a plus que des feux tremblotants.
Enfants, honorez la vieillesse !
Hélas ! hélas ! j’ai cinquante ans.

Ciel ! j’entends la mort qui, joyeuse,


Arrive en se frottant les mains.
À ma porte, la fossoyeuse
Frappe ; adieu, messieurs les humains !
En bas, guerre, famine et peste ;
En haut, plus d’astres éclatants.
Ouvrons, tandis que Dieu me reste.
Hélas ! hélas ! j’ai cinquante ans.

Mais non ! c’est vous ! vous, jeune amie !


Sœur de charité des amours !
Vous tirez mon âme endormie
Du cauchemar des mauvais jours.
Semant les roses de votre âge
Partout, comme fait le printemps,
Parfumez les rêves d’un sage.
Hélas ! hélas ! j’ai cinquante ans.

1193
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

CINQUANTE ANS.

Air : Du partage de la richesse.


No 301.

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1194
JACQUES

AIR de Jeannot et Colin (Air noté ♫)

Jacque, il me faut troubler ton somme.


Dans le village, un gros huissier
Rôde et court, suivi du messier.
C’est pour l’impôt, las ! mon pauvre homme.

Lève-toi, Jacques, lève-toi ;


Voici venir l’huissier du roi.

Regarde : le jour vient d’éclore ;


Jamais si tard tu n’as dormi.
Pour vendre, chez le vieux Remi,
On saisissait avant l’aurore.

Lève-toi, Jacques, lève-toi ;


Voici venir l’huissier du roi.

Pas un sou ! Dieu ! je crois l’entendre


1195
Pas un sou ! Dieu ! je crois l’entendre.
Écoute les chiens aboyer.
Demande un mois pour tout payer.
Ah ! si le roi pouvait attendre !

Lève-toi, Jacques, lève-toi ;


Voici venir l’huissier du roi.

Pauvres gens ! l’impôt nous dépouille


Nous n’avons, accablés de maux,
Pour nous, ton père et six marmots,
Rien que ta bêche et ma quenouille.

Lève-toi, Jacques, lève-toi ;


Voici venir l’huissier du roi.

On compte, avec cette masure,


Un quart d’arpent, cher affermé.
Par la misère il est fumé ;
Il est moissonné par l’usure.

Lève-toi, Jacques, lève-toi ;


Voici venir l’huissier du roi.

Beaucoup de peine et peu de lucre.


Quand d’un porc aurons-nous la chair ?
Tout ce qui nourrit est si cher !
Et le sel aussi, notre sucre !

Lève toi Jacques lève toi ;


1196
Lève-toi, Jacques, lève-toi ;
Voici venir l’huissier du roi.

Du vin soutiendrait ton courage ;


Mais les droits l’ont bien renchéri !
Pour en boire un peu, mon chéri,
Vends mon anneau de mariage.

Lève-toi, Jacques, lève-toi ;


Voici venir l’huissier du roi.

Rêverais-tu que ton bon ange


Te donne richesse et repos ?
Que sont aux riches les impôts ?
Quelques rats de plus dans leur grange.

Lève-toi, Jacques, lève-toi ;


Voici venir l’huissier du roi.

Il entre ! ô ciel ! que dois-je craindre ?


Tu ne dis mot ! quelle pâleur !
Hier tu t’es plaint de ta douleur,
Toi qui souffres tant sans te plaindre.

Lève-toi, Jacques, lève-toi ;


Voici venir l’huissier du roi.

Elle appelle en vain ; il rend l’âme.


Pour qui s’épuise à travailler
La mort est un doux oreiller
1197
La mort est un doux oreiller.
Bonnes gens, priez pour sa femme.

Lève-toi, Jacques, lève-toi ;


Voici venir l’huissier du roi.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

JACQUES.

Air de Jeannot et Colin.


No 302.

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1198
LES ORANGS-OUTANGS

AIR : Un ancien proverbe dit ;


ou de Calpigi (Air noté ♫)

Jadis, si l’on en croit Ésope,


Les orangs-outangs de l’Europe
Parlaient si bien, que d’eux, hélas !
Nous sont venus les avocats.
Un des leurs, à son auditoire
Dit un jour : « Consultez l’histoire ;
« Messieurs, l’homme fut en tout temps
« Le singe des orangs-outangs.

« Oui ; d’abord, vivant de nos miettes,


« Il prit de nous l’art des cueillettes ;
« Puis, d’après nous, le genre humain
« Marcha droit, la canne à la main.
« Même avec le ciel qui l’effraie,
« Il use de notre monnaie.
« Messieurs l’homme fut en tout temps
1199
« Messieurs, l homme fut en tout temps
« Le singe des orangs-outangs.

« Il prend nos amours pour modèles ;


« Mais nos guenons nous sont fidèles.
« Sans doute il n’a bien imité
« Que notre cynisme effronté.
« C’est, chez nous, qu’à vivre sans gêne
« S’instruisit le grand Diogène.
« Messieurs, l’homme fut en tout temps
« Le singe des orangs-outangs.

« L’homme a vu chez nous une armée,


« D’un centre et d’ailes bien formée,
« Ayant, sous les chefs les meilleurs,
« Garde, avant-garde et tirailleurs.
« Il n’avait pas mis Troie en cendre,
« Que nous comptions vingt Alexandre.
« Messieurs, l’homme fut en tout temps,
« Le singe des orangs-outangs.

« Avec bâton, épée ou lance,


« Tuer est l’art par excellence.
« Nous l’enseignons. Or dites-moi,
« Pourquoi l’homme est-il notre roi ?
« Grands dieux ! c’est fait pour rendre impie.
« Votre image est notre copie.
« Oui, dieux, l’homme fut en tout temps
« Le singe des orangs-outangs. »

1200
Quoi ! dit Jupin, à mes oreilles,
Toujours, singes, castors, abeilles,
Crieront : C’est un ours mal léché,
Votre homme ; où l’avez-vous péché ?
Tout sot qu’il est, il me cajole.
Ôtons aux bêtes la parole ;
Car l’homme encor sera longtemps
Le singe des orangs-outangs.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES ORANGS-OUTANGS.

Air de Calpigi.
No 303.

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1201
LES FOUS

AIR : Ce magistrat irréprochable (Air noté ♫)

Vieux soldats de plomb que nous sommes,


Au cordeau nous alignant tous,
Si des rangs sortent quelques hommes,
Tous nous crions : À bas les fous !
On les persécute, on les tue ;
Sauf, après un lent examen,
À leur dresser une statue,
Pour la gloire du genre humain.

Combien de temps une pensée,


Vierge obscure, attend son époux !
Les sots la traitent d’insensée ;
Le sage lui dit : Cachez-vous.
Mais, la rencontrant loin du monde,
Un fou qui croit au lendemain,
L’épouse ; elle devient féconde
Pour le bonheur du genre humain
1202
Pour le bonheur du genre humain.

J’ai vu Saint-Simon le prophète m*,


Riche d’abord, puis endetté,
Qui des fondements jusqu’au faîte
Refaisait la société.
Plein de son œuvre commencée,
Vieux, pour elle il tendait la main,
Sûr qu’il embrassait la pensée
Qui doit sauver le genre humain.

Fourier n* nous dit : Sors de la fange,


Peuple en proie aux déceptions !
Travaille, groupé par phalange,
Dans un cercle d’attractions.
La terre, après tant de désastres,
Forme avec le ciel un hymen,
Et la loi qui régit les astres
Donne la paix au genre humain !

Enfantin affranchit la femme,


L’appelle à partager nos droits.
Fi ! dites-vous ; sous l’épigramme
Ces fous rêveurs tombent tous trois.
Messieurs, lorsqu’en vain notre sphère
Du bonheur cherche le chemin,
Honneur au fou qui ferait faire
Un rêve heureux au genre humain !

Q i dé i d ?
1203
Qui découvrit un nouveau monde ?
Un fou qu’on raillait en tout lieu.
Sur la croix que son sang inonde
Un fou qui meurt nous lègue un Dieu.
Si demain, oubliant d’éclore,
Le jour manquait, eh bien ! demain,
Quelque fou trouverait encore
Un flambeau pour le genre humain.

m*. J’ai vu Saint-Simon le prophète,


Le comte Henri de Saint-Simon naquit au château de Berny, à quelques
lieues de Péronne. Il fit partie des jeunes Français qui, à l’imitation de
Lafayette, coururent en Amérique prendre part à la guerre de l’indépendance.
Rentré en France, il prit du service, mais s’en dégoûta bientôt. La Révolution le
remplit d’enthousiasme. Ayant obtenu quelques bénéfices par des acquisitions
de bien nationaux, il consacra sa nouvelle fortune aux sciences, qu’il se mit à
étudier avec toute l’ardeur d’un jeune homme. Il fit plus pour elles, car il
prodigua à des capacités naissantes les secours nécessaires à leur
développement. Sa bourse fut bien vite épuisée ; il se vit obligé, sous l’empire,
d’accepter pour vivre le plus mince emploi dans une administration publique.
La réforme sociale ne l’en occupait pas moins, et il publia différents essais
remplis d’idées originales qui toutes attestent son amour de l’humanité. La
publication de sa Parabole, admirable résumé d’un système nouveau d’ordre
social, l’exposa, sous la restauration, à des poursuites judiciaires, qui ne
servirent qu’à prouver la force de sa conviction. Il échappa à la condamnation,
qu’il eût pu désirer.

1204
En lutte continuelle avec la pauvreté, déçu dans les
espérances que lui avaient données ceux dont le concours
était nécessaire au triomphe de ses doctrines, le dégoût
s’empara de son âme, et il tenta de se donner la mort. Le
coup de pistolet qu’il se tira lui creva un œil, et ne fit
qu’ajouter de nouvelles souffrances à celles dont il était
déjà accablé. Ses pensées acquirent alors une tendance
religieuse, et il publia son Nouveau Christianisme en 1825.
Saint-Simon mourut l’année suivante entre les bras de M.
Rodrigues, dont les soins ont seuls préservé sa fin de toutes
les horreurs de la misère.
Il nous manque une histoire consciencieusement faite de
ce philosophe, dont le nom a eu après sa mort un
retentissement qu’il n’avait sans doute pas prévu.
n*. Fourier nous dit : Sors de la fange.
M. Charles Fourier, auteur du Nouveau monde industriel,
de la Théorie
des mouvements et de la découverte du Procédé d’industrie
sociétaire.
Le système de l’association n’a jamais été exploré avec plus de puissance
que par ce philosophe théoricien, qui fait de l’attraction passionnée la base de
son code social. M. Jules Lechevalier, dans un cours public, a expliqué et
propagé les idées de M. C. Fourier, et sans lui peut-être ne saurions-nous pas
bien encore ce que l’inventeur avait entendu par phalanstère, groupe, fonctions
attrayantes, etc.
M. Baudet du Lary tente une application partielle de ce
système dans le département de Seine-et-Oise.

1205
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES FOUS.

Air : Ce magistrat irréprochable.


No 304.

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1206
LE SUICIDE

SUR LA MORT
DES JEUNES VICTOR ESCOUSSE ET AUGUSTE LEBRAS o*

FÉVRIER 1832

AIR d’Agéline (de WILHEM)


ou du Tailleur et la Fée (Air noté ♫)

Quoi ! morts tous deux ! dans cette chambre close


Où du charbon pèse encor la vapeur !
Leur vie, hélas ! était à peine éclose.
Suicide affreux ! triste objet de stupeur !
Ils auront dit : Le monde fait naufrage :
Voyez pâlir pilote et matelots.
Vieux bâtiment usé par tous les flots,
Il s’engloutit : sauvons-nous à la nage.
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.

1207
Pauvres enfants ! l’écho murmure encore
L’air qui berça votre premier sommeil.
Si quelque brume obscurcit votre aurore,
Leur disait-on, attendez le soleil.
Ils répondaient : Qu’importe que la sève
Monte enrichir les champs où nous passons !
Nous n’avons rien : arbres, fleurs, ni moissons.
Est-ce pour nous que le soleil se lève ?
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.

Pauvres enfants ! calomnier la vie !


C’est par dépit que les vieillards le font.
Est-il de coupe où votre âme ravie,
En la vidant, n’ait vu l’amour au fond ?
Ils répondaient : C’est le rêve d’un ange.
L’amour ! en vain notre voix l’a chanté.
De tout son culte un autel est resté ;
Y touchions-nous ? l’idole était de fange.
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.

Pauvres enfants ! mais les plumes venues,


Aigles un jour, vous pouviez, loin du nid,
Bravant la foudre et dépassant les nues,
La gloire en face, atteindre à son zénith.
Ils répondaient : Le laurier devient cendre,
Gendre qu’au vent l’Envie aime à jeter ;
1208
Et notre vol dût-il si haut monter,
Toujours près d’elle il faudra redescendre.
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.

Pauvres enfants ! quelle douleur amère


N’apaisent pas de saints devoirs remplis ?
Dans la patrie on retrouve une mère,
Et son drapeau nous couvre de ses plis.
Ils répondaient : Ce drapeau qu’on escorte
Au toit du chef, le protège endormi ;
Mais le soldat, teint du sang ennemi,
Veille, et de faim meurt en gardant la porte.
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.

Pauvres enfants ! de fantômes funèbres


Quelque nourrice a peuplé vos esprits.
Mais un Dieu brille à travers nos ténèbres ;
Sa voix de père a dû calmer vos cris.
Ah ! disaient-ils, suivons ce trait de flamme.
N’attendons pas, Dieu, que ton nom puissant,
Qu’on jette en l’air comme un nom de passant,
Soit, lettre à lettre, effacé de notre âme.
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.

Dieu créateur, pardonne à leur démence.


Ils s’étaient faits les échos de leurs sons,
1209
Ne sachant pas qu’en une chaîne immense,
Non pour nous seuls, mais pour tous, nous naissons.
L’humanité manque de saints apôtres
Qui leur aient dit : Enfants, suivez sa loi.
Aimer, aimer, c’est être utile à soi ;
Se faire aimer, c’est être utile aux autres.
Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.

o*. J’ai connu ces deux jeunes gens dont la fin a été si déplorable. Lebras
m’avait adressé quelques pièces de vers patriotiques. Sa constitution était faible
et maladive, mais tout annonçait en lui un cœur honnête et bon. Malgré
l’accueil que je lui fis à la Force, où il vint me voir, il cessa de me visiter après
ma sortie. Je n’en puis donc dire que fort peu de chose. J’ai bien mieux connu
Escousse. C’est à la Force aussi qu’il vint me trouver, en m’apportant une fort
jolie chanson que ma détention lui avait inspirée. Alors et depuis je lui
prodiguai les marques du plus vif intérêt et les conseils de l’expérience. Peu de
jeunes auteurs m’ont fait concevoir une meilleure idée de leur avenir, moins par
ses essais que par le jugement qu’avec tant de candeur il en portait lui-même.
Lors du succès de Faruch le Maure, il m’écrivit : Je me souvient de ce que vous
m’avez dit, ne craignez rien. Mon triomphe ne m’a pas enivré. J’en ai été
étourdi tout au plus cinq minutes.
Son malheur fut celui qui menace plus ou moins
aujourd’hui beaucoup d’hommes de son âge, dans l’espèce
de serre chaude où nous vivons. La raison d’Escousse avait
acquis une trop prompte maturité. Une tête ainsi fait sur un

1210
corps d’enfant n’est propre qu’à flétrir la jeunesse, quand
cette précocité n’est pas le rare effet d’une organisation
particulière. Elle produit un besoin de perfection qui, ne
sachant à quoi se prendre, désenchante la vie à son plus bel
âge. Je n’attribue qu’à une sorte de découragement la
funeste résolution de ce malheureux et intéressant jeune
homme. Il y eut aussi une fatalité pour Lebras et lui de
s’être rencontrés avec des dispositions semblables. Loin
l’un de l’autre, peut-être tous deux se fussent-ils soumis à
leur destinée, qu’ils s’encouragèrent à terminer violemment.
Une feuille publique a accusé Escousse d’incrédulité
absolue. Pour repousser cette accusation, je me crois obligé
de citer les derniers mots de la lettre qu’il m’écrivit
quelques heures avant l’exécution de son déplorable
dessein : Vous m’avez connu, Béranger ; Dieu me
permettra-t-il de voir du coin de l’œil la place qu’il vous
réserve là-haut ?
Outre les drames de Faruch et de Pierre III, Escousse a
laissé des chansons d’un style un peu négligé sans doute,
mais empruntes des nobles sentiments et des pensées
généreuses qui inspirèrent quelques actions de sa trop
courte carrière.
On m’a raconté que, sur le point d’être surpris avec une
personne que sa présence pouvait compromettre, il se
précipita d’un second étage sur une cour pavée. Son
dévouement lui porta bonheur, il n’en résulta pour lui ni blessure ni contusion.
En 1830, le 28 juillet, il se rendit de grand matin à la
place de Grève, y combattit tout le jour, toute la nuit, et se
1211
trouva le lendemain à la prise du Louvre et des Tuileries.
Après la victoire du peuple, Escousse ne dit mot des
dangers qu’il avait courus, et, quoiqu’il fût pauvre et sans
appui, ne voulut jamais adresser de demande d’aucun genre
à la Commission des récompenses nationales.
Et c’est à dix-neuf ans qu’il a volontairement mis fin à
une existence qui promettait d’être si belle et si féconde !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE SUICIDE.

Air d’Agéline (de M. B. Wilhem).


No 305.

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1212
LE
MÉNÉTRIER DE MEUDON

AIR de la Contredanse des petits pâtés (Air noté ♫)

Dansez vite ! obéissez donc


Au ménétrier de Meudon ;
Dansez vite ! obéissez donc,
Il est le roi du rigodon.

Guilain, sous les charmilles,


Au temps de Rabelais,
Mit en train femmes, filles,
Bourgeois, manants, varlets.
Les bigots, par rancune,
Au sorcier criaient tous,
Disant : Au clair de lune
Il fait danser les loups.

D it ! béi d
1213
Dansez vite ! obéissez donc
Au ménétrier de Meudon ;
Dansez vite ! obéissez donc,
Il est le roi du rigodon.

Qu’il ait ou non un charme,


Par lui tout va sautant ;
Vieux que la danse alarme,
Jeunes qui l’aiment tant.
Son coup d’archet sonore
Fit, et point n’en riez,
Danser jusqu’à l’aurore
Deux nouveaux mariés.

Dansez vite ! obéissez donc


Au ménétrier de Meudon ;
Dansez vite ! obéissez donc,
Il est le roi du rigodon.’

Un jour, sous sa fenêtre,


Passe un enterrement :
Le cortége et le prêtre
Entendent l’instrument.
Ils sautent ; la prière
Cède aux joyeux accords ;
Et jusqu’au cimetière
On danse autour du corps.

Dansez vite ! obéissez donc


A é ét i d M d
1214
Au ménétrier de Meudon ;
Dansez vite ! obéissez donc,
Il est le roi du rigodon.

À la cour on l’appelle :
Il y va, le pauvret !
Là, que d’or étincelle !
Quel brillant cabaret !
Là, rois, princes, princesses,
Rubis, perles, velours ;
Tout jusqu’à des caresses ;
Tout, hors de vrais amours.

Dansez vite ! obéissez donc


Au ménétrier de Meudon ;
Dansez vite ! obéissez donc,
Il est le roi du rigodon.

Il joue, et l’on dédaigne


Ce qu’il y met de soin.
Où l’ambition règne
La gaîté perd son coin.
Maint danseur de quadrille
Se dit : N’oublions pas
Que plus le parquet brille
Plus on fait de faux pas.

Dansez vite ! obéissez donc


Au ménétrier de Meudon ;
Dansez vite ! obéissez donc
1215
Dansez vite ! obéissez donc,
Il est le roi du rigodon.

Dieu ! chacun bâille ! ô rage !


Guilain désespéré
Fuit, et meurt au village,
De tout Meudon pleuré.
La nuit, revient son ombre.
Oyez ces sons lointains.
Guilain, dans le bois sombre,
Fait sauter les lutins.

Dansez vite ! obéissez donc


Au ménétrier de Meudon ;
Dansez vite ! obéissez donc,
Il est le roi du rigodon.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE MÉNÉTRIER DE MEUDON.

Air de la contredanse des Petits Pâtés.

1216
No 306.

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1217
JEAN DE PARIS

AIR : Cette chaumière-là vaut un palais (Air noté ♫)

Ris et chante, chante et ris ;


Prends tes gants et cours le monde ;
Mais, la bourse vide ou ronde,
Reviens dans ton Paris ;
Ah ! reviens, ah ! reviens, Jean de Paris. (bis.)

Toujours, dit la chronique ancienne,


Jean, sur son grand sabre, a sauté,
Quand, de leur ville, avec la sienne
Des sots comparaient la beauté :
Proclamant sur son âme,
En prose ainsi qu’en vers,
Les tours de Notre-Dame,
Centre de l’univers.

Ris et chante, chante et ris ;

1218
Prends tes gants et cours le monde ;
Mais, la bourse vide ou ronde,
Reviens dans ton Paris ;
Ah ! reviens, ah ! reviens, Jean de Paris.

S’il franchit la grande muraille ;


S’il cocufie un mandarin ;
Du peuple magot s’il se raille ;
À Paris s’il revient grand train ;
L’espoir qui le domine,
C’est, chez son vieux portier,
De parler de la Chine
Aux badauds du quartier.

Ris et chante, chante et ris ;


Prends tes gants et cours le monde ;
Mais, la bourse vide ou ronde,
Reviens dans ton Paris ;
Ah ! reviens, ah ! reviens, Jean de Paris.

Je veux de l’or beaucoup et vite,


Dit-il, au Pérou débarquant.
À s’y fixer chacun l’invite :
Me prend-on pour un trafiquant ?
Loin de mes dix maîtresses,
Fi de ce vil métal !
Je préfère aux richesses
Paris et l’hôpital.

1219
Ris et chante, chante et ris ;
Prends tes gants et cours le monde ;
Mais, la bourse vide ou ronde,
Reviens dans ton Paris ;
Ah ! reviens, ah ! reviens, Jean de Paris.

À la guerre gaîment il vole,


Pour la croix ou pour Saladin :
Se bat, jure, pille et viole,
Puis à Paris écrit soudain :
« Que ma gloire s’étende
« Du Louvre aux boulevards ;
« Qu’un ramoneur y vende
« Mon buste pour six liards. »

Ris et chante, chante et ris ;


Prends tes gants et cours le monde ;
Mais, la bourse vide ou ronde,
Reviens dans ton Paris ;
Ah ! reviens, ah ! reviens, Jean de Paris.

En Perse, il prétend qu’une reine


Lui dit un soir : Je te fais roi.
Soit ! répond-il ; mais pour ma peine,
Jusqu’au Pont-Neuf viens avec moi.
Pendant huit jours de fête,
Tout Paris me verra
Montrer, couronne en tête,
Mon nez à l’Opéra.
1220
Ris et chante, chante et ris ;
Prends tes gants et cours le monde ;
Mais, la bourse vide ou ronde,
Reviens dans ton Paris ;
Ah ! reviens, ah ! reviens, Jean de Paris.

Jean de Paris, dans ta chronique,


C’est nous qu’on peint, nous francs badauds.
Quittons-nous cette ville unique,
Nous voyageons Paris à dos.
Quel amour incroyable
Maintenant et jadis,
Pour ces murs dont le diable
A fait son paradis !

Ris et chante, chante et ris ;


Prends tes gants et cours le monde ;
Mais, la bourse vide ou ronde,
Reviens dans ton Paris ;
Ah ! reviens, ah ! reviens, Jean de Paris.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1221
JEAN DE PARIS.

Air : Cette chaumière vaut un palais.


No 307.

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1222
PRÉDICTION
DE NOSTRADAMUS p*
POUR L’AN DEUX MIL.

AIR des Trois couleurs (Air noté ♫)

Nostradamus, qui vit naître Henri-Quatre,


Grand astrologue, a prédit dans ses vers,
Qu’en l’an deux mil, date qu’on peut débattre,
De la médaille on verrait le revers.
Alors, dit-il, Paris dans l’allégresse,
Au pied du Louvre ouïra cette voix :
« Heureux Français, soulagez ma détresse ;
« Faites l’aumône (bis) au dernier de vos rois. »

Or, cette voix sera celle d’un homme


Pauvre, à scrofule, en haillons, sans souliers,
Qui, né proscrit, vieux, arrivant de Rome,

1223
Fera spectacle aux petits écoliers.
Un sénateur criera : « L’homme à besace !
« Les mendiants sont bannis par nos lois. »
— « Hélas ! monsieur, je suis seul de ma race.
« Faites l’aumône au dernier de vos rois. »

« Es-tu vraiment de la race royale ? »


— « Oui, répondra cet homme fier encor.
« J’ai vu dans Rome, alors ville papale,
« À mon aïeul, couronne et sceptre d’or.
« Il les vendit pour nourrir le courage
« De faux agents, d’écrivains maladroits.
« Moi, j’ai pour sceptre un bâton de voyage.
« Faites l’aumône au dernier de vos rois.

« Mon père âgé, mort en prison pour dettes,


« D’un bon métier n’osa point me pourvoir.
« Je tends la main ; riches, partout vous êtes
« Bien durs au pauvre, et Dieu me l’a fait voir.
« Je foule enfin cette plage féconde
« Qui repoussa mes aïeux tant de fois.
« Ah ! par pitié pour les grandeurs du monde,
« Faites l’aumône au dernier de vos rois. »

Le sénateur dira : « Viens ; je t’emmène


« Dans mon palais ; vis heureux parmi nous.
« Contre les rois nous n’avons plus de haine :
« Ce qu’il en reste embrasse nos genoux.
« En attendant que le sénat décide,
1224
« À ses bienfaits si ton sort a des droits,
« Moi, qui suis né d’un vieux sang régicide,
« Je fais l’aumône au dernier de nos rois. »

Nostradamus ajoute en son vieux style :


La république au prince accordera
Cent louis de rente, et, citoyen utile,
Pour maire, un jour, Saint-Cloud le choisira.
Sur l’an deux mil on dira dans l’histoire,
Qu’assise au trône et des arts et des lois,
La France en paix, reposant sous sa gloire,
A fait l’aumône au dernier de ses rois.

p*. Quand les temps sont mauvais, les prophètes ont beau jeu. Michel de
Nostredame, que nous nommons Nostradamus, vécut et mourut sous les
derniers Valois. Né en Provence, d’une famille juive convertie, il étudia la
médecine, et ses succès lui attirèrent un grand nombre d’envieux, qui le
forcèrent de vivre quelque temps dans la retraite. Il s’y livra à l’astrologie,
maladie de l’époque, et publia, en 1537, les fameuses Centuries, qui lui ont valu
la célébrité populaire dont son nom jouit encore. Elles sont écrites en vers
barbares, même pour son temps, et d’un style tellement énigmatique, qu’il
semble plutôt être le calcul du charlatanisme que le produit d’un esprit en délire.
Aussi, à diverses époques, ont-elles fait naître les interprétations les plus
opposées et les plus absurdes. Il faut convenir toutefois que, dans quelques-unes
de ses prophéties, le hasard le servit assez bien pour qu’il ait pu étonner les
esprits forts de son temps.

1225
Catherine de Médicis voulut avoir des prédictions de cet
astrologue, et le combla de présents et d’honneurs.
Nostradamus mourut à Salon, où l’on crut longtemps qu’au
fond de son tombeau il ne cessait pas d’écrire de nouvelles
prophéties ; ce qui ne manqua pas de produire un très grand
nombre de Centuries posthumes dignes de leurs aînées et
non moins recherchées d’un public ignorant.
À sa mort, arrivée en 1566, Henri IV était dans sa
treizième année.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

PRÉDICTION DE
NOSTRADAMUS.

Air des Trois couleurs.


No 308.

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1226
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1227
PASSY

AIR : T’en souviens-tu, (Air noté ♫)

Paris, adieu ; je sors de tes murailles.


J’ai dans Passy trouvé gîte et repos.
Ton fils t’enlève un droit de funérailles,
Et sa piquette échappe à tes impôts.
Puissé-je ici vieillir exempt d’orage,
Et, de l’oubli près de subir le poids,
Comme l’oiseau, dormir dans le feuillage,
Au bruit mourant des échos de ma voix !

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1228
PASSY.

Air : Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ?


No 309.

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1229
LE VIN DE CHYPRE

AIR du vaudevillle de Préville et Taconnet (Air noté ♫)

Chypre, ton vin qui rajeunit ma verve,


Me fait revoir l’enfant porte-bandeau,
Jupiter, Mars, Vénus, Junon, Minerve,
Ces dieux longtemps rayés de mon Credo.
Si nos auteurs, tout païens dans leurs livres,
M’ont fait maudire un culte ingénieux ;
Ah ! de ce vin c’est qu’ils n’étaient pas ivres.
Le vin de Chypre a créé tous les dieux.

Au culte grec, enseigné dans nos classes,


Oui, je reviens, tant Bacchus est puissant.
À mes chansons, dansez, Muses et Grâces ;
Souris, Phébus ; Zéphyr, sois caressant.
Faunes, Sylvains, Bacchantes et Dryades,
Autour de moi formez des chœurs joyeux.
Mais de ma cave éloignez les Naïades.

1230
Le vin de Chypre a créé tous les dieux.

Grâce à ce vin de saveur goudronnée,


Je crois voguer vers ces anciens autels
Où la beauté, de myrte couronnée,
Sous un ciel pur ravissait les mortels.
Nés dans le Nord, sous un vent de colère,
Figurons-nous ce ciel délicieux.
À le peupler l’homme a dû se complaire.
Le vin de Chypre a créé tous les dieux.

Les yeux en l’air le bon homme Hésiode


Cherchait jadis des dieux à noms ronflants.
Faute d’idée, il allait faire une ode ;
De Chypre arrive une outre aux larges flancs.
Mon Grec s’enivre et sur Pégase il grimpe,
Chaud du nectar qui pousse au merveilleux.
L’outre était pleine ; il en sort un olympe.
Le vin de Chypre a créé tous les dieux.

Aux déités, fables des vieux empires,


Nous opposons des diables peu tentants ;
Des loups-garoux, des goules, des vampires,
Du moyen âge aimables passe-temps.
Fi des damnés, des spectres et des tombes !
Fi de l’horrible ! il est contagieux.
Chauve-souris, faites place aux colombes.
Le vin de Chypre a créé tous les dieux.

1231
Anacréon, Ménandre, Eschyle, Homère,
Ont dans ce vin bu l’immortalité.
Ah ! versez-m’en, et ma lyre éphémère
Pour l’avenir peut-être aura chanté.
Non ; mais, d’amours conduisant une troupe,
Hébé pour moi quitte un moment les cieux.
En souriant elle remplit ma coupe.
Le vin de Chypre a créé tous les dieux.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LE VIN DE CHYPRE.

Air du vaudeville de Préville et Taconnet.


No 310.

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1232
LES
QUATRE ÂGES HISTORIQUES

AIR : À soixante ans, il ne faut pas remettre (Air noté ♫)

Société, vieux et sombre édifice,


Ta chute, hélas ! menace nos abris :
Tu vas crouler : point de flambeau qui puisse
Guider la foule à travers tes débris !
Où courons-nous ? quel sage, en proie au doute,
N’a sur son front vingt fois passé la main ?
C’est aux soleils d’être sûrs de leur route :
Dieu leur a dit : Voilà votre chemin.

Mais le passé nous dévoile un mystère.


Au bonheur, oui, l’homme a droit d’aspirer :
Par ses labeurs plus il étend la terre,
Plus son cerveau grandit pour l’enserrer.
En nation il vogue, nef immense,

1233
Semer, bâtir aux rivages du temps.
Où l’une échoue une autre recommence.
Dieu nous a dit : Peuples, je vous attends.

Au premier âge, âge de la famille,


L’homme eut pour lois ses grossiers appétits.
Groupes épars, sous des toits de charmille,
Mâle et femelle abritaient leurs petits.
Ligués bientôt, les fils, tribu croissante,
Ont, dans un camp, bravé tigres et loups.
C’est au berceau la cité vagissante :
Dieu dit : Mortels, j’aurai pitié de vous.

Au second âge on chante la patrie,


Arbre fécond, mais qui croît dans le sang.
Tout peuple armé semble avoir sa furie
Qui foule aux pieds le vaincu gémissant.
À l’esclavage, eh quoi ! l’on s’accoutume !
Il corrompt tout ; les tyrans se font dieux.
Mais dans le ciel une lampe s’allume ;
Dieu dit alors : Humains, levez les yeux.

L’âge suivant, sur tant de mœurs contraires,


Religieux, élève un seul autel.
Sois libre, esclave. Hommes, vous êtes frères.
Comme ses rois le pauvre est immortel.
Sciences, lois, arts, commerce, industrie,
Tout naît pour tous ; les flots sont maîtrisés ;
La presse abat les murs de la patrie,
1234
Et Dieu nous dit : Peuples, fraternisez.

Humanité, règne ! voici ton âge


Que nie en vain la voix des vieux échos.
Déjà les vents au bord le plus sauvage
De ta pensée ont semé quelques mots.
Paix au travail ! paix au sol qu’il féconde !
Que par l’amour les hommes soient unis ;
Plus près des deux qu’ils replacent le monde
Que Dieu nous dise : Enfants, je vous bénis.

Du genre humain saluons la famille !


Mais qu’ai-je dit ? pourquoi ce chant d’amour ?
Aux feux des camps le glaive encor scintille ;
Dans l’ombre à peine on voit poindre le jour.
Des nations aujourd’hui la première,
France, ouvre-leur un plus large destin.
Pour éveiller le monde à ta lumière,
Dieu t’a dit : Brille, étoile du matin.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1235
LES QUATRE ÂGES
HISTORIQUES.

Air : À soixante ans il ne faut pas remettre.


No 311.

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1236
LA PAUVRE FEMME

AIR de mon Habit, ou d’Aristippe (Air noté ♫)

Il neige, il neige, et là, devant l’église,


Une vieille prie à genoux.
Sous ses haillons où s’engouffre la bise,
C’est du pain qu’elle attend de nous.
Seule, à tâtons, au parvis Notre-Dame,
Elle vient hiver comme été.
Elle est aveugle, hélas ! la pauvre femme.
Ah ! faisons-lui la charité.

Savez-vous bien ce que fut cette vieille


Au teint hâve, aux traits amaigris ?
D’un grand spectacle, autrefois la merveille,
Ses chants ravissaient tout Paris.
Les jeunes gens, dans le rire ou les larmes,
S’exaltaient devant sa beauté.
Tous, ils ont dû des rêves à ses charmes.

1237
Ah ! faisons-lui la charité.

Combien de fois, s’éloignant du théâtre,


Au pas pressé de ses chevaux,
Elle entendit une foule idolâtre
La poursuivre de ses bravos !
Pour l’enlever au char qui la transporte.
Pour la rendre à la volupté,
Que de rivaux l’attendent à sa porte !
Ah ! faisons-lui la charité.

Quand tous les arts lui tressaient des couronnes,


Qu’elle avait un pompeux séjour !
Que de cristaux, de bronzes, de colonnes !
Tributs de l’amour à l’amour.
Dans ses banquets, que de muses fidèles
Au vin de sa prospérité !
Tous les palais ont leurs nids d’hirondelles.
Ah ! faisons-lui la charité.

Revers affreux ! un jour la maladie


Éteint ses yeux, brise sa voix ;
Et bientôt seule et pauvre, elle mendie
Où, depuis vingt ans, je la vois.
Aucune main n’eut mieux l’art de répandre
Plus d’or, avec plus de bonté,
Que cette main qu’elle hésite à nous tendre.
Ah ! faisons-lui la charité.

1238
Le froid redouble, ô douleur ! ô misère !
Tous ses membres sont engourdis.
Ses doigts ont peine à tenir le rosaire
Qui l’eût fait sourire jadis.
Sous tant de maux, si son cœur tendre encore
Peut se nourrir de piété ;
Pour qu’il ait foi dans le ciel qu’elle implore,
Ah ! faisons-lui la charité.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LA PAUVRE FEMME.

Air de Mon Habit.


No 312.

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MÊME CHANSON,
Air d’Aristippe.
No 312 bis.

1239
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MÊME CHANSON,
Air de M. Gaubert.
No 312 ter.

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1240
LES
TOMBEAUX DE JUILLET

1832

AIR d’Octavie (Air noté ♫)

Des fleurs, enfants, vous dont les mains sont pures ;


Enfants, des fleurs, des palmes, des flambeaux !
De nos Trois-Jours ornez les sépultures.
Comme les rois le peuple a ses tombeaux.

Charle avait dit : « Que juillet qui s’écoule


« Venge mon trône en butte aux niveleurs.
« Victoire aux lis ! » Soudain Paris en foule
S’arme et répond : Victoire aux trois couleurs !

Pour parler haut, pour nous trouver timides,


Par quels exploits fascinez-vous nos yeux ?
1241
N’imitez pas l’homme des Pyramides :
Dans son linceul tiendraient tous vos aïeux.

Quoi ! d’une Charte on nous a fait l’aumône,


Et sous le joug vous voulez nous courber !
Nous savons tous comment s’écroule un trône.
Dieu juste ! encore un roi qui veut tomber.

Car une voix qui vient d’en haut, sans doute,


Au fond du cœur nous crie : Égalité !
L’égalité ? c’est peut-être une route
Qu’aux malheureux ferme la royauté.

Marchons ! marchons ! À nous l’Hôtel-de-Ville !


À nous les quais ! à nous le Louvre ! à nous !
Entrés vainqueurs dans le royal asile,
Sur le vieux trône ils se sont assis tous.

Qu’un peuple est grand qui, pauvre, gai, modeste,


Seul maître, après tant de sang et d’efforts,
Chasse en riant des princes qu’il déteste,
Et de l’état garde à jeun les trésors !

Des fleurs, enfants, vous dont les mains sont pures ;


Enfant, des fleurs, des palmes, des flambeaux !
De nos Trois-Jours ornez les sépultures.
Comme les rois le peuple a ses tombeaux.

Des artisans, des soldats de la Loire,


1242
Des écoliers s’essayant au canon,
Sont tombés là, vous léguant leur victoire ;
Sans penser même à nous dire leur nom.

À ces héros la France doit un temple.


Leur gloire au loin inspire un saint effroi.
Les rois que trouble un aussi grand exemple,
Tout bas ont dit : Qu’est-ce aujourd’hui qu’un roi ?

Voit-on venir le drapeau tricolore ?


Répètent-ils, de souvenirs remplis.
Et sur leur front ce drapeau semble encore
Jeter d’en haut les ombres de ses plis.

En paix voguant de royaume en royaume,


À Sainte-Hélène en sa course il atteint.
Napoléon, gigantesque fantôme,
Paraît debout sur ce volcan éteint.

À son tombeau la main de Dieu l’enlève.


« Je t’attendais, mon drapeau glorieux.
« Salut ! » Il dit, brise et jette son glaive
Dans l’Océan, et se perd dans les cieux.

Dernier conseil de son génie austère !


Du glaive en lui finit la royauté.
Le conquérant des sceptres de la terre
Pour successeur choisit la Liberté.

1243
Des fleurs, enfants, vous dont les mains sont pures ;
Enfants, des fleurs, des palmes, des flambeaux !
De nos Trois-Jours ornez les sépultures.
Comme les rois le peuple a ses tombeaux.

Des corrupteurs la faction titrée


Déserte en vain cet humble monument ;
En vain compare à l’émeute enivrée,
De nos vengeurs le noble dévouement.

Enfants, en rêve, on dit qu’avec les anges


Vous échangez, la nuit, les plus doux mots.
De l’avenir prédisez les louanges,
Pour consoler ces âmes de héros.

Dites-leur : Dieu veille sur votre ouvrage.


Par nos erreurs ne vous laissez troubler.
Du coup qu’ici frappa votre courage
La terre encore a longtemps à trembler.

Mais dans nos murs fondrait l’Europe entière,


Qu’au prompt départ de vingt peuples rivaux,
La liberté naîtrait de la poussière
Qu’emporteraient les pieds de leurs chevaux.

Partout luira l’égalité féconde.


Les vieilles lois errent sur des débris.
Le monde ancien finit : d’un nouveau monde
La France est reine, et son Louvre est Paris.
1244
À vous, enfants, ces fruits des Trois-Journées.
Ceux qui sont là vous frayaient le chemin.
Le sang français, des grandes destinées
Trace en tout temps la route au genre humain.

Des fleurs, enfants, vous dont les mains sont pures ;


Enfants, des fleurs, des palmes, des flambeaux !
De nos trois jours ornez les sépultures.
Comme les rois le peuple a ses tombeaux.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

LES TOMBEAUX DE JUILLET.

Air des Comédiens.


No 313.

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1245
ADIEU, CHANSONS

AIR du Tailleur et de la Fée, ou d’Agéline (Air noté ♫)

Pour rajeunir les fleurs de mon trophée,


Naguère encor, tendre, docte, ou railleur,
J’allais chanter, quand m’apparut la fée
Qui me berça chez le bon vieux tailleur.
« L’hiver, dit-elle, a soufflé sur ta tête ;
« Cherche un abri pour tes soirs longs et froids.
« Vingt ans de lutte ont épuisé ta voix,
« Qui n’a chanté qu’au bruit de la tempête. »
Adieu, chansons ! mon front chauve est ridé.
L’oiseau se tait ; l’aquilon a grondé.

« Ces jours sont loin, poursuit-elle, où ton âme


« Comme un clavier, modulait tous les airs ;
« Où la gaieté, vive et rapide flamme,
« Au ciel obscur prodiguait ses éclairs.
« Plus rétréci, l’horizon devient sombre ;

1246
« Des gais amis le long rire a cessé.
« Combien là-bas déjà t’ont devancé !
« Lisette même, hélas ! n’est plus qu’une ombre.
Adieu, chansons ! mon front chauve est ridé.
L’oiseau se tait ; l’aquilon a grondé.

« Bénis ton sort. Par toi la poésie


« A d’un grand peuple ému les derniers rangs.
« Le chant qui vole à l’oreille saisie,
« Souffla tes vers, même aux plus ignorants.
« Vos orateurs parlent à qui sait lire ;
« Toi, conspirant tout haut contre les rois,
« Tu marias, pour ameuter les voix,
« Des airs de vielle aux accents de la lyre. »
Adieu, chansons ! mon front chauve est ridé.
L’oiseau se tait ; l’aquilon a grondé.

« Tes traits aigus, lancés au trône même,


« En retombant aussitôt ramassés,
« De près, de loin, par le peuple qui t’aime,
« Volaient en chœur, jusqu’au but relancés.
« Puis quand ce trône ose brandir son foudre,
« De vieux fusils l’abattent en trois jours.
« Pour tous les coups tirés dans son velours,
« Combien ta muse a fabriqué de poudre. »
Adieu, chansons ! mon front chauve est ridé.
L’oiseau se tait ; l’aquilon a grondé.

« Ta part est belle à ces grandes journées,


1247
« Où du butin tu détournas les yeux.
« Leur souvenir, couronnant tes années,
« Te suffira, si tu sais être vieux.
« Aux jeunes gens raconte-s-en l’histoire ;
« Guide leur nef ; instruis-les de l’écueil ;
« Et de la France, un jour, font-ils l’orgueil,
« Va réchauffer ta vieillesse à leur gloire. »
Adieu, chansons ! mon front chauve est ridé.
L’oiseau se tait ; l’aquilon a grondé.

Ma bonne fée, au seuil du pauvre barde,


Oui, vous sonnez la retraite à propos.
Pour compagnon, bientôt dans ma mansarde,
J’aurai l’oubli, père et fils du repose.
Mais à ma mort, témoins de notre lutte,
De vieux Français se diront, l’œil mouillé :
Au ciel, un soir, cette étoile a brillé ;
Dieu l’éteignit longtemps avant sa chute.
Adieu, chansons ! mon front chauve est ridé.
L’oiseau se tait ; l’aquilon a grondé.

Air noté dans Musique des chansons de Béranger :

1248
ADIEU, CHANSONS.

Air d’Agéline (de B. Wilhem).


No 314.

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1249
PROCÈS
FAITS AUX CHANSONS

DE

M. P.-J. DE BÉRANGER

Notes sur les Procès faits aux chansons de P.-J. de


Béranger
Au lecteur impartial
Procès faits à M. de Béranger
Pièces justificatives
Arrêt de renvoi
Deuxième Procès fait à MM. de Béranger et Baudouin
Troisième Procès fait à MM. de Béranger et Baudouin

1250
NOTE

SUR LES PROCÈS FAITS AUX CHANSONS

DE M. DE BÉRANGER.

Une édition des œuvres de BÉRANGER serait incomplète, si


elle ne renfermait pas le compte rendu des procès que le
chansonnier national a eu à soutenir [1]. Alors, ainsi
qu’aujourd’hui, deux partis divisaient la société, partis que
l’on a depuis ingénieusement définis en les appelant l’un,
parti du mouvement, l’autre, parti de la résistance ; nos
lecteurs peuvent facilement le supposer, Béranger, alors
comme aujourd’hui, ne pouvait être classé parmi les
défenseurs des idées stationnaires. C’est un homme fait
pour l’avenir.
L’espèce d’interdit qu’on voulait mettre sur ses chansons,
la persécution qu’on intenta contre leur auteur, loin de nuire
au succès de la cause qu’il avait pris à tâche de défendre, lui
furent utiles ; elles augmentèrent son influence sur les
masses populaires, et joignirent à l’attrait de la poésie, à

1251
celui des hautes et profondes pensées, l’attrait piquant du
fruit défendu.
C’est d’ailleurs une chose remarquable et qui ajoute
beaucoup d’intérêt à la lecture des réquisitoires et des
plaidoiries auxquels ces Procès donnèrent lieu, que le talent
de Béranger ait été mieux apprécié dans l’enceinte des
tribunaux que dans celle de l’Académie, à la cour d’assises
qu’au milieu des cercles littéraires. Tandis qu’avec un esprit
ingénieux, M. Dupin cherchait, pour le disculper, à faire
descendre le poëte populaire du trépied sur lequel il s’était
placé, en le représentant comme un chansonnier
remarquable et spirituel, ou tout au plus comme un faiseur
d’odes, l’avocat-général Marchangy replaçait Béranger à la
haute position qu’il occupe, et, sûrement guidé par les
appréhensions du pouvoir, montrait en lui l’homme
politique, le caractère ferme et tenace, l’interprète de vœux
hostiles au gouvernement d’alors, le vulgarisateur d’idées
qui tendent à l’émancipation des classes inférieures et au
renversement des digues qu’on veut lui opposer, un homme
fort et profond, ayant une volonté et un but, jouissant d’une
grande influence, ajoutant à la force de la pensée celle de la
poésie, à l’autorité de la parole l’entraînement du chant,
enfin une véritable puissance sociale.
Le peuple, qui avait commencé par répéter les couplets
du Chansonnier, comme étant l’expression de ses anciens
souvenirs, comprit, par les débats des tribunaux, que
Béranger n’était pas seulement pour lui un remémorateur
d’anciennes affections, un chantre d’espérances évanouies

1252
et de gloires passées, mais qu’il était encore un défenseur de
ses opinions présentes et un héraut de ses vœux pour
l’avenir. Il ne s’informa pas s’il prenait parti dans la
question classique ou romantique, s’il était poëte
philosophique à la manière d’Anacréon, à la façon
d’Horace, ou simplement philosophe pratique, chansonnier
joyeux comme Maître Adam, Panard et Collé ; il vit en lui
un homme qui devinait ses pensées, connaissait ses besoins,
avait foi en ses espérances, parlait le langage de ses désirs ;
un homme enfin qui l’avait compris.

Bras, tête et cœur, tout était peuple en lui.

Dès ce jour, la sympathie populaire fut acquise à


Béranger. Il se trouva qu’en le mettant en cause, on avait
aussi attaqué nombre d’amis d’une douce tolérance, d’une
sage liberté et d’une fraternelle philanthropie ; les
condamnations qu’il subit, les arrêts dont il fut l’objet,
atteignirent en quelque sorte plus d’une personne qui, à part
l’admiration qu’inspire un beau génie, serait d’ailleurs
restée indifférente à son égard. Les atteintes qu’il reçut pour
la cause qu’il avait embrassée le rendirent cher à tous.
Dans les Procès qui suivent on trouve des détails sur le
caractère privé du poëte, des renseignements sur certaines
circonstances de sa vie, des appréciations sous divers points
de vue de son talent, qui ne sont bien à leur place que là. En
voyant l’intérêt qui s’attache à l’accusé, l’honorable cortège

1253
qui l’entoure, l’empressement des avocats à le défendre, les
formes mêmes qu’emploie le magistrat accusateur en
l’attaquant, on comprend qu’il s’agit d’un homme de
conscience et de talent, d’un génie élevé, d’un cœur probe
et droit ; car il fallait tout cela pour commander
l’admiration et le respect à des opinions aussi différentes.
Si les Procès de Béranger sont intéressants et utiles pour
bien apprécier en lui et l’homme politique et le poëte
national, ils présentent encore un autre intérêt, qui n’est pas
non plus sans instruction. Béranger a été successivement
défendu par trois des hommes distingués du barreau
moderne ; deux de ses avocats étaient ses défenseurs
directs ; le troisième, chargé de la défense de ce qu’il
plaisait à la fiction légale d’appeler assez drôlement un
complice, comme si Béranger était un de ces hommes qui
ont besoin de complice, une de ces puissances médiocres
qui recherchent l’appui des autres, pour achever les
entreprises qu’elles ont conçues ; le troisième, disons-nous,
sans être l’avocat de Béranger, eut le bon esprit de cacher
son client derrière l’accusé principal, et fit du poëte un
rempart pour le libraire.
Ces trois hommes remarquables, MM. Dupin, Barthe et
Berville, faisaient alors partie de l’opposition. Les discours
qu’ils prononcèrent dans ces mémorables circonstances,
peuvent être comptés au nombre des morceaux d’éloquence
que le barreau de notre époque offrira comme monuments
au barreau des temps à venir. Chaque plaidoirie offre
d’ailleurs un échantillon curieux du genre de talent

1254
particulier à chacun de ces avocats, et une preuve de leur
diversité respective.
Ainsi M. Dupin, abondant, disert, malin, caustique ; se
servant au besoin de l’esprit comme d’une raison, de
l’histoire comme d’un article de loi, d’une épigramme
anecdotique comme d’une autorité, est toujours ingénieux,
correct, agréable ; il s’échauffe rarement, il reste toujours
maître de sa réplique, et préfère disculper son accusé en
essayant de le présenter comme un ennemi sans
conséquence, à la franchise, plus périlleuse et peut-être plus
difficile, de le soutenir avec énergie et avec éloquence, par
les principes mêmes dont il s’est fait l’organe. M. Dupin est
un excellent modèle pour un avocat ; sa plaidoirie est un
exemple, il veut amuser le tribunal, et il y réussit ; il connaît
trop bien les juges, il apprécie trop quelle habileté a présidé
à la composition du jury, pour ne pas savoir que le jugement
est une chose arrêtée d’avance ; il ne cherche donc pas à
faire acquitter son client, mais bien à prouver que le talent
et l’esprit de l’avocat sont à la hauteur de la cause qu’il est
chargé de défendre, M. Dupin enfin plaide plutôt pour son
propre compte que pour Béranger lui-même.
M. Barthe prend la chose différemment ; il sait aussi, lui,
qu’il n’y a pas à faire revenir sur une décision déjà
convenue, quoiqu’elle ne soit pas encore prononcée ; mais
il est dans toute la ferveur d’une opinion extrême ; il sent en
lui l’esprit de carbonarisme qui fermente ; impuissant à
sauver son client, il rougirait de laisser échapper une aussi
bonne occasion de proclamer quelques importants principes

1255
et de dire quelques rudes vérités au pouvoir. M. Barthe
dédaigne sa réputation d’avocat, il ne veut faire briller que
son éloquence politique, et il pense peut-être avec raison
que, dans une cause où la politique seule a dicté
l’accusation, c’est à la politique seule de prononcer la
défense.
Ah ! combien différent est M. Berville ! doux, moelleux,
littéraire, gracieux, il n’a de paroles amères contre
personne, de fiel contre aucune intention du réquisitoire, de
dédain contre aucun des moyens de l’homme du Roi, c’est
par l’éloge qu’il veut triompher de l’accusation, par le
respect, par la douceur, par la modération ; quelquefois dans
sa dialectique serrée il n’en porte pas moins de rudes
coups ; mais c’est en enveloppant ses raisons de tant
d’harmonie, en mettant dans son geste tant de grâce, dans
son énergie tant d’onction, qu’à l’entendre parler on se
rappelle involontairement le fameux joueur de trictrac des
Mémoires de Grammont, qui ne manquait jamais
d’accompagner chaque coup gagnant d’un respectueux
« Pardon de la liberté grande. » M. Berville loue tout le
monde ; il loue le talent, le génie du poëte, cela va sans
dire ; il loue l’éloquence de l’accusateur, l’impartialité des
magistrats, l’innocence et la bonne foi du libraire ; il parle à
des jurés, il ne veut soulever que des passions douces,
s’adresser qu’à des sentiments tendres, et, sans la nécessité
où nous nous sommes trouvés de réduire par quelques
abréviations le compte rendu de ces procès à de justes
bornes, on aurait vu l’avocat, après avoir discuté avec clarté

1256
et habileté la question légale, après avoir, avec un goût
académique, donné de justes éloges à Béranger, offrir dans
un style semi-poétique le tableau de la lune de miel d’un
nouveau ménage, et présenter, comme moyen de défense à
de graves magistrats, les premières joies de l’hyménée.
M. Berville est un écrivain de l’école classique qui a mérité
une de ces couronnes que l’Académie française décerne aux
plus éloquents prosateurs.
Ces trois avocats célèbres ont aujourd’hui changé de
position. Des banquettes du barreau ils sont arrivés sur les
fauteuils du parquet, sur les sièges de la présidence
suprême. De simples avocats ils se sont faits hommes
importants en politique. Ce changement, par une raison
facile à comprendre, ne peut qu’ajouter de l’intérêt aux
discours par lesquels ils attaquaient naguère, eux qui, par
leur position actuelle, sont aujourd’hui défenseurs.
Quant à Béranger, il n’a pas varié, lui ; ses dernières
chansons sont bien empreintes des mêmes sentiments qui
avaient inspiré les premières, objets des procès qu’on va
lire ; il est resté fidèle aux opinions généreuses qu’il a
toujours manifestées, à la liberté sage, à la tolérance civile
et religieuse qu’il est si doux de pratiquer ; à l’égalité, qui
inspire à l’homme la conscience rie sa dignité, et enfin à ce
besoin d’améliorations et de progrès qui de nos jours est le
plus sûr indice d’un génie réel ; aussi, dans cette chute de
tant de célébrités, dans ce naufrage de tant de réputations,
Béranger a-t-il conservé tout entière sa glorieuse popularité.

1257
1. ↑ Nous devons prévenir que l’avis au lecteur impartial, qui précède le
compte rendu du premier procès, n’est pas l’ouvrage de M. Béranger,
bien qu’on l’y fasse parler à la première personne. Dans le temps, il parut
convenable de donner cette forme à la préface d’une publication faite au
nom du chansonnier mis en cause. (Note de l’éditeur)

1258
AU

LECTEUR IMPARTIAL

S’il eût été permis aux journaux de rendre un compte


exact de ma défense devant la cour d’assises, de même qu’il
a été permis à mon accusateur de reproduire son accusation,
j’aurais pu me dispenser de faire imprimer les pièces de
mon procès.
Mais la censure, l’inique censure [1] m’a traité avec la
plus révoltante partialité.
Mes juges ont écouté l’accusation ; ils ont aussi écouté la
défense. Sur quatre chefs d’accusation, ils en ont écarté
trois ! et la censure, qui permet de reproduire contre moi
l’accusation en entier, même dans les parties où elle a
complètement échoué, n’a pas permis qu’à côté de ces
incriminations renouvelées, ma défense vînt aussi se
reproduire.
Jusqu’ici rien de pareil n’était encore arrivé.
On avait bien vu quelques défenses abrégées, des
suppressions partielles opérées, des changements imposés
aux feuilles périodiques ; mais dans aucune autre cause on

1259
n’avait encore vu une interdiction complète, absolue, de
produire aucun fragment de la défense. Il n’y a point eu
d’exception à cet égard ; les journaux du ministère, ceux de
la droite et de la gauche, tous ont subi la même influence.
Le Moniteur, qui a consacré cinq de ses énormes
colonnes au réquisitoire de M. Marchangy, a été obligé de
supprimer la courte analyse qu’il donnait de ma
justification.
Le Journal de Paris a éprouvé cette rigueur,
inaccoutumée pour les journaux du ministère.
Le Constitutionnel est revenu de la censure avec des
ratures qui ne laissaient pas subsister un seul mot du
plaidoyer de mon avocat.
Le Drapeau blanc a laissé un énorme vide entre le
plaidoyer de M. Marchangy et la réplique de
M. Marchangy. M. Marchangy y parle seul. Aussi l’on y
voit que cet avocat-général a réfuté victorieusement la
plaidoirie de mon défenseur, et on le croit aisément,
puisqu’on ne trouve que du papier blanc à la place des
raisonnements que M. l’avocat-général a eu à réfuter.
Ainsi j’ai été froissé par la saisie de mon ouvrage, par ma
destitution, par les harangues du ministère public, par la
sévérité de la cour qui a décidé contre moi ce que les jurés
n’avaient osé résoudre ! Et au désavantage d’avoir eu à
répondre de suite et sans préparation à une accusation
élaborée avec soin, écrite avec recherche, et longtemps
méditée, s’est joint le désagrément, plus grand encore, de

1260
voir les déclamations dont j’avais été l’objet, longuement
reproduites, répandues avec profusion, et sans le contre-
poids, plus que jamais nécessaire, des justifications qui
devaient en paralyser l’effet.
Voilà ce qui s’est passé à la face de tout le monde ! voilà
ce qu’ont remarqué tous les lecteurs de journaux, les
curieux de toutes les classes, les hommes de tous les partis,
et cela dans le moment même où le ministère propose une
loi pour le renouvellement de la censure pendant cinq ans,
et où il en propose une autre pour rendre les journalistes
responsables de toute infidélité qu’ils commettraient dans le
compte rendu des audiences des tribunaux.
La censure prorogée ! c’est-à-dire l’injustice, la partialité,
la calomnie, rendues plus faciles, perpétuées dans des mains
qui en usent avec autant de scandale et d’effronterie ! Le
silence, un silence de mort placé à côté de l’arbitraire, parce
qu’en effet l’arbitraire ne peut aller avec le droit de se
plaindre et la possibilité d’appeler l’opinion à son aide ! La
responsabilité des journaux ! comme s’il pouvait y avoir
responsabilité là où il n’y a pas liberté, là où le journaliste
n’est pas maître de rendre l’impression qu’il a reçue, et où
le récit de ce qu’il a vu est corrigé, tronqué, mutilé par un
censeur qui n’a rien vu, rien écouté, rien entendu, et qui
veut toutefois qu’on raconte les choses, non comme elles se
sont réellement passées, mais comme il voudrait qu’elles se
fussent passées en effet.
Je serai plus équitable dans ma propre cause. Je donnerai
l’accusation telle qu’elle a été portée contre moi, sans en

1261
rien retrancher, en rien dissimuler : on lira l’arrêt de la
cour ; je donnerai le réquisitoire de mon accusateur, non
précisément tel qu’il l’a lu (car il a retranché quelques
raisonnements et quelques expressions qui lui ont paru
apparemment avoir été réfutés avec trop d’avantage) ; mais
enfin son réquisitoire tel qu’il lui a convenu de le publier
dans le Moniteur. Seulement j’y joindrai la réponse de mon
défenseur, telle que la sténographie l’a reproduite, et telle
que son amitié pour moi et son zèle pour un opprimé la lui
ont inspirée.

1. ↑ Expression de M. de Castelbajac.

1262
PROCÈS
FAIT

À M. P.-J. DE BÉRANGER

Jamais, de mémoire d’habitué, l’audience d’un tribunal


n’a présenté d’affluence aussi extraordinaire d’amateurs.
Quelques délais dans la transmission des ordres nécessaires
pour obtenir un renfort de gendarmerie avaient rendu le
service extérieur très-pénible : aussi, dès huit heures du
matin, les issues les plus secrètes, ordinairement réservées
aux porteurs de billets, étaient obstruées par la foule plus
sûrement encore qu’elles n’étaient fermées par les verrous.
Un petit nombre d’élus pénétrait avec peine dans la salle
qui s’est remplie successivement de personnes de la plus
grande distinction : M. le duc de Broglie, M. le baron de
Staël, MM. Gevaudan, Bérard, maître des requêtes,
M. Dupont (de l’Eure), député ; et plusieurs magistrats,
parmi lesquels on remarque MM. de Vatimesnil, de Broë,
Blondel d’Aubers, Girod (de l’Ain), Mars, etc., occupaient
des places réservées ; les dames et les avocats en robes

1263
arrivaient successivement dans la grande enceinte du
parquet. Pendant ce temps, la foule toujours croissante,
forçant successivement toutes les consignes, était arrivée,
au milieu d’un désordre inexprimable, jusque dans la
galerie vitrée qui sert de vestibule à la salle d’audience.
On se demandait comment pourraient entrer non
seulement la cour et les jurés, mais le prévenu lui-même.
M. de Béranger, pour lequel son assignation n’était pas un
passeport suffisant, a été en effet arrêté pendant trois quarts
d’heure de barrière en barrière, et il allait franchir la
dernière limite, lorsqu’un gendarme lui disputa
opiniâtrement le passage ; enfin, il a pris place au banc des
avocats, entre Me Dupin aîné, son défenseur, et Me Coche,
son avoué. La physionomie du prévenu est calme ; il
s’entretient, en souriant, avec les personnes qui se trouvent
auprès de lui.
Il était impossible de commencer l’audience avant que le
corridor vitré et l’escalier qui y conduit fussent
complètement évacués. Déjà quatre ou cinq personnes
avaient été tirées de la foule, et étaient entrées en escaladant
la fenêtre [1]. Les carreaux de vitres volaient en éclats. Faire
rétrograder cette multitude était impossible, on a préféré lui
ouvrir la porte intérieure. Alors deux cents personnes,
brisant les vitres, déchirant leurs habits ou les salissant
contre des murailles fraîchement blanchies, se sont portées
les unes les autres au milieu de la salle qui semblait déjà
trop pleine. Les bancs des accusés ont été envahis par un
grand nombre d’avocats, et cette circonstance a nécessité la

1264
remise d’une affaire de vol qui devait précéder la cause
politique. On n’aurait su où placer l’accusé et ses gardes, et
les huissiers n’ont pu, malgré tous leurs efforts, faire entrer
dans l’audience un témoin arrivé de Pontoise pour cette
affaire.
Jusqu’à ce moment, on avait respecté l’étroite enceinte
réservée au public journalier qui préfère ordinairement les
grands procès de vol et d’assassinat, mais qui n’avait pas
montré moins d’empressement, et faisait queue depuis sept
heures. Cependant les peines prises par cette partie des
curieux ont été inutiles. Les personnes porteuses de billets
qui n’avaient pas trouvé place sur les banquettes, ont reflué
au fond de l’auditoire, et l’on n’a pu ouvrir les grilles
extérieures.
Les jurés ne sont arrivés à la chambre du conseil qu’en
faisant un long circuit, et en passant par l’escalier de la
chambre correctionnelle. Vers onze heures, le tirage du jury
et les récusations respectives du ministère public et du
prévenu étant terminés, la cour a été introduite. Elle est
composée de MM. Larrieux, président, Cottu, Baron,
Sylvestre de Chanteloup père, et d’Haranguier de
Quincerot.
Monsieur le président dit que l’audience sera ouverte
lorsqu’il régnera un ordre parfait digne de la majesté de la
justice. Il donne l’ordre à toutes les personnes qui entourent
le banc des jurés de s’en éloigner ; cet ordre s’exécute
lentement. Monsieur le président renouvelle l’ordre et

1265
ajoute : Il est désagréable que ce soient des membres du
barreau qui s’exposent à recevoir de pareilles leçons.
Monsieur le président ordonne qu’un gendarme soit placé
auprès de messieurs les jurés, afin que leur attention ne soit
distraite par personne.
Les gendarmes et autres militaires, chargés de maintenir
l’ordre à l’extrémité de la salle, conservaient les baïonnettes
au bout des fusils ; monsieur le président s’en aperçoit, et
donne, à haute voix, l’ordre que les baïonnettes soient
retirées. Chacun applaudit à cette mesure de prudence et en
même temps de respect pour la liberté des délibérations du
jury.
Beaucoup d’avocats sont obligés de s’asseoir sur le
parquet, à quelque distance du banc des jurés (Ils y sont
restés jusqu’à la fin de l’audience). D’autres avocats sont
debout près du poêle. Le public qui est derrière crie : Les
avocats assis.
Monsieur le président : Huissier, huissier.
Un huissier : Monsieur le président ?
Monsieur le président : Je voudrais d’abord que vous
vinssiez près de moi, j’ai à vous parler.
L’huissier : Je voudrais pouvoir vous obéir, monsieur le
président, mais je ne puis passer ; tout est obstrué.
Monsieur le président : Invitez messieurs les avocats qui
sont debout à ôter leurs toques pour moins gêner les
personnes qui sont derrière.

1266
Messieurs les avocats se conforment à cette invitation.
Monsieur le président : « Nous aimons à penser qu’il
n’est pas besoin de prévenir l’auditoire que la loi
commande le silence et le respect. Nous sommes persuadé
que chacun se conformera à la loi, et que nous ne serons pas
mis dans la nécessité d’user du droit qu’elle nous donne de
faire évacuer la salle et de juger la cause à huis clos. »
Après la prestation du serment des jurés, et M. de
Béranger ayant décliné ses nom, prénoms, et sa profession
d’ex-employé à la Commission d’instruction publique, le
greffier donne lecture de l’arrêt de mise en prévention qui
contient le texte de toutes les chansons incriminées.
Lorsqu’il en est à la lecture du couplet de L’Enrhumé [2],
monsieur l’avocat-général l’interrompt, et lui dit : Vous ne
dites pas qu’il y a deux lignes en blanc.
M. Dupin : C’est que le greffier n’est chargé que de lire,
et que là où il n’y a rien, il n’y a rien à lire.
Le greffier : Il y a deux lignes en blanc.
Le greffier continue et achève sa lecture.
Monsieur le président répète au prévenu l’énumération
des divers chefs d’accusation en vertu desquels il est
poursuivi, conformément aux articles 1, 3, 5, 8 et 9 de la loi
du 17 mai 1819, et procède en ces termes à son
interrogatoire :
Demande. Êtes-vous l’auteur des chansons imprimées
chez Firmin Didot avec cet intitulé : Chansons par M. P.-J.
de Béranger ?
1267
Réponse. Oui, monsieur le président.
D. Les avez-vous vendues et fait vendre ?
R. Oui, monsieur, ainsi que je l’ai répondu dans le
précédent interrogatoire.
D. À combien d’exemplaires ont-elles été tirées ?
R. À dix mille. (Les réponses de l’accusé sont toutes
faites avec une grande politesse et en même temps d’un ton
ferme.)
M. de Marchangy, avocat-général, se lève et dit :
« Messieurs les jurés, la chanson a une sorte de privilége
en France. C’est, de tous les genres de poésie, celui dont on
excuse le plus volontiers les licences. L’esprit national le
protége et la gaîté l’absout. Compagnes de la joie, fugitives
comme elle, il semble que ces rimes légères ne soient point
propres à nourrir la sombre humeur du malveillant, et
depuis Jules César jusqu’au cardinal de Mazarin, les
hommes d’état ont peu redouté ceux qui chantaient.
« Telle est la chanson, ou plutôt, messieurs, telle était la
chanson chez nos pères, car, depuis les siècles où l’on riait
encore en France, cet enfant gâté du Parnasse s’est
étrangement émancipé. Profitant de l’indulgence qui lui
était acquise, plus d’une fois pendant nos révolutions
publiques les perturbateurs le mirent à leur école, ils
réchauffèrent de leur ardeur, ils en firent l’auxiliaire du
libelle et des plus audacieuses diatribes. Dès lors un
sarcasme impie remplaça la joie naïve ; une hostilité
meurtrière succéda au badinage d’une critique ingénieuse.

1268
Des refrains insultants furent lancés avec dérision sur les
objets de nos hommages ; bientôt ils stimulèrent tous les
excès de l’anarchie, et la muse des chants populaires devint
une des furies de nos discordes civiles.
« Lorsque les chansons peuvent s’écarter ainsi de leur
véritable genre, auront-elles droit à la faveur que ce genre
inspirait ? Leur suffira-t-il du titre de chansons pour
conquérir impunément le scandale et pour échapper à la
répression judiciaire ? Si telle était leur dangereuse
prérogative, bientôt la prose leur céderait en entier la
mission de corrompre, et l’on chanterait ce qu’on n’oserait
pas dire.
« Vous sentez donc la nécessité de distinguer telles
chansons de telles autres qui n’en portent que le nom. Faites
une large part dans l’indulgence pour ces couplets espiègles
et malins, qu’il y aurait sans doute trop de rigueur à priver
d’une certaine liberté de langage. Qu’ils vivent aux dépens
des travers des faiblesses humaines, qu’ils puissent même
confondre le bruit de leurs joyeux grelots avec les
murmures de l’opposition. Mais si, plus téméraires que ne
le fut jamais cette opposition, ils attaquent ce qui est
inviolable et sacré ; si Dieu, la religion, la légitimité, sont
tour à tour le sujet de leurs outrages, sous quels prétextes
pourraient-ils être épargnés ? Est-ce parce que la chanson se
grave aisément dans la mémoire, qu’elle est de facile
réminiscence, et que le sel piquant qui l’assaisonne est un
salpêtre électrique prompt à ébranler les esprits ? Est-ce
parce qu’elle peut fournir des refrains tout préparés aux

1269
orgies de la sédition et aux mouvements insurrectionnels ?
Est-ce parce que, circulant avec rapidité, elle pénètre en
même temps dans les villes et les hameaux, également
comprise de toutes les classes ? Tandis que la brochure la
plus coupable n’exerce que dans un cercle étroit sa
mauvaise influence, la chanson, plus contagieuse mille fois,
peut infecter jusqu’à l’air qu’on respire. Et d’ailleurs ici se
présente une observation dont vous apprécierez le mérite.
Qu’une chanson exhalée dans un instant de verve et
d’ivresse circule, non par la voie de l’impression, mais
parce qu’elle est chantée dans le monde, c’est un bruit
passager que le vent emporte et dont bientôt il ne reste plus
de vestiges. La justice pourra le dédaigner et ne pas faire
contraster la gravité de ses poursuites avec le vague et la
légèreté d’un pareil genre de publication. Mais qu’un auteur
mette au jour un recueil de poésies qu’il lui plaît d’appeler
des chansons ; qu’il donne ce nom à des satires réunies, à
des dithyrambes, à des odes pleines d’agression et
d’audace, vous ne verrez plus ici que des vers qu’on peut
lire sans être obligé de les chanter ; et si cet auteur croyait
pouvoir égayer sa défense de toutes les idées frivoles et
plaisantes que réveille la chanson, vous sentiriez d’abord
dans quelle méprise il voudrait vous engager, car
apparemment qu’il ne prétendrait pas que ceux qui ont
acheté ses chansons sont tenus de les chanter, que ce soit là
une condition inséparable de la vente, et que ses
souscripteurs soient tous de fidèles observateurs de
l’harmonie. Le sentiment qu’aurait eu le poëte de sa gaîté
ne pourrait donc conjurer les mauvais résultats que
1270
produiraient ses vers sur des esprits disposés à prendre les
choses sérieusement.
« Le sieur de Béranger est précisément dans ce cas ; il a
fait imprimer, distribuer et vendre, sous le titre de chansons,
deux volumes de ses poésies, tirés par souscription à dix
mille exemplaires. Voilà déjà qui devient plus positif, plus
fixe, plus durable qu’une chanson isolée et inédite.
Comment ce prévenu pourra-t-il, en présence d’une
spéculation aussi solidement réfléchie, invoquer
l’indulgence due à la facétieuse étourderie d’un
chansonnier, à ces impromptus brillants qui lui échappent
jusqu’à son insu dans la chaleur de l’inspiration ?
« On peut présumer que le sieur de Béranger ne s’est pas
dissimulé tout ce que cette fructueuse entreprise de librairie
lui faisait perdre de faveur, puisque dans ses interrogatoires
il n’a pas cru inutile de se retrancher derrière un moyen de
prescription. Il est vrai que toutes les chansons comprises
dans le premier volume ont déjà fait partie d’un recueil
publié en 1815, et la loi du 17 mai veut que les délits de la
presse puissent être prescrits par six mois, à compter du fait
de publication qui donnera lieu à la poursuite ; mais cette
disposition n’est point applicable à la cause. Quel est le fait
de publication qui donnera lieu à la poursuite ? C’est le
recueil de 1821 et non celui de 1815. Toute édition nouvelle
est un nouveau fait de publication, et chaque réimpression
est assujettie aux formalités de dépôt et de déclaration.
« Cependant, tout en reconnaissant la force de ce principe
consacré par un arrêt contre lequel le sieur de Béranger ne

1271
s’est pas pourvu, nous n’en ferons pas usage aujourd’hui.
Qu’importe, en effet, qu’on livre aux débats les chansons
contenues dans le premier volume, si ces chansons, par le
révoltant cynisme de leurs expressions, se défendent elles-
mêmes contre toute citation ? Pour se résoudre à blesser de
leurs tours obscènes la décence de cet auditoire, il faudrait
ne pas avoir d’autres textes à vous signaler : vos
consciences n’ont pas besoin qu’on stimule leur
discernement par un luxe de scandale et une surabondance
de griefs.
« Nous renonçons donc volontiers à ouvrir le premier
volume, et nous n’indiquerons même pas la moindre partie
de celles contenues dans le second volume.
« Le sieur de Béranger a-t-il commis un outrage à la
morale publique et religieuse ? s’est-il rendu coupable
d’une offense envers la personne du roi ? a-t-il provoqué le
port public d’un signe de ralliement non autorisé ? Telles
sont les trois questions que nous allons successivement
discuter.
« Il serait trop long et trop pénible de rechercher toutes
les pages qui attentent à la morale publique et religieuse :
nous ne vous parlerons donc pas de la chanson des Deux
Sœurs de Charité [3], dans laquelle l’auteur, anéantissant
tout principe de morale, soutient qu’une fille de joie ne
mérite pas moins le ciel par les excès de la débauche,
qu’une sœur de charité par ses bonnes œuvres et son
dévouement sublime. Nous ne vous parlerons pas de la
chanson intitulée les Chantres de Paroisse [4], où, selon le
1272
prévenu, le séminaire, cette école des vertus sacerdotales,
cette institution réparatrice des persécutions de l’église,
n’est qu’un hôpital érigé aux enfants trouvés du clergé.
Nous ne parlerons pas davantage de plusieurs chansons
dirigées contre les Missionnaires [5], chansons tellement
virulentes, qu’il ne faut pas s’étonner si, après les avoir
lues, ceux qui ne se sentent pas l’esprit d’en faire autant,
veulent au moins lancer des pétards aux orateurs d’une
religion que la Charte déclare religion de l’État. Mais ce
que nous ne pouvons taire, ce sont les impiétés accumulées
dans la chanson intitulée les Capucins [6].
« Il faut avoir des ressentiments bien opiniâtres pour
attaquer ces humbles serviteurs de l’humanité, aujourd’hui
qu’ils sont ensevelis sous les ruines de leurs cloîtres déserts.
À peine leur souvenir vit-il encore dans quelques
chaumières où ils venaient, il y a bien longtemps, parler de
Dieu à ceux qui mouraient, et partager le pain qu’ils
tenaient de la charité. Pauvres et n’ayant rien possédé ici-
bas, ils ont quitté ce monde sans avoir aucun compte à
rendre : pourquoi donc poursuivre leur mémoire au-delà de
l’exil ou du martyre ? Au surplus, ce ne sont pas eux qu’il
s’agit ici de venger. Que par amour pour la tolérance,
l’impiété persécute ces ordres religieux, coupables d’avoir,
en ouvrant aux cœurs souffrants des asiles de paix, différé
le grand siècle des lumières : elle le peut sans doute ; mais
qu’elle confonde sous ces atteintes l’autel avec le
monastère, et la religion avec les ministres ; c’est là ce que

1273
la France alarmée ne vous permet pas d’excuser, et c’est ce
que fait le prévenu dans la chanson qu’on vous dénonce. »
Ici M. Marchangy donne lecture de cette chanson, et
reprend la parole.
« C’est ainsi, messieurs, que l’auteur, par une sacrilège
ironie, essaie d’écarter de nos temples ceux qu’un reste de
foi y conduit encore ; c’est ainsi qu’il tente surtout d’en
éloigner les soldats français dont la ferveur religieuse ne
pourrait en effet qu’ajouter aux garanties de leur fidélité.
Mais, tandis qu’il voudrait, en glaçant la piété dans leurs
cœurs, les rendre plus faciles à séduire, ne voyez-vous pas
que ses efforts conspirent encore moins contre la monarchie
que contre la valeur et la gloire ? car la religion seule peut
épurer la valeur en la rendant désintéressée et morale.
Quant à la gloire, qui n’est qu’un secret besoin de se
survivre, qui peut la comprendre et la mériter, si ce n’est
celui qui espère un autre avenir ? Qui croira en Dieu, si ce
n’est celui qui va chercher la mort dans les combats ? et de
quel prix la terre, réduite à ses biens impuissants, pourrait-
elle payer le dévouement du héros qui s’immole à son
pays ?
« Mais c’est peu que le sieur de Béranger fasse asseoir
sur le seuil de l’église le ridicule et l’insulte ; il va, dans la
chanson intitulée le Bon Dieu [7], apostropher Dieu lui-
même. Pour que la majesté divine ne puisse pas rester
inviolable derrière ses impénétrables mystères, il va, dans
une indigne parodie, lui prêter des formes et un langage
ignobles ! Cet Être éternel, que les élans de la prière et les
1274
transports de l’admiration et de la reconnaissance avaient
seuls osé atteindre, n’est plus, dans les vers du prévenu,
qu’une image grotesque et bouffonne, qu’un fétiche
impuissant qui vient calomnier son propre ouvrage et se
moquer des institutions les plus saintes.
« Il faut l’avouer, messieurs, le sieur de Béranger a
singulièrement trahi les destinées de la poésie. Cet idiome
inspirateur semblait être donné aux mortels pour ennoblir
leurs émotions, pour élever leurs âmes vers le beau idéal et
la vertu, pour les préserver d’un stupide matérialisme et
d’une végétation grossière ; en leur présentant sans cesse
des pensées d’élite, des images de choix, analogues à leur
divine essence ! Et ce poëte, à qui, pour un si bel emploi, le
talent des vers fut prodigué, quel usage a-t-il fait de ce
talent dont la société lui demande compte aujourd’hui ? Il a
déshérité l’imagination de ses illusions, il a ravi au
sentiment sa pudeur et ses chastes mystères, il voudrait
déposséder l’autorité des respects du peuple, et le peuple
des croyances héréditaires ; en un mot, il voudrait tout
détruire, même celui qui a tout créé.
« Et dans quel temps vient-il parmi nous se faire le
mandataire de l’incrédulité ? c’est lorsqu’un instant de
repos succédant à nos agitations politiques, nous ouvrons
enfin les yeux, comme à la suite d’un long délire, étonnés
que nous sommes de voir quels ravages l’impiété a faits
dans les mœurs ! c’est lorsque les bons citoyens voudraient
qu’on profitât de l’espèce de calme où nous voici, pour
aviser aux moyens de le rendre durable et réel en restaurant

1275
les bases de toute agrégation sociale ! c’est lorsque,
désabusés des innovations trompeuses, des systèmes
décevants, on revient, après un vaste cercle d’erreurs, à une
religion seule capable de sauver les États, car seule elle peut
discipliner tant d’esprits rebelles, et ramener dans nos
foyers le culte des traditions vénérables ; seule elle peut
rendre à la jeunesse les grâces de la modestie et les
avantages de la docilité ; seule elle peut se charger d’une
partie des désirs tumultueux dont la terre est obsédée ; seule
encore elle peut creuser un lit profond et paisible à ces
ambitions désordonnées qui mugissent sur la surface de la
France, comme des torrents qui menacent de tout envahir ;
seule enfin, elle peut verser un baume réparateur sur tant de
plaies toujours saignantes, et triompher des ressentiments et
des partis.
« Voilà pourquoi nos législateurs ont pensé, en discutant
la loi répressive des abus de la presse, qu’il ne fallait pas
seulement punir la sédition, mais encore l’impiété. La
sédition n’a que des accès passagers, mais l’impiété s’étend
sur des générations entières ; la sédition n’éclate souvent
que sur les sommités sociales, tandis que l’impiété ronge les
fondements des nations. Ah ! qu’importe que la révolution
ne soit plus dans les actes, si elle est toujours dans les
mœurs ! Ils se trompent ceux-là qui ne la voient que dans
un violent changement de gouvernement, et qui se croient
hors de son tourbillon lorsqu’ils n’entendent parler ni de
république, ni de consulat, ni d’empire. Ce sont là les effets
et non pas les causes. La révolution n’est pas seulement

1276
dans la substitution d’un usurpateur à un ordre de choses
consacré, elle est surtout dans le néant de ces cœurs enflés
d’un orgueilleux mépris pour les dogmes de la morale et de
la vertu ; elle n’est pas seulement dans les entreprises des
factions qui détrônent le prince légitime, elle est surtout
dans la propagation des doctrines irréligieuses qui
voudraient détrôner le Souverain suprême, le maître des
siècles et des rois ; oui, elle est dans la révolte des esprits
contre l’existence d’un Dieu et l’authenticité de son culte ;
elle est dans la rupture insensée des anneaux de cette chaîne
merveilleuse qui, unissant le ciel à la terre, joignait
ensemble toutes les puissances morales, depuis la puissance
paternelle jusqu’à la puissance divine. Aussi, messieurs,
quelque différentes que puissent être leurs opinions
politiques, les membres de l’une et de l’autre Chambre se
sont-ils réunis pour punir dans la loi du 17 mai tout outrage
à la morale publique et religieuse : ce sont les expressions
de l’article 8 de cette loi. Et vous, juges-citoyens, vous
chargés de faire respecter les lois qui sont l’expression
publique sanctionnée par le monarque, où puiseriez-vous le
motif d’une indulgence qui ne serait qu’un déplorable
exemple d’impunité ? Car enfin, lorsque la loi du 17 mai
sévit contre tout outrage à la morale publique et religieuse
commis par des écrits ou des paroles, ne verrez-vous pas un
outrage de cette espèce dans les vers où le sieur de Béranger
dit que l’église est l’asile des cuistres, et que les rois en sont
les piliers ? Et si la morale religieuse n’est autre chose que
la morale enseignée par la religion, n’est-ce pas l’outrager,
en effet, que de dénaturer, comme le fait le prévenu, l’idée
1277
que nous devons avoir de l’Éternel, de qui découle toute
morale, puisque sans lui il n’y aurait que des intérêts
menaçants et rivaux ? N’est-ce pas l’outrager que de faire
tenir à Dieu un discours absurde et où il désavoue le culte
qu’on lui rend, où il se dit étranger à ce monde, où il engage
à ne pas croire un mot de ce qu’apprennent en son nom les
ministres de la religion, et dans lequel enfin il ne donne aux
hommes, pour seule régie de conduite, qu’un précepte de
libertinage.
« Le second chef de prévention n’est pas moins bien
établi [8].
« L’art. 5 de la loi du 9 mai énonce les faits qui sont
réputés provocation aux délits, et parmi ces faits elle range
le port public de tout signe extérieur de ralliement non
autorisé. Les art. 1 et 3 considèrent comme complice de ce
délit quiconque, par des discours, des écrits ou toutes autres
voies de provocation, aurait excité à le commettre, sans que
d’ailleurs la provocation ait été suivie d’effet. Cette dernière
disposition s’applique formellement au sieur de Béranger
qui, dans sa chanson intitulée le Vieux Drapeau [9] excite à
déployer le drapeau tricolore, que de nombreux exploits ont
sans doute illustré, mais qu’on ne saurait arborer sans se
rendre coupable de rébellion.
« C’est un des stratagèmes les plus familiers aux
écrivains de parti, que de chercher à passionner les
souvenirs des militaires français, à leur montrer la paix
comme un opprobre, et la guerre comme un droit dont ils
sont indûment frustrés. Vainement ces braves soldats que la
1278
gloire a rendus à la nature ont-ils noblement déposé les
armes à la voix du père de la patrie, parce qu’ils savent que
son aveu fait seul une vertu du courage ; vainement ils se
félicitent de retrouver, après un long exil où les condamna
la victoire, et les champs paternels et les affections
domestiques.
« Voilà que dans cet Élysée, où se repose leur valeur, le
serpent de la sédition voudrait ramper entre leurs lauriers,
les souiller de son fiel impur, les flétrir d’un souffle de
vertige et d’erreur. Écoutez les insinuations et les hypocrites
doléances que cet esprit de tentation prête à des guerriers
fidèles ; à l’entendre, ces guerriers ne sont que des êtres
humiliés et déchus. Parce que les royaumes ne sont plus
jetés devant eux comme une proie, il leur fait répandre des
larmes imaginaires sur le malheur de la France, qui, au lieu
de l’avantage d’être dépeuplée par des triomphes ou ruinée
par des revers, subit aujourd’hui une prospérité inespérée
sous le joug nouveau de ces Bourbons qui ne nous
gouvernent que depuis des siècles. Sensibilité homicide qui
gémit de ne plus voir l’Europe dévastée ! Dévouement
égoïste qui regrette de ne plus voir les champs de bataille
transformés en arènes par l’ambition et l’intérêt personnel !
« Le sieur de Béranger a tenté dans vingt chansons de
pervertir ainsi l’esprit militaire, notamment dans celle qui a
pour titre le Vieux Drapeau. » (Ici M. l’avocat-général
donne lecture de cette chanson, et continue ainsi : )
« Après avoir entendu de pareils vers, on se demande si
c’est bien là le genre de la chanson badine et légère pour

1279
laquelle on réclamera votre indulgence. L’auteur appelle
cette pièce une chanson, il la met sur l’air : Elle aime à rire,
elle aime à boire ; mais tout cela ne saurait détruire son
caractère hostile et sombre. Qu’on nous dise en quelle
circonstance elle pourrait être chantée sans devenir un
manifeste et une offense. Serait-ce dans un repas de corps,
dans une garnison, dans une marche militaire, dans les
villes ou dans les campagnes ? elle ne peut être chantée que
dans un attroupement de conjurés, et pour servir de signal à
l’insurrection ; voilà sa vocation, voilà le secret de sa
naissance [10]. »
M. Marchangy ajoute que cette chanson fut imprimée
clandestinement, qu’elle était calculée pour agir sur l’esprit
des soldats, et pour seconder des machinations coupables.
Cette démonstration lui fournit un moyen oratoire. Il discute
ensuite le chef de prévention relatif aux offenses contre la
personne du roi, et termine en ces mots :
« Certes, la gaîté française a des droits ; mais si elle
devenait tellement exigeante qu’il fallût lui sacrifier
l’honnêteté publique, la religion, les lois, le bon ordre et les
bonnes mœurs ; si elle ne devait vivre désormais qu’aux
dépens de la décence, de la foi, de la fidélité ; mieux
vaudraient la tristesse et le malheur, car du moins il y aurait
là de graves sentiments qui ramèneraient à l’espérance et à
la Divinité.
« Oui, la gaîté française a bien des droits ; mais, au lieu
de la chercher dans la fange de l’impudicité et dans l’aride
poussière de l’athéisme, qu’elle butine, ainsi que l’abeille,
1280
sur tant de sujets aimables et gracieux qu’ont effleurés des
chansonniers célèbres, dont la gloire innocente est une des
belles fleurs de notre Pinde. Eh quoi ! sera-t-elle plus
expansive et plus libre, quand, au milieu d’un festin de
famille et de bon voisinage, elle aura insulté à la piété d’un
convive et blessé ses opinions ; quand elle aura appris à
l’artisan, au laboureur courbé sous de pénibles travaux, des
couplets impies contre une religion qui venait le consoler, et
contre un Dieu qui promet d’essuyer les sueurs et les
larmes ?
« Ah ! si le caractère français a perdu de son enjouement,
qu’il ne s’en prenne qu’aux déceptions et aux systèmes dont
le sieur de Béranger s’est fait l’interprète ; qu’il s’en prenne
à l’aigreur des discussions politiques, à l’agitation de tant
d’intérêts sans frein et sans but, à cette fièvre continue, au
malaise de ceux qui, rebutant la société, la nature et la vie,
ne trouvent plus en elles ni repos, ni bonheur, parce qu’en
effet il n’en est pas sans illusions, sans croyances, sans
harmonie. L’esprit dogmatique a dissipé les illusions ;
l’esprit fort a détruit les croyances ; l’esprit de parti a
troublé l’harmonie. Est-ce donc un des fauteurs de ces
tristes changements qui doit se plaindre de leurs tristes
conséquences ? qu’il ne se plaigne pas non plus si la
chanson, par suite de sa décadence et de sa honteuse
métamorphose, est venue des indulgentes régions qu’elle
habitait jusqu’à ces lieux austères qu’elle n’eût dû jamais
connaître ; qu’il n’accuse pas d’intolérance et de trop de
rigueur des magistrats affligés d’avoir à sévir contre l’abus

1281
du talent. Non ! qu’il ne les accuse pas ; car il lui était plus
facile de ne pas publier son ouvrage qu’il ne l’était à ces
magistrats responsables envers la société de rester sourds à
la voix de leur conscience, en ne réprouvant pas ce que
réprouvent la religion, la morale et la loi. »

M. Dupin demande quelques instants pour mettre ses


notes en ordre.
Monsieur le président consulte la cour et accorde au
défenseur ce qu’il désire.
Au bout de quelques minutes l’audience est reprise, et
M. Dupin lit les conclusions suivantes :
« Attendu que plusieurs des chansons comprises dans
l’arrêt de renvoi sont couvertes par la prescription de six
mois écoulés depuis leur publication, aux termes de l’article
29 de la loi du 26 mai 1819, et que d’ailleurs monsieur
l’avocat a déclaré ne vouloir pas insister à cet égard ;
« Il plaira à la cour ordonner que lesdites chansons seront
distraites de l’accusation. »
Monsieur le président : Plaidez-vous ce moyen ?
M. Dupin : Monsieur l’avocat-général ayant déclaré
renoncer à attaquer les chansons comprises dans le premier
volume, si je n’ai point d’adversaire, je n’ai point à plaider.
Monsieur le président : Le ministère public n’a pas
précisément déclaré renoncer à l’accusation sur cet objet.

1282
M. Marchangy : J’ai dit seulement que l’acte
d’accusation contient des chansons sur lesquelles je ne
m’appesantirai pas.
M. Dupin : En ce cas je vais plaider ce moyen, comme
préjudiciel.
Monsieur le président : Il y a un arrêt qui renvoie ces
chansons devant la cour.
M. Marchangy : Cet arrêt a force de chose jugée.
M. Dupin : Je soutiens le contraire : la cour en décidera.
Monsieur le président : Plaidez.
M. Dupin :

« Messieurs,

« On dit vulgairement que la prescription est la patronne


du genre humain. Si cela est vrai lorsqu’on l’invoque dans
l’intérêt de la propriété, à plus forte raison lorsqu’elle sert à
protéger la liberté des personnes.
« En droit, l’article 29 de la loi du 26 mai 1819 dit que
« l’action publique contre les crimes et délits commis par la
voie de la presse, ou tout autre moyen de publication, se
prescrira par six mois révolus, à compter du fait de
publication qui donnera lieu à la poursuite.
« Pour faire courir cette prescription de six mois, la
publication d’un écrit devra être précédée du dépôt et de la
déclaration que l’éditeur entend le publier. »

1283
« En fait, il est attesté, par les récépissés délivrés à la
direction de la librairie, que la déclaration exigée par
l’article précité a été faite en 1815 ;
« Donc toutes les pièces contenues dans le volume
imprimé en 1815, par suite de cette déclaration, sont
couvertes par la prescription.
« Il en faut dire autant de la chanson des
Missionnaires [11] : elle a été insérée dans un recueil publié
depuis plus de six mois.
« Que peut-on opposer à cette exception si tranchante ?
Je n’en sais rien ; car, d’une part, le ministère public ne veut
point combattre ouvertement la prescription ; et de l’autre,
il semble craindre de s’y soumettre. J’avoue que je n’aime
point ces demi-concessions, et j’eusse préféré sans
difficulté une accusation franche à un système incertain de
poursuite qui ne nous laisse ni dehors ni dedans.
« Opposera-t-on (comme dans l’arrêt de renvoi) « que la
réimpression d’un ouvrage est un nouveau fait qui constitue
un nouveau délit ? »
« Ce système est inadmissible : il est en opposition
directe avec l’esprit de la loi du 26 mai. Lors de la
discussion de cette loi, les délits de la presse ont été
considérés sous leur véritable point de vue : on a séparé les
délits en eux-mêmes de l’instrument qui peut servir à les
commettre ; cette distinction a frappé par sa justesse ; elle a
saisi tous les esprits. Le délit est dans la pensée coupable de
l’auteur ; c’est l’auteur et l’intention dans laquelle il a écrit

1284
qu’il faut juger. Le délit ne réside pas dans le fait matériel
de la publication :

La presse est une esclave et ne doit qu’obéir.

La preuve est que les imprimeurs ou vendeurs ne sont


poursuivis qu’autant qu’ils ont agi sciemment, et qu’ils se
sont, en connaissance de cause, associés à la pensée
coupable de l’auteur.
« La pensée une fois émise et publiée, il y a ou il n’y a
pas délit. La réimpression ne constituera pas un délit
nouveau. Pour cela il faudrait une seconde, une nouvelle
pensée qui fût coupable ; tandis que la réimpression n’est
que le fait matériel de la presse, fait auquel l’auteur reste le
plus souvent étranger.
« Quel est le fondement de la prescription ordinaire ? Au
civil, elle fait présumer le paiement, au criminel, elle vaut
quittance de la peine, elle emporte absolution.
« Favorable lorsqu’il s’agit de délits ordinaires, elle l’est
bien davantage dans les délits de la presse.
« En effet, supposez un meurtre commis, une
condamnation à mort déjà prononcée ; la prescription
effacera un crime réel ; elle sauvera le coupable d’une peine
méritée.
« Au contraire, le silence gardé par le ministère public,
après la mise en vente d’un livre ou d’un écrit, empêche
qu’on ne puisse supposer même qu’il y a délit ; chacun doit
1285
croire qu’il n’y en a pas, puisque l’autorité informée de la
publication par le dépôt, l’autorité si vigilante surtout en
cette matière, n’a pas poursuivi dans le délai fixé.
« Le système que je combats serait une source
d’inexplicables contradictions. Ainsi désormais tout
dépendrait du hasard, et non du fond des choses. Le même
ouvrage aura eu deux éditions ; l’une ancienne, l’autre
récente. Cet ouvrage sera innocent si l’on saisit le volume
qui porte le millésime de 1815 ; il sera coupable s’il porte
celui de 1821.
« Ajoutons à ces raisonnements d’autres considérations
non moins puissantes.
« Un assassin, un voleur de grand chemin, un faussaire,
sont tranquilles au bout d’un certain temps ; ils restent sans
doute aux prises avec le remords, mais enfin ils n’ont plus à
redouter les poursuites de l’autorité. Et un auteur devra
trembler toute sa vie ! Après lui, sa femme et son libraire
courront les mêmes dangers, puisque aucune publication
antérieure, bien que non poursuivie, n’aura mis les
réimpressions du même ouvrage à l’abri de nouvelles
poursuites !
« Il y a mieux encore, ou plutôt nous allons trouver pis :
il pourrait y avoir chose jugée contre, et jamais chose jugée
en faveur de l’auteur. En effet, qu’un livre soit condamné,
sa suppression est ordonnée ; si l’auteur le réimprime, on
juge qu’il est contrevenu à l’arrêt ; et il sera condamné pour
ce seul fait au maximum de la peine, sans nul examen : il

1286
suffira de constater l’identité des choses réimprimées avec
celles qui ont été condamnées.
« Supposons, au contraire, que ce même auteur ait été
absous à l’unanimité par un jury, il se croira autorisé à faire
autant d’éditions de son ouvrage que bon lui semblera.
Point du tout : s’il donne une nouvelle édition, encore bien
qu’elle ne soit qu’une exacte réimpression de la première,
on lui soutiendra que cette réimpression est un nouveau fait
qui constitue un nouveau délit, et l’on pourra le traduire
devant un second jury qui sera appelé à condamner le même
ouvrage que le premier jury avait absous ! — Ce ne serait
pas seulement une violation des lois qui disent que tout
individu acquitté ne peut plus être repris à raison du même
fait qui a été l’objet de l’accusation, ce serait un leurre, une
déception, une vraie surprise indigne de la justice.
« Je suis d’autant plus étonné, je ne dis pas de la
résistance, puisqu’il n’ose pas ouvertement s’opposer, mais
de l’hésitation du ministère public, que la question s’est
déjà présentée, et que la prescription a été accueillie par
l’arrêt de la cour rendu dans l’affaire du sieur Cauchois-
Lemaire. Il y a même cette différence favorable au sieur de
Béranger, que les fragments du sieur Cauchois-Lemaire
étaient des articles de politique peu attrayants par eux-
mêmes, et publiés dans une feuille assez peu répandue,
tandis que le recueil des chansons du sieur de Béranger,
précisément parce que c’étaient des chansons, avait obtenu
la plus grande vogue, la plus entière publicité.

1287
« Un mot échappé au ministère public tendrait à faire
croire qu’il regarde l’arrêt de renvoi comme ayant à ce sujet
force de chose jugée, parce qu’on ne s’est pas pourvu pour
le faire casser.
« C’est une erreur ; ce n’était point ici le cas de se
pourvoir. Si cet arrêt eût renvoyé le sieur de Béranger à la
cour d’assises, pour s’être promené dans la rue, c’eût été le
cas de se pourvoir en cassation, parce que le fait de se
promener n’est pas un délit. Mais la prescription d’un délit
n’empêche pas qu’il n’y ait eu délit : c’est une exception
qui pourra être opposée en cour d’assises, et qui devra être
accueillie ou rejetée, selon qu’elle se trouvera bien ou mal
justifiée. Ainsi la chambre d’accusation a pu vous renvoyer
la connaissance du délit qu’elle a cru remarquer. Mais,
évidemment, elle n’a pas pu juger ni préjuger la question de
prescription contre le prévenu qui n’a pas été appelé à se
défendre devant elle.
« Non, messieurs, vous ne vous laisserez pas priver de
votre plus belle prérogative ! Vous ne vous placerez point
aveuglément sous le joug d’un arrêt de renvoi. Un arrêt de
renvoi ne juge rien par lui-même, c’est un simple arrêt de
distribution de cause : il ne juge rien, si ce n’est que
l’affaire sera portée à la cour d’assises pour y être jugée.
Mais il ne vous enlève pas votre libre arbitre ; il ne vous
enlève pas le droit qui appartient à tout juge d’apprécier sa
propre compétence. Si un tribunal correctionnel, saisi par
un arrêt de renvoi d’une cause prétendue correctionnelle,
s’aperçoit, à l’examen, que le fait est de nature à emporter

1288
une peine afflictive ou infamante, il peut, il doit renvoyer la
cause, encore bien que la connaissance lui en ait été
attribuée par un arrêt de la chambre d’accusation. De même,
une cour d’assises reste juge de toutes les questions,
exceptions et défenses qui seront proposées par l’accusé.
« C’est ce que vous avez pratiqué dans l’affaire du sieur
Cauchois-Lemaire : les passages pour lesquels il opposait la
prescription étaient bien certainement compris dans
l’accusation, puisque vous avez ordonné qu’ils en seraient
distraits : ils étaient effectivement transcrits dans l’arrêt de
renvoi ; et cependant vous n’avez pas cru que ce renvoi
vous ôtât le droit d’admettre la prescription. De fait, vous
l’avez accueillie, vous avez donc jugé que l’arrêt de renvoi
n’emportait pas chose jugée. C’est précisément ce que je
vous demande de consacrer par un nouvel arrêt. Il ne peut
pas y avoir deux poids et deux mesures dans la même cour,
et en présence du même Dieu [12], de qui émane toute
justice. »
Après une demi-heure de délibération, la cour rentre et
monsieur le président prononce l’arrêt suivant :
« En ce qui touche la première partie des conclusions de
Béranger ;
« Considérant que le ministère public n’a point requis la
distraction d’aucun des chefs de prévention portés contre le
sieur de Béranger, ce qui serait d’ailleurs hors de ses
attributions ;

1289
« Dit qu’il n’y a lieu à donner acte au prévenu de la
déclaration qu’il attribue au ministère public.
« En ce qui touche la prescription ;
« Considérant que le moyen de prescription, invoqué par
le prévenu devant les premiers juges, a été rejeté par l’arrêt
de mise en prévention ; que cet arrêt n’a pas été attaqué par
la voie de recours en cassation, seule voie qui lui était
ouverte pour en suspendre l’exécution ; sans s’arrêter aux
conclusions de Béranger, ordonne qu’il sera plaidé au
fond. »
Aussitôt après la prononciation de l’arrêt, Me Dupin
commence sa plaidoirie sur le fond. Il s’exprime en ces
termes :

« MESSIEURS LES JURÉS,


« Un homme d’esprit a dit de l’ancien gouvernement de
la France, que c’était une monarchie absolue tempérée par
des chansons.
« Liberté entière était du moins laissée sur ce point.
« Cette liberté était tellement inhérente au caractère
national que les historiens l’ont remarquée. — « Les
Français, dit Claude de Seyssel, ont toujours eu licence et
liberté de parler à leur volonté de toute sorte de gens, et
même de leurs princes, non pas après leur mort tant
seulement, mais encore de leur vivant et en leur
présence [13]. »

1290
« Chaque peuple a sa manière d’exprimer ses vœux, sa
pensée, ses mécontentements.
« L’opposition du taureau anglais éclate par des
mugissements.
« Le peuple de Constantinople présente ses pétitions la
torche à la main.
« Les plaintes du Français s’exhalent en couplets
terminés par de joyeux refrains.
« Cet esprit national n’a pas échappé à nos meilleurs
ministres : pas même à ceux qui, d’origine étrangère, ne
s’étaient pas crus dispensés d’étudier le naturel français.
« Mazarin demandait : Eh bien ! que dit le peuple des
nouveaux édits ? — Monseigneur, le peuple chante. — Le
peuple cante, reprenait l’Italien, il payera : et, satisfait
d’obtenir son budget, le Mazarin laissait chanter.
« Cette habitude de faire des chansons sur tous les sujets,
sur tous les événements, même les plus sérieux, était si forte
et s’était tellement soutenue, qu’elle a fait passer en
proverbe qu’en France tout finit par des chansons.
« La Ligue n’a pas fini autrement : ce que n’eût pu faire
la force seule, la satire Ménippée l’exécuta [14].
« Que de couplets vit éclore la Fronde ! les baïonnettes
n’y pouvaient rien.

Au Qui vive d’ordonnance


Alors prompte à s’avancer,

1291
La chanson répondait : France !
Les gardes laissaient passer.

« Aujourd’hui qu’il n’y a plus de monarchie absolue,


mais un de ces gouvernements nommés constitutionnels, les
ministres ne peuvent pas supporter la plus légère
opposition ; ils ne veulent pas que leur pouvoir soit tempéré
même par des chansons.
« Leur susceptibilité est sans égale… Ils n’entendent pas
la plaisanterie… et sous leur domination, il n’est plus vrai
de dire : Tout finit par des chansons, mais tout finit par des
procès.
« Nous allons donc plaider.
« Les chansons de M. Béranger sont déférées aux
tribunaux.
« Monsieur l’avocat-général a fait de ces chansons le plus
grand éloge auquel leur auteur pût aspirer : il a prétendu que
ce n’étaient point de véritables chansons, mais des odes.
« Il est vrai qu’il n’a vu là qu’une altération du genre : à
l’en croire, on ne devrait regarder comme chansons
proprement dites que des ponts-neufs et les couplets de pure
gaîté : nous, au contraire, nous trouvons ici un
perfectionnement qui tient, pour les chansons comme pour
tout le reste, à l’élan général de tous les esprits.
« Oui, j’en conviendrai, les chansons de Béranger ne sont
pas des vers à Chloris ; plusieurs d’entre elles s’élèvent
jusqu’à l’ode : excepté quelques rondes consacrées au vin et

1292
à l’amour, notre poëte célèbre plus volontiers la bravoure, la
gloire, les services rendus à la patrie, l’amour de la
liberté !…
« Un auteur, dit-on, se peint dans ce qu’il écrit.
« Nous trouvons le caractère de Béranger dans ses
ouvrages ; indépendant par caractère, pauvre par état,
content à force de philosophie ; n’attaquant que le pouvoir
et ses abus, et du reste, pouvant dire de lui ce que bien peu
de gens aujourd’hui pourraient dire d’eux-mêmes : Je n’ai
flatté que l’infortune.
« Sa première chanson politique fut le Roi d’Yvetot…
Cette chanson, dirigée contre Napoléon, au plus haut point
de sa puissance, eut une grande vogue à Paris, surtout au
faubourg Saint-Germain, où l’on avait du moins conservé le
courage de rire à huis clos.
« Napoléon, qui savait bien, a-t-on dit, que du sublime au
ridicule il n’y a qu’un pas, Napoléon eut le bon sens de ne
pas se reconnaître dans cette chanson. L’auteur ne fut pas
poursuivi par les procureurs alors impériaux, aujourd’hui
royaux ; il ne fut pas même destitué par l’Université, tout
impériale qu’elle était.
« Les chansons de Béranger s’étaient accrues au point de
former un volume. En novembre 1815, le sieur Poulet,
imprimeur, fit à la direction de la librairie la déclaration
qu’il allait les imprimer sous le titre de Chansons morales
et autres.

1293
« Elles parurent, et n’excitèrent aucune poursuite en
1815 ; la fureur même de 1816 ne produisit aucun
réquisitoire ; et l’auteur continua de garder sa place.
« De nouvelles chansons sont venues depuis augmenter
les premières et fournir la matière d’un second volume. Le
premier était épuisé : les pièces composées récemment
étaient dans toutes les mémoires et dans toutes les bouches ;
on pressa l’auteur de donner une édition complète.
« On a cru faire un grand reproche à Béranger en
appelant cela une spéculation, et en prétendant d’ailleurs
que la souscription n’avait été remplie que par des amis.
« Je répondrai d’abord, avec Boileau, qu’un auteur, et
surtout un auteur destitué de place et de pension,

Peut, sans honte et sans crime,


Tirer de son travail un profit légitime ;

et j’ajouterai, pour repousser la dernière partie de


l’objection, qu’au lieu de blâmer, il faudrait féliciter de son
rare bonheur l’homme accusé qui compterait ses amis au
nombre de dix mille !
« Dans cette nouvelle édition (dont le premier volume
n’est qu’une exacte réimpression de celui de 1815), on
remarque un assez grand nombre de chansons politiques.
On peut citer principalement celles-ci :
« La Requête présentée par les chiens de qualité, pour
qu’on leur rende l’entrée libre au jardin des Tuileries :

1294
Puisque le tyran est à bas,
Laissez-nous prendre nos ébats.

« La Censure, qui intervient si puissamment dans le récit


des accusations pour délits de la presse, et qui ne permet
pas même d’imprimer textuellement les arrêts de la cour,
quand ces arrêts lui déplaisent :

Que sous le joug des libraires,


On livre encor nos auteurs,
Aux censeurs, aux inspecteurs,
Rats de cave littéraires ;
Riez-en avec moi.
Ah ! pour rire
Et pour tout dire,
Il n’est pas besoin, ma foi,
D’un privilège du roi.

« Le Ventru, ou Compte rendu de la session de 1818, aux


électeurs du département de ***, par M*** ; chanson
devenue européenne :

Quels dînés,
Quels dînés,
Les ministres m’ont donnés !
Ô que j’ai fait de bons dînés !

« Le Dieu des bonnes gens ; morceau sublime où l’auteur


a véritablement atteint à ce que l’ode a de plus élevé :
1295
Un conquérant, dans sa fortune altière,
Se fit un jeu des sceptres et des lois ;
Et de ses pieds on peut voir la poussière
Empreinte encor sur le bandeau des rois.
Vous rampiez tous . . . . . .

« Le Vilain, le Marquis de Carabas, l’Alliance des


peuples, le Vieux Drapeau ; et, plus que tout cela, les
Missionnaires, les Capucins et jusqu’aux Chantres de
paroisse.
« Enfin, et de même que le lion malade, avouant toutes
ses peccadilles, disait, à la dernière extrémité :

Même il m’est arrivé quelquefois de manger


Le berger,

Béranger doit le confesser aussi, il a chansonné les


ministres… ; et même, il faut bien l’avouer encore, il n’a
pas épargné quelques-uns des gens de robe qui se sont le
plus signalés contre les écrivains par la doctrine subtile des
interprétations…
« On éprouve parfois des pressentiments involontaires.
L’auteur ne se dissimulait pas le danger auquel il
s’exposait ; il en parlait, mais en riant, selon sa coutume.
« Tel est le sujet de sa chanson intitulée la Faridondaine
ou la Conspiration des chansons.

1296
« Il y met en scène un homme de police, auquel il
recommande de tout explorer, dénoncer, interpréter. Surtout,
lui dit-il,

Sur-tout transforme avec éclat


La faridondaine
En crime d’état.
Donnons des juges sans juri,
Biribi,
À la façon de barbari,
Mon ami.

. . . . . . . . . . . . . . . .
Si l’on ne prend garde aux chansons,
L’anarchie est certaine.

« Enfin il se disait à lui-même :

J’ai trop bravé nos tribunaux [15].

« En effet, il ne devait pas tarder à y être traduit.


« Le 27 octobre 1821, Béranger est dénoncé par le
Drapeau blanc. Son redoutable rédacteur gourmande les
magistrats : « S’il n’y a pas eu connivence, dit-il, on ne peut
du moins s’empêcher de remarquer l’étrange irréflexion de
l’autorité répressive. »
« Dès le surlendemain (29 octobre), réquisitoire au
parquet. La saisie des exemplaires est ordonnée ; mais,

1297
heureusement pour l’auteur, les dix mille avaient fait
retraite ; la police n’en put arrêter que quatre.
« Il n’y avait encore qu’un simple réquisitoire ; mais
comme, d’après la jurisprudence introduite sous le
ministère actuel, tout homme dénoncé est nécessairement
coupable, on débuta par priver M. Béranger de son emploi.
« Je pourrais ici m’élever contre cet injuste système du
ministère actuel, d’exiger de tous les fonctionnaires un
dévouement absolu à ses volontés, et même à ses caprices ;
de ne laisser à personne ce qu’on a toujours appelé la liberté
de conscience ; de dire aux électeurs par exemple : Vous
nommerez nos candidats, ou vous serez incontinent
destitués ; aux députés : Vous voterez pour nous et avec
nous, ou bien vous perdrez vos places ; de vouloir ainsi
associer à son action ce qu’on appelle aujourd’hui des
hommes sûrs, pour tous les emplois, pour toutes les
fonctions !… et de pousser la tyrannie jusqu’à dire, même à
ceux qui ne font que des chansons : Vous chanterez pour
nous, ou vous serez destitués !
« Mais, nous dit-on, était-il possible de tolérer dans
l’instruction publique un employé qui professait de pareilles
maximes ? — Je réponds d’abord, pour le sieur Béranger,
qu’il n’était pas dans le conseil royal d’instruction publique.
Il était dans un coin du tableau, placé dans un endroit où il
ne pouvait faire de sottises,… il était simple
expéditionnaire. Il observait,… et quand il se présentait un
sujet de chanson, il chansonnait.

1298
« D’ailleurs on ne l’a pas destitué pour avoir fait des
chansons immorales ; celles que l’accusation a qualifiées
ainsi appartiennent toutes au volume publié en 1815 ; c’était
donc en 1815 qu’il eût fallu le destituer ; car alors,
apparemment comme aujourd’hui, il était défendu
d’offenser la morale… Mais l’auteur n’avait pas encore fait
cette foule de chansons politiques, antiministérielles et
antijudiciaires, qui seules ont irrité contre lui ; il n’avait pas
encore célébré, dans ses vers, les missionnaires, les
capucins, et tous ceux qui disent à l’envi l’un de l’autre :

Éteignons les lumières


Et rallumons le feu.

C’est là surtout ce qu’il ne faut pas perdre de vue.


« Quant aux formes de la destitution, elles ont, il faut en
convenir, été très gracieuses ; il est impossible de renvoyer
quelqu’un d’une manière plus polie : les termes du congé
valent presque un certificat pour se présenter ailleurs.
Laissons parler l’organe de l’Université : « Le conseil juge,
monsieur, que, d’après les avis qui vous avaient été donnés
précédemment, vous avez de vous-même renoncé à l’emploi
que vous occupez dans l’administration, lorsque vous vous
êtes déterminé à la publication de votre second recueil. —
Recevez l’assurance de ma parfaite considération [16]. »
(Éclats de rire universels.)
M. le président : J’ai déjà prévenu l’auditoire qu’au
moindre rire, au moindre manque de respect, je ferais
1299
évacuer la salle ; je répète que je remplirai le devoir que la
loi m’impose.
M. Dupin : Cela peut me troubler moi-même, et l’on me
rendra service en ne riant pas.

« Mais oublions la destitution, pour revenir au


réquisitoire. Béranger voit sa muse traduite au Palais-de-
Justice :

Suivez-moi,
C’est la loi,
Suivez-moi, de par le roi [17].

Il comparaît, il n’est pas peu surpris de s’entendre proposer


des questions si graves sur un fonds si léger ; et, comme il
l’a raconté depuis, de

Voir prendre à ses ennemis,


Pour peser une marotte,
La balance de Thémis.

Quoi qu’il en soit, il répond de bonne grâce et de son


mieux. Sur les premières chansons, il oppose la
prescription ; quant aux autres, il déclare ne pas savoir ce
qu’elles ont de contraire à la loi.
« Ces réponses sont loin de satisfaire le parquet ; et le 5
novembre paraît un réquisitoire ampliatif. Cinq chansons

1300
seulement avaient paru coupables à une première lecture ;
mais, en y regardant de plus près, en y réfléchissant bien, le
second réquisitoire en signale quatorze [18] !
« Nouvel interrogatoire subi par la muse : mêmes
réponses que précédemment.
« Enfin, le 8 novembre 1821, ordonnance de la chambre
du conseil qui admet l’exception de prescription pour toutes
les pièces comprises au premier volume, et déclare qu’il y a
lieu à suivre pour le surplus ; et le 27 du même mois, sur
l’opposition à cette ordonnance, formée à la requête du
ministère public, et par suite d’un troisième réquisitoire,
arrêt de la chambre d’accusation qui, sans s’arrêter à la
prescription objectée, renvoie sur le tout à la cour d’assises.

« Cet arrêt établit quatre chefs d’accusation :


« 1° Outrage aux bonnes mœurs ;
« 2° Outrage à la morale publique et religieuse ;
« 3° Offense envers la personne du roi ;
« 4° Provocation au port public d’un signe extérieur de
ralliement.

« Vous venez d’entendre le réquisitoire qui contient le


développement donné, pour la première fois, à cette vaste
incrimination.
« J’y dois répondre à l’instant : mais, avant d’entrer dans
la discussion de chacun des chefs d’accusation, qu’il me
1301
soit permis, à l’exemple du ministère public, de présenter
aussi quelques considérations générales.
« Le premier sentiment qu’a fait naître ce procès a été
l’étonnement. Un procès pour des chansons !… en
France !… et cela vous explique, messieurs, l’immense
affluence que nous voyons au Palais. Dans tous les cercles
on s’est dit : Allons voir ce singulier procès, on n’en a
jamais vu de semblable ; jamais on n’en verra de pareil ;
profitons de l’occasion.
« Des gens moins frivoles l’ont considéré sous d’autres
rapports : ils l’ont regardé comme imprudent, et surtout
comme impolitique. Les uns, dont la Gazette de France [19]
s’est rendue l’organe, ont fait les réflexions suivantes :
« Les véritables conspirateurs ne rient jamais ; aimable et
douce opposition qui s’évapore en flons flons, en brochures,
en plaisanteries plus ou moins ingénieuses, les
gouvernements n’en ont rien à redouter, c’est avec d’autres
armes qu’on les ébranle. »
« Les autres, et il faut le dire, presque tous, se sont
écriés : Quelle maladresse ! que c’est mal connaître le cœur
humain ! On veut arrêter le cours d’un recueil de chansons,
et l’on excite au plus haut point la curiosité publique ! On
voudrait effacer des traits qu’on regarde comme injurieux,
et de passagers qu’ils étaient par leur nature, on les rend
éternels, comme l’histoire à laquelle on les associe ! Au lieu
de les détourner de soi, on vient avouer qu’ils ont frappé
droit au but, on se dit percé de part en part ! Rappelez-vous
donc ce qu’on lit dans Tacite : « Les injures qu’on méprise
1302
s’effacent ; celles qu’on relève, on est censé les avouer : »
Spreta exolescunt ; si irascaris, agnita videntur.
« Si l’on pouvait en douter, il serait facile d’interroger
l’expérience : elle attesterait que toutes les poursuites de ce
genre ont produit un résultat contraire à celui qu’on s’en
était promis.
« M. de Lauraguais écrivait au parlement de Paris :
Honneur aux livres brûlés !
« Il aurait dû ajouter : Profit aux auteurs et aux libraires !
Un seul trait suffira pour le prouver. En 1775, on avait
publié contre le chancelier Maupeou des couplets satiriques,
au nombre desquels se trouvait celui-ci :

Sur la route de Chatou


Le peuple s’achemine,
Sur la route de Chatou,
Pour voir la f… mine
Du chancelier Maupeou,
Sur la rou…
Sur la rou…
Sur la route de Chatou.

« Faire une chanson contre un chancelier, ou même


contre un garde des sceaux, c’est un fait grave. Maupeou,
piqué au vif, fulminait contre l’auteur, et le menaçait de tout
son courroux s’il était découvert. Pour se mettre à l’abri de
la colère ministérielle, le rimeur se retira en Angleterre, et
de là il écrivit à M. de Maupeou en lui envoyant une
nouvelle pièce de vers : « Monseigneur, je n’ai jamais

1303
désiré que 3,000 francs de revenu : ma première chanson
qui vous a tant déplu m’a procuré, uniquement parce qu’elle
vous avait déplu, un capital de 30,000 francs, qui, placé à
cinq pour cent, fait la moitié de ma somme. De grâce,
montrez le même courroux contre la nouvelle satire que je
vous envoie ; cela complètera le revenu auquel j’aspire, et
je vous promets que je n’écrirai plus. »

« En continuant mes observations générales sur le procès


de M. Béranger, je vous prierai de ne pas vous arrêter au
prétexte, mais d’approfondir la véritable cause : c’est une
pure vengeance ministérielle exercée par des hommes dont
l’amour-propre trop sensible a été vivement blessé, et qui
ne veulent pas plus d’une opposition en vers que d une
opposition en prose.
« L’embarras de l’accusation se décèle par ses propres
incertitudes. Trois réquisitoires peu d’accord entre eux… »
(Ici monsieur l’avocat-général interrompt le défenseur et
lui dit que le dernier n’a pas été rédigé par lui. — Le
défenseur répond qu’il importe peu par qui il ait été rédigé ;
que tous les officiers du parquet sont également capables de
rédiger des réquisitoires ; qu’en fait, il les tient tous trois à
la main, et que leur analyse va justifier son assertion. Il
reprend en ces termes.)

« Trois réquisitoires peu d’accord entre eux, et modifiés


soit par l’ordonnance de la chambre du conseil, soit par

1304
l’arrêt de la chambre d’accusation.
« Le premier, du 20 octobre, qui ne signale comme
coupables que cinq chansons ; celui du 5 novembre, qui en
dénonce quatorze ; l’ordonnance de la chambre du conseil,
qui admet la prescription contre le plus grand nombre ; un
troisième réquisitoire, du 20 novembre, qui reproduit
l’accusation contre douze pièces, parmi lesquelles on voit
figurer les Mirmidons [20], qui avaient échappé aux deux
premiers réquisitoires ; enfin, l’arrêt de renvoi qui fixe
définitivement le nombre des pièces arguées, et dont il
résulte que les Mirmidons sont mis hors de cause.
« Telle est l’accusation ; et j’ose dire que toutes les
difficultés dont elle est environnée n’ont pas diminué par le
choix même de l’accusateur, quel que soit d’ailleurs son
talent…
« À ces considérations sur la forme et la singularité de
l’action, s’en joignent d’autres sur le fond ; et celles-ci ne se
recommandent pas moins à votre attention.
« La justice distributive ne s’exerce qu’à l’aide d’une
foule de distinctions. Dans les accusations de la presse, il
faut surtout éviter de confondre les divers genres. S’agit-il
d’un livre d’éducation, soyez sévères : Maxima debetur
puero reverentia. Punissez le moindre écart. Non seulement
toute fausse maxime, toute idée trop libre est pernicieuse
dans ces sortes d’ouvrages ; mais l’équivoque même en doit
être bannie ; la jeunesse ne doit lire que dans le livre de la
vertu.

1305
« Avez-vous à juger un sermonnaire ; si aux maximes de
la charité chrétienne l’imprudent orateur a substitué le
langage de la haine et des partis ; si, sous prétexte
d’attaquer les vices, il en a tracé le tableau avec les
pinceaux de l’obscénité, punissez avec sévérité le
prédicateur qui a perdu de vue le véritable esprit de son
ministère, et qui s’en est permis un coupable abus.
« Que, dans un ouvrage sur la politique, on excuse, on
justifie, ou même que l’on conseille le régicide, comme
l’ont fait les jésuites ; condamnez l’ouvrage et l’auteur, tout
ainsi que le parlement condamna jadis les jésuites et leurs
doctrines.
« Mais, si dans une tragédie on poignarde Agamemnon,
direz-vous également qu’on met le régicide en action ?
Non, messieurs, vous n’y verrez qu’un sujet habilement
traité, où l’auteur, suivant les règles de son art, nous conduit
au dénouement par la terreur et la pitié.
« Lorsque, dans un poème moins sérieux, vous voyez
Henri V en bonne fortune, déguisé en matelot, à la taverne
du Grand Amiral, sous l’escorte du plus mauvais sujet des
trois royaumes ; lorsque, dans la Partie de chasse de Henri
IV, on nous représente sur la scène le bon roi mettant le
couvert avec la fille de Michau, et la poursuivant autour de
la table pour lui dérober un baiser ; en conclurez-vous que
par ces jeux scéniques on veut avilir les rois et diminuer le
respect dû à la royauté ? — Non, messieurs, vous ne verrez
encore là que l’effet d’un art permis :

1306
Et toujours aux grands cœurs donnez quelques faiblesses.

« Or, si la tragédie et la comédie jouissent de ce privilège


de n’être pas traitées avec la même rigueur que les livres de
politique et de pure morale, parce qu’elles ne doivent pas
être considérées sous le même point de vue, de quelle
liberté plus grande encore ne doit pas jouir le plus léger de
tous les poëmes, la chanson !
« Faisons attention d’ailleurs au goût que notre nation a
manifesté de tout temps pour ce genre de composition.
Vainement on nous dit d’un air sombre que le Français n’a
plus son ancienne gaîté : j’en demande pardon au ministère
public ; la gaîté de nos pères est encore celle de leurs
enfants ; aucune loi, aucun procès ne pourra nous empêcher
de rire ; et la gaîté franche, ainsi que la bravoure, seront
toujours les traits les plus marqués du caractère français.
« Boileau nous l’a dit :

Le Français né malin créa le vaudeville.


. . . . . . . . . . . . . .
La liberté française en ses vers se déploie.

« Voilà les règles de la matière ; et je puis bien, ce me


semble, invoquer devant vous le législateur du Parnasse
dans la cause d’un de ses plus fidèles sujets.
« Enfin, messieurs, j’aurais bien encore le droit de faire
une observation préliminaire :

1307
Les vers sont enfants de la lyre,
Il faut les chanter, non les lire.

« Aussi dit-on communément que c’est le ton qui fait la


musique. Il ne faut donc pas juger d’une chanson par ce
qu’elle peut être dans la bouche d’un greffier, encore bien
que celui-ci ait lu avec une grâce à laquelle ses
prédécesseurs ne nous avaient pas accoutumés (murmure
d’approbation). Il ne faut même pas en juger par ce qu’elle
peut être dans la bouche du ministère public ; sa voix est
habituée à de trop sévères accents. Les chansons qui vous
sont déférées n’ont pas été composées sur l’air de
l’accusation, ni faites pour être débitées gravement par gens
en robe et en bonnet carré.
« Chez ce peuple ami des arts et doué d’une sensibilité si
vive, où la justice n’était pas seulement une manière de voir
et de raisonner, mais aussi une manière de sentir et d’être
touché ; devant ce tribunal où Sophocle, pour repousser une
demande en interdiction, n’eut besoin que de réciter les
beaux vers de son Œdipe, on n’eût pas manqué d’ordonner
d’office que les couplets, ou, si l’on veut, les odes, seraient
chantées à l’audience par les voix les plus mélodieuses, et
sous la protection des plus délicieux instruments. On
chantait en présence de toutes les divinités ; on eût chanté
dans le temple de la justice. Lorsqu’on fit le procès à la lyre
de Therpandre, on ne manqua pas de la faire résonner pour
la convaincre d’harmonie.

1308
« Si ce secours nous est ravi, j’espère au moins,
messieurs, que vous nous en tiendrez compte. »

PREMIER CHEF D’ACCUSATION.

Outrage aux bonnes mœurs.

« On est sûr de vous intéresser, messieurs, lorsqu’on


prend devant vous la défense des bonnes mœurs. Elles sont
les gardiennes de la foi conjugale, du respect des enfants
pour leurs pères ; elles prêtent leur force aux bonnes lois,
corrigent les mauvaises, et sont la sauvegarde de la société.
« Que mon client serait malheureux de les avoir
outragées !
« Mais prendrez-vous pour outrage ce qui n’a rien de
sérieux ? Lorsque Collé (dont nous devons une nouvelle
édition aux soins d’un censeur) nous dit dans l’élan de sa
gaîté :

Chansonniers, mes confrères,


Le cœur, les mœurs, ce sont des chimères :
Dans vos chansons légères,
Traitez de vieux abus,
De phébus,
De rébus,
Ces vertus
Qu’on n’a plus.

1309
peut-on prendre à la lettre et traiter à la rigueur ce qui n’est
évidemment qu’un badinage ? Ici viennent se placer mes
observations préliminaires sur les divers degrés de sévérité
qu’on doit apporter en jugeant des ouvrages de différents
genres.
« Ce n’est pas que je prétende justifier, sous le rapport
des simples bienséances, ce qui ne serait même que tant soit
peu équivoque ; mais, au moins, je l’absous du reproche de
criminalité. Il ne s’agit pas de décerner l’éloge, mais de
repousser la culpabilité. Or, je soutiens qu’on ne doit
regarder comme un outrage aux bonnes mœurs, dans le sens
légal, que les obscénités, et non les idées voluptueuses
gazées avec art.
« Il vaut mieux éviter toute licence. Mais lorsqu’il s’agit
uniquement de savoir si un auteur a franchi les bornes
permises, à défaut de régies précises et de limites
clairement posées, on peut invoquer des exemples, surtout
s’ils sont empruntés à des auteurs qu’on n’oserait pas taxer
d’immoralité.
« Ouvrez donc les Œuvres de Bernis ; lisez ses pièces
intitulées le Soir, le Matin, la Nuit (pièces pour lesquelles je
n’affirme pas qu’il ait été nommé cardinal, mais enfin qui
ne l’ont pas empêché de l’être presque aussitôt après leur
première édition), et voyez si, dans les chansons de
Béranger, il y a rien d’approchant, rien de comparable aux
gaîtés qui se font remarquer dans les chansons de l’un des
princes de l’église romaine !

1310
« Le duc de Nivernais, homme d’esprit, homme de cour,
l’un des plus grands seigneurs de l’ancien régime, a-t-il eu à
rougir de sa Gentille boulangère et de ses petits pains au
lait ? Et pourtant cette chanson fut faite pour une tête
couronnée !
« Et cette autre chanson si connue de la ville et de la
cour : J’ai vu Lise hier au soir !
« Enfin, je pourrais aller chercher des exemples encore
plus haut, et citer le spirituel auteur du couplet qui
commence par ce vers....., resté dans toutes les vieilles
mémoires. Si je ne nomme point cet auteur, ce n’est pas que
je craigne de le compromettre, il ne court aucun risque ; la
prescription est acquise depuis longtemps, et certes les gens
du roi ne le poursuivraient pas !
« Qui donc a inspiré ces chansons à leurs illustres
auteurs, si ce n’est la gaîté, la grande liberté attachée à ce
genre léger de composition ?
« La chanson de Henri IV peut être encore alléguée pour
exemple. Vive Henri IV, vive ce roi vaillant, est sans doute
et sera toujours un cri national ; mais ce qui suit : Ce diable
à quatre a le triple talent de boire, de battre, et d’être un
vert galant, qu’est-ce autre chose, je vous le demande, si ce
n’est le triple éloge de l’ivrognerie, de la violence et du
libertinage, autrement dit de l’adultère, puisque le bon roi
était marié ?
« Voilà cependant ce qu’on chante avec passion, avec
plaisir : on n’y trouve aucun mal, parce que l’on n’y voit

1311
que de la saillie et de la gaîté.
« En un mot, ce qui fait passer ces chansons, c’est que ce
sont des chansons. Telle pensée, telle phrase, tel mot,
seraient répréhensibles ailleurs, qui doivent trouver grâce
dans un couplet, dans un refrain, ou même dans une
églogue : témoin celle que l’on fait traduire aux écoliers de
troisième dans tous les collèges, et même dans ceux des
jésuites :

Formosum pastor Corydon ardebat Alexin


Delicias domini !

« Je ne m’étendrai pas davantage sur ce point, messieurs ;


je n’examinerai pas si M. Béranger n’eût pas mieux fait
pour sa propre gloire, et pour rendre encore plus générale la
vogue de son recueil, d’en retrancher quelques pièces un
peu libres. Il suffit, pour la cause, qu’elles n’aient rien
d’obscène ; et je réduis pour vous la question à ce seul
point : Quel est celui d’entre vous qui, s’il n’a point fait de
chansons, n’en ait pas du moins entendu de pareilles, sans y
croire sa pudeur intéressée ?
« Je m’estime heureux, au surplus, de ce que, le ministère
public ayant cru lui-même devoir déserter cette partie de
l’accusation, je suis dispensé d’y insister plus longtemps.
« Je terminerai seulement par une réflexion : la cour a
rejeté le moyen de prescription ; mais, si le point de droit
m’a été enlevé par l’arrêt, le fait me reste ; et dans une

1312
accusation où vous êtes, avant tout, appelés à apprécier
l’intention ; dans un procès où vous avez à juger une édition
nouvelle, vous n’oublierez pas que le silence du ministère
public, si vigilant de son naturel, surtout dans ce qui a
rapport à la presse, a dû être pris pour une approbation ; et
vous vous demanderez si cet acquiescement de l’autorité
n’était pas de nature à persuader à l’auteur que ce qui n’était
pas punissable en 1815 ne devait pas, à plus forte raison,
l’être en 1821, quand des mesures rigoureuses ont déjà
disparu de notre législation.
« J’aborde le second chef d’accusation : il est plus grave
encore que le premier. Si l’on en croit l’accusation,
M. Béranger aurait outragé Dieu lui-même !
« C’est une étrange manie que celle des hommes qui
prétendent se constituer les vengeurs de la Divinité !
« Les anciens, qui n’avaient pas le bonheur de connaître
le vrai Dieu, avaient, dans leur philosophie mondaine, une
maxime plus sage, à mon avis : ils pensaient qu’il faut
laisser aux dieux le soin de se venger eux-mêmes : Deorum
injurias Diis curæ esse. Maxime que les lois romaines ont
adoptée, en décidant que le parjure a assez de Dieu pour
vengeur : Jurisjurandi contempla religio satis Deum habet
ultorem. L. 2, C. de Jurejur.
« En effet, ces sortes d’actions ne servent ordinairement
que de masque aux passions haineuses. Les hommes se
laissent aller trop aisément à l’idée que leur Dieu ressent
toutes les passions dont ils sont animés ; qu’il peut être,

1313
comme eux, vindicatif, envieux, colère, et surtout
exterminateur.
« Telle était la théologie du paganisme. C’est là que l’on
voit des dieux menteurs, ivrognes, incestueux, adultères ;
mais dans le christianisme, mais dans la religion d’un Dieu
qui, loin de venger ses offenses, est mort pour racheter les
nôtres, ah ! messieurs ! quel renversement d’idées que de
supposer qu’on peut lui être agréable par des procès intentés
en son nom !
« Notre divine religion est pleine de douceur, de
miséricorde et de bonté ; ses plus illustres apôtres ont été en
même temps les plus humains, les plus charitables, les plus
indulgents envers leurs semblables.
« Mais, en rendant un éclatant hommage de respect, de
déférence et d’amour aux vénérables pasteurs qui se
montrent animés du véritable esprit de la tolérance
évangélique, reconnaissons aussi qu’on a vu trop souvent de
mauvais prêtres affecter avec audace de s’identifier avec la
Divinité. Quiconque les heurtait, ils le représentaient
aussitôt comme s’attaquant à Dieu même, et ce n’est pas
d’aujourd’hui qu’on les a signalés en disant de l’un d’eux :

Qui n’estime Cotin, ne peut aimer le roi ;


Et n’a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.

« Ah ! que l’immortel Molière les a bien dépeints,


lorsqu’il a dit des faux dévots, qu’ils sont :

1314
… Prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices ;
Et pour perdre quelqu’un couvrent insolemment
Des intérêts du ciel leur fier ressentiment.

tandis qu’au contraire les vrais dévots, ceux-là qu’il faut


suivre à la trace, sont toujours disposés à l’indulgence,

Et ne veulent point prendre avec un zèle extrême,


Les intérêts du ciel plus qu’il ne veut lui-même.

« Toutes ces réflexions ont été présentes à la pensée de


ceux qui nous ont donné la législation actuelle sur la presse.
« La loi du 17 mai n’a pas voulu venger les hommes,
mais les choses.
« Assurément il faut avoir une religion. J’ai la mienne,
c’est celle de mes pères : j’en connais les devoirs et les
principes ; j’y demeurerai fidèle jusqu’au tombeau. Mais,
quelque bon catholique que l’on soit, cela ne dispense pas
de juger les autres avec cette indulgence que l’on doit à ses
frères… C’est ce qu’a voulu la loi du 17 mai, faite par des
hommes qui tous avaient des mœurs et de la religion, mais
qui n’ont pas voulu qu’on trouvât dans leur loi un moyen de
persécution contre leurs semblables.
« Aussi cette loi ne punit pas ceux qui attaquent ou
révoquent en doute une croyance particulière, des pratiques
qu’il est d’ailleurs bon de respecter ; mais ceux qui

1315
offensent la morale publique et la morale religieuse, deux
généralités qui couvrent la terre et qui la régissent.
« La morale publique n’est pas la morale particulière de
certains hommes, de certaines classes, de certains intérêts ;
c’est cette raison supérieure qui nous éclaire sur le juste et
l’injuste ; c’est cette voix qui n’est que le cri de la bonne
conscience ; ces vérités éternelles, immuables, indélébiles,
que Dieu a gravées dans le cœur de tous les hommes ; qui,
dans tous les temps, comme dans tous les pays, servent à
régler leur conduite et à la diriger vers le bien ; qui
prescrivent la fidélité dans les engagements, le respect de
tous les devoirs, et constituent, à proprement parler, le droit
naturel.
« Mettez même dans une chanson qu’on peut voler le
bien d’autrui, qu’on peut être fourbe dans les affaires
publiques ou particulières, ce sera un outrage à la morale
publique, parce que professer de telles maximes, c’est
attaquer la société dans son essence, comme un coup de
poignard attaque la vie dans sa source.
« La morale religieuse n’est pas non plus la morale de
telle ou telle secte. Ce n’est pas plus celle de l’Alcoran que
celle des rabbins ; celle des catholiques, que celle des
luthériens, des calvinistes ou des anglicans : c’est cette idée
si vaste, si consolante, si bien comprise de tous les peuples
de la terre, qu’il est un Dieu souverain, créateur de toutes
choses ; cette confiance qui n’a pu nous être inspirée que de
Dieu même, que notre âme est immortelle, et qu’il est une

1316
autre vie où chacun recevra la récompense ou la punition de
ses bonnes ou mauvaises actions.
« Telle est, messieurs, la morale religieuse qu’on ne peut
pas outrager sans encourir les peines établies par la loi dont
je développe en ce moment l’esprit.
« Voilà notre loi actuelle telle qu’elle a été conçue et
portée. Vous vous rappelez qu’on voulait y introduire les
mots religion chrétienne, afin de faire un délit spécial des
offenses dirigées contre cette religion. Mais cet
amendement, présenté par des hommes d’ailleurs très-
respectables, fut combattu avec force, principalement par
M. le garde des sceaux, et rejeté comme pouvant rallumer
des querelles de religion entre les diverses sectes ; tandis
que toutes sont d’accord sur ce qui regarde la morale
publique et religieuse en général ; toutes sont unanimes
pour condamner l’athéisme et l’immoralité.
« La preuve la plus évidente que, dans l’état actuel de la
législation sur la presse, les offenses à la religion chrétienne
ou à la personne de ses ministres ne sont pas au rang des
délits qu’elle a entendu réprimer, se trouve dans le projet de
loi qui vient d’être présenté aux Chambres comme un acte
additionnel [21] aux lois existantes.
« Il y est dit, art. 1er : « Quiconque aura outragé ou
tourné en dérision la religion de l’état, sera puni, etc., etc. »
« Art. 6. « L’outrage fait publiquement, d’une manière
quelconque, à un ministre de la religion de l’état… etc.,
etc. »

1317
« Ainsi trois innovations notables sont proposées :
« 1° On ne punira plus seulement l’outrage à la morale
religieuse en général, mais encore l’outrage envers la
religion de l’état en particulier.
« 2° On punira non seulement ceux qui auront outragé la
religion de l’état, mais encore ceux qui l’auront tournée en
dérision.
« 3° Enfin on punira aussi ceux qui, sans avoir outragé ni
la morale religieuse, ni la religion de l’état, auront
cependant outragé quelqu’un de ses ministres.
« Voilà le projet !…
« Que ce projet passe, qu’il soit converti en loi, chacun se
tiendra pour averti. On saura qu’il ne faut pas seulement
craindre d’offenser Dieu, mais encore tel ou tel culte ; que
la dérision est punie aussi bien que l’outrage, et qu’enfin il
ne suffit pas de respecter la morale, et qu’il faut encore
garder son sérieux à l’aspect d’un capucin !…
« Et encore ce projet passerait en loi, que je ne puis croire
que jamais il eût la puissance de nous empêcher de rire.
« Retournons, si l’on veut, au règne de Louis XIV et de
madame de Maintenon. Même à cette époque, on a pu
railler les gens d’église, sans encourir le reproche
d’impiété ; témoin le Tartufe et le Lutrin.
« Dans le Lutrin, composé à la demande du premier
président de Lamoignon, auquel il fut dédié, combien de
vers satiriques, bien autrement mordants que ceux de
Béranger !
1318
Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ?

On y parle des chanoines qui

S’engraissaient d’une longue et sainte oisiveté.

On les appelle de pieux fainéants qui

Veillaient à bien dîner, et laissaient en leur lieu


À des chantres gagés le soin de louer Dieu.

« Et ces chantres eux-mêmes dont les cabarets sont


pleins ! et l’alcôve du prélat ! et ces deux vers :

La déesse, en entrant, qui voit la nappe mise,


Admire un si bel ordre, et reconnaît l’église.

« Quoi ! tous les chanoines sont des fainéants ; les


chantres des ivrognes ; on insulte des classes [22] ! Tous les
gens d’église sont des gourmands, c’est à la table que l’on
reconnaît l’église ! Mais ce n’est rien encore, messieurs, en
comparaison de ce que dit le vieux Sydrac au chantre, dans
le conseil tenu pour aviser aux moyens de replacer le lutrin :

Pour soutenir tes droits, que le ciel autorise,


Abîme tout plutôt, c’est l’esprit de l’église.

1319
« Quoi ! l’esprit de l’église est d’abîmer tout, si peu
qu’on lui résiste, lors même qu’il ne s’agit que d’un lutrin !
Et que serait-ce donc, mon Dieu, s’il s’agissait d’un grand
pouvoir temporel, de riches dotations, d’une prépondérance
politique !
« Voilà pourtant, messieurs, des vers qu’on imprimait
librement sous Louis XIV ; des vers qui furent dédiés au
premier président de Lamoignon ! Et l’on sait quelle fut la
vengeance qu’on tira de l’auteur ; il fut enterré dans la
Sainte-Chapelle, sous le lutrin qu’il avait chanté !
« Espérons donc que, même avec la loi projetée, il serait
encore permis de signaler les ridicules d’une classe digne,
par elle-même, de nos respects et de nos égards, mais dont
les individus ne sont pas retranchés de la société, ni
dispensés de lui payer le tribut que tout homme doit à ses
semblables, quand il se montre injuste ou ridicule.
« Prouvons, en tout cas, que sous la loi actuellement en
vigueur (celle du 17 mai 1819), aucune des chansons
arguées ne constitue ce que cette loi a qualifié délit
d’outrage à la morale publique et religieuse.
« Il est quelques chansons dont monsieur l’avocat-
général n’a parlé que transitoirement, et par manière
d’énonciation. Mais j’ai déjà dit que je n’aimais point ces
demi-concessions : la discussion sur la prescription m’a
prouvé leur danger ; et, puisqu’on n’a pas dit nettement

1320
qu’on abandonnait l’accusation sur ce point, je ne dois pas
négliger de m’y arrêter.
« Nous ne parlerons pas, a dit monsieur l’avocat-général,
nous ne parlerons pas de la chanson des Deux Sœurs de
Charité, dans laquelle l’auteur, anéantissant tout principe de
morale, soutient qu’une fille de joie ne mérite pas moins le
ciel par les excès de la débauche qu’une sœur de charité par
ses bonnes œuvres et son dévouement sublime ! »
« L’auteur ne soutient rien de pareil : laissez-le lui-même
exprimer sa pensée :

Entrez, entrez, ô tendres femmes !


Répond le portier des élus ;
La charité remplit vos âmes :
Mon Dieu n’exige rien de plus.
On est admis dans son empire,
Pourvu qu’on ait séché des pleurs,
Sous la couronne du martyre
Ou sous des couronnes de fleurs.

« Oui, pourvu qu’on ait séché des pleurs, pourvu qu’on ait
fait du bien à ses semblables, qu’on ait eu pitié du malheur,
un pécheur peut espérer miséricorde. Dieu n’a pas dit qu il
n’y aura que les prudes qui entreront dans le paradis. Une
femme, même de mauvaise vie, peut trouver grâce devant
lui si elle a fait quelque bonne œuvre. Témoin la Madeleine,
qui n’était pas une fille très-sage, et à qui cependant Jésus-
Christ remit toutes ses fautes en vue d’une seule bonne
action. Eh bien ! Béranger n’a pas dit autre chose ; il n’a

1321
pas dit ce qu’on lui fait dire contre l’évidence du fait ; il n’a
pas dit qu’une fille de joie pouvait mériter le ciel par les
excès de la débauche ; il a seulement dit et très-
délicatement exprimé, que le mal pouvait être racheté par le
bien. Pensée tout à fait évangélique [23].
« Nous ne parlerons pas, a dit encore monsieur l’avocat-
général, de la chanson intitulée les Chantres de paroisse,
où, selon le prévenu, le séminaire n’est qu’un hôpital érigé
aux enfants trouvés du clergé. »
« Vous n’en parlerez pas ; et toutefois vous en parlez, en
signalant le trait que vous croyez le plus propre à soulever
l’opinion du jury contre l’auteur ; je dois donc entrer dans
quelques explications.
« Cette chanson est intitulée les Chantres de paroisse ou
le Concordat de 1817, ce qui est déjà utile à savoir :
Gloria tibi, Domine !
Que tout chantre
Boive à plein ventre.
Gloria tibi, Domine !
Le Concordat nous est donné.
« Ce qu’on dit des chantres est justifié d’avance par ce
qu’en a dit Boileau :
Et de chantres buvants les cabarets sont pleins.
« Quant au Concordat, il faut considérer qu’il n’a existé
qu’en projet ; et que ce projet, présenté aux Chambres, a
seulement été utile pour prouver que le ministère
reconnaissait lui-même qu’il fallait une loi nouvelle pour

1322
déroger à la loi organique de 1801. Or, cette loi nouvelle n’a
pas encore paru dans le Bulletin.
« Ensuite, un concordat, par sa nature, est un acte
temporel, un acte de législation et de gouvernement, qu’on
peut critiquer ou blâmer, sans commettre le délit d’outrage
à la morale religieuse ; car il faut toujours en revenir à la
qualification du délit.
« Si un concordat était un acte de foi, il n’y en aurait eu
qu’un ; et, une fois fait, on n’aurait pas pu y porter atteinte ;
mais on en a vu plusieurs, qui tous ont varié suivant
l’opportunité ou le malheur des temps.
« Que n’a-t-on pas dit sur ou plutôt contre le Concordat
de François Ier, en prose et en vers ; et plus que tout cela, en
oppositions, en résistances, en protestations ! Ouvrez
l’histoire, elle vous dira que, par ce concordat, le roi et le
pape s’étaient donné réciproquement ce qui ne leur
appartenait ni à l’un ni à l’autre…
« On a donc pu parler du Concordat de 1817 avec une
entière liberté : M. de Pradt l’a critiqué en quatre volumes
qui renferment les faits les plus curieux ; Béranger l’a fait à
sa manière qui, pour être moins instructive, n’en est pas
moins piquante.
« Les séminaires doivent sans doute être envisagés d’une
manière plus sérieuse que ne l’a fait notre auteur, mais un
trait satirique contre les personnes n’est pas un outrage à la
morale religieuse. N’oublions jamais le texte et l’esprit de
la loi.

1323
« Quant à ce qu’il dit du Concordat sous le rapport
financier, rappelez-vous, messieurs, ce qu’on a dit de tout
temps sur les annates, le denier de saint Pierre, et en général
sur ce qu’on a appelé les exactions de la cour de Rome.
C’est une expression consacrée dans tous les canonistes et
souvent célébrée dans les appels comme d’abus.
« Nous ne parlerons pas davantage (vous disait toujours
le ministère public) de plusieurs chansons dirigées contre
les missionnaires, chansons tellement virulentes, qu’il ne
faut pas s’étonner si, après les avoir lues, ceux qui ne se
sentent pas l’esprit d’en faire autant veulent au moins lancer
des pétards aux orateurs d’une religion que la Charte
déclare religion de l’état. »
« On ne s’attendait guère à voir des pétards dans cette
affaire, et surtout des pétards alimentés par le salpêtre
électrique des chansons, suivant une autre expression de
monsieur l’avocat-général.
« Les missionnaires ! inde iræ ! les missionnaires dont on
ne parle qu’en passant, mais qui, personne n’en doute, ont
été l’une des principales causes du procès suscité au sieur
de Béranger.
« Ici revient principalement la question légale. Offenser
les missionnaires, est-ce outrager la morale publique et
religieuse ?
« Ils sont, dit-on, les orateurs d’une religion que la Charte
déclare religion de l’état. Sans doute ; mais la Charte n’a
pas dit religion dominante ; nous n’en sommes pas encore

1324
là. Si cela était, ce serait autre chose ; car le verbe dominer
est un verbe très actif, qui veut un régime [24] ; c’est un
maître auquel il faut des esclaves. Sous l’empire d’une
religion qui serait dominante, ses ministres ne tarderaient
pas à l’être eux-mêmes ; les attaquer serait aussi dangereux
que d’attaquer la religion même ; mais, je le répète, nous
n’en sommes pas encore là…
« On voudrait armer le bras séculier en faveur des
missionnaires ; mais qu’on daigne y réfléchir.
« Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il y a des missions, des
jésuites et des missionnaires ! Du temps de la bulle
Unigenitus, la France en fut couverte ; ils poursuivaient les
pénitents, le formulaire à la main ; ils voulaient forcer les
uns à se rétracter, les autres à se confesser ; ils ont persécuté
tout le monde…
« Mais n’ont-ils pas éprouvé alors de contradictions ?
Combien de relations burlesques de leurs courses, de leurs
prédications, de leurs représentations publiques !
« Que d’écrits de tout genre dirigés contre eux, contre
leurs principes, leurs vues cachées, leur insatiable avarice,
leur imperturbable ambition !
« N’ont-ils pas fourni à Pascal le sujet d’un livre
immortel où le sel des plaisanteries ajoute à la force des
démonstrations ?
« N’ont-ils pas excité le zèle du parlement par leurs
scandaleux refus des sacrements aux fidèles, par l’audace

1325
avec laquelle ils entreprenaient sur le pouvoir des évêques
et des pasteurs légitimes ?
« Car ce que voulaient surtout ces prêtres nomades, ces
prédicateurs ambulants, c’était d’introduire chez nous
l’esprit d’ultramontanisme dont ils étaient possédés ; cet
esprit destructeur des libertés de l’église gallicane.
« Ce qu’ils voulaient alors, ils le tentent encore
aujourd’hui ; et le temps n’est pas éloigné, peut-être, où les
cours du royaume se verront obligées de reprendre à leur
égard l’ancienne jurisprudence des parlements, et de
réprimer leurs entreprises avec la même sévérité.
« Béranger n’a-t-il pas bien saisi leur caractère ? ne les a-
t-il pas fait parler suivant leur génie, lorsqu’il leur fait dire :

Par Ravaillac et Jean Châtel


Plaçons dans chaque prône,
Non point le trône sur l’autel,
Mais l’autel sur le trône.

« Oui, voilà leur antique esprit, l’autel sur le trône ! Et


par l’autel ils entendent eux-mêmes ; ils s’identifient avec
Dieu, comme les courtisans se retranchent derrière le
despotisme, pour être des tyrans subalternes : Et omnia
serviliter pro dominatione. Ces faux prêtres n’argumentent
de Dieu que pour lancer la foudre en son nom, de même que
les ministres excipent sans cesse de la personne sacrée du
roi pour participer de l’inviolabilité qui n’appartient qu’à lui
seul.

1326
« Béranger est donc justifié d’avoir parlé contre les
entreprises des missionnaires. Il l’est, en droit, par le texte
de la loi, qui, en défendant d’outrager la morale religieuse,
n’a pas défendu d’attaquer l’intolérance. Il va l’être encore
en fait par l’opinion qu’a émise sur la conduite des
missionnaires un homme dont on doit également respecter
le talent et le caractère, un homme qu’on ne rangera point
parmi les novateurs, et dont les doctrines politiques sont
loin d’être révolutionnaires, car c’est peut-être la tête la plus
noblement féodale qui soit dans le monde entier. M. de
Montlozier, dans son livre de la Monarchie française en
1821, s’exprime en ces termes (pag. 136 et suivantes) :
« Je pourrais citer en confirmation les mouvements
fâcheux qu’ont causés les missions dans quelques parties de
la France . . . . . . . . .
· · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
« Je ne veux pas mettre sûrement la justice sur la même
ligne que la religion. Cependant on doit convenir qu’elle est
chère aussi aux citoyens ! et qu’elle a une grande part à leur
vénération. J’en dirai presque autant de la médecine ; elle a
sans doute, comme la religion, ses incrédules ; pendant
longtemps elle a eu comme elle ses moqueries : toutefois
elle est également un objet de respect, souvent de
superstition.
« Qu’on suppose actuellement que, par un mouvement
ardent d’humanité, les juges à l’effet de prévenir les
différends, les médecins à l’effet de prévenir les maladies,

1327
frappent, de je ne sais quelle manière, les citoyens de
terreur, pour les amener à venir, bon gré mal gré, recevoir
leurs ordonnances ou leurs arrêts ; ce sera certainement un
singulier spectacle que celui de cette foule de médecins et
de magistrats se trémoussant de toute leur force à l’effet de
tout purger et de tout juger. Dans quelques cas, il me paraît
probable que la peur de sa ruine, celle de la fièvre ou de la
mort subite, parviendront à obtenir une soumission entière ;
dans d’autres, il pourra arriver que des citoyens aient de
l’humeur, c’est tout simple. Quand je vois une multitude de
prêtres se mettre de même en campagne, à l’effet, bon gré
mal gré, de confesser tout un pays, je m’attends aux mêmes
impressions et aux mêmes effets. On répond alors : Que
faire ? Il me semble que la règle est tracée. Dans la situation
actuelle des choses, le médecin veut bien attendre qu’on
l’appelle, le magistrat nous attend de même à son tribunal ;
que le prêtre veuille bien nous attendre de même, soit dans
ses temples, soit au tribunal de la pénitence. Si nous
voulons demeurer libres dans la disposition de nos affaires,
ainsi que dans celle de notre santé, nous le voulons encore
plus dans la disposition de notre conscience.
« Le gouvernement ne paraît pas partager tout à fait ces
vues ; il paraît croire que la morale dans un état est une
chose qui se fait et qui se fait par le prêtre, et que la
révolution ayant tout à fait détruit la morale dans l’état, il
faut augmenter l’action du prêtre. J’ai peur qu’il ne se
trompe, et que le gouvernement et le prêtre ne se détournent
ainsi de leur voie. »

1328
« Des Missionnaires passons aux Capucins.
« On a mal parlé des capucins ! C’est une impiété ! un
sacrilège inouï ! vous a dit monsieur l’avocat-général. Eh !
mon Dieu, si l’on avait profané le lieu saint, si l’on avait
outragé le dogme même, quelles autres qualifications eût-on
employées ? — Que, dans l’élan d’un beau zèle et avec le
talent qui le distingue, le ministère public ait cru devoir
faire l’éloge de ces ex-religieux, soit : je ne prétends pas en
faire la satire. Mais qu’est-ce aujourd’hui que des
capucins ? Supprimés par une loi, ont-ils été rétablis par une
autre ? — Non pas, que je sache. Ils auront reparu de fait, je
le veux ; de fait quelques individus en auront repris l’ancien
costume, de fait on aura pu le trouver extraordinaire, en rire
et les plaisanter ; c’est fort mal sans doute ; je le répète, je
n’approuve point ces attaques ; mais railler des hommes
habillés en capucins, est-ce outrager la morale religieuse,
dans le sens de la loi du 17 mai 1819 ? — Encore une fois
non.
« Mais il y a dans la chanson un couplet qui peut avoir
pour effet de diminuer la ferveur des soldats français, et les
détourner d’aller à la messe…
« La ferveur des soldats français est connue…. ; et certes
l’auteur est bien loin d’avoir voulu les détourner d’aller à
l’office ; il dit au contraire dans l’une de ses chansons :

À son gré, que chacun professe


Le culte de sa déité ;

1329
Qu’on puisse aller même à la messe,
Ainsi le veut la liberté.

« Ce n’est pas Béranger qu’on accusera d’intolérance [25],


il ne s’est point fait convertisseur ; et, s’il fallait le juger en
cette qualité, il ne serait pas plus coupable aux yeux de la
loi, que ne le paraissent les prêtres catholiques qui, par leurs
efforts, parviennent quelquefois à convertir un juif ou à
ramener un protestant.
« Au surplus, ce qu’il y a de très-piquant, c’est que cette
chanson des Capucins a été chantée, pour la première fois,
en présence de monsieur le ministre actuel de la police, qui
en a ri de meilleur cœur que ne rient ordinairement les
ministres, et qui n’y a rien vu que de très-innocent.
« J’arrive à une dernière chanson, à laquelle monsieur
l’avocat-général a attaché plus de gravité qu’à toutes les
autres : c’est celle qui a pour titre : Le Bon Dieu, et dont le
refrain dit :

Si c’est par moi qu’il régnent de la sorte,


Je veux que le diable m’emporte.

« Ici, messieurs les jurés, on a cru devoir faire intervenir


un pompeux éloge de la religion, et vanter son heureuse
influence sur le sort des états… J’avoue que, si telle était la
question à résoudre, je ne serais pas l’adversaire du
ministère public. La religion est le besoin de tous ; les
malheureux en sentent mieux encore que d’autres la
1330
nécessité ; et ceux qui n’ont plus de place prient Dieu avec
autant de ferveur que ceux qui en sont pourvus. Si la
religion était outragée, je dirais aussi : Malheur à ceux qui
l’outragent ! mais je dis en même temps : Malheur à ceux
qui la dénaturent ! malheur à ceux qui veulent n’en faire
qu’un objet de lucre, et n’en parlent que par spéculation ;
qui mettent la vengeance personnelle à la place de la
charité, et traitent avec une rigueur inexorable ce que Dieu
lui-même excuserait avec bonté !
« Certes, je l’avouerai, le refrain est un peu léger ; mais
peut-on dire qu’il ait été composé dans l’intention
d’apostropher Dieu lui-même, et de l’outrager ? Cette idée,
Si c’est par moi, etc. (en un mot le refrain de la chanson),
serait déplacée par-tout ailleurs, j’irai même jusqu’à dire
que l’on n’aurait pas dû céder à ce que l’expression
paraissait avoir d’original. Mais je crois aussi que l’auteur
n’y a vu qu’une opposition piquante, un contraste singulier,
et qu’il n’a jamais eu la coupable pensée d’attaquer la
Divinité et de s’en jouer [26].
« Il ne faut pas méconnaître le privilège de la poésie, ni
lui contester le parti qu’elle a pu tirer d’un fait que nous
trouvons consigné dans les livres saints.
« Tout peut arriver quand Dieu le veut ou le permet.
Iterum assumpsit Jesum diabolus in montem excelsum
valde, et ostendit ei omnia regna mundi, et gloriam eorum,
et dixit ei : Hæc omnia tibi dabo, si cadens adoraveris
me [27].

1331
« Voilà l’histoire sainte : qu’en a fait la poésie ? Milton,
ce génie sombre et sublime, a consacré les chants de son
Paradis perdu à décrire la guerre impie de Satan contre la
Divinité. Il nous rend présents aux conseils de l’ange des
ténèbres ; on entend les harangues des démons ; la lutte se
prolonge, il balance longtemps les forces et la résistance !…
A-t-on jamais pensé à taxer Milton d’impiété, parce qu’il
avait mis l’esprit infernal aux prises avec la Divinité ?
« Le même poëte, dans son Paradis reconquis, nous
représente le démon emportant Jésus-Christ tantôt sur le
faîte du temple, et tantôt sur une haute montagne, d’où ils
découvrent tous les peuples de la terre.
« Satan lui montre les Bretons à demi subjugués, et ne
conservant plus qu’une ombre de leur antique liberté ; la
Gaule désarmée ; la Germanie dans les ténèbres ; l’Italie
encore fumante du sang de ses citoyens, répandu par les
empereurs à la faveur des discordes civiles ; la Grèce se
débattant avec ses chaînes et souffrant impatiemment le
joug de la conquête ; les Parthes faisant effort du côté de
l’Asie ; les Scythes, qui déjà rassemblent leurs nombreux
bataillons, et menacent d’envahir les rives du Bosphore !…
et dans son propre pays, les proconsuls de Rome ! Hérode,
qui pour atteindre un seul enfant… les a tous voués à la
mort ; et Pilate, fonctionnaire pusillanime, qui bientôt
laissera répandre le sang innocent et qui s’en lavera les
mains !…
« Certes, en voyant le monde ainsi gouverné, Jésus aurait
bien pu s’écrier que ce n’était point par lui ni par son Père

1332
que les peuples étaient gouvernés de la sorte.
« Le tort de Béranger est de l’avoir dit sur un ton qui
n’était pas sérieux ; mais c’était dans une chanson… Vous
l’excuserez donc ; vous ne verrez pas dans l’expression
dont il s’est servi une interprétation contre laquelle il
proteste, une offense qui n’a jamais été dans sa pensée.
« Connaissez mieux son cœur, et vous rendrez plus de
justice à ses principes. Quand on attaque un auteur sur ce
qu’il a écrit, il ne faut pas prendre un passage isolé de ses
œuvres ; il faut chercher sa doctrine dans tout son livre. Or,
voici comment s’exprime Béranger, cet homme qui veut
insulter directement à Dieu ! cet athée, apparemment, car
quel homme, croyant en Dieu, voudrait cependant
l’outrager ?
« Dans le Dieu des bonnes gens il célèbre l’existence de
Dieu :

Il est un Dieu ; devant lui je m’incline,


Pauvre et content, sans lui demander rien…

(M. Dupin lit cette pièce en entier : la grandeur des idées,


la richesse de la poésie, et l’espèce d’enthousiasme qui
soutient cette lecture, ravissent les auditeurs. Le respect seul
peut empêcher les applaudissements d’éclater.)
« Dieu est miséricordieux :

1333
Mais quelle erreur ! non, Dieu n’est point colère :
S’il créa tout, à tout il sert d’appui.

« Il est juste :

Dieu qui punit le tyran et l’esclave,


Veut te voir libre, et libre pour toujours.

« Béranger croit à l’immortalité de l’âme.

Ah ! sans regret, mon âme, partez vite ;


En souriant, remontez vers les cieux.
. . . . . . . . . . . . . .
N’attendez plus, partez, mon âme,
Doux rayons de l’astre éternel.
. . . . Passez . . . . . .
Au sein d’un Dieu tout paternel.

« Ce Dieu pardonne les offenses ; il pardonne à la gaîté :

Dire au ciel : Je me fie,


Mon père, à ta bonté ;
De ma philosophie
Pardonne la gaîté.
Que ma saison dernière
Soit encore un printemps.
Eh ! gai ! c’est la prière
Du bon Roger Bontemps.

« Enfin il est une vie éternelle :

1334
Levez les yeux vers ce monde invisible,
Où pour toujours nous nous réunissons !

« Voilà, messieurs, l’impie que je défends ! voilà ce


mandataire de l’incrédulité ! On trouve dans ses vers le
symbole de notre croyance tout entier. Et si dans d’autres
couplets il dit, avec cette gaîté de nos pères, qui reste encore
permise à leurs enfants :

Tant qu’on le pourra, larirette,


On se damnera, larira,

il ne faut pas prendre cela au sérieux ; c’est le propre de la


chanson : elle admet,

Qu’au doux bruit des verres,


D’un dessert friand,
On chante et l’on dise
Quelque gaillardise
Qui nous scandalise
En nous égayant.

« Mais il est temps d’arriver au troisième chef


d’accusation : Le délit d’offense à la personne du roi.
« En abordant cette nouvelle question, remarquons
d’abord, messieurs, que ce qui est dit des rois en général ne
peut pas donner matière à procès. Il faut que l’écrit attaque

1335
la personne même du monarque ; que le trait qui lui est
lancé soit direct, et qu’il soit de nature à constituer une
offense.
« Une offense ! que dis-je ! dans la haute région où ils
sont placés, les rois devraient-ils se tenir offensés par des
chansons ? Et ne conviendrait-il pas mieux à leur auguste
caractère d’imiter ces triomphateurs romains qui, contents
de monter au Capitole, souffraient, sans se plaindre, les
refrains, souvent trop véridiques, des soldats qui marchaient
à côté de leur char ?
« Les ministres rendent-ils véritablement service au
prince en faisant intenter sous son nom de pareils procès ?
« Un roi d’Angleterre, voyant pendre quelques
garnements, demanda ce qu’ils avaient fait ? — Ce qu’ils
ont fait, sire, ils ont fait des vers contre vos ministres ! —
Les maladroits ! dit le monarque ; que n’en faisaient-ils
contre moi ! on ne leur eût rien dit.
« Nos ministres paraissent agir autrement. Chansonnés
qu’ils ont été, ils ont l’air de faire le sacrifice de leur propre
injure, mais ils veulent venger le roi (de la même manière
que les missionnaires et les capucins veulent venger Dieu).
En conséquence, procès pour offense à la personne du roi !
« Quel étrange système que celui de ces ministres !
vouloir à chaque instant que le roi ait été insulté ! On ne
peut leur adresser un seul reproche qu’aussitôt ils ne vous
accusent de manquer à la majesté royale ! La nation elle-
même est obligée d’entrer en explication avec eux ! et

1336
lorsque ses représentants ont élevé vers le trône une voix
noble et courageuse [28], ces généreux organes des
sentiments nationaux se voient réduits à l’étrange nécessité
d’avoir à repousser de fâcheuses interprétations.
« En Russie, en Angleterre, en Prusse, se plaint-on ainsi
qu’à chaque instant le souverain ait été offensé ? Dans les
cent-jours, qui ont paru si longs qu’on les a appelés le siècle
des cent-jours, avons-nous vu un seul procès de ce genre ?
Et pourtant c’était un usurpateur qui, sur la foi de son
armée, était venu se jeter au milieu d’un peuple resté
fidèle ! Pendant tout ce temps nous n’avons pas vu un seul
royaliste mis en jugement pour cris séditieux, ou pour
offense à la personne du maître ! Et depuis que le roi, objet
de nos respects, est rendu à l’amour de ses peuples, on ne
voit, au civil comme au criminel, que des procès où le nom
du roi est prononcé ! C’est l’ouvrage imprudent des
ministres. Non, ce n’est pas le roi qui veut tous ces procès.
S’il en était instruit, s’il savait qu’on plaide aujourd’hui
pour lui en réparation d’offenses, il dirait, avec la même
grandeur d’âme que cet empereur romain dont on avait
brisé la statue (empereur que je ne nomme pas dans la
crainte de prendre encore Titus pour Néron [29]) : Je ne me
sens point blessé.
« Mais n’allons pas chercher des leçons ailleurs que dans
notre propre histoire ; elle nous offre des exemples de tous
les genres d’héroïsme : interrogeons la vie de Louis XII. —
« Les courtisans déprimaient Louis XII ; s’efforçant de faire
passer sa vigilance et son économie pour une petitesse

1337
d’esprit et une avarice sordide, ils ne se donnèrent pas
même la peine de cacher leurs sentiments. — Ne pouvant le
faire changer par leurs plaintes, ils firent usage du ridicule,
arme toujours puissante sur l’esprit de la nation. Après cette
dangereuse maladie qui avait menacé les jours de Louis et
qui avait causé des alarmes si vives, une tristesse si
profonde à tous les vrais Français, des comédiens osèrent le
produire sur la scène, pâle et défiguré, la tête enveloppée de
serviettes, et entouré de médecins qui considéraient entre
eux sur la nature de son mal. S’étant accordés à lui faire
avaler de l’or potable, le malade se redressait sur ses pieds,
et paraissait ne plus sentir d’autre infirmité qu’une soif
ardente. Informé du succès de cette farce, Louis dit
froidement : J’aime beaucoup mieux faire rire les
courtisans de mon avarice, que de faire pleurer mon peuple
de mes profusions. — On l’exhortait à punir des comédiens
insolents : Non, dit-il, LAISSONS-LES SE DIVERTIR, pourvu
qu’ils respectent l’honneur des dames [30]. »
« Quand il s’agit de venger un roi, il faudrait avant tout
examiner ce qui est convenable ; quid deceat, quid non. Si
l’on avait poursuivi les comédiens de Louis XII, il y aurait
eu aussi un grand procès ; et, à la place de ce que je viens
de vous lire, nous trouverions dans nos archives un arrêt qui
aurait condamné les plaisants à la prison, ou même à la roue
(car alors les peines étaient arbitraires). Ce serait un acte de
sévérité, mérité peut-être ; mais ce ne serait pas un acte de
cette ineffable bonté qui a mérité à Louis XII le nom de
père du peuple.

1338
« Pour nous, examinons, puisque nous y sommes réduits,
ces fameux couplets où l’on prétend trouver une offense à
la personne du roi.

« Dans la chanson du Bon Dieu, se trouve le couplet


suivant :

Que font ces nains si bien parés,


Sur des trônes à clous dorés ?
Le front huilé, l’humeur altière,
Ces chefs de votre fourmilière
Disent que j’ai béni leurs droits,
Et que par ma grâce ils sont rois.
Si c’est par moi qu’ils règnent de la sorte,
Je veux, mes enfants, etc.

« L’auteur parle ici des rois en général ; ainsi rien de


personnel.

« Ces nains ; par rapport à Dieu, rien n’est grand.


« Trônes à clous dorés. Un homme qui ne méprisait point
la majesté royale disait. « Qu’est-ce qu’un trône ? Quatre
planches de sapin recouvertes de velours et garnies de
clous dorés. »

« Le front huilé serait une allusion au sacre, et ne pourrait


s’appliquer au roi qui n’a point encore été sacré.
1339
« Disent que j’ai béni leurs droits. Allégation de la
question politique dite du droit divin ; question longtemps
débattue et que nous n’avons point à résoudre ici.

« Par ma grâce : c’est là, dit-on, une satire de la formule


qui précède tous les actes de nos rois. — La réponse est
simple. Critiquer la formule des actes du gouvernement
n’est point offenser la personne du roi. Et même autrefois,
où le roi n’était pas aussi nettement qu’aujourd’hui
distingué de son gouvernement, voici un couplet qui prouve
qu’on pouvait sans crime transporter cette formule dans une
parodie :

Louis, par ta grâce de Dieu,


À tous les Français en tout lieu,
Savoir faisons par ces présentes,
Que nous nommons lettres-patentes,
Que notre âme le sieur Turgot,
Va raisonner tout comme un sot.

« M. Turgot ne s’en est point ému, et le couplet, loin de


nuire à la réputation du ministre, est resté pour attester sa
tolérance et sa générosité.
« La seconde chanson où l’on veut voir une offense à la
personne du roi est celle qui a pour titre l’Enrhumé. Le
sixième couplet est ainsi conçu :

1340
Mais la charte encor nous défend,
Du roi c’est l’éternel enfant ;
Il l’aime, on le présume
. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Amis, c’est là,
Oui, c’est cela,
C’est cela qui m’enrhume.

« On le présume ! doute injurieux, porte le réquisitoire,


doute fortifié par les deux lignes de points qui suivent, et
qui n’ont évidemment pour but que de fixer l’attention sur
ces mots on le présume !
« Répondons : ce couplet est le sixième ; il faut donc voir
ce que portent les cinq premiers. Or, ils sont consacrés à
signaler toutes les atteintes que les ministres [31], secondés
par les ventrus, ont portées à nos libertés publiques.
« Ce n’est qu’après cet exposé de notre situation qu’il
ajoute : mais la Charte encor nous défend. Oui, certes, elle
nous défend : du roi c’est l’immortel enfant ; elle nous
défendra longtemps, puisqu’elle est immortelle.
« Mais c’est ici que nous arrivons au doute : il l’aime, on
le présume : pourquoi dire seulement : on le présume ?
« Eh ! messieurs, n’accorderez-vous rien à la difficulté de
la rime. Tous les couplets finissent par ces mots : c’est là ce
qui m’enrhume. Si l’auteur, au lieu de dire, il l’aime, on le
présume, eût dit, il l’aime, j’en suis sûr, cela n’aurait rimé à
rien.

1341
« On veut incriminer le texte par les points… Cela me
rappelle le procès de M. Bavoux, où l’on incriminait les
ratures illisibles de son manuscrit.
« Tant que vous ne m’expliquerez pas pourquoi ces deux
lignes de points, a dit monsieur l’avocat-général, jamais je
ne croirai que l’intention de l’auteur ait été innocente.
« Eh bien ! croyez-le tant que vous voudrez ; mais il n’en
est pas moins vrai que vous croirez sans savoir : or, sans
savoir peut-on accuser ?
« Je veux bien essayer cependant d’expliquer ces deux
lignes de points. Je vais interpréter à mon tour ; je vais faire
le poète : mes vers seront mauvais, je le pense ; mais on
m’excusera si je les montre aux gens. Je suppose donc
qu’après ces mots :

Il l’aime, on le présume,

l’auteur ait ainsi rempli la lacune :

Que dis-je ? moi, j’en suis certain ;


Mais les ultras n’en croiront rien.

« On lui aura ensuite fait observer que cette


dénomination d’ultras est une qualification de parti ; il aura
supprimé les deux vers, et les aura remplacés par des
points… Voilà une explication ! Cent autres interprétations
sont possibles dans le sens de l’accusation ; mais aucune ne

1342
peut être admise, parce que toutes seraient divinatoires, et
qu’on n’accuse pas par induction ni par supposition.
« Enfin, messieurs, concevez-vous qu’on ait vu une
offense à la personne du roi dans le dernier couplet de la
chanson intitulée la Cocarde blanche ? »
M. Marchangy : « Je n’en ai pas parlé. »
M. Dupin. « Raison de plus pour que j’en parle, moi ; elle
est dans l’accusation, et je veux prouver tout le tort qu’on a
eu de l’y comprendre.

Enfin, pour sa clémence extrême,


Buvons au plus grand des Henris,
À ce roi qui sut, par lui-même,
Conquérir son trône et Paris.

« Il y a ici offense au roi ; mais c’est de la part de


l’accusation qui, dans l’éloge de Henri IV, a eu
l’inconvenance de voir une offense à la personne de Louis
XVIII.
« Le prince de Navarre, dans la chanson qui porte ce
nom, est un prince imaginaire ; on lui dit : Faites-nous des
sabots, plutôt que de monter sur le trône et de gouverner de
travers. Cette chanson n’offre rien d’offensant, puisqu’elle
n’a rien de personnel. Elle consacre un fait historique, ce
fait que Mathurin Bruneau n’était qu’un sot, qui dans sa
démence voulait se faire passer pour un descendant de la
maison de Bourbon.

1343
« J’arrive au dernier chef d’accusation.
« On le fonde sur une seule chanson, le Vieux Drapeau :
« Cette chanson, dit l’auteur en tête du premier couplet,
cette chanson n’exprime que le vœu d’un soldat qui désire
voir la Charte constitutionnelle placée sous la sauvegarde
du drapeau de Fleurus, de Marengo et d’Austerlitz. Le
même vœu a été exprimé à la tribune par plusieurs députés,
et entre autres par M. le général Foy, dans une
improvisation aussi noble qu’énergique. »
« En effet, on se rappelle qu’à la séance du 7 février
1821, cet orateur guerrier, qu’animaient alors comme
toujours le patriotisme et la gloire, s’est écrié : « Mais si
jamais, dans sa profonde sagesse, le roi revenait sur sa
détermination première ; si l’auguste auteur de la Charte
rétablissait le signe que nous avons porté pendant un quart
de siècle, assurément, messieurs, ce ne seraient pas les
ombres de Philippe-Auguste et de Henri IV qui
s’indigneraient, dans leurs tombeaux, de voir les fleurs de
lis de Bouvines et d’Ivry sur le drapeau d’Austerlitz. »
« Voilà certainement une idée grande, noblement
exprimée, et qu’il appartenait à un général français
d’émettre avec cette chaleur d’âme qui caractérise la
véritable éloquence. C’est cette même idée que le poëte a
ressaisie, et qu’il a reproduite dans les strophes consacrées
au Vieux Drapeau.

1344
« Il a voulu, comme le général Foy, proposer l’alliance
du passé avec le présent. La preuve, c’est qu’il dit :

Rendons-lui le coq des Gaulois.

« Certes ce n’est point là l’aigle de l’empire, d’autant


mieux qu’il dit un peu plus haut que

Cet aigle est resté dans la poudre.

« Mais, dit monsieur l’avocat-général, ce coq est celui de


la république. La république a pu le prendre en effet : mais
M. de Marchangy est trop versé dans les antiquités
gauloises, pour ignorer que longtemps avant qu’il fût
question de république, le coq figurait dans les emblèmes
de la nation française. Le coq des Gaulois ne signifie donc
pas le coq des républicains [32].
« Qu’a voulu l’auteur ? marier deux époques, confondre
des souvenirs, unir les Francs et les Gaulois, et non pas
armer la république contre la monarchie.
« J’en trouve la preuve dans ce qu’il dit avec tant de
verve dans une autre chanson, ayant précisément pour titre :
les Francs et les Gaulois :

Gai, gai, serrons nos rangs,


Espérance
De la France ;

1345
Gai, gai, serrons nos rangs,
En avant, Gaulois et Francs.

Serrons nos rangs ne signifie pas faisons la guerre civile. —


Mais il dit, en parlant de ce drapeau, déployons-le ; donc il
excite à le déployer actuellement… — Remarquez donc
aussi qu’il dit : déployons-le sur la frontière : ce n’est donc
pas le drapeau de la guerre civile, mais celui de la guerre
étrangère.
« Monsieur l’avocat-général a prétendu qu’il s’agissait
des frontières d’Italie et d’Espagne, et que ce funeste
drapeau était destiné à rapporter dans ses plis la guerre, la
peste et l’anarchie. Ce serait bien le cas, j’espère, de faire
intervenir ici les couplets qui ont pour titre Halte-là ! ou le
Danger des interprétations. Cette phrase est de pure
imagination ; c’est une déclamation qui n’exige aucune
réponse.
« Mettez de côté les commentaires, messieurs les jurés,
lisez le Vieux Drapeau, et vous reconnaîtrez sans peine que
ce n’est point une provocation au crime. Sans doute, le
poëte y exprime des regrets… des désirs… mais il ne fait
point un appel à la sédition, et il faut que les ministres
soient bien vindicatifs et bien irrités qu’on ait mis leurs
initiales dans quelques couplets ; il faut que leur haine
contre Déranger soit bien violente, pour qu’ils aient ainsi
voulu transformer l’expression d’un sentiment permis en
une provocation à la révolte. Aman, le farouche Aman, a-t-

1346
il donc fait traduire au banc d’Assuérus le patriotique auteur
du Cùm recordaremur Sion ?
(L’avocat résume en peu de mots sa discussion, et
termine en ces termes) :

« Après avoir réfuté successivement les divers chefs


d’accusation, il ne me reste, messieurs, qu’à ramener votre
attention sur le caractère du livre et la personne de l’auteur.
« Peu de gens peuvent dire avec autant d’assurance que
lui : « C’est parce que je ne crains point qu’on examine mes
mœurs, que je me suis permis de peindre celles du temps
avec une exactitude qui participe de leur licence. »
« Il aime la liberté, il l’aime avec passion :

Lisette seule a le droit de sourire,


Quand il lui dit : Je suis indépendant.

« D’ailleurs (dit-il encore lui-même), en frondant


quelques abus qui n’en seront pas moins éternels, en
ridiculisant quelques personnages à qui l’on pourrait
souhaiter de n’être que ridicules, ai-je insulté jamais à ce
qui a droit au respect de tous ? Le respect pour le souverain
paraît-il me coûter ? »
« Ses chansons ont déplu aux dépositaires du pouvoir…
C’est tout simple : « La chanson est essentiellement du parti
de l’opposition » (Préf., p. LXXIII) ; et ces messieurs n’en
veulent supporter aucune.
1347
« Chacun pourtant résiste à sa manière à ce qui peut
dégénérer en oppression : les uns par des livres, d’autres par
des discours, celui-là par une pétition, celui-ci avec un
couplet. Tel est Béranger :

Oui, je suis un pauvre sauvage


Errant dans la société,
Et pour repousser l’esclavage,
Je n’ai qu’un arc et ma gaîté.

« De telles armes n’ont jamais paru séditieuses, jusqu’ici


du moins !
« Du reste, peut-on dire qu’il ait, dans ses couplets, fait
preuve de noirceur ou de méchanceté ? Non, il n’a jamais
attaqué les particuliers, il a respecté leurs personnes, leurs
mœurs ; il n’a attaqué que les actes du pouvoir, quand il a
cru voir que les fonctionnaires qui en étaient revêtus en
abusaient contre la liberté publique. Un seul mot suffirait
pour peindre son caractère. On lui proposait de composer
une chanson contre un grand personnage alors en disgrâce,
on lui indiquait la matière des couplets. — À la bonne
heure, dit-il, quand il sera ministre.
« Cette conduite répond assez aux calomnies dont il s’est
vu l’objet : on a profité de son procès pour faire courir, sous
son nom, des chansons atroces que son cœur repousse plus
encore que son talent ne les désavoue.
« On lui a prêté des idées de vengeance…, qui
n’entrèrent jamais dans sa pensée.

1348
« Il s’est peint lui-même dans ses vers :

Je ne sais qu’aimer ma patrie.


. . . . . . . .
Je n’ai flatté que l’infortune.

J’aime à fronder les préjugés gothiques


Et les cordons de toutes les couleurs,
Mais, étrangère aux excès politiques,
Ma liberté n’a qu’un chapeau de fleurs.
Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je ris et bois sans gêne ;
Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content, je roule mon tonneau.

« Briserez-vous, messieurs, ce modeste asile que sut


respecter un conquérant ? Troublerez-vous une existence
paisible qui s’écoule tranquillement au sein de la plus douce
et de la plus pure amitié ? Partagerez-vous l’indignation
qu’on a voulu vous inspirer contre un pauvre chansonnier ?
Ajouterez-vous à la rigueur anticipée d’une destitution dont
rien ne justifie du moins la précipitation ? Allez-vous
sérieusement encourir, aux yeux d’un public malin, le
reproche (j’ai presque dit le ridicule) d’avoir transformé des
chansons en crime d’état ?
« Confondrez-vous ainsi les idées et les principes en ne
mettant aucune distinction entre le vaudeville et les autres
genres de compositions littéraires ou scientifiques ? — Ah,

1349
messieurs ! si l’on eût déféré une pareille cause au jugement
de nos bons aïeux, ils auraient secoué la tête, en murmurant
entre leurs dents : Chansons que tout cela ! et ils eussent
ainsi fait preuve d’esprit autant que de justice. »

M. Marchangy réplique dans les termes suivants :


« Le défenseur du sieur de Béranger a plus d’un genre de
talent, sans doute ; mais celui qu’il affectionne davantage,
c’est cette facilité de plaisanterie, cette intarissable
surabondance de digressions et d’épisodes, en un mot, cette
élocution anecdotique dont il a donné tant de preuves au
barreau. Il n’est guère de procès politiques, et surtout de
délits de la presse, qui n’aient été égayés par lui plus qu’on
ne l’en eût cru susceptible. Il était donc naturel qu’il sentît
redoubler sa vocation dans une cause dont son client semble
s’être promis de chansonner tous les actes : il y avait donc
ici nécessité d’être plaisant, et le rire était forcé.
« Si les principes et les lois étaient des biens privés dont
on pût disposer pour prix du plaisir qu’on reçoit, vous seriez
désarmés, parce que vous auriez souri ; mais vous n’êtes
que dépositaires et comptables des intérêts que la société
vous a remis. Vous n’êtes point venus dans cette enceinte
chercher une récréation, mais remplir un devoir. Dès lors
qu’ont de commun la gaîté et le sentiment de ce devoir ?
qu’ont de commun l’austérité de vos fonctions et l’hilarité
d’un auditoire oisif qu’attire ici un frivole instinct de
curiosité ?

1350
« Le défenseur a tracé un vaste cercle autour du vrai
point de la cause, et s’y est égaré sans cesse. Il a cru
disculper le prévenu en citant mille ouvrages dont les
auteurs n’auraient pas été punis. C’est moins une défense
qu’une évasion ; c’est dans sa propre cause qu’il faut
chercher sa justification, et non dans la cause d’autrui.
« À l’entendre, c’est la première fois qu’on punit un
chansonnier ; jamais avant la révolution, dit-il, on n’osa
attaquer les privautés de la chanson. Quand il serait vrai que
les licences fussent restées impunies à cette époque, il nous
semble que tout ce qui s’est passé dans la révolution n’est
pas tellement favorable, qu’on puisse prendre pour exemple
tout ce qui s’est fait avant. La chanson peut avoir sa part
dans tous les écrits qui concoururent à la funeste abolition
des respects consécrateurs de l’autel et du trône, car enfin la
révolution n’est pas tout entière dans les journées du 14
juillet, du 10 août, du 21 janvier ; elle est dans tous les
principes qui l’ont préparée ; et il faudrait nous croire
encore plus incorrigibles que nous ne le sommes, pour nous
proposer de suivre les antécédents de nos troubles civils.
« Au surplus, c’est une grande erreur de penser que
jamais la chanson ne fut réprimée. On disait autrefois de
notre vieux gouvernement que c’était une monarchie
tempérée par des chansons. Depuis, l’état a trouvé des
garanties d’une tout autre importance, et la chanson pourrait
sans inconvénient abdiquer l’exercice de ses fonctions
politiques ; et cependant, avant la révolution même, son
émancipation en ce genre n’était point illimitée : elle était

1351
punie par un mode administratif, mode arbitraire, sans
doute ; et, malgré l’avantage qu’il avait d’épargner l’éclat
scandaleux de la publicité, on devait lui substituer une
procédure judiciaire et libre : c’est surtout à des jurés qu’il
appartient de statuer sur les abus dont la société peut
s’alarmer. La cour d’assises a donc succédé aux lettres de
cachet et à l’exil, qui plus d’une fois firent expier la
témérité d’une verve satirique et licencieuse.
« Pendant la révolution, fut-on plus indulgent peur les
chansons ? Il faut distinguer : on encourageait, on soldait
les hymnes sanguinaires et ces chants funèbres préludes des
massacres, et ces airs sacrilèges hurlés autour des
échafauds ; mais on punissait de mort quiconque osait
chanter Ô Richard ! ô mon roi ! et Vive Henri IV !
« On a fait l’éloge de l’indulgente patience de
Buonaparte pour les chansons qui contenaient de critiques
allusions à sa puissance ; il est vrai que jamais il ne déféra
un chansonnier aux tribunaux, car il avait adopté contre
ceux qui essayaient sur lui l’épigramme un genre de
punition tout nouveau : il supposait qu’ils avaient perdu
l’esprit, et il les faisait jeter, sans forme de procès, dans les
loges de Charenton ou les cabanons de Bicêtre.
« Mais le défenseur veut qu’on loue le sieur Béranger
d’avoir lui-même risqué de dures vérités contre ce chef
despotique. Qu’a-t-il donc osé lui dire ? Lui a-t-il dit qu’il
fallait substituer à ces aigles dévorantes l’antique drapeau
des lis ? A-t-il dit que l’église, dont ce conquérant eut au
moins le mérite d’avoir rouvert les portes, n’était que l’asile

1352
des cuistres ? A-t-il dit que c’était à tort que Napoléon
faisait précéder ses actes de la formule de par la grâce de
Dieu et la constitution de la république ? Non, messieurs ;
l’indépendance du sieur de Béranger n’a pas été jusque-là
sous le gouvernement d’alors ; mais il a composé la
chanson du Roi d’Yvetot, où le microscope de la police
impériale ne put trouver matière à réprimande.
« Au surplus, toutes ces digressions où nous entraîne sans
cesse la plaidoirie évasive du défenseur, sont étrangères à la
question qu’il a cachée sous un amas de faits parasites et
superflus ; cette question est dans les trois points que nous
avons recommandés à votre attention.
« Le premier était relatif aux atteintes à la morale
publique et religieuse. On prétend que nous avons voulu
venger les prêtres, les missionnaires et le Concordat. Il
serait sans doute préférable qu’ils fussent respectés,
puisqu’ils tiennent à la religion ; mais nous n’avons pas le
droit d’être si exigeants. Puisque la loi parle de la morale
religieuse, distinguons donc ce qui n’est qu’accessoire à la
religion d’avec ce qui forme son essence ; distinguons ses
rites, ses solennités et ses ministres, de ses dogmes éternels
et de ses préceptes invariables. La morale religieuse est
celle qui est en harmonie avec l’idée d’un Dieu
rémunérateur et juge suprême, avec des craintes et des
espérances d’un ordre surnaturel, c’est-à-dire avec le dogme
sacré des récompenses et des peines. Le défenseur lui-
même adopte cette définition ; il pense que la morale
religieuse a pour fondement la croyance d’un être éternel

1353
appréciateur de nos actions. Eh bien ! quelle idée a-t-il
donnée de cet être incommensurable et sublime ? Eh quoi !
les païens eux-mêmes savaient revêtir leurs faux dieux des
plus magnifiques attributs ; Platon appelle Jupiter le plus
grand architecte du monde ; Homère dit que ce Dieu
ébranlait l’univers du seul mouvement de ses sourcils ; et
c’est parmi nous que le Dieu des chrétiens, qui d’une parole
créa la lumière, qui mesura la mer dans sa main, pesa les
montagnes, et de son souffle vivifiant fit éclore tout ce qui
pare la nature ; c’est parmi nous que ce Dieu est représenté
comme un être machinal et stupide, qui met le nez à sa
fenêtre en s’éveillant, et déclare qu’il est étranger à tout ce
qui se passe ici-bas, que chacun peut y vivre à son gré sans
redouter ses jugements !
« On vous a dit, sur le chef des offenses commises envers
la personne du roi, qu’il devait les pardonner. Eh ! que n’a-
t-il pas pardonné en effet ! Mais est-ce donc à nous à faire
les honneurs de son inépuisable clémence ? Est-ce à nous,
chargés de faire exécuter une loi qui punit les offenses dont
il s’agit, d’usurper le droit de grâce qui est le plus bel
apanage de la royauté ?
« On prétend que l’auteur a voulu seulement attaquer les
ministres et non le roi ; mais nous ne pensons pas qu’on
puisse appliquer aux ministres les vers où le sieur de
Béranger parle de ces nains si bien parés, sur des trônes à
clous dorés, qui, le front huilé, l’humeur altière, disent que
Dieu a béni leurs droits, et qu’ils sont rois par sa grâce ; ce
qui n’est pas vrai.

1354
« Sur le dernier chef de prévention, on vous dit que la
chanson du Vieux Drapeau n’est que la traduction d’une
phrase prononcée à la tribune de la Chambre des députés. Il
y a une sorte de lâcheté et de mauvaise foi à se cacher ainsi
derrière l’inviolabilité des députés : d’ailleurs, un vœu émis
à l’une des deux Chambres n’est qu’une proposition qui
sous-entend une discussion préliminaire et l’action des trois
pouvoirs. Mais le sieur de Béranger, de son propre
mouvement, provoque dès à présent l’exhibition du drapeau
tricocole. Qu’il fasse l’éloge de la gloire militaire dont ce
drapeau a été le témoin, nous dirons avec lui que cette
gloire est un patrimoine commun et que nous en avons
besoin pour nous sauver de la honte de nos égarements
politiques ; le délit n’est donc pas dans cet éloge, mais dans
la provocation au port d’un signe de ralliement prohibé ; car
ce signe de ralliement n’a pour objet que d’opérer une
scission militaire, et d’opposer l’étendard de la sédition à
l’étendard légitime : »

Après avoir réfuté rapidement tous les moyens du


défenseur, M. Marchangy termine par ces mots [33] :

« Si l’on réduisait à sa juste valeur tout ce qui peut se dire


en faveur des chansons du sieur de Béranger, on ne
trouverait, en définitive, que cet étrange argument pour
toute défense : Ces poésies sont, il est vrai, obscènes,
impies, séditieuses ; mais ce sont des chansons : elles
peuvent ravir à la jeune fille sa pudeur, à l’épouse sa
1355
chasteté conjugale, au chrétien sa foi, au soldat sa fidélité,
au pauvre ses consolations ; mais ce sont des chansons :
elles prodiguent le sarcasme et la dérision, non seulement
aux ministres de l’église, mais encore à tous ceux qui s’y
rassemblent pour prier ; elles essaient de glacer par le
ridicule des pratiques religieuses déjà ralenties par le
scepticisme et l’indifférence ; mais ce sont des chansons :
elles jettent dans les cœurs ces folles semences qui ne
peuvent produire que l’amertume ; elles attisent une sorte
de défiance et de haine entre toutes les classes de la
société ; mais ce sont des chansons : elles excitent à
déployer, comme signe de ralliement et de révolte, ce
drapeau qu’il ne faudrait déployer que pour sécher le sang
et les larmes dont il est abreuvé ; mais ce sont des chansons.
« Ce langage, messieurs, serait imprudent et irréfléchi
dans la bouche des gens du monde, mais il serait une lâche
apostasie dans la nôtre, puisque nous devons faire exécuter
les lois ; et il serait un parjure dans la vôtre, puisque vous
avez juré de prononcer en votre âme et conscience sur les
faits qui vous seront soumis. »

M. Dupin réplique en ces termes :

« Messieurs, j’aurais bien mal connu l’esprit de mon


ministère, si je n’avais appuyé la défense de mon client que
sur des futilités et des plaisanteries. Personne ne sent plus
vivement que moi tout ce qu’a de grave la position d’un

1356
accusé ; personne n’est moins disposé à traiter légèrement
une semblable situation.
« Mais a-t-on été fondé à m’adresser un tel reproche ?
Étaient-ce donc des plaisanteries, ces considérations
générales sur la distinction des diverses compositions
littéraires, et l’esprit suivant lequel il fallait juger chacune
d’elles ? Était-ce un jeu que la question de prescription ?
Traitera-t-on de futilité ces immortelles définitions de la
morale publique et religieuse ? et cette interprétation
donnée du vrai sens de la loi de 1819, est-ce parce qu’elle
était futile, que monsieur l’avocat-général n’y a pas
répondu ? est-ce par le même motif qu’il n’a pas même
essayé de réfuter l’argument, imprévu sans doute, que j’ai
tiré du nouveau projet de loi ? Enfin, manquait-elle de la
gravité convenable, cette discussion préliminaire sur le
troisième chef d’accusation, pour faire ressortir
l’inconvenance des procès aussi fréquents que peu réfléchis,
qu’on intente depuis quelque temps au nom du roi ?
« Sans doute, et lorsqu’il m’a fallu descendre de la
hauteur des principes aux applications, j’ai pu faire usage
de la plaisanterie ; l’accusation elle-même m’y conviait. Le
sérieux de ma part eût été une acceptation de tous les
reproches adressés à mon client.
« J’avais à commenter des couplets de chanson.
L’accusation avait pris à tâche de tout incriminer, de tout
rembrunir : j’ai dû au contraire rendre à ces couplets leur
véritable caractère ; et pour cela il ne fallait pas que le
commentaire fût plus lourd que le texte.

1357
« Je n’ai, dit-on, justifié mon client des impuretés qui lui
étaient reprochées que par l’exemple d’auteurs dont la
licence aurait été égale à la sienne. Et à cette occasion, lieu
commun sur le débordement des mœurs dans les temps qui
précédèrent la révolution, etc., etc.
« Je ne nie pas ce débordement ; je pourrais même
prendre acte de l’aveu qui en est fait, pour en conclure,
contre d’autres assertions, que nos mœurs se sont
améliorées depuis la révolution. Mais je ferai seulement
remarquer que je n’ai pas allégué ces exemples pour en
inférer que, d’autres ayant mal fait, Béranger avait pu mal
faire aussi : je les ai seulement cités pour prouver qu’il
n’avait pas excédé les bornes du genre ; et je me suis fait
une autorité de ces exemples, précisément parce qu’ils
étaient empruntés à des personnes dont le rang et le
caractère semblaient offrir la plus haute garantie. Je n’ai
cité Collé que par occasion, et seulement pour faire
remarquer que l’impunité de son livre tenait à la qualité de
l’éditeur (qui a l’honneur d’être censeur).
« On a contesté à Béranger le mérite d’avoir montré du
courage en faisant son Roi d’Yvetot. Cette chanson, a-t-on
dit, ne s’appliquait point à Napoléon. — C’est nier un fait
constant. C’est la science de tout Paris que cette chanson fut
faite contre lui, à une époque dont tant de gens semblent
avoir perdu la mémoire, où tout rampait, tout flattait, tout
servait… plusieurs même adoraient !…
« Revenant sur le chef d’outrage à la morale publique et
religieuse, on a reproché à Béranger de n’avoir pas parlé de

1358
Dieu comme en ont parlé Platon et tant d’autres…
« Il ne s’agit pas de savoir si Béranger a parlé aussi bien
que Platon ; il s’agit de savoir s’il a outragé la Divinité : or
j’ai prouvé que non, et démontré que Béranger, en
respectant la morale religieuse, n’avait attaqué que les
travers et les ridicules de certains ministres. En effet,
attaquer les abus, c’est respecter la chose. L’Écriture Sainte
le dit positivement [34] ; et si vous lisez saint Jérôme, vous y
trouverez des mercuriales bien plus fortes que les traits qu’a
pu lancer Béranger [35]. Du reste, je vous ai fait connaître
ses principes religieux ; il ne vous est plus permis de
révoquer en doute son respect pour la Divinité ; mais vous
savez aussi quel est son Dieu : ce n’est pas celui de la
vengeance, c’est le Dieu des bonnes gens.
« On a voulu écarter des ministres chansonnés par
Béranger, et de quelques autres individus qui se trouvent
dans le même cas, le reproche d’avoir agi avec passion et
par ressentiment. Sont-ce les ministres, a-t-on dit, qu’on a
voulu chansonner dans le couplet Que font ces nains ?
Sont-ce les ministres, ou d’autres, qu’on a voulu offenser
par les deux lignes de points qui se font remarquer dans les
couplets de l’Enrhumé ?
« Ah ! sans doute, ceux que Béranger a offensés n’ont
pas eu la maladresse d’agir à découvert ! Ils n’avaient garde
de venir vous dire ingénument : C’est nous qu’on a voulu
célébrer dans ce couplet… Cette lettre que vous voyez,
cette majuscule, cette initiale, eh bien ! c’est la première
lettre de mon nom ! Vengez-moi. Mais les uns se sont
1359
appuyés du nom de Dieu, et les autres de la personne du roi,
afin de ne paraître défendre que la cause des bonnes mœurs,
de la religion et de la légitimité. Voilà le langage détourné
de l’homme qui dissimule son ressentiment pour mieux
venger son injure : il n’ose s’en plaindre, mais elle vit au
dedans de lui-même, vivit sub pectore vulnus.
« L’exemple de Louis XII était embarrassant. Monsieur
l’avocat-général a dit que de pareils écrits n’étaient pas
rares dans notre histoire, et il a ajouté que, si le roi pouvait
pardonner, le devoir des magistrats n’en était pas moins de
poursuivre.
« J’en conviens, en matière ordinaire, lorsqu’il s’agit, par
exemple, d’un vol, d’un meurtre. Mais en matière
d’offenses personnelles, je dis que la personne devrait
toujours être consultée pour savoir si l’on fera un procès en
son nom. Cela est vrai des particuliers, des corps ; il ne
suffit pas qu’ils aient été offensés, il faut encore qu’il leur
convienne de s’en plaindre. On ne peut agir d’office pour
leur procurer une satisfaction qu’ils ne demandent pas ; il
en devrait être de même, à plus forte raison, des rois. Du
temps de Louis XII aussi, il y avait des magistrats qui
savaient accuser au besoin, et pourtant ils ne se croyaient
pas dispensés de consulter le roi lorsqu’il s’agissait de sa
personne. On pressait Louis XII de faire punir… il ne le
voulut pas. De tels traits, dit-on, ne sont pas rares. J’ajoute
qu’il n’y a pas d’inconvénient à les multiplier ; et certes il
eût mieux valu ajouter à l’histoire une page comme celle de
Louis XII, que d’y ajouter une page de ridicule, parce qu’il

1360
paraîtra inconcevable qu’à l’époque où nous nous trouvons
on ait rassemblé douze jurés, occupé toute une cour, enlevé
des magistrats et des citoyens à de graves ou d’utiles
occupations, pour prononcer sur des couplets de chansons.
« Vainement direz-vous : Mais l’une d’elles excitait à la
révolte !… J’ai déjà prouvé que non.
« Qu’est-ce que provoquer au crime ? C’est exhorter
ouvertement à le commettre, c’est dire : Prenez, partez,
marchez. »

Monsieur l’avocat-général. « Il dit : Déployons-le. »

Me Dupin (avec feu) : « Ajoutez donc sur la frontière. Eh


quoi ! lorsqu’un sens généreux s’offre à la pensée ; quand
les termes ne présentent aucune équivoque ; quand la
défense est appuyée sur l’explication donnée par l’auteur
lui-même, n’est-il pas inouï qu’on s’attache obstinément à
un sens détourné et que l’on se consume en efforts pour
rendre criminel ce qui est innocent ? Ne serait-il pas temps
enfin de renoncer à ce système funeste d’interprétation, de
conjecture et d’insinuations perfides, incessamment
démenties par ceux dont on veut à toute force traduire la
pensée ?
« C’est avec la même exagération, messieurs, qu’on a
terminé par vous offrir une longue énumération des
malheurs qu’on veut attacher à la publication des chansons
de Béranger. Elles peuvent ravir, vous a-t-on dit, à la jeune
1361
fille sa pudeur, à l’épouse sa chasteté conjugale, au
chrétien sa foi, au soldat sa fidélité, au pauvre ses
consolations.
« Non, messieurs, elles n’enlèveront rien à personne ;
elles ne produiront pas ces sinistres effets ; elles
n’inspireront que la gaîté ; et ceux à qui elles déplaisent
auront seulement à se reprocher d’avoir accru la vogue de
ces chansons, et de l’avoir rendue plus durable par une
accusation aussi étrange qu’irréfléchie. »
M. Larrieux, président, résume les moyens d’accusation
et de défense, avec une fidélité et une impartialité
remarquées par tous les esprits. Il termine son résumé par la
lecture des questions suivantes :

PREMIÈRE QUESTION.

Pierre-Jean de Béranger est-il coupable d’avoir commis


le délit d’outrage aux bonnes mœurs, en composant, faisant
imprimer, publiant, vendant et distribuant un ouvrage en
deux volumes, ayant pour titre Chansons, et renfermant
notamment les chansons ayant pour titre la Bacchante, tome
1er, page 4 ; ma Grand’mère, tome 1er, page 20 ; Margot,
tome 1er, page 201 [36] ?

DEUXIÈME QUESTION.

1362
Pierre-Jean de Béranger est-il coupable d’avoir commis
le délit d’outrage à la morale publique et religieuse, en
composant, faisant imprimer, publiant, vendant et
distribuant un ouvrage en deux volumes, ayant pour titre
Chansons, et renfermant notamment les chansons
suivantes : 1° Deo Gratias d’un Épicurien, tome 1er, page
38 ; 2° la Descente aux Enfers, tome 1er, page 51 ; 3° mon
Curé, tome 1er, page 142 ; 4° les Capucins, tome II, page
67 ; 5° les Chantres de paroisse, ou le Concordat de 1817,
tome II, page 113 ; 6° les Missionnaires, tome II, page 7 ; 7°
le Bon Dieu, tome II, page 63 ; 8° le troisième couplet de la
chanson intitulée la Mort du roi Christophe, tome II, page
75 ?

TROISIÈME QUESTION.

Pierre-Jean de Béranger est-il coupable d’avoir commis


le délit d’offense envers la personne du roi, en composant,
faisant imprimer, publiant, vendant et distribuant un
ouvrage en deux volumes, ayant pour titre Chansons ; ledit
ouvrage renfermant notamment, 1° le septième couplet de
la chanson intitulée le Prince de Navarre, ou Mathurin
Bruneau, tome II, page 318 ; 2° le quatrième couplet de la
chanson intitulée le Bon Dieu, tome II, page 93 ; 3° le
sixième couplet de la chanson intitulée l’Enrhumé, tome II,
page 53 ; 4° le dernier couplet de la chanson ayant pour titre
la Cocarde blanche, tome II, page 47 ?

1363
QUATRIÈME QUESTION.

Pierre-Jean de Béranger est-il coupable d’avoir provoqué


au port public d’un signe extérieur de ralliement non
autorisé par le roi, en composant, faisant imprimer,
publiant, vendant et distribuant un ouvrage en deux
volumes, ayant pour titre Chansons, et renfermant
notamment la chanson intitulée le Vieux Drapeau, tome II,
page 66 ?

Le jury se retire dans la chambre des délibérations. Il est


quatre heures et un quart ; à cinq heures, la sonnette du jury
annonce que sa délibération est formée. Les jurés sont
introduits dans la salle. La cour reprend séance.

Le président : Messieurs les jurés, quel est le résultat de


votre délibération ?
Le chef du jury, la main étendue sur la poitrine : Sur mon
honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les
hommes, la déclaration du jury est :
Sur la première question, non, le prévenu n’est pas
coupable ;
Sur la deuxième question, oui, le prévenu est coupable, à
la majorité de sept contre cinq ;
Sur la troisième question, non ;

1364
Sur la quatrième question, oui, à la majorité de sept
contre cinq.

La cour se retire pour en délibérer, et dix minutes après,


le président prononce l’arrêt suivant :
« La cour, après en avoir délibéré aux termes de l’article
351 du Code d’instruction criminelle et de la loi du 24 mai
1821, déclare se réunir à l’unanimité à la majorité du jury
sur les deuxième et quatrième questions. »
Le greffier donne une nouvelle lecture de la déclaration
du jury et de l’arrêt de la cour.
M. l’avocat-général requiert l’application de la loi.

Le président : Le prévenu ou ses défenseurs ont-ils


quelques observations à faire sur l’application de la peine ?
Me Dupin : Monsieur le président, je ferai seulement
observer que ce ne sont que des chansons, et que rien ne
peut faire que ce n’en soit pas.

La cour se retire de nouveau à la chambre du conseil ; et,


après quelques minutes de délibération, la cour étant rentrée
à l’audience, M. le président lit l’arrêt suivant :

« Considérant que le fait de provocation au port public


d’un signe extérieur de ralliement non autorisé par la loi ou

1365
par des règlements de police, déclaré constant par la
quatrième question, n’est qualifié ni crime ni délit par la
loi ; vu l’article 364 du Code d’instruction criminelle,
déclare le sieur de Béranger absous du dernier chef de
prévention contenu et déclaré constant en la quatrième
question.
« Sur la deuxième question résolue affirmativement, vu
les articles 1er et 8 de la loi du 17 mai, et l’article 26 de la
loi du 26 mai (desquels articles il a été donné lecture par le
président), condamne de Béranger en trois mois de prison,
500 fr. d’amende, en l’affiche et l’impression de l’arrêt, au
nombre de mille exemplaires, à ses frais, déclare la saisie de
l’ouvrage, en ordonne la suppression, et la destruction des
exemplaires saisis et de ceux qui pourraient l’être
ultérieurement.

1. ↑ De ce nombre étaient MM. Larrieux, président de la cour d’assises, et


Cottu, conseiller.
2. ↑ Tome II, page 53.
3. ↑ Tome I, page 216.
4. ↑ Tome I, page 309.
5. ↑ Tome II, page 7.
6. ↑ Tome I, page 267.
7. ↑ Tome II, page 63.
8. ↑ Le second chef avait pour objet le délit d’offense à ta personne du roi.
Il paraît que M. l’avocat-général n’a pas jugé à propos de donner cette
partie de son manuscrit au Moniteur. Nous ne nous permettrons pas d’y
suppléer.
9. ↑ Tome II, page 66.
10. ↑ Ici M. l’avocat-général a donné lecture d’une lettre du ministre de la
police (M. Mounier), qui dénonce cette chanson comme ayant été
répandue et chantée dans les casernes.

1366
11. ↑ Tome II, page 7.
12. ↑ Le Christ est placé au-dessus du tribunal où siège la cour.
13. ↑ Claude de Seyssel, archevêque de Turin, auteur d’une bonne Histoire
de Louis XII et du livre de la Monarchie française. Il est très remarquable
que dans ce livre, imprimé en 1519, l’auteur met le parlement au-dessus
du roi.
14. ↑
. ......... ....... .. Ridiculum acri
Fortius ac melius magnas plerumque secat res.
15. ↑
.... Dans leurs dédales infernaux
J’entends Cerbère et ne vois point Minos.
16. ↑ Et, jusqu’à je vous hais, tout se dit tendrement.
17. ↑ Refrain d’une chanson de M. de Béranger, intitulée Ma première visite
au Palais-de-Justice.
18. ↑ Cela rappelle le trait de ce chirurgien de village, qui, après avoir décrit
minutieusement jusqu’aux moindres contusions qu’il avait remarquées
sur un cadavre qu’il était chargé de visiter, ajoutait après la clôture de son
procès-verbal : Plus, un bras cassé, dont nous ne nous étions pas d’abord
aperçus.
19. ↑ Numéro du 12 novembre 1821. Il faut lui en savoir gré.
20. ↑ Tome II, page 37.
21. ↑ Expression de M. le garde des sceaux.
22. ↑ Voyez le projet de loi sur ceux qui insulteront les classes, à moins qu’on
n’ait voulu dire les castes…
23. ↑ On n’avait pas le texte même de l’Écriture pour le citer à l’audience ; le
voici :
« En même temps une femme de la ville, qui était de mauvaise vie,
ayant su que Jésus était à table chez Simon le Pharisien, y vint avec un
vase d’albâtre plein d’huile et de parfum ; et, se tenant derrière lui à ses
pieds, elle commença à les arroser de ses larmes et les essuyait avec ses
cheveux ; elle les baisait et y répandait ce parfum. Ce que le Pharisien
qui l’avait invité, considérant, il dit en lui-même : Si cet homme était
prophète, il saurait que celle qui le touche est une femme de mauvaise
vie. Alors Jésus, prenant la parole, » fait ressortir tout ce qu’a de touchant
l’humble dévouement de la Madeleine, et il ajoute : « C’est pourquoi je
vous déclare que beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu’elle a
beaucoup aimé. »

1367
(Évangile selon saint Luc, chapitre VII, v. 37 et suiv. Traduction de
Sacy.)
24. ↑ À l’accusatif.
25. ↑ L’intolérance est fille des faux dieux. (BÉRANGER.)
26. ↑ On trouve ce même refrain dans une des pièces qui se jouaient à Paris
du temps de Louis XII, sous le titre de Mystères, sur le théâtre des
confrères de la Passion.
27. ↑ « Le diable prit Jésus une seconde fois et le transporta sur une
montagne très élevée, d’où il lui montra tous les royaumes de la terre, et
la gloire qui les environne, et il lui dit : Je vous donnerai tout cela, si,
tombant à mes pieds, vous consentez à m’adorer. » (Évangile selon saint
Matthieu, chap. IV, v. 8 et 9.)
28. ↑ L’avocat fait allusion ici à l’adresse vigoureuse présentée au roi par la
Chambre des députés, en décembre 1821.
29. ↑ Allusion au plaidoyer pour M. Bavoux, dans lequel M. Dupin,
improvisant sa réplique, avait attribué à Titus le vellem nescire litteras de
Néron.
30. ↑ Continuation de Velly, édition de 1771. In-4°, tome XI, page 534.
31. ↑ L’auteur a même poussé la franchise jusqu’à désigner plusieurs d’entre
eux par les initiales de leurs noms. Sur six ministres, il n’est pas difficile
de deviner.
32. ↑ C’est de là que Dupaty a pris occasion de dire :
Pris pour un aigle, un coq vous fait mettre en prison.
33. ↑ Cette partie (la réfutation), ayant été improvisée, n’a pas été recueillie
par le sténographe ; et, comme elle n’a pas été reproduite par les
journaux, nous ne pouvons la publier ici.
34. ↑ Saint Paul veut qu’on reprenne publiquement les mauvais prêtres, afin
de purifier le sanctuaire, et de retenir par la crainte d’une honte publique
ceux qui seraient tentés de manquer à leurs devoirs. Peccantes
(presbyteros) coram omnibus argue, ut et cæteri timorem habeant. (Epist.
ad. Timoth, 5, 19)
35. ↑ On peut voir un passage très curieux de saint Jérôme, cité dans le
plaidoyer de Me Dupin jeune, prononcé le 24 janvier 1820, dans le
premier procès suscité au nom des missionnaires contre le
Constitutionnel, qui, comme on se le rappelle bien, fut renvoyé absous de
l’accusation.
36. ↑ La pagination citée se rapporte à l’édition incriminée.

1368
PIÈCES JUSTIFICATIVES.

RÉQUISITOIRES.

Le procureur du roi près le tribunal de première instance


du département de la Seine, séant à Paris :
Vu l’ouvrage en deux volumes, intitulé Chansons, par M.
J.-P. de Béranger [1] ;
Attendu que, dans plusieurs passages, on y remarque le
plus mauvais esprit ; que les images que présente la
chanson intitulée la Bacchante, tome 1er, p. 22 [2] peuvent
être considérées comme un outrage aux bonnes mœurs ; que
la sainteté de la religion n’y est pas plus respectée ; que,
plus d’une fois, la morale religieuse y est outragée,
notamment dans le troisième couplet de la chanson intitulée
la Mort du roi Christophe, et dans le septième de la chanson
intitulée le Prince de Navarre, tome II, pages 221 et 127 ;
que l’auteur de l’ouvrage dont il s’agit s’est encore rendu
coupable d’offenses envers la personne du roi, notamment
dans le dernier couplet de la chanson qui a pour titre la
Cocarde blanche, et dans le sixième couplet de la chanson
qui a pour titre l’Enrhumé, tome II, pages 48 et 198 ; que,

1369
dans le couplet que nous venons d’indiquer en dernier lieu,
on lit ce qui suit ;

« Mais la charte encor nous défend :


« Du roi c’est l’immortel enfant ;
« Il l’aime, on le présume ; »

que ce dernier vers, si injurieux par lui-même pour la


personne du roi, le devient encore davantage lorsqu’on
remarque qu’avec une affectation qui décèle entièrement la
coupable pensée de l’auteur, il ne met que des points pour
remplir les deux vers qui suivent, dans l’intention évidente
et marquée d’arrêter l’attention du lecteur sur ce vers :

« Il l’aime, on le présume ; »

Qu’enfin, la chanson intitulée le Vieux Drapeau a eu pour


objet d’agir sur l’esprit des soldats ; qu’elle est d’autant
plus coupable que sa première publication a coïncidé avec
les derniers troubles ; qu’à cette époque on a cherché à la
répandre particulièrement parmi les troupes, et qu’il ne fut
pas alors exercé de poursuites judiciaires, parce qu’aucun
indice ne faisait connaître ni l’auteur ni l’imprimeur ;
Qu’elle a tout le caractère d’une provocation au port
public d’un signe extérieur de ralliement non autorisé par le
roi ;

1370
Provocation qui, toutefois, n’aurait été suivie d’aucun
effet ; caractère de provocation qui se retrouve
particulièrement dans le quatrième et le cinquième couplet,
tome II, pages 211 et 212 ;
Attendu, en résumé, que le sieur de Béranger se trouve
ainsi suffisamment inculpé :
1° D’outrage aux bonnes mœurs ;
2° D’outrage à la morale religieuse ;
3° D’offenses envers la personne du roi ;
4° De provocation, non suivie d’effets, à porter
publiquement un signe extérieur de ralliement non autorisé
par le roi ;
Délits prévus et punis par les articles 8, 9, 3 et 5, § III, de
la loi du 17 mai 1819 ;
Requiert qu’il soit informé en la forme ordinaire contre
l’auteur de l’ouvrage dont il s’agit, et qu’il soit notamment
procédé à la saisie, en exécution de l’article 7 de la loi du
28 mai 1819 ;

Fait au parquet, le 20 octobre 1821.

Signé DÉHÉRAIN.

1371
Le procureur du roi près le tribunal de première instance
du département de la Seine, séant à Paris,
Vu les pièces du procès instruit contre :
1° Pierre-Jean de Béranger, etc.
En ce qui touche Pierre-Jean de Béranger,
Attendu qu’il existe contre lui charges suffisantes ;
1° D’avoir commis le délit d’offense envers la personne
du roi ;
2° D’avoir commis le délit d’outrage envers la morale
publique et religieuse et les bonnes mœurs ;
3° D’avoir provoqué et excité à la guerre civile,
provocation non suivie d’effets ;
4° D’avoir provoqué au port public d’un signe extérieur
de ralliement non autorisé par le roi, provocation non suivie
d’effets ;
Et ce, en composant et faisant imprimer et publiant un
ouvrage en deux volumes, ayant pour titre Chansons par P.-
J. de Béranger. — À Paris, chez les marchands de
nouveautés, 1821 ; et notamment dans les passages
suivants :
TOME PREMIER. — Chansons intitulées :

La Bacchante, pages 22 et suivantes ;


Le Sénateur, page 27 ;
Ma Grand’mère, page 40 ;
Deo Gratias d’un Épicurien, page 53 ;

1372
La Descente aux Enfers, page 78 ;
Mon Curé, page 170 ;
Margot, page 234 ;

TOME SECOND. — Chansons intitulées :

Le Soir des Noces, page 61 ;


Les Capucins, page 67 ;
Les Chantres de paroisse, page 113 ;
Le Prince de Navarre, septième couplet, p. 127 ;
Les Missionnaires, page 144 ;
L’Enrhumé, sixième couplet, page 198 ;
Le Bon Dieu, page 207 ;
Le Vieux Drapeau, page 210 ;

Délits prévus par les articles 1, 2, 3 et 5, §§ III, VIII et IX


de la loi du 17 mai 1819, et 91 du Code pénal ;
Attendu, quant à l’exception de prescription relative à
quelques chansons réimprimées,
Que cette exception est opposée, qu’il y a lieu dès à
présent d’y statuer ;
Attendu que la réimpression d’un écrit est une
publication, que l’article 29 de la loi du 26 mai 1819 fait
courir la prescription à compter du fait de publication qui
donnera lieu à la poursuite :
Requérons qu’il plaise à la chambre du conseil
déclarer… bonne et valable la saisie faite de l’ouvrage du
sieur de Béranger, et non prescrite l’action publique contre

1373
celles de ces chansons qui sont réimprimées ; et envoyer
sans délai ledit sieur de Béranger devant la cour royale, en
état de mandat de dépôt.
Fait au parquet, le 5 novembre 1821.

Signé VINCENT.

RÉQUISITOIRE.

Le procureur du roi près le tribunal de première instance


du département de la Seine ;
Vu le nouvel interrogatoire subi par le sieur de Béranger,
le 7 novembre présent mois,
Déclare persister dans le précédent réquisitoire.
Fait au parquet, le 7 novembre 1821.

Signé VINCENT.

Nous, avocat-général près la cour royale de Paris, vu les


pièces de la procédure, vu un recueil en deux volumes,
ayant pour titre Chansons, par M. P.-J. de Béranger. — À
Paris, chez les marchands de nouveautés ;

1374
Attendu qu’il y a charges suffisantes dans cet ouvrage, et
notamment dans les passages suivants :
TOME PREMIER. — Chansons intitulées :

La Bacchante, pages 22 et suivantes ;


Ma Grand’mère, page 40 ;
Deo Gratias d’un Épicurien, page 53 ;
La Descente aux Enfers, dernier couplet, page
78 ;
Margot, page 234 ;

TOME SECOND. — Chansons intitulées :

Les Capucins, page 67 ;


Les Chantres de paroisse, page 113 ;
Le Prince de Navarre, septième couplet, p. 127 ;
Les Missionnaires, page 144 ;
Les Mirmidons, page 177 ;
Le Bon Dieu, page 207 ;
Le Vieux Drapeau, page 210 ;

L’auteur s’est rendu coupable d’outrage envers la morale


publique et religieuse et les bonnes mœurs, d’offense envers
les membres de la famille royale, et enfin de provocation au
port d’un signe extérieur de ralliement non autorisé par le
roi ;

1375
Délits prévus par les articles 5, 8 et 19 de la loi du 17 mai
1819 ;
Nous requérons la mise en accusation du sieur Pierre-
Jean de Béranger, et son renvoi devant la cour d’assises du
département de la Seine, pour y être jugé.
Ce 20 novembre 1821.
Signé DE MARCHANGY..

Extrait de l’ordonnance de la Chambre du conseil du 8


novembre 1821.

Considérant qu’aux termes de l’art. 29 de la loi du 26 mai


1819, l’action publique contre les crimes et délits commis
par la voie de la presse se prescrit par six mois révolus à
compter du fait de publication qui donne lieu à la poursuite,
lorsque cette publication a été précédée du dépôt et de la
déclaration que l’éditeur entendait publier ;
Considérant qu’en se servant de ces mots, du fait de
publication qui donnera lieu à la poursuite, le législateur
n’a entendu par là que caractériser le fait qui doit donner
lieu à la poursuite, qui doit être un fait de publication, et
non pas distinguer entre les publications successives d’un
même ouvrage, et excepter du bénéfice de la prescription
les réimpressions qui pourraient avoir lieu après le délai de
six mois à compter de la publication légale de l’ouvrage ;

1376
qu’en effet le fait de la publication est irrévocable comme
les conséquences qui en dérivent ; que le résultat d’un
système contraire serait de laisser la propriété littéraire et le
sort des auteurs sans stabilité et sans garantie, ce qui serait
également contraire au vœu de l’article 6, et à l’ensemble
des dispositions de la loi du 27 mai 1819, qui tendent à faire
statuer sur l’une et sur l’autre dans le plus bref délai ;
Considérant que les chansons ayant pour titre, le
Sénateur, la Bacchante, ma Grand’mère, Deo Grattas, la
Descente aux Enfers, mon Curé et Margot, sont comprises
dans le recueil de de Béranger, imprimé en 1815, et dont
cinq exemplaires ont été déposés au ministère de la police
générale, suivant le récépissé qui en a été délivré par le
sieur Pagès, qui est joint aux pièces ; qu’ainsi l’action
publique contre lesdites chansons est prescrite :
Déclarons n’y avoir lieu à suivre en ce qui concerne
lesdites chansons.
Considérant que les mêmes principes s’appliquent à la
chanson des Missionnaires, inscrite dans le 63e numéro de
la Minerve ; que, du moment où la loi attache au seul fait de
publication légale l’effet de faire courir par le laps de six
mois la prescription contre les délits de la presse, l’insertion
de cette chanson dans un recueil publié depuis plus de six
mois, sous la garantie d’un éditeur responsable, et des
formalités prescrites par le titre II de la loi du 21 octobre
1814, a éteint et prescrit l’action publique ;

1377
Déclarons n’y avoir lieu à suivre en ce qui concerne
ladite chanson.

1. ↑ Paris, 1821, Firmin Didot. 2 vol. in-18.


2. ↑ La pagination citée dans les pièces justificatives se rapporte à l’édition
de 1821.

1378
ARRÊT DE RENVOI.

La cour, réunie en la chambre du conseil, M. de


Marchangy, avocat-général, est entré, et a fait le rapport du
procès instruit contre Pierre-Jean de Béranger.
Le greffier a donné lecture des pièces du procès, qui ont
été laissées sur le bureau.

Le substitut a déposé sur le bureau son réquisitoire, écrit,


signé de lui, daté et terminé par les conclusions suivantes :

Nous requérons la mise en accusation de Pierre-Jean de


Béranger, et son renvoi devant la cour d’assises du
département de la Seine pour y être jugé.

Le substitut s’est retiré ainsi que le greffier.


Des pièces et de l’instruction résultent les faits suivants :

Le 27 octobre 1821, le procureur du roi près le tribunal


de première instance du département de la Seine a porté
plainte contre Pierre-Jean de Béranger, auteur d’un ouvrage
en deux volumes, intitulé Chansons, et en a requis la saisie,

1379
en articulant et en qualifiant les outrages aux bonnes mœurs
et à la morale religieuse, les offenses envers la personne du
roi, et les provocations que cet écrit lui a paru plus
spécialement renfermer ; il a incriminé notamment les
chansons ayant pour titre la Bacchante et le Vieux Drapeau,
le troisième couplet d’une chanson intitulée la Mort du roi
Christophe, le septième de celle intitulée le Prince de
Navarre, le dernier couplet de la chanson intitulée la
Cocarde blanche, et le sixième couplet de celle ayant pour
titre l’Enrhumé.
En vertu d’une commission rogatoire, délivrée le même
jour 27 octobre par le juge d’instruction, l’ouvrage a été
saisi le 29, au nombre de trois exemplaires, chez la dame
Goullet, libraire, et d’un seul chez le libraire Mongie aîné.
Le 30 du même mois, l’ordre et le procès-verbal de saisie
ont été notifiés aux deux parties saisies. Une instruction a
eu lieu au tribunal du département de la Seine ; elle a
établi :
Que l’ouvrage avait été composé par Pierre-Jean de
Béranger ; qu’après la déclaration exigée par la loi, il avait
été imprimé au nombre de dix mille exemplaires, sur un
manuscrit de l’auteur et pour son compte, par les presses de
Firmin Didot, et qu’en suite du dépôt du nombre
d’exemplaires prescrit, il avait été mis dans la circulation
par les soins de l’auteur, qui en a vendu ou distribué tous les
exemplaires.

1380
De Béranger s’est reconnu l’auteur de cet ouvrage. C’est
par son ordre qu’il a été imprimé, c’est au fils Didot qu’il en
a remis le manuscrit, c’est lui qui a fait enlever de chez
Didot les dix mille exemplaires imprimés, qui en a vendu la
majeure partie aux libraires, et a distribué le reste aux
souscripteurs. Après avoir invoqué, relativement à la
chanson intitulée la Bacchante, insérée dans un précédent
recueil imprimé en 1815, la prescription établie par l’art. 29
de la loi du 26 mai 1819, il a répondu aux inculpations
dirigées contre d’autres passages de son ouvrage.
Par un second réquisitoire, en date du 5 novembre 1821,
le ministère public a signalé plusieurs autres chansons de ce
recueil, et notamment, tome Ier, le Sénateur, ma
Grand’mère, Deo Gratias d’un Épicurien, la Descente aux
Enfers, mon Curé, Margot ; tome II, le Soir des Noces, les
Capucins, les Chantres de paroisse, les Missionnaires et le
Bon Dieu, comme constituant, avec celles signalées dans le
premier réquisitoire, le délit prévu par les articles 1, 2, 3, 5,
8 et 9 de la loi du 17 mai 1819, et par l’article 91 du Code
pénal.
De Béranger a été interrogé de nouveau le 7 du même
mois ; il a opposé aux inculpations dirigées contre toutes les
chansons comprises dans le premier volume, c’est-à-dire
contre le Sénateur, ma Grand’mère, Deo Gratias, la
Descente aux Enfers, mon Curé et Margot, l’exception de
prescription qu’il avait fait valoir relativement à la
Bacchante ; il a aussi invoqué la prescription relativement à
la chanson des Missionnaires, comprise dans le second

1381
volume, et l’a fait résulter de sa publication dans la 63e
livraison de la Minerve.
Quant aux autres chansons comprises dans le deuxième
volume, le Soir des Noces, les Capucins, les Chantres de
paroisse et le Bon Dieu, il a déclaré ne pas savoir en quoi
elles étaient contraires à la loi.
Le ministère public a déclaré persister dans ses
précédents réquisitoires, et par une ordonnance en date du 8
novembre 1821, le tribunal de première instance du
département de la Seine, en ce qui touche de Béranger,
statuant sur les exceptions par lui proposées, a pensé qu’en
se servant de ces mots, du fait de publication qui donnera
lieu à la poursuite, le législateur n’a entendu par là que
caractériser le fait qui doit donner lieu à la poursuite, et non
pas distinguer entre les publications successives d’un même
ouvrage, et excepter du bénéfice de la prescription les
réimpressions qui pourraient avoir lieu après le délai de six
mois, à compter de la publication légale de l’ouvrage : et
considérant que les chansons ayant pour titre le Sénateur, la
Bacchante, ma Grand’mère, Deo Gratias, la Descente aux
Enfers, mon Curé et Margot, étaient comprises dans le
recueil imprimé en 1815, dont cinq exemplaires avaient été
déposés au ministère de la police générale ; qu’ainsi l’action
publique était prescrite ; que les mêmes principes
s’appliquaient à la chanson des Missionnaires, insérée dans
le 63e numéro de la Minerve ; il a déclaré n’y avoir lieu à
suivre contre lesdites chansons.

1382
Mais, considérant que la chanson ayant pour titre les
Capucins, tome II, présentait, notamment dans les troisième,
quatrième et sixième couplets, un outrage à la morale
publique et religieuse ;
Que le troisième couplet de cette chanson était une
offense envers les membres de la famille royale, et que la
chanson ayant pour titre le Vieux Drapeau présentait une
provocation au port d’un signe de ralliement prohibé par la
loi ; il a prévenu ledit de Béranger des délits prévus par les
art. 1, 5, 8 et 10 de la loi du 17 mai 1819.
Le procureur du roi a formé, le même jour, opposition à
cette ordonnance, seulement en ce qu’elle a admis la
prescription.
La cour, après en avoir délibéré les 20, 23 et 27
novembre présent mois, statuant sur ladite opposition :
attendu que la réimpression d’un ouvrage est un nouveau
fait de publication, assujetti aux mêmes formalités que la
première publication, et peut dès lors constituer un nouveau
délit ; qu’ainsi la prescription qui aurait été acquise à
l’égard de la première publication ne peut être invoquée
comme exception relativement à la seconde ;
Attendu encore que l’ordonnance du 8 novembre 1821
n’a pas compris tous les passages condamnables signalés
dans les réquisitoires des 27 octobre et 5 novembre
précédents :
Annule ladite ordonnance. Mais, attendu que des pièces
et de l’instruction résulte prévention suffisante contre

1383
Pierre-Jean de Béranger, d’avoir, en composant, faisant
imprimer, publiant, vendant et distribuant un ouvrage en
deux volumes, ayant pour titre Chansons, commis le délit
d’outrage aux bonnes mœurs, notamment dans les chansons
ayant pour titre la Bacchante, tome Ier, page 22 ; ma
Grand’mère, page 38 ; Margot, page 234 ;
Attendu que des pièces et de l’instruction résulte
prévention suffisante contre ledit de Béranger, d’avoir, en
composant, faisant imprimer, publiant, vendant et
distribuant ledit ouvrage, commis le délit d’outrage à la
morale publique et religieuse, notamment dans les chansons
ayant pour titre Deo Gratias d’un Épicurien, la Descente
aux Enfers, Mon Curé, les Capucins, les Chantres de
paroisse ou le Concordat de 1817, les Missionnaires, le Bon
Dieu, et dans le troisième couplet de la chanson ayant pour
titre la Mort du roi Christophe ;
Attendu que des pièces et de l’instruction résulte
prévention suffisante contre ledit de Béranger, d’avoir, en
composant et faisant imprimer, publiant, vendant et
distribuant ledit ouvrage, commis le délit d’offense envers
la personne du roi, notamment dans le septième couplet de
la chanson ayant pour titre le Prince de Navarre ou
Mathurin Bruneau ; dans le quatrième couplet de la
chanson ayant pour titre le Bon Dieu ; dans le sixième
couplet de la chanson ayant pour titre l’Enrhumé, et dans le
dernier couplet de la chanson ayant pour titre la Cocarde
blanche ;

1384
Attendu que des pièces et de l’instruction résulte
prévention suffisante contre ledit de Béranger, d’avoir, en
composant, faisant imprimer, publiant, vendant et
distribuant ledit ouvrage, provoqué au port public d’un
signe extérieur de ralliement non autorisé par le roi, dans la
chanson ayant pour titre le Vieux Drapeau ;
Délits prévus par les articles 1, 3, 5, 8 et 9 de la loi du 17
mai 1819 ;
Renvoie ledit de Béranger devant la cour d’assises du
département de la Seine, pour y être jugé à la plus
prochaine session, conformément aux dispositions de l’art.
13 de la loi du 26 mai 1819, et maintient la saisie des
instruments de publication ;
Ordonne que le présent arrêt sera exécuté à la diligence
du procureur-général.
Fait au Palais-de-Justice, à Paris, le vingt-sept novembre
mil huit cent vingt et un, en la chambre du conseil, où
siégeaient M. Merville, président ; MM. Cholet, Bouchard,
Lucy, Delahuproye et Cassini, conseillers, tous composant
la chambre d’accusation, et qui ont signé. Ainsi signé,
MERVILLE, CHOLET, BOUCHARD, A. LUCY, DELAHUPROYE,
CASSINI, et HEDOUIN, greffier.

1385
DEUXIÈME PROCÈS
FAIT À MESSIEURS

DE BÉRANGER ET BAUDOUIN [1]

PRÉVENUS,

L’UN COMME ÉDITEUR, L’AUTRE COMME IMPRIMEUR,


D’AVOIR PUBLIÉ
TEXTUELLEMENT ET DANS SON ENTIER
L’ARRÊT DE LA CHAMBRE D’ACCUSATION DU 27 NOVEMBRE 1821,
QUI RENVOIE M. DE BÉRANGER DEVANT LA COUR D’ASSISES,
COMME AUTEUR
DES CHANSONS RELATÉES DANS LEDIT ARRÊT.

Les portes de la cour d’assises se sont ouvertes à neuf


heures du matin. Les ordres les plus sévères avaient été
donnés pour éviter les inconvénients occasionnés dans la
première affaire par l’envahissement de la salle ; des
gendarmes occupaient toutes les issues, et ne laissaient
entrer que les personnes qui avaient été assez heureuses
pour obtenir des billets.

1386
L’intérieur du parquet était occupé par des dames dont la
présence embellissait l’enceinte ordinairement si sévère
d’une cour criminelle. On remarquait, parmi le petit nombre
d’hommes qui avaient obtenu la faveur d’être admis dans le
parquet, M. Gévaudan, député ; M. Andrieux, professeur au
collège de France et membre de l’Académie-Française ;
M. Paul Louis Courier, savant helléniste, qui a précédé
M. de Béranger à Sainte-Pélagie, etc. M. Baudouin est
arrivé à neuf heures et demie avec Me Berville, son avocat,
et a fait distribuer des exemplaires de la consultation
rédigée en sa faveur. À dix heures, M. de Béranger a été
introduit. Les accusés ont procédé, dans la chambre du
conseil, au tirage et à la récusation des jurés ; et la séance a
été ouverte à onze heures moins un quart.
La cour était présidée par M. Jacquinot-Godard.
M. Marchangy, avocat-général, occupe le fauteuil du
ministère public. Les deux accusés se placent sur des sièges
qui leur avaient été préparés en avant du banc des avocats
où siègent Mes Dupin et Berville, leurs avocats, et Me
Coche, avoué de la cause.
Après l’accomplissement des formalités d’usage, M. le
président procède à l’interrogatoire des accusés : le premier
déclare se nommer Pierre-Jean de Béranger, être âgé de
quarante-un ans, ex-employé, demeurant à Sainte-Pélagie ;
le second, Alexandre Baudouin, imprimeur, âgé de trente
ans. Tous deux reconnaissent la brochure ayant pour titre :
Procès fait aux Chansons de P.-J. de Béranger, l’un pour
l’avoir imprimé, et l’autre pour l’avoir fait imprimer ; ils
1387
déclarent qu’elle a été tirée à deux mille exemplaires, et que
toutes les formalités exigées par la loi en pareil cas ont été
remplies.
Le greffier donne lecture de l’arrêt de renvoi, duquel il
résulte que les sieurs de Béranger et Baudouin sont
renvoyés devant la cour d’assises du département de la
Seine, pour y être jugés conformément aux dispositions de
l’art. 13 de la loi du 17 mai 1819, comme coupables de
réimpression, de vente et distribution d’un écrit condamné,
et dont la condamnation était légalement réputée connue :
délit prévu par l’art. 27 de la loi du 26 mai 1819.
La parole est à M. l’avocat-général Marchangy.
« Messieurs les jurés, dit l’orateur, dans les causes où il
s’agit de récidive, l’accusation semble devoir prendre un
accent plus sévère que si elle avait à signaler une première
faute ; et cependant, quel est aujourd’hui le sentiment secret
qui voudrait nous inspirer une tout autre disposition à
l’égard du sieur de Béranger ?
« Cet auteur lut condamné à trois mois
d’emprisonnement pour avoir publié des chansons déclarées
coupables ; et nous qui l’avions poursuivi, nous aimions à
penser que cette peine légère conciliait la justice, qui
demandait une réparation, et la morale religieuse, pour qui
cette réparation était demandée, avec l’indulgence que
méritaient partout, mais en France plus qu’ailleurs, les
licences d’un chansonnier. Oui, messieurs, nous aimions à
penser que le sieur de Béranger, condamné au mois de
décembre dernier, serait libre dès les premiers jours du
1388
printemps, et que son imagination, ranimée par cette saison
si chère aux amis des vers, oublierait, en se mettant en
harmonie avec la nature, de tristes sujets politiques puisés
dans l’amertume des partis.
« L’instant où sa prison devait s’ouvrir est arrivé ;
pourquoi faut-il qu’elle ne se soit ouverte en effet que pour
le faire paraître de nouveau dans cette enceinte ?
« D’un autre côté, messieurs, est-ce donc à la Justice à
céder ? et, satisfaite d’avoir une fois sévi, n’osera-t-elle plus
frapper quiconque aura négligé ses avertissements et bravé
ses coups ? Sera-t-il vrai que, dans un siècle appauvri à
force de concessions, on puisse la réputer trop exigeante,
lorsqu’elle viendra requérir deux peines successives contre
celui qui aura commis successivement deux délits ?
Appellera-t-on l’assiduité de son courage et son impassible
persévérance une obstination importune et une sorte
d’acharnement ? Ah ! si la condamnation encourue par une
première faute assurait l’impunité de toutes les autres, elle
serait implorée par les coupables eux-mêmes, qui s’en
feraient une sauvegarde et un titre à la protection de cette
fausse et débile philanthropie, disposée à tout excuser, parce
qu’elle ne sait rien prévoir.
« L’article 27 de la loi du 26 mai punit quiconque
réimprime un écrit condamné. Le sieur de Béranger a fait
imprimer chez Baudouin, et mis en vente un volume intitulé
Procès fait aux Chansons de P.-J. de Béranger, dans lequel
se trouvent les chansons condamnées.

1389
« Le délit que prévoit la loi est donc avéré ; mais change-
t-il de caractère, parce que les chansons réimprimées sont
mêlées à une procédure ?
« La défense peut vous dire : Il faut distinguer entre la
réimpression pure et simple d’un écrit prohibé
judiciairement, et celle de ce même écrit relaté dans les
pièces d’un procès dont il a été l’objet. De tout temps ce fut
un droit inhérent à la liberté de la défense que celui
d’appeler en quelque sorte à son aide le témoignage de la
société, et de faire entendre par-delà l’enceinte des
tribunaux une voix dont l’indépendance est à la fois la
garantie des accusés et un hommage rendu à la Justice elle-
même, qui ne saurait redouter la publicité. Vingt procès
fameux ont été imprimés de cette manière, et jamais leur
compte rendu n’engendra d’autres procès.
« L’accusation répond : Oui, toute latitude est donnée à la
justification des prévenus, et les grandes prérogatives de la
défense leur sont laissées tant qu’ils parcourent les divers
degrés de juridiction ; mais, lorsqu’une décision définitive
est intervenue, ils rentrent dans la règle commune, et ne
peuvent réclamer une publicité désormais sans objet, pour
perpétuer un scandale qui serait la reproduction d’un délit.
« Il est des procès qu’on peut publier sans inconvénient,
parce que le récit n’en est pas un crime ; mais ici le
scandale se renouvelle, et la mesure répressive devient
illusoire.
« Le sieur de Béranger n’a pu, comme il le dit dans une
Consultation signée de trente-deux avocats, alléguer la
1390
nécessité de réimprimer la défense pour rétablir l’équilibre,
parce que l’arrêt de renvoi où sont comprises les chansons
ne fait pas partie de la défense, qu’on eût pu imprimer sans
parler de l’arrêt qui n’est destiné qu’à l’instruction. On doit
ensuite observer qu’il n’y a point de parité entre la défense
et l’accusation, lorsque la condamnation est intervenue :
car, après cette condamnation, l’accusation est seule
présumée la vérité, res judicata pro veritate habetur ; enfin,
où est le tort causé au condamné, puisque l’arrêt de
condamnation doit être affiché ?
« La censure a, dit-on, supprimé la défense du sieur de
Béranger. Les lecteurs y ont perdu sans doute le plaisir de
connaître l’œuvre d’un talent distingué ; mais la censure n’a
pas été instituée pour le plaisir des lecteurs : reste à savoir si
la publication de la défense était nécessaire après le
jugement.
« Le prévenu, en ne réimprimant que les chansons
condamnées, n’est pas moins coupable que s’il eût imprimé
tout le recueil ; il l’est même davantage, puisqu’il ne choisit
précisément dans ce recueil que ce qui a été l’objet d’une
juste réprobation. »

Après avoir ainsi soutenu l’accusation, voici comment


monsieur l’avocat-général a terminé sa plaidoirie :

« Les uns penseront peut-être que, pour traduire les


décisions des jurés et des magistrats à la barre de l’opinion

1391
publique, on peut faire connaître les écrits qu’ils ont
injustement punis ; que dans ce cas la plainte est un droit,
l’opposition un devoir, l’insulte un combat légitime, et le
scandale une propriété ; qu’à la vérité la loi défend de
publier des écrits condamnés, mais qu’ici la loi doit être
récusée comme alliée de la Justice, qui a prononcé la
condamnation ; et comme partie intéressée au procès qu’on
défère à la société. Ces principes excitent votre surprise, et
cependant, messieurs, ne serait-ce pas les consacrer que
d’absoudre les prévenus ?
« Les autres penseront qu’on doit rejeter, comme de
funestes erreurs, ces étranges distinctions entre la Justice et
la société, qui n’ont au contraire qu’un seul et même intérêt,
car la Justice est l’interprète de la société, puisqu’elle est
l’organe des lois qui sont les paroles de la société
personnifiée par le concours des trois pouvoirs ; qu’ainsi
appeler à la société des arrêts de la Justice, c’est se révolter
contre la société elle-même. Ils penseront que si cette
téméraire inconvenance n’est pas un délit, du moins ne
peut-on pas en faire un moyen spécieux pour exercer un
délit véritable, tel que celui de la réimpression d’écrits
condamnés : qu’ici la loi et la Justice sont à la fois bravées ;
que si, dans ces agressions dérisoires, l’autorité légale était
vaincue, l’état serait bientôt abandonné à l’insurrection et à
l’anarchie, en telle sorte qu’au nom des lumières ils nous
ramèneraient à la barbarie, avec cette différence, que si l’on
sort de la barbarie fort de croyance, d’illusion et de vertu,
on y rentre par l’incrédulité, la faiblesse et les sophismes. »

1392
Me Dupin commence en ces termes [2] :

« MESSIEURS LES JURÉS,

« Si nous étions en pays d’inquisition, le téméraire qui


aurait osé divulguer quelque procédure du saint tribunal
pourrait être taxé d’indiscrétion, et son tort pourrait être
facilement transformé en crime d’état. En effet, révéler les
secrets du despotisme, les montrer au grand jour, c’est par
cela seul le frapper de mort.
« Mais dans un pays qui fut toujours franc et toujours
libre, dans une monarchie qui, de tout temps, fut tempérée
ou par les lois ou par les mœurs et le caractère national,
quelquefois même par le bon naturel et la générosité de ses
rois ; sous un gouvernement aujourd’hui représentatif, et
dont la liberté de la presse est la principale condition ; sous
l’empire d’une Charte qui proclame la publicité des débats
en matière criminelle, on doit s’étonner de voir des citoyens
traduits en jugement et menacés de peines ultra-sévères,
pour avoir osé publier un acte éminemment public, un arrêt
de cour souveraine !
« Tel est cependant, messieurs, le genre de l’accusation
que nous avons à discuter devant vous ; telle est la question
que le jury français, appelé pour la dernière fois peut-être à
prononcer dans ces sortes de causes, aura à résoudre dans
celle des sieurs Baudouin et de Béranger. »

1393
L’avocat, après avoir rappelé ce qui s’est passé lors du
premier procès, continue ainsi : « La censure, peu regrettée
et peu regrettable, avait laissé aux journaux toute latitude
pour insérer l’accusation ; mais on vit alors le premier
exemple de la suppression totale de la défense qu’on s’était
jusqu’à ce temps contenté de mutiler et de restreindre ; on
n’en a rien laissé mettre à aucun journal ; le Drapeau blanc
eut cela de particulier, qu’après ces mots : « Me Dupin
prend la parole, » il laissa une colonne de blanc ; vient
ensuite la réponse de monsieur l’avocat-général qui réfute
victorieusement ce qui précède. (On rit dans l’auditoire.)

« M. de Béranger, accusé de quatre délits, avait été


acquitté sur trois chefs d’accusation. Il lui importait de faire
savoir que les trois quarts de l’accusation étaient mal
fondés ; mais l’accusation seule avait été reportée devant le
tribunal de l’opinion publique ; il avait le droit d’y faire
entendre sa défense.
« M. de Béranger, faisant un historique exact de son
procès, dit en commençant : « Le greffier lit l’arrêt de
renvoi ; » c’est un fait incontestable, cet arrêt a été lu en
audience publique ; il a pu être entendu par tout le monde ;
mais, pour ne point couper le récit, il le renvoie à la fin, et
le place au nombre des pièces justificatives. Il ne met dans
son récit aucune animosité, aucune passion. Il veut publier
son procès ; il dit : « Je serais coupable si je ne faisais
entendre qu’une seule voix ; je donnerai ma défense, mais
je donnerai aussi l’accusation, et même je mettrai l’arrêt de
1394
renvoi, afin que chacun apprenne le sujet de l’accusation,
que chacun puisse le juger avec connaissance de cause. » Il
y met tant de bonne foi, tant de scrupule et de fidélité, qu’il
s’empresse de rendre hommage à la justice et à
l’impartialité de monsieur le président. Ce n’est donc pas,
comme on l’a dit, un esprit de vengeance et d’animosité qui
l’inspirait. La seule chose qu’on ait attaquée dans son récit
semblait la seule qui fût inattaquable ; on n’accuse ni le
compte rendu, ni la plaidoirie de son avocat ; mais on
accuse l’arrêt même de la cour ! c’est la Justice qui se saisit
de sa propre main en appelant au secours ! de telle sorte
que, par un nouvel arrêt de condamnation, la Justice se
frapperait elle-même… en la personne de Béranger
toutefois. (On rit.)
« La question à examiner est celle de savoir si
l’impression d’un arrêt est un crime ou un délit ; en d’autres
termes, s’il y a des arrêts bons et des arrêts dangereux ?
« De Béranger s’est conformé à l’usage existant, depuis
longtemps confirmé par l’opinion de savants jurisconsultes,
et par l’autorité des ministres eux-mêmes. M. de Béranger
est donc de bonne foi. La publicité des actes de l’autorité,
des lois et ordonnances est commandée ; des formes sont
prescrites pour établir cette publicité ; il en est de même des
décisions de l’autorité judiciaire, des arrêts dans les procès
civils et criminels.
« Tel est l’usage constant de nos pères ; n’est-ce pas
d’eux, en effet, que nous est venue cette maxime du Palais,
que tout arrêt rendu appartient au public ? Est-il besoin de

1395
rappeler le procès de Calas, l’affaire des trois roués, le
procès de Damiens le régicide, qui fut imprimé sans qu’on
craignît le danger de la publication des faits atroces qu’il
contient ? On a publié, en deux volumes in-folio, le procès
de la Cadière avec le père Girard, jésuite, accusé de l’avoir
séduite, procès qui contient les détails les plus scandaleux.
L’arrêt du parlement qui prononça l’expulsion des jésuites a
été imprimé avec un grand luxe de gravure. »

L’avocat montre à la cour et aux jurés cet arrêt imprimé


sur une simple feuille entourée d’un cadre gravé.

« On représenta avec soin, dans cette vignette, tous les


vices que l’on attribuait aux jésuites, avec des numéros
correspondants qui en donnent l’explication. Ainsi on voit
là l’ambition, l’hypocrisie, le larcin, l’assassinat, etc., etc. ;
et cet arrêt, ainsi imprimé, se vendait publiquement pour le
prix modique de seize sous !
« Voulez-vous des arrêts rendus en matière de délits de la
presse, j’en citerai deux remarquables. Le 23 février 1776,
on condamna une brochure intitulée Des Inconvénients des
droits féodaux. Le réquisitoire de monsieur l’avocat-
général, où se trouvaient les passages incriminés, fut
imprimé, et l’arrêt du parlement qui condamnait l’ouvrage à
être lacéré et brûlé par la main de l’exécuteur des hautes-
œuvres, fut imprimé, lu et affiché par ordre du parlement
lui-même.

1396
« L’Histoire philosophique de Raynal fut aussi
condamnée à être lacérée et brûlée par la main du bourreau
(car alors on condamnait les écrits à la peine capitale) ;
l’arrêt de condamnation fut imprimé et affiché : les vétérans
de la littérature se rappellent encore de l’avoir lu, et l’un
d’eux m’a avoué avec naïveté que c’est après cette lecture
qu’il est allé acheter l’ouvrage.
« Après que l’Émile de Rousseau eut été condamné par
arrêt du parlement à la même peine, l’archevêque de Paris
transcrivit dans un mandement plusieurs passages de ce
livre, pour les réfuter, et ce mandement fut affiché dans
toutes les églises.
« Lorsque Buffon publia son Histoire générale, il fut
censuré par la Sorbonne ; l’acte de censure relata quatorze
passages dans lesquels on l’accusait d’attaquer la doctrine
des livres saints. Buffon, que ces censures n’arrêtèrent
point, continua l’impression de son ouvrage, et fit insérer
dans le tome IV de son Histoire naturelle l’acte de censure
avec les quatorze passages censurés ; il y joignit même une
réfutation ; et, ce qui est fort remarquable, son ouvrage fut
non seulement publié avec privilège du roi, mais encore
sortit des presses de l’Imprimerie royale.
« Ainsi, dans l’ancienne législation, permission
d’imprimer tous les arrêts, avec les passages qu’ils
condamnaient, sans que jamais on ait vu là une récidive ; et
pourtant alors la procédure était secrète, les accusés étaient
privés de défenseur ; les tribunaux pouvaient condamner,
sans autre explication, pour les cas résultant du procès,

1397
ordonner l’étranglement entre deux guichets ; il y avait
torture, censure et Bastille ! C’est sous un tel gouvernement
qu’on donnait la plus grande publicité aux arrêts ; et
aujourd’hui on les redouterait comme dangereux,
aujourd’hui que nous vivons sous un gouvernement
représentatif, qui a pour base, en point de droit du moins, la
publicité des actes de l’autorité !
« Examinez maintenant quelle a été la jurisprudence de la
révolution, car cet usage est de tous les temps et de tous les
lieux, il remonte à l’antiquité la plus reculée, où l’on
inscrivait au-dessus de la tête des condamnés les motifs de
leurs condamnations ; nous en voyons ici une autorité
sacrée : au-dessus de la tête de ce crucifix vous lisez : Jésus
de Nazareth, condamné à mort pour avoir pris le titre de roi
des Juifs ; et le crime du proconsul qui fit périr un innocent
vient déposer ici de l’usage antique de publier les arrêts.
« Si l’on condamne un coupable, c’est pour agir sur
l’esprit des autres citoyens ; mais, pour que sa
condamnation soit utile, il faut que le crime soit connu.
Quand il consiste dans un écrit, il faut donc qu’on sache ce
que contient cet écrit. Depuis 1792, tous les procès célèbres
ont été publiés. La fureur de la Convention n’a pas été
jusqu’à étouffer la publication du procès de Louis XVI. La
susceptibilité du consulat ne s’est point effrayée de celui de
mademoiselle de Cicé. L’autorité impériale n’a pas craint de
laisser connaître les détails de celui de Moreau.
« Aujourd’hui, la Charte, sous l’empire de laquelle nous
vivons, proclame en principe que les débats sont publics en

1398
matière criminelle. Sera-ce une publicité d’exception, une
publicité privilégiée, une publicité pour tous, ou seulement
pour ceux qui auront pu se procurer des billets d’entrée ?
Non, messieurs : la publicité garantie par la Charte à été
stipulée pour la société tout entière. La publicité est
tellement de l’essence des arrêts, que lors même que la loi
permet que l’audience ait lieu à huis clos, il faut que l’on
ouvre toutes les portes avant la prononciation de l’arrêt, afin
que l’arrêt soit prononcé en public.
« Tel était le droit antérieur à la loi du 26 mai. Depuis, le
principe de la publicité des arrêts et des débats a encore été
confirmé par de nouveaux exemples. Les journaux ont eu le
droit de rendre compte des débats en matière criminelle ;
mais la censure, qui a quelquefois interdit la défense, ne
s’est jamais exercée sur les arrêts : une seule fois cette
censure agonisante a cru pouvoir porter une main criminelle
sur un arrêt de la cour ; elle en a retranché le considérant
qui blessait un de ses membres ; mais cet attentat,
jusqu’alors inouï, ne s’est pas renouvelé. Non seulement les
journaux ont pu rendre compte des accusations et des arrêts
qui les ont couronnées, mais presque tous les procès
notables ont été imprimés séparément, en corps d’ouvrage.
« Ainsi, dans le premier procès jugé à la cour des pairs, et
publié en 2 vol. in-8°, l’éditeur a rendu compte du vote
même des juges. On a également imprimé le procès de
Drouot, de Cambrone, du duc de Rovigo, etc., etc.
« Dans les procès relatifs aux délits de la presse, la
Bibliothèque historique, après avoir été condamnée, a rendu

1399
compte de son procès, et a produit les pièces justificatives ;
le Censeur a tenu la même conduite. M. Fiévée, traduit pour
un des numéros de sa Correspondance privée, a publié
l’ordonnance de la chambre du conseil ; il fit imprimer le
jugement de condamnation, et y ajouta, pour la commodité
du lecteur, les passages incriminés, dont on s’était contenté
d’indiquer les pages, et notamment le fameux passage où se
trouvait le mot bonhomie. »
Me Dupin, après avoir cité quelques autres exemples,
s’appuie du témoignage de M. de Serres, auteur de la loi du
17 mai. M. Sirieys de Mayrinhac voulait que le député qui
se serait servi d’une phrase inconvenante fût déporté sur son
banc ; un autre membre proposa par amendement que la
phrase ne fût pas répétée dans les journaux. M. de Serres,
alors garde des sceaux, s’éleva contre cette proposition :
« L’amendement, dit-il, dans une discussion publique,
rendrait une partie de la discussion secrète : ce serait une
chose contraire à ce qui se passe ailleurs. Quelque atroce
que soit un fait, quelque infâme que soit un libelle, on
permet aux journaux, en rendant compte des arrêts des
tribunaux, de citer les passages incriminés. Cela est même
dans l’intérêt de la morale publique. »
« Aussi, continue Me Dupin, quand la question a été
soumise au barreau, on n’a été embarrassé que de limiter le
nombre des souscripteurs ; trente-deux jurisconsultes, parmi
lesquels on remarque notre doyen, notre ancien bâtonnier, et
d’autres avocats distingués, trente-deux jurisconsultes
investis de la confiance publique ont tous répondu, sans

1400
hésiter, que le fait d’avoir imprimé et publié un arrêt de la
cour ne constituait ni crime ni délit ; et vous voulez qu’un
chansonnier, qui n’entend pas les lois comme trente-deux
jurisconsultes, ait considéré comme défendu ce que tant
d’hommes de talent ont cru permis, ce qu’un garde des
sceaux a déclaré être même dans l’intérêt de la morale
publique !
« M. de Béranger avait le droit de se rendre historien,
pourvu que le compte fût fidèle, et ce n’est pas au moment
où un article d’une loi nouvelle punit le compte rendu avec
infidélité, qu’on punira de Béranger pour avoir été trop
fidèle en copiant l’arrêt lui-même.
« Mais cet arrêt renferme des chansons ! Cela est
possible ; l’arrêt renferme ce qu’on y a mis ; si la loi
ordonne de lire en audience publique, c’est qu’elle ne le
croit pas dangereux ; s’il y a quelque inconvénient à cela, si
l’on pense que la loi est mauvaise, il faut la rapporter. Il
suffira pour cela d’ajouter un article au crédit législatif en
ce moment demandé par les ministres. Mais en attendant,
reste dans toute son étendue le droit de publier les arrêts en
leur entier, et tels qu’ils sont rendus.
« Eh ! d’ailleurs, n’est-ce pas faire injure à la cour que de
supposer qu’un seul de ses arrêts puisse être dangereux ?
Non, ce n’est point un écrit coupable, ce n’est point un écrit
dangereux que de Béranger a publié, c’est l’arrêt, l’arrêt,
l’arrêt.
« Vainement on veut distinguer entre les différents
arrêts : où la loi ne distingue pas, le juge ne peut pas
1401
distinguer ; si la publicité d’une chanson est plus
dangereuse que la publicité d’un crime, c’est le chansonnier
qu’il faut condamnera mort, et le meurtrier à l’amende.
Mais c’est évidemment s’abuser ; si l’on a pu sans danger
publier les détails de l’affaire de Fualdès, que craindre de la
publicité de quelques couplets insérés dans un arrêt ? Le
crime est malheureusement plus commun que le génie, et il
y a plus à craindre de voir se renouveler des assassinats, que
de voir faire à d’autres des chansons comme celles de de
Béranger. »
L’avocat se demande en résultat ce qu’on doit entendre
par le mot de réimpression ? C’est la reproduction d’un
ouvrage entier ou dans une partie notable, mais isolément,
et non celle de quelques passages qui se trouvent incrustés
dans un arrêt, car c’est alors l’arrêt qu’on reproduit. La
réimpression n’existe que dans le cas où il y aurait lieu à la
poursuite en contrefaçon, si elle était faite par un autre que
l’auteur.
Examinant ensuite la question d’intention, Me Dupin dit
qu’un fait criminel peut bien s’excuser quelquefois par
l’intention, mais qu’un fait innocent en lui-même ne peut
jamais être incriminé par une intention supposée mauvaise,
lorsque d’ailleurs tous les faits repoussent cette supposition.
Il discute ces faits et expose les motifs légitimes qu’a eus de
Béranger de publier son procès. Il montre ensuite que, si
l’on condamnait M. de Béranger, il faudrait ordonner la
suppression de l’arrêt. Ainsi l’on verrait une cour royale

1402
ordonner la suppression d’un de ses arrêts comme
dangereux.
Me Dupin termine sa brillante plaidoirie par un résumé
plein de force et de clarté. « Si je n’ai pu vous convaincre,
dit-il en finissant, un autre saura vous persuader. »
Il cède la parole à M. Berville, qui s’exprime en ces
termes :

« MESSIEURS LES JURÉS,

« Pourquoi sommes-nous devant la cour d’assises ? quel


crime si grave a pu soulever contre nous la sévérité du
ministère accusateur ? Je cherche un corps de délit, et je
trouve un arrêt de cour royale ; je cherche un coupable, et je
vois un homme qui a publié sa défense avec des pièces
justificatives. Du côté de l’éditeur, les principes les plus
sacrés ; la publicité des débats, la sainteté de la défense, la
majesté des arrêts, une possession de droit consacrée par un
usage immémorial ; du côté de l’imprimeur, une confiance
fondée sur les causes les plus légitimes, une fin de non-
recevoir invincible et puisée dans le texte même de la loi
que l’on invoque contre nous ; tout se réunit pour assurer le
succès de la défense ; tout semblait écarter d’avance jusqu’à
l’idée d’une accusation. Pourquoi donc sommes-nous
devant la cour d’assises ?
« J’éprouve ici, messieurs les jurés, un embarras bizarre
et cependant réel, c’est d’avoir trop raison. Il est plus

1403
difficile qu’on ne le croit de prouver l’évidence. Comment
trouver des arguments sérieux pour démontrer que le jour
est l’opposé de la nuit, que deux et deux font quatre, et
qu’un imprimeur ne mérite pas une année de prison pour
avoir imprimé textuellement l’arrêt d’une cour de justice lu
en audience publique, et certifié par la signature d’un
officier ministériel ?
« Vous vous rappelez quelles circonstances ont amené
cette publication. L’un de nos premiers poètes, M. de
Béranger, venait d’être traduit devant les tribunaux ; la cour
n’avait pas vu d’inconvénient à la publicité des débats ; elle
n’avait pas cru nécessaire de tenir son audience à huis clos :
après des plaidoiries contradictoires prononcées devant un
concours immense d’auditeurs, de Béranger, condamné sur
un seul chef d’accusation, avait triomphé sur tous les autres.
« De Béranger comptait de nombreux amis ; son talent
comptait de nombreux admirateurs : tous attendaient avec
une impatience facile à concevoir le récit des débats. Les
journaux arrivent : l’accusation s’y trouve reproduite dans
toute son étendue comme dans toute sa sévérité ; elle était
éloquente ; la défense, on le savait déjà, ne l’avait pas été
moins. On lit l’accusation, on cherche la réponse, cette
réponse qui doit laver un auteur chéri des reproches amers
élevés contre lui ; cette réponse qui, victorieuse devant la
justice sur presque tous les points, sera sans doute
également victorieuse au tribunal de l’opinion publique ; on
la cherche… c’est en vain. La censure (qui, comme l’a
spirituellement dit l’orateur du ministère public, n’a pas été

1404
instituée pour le plaisir des lecteurs), l’inexorable censure a
tout supprimé…
« Grand Dieu ! sous un gouvernement libre, la défense
d’un accusé supprimée ! Un cri général s’est élevé : c’est
vous-mêmes que j’en atteste ; et ici ce n’est point l’opinion
que j’interroge, c’est la conscience : l’opinion ici n’est rien,
la conscience est tout. Je vous prends donc à témoin qu’en
ce moment il n’est pas un homme, quels que fussent
d’ailleurs ses passions ou ses principes, pourvu qu’au fond
de son cœur brûlât encore une étincelle de générosité, qui
ne se soit écrié : Si j’étais de Béranger, je ferais imprimer
ma défense.
« Ce que tous vous eussiez fait, messieurs les jurés, c’est
ce qu’a fait M. de Béranger. Il a fait mieux encore :
impartial dans sa propre cause, il a joint à ses défenses les
plaidoyers du ministère accusateur et les pièces officielles
du procès, imprimées sur les copies délivrées par le greffier
de la cour, et légalisées par la signature de l’officier
ministériel.
« Voilà la cause de M. de Béranger ; voyons maintenant
celle de M. Baudouin… »
(Ici l’avocat examine quelles étaient les obligations
légales de l’imprimeur, et prouve qu’il ne devait pas être
mis en cause ; il continue : )
« Cependant, nous y sommes : il faut donc discuter
l’accusation qui nous y a conduits. Des exceptions que je
vais invoquer, deux, la première et la troisième, sont

1405
communes aux prévenus ; une autre, la seconde, est
particulière à M. Baudouin. J’établirai en premier lieu qu’il
n’y a point, dans la cause, de corps de délit ; ensuite, qu’en
supposant un délit, on ne peut accuser l’imprimeur d’y
avoir participé sciemment ; enfin, que le ministère public
n’est point recevable à requérir contre nous les peines de la
réimpression, parce que la disposition qui défend de
réimprimer un écrit condamné n’est exécutoire qu’après
l’accomplissement de certaines conditions qui n’ont pas été
remplies.
« Je soutiens d’abord que, dans la cause, il n’y a point de
corps de délit.
« Qu’est-ce qu’un corps de délit ? Vous le savez,
messieurs ; c’est un fait matériel défendu par une loi pénale,
et qui sert de base à l’accusation dirigée contre tel ou tel
individu. Ainsi, dans une accusation d’homicide, le corps
de délit est un homme assassiné ; ainsi, dans une accusation
de faux, le corps de délit est un écrit falsifié. Avant de
chercher le faussaire ou le meurtrier, il faut que la Justice ait
reconnu l’existence d’un faux ou d’un meurtre.
« Ici, je me demande où est le corps de délit ? Je vois un
arrêt de cour royale lu dans un débat public, et je cherche
dans les lois passées, présentes, j’allais presque dire futures,
une loi qui défende d’imprimer l’arrêt d’une cour de justice,
une loi qui défende de rapporter les circonstances d’un
débat public ?
« Reprenons successivement ces deux points du procès :

1406
« Les débats sont publics en matière criminelle. Telle est
la disposition de l’article 64 de la Charte constitutionnelle !
qui n’a point en cela créé un droit nouveau, qui seulement a
confirmé un ordre dès longtemps établi.
« Le principe posé par la Charte n’admet qu’une
exception : À moins, dit le législateur, que cette publicité ne
soit dangereuse pour l’ordre et les mœurs ; et, dans ce cas,
le tribunal le déclare par un jugement.
« Ici l’exception devient un nouvel argument en notre
faveur, puisqu’elle n’a point été appliquée, puisque le
tribunal saisi de la cause a voulu que l’audience fût
publique. Et rendons hommage à la sagesse des magistrats :
ils ont senti que le mystère ne convient pas à la Justice ;
qu’elle se dégraderait en essayant de se cacher ; que
l’opinion refuserait de sanctionner des décisions furtives ;
que l’équité la plus pure ne serait pas à l’abri des soupçons,
du moment qu’elle consentirait à s’envelopper d’ombres et
de voiles ; ils se sont dit que, si la publicité est pour les
accusés une garantie nécessaire, elle est aussi un devoir du
juge envers lui-même, envers la société qu’instruisent ses
arrêts ; que, lorsque le magistrat prononce du haut de son
tribunal, il semble dire aux peuples attentifs : Peuples,
écoutez ; car ceci est la Justice.
« Eh bien ! du moment que le tribunal, d’accord avec la
loi, a ordonné la publicité du débat, le débat est devenu
propriété publique : chacun a pu s’en emparer ; la
sténographie a pu le recueillir ; les journaux ont pu le
reproduire : sa publication n’est pas seulement devenue

1407
licite, innocente, mais légitime, mais salutaire, elle a
secondé le vœu des magistrats, le vœu des législateurs.
Supposons que l’enceinte de la cour d’assises se fût trouvée
assez vaste pour contenir la France tout entière ; loin d’en
être blessées, la Justice et la loi en eussent été satisfaites ;
leur désir eût été plus complètement rempli. Et moi, en
publiant le débat, je n’ai rien fait qu’agrandir l’enceinte de
la cour d’assises.
« Ainsi, lorsque j’ai rendu un compte public d’un débat
public, loin de violer la loi, j’ai accompli la loi, j’ai
complété par l’impression la publicité légale de l’audience ;
j’ai ajouté la publicité de fait à la publicité de droit ; ou
plutôt, ce n’est pas moi qui suis l’auteur de la publication,
c’est la cour elle-même. Dans les autres écrits, la pensée de
l’auteur est secrète jusqu’au moment de l’impression ; c’est
l’impression, c’est la mise en vente qui constituent la
publication. Ici, la publication était consommée quand j’ai
commencé d’imprimer ; je ne l’ai point faite, je l’ai
continuée. La véritable publication s’est effectuée au
moment où le président de la cour d’assises a prononcé ces
paroles : Huissier, ouvrez les portes de l’audience.
« Rendre compte d’un débat public, c’est donc faire non
seulement ce que la loi permet, mais ce que la loi désire ;
c’est ajouter à la publicité d’une chose dont la loi veut la
publicité ; c’est remplir l’intention du législateur.
« Ceci posé, il ne reste plus qu’à décider un point de fait
fort simple ; c’est de savoir si l’arrêt de renvoi a fait partie
du débat ; mais cette question n’en est pas une : chacun sait

1408
que les arrêts de renvoi font partie des débats criminels,
qu’ils font la base de ces débats ; c’est la lecture de l’arrêt
de renvoi qui ouvre les débats. Vous en avez eu la preuve
dans cette audience même.
« Tout notre crime est donc d’avoir fidèlement rendu
compte d’un débat public ; de n’avoir retranché aucun fait,
supprimé aucune circonstance ; d’avoir, en imprimant la
relation d’une audience criminelle, rapporté la teneur d’une
pièce lue dans cette audience : notre faute est d’être trop
exempts de faute ; moins fidèles, moins scrupuleux, nous ne
serions pas en accusation.
« Chose étrange ! c’est au moment où l’on porte des lois
contre l’infidélité dans le compte rendu des débats
judiciaires ; c’est alors, dis-je, que l’on vous propose de
punir un éditeur coupable de fidélité dans le compte rendu
d’un débat judiciaire ! Ainsi, dans le même instant, on
demande des lois contre l’infidélité, et des jugements contre
la fidélité !
« Si l’inexactitude est un devoir, pourquoi fait-on des lois
contre elle ? Si l’exactitude est un devoir, pourquoi
sommes-nous devant la cour d’assises ?
« Faut-il maintenant appeler l’usage au secours des
principes ? Examinons l’usage.
« L’usage est ici d’une grande influence ; il établit le
droit : à défaut du droit, il établirait encore la bonne foi,
toujours exclusive du délit en matière criminelle.

1409
« L’usage établit le droit. Cette vérité ne saurait être
méconnue. L’usage est la sanction la plus solennelle, la
promulgation la plus authentique des lois. Quand, durant de
longues années, quand, sous plusieurs législations
successives, les citoyens ont joui constamment et sans
trouble d’une faculté, l’exercice de cette faculté devient
pour eux un droit acquis, qu’une loi nouvelle pourra
restreindre s’il offre des dangers, mais que jusque-là nul
pouvoir ne peut leur disputer. Ils suivent la foi sociale ; ils
usent de ce qui existe : c’est leur propriété, c’est leur droit.
« S’il en était autrement, la justice ne serait plus qu’un
piége tendu à la confiance des citoyens. Comment savons-
nous qu’un acte est licite ou criminel ? N’est-ce pas par la
pratique universelle, par l’expérience journalière ? Quoi !
j’aurai vu faire une chose à tout le monde, autour de moi,
avant moi, sans que l’autorité publique ait élevé jamais une
seule plainte ; et il faudra que, par une sorte d’inspiration,
de science surnaturelle, je devine que cette chose est
défendue, et défendue pour moi seul ! Ainsi la loi ne sera
plus qu’un privilège ; elle perdra ce caractère de généralité
qui seul assure sa pureté en assurant sa justice ; elle ne sera
plus qu’une arme secrète qu’on pourra diriger à volonté
contre quelques individus ! La Justice me frappera sans
m’avertir ; et, parce que j’aurai pris confiance dans l’état
des choses établi, dans la possession constante, sévère
seulement à mon égard, le ministère public pourra fondre
inopinément sur moi, me traîner au pied des tribunaux ! S’il
en était ainsi, nul d’entre nous ne serait assuré de n’être pas,

1410
à chaque instant de sa vie, appelé devant la cour d’assises ;
car il n’est pas un de nous qui, dans les actes de sa vie, ne
prenne pour guide l’opinion commune et l’usage établi.
« Telle est, au contraire, la force de l’usage, qu’il abroge
même des lois existantes. Les lois que l’on n’exécute point
tombent en désuétude, et les jurisconsultes reconnaissent,
outre l’abrogation formelle, l’abrogation tacite qui résulte
du long sommeil de la loi. »
Ici l’orateur s’attache à prouver par de nombreux
exemples que, sous toutes les législations, la relation des
procès célèbres, et spécialement le compte rendu des débats
publics, ont été entièrement libres. Il rappelle les exemples
cités par Me Dupin ; il en ajoute quelques autres : il conclut
ainsi :
« Vous le voyez, messieurs les jurés, avant la loi de 1819,
depuis la loi de 1819, tout le monde a pu librement faire de
semblables publications ; il n’existe pas un seul exemple de
poursuites dirigées contre de tels écrits. Si nous n’avons fait
que ce que tout le monde faisait avant nous avec toute
sécurité, pourquoi sommes-nous devant la cour d’assises ?
« Nous avons prouvé que le compte rendu d’un débat
public ne peut constituer un corps de délit. Prouvons
maintenant, en examinant la cause sous un nouvel aspect,
que l’impression d’un arrêt ne peut constituer un corps de
délit.
« Un arrêt est l’œuvre des magistrats, il est sacré comme
eux ; il participe à leur inviolabilité. Nul pouvoir n’aurait le

1411
droit de le supprimer ; nul, pas même la cour elle-même.
Non, c’est dans le sentiment profond de mon respect pour la
cour que je déclare que la cour ne pourrait supprimer par
son arrêt un arrêt de la cour.
« Mais ce que l’on vous demande n’est-il pas une
véritable suppression ? Déclarer qu’un arrêt de la cour ne
peut être imprimé sans crime, n’est-ce pas en prononcer la
suppression ? Bien plus, si l’on nous condamnait pour avoir
imprimé l’arrêt de la cour, la cour ne se trouverait-elle pas
forcée d’ordonner que l’arrêt demeurera supprimé ?
« Aussi l’accusation a-t-elle senti le besoin de changer
l’état de la question. Si l’on fût venu vous demander :
MM. de Béranger et Baudouin sont-ils coupables pour
avoir réimprimé l’arrêt de la cour royale ? cela n’eût pas
même été présentable ; l’absurdité eût sauté aux yeux. Au
lieu de cela, l’accusation vous a mis un fait à la place du fait
véritable : elle est venue vous dire : MM. de Béranger et
Baudouin ont réimprimé des chansons condamnées. Point
du tout : la question porte à faux. Nous n’avons pas
imprimé des chansons ; nous avons imprimé un arrêt : des
arrêts ne sont pas des chansons.
« Mais l’arrêt contient des chansons ! Est-ce ma faute ?
Est-ce moi qui l’ai rédigé ? L’arrêt contient des chansons !
Cela se peut : je n’en sais rien ; cela ne me regarde pas.
C’était un arrêt : je ne l’ai pas lu ; je n’ai pas dû le lire.
« Que prétendez-vous donc ? Parce que l’arrêt contenait
des chansons, était-il interdit de l’imprimer ? Mais c’est la
suppression de l’arrêt que vous prononcez. Fallait-il
1412
l’émonder, en retrancher les passages condamnés ? Voilà les
arrêts de la cour soumis à la censure préalable des
imprimeurs !
« Veuillez, de grâce, observer combien de circonstances
réunies en notre faveur ! Le compte rendu fidèlement d’un
débat public, nous l’avons prouvé, ne peut être coupable ;
mais tous les éditeurs de semblables relations n’ont pas un
intérêt également légitime à la publicité du débat, tous les
débats ne consistent pas en pièces, et les pièces sont ce qu’il
y a de moins altérable par la passion, la négligence ou la
mauvaise foi ; toutes les pièces ne sont pas officielles, toutes
les pièces officielles ne sont pas des arrêts, tous les arrêts
enfin ne sont pas lus en audience publique…
« Ici toutes ces circonstances viennent concourir à notre
justification : nous avons rendu compte d’un procès ; ce
procès est le nôtre ; ce que nous avons imprimé est une
pièce ; cette pièce est officielle ; cette pièce officielle est un
arrêt ; et cet arrêt a été lu publiquement au débat.
« L’accusation, messieurs, vous propose des choses bien
étranges. Elle vous propose d’effacer, par une décision
rétroactive, la publicité d’un débat qui a eu lieu
publiquement ; de faire, après coup, d’une audience
publique, une audience à huis clos ; de prononcer la
suppression d’un arrêt de cour royale… En vérité, tout cela
est trop fort.
« Ainsi, point de délit ; donc, point de complice. La
justification de de Béranger est pour Baudouin une
première ligne de défense.
1413
« Dois-je maintenant vous parler des accusés, après vous
avoir parlé de la cause ?
« Je l’avoue, messieurs les jurés, cette cause m’afflige
profondément ; elle m’afflige pour elle-même, pour les
principes, pour la justice ; elle m’afflige pour les hommes si
dignes d’intérêt que nous venons défendre.
« Ici, c’est un jeune négociant, recommandable par
l’aménité de ses mœurs et la douceur de son caractère ;
c’est un nouvel époux qu’une accusation inopinée a surpris
au milieu des fêtes nuptiales…
« Là, c’est un littérateur aussi distingué par ses talents
que par ses qualités morales ; c’est de tous les écrivains de
cette époque celui qui peut-être a fait faire le plus de
progrès au genre qu’il a cultivé ; poëte ingénieux,
philosophe aimable, portant la pauvreté avec noblesse, et la
célébrité avec modestie… Dites-moi, n’y a-t-il pas quelque
chose de barbare à tourmenter ces hommes d’élite à qui
nous devons tant de plaisirs, à qui la France devra peut-être
quelque gloire ? N’est-ce pas une espèce de sacrilège de les
harceler par des persécutions, de troubler leurs loisirs si
fertiles, de fatiguer leur existence, de flétrir leur génie ?
Mieux inspirés que nous, les anciens révéraient les bons
poëtes ; ils les nommaient des hommes divins ; ils les
regardaient comme des êtres sacrés, ils dévouaient aux
furies quiconque osait offenser ces favoris des dieux. Si
Platon, plus austère, bannissait les poëtes de sa république,
il ne les envoyait point en prison ; il les couronnait de roses,
et les reconduisait à la frontière, aux sons d’une musique

1414
harmonieuse ; on ne pouvait donner un congé d’une
manière plus aimable. Jusque dans ses sévérités, Platon
respectait les dons brillants de la nature dans ceux qu’elle
en avait favorisés. Et nous aussi, messieurs, respectons-les,
ces hommes précieux ; respectons-les, car la nature en est
avare ; respectons-les, car ils sont la fleur de leur siècle et
l’honneur de leur patrie ; respectons-les, car ils sont les rois
de l’avenir, ils disposent de la postérité, et la postérité
prendra parti pour eux. Elle n’a point pardonné, cette
postérité, à Auguste l’exil d’Ovide, à Louis XIV lui-même
la disgrâce homicide de Racine ; elle a flétri d’un éternel
opprobre la main qui donna des fers au chantre d’Armide.
Un jour aussi, cette postérité s’informera comment la
France a traité son poëte, quels honneurs ont été rendus,
quelles récompenses accordées, quelles couronnes
décernées au rival d’Anacréon. Quelle sera la réponse ?…
Ah, messieurs les jurés ! pourquoi sommes-nous devant la
cour d’assises ! »
Des applaudissements unanimes partent de tous les points
de la salle.

M. Marchangy : « Notre ministère vous paraîtra sans


doute bien sévère après la péroraison touchante que vous
venez d’entendre, et les applaudissements indiscrets qui ont
profané cette enceinte. Je rends justice cependant à la
modération des plaidoiries ; les avocats, en soutenant la
bonté de leur, cause, se sont gardés de se livrer aux
mouvements passionnés qui auraient pu en faire douter. »

1415
M. Marchangy discute d’abord la fin de non-recevoir, il
dit que l’insertion de l’arrêt au Moniteur n’est qu’une
présomption de droit, et que, supposé qu’elle n’existât pas,
il y aurait encore la présomption de fait, puisqu’il était
impossible que de Béranger ne connût pas l’arrêt de
condamnation. Répondant à l’objection tirée de ce qu’il n’y
avait pas de corps de délit, il soutient que, si la loi n’a pas
prévu qu’on pourrait l’éluder à l’aide d’un protocole, ce
n’est pas une raison pour soutenir qu’on a pu ainsi se jouer
de sa prohibition.

M. l’avocat-général s’attache ensuite à réfuter ce qu’il


appelle trois erreurs avancées par les avocats. D’abord, on a
cité des exemples antérieurs à la loi qui nous régit. Et quand
bien même il y aurait quelques faits qui lui seraient
postérieurs, on ne pourrait pas argumenter de l’oubli des
agents de l’autorité. (Ici des murmures interrompent
M. l’avocat-général qui dit avec force : « Audiencier, faites
faire silence. »)
« En second lieu, on a confondu dans les débats la
publicité intérieure avec la publicité extérieure : la publicité
n’est exigée que dans l’intérêt de celui qui veut prouver son
innocence. Dès que le jugement de condamnation est
intervenu, la publicité n’est plus nécessaire. »

1416
M. Marchangy soutient que, par cela que la loi déclare
qu’on ne peut être poursuivi pour la publication des pièces
émanant de la Chambre des députés, sans établir la même
disposition pour les pièces relatives aux affaires judiciaires,
ces dernières peuvent donner lieu à des poursuites.
Enfin, on a confondu les arrêts de renvoi avec les arrêts
définitifs ; le principe de publicité ne s’applique qu’aux
derniers.
Quant aux paroles de monsieur le garde des sceaux, c’est
trop accorder aux ministres que de leur accorder le pouvoir
législatif et de recevoir leurs discours comme des oracles.

Monsieur l’avocat-général pense que Me Dupin n’a point


eu à se plaindre des journaux, quoique son plaidoyer n’y ait
point été inséré, puisque le Courrier entre autres dit qu’il a
réfuté victorieusement les doctrines du ministère public ;
que, pour apaiser l’amour-propre de l’avocat, il suffisait en
tout cas d’imprimer la défense sans imprimer l’arrêt, et
qu’on n’a pas dû se venger sur la société des torts de la
censure.

« On a cherché à vous émouvoir, continue-t-il, par la


gravité de la peine ; mais ce motif ne doit pas faire
impression sur vous, messieurs les jurés : ce serait envahir
le droit de faire grâce, ce droit qui n’appartient qu’au
souverain. »

1417
Me Dupin : « Après une réplique couverte
d’applaudissements bien mérités, et dont il faut absoudre les
auditeurs, puisque l’émotion de leurs cœurs leur a ôté le
pouvoir de les refuser, je croyais que le ministère public ne
serait pas revenu sur une accusation dont il désespère lui-
même. »

Me Dupin réfute alors les différentes objections de


monsieur l’avocat-général : « Quant à la fin de non-
recevoir, la cause, dit-il, peut très bien se passer de ce
secours ; mais il n’en est pas moins vrai qu’en point de
droit, cette fin de non-recevoir doit être admise. En effet,
lorsque la loi établit des formalités spéciales pour constater
la publicité d’un acte, on ne peut pas suppléer au défaut de
ces formalités par de prétendus équivalents, ni remplacer la
présomption de droit par une présomption de fait. C’est
ainsi qu’un député qui aurait discuté une loi, qui aurait
contribué par son vote à son adoption, ne serait pas
cependant, en droit, censé la connaître, tant qu’elle n’aurait
pas été promulguée dans les formes voulues par le Code
civil. Il en est de même dans l’espèce. Pour qu’il y ait
récidive dans le cas de réimpression, il faudrait que l’arrêt
de condamnation eût été inséré dans le Moniteur, avec les
formalités exigées pour les arrêts de déclaration d’absence,
c’est-à-dire dans la partie officielle, Or, l’arrêt n’a point été
inséré ; il n’y a donc point récidive aux yeux de la loi.
« Monsieur l’avocat-général a dit que le législateur
n’avait pas pensé à prévoir ce cas ; je m’empare de cet
1418
aveu, et je dis que, puisque le législateur n’y a pas pensé, le
ministère public ne doit pas y penser non plus.
« On nous a reproché d’avoir confondu les époques ;
non : j’ai cité des arrêts de toutes les époques pour montrer
que jamais cette publicité n’avait été interdite. J’en ai cité
de la Convention même auxquels on avait accordé la plus
grande publicité. La Convention voulait du sang, mais elle
laissait du moins la publicité. Après avoir fait tomber les
têtes, elle permettait aux écrivains et aux journalistes de
faire reconnaître l’innocence de ceux qu’elle avait traînés à
l’échafaud !
« Le ministère public a distingué la publicité de
l’audience et la publicité extérieure. Je n’admets pas cette
interprétation, parce qu’elle est restrictive. Partout où je
verrai une interprétation qui tendra à détruire nos droits, à
restreindre nos libertés, j’opposerai une interprétation plus
large ; et mon amour pour la Charte, pour l’institution
qu’elle consacre, me persuade que la liberté des débats doit
être pleine et entière, telle que son auteur nous l’a promise,
et non telle qu’on veut nous la faire.
« Quant aux inductions que j’ai tirées du discours de
M. de Serres, entendons-nous : certes, je ne suis pas dans
l’usage de faire trop de concessions aux ministres ; je suis
loin de regarder comme vraies, encore moins comme
obligatoires, toutes les propositions qui sortent de leur
bouche ; ils sont les orateurs du pouvoir ; ils cherchent
naturellement à l’étendre ; et c’est en pareil cas qu’il
convient de les écouter avec défiance, et qu’on peut se

1419
trouver en opposition avec eux : mais, si par hasard il arrive
à l’un d’eux de dire quelque chose de favorable à la liberté,
alors je m’en empare, j’en prends acte comme d’un aveu
sorti de la bouche de la partie adverse. »

Me Dupin soutient que la loi n’ayant pas établi de


distinction pour les arrêts des cours et les jugements des
tribunaux, selon les divers genres d’accusation, le droit de
les publier existe en entier, quel que soit le sujet de
l’accusation.

« Si je me suis plaint, continue-t-il, qu’on n’ait pas inséré


mon plaidoyer dans les journaux, ce n’est pas par un motif
d’amour-propre ; j’en aurais mis beaucoup à sauver mon
client, et non à faire paraître mon plaidoyer. Mais j’ai
partagé son indignation contre l’iniquité de la censure ; j’ai
trouvé qu’une si étrange partialité passait toutes les bornes,
et que tout citoyen avait le droit de se défendre devant
l’opinion publique, quand il y était traduit par l’insertion
dans les journaux d’un réquisitoire dans lequel il était
accusé : j’ai pensé qu’il n’était pas indifférent pour un
homme accusé sur quatre chefs de faire savoir qu’il avait
été acquitté sur trois. Du reste, je n’ai pas voulu qu’on en
usât pour la défense comme on en avait usé en faveur de
l’accusation. On voulait n’imprimer que ma plaidoirie, j’ai
demandé qu’on y ajoutât le réquisitoire pour que la balance
fût égale.

1420
« On a parlé de la clémence royale ! Personne ne s’en
défie ; mais c’est une mauvaise manière d’obtenir des
condamnations que de dire : On fera grâce !… On a recours
à son souverain quand on est coupable ; de Béranger est
innocent, il ne demande que justice. »
Ici Me Dupin se plaint du refus obstiné de la police, de
saisir les nombreuses contrefaçons des chansons de de
Béranger ; on n’a pas seulement voulu le poursuivre, on a
voulu le ruiner. L’avocat parle aussi des vexations qu’on a
fait éprouver à son client dans la prison : il a été soumis à
des perquisitions pour un Supplément qu’il n’avait pas
publié et qu’il a toujours dénié. On a été jusqu’à le fouiller
comme un voleur ! « Il a eu tort de le souffrir, dit Me
Dupin ; il devait se dépouiller de ses vêtements un à un, sur
ordonnance du juge, plutôt que de laisser porter sur lui
d’indignes mains. Quoi qu’il en soit, ces recherches n’ayant
produit aucun résultat, on n’a rien imaginé de mieux que de
lui faire un procès, pour avoir imprimé un arrêt ! Voilà,
messieurs, l’étonnant sujet de ce nouveau procès, dont la
conséquence serait d’un an d’emprisonnement ! Mais j’ai
suffisamment démontré que la publicité des arrêts est de
droit, et ne peut point, par conséquent, constituer un délit. »

M. le président demande aux prévenus s’ils ont quelque


chose à ajouter à leur défense ; ils répondent négativement.
M. le président fait son résumé, et pose aux jurés les
questions suivantes :

1421
1° Les chansons qui ont motivé la condamnation
prononcée par arrêt du 8 décembre 1821, et dont la
destruction et la suppression ont été ordonnées, ont-elles été
imprimées dans l’écrit intitulé Procès fait aux Chansons de
de Béranger ?
2° De Béranger est-il coupable d’avoir fait imprimer,
vendre et distribuer après sa condamnation, les chansons
condamnées ?

Me Dupin demande le changement de la position des


questions, qui lui paraissent rédigées de manière à ne laisser
aucune latitude aux jurés ; c’est comme si, pour quelqu’un
qui a commis un meurtre sans préméditation, on se
contentait de demander si un homme a été tué. La cour
entre dans la salle du conseil pour délibérer. M. le président
fait appeler Me Dupin dans la salle des délibérations. Cet
avocat rentre un instant après ; la cour le suit
immédiatement. Me Dupin annonce aux jurés que, d’après
les explications qui viennent d’avoir lieu entre lui et la cour,
elle n’entend pas exclure les considérations qui doivent
influer sur l’appréciation de la culpabilité, ni réduire la
décision des jurés à l’appréciation d’un simple fait matériel,
mais au contraire lui laisser la solution de toutes les
questions morales et intentionnelles ; il croit dès lors inutile
de persister dans la demande des rectifications qu’il avait
présentées, et déclare qu’il s’en désiste.

1422
M. le président confirme les explications données par Me
Dupin. Il est trois heures et demie, les jurés entrent dans la
salle des délibérations. Il est cinq heures quand ils
reviennent. Les questions ont été résolues de la manière
suivante :

Sur la première question : Oui. — Sur la seconde


question : Non.

M. le président prononce l’ordonnance d’acquittement ;


elle excite dans l’auditoire des marques d’approbation,
qu’on parvient avec peine à comprimer. MM. de Béranger
et Baudouin sont aussitôt entourés par leurs amis, dont ils
reçoivent les félicitations et les embrassements.

Un huissier appelle M. de Béranger pour le reconduire à


Sainte-Pélagie ; il sort, pressé par les bras des spectateurs.

1. ↑ Le libraire de M. de Béranger, M. Baudouin, avait été aussi mis en


cause dans cette poursuite, relative a la réimpression des chansons dont le
texte était compris dans le jugement précédent.
2. ↑ Le plaidoyer de Me Dupin n’ayant pas été sténographié, nous ne
pouvons en offrir qu’une analyse telle que l’ont donnée les journaux, et
principalement le Courrier français et le Journal des Débats, qui en ont
rendu compte avec le plus d’étendue et d’exactitude.

1423
TROISIÈME PROCÈS
FAIT À MESSIEURS

DE BÉRANGER ET BAUDOUIN

Jamais peut-être l’enceinte étroite du tribunal de police


correctionnelle n’avait été encombrée d’une foule aussi
considérable de curieux. Dès huit heures du matin on
s’écrasait aux portes de l’audience ; à neuf heures la salle
était presque remplie par les personnes munies de billets
d’entrée. On remarquait parmi elles des dames élégamment
parées et des personnages de distinction.

À neuf heures et demie, M. de Béranger est arrivé dans


l’audience, accompagné de Me Barthe, son avocat.
MM. Laffitte, Sébastiani, Bérard, membres de la Chambre
des députés, et M. Andrieux, professeur du collège de
France, sont entrés en même temps. M. le prince de la
Moscowa était assis auprès de son beau-père. Telle était
déjà l’affluence, que ces honorables citoyens se sont vus
forcés de prendre place sur la banquette occupée
ordinairement par les prévenus non détenus.
1424
L’audience a été ouverte au public non muni de billets,
dont l’impatience, pendant deux heures d’attente, se
manifestait par des coups violents donnés sur les panneaux
de la porte. L’irruption violente de la foule dans la partie de
la salle restée libre, n’a pas été sans danger pour plusieurs
des curieux. On a entendu avec effroi des cris plaintifs et
alarmants ; une trentaine d’avocats ont reflué jusque dans
l’intérieur du parquet ; plusieurs dames se sont levées de
leurs sièges avec épouvante. Bientôt, toutefois, ce sentiment
s’est calmé et a fait place à celui de l’hilarité, en voyant que
la plupart des personnes qui avaient poussé des cris en
avaient été quittes pour la peur, pour quelques parties de
leurs vêtements, de leurs robes ou de leurs rabats.
À onze heures moins un quart, le tribunal prend séance.

« Je rappelle au public, dit M. le président, que la loi


défend tous signes d’approbation ou d’improbation.
L’auditoire doit garder le plus profond silence. Les huissiers
ont ordre de saisir à l’instant et de détenir dans la maison de
justice pendant vingt-quatre heures toute personne qui se
permettrait des rires, des murmures ou des
applaudissements. — M. de Béranger, dites vos noms. —
Pierre-Jean de Béranger. — Votre âge ? — Quarante-six
ans. — Votre état ? — Chansonnier. »
Les mêmes questions sont adressées à M. Alexandre
Baudouin, libraire-éditeur des chansons de Béranger, etc.

1425
Tous les prévenus sont assis sur des chaises placées en
face du tribunal.
Le greffier donne lecture de l’arrêt de la cour royale qui a
saisi le tribunal.
M. Champanhet, avocat du roi, prend ensuite la parole en
ces termes :

« Il y a sept ans, lorsque, traduit devant des jurés et


accusé par la bouche éloquente d’un magistrat enlevé trop
tôt à la carrière du ministère public qu’il illustrait, le sieur
de Béranger encourut une condamnation, juste mais
modérée, pour des écarts d’une muse trop licencieuse, tous
les bons esprits pensèrent que cet écrivain, corrigé par cette
leçon, saurait désormais se prescrire la réserve que lui
commandaient les lois, sa conscience et son propre intérêt ;
mais loin de là, méprisant ou mettant en oubli un
avertissement qui eût dû être salutaire, il est retombé dans
de nouveaux excès ; des vers bien autrement répréhensibles
que ceux qui furent frappés de la réprobation de la justice,
le conduisent aujourd’hui devant vous comme il le fut
devant la cour d’assises.
« Condamné alors pour avoir, dans ses rimes, outragé la
morale publique et religieuse, il paraît devant vous sous
cette même prévention, et de plus, il doit répondre d’autres
vers outrageants pour la religion de l’état, offensants pour la
personne du roi, sa dignité, son gouvernement. Ainsi le
temps et l’exemple ont été perdus pour le sieur de Béranger,

1426
qui n’a pas craint d’aggraver de nouveaux torts par le
souvenir des premiers.
« Comment un homme qui à l’esprit unit la raison sans
doute, a-t-il pu ainsi, deux fois en si peu de temps,
enfreindre de propos délibéré les lois de son propre pays, en
ce qu’elles ont de plus saint et de plus respectable dans
leurs prohibitions ? Est-ce un vain amour de cette célébrité
décevante qui s’attache à tout ce qui a l’apparence d’un
courage d’opposition ? Est-ce un fâcheux travers d’esprit,
une manie déplorable de voir toujours le mal dans le bien ;
ou le sieur de Béranger ne ferait-il qu’obéir aux inspirations
d’un esprit de licence et de révolte dont il serait dominé ?
« L’arrêt de la cour, dont lecture vient de vous être
donnée, accuse les prévenus de plusieurs délits : 1° outrage
à la morale publique et religieuse ; 2° outrage à la religion
de l’état ; 3° offenses envers la personne du roi ; 4° attaque
à sa dignité royale ; 5° excitation à la haine et au mépris de
son gouvernement.

« Pour justifier ces différents chefs de prévention, nous


pourrions nous borner à vous dire, en vous présentant les
vers incriminés : Prenez et lisez, tant les délits nous
paraissent manifestes et palpables, tant il est facile aux
esprits les moins exercés d’apercevoir et de sentir tout
l’odieux des allusions, toute la grossièreté des outrages.
« Mais, quelque dispensé que nous nous croyions de
recourir à l’interprétation, qu’il nous soit permis toutefois

1427
d’essayer par quelques réflexions de faire ressortir
l’évidence.
« Les huitième et neuvième couplets de la chanson
intitulée l’Ange Gardien [1] vous sont présentés comme
renfermant deux délits : outrage à la religion de l’état,
outrage à la morale publique et religieuse. En voici le texte :

Vieillard affranchi de regrets,


Au terme heureux enfin atteins-je ?
Oui, dit l’ange, et je tiens tout prêts,
De l’huile, un prêtre et du vieux linge.
Tout compté, je ne vous dois rien,
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

De l’enfer serai-je habitant,


Ou droit au ciel veut-on que j’aille ?
Oui, dit l’ange, ou bien non pourtant,
Crois-moi, tire à la courte-paille :
Tout compté, je ne vous dois rien,
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

« Qui de nous, et nous nous adressons à tous ceux qui


nous entendent, qui de nous ne voit dans le colloque
imaginé par l’auteur, dans cette chanson entre un mourant et
son bon ange, une dérision jetée sur cette doctrine de
l’église catholique qui admet auprès de chaque chrétien
l’influence mystérieuse et salutaire d’un esprit céleste ?
Mais, sans nous arrêter à l’ensemble des couplets empreints
d’un esprit d’irréligion qui ne saurait échapper à personne,
fixez votre pensée sur le huitième couplet, l’un des deux
seuls incriminés, et dites si l’auteur n’y a pas eu pour but de
1428
verser le ridicule sur un des sacrements, sur celui-là même
que la religion, celle de l’état, offre à l’homme mourant
comme un gage de réconciliation entre lui et le ciel. C’est
donc avec raison que l’organe du ministère public devant la
cour a accusé le sieur de Béranger d’avoir, dans ce triste
couplet, voué au mépris ce que nos dogmes religieux ont de
plus respectable et de plus consolant.
« L’outrage à la morale publique est non moins évident
dans le neuvième couplet.
« Qui ne voit, en effet, dans la réponse impie que l’auteur
prête à son ange, un doute affreux jeté sur le dogme sacré et
universel des peines et des récompenses futures ? disons
mieux, sur le principe éternel de la vérité d’une vie à venir,
car l’un de ces principes est la conséquence de l’autre.
« Ainsi dans des vers, qui sont bien à la portée de tous,
quoi qu’on dise (et nous l’établirons bientôt), vous ne
craignez pas de publier qu’après la mort il n’y a rien, que la
vertu comme le crime, au-delà de la vie, trouvent un égal
néant. Et n’a-t-on pas dit que si un Dieu vengeur et
rémunérateur n’existait pas, il faudrait l’inventer ? Que si
une incrédulité funeste a germé dans votre cœur, gardez-y
votre déplorable secret ; mais ne venez pas arracher à la
vertu malheureuse la dernière espérance, son unique
consolation dans les maux d’ici-bas ; ne venez pas ôter au
crime heureux son unique frein, en éloignant de lui la
crainte salutaire d’une autre vie !…
« Si de ces atteintes portées par les vers du sieur de
Béranger aux dogmes, bases de la morale et de toute
1429
croyance religieuse, nous passons à l’examen de ceux
incriminés pour des attaques non moins coupables contre
les principes fondamentaux de notre ordre social, c’est avec
un sentiment de douleur que nous signalons d’abord à votre
animadversion l’offense faite la personne du roi et à la
dignité royale par la publication de la pièce de vers intitulée
le Sacre de Charles-le-Simple [2].
« Ici le respect dû à la majesté royale interdit presque
toute explication ; il suffit de lire et la prétendue chanson et
son préambule pour apprécier l’outrage dans toute sa
gravité ; l’allusion frappe et saisit au premier coup d’œil, et
il n’est besoin d’aucune contention d’esprit, d’aucun effort
d’imagination pour en comprendre le sens et la portée.
Comme nous, messieurs, vous la reconnaîtrez à travers le
voile transparent qui la couvre.
« Oui, c’est en recherchant dans nos annales le souvenir
d’un roi faible et malheureux, que le sieur de Béranger,
reportant, par une fiction coupable, du dix-neuvième siècle
au neuvième, des choses qui n’existaient pas et ne
pouvaient exister en ces temps reculés, a bien osé,
méprisant toute vérité, violant toute convenance, mettre en
scène son souverain sous les traits et le nom de l’infortuné
Charles III. Oui, c’est bien la personne sacrée, ce sont bien
les augustes cérémonies du sacre de notre roi qu’on a voulu
tourner en dérision dans cette peinture fantastique d’un
couronnement sur lequel l’histoire est muette.
« Quoi ! ce prince qui vient de recueillir, en parcourant la
France, les témoignages universels de l’amour et de la
1430
vénération de ses peuples ; ce prince si religieux, si loyal
observateur de sa parole, si constamment occupé du bien-
être de ses sujets, est représenté par un Français à des
Français comme se laissant conseiller le parjure au pied
même des autels témoins de ses serments (quatrième
couplet) ! On ose bien l’y faire voir méditant la ruine de ces
libertés qu’il vient d’affermir, en dévorant la substance de
ce peuple qu’il aime comme l’aimait le plus grand et le plus
chéri de ses aïeux. On ne craint pas enfin d’insinuer qu’il a
des maîtres ; et, outrageant à la fois la religion dans ses
ministres, le souverain dans sa dignité, on prête aux uns le
langage impérieux de la domination, et à son prince
l’attitude et les sentiments d’une abjecte soumission
(cinquième couplet). Non, le roi de France n’a point de
maîtres sur la terre ; sa couronne, il la tient de Dieu.
« Encore une fois, le respect nous défend de pousser plus
loin l’analyse d’une pareille production, et nous en appelons
à votre cœur, à celui de tous les gens de bien, pour
comprendre, sans autre explication, que l’offense est non
moins grande dans ce que nous laissons que dans ce que
nous vous signalons.
« Mais, non content de diriger ses traits offensants sur la
personne du roi et d’attaquer sa dignité inviolable, le sieur
de Béranger s’applique à exciter la haine, à provoquer au
mépris de son gouvernement. Voyez la chanson intitulée les
Infiniment Petits, ou la Gérontocratie [3] (le gouvernement
des vieux), qui vous est déférée sous le cinquième chef de
prévention. »

1431
(En cet instant, un tumulte violent se manifeste à l’entrée
de la salle d’audience ; M. le président ordonne aux
huissiers de faire saisir les perturbateurs ; mais, le tumulte
continuant toujours, l’audience est suspendue pendant un
quart d’heure. )

M. l’avocat du roi continue ensuite en ces termes :

« Chaque jour du règne de notre monarque est marqué


par des bienfaits, témoignage immortel de son amour pour
son peuple ; la paix règne au dedans comme au-dehors, les
arts sont encouragés, l’industrie protégée, les libertés
publiques agrandies florissent à l’abri du trône légitime
dont elles émanent, se prêtant un mutuel appui ; une solide
gloire, une gloire sans tache est acquise à nos armes portées
en de lointains climats pour un but aussi noble que
désintéressé, et c’est quand, il existe un si généreux accord
entre le peuple et son roi, que vous vouez au mépris son
gouvernement par une insultante assimilation avec cette
nation imaginaire de nains, dont un auteur anglais (Swift)
nous trace la burlesque et satirique peinture.
« La France est heureuse, elle est grande, elle est forte, et
vous lui prophétisez une dégénération rapide suivie d’une
ruine honteuse !
« Quel homme serait assez dénué de jugement pour ne
pas comprendre tout d’abord quel est le sens de la chanson

1432
des Infiniment Petits, dont le refrain d’ailleurs tranche toute
incertitude, malgré la misérable équivoque employée par
l’auteur, qui semble en avoir fait choix pour qu’on ne pût se
méprendre sur sa coupable pensée ?
« Nous ne nous arrêterons pas à la figure, cependant
assez significative aussi, qui orne en manière de fleuron le
bas de la page où finit cette chanson ; nous ne chercherons
pas si ce n’est point là un emblème d’un ordre de choses
qu’on voudrait voir renaître à la place de celui qu’on
s’efforce d’avilir ; il est dans ce recueil bien d’autres vers
qui témoignent assez hautement des intentions et des vœux
de l’auteur, pour que nos présomptions ne paraissent ni
téméraires, ni hasardées.
« Que dans la génération à laquelle nous appartenons, la
plupart aient pu, dupes des illusions de l’âge, se livrer aux
séductions d’une grandeur peu solide et d’une gloire trop
chèrement acquise, on le conçoit ; mais l’expérience et la
réflexion, fruits des années, n’ont-elles pas dessillé tous les
yeux ? Et qui d’entre nous peut aujourd’hui avec bonne foi
regretter et souhaiter un temps aussi fécond en malheurs
qu’il le fut en hauts faits ? Comment surtout l’auteur du Roi
d’Yvetot, de cette satire aimable et piquante de l’arbitraire et
de l’esprit de guerre et de conquêtes, peut-il sans cesse
rappeler et préconiser dans ses vers un régime que sa muse
frondait, alors qu’il existait ?
« Il est vrai qu’alors aussi ses allusions étaient fines et
légères ; elles étaient enveloppées d’un voile assez épais

1433
pour que l’œil du vulgaire ne pût le pénétrer, et ses traits à
peine acérés effleuraient et ne déchiraient pas.
« Quelle différence aujourd’hui ! Ah ! si dans les temps
que le sieur de Béranger présente sans cesse à notre
admiration et à nos regrets (dans ce recueil comme dans les
autres), sa plume audacieuse eût laissé échapper des vers
pareils à ceux qui vous sont déférés ; si les pompes d’un
autre sacre, si celui qu’elles entouraient eussent été les
sujets de ses mépris, les objets de sa dérision, est-ce la
justice qui eût été appelée à apprécier et punir l’offense ?
Non, l’arbitraire eût ouvert les portes d’une prison d’état, et
l’auteur, l’éditeur, l’imprimeur, les débitants du téméraire
écrit eussent vu les portes se refermer sur eux, pour un
temps assurément plus long que la détention légale qui peut
leur être infligée aujourd’hui pour une telle faute.
« Mais, dira-t-on peut-être, en admettant dans les vers
incriminés le sens qu’on leur attribue, ce sont des chansons,
et au temps où nous vivons, dans le pays où nous sommes,
peut-on donner tant d’importance à des chansons ?
« La chanson, il est vrai, eut toujours privilège en
France ; mais convenons pourtant que son privilège n’a
jamais été illimité, et il est des personnes et des choses qui
sont toujours restées hors de son domaine.
« D’ailleurs il ne suffit pas de donner à des vers le titre de
chansons pour les dépouiller du caractère de libelle, et leur
attribuer celui propre à la chanson telle qu’on l’a toujours
entendue en France. Nous ne la reconnaissons point dans
ces vers, dont la politique fournit les sérieux sujets, où la
1434
malice est remplacée par la malveillance, et une critique
badine par une hostilité agressive. Ce ne sont point là les
gais et piquants refrains que faisaient et supportaient nos
pères.
« Si, par les formes du style, les vers du sieur de
Béranger tiennent de la simple chanson, par la grandeur des
idées, la profondeur des pensées, et l’énergie de
l’expression, il en est certains qui s’élèvent quelquefois
jusqu’à l’ode. Appelez-les des chansons, soit ; mais, bien
que vous indiquiez un air, ainsi que le disait, dans le
premier procès du sieur de Béranger, le magistrat dont le
brillant plaidoyer est encore dans tous les souvenirs (M. de
Marchangy), il ne s’ensuit pas qu’on soit tenu de les
chanter ; on peut tout aussi bien les lire.
« On a dit que le sieur de Déranger était un séditieux de
salons, et qu’il n’écrivait point pour les guinguettes. Sans
doute quelquefois dans ses vers l’allusion et le sens sont
assez obscurs, ou, si l’on veut, assez profonds pour
échapper à des intelligences vulgaires ; mais son talent peu
commun, son talent, dont nous déplorons l’abus et les
écarts, sait prendre tous les tons ; s’il s’adresse souvent aux
salons, il s’adresse aussi aux chaumières, disons mieux, aux
tavernes, où ses couplets ne sont pas inconnus. Voyez le
recueil qui est sous vos yeux, voyez ceux qui l’ont précédé !
ils sont reproduits dans tous les formats, mis à la portée de
toutes les fortunes ; et pourquoi ? c’est qu’apparemment les
vers qu’ils renferment n’ont pas tous été faits pour des
esprits d’un ordre supérieur. Bien plus, le libertinage et

1435
l’esprit de sédition s’en emparent et y trouvent des tableaux
propres à parler aux sens leur plus grossier langage ; ainsi
l’attestent les gravures obscènes et séditieuses destinées à
accompagner ces réimpressions qui surgissent de toutes
parts. Croyons que c’est contre le gré de l’auteur que ses
œuvres sont souillées de pareilles turpitudes, mais il n’en
est pas moins certain qu’elles en ont fourni les sujets.
« Celles des productions du sieur de Béranger, qui vous
sont déférées, vous le reconnaîtrez, messieurs, ont bien tout
ce qu’il faut pour être entendues de l’esprit de licence et de
révolte du plus bas étage, et on ne peut se dissimuler que
l’auteur les a conçues dans ce but, car il n’a pas cherché à
s’y élever au-dessus des entendements vulgaires. Soit qu’il
outrage la morale publique et qu’il se raille de la religion de
l’état, soit qu’il insulte à la majesté royale et qu’il appelle le
mépris sur le gouvernement légitime, ses pensées sont
claires, ses expressions simples et positives ; dépouillez ses
vers de la rime, brisez la césure, enlevez tout le prestige de
la poésie, et sa pensée paraîtra dans toute sa laideur, ses
couplets ne seront plus qu’un libelle.
« Non, les vers dont se composent les prétendues
chansons du Sacre de Charles-le-Simple et des Infiniment
Petits, ne sont point les produits faciles d’une débauche
d’esprit ; ce ne sont point les gais enfants d’une ingénieuse
et passagère malice, mais bien l’œuvre calculée d’une
méchanceté froide et réfléchie.
« Et quel temps, disons-le donc, quel temps a-t-on choisi
pour enfanter de pareils vers ? Lorsqu’au sein d’une paix

1436
mêlée de gloire tout prospère dans notre belle France ;
quand les Français reconnaissants se pressent autour de leur
roi dans un commun sentiment d’amour et de respect ;
quand se ralliant à son auguste personne et à sa royale
famille, ils voient en lui et les siens les pères et les
conservateurs des libertés publiques ; alors, enfin, que tout
tend à l’ordre et au bonheur qui le suit, quel mauvais génie
inspire le sieur de Béranger, quel délire coupable lui fait
jeter encore au milieu de nous des paroles de licence et de
sédition ?…
« Oui, messieurs, vous réprimerez de tels excès, vous
infligerez à leur auteur une punition que doit aggraver la
leçon perdue d’un premier châtiment ; votre justice
n’épargnera pas ses complices, et vous considérerez que
ceux-là surtout sont plus répréhensibles, qui ont donné l’un
ses soins, l’autre ses presses, pour multiplier et répandre
l’écrit dangereux dont nous venons de vous occuper. Avec
la loi que vous êtes chargés d’appliquer, vous n’admettrez
pas que celui qui a acheté cet écrit pour le publier et le
vendre, que celui qui a veillé à son impression et en a reçu
le prix, que ceux enfin qui l’ont publiquement vendu ou mis
en vente, avertis d’ailleurs qu’ils étaient tous par la
première condamnation des productions du sieur de
Béranger, puissent se couvrir d’une prétendue ignorance
que repoussent également la raison et la loi. »

M. l’avocat du roi conclut à l’application des peines


portées aux articles 1, 8 et 9 de la loi du 17 mai 1819, et 1, 2

1437
et 4 de la loi du 2S mars 1822.

Me Barthe prend la parole.

« Messieurs, dit l’avocat, nos lois ont pris en main la


défense de la morale publique, et vos consciences sont le
code le plus sûr que vous puissiez consulter pour en
constater les principes et caractériser les outrages dont elle
aurait été l’objet. Je croirais déshonorer mon ministère si je
réclamais pour aucun genre de littérature le privilège de la
méconnaître ou de l’insulter, Béranger le répudierait avec
moi.
« La morale religieuse, que votre justice a aussi le
mandat de protéger, manquerait-elle des éléments certains,
nécessaires pour la signaler à votre raison ? Messieurs, le
respect des deux vérités essentielles, bases de toutes les
religions, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme,
voilà ce qui la caractérise ; mais, à côté de ces principes,
placé eu dehors de toute discussion, le monde entier est en
possession de discuter librement les croyances moins
essentielles qui environnent les bases sacrées que je viens
de vous signaler. Vous me rendez assez de justice pour ne
pas craindre que mes paroles puissent sur ce point blesser à
cette audience ou votre conviction ou vos sentiments.
« Nos lois ont prononcé l’inviolabilité de la personne du
prince ; mais, si la personne est à l’abri d’odieux attentats,
son honneur doit être protégé contre les outrages. C’est le

1438
droit de chaque citoyen, c’est le droit de celui que la Charte
a proclamé le premier représentant de la force publique.
Principe évident que je m’empresse de faire entendre
librement, et sans autre désir que de prévenir vos esprits
contre la confusion que de vaines clameurs auraient pu y
faire pénétrer.
« Cependant Béranger, que je vais défendre, est accusé
d’avoir foulé aux pieds ces principes et ces lois.
L’accusation semble invoquer sa propre évidence, ou plutôt,
pour échapper à d’invincibles difficultés, elle délaisse
l’argumentation, et demande que la discussion soit
transportée à huis clos dans la chambre du conseil. Ce n’est
pas tout : traitant notre poëte comme un de ces hommes
qu’un pouvoir inhumain interdisait, au nom du ciel, du
commerce de leurs semblables, tout ce qui a consenti à
avoir quelques rapports avec lui à l’occasion de son livre,
libraires, imprimeurs, semblent avoir contracté une
souillure. Ils sont prévenus avec lui.
« Étrange accusation, qui semble demander à un pays
tout entier de se repentir des sentiments qu’un grand talent
et qu’un noble caractère lui ont inspirés ; étrange
accusation, que la raison publique désavoue, qui produit
l’effet d’un véritable anachronisme, et qui paraît subie tout
aussi bien par le ministère que par le prévenu lui-même.
Non, la cause de l’accusation n’est pas dans les chansons
mêmes, elle est ailleurs.
« Vous le savez, messieurs, une administration, qui dans
son antipathie pour les intérêts et pour les sentiments

1439
nationaux avait tout bravé, jusqu’au mépris, est tombée
enfin à la voix du prince et de la patrie. Dans la violence de
son dépit, le parti qu’elle représentait nous menace par ses
clameurs, et nous attaque par ses intrigues. Ses débris
tendent à se réunir ; ils s’agitent autour du trône pour
persuader que le sol est ébranlé ; malheur à notre pays, si
jamais les organes de cette faction vaincue surprenaient à
ceux de qui dépendent nos destinées un autre sentiment que
celui qu’elle inspire à la France !
« C’est cette faction, qui, cherchant quelque consolation
dans le mal qu’elle peut faire encore, a imposé par ses
clameurs à un ministère dont la faiblesse trahit parfois les
intentions, le devoir d’un procès contre un poëte qui a le
plus contribué à lui arracher le masque dont elle se couvrait.
Comme nous, messieurs, le ministère subit aujourd’hui ce
procès.
« La religion est attaquée, s’est-on écrié, le roi est
outragé, et vous le laissez sans défense. Sans croire peut-
être à ces discours, il a fallu céder, et Béranger est traduit
devant vous comme une preuve qu’il fallait donner de
sentiments religieux et de dévouement à la personne du roi.
Cette condescendance était d’ailleurs facilitée par
l’espérance d’environner cette accusation d’une faveur
toute particulière.
« Le prince qu’on dit outragé venait de parcourir avec
bonheur cette belle province d’Alsace, si longtemps
calomniée : la chute d’une administration flétrie,
l’espérance d’un meilleur avenir, tout excite à la joie

1440
publique ; pourquoi ne pas garder au logis quelques
couplets que d’odieuses interprétations peuvent corrompre ?
« Poëte à qui la Providence a départi le génie, qui vous êtes
indigné avec nous, avec nous participez à ces fêtes, à ces
banquets et même à ces danses, et qu’une cantate pleine de
bonheur remplace désormais l’épigramme et la satire. »
Ainsi on reconnaîtra peut-être qu’il n’y a pas délit, on
blâmera le moment de la publication, et cette tactique
d’invention nouvelle si facile, si indulgente parfois pour ses
vices, si disposée à pardonner d’anciennes corruptions, qui
juge tout d’après les lois de l’utile, qui s’indigne, se calme
ou admire, selon le mot d’ordre donné par l’habileté et
accepté par la confiance, gardera rancune au poëte national
pour avoir fourni un prétexte à de fausses et calomnieuses
interprétations.
« Vaine espérance ! ce calcul sur lequel s’appuyait la
pensée première de l’accusation, a été déjoué ; une nation
généreuse et pleine de sens ne délaisse pas aussi facilement
ses affections et sa reconnaissance. De toutes parts les
marques d’intérêt sont venues environner le poëte ; j’en
atteste cette affluence même de citoyens qui se pressent à
votre audience. On se croit encore en présence de l’une de
ces vieilles antipathies administratives contre
l’indépendance et le talent. On ne conçoit pas que l’on
vienne agiter judiciairement de misérables interprétations
qui, pour atteindre un noble caractère, blessent la dignité
royale au lieu de la défendre. Mais, avant d’aborder ces

1441
interprétations pour en faire justice, je dirai deux mots sur
quelques circonstances qui ne sont pas sans intérêt. »
Après cet exorde, le défenseur aborde le premier chef de
prévention, puisé dans les couplets de l’Ange Gardien. De
tous les temps, dit-il, l’imagination des hommes s’est plu à
créer des êtres surnaturels qui, sans être la divinité, en
étaient une émanation, qui s’attachaient à chaque existence
en particulier pour en adoucir les amertumes et en
augmenter les félicités. Dieu protège le monde par ses lois
universelles, et chaque existence aura ainsi son ange
tutélaire qui la suivra dans toutes les situations. Tous les
écrits qui viennent de l’Orient attestent cette consolante
rêverie.
« Cependant la destinée des hommes est bien diverse. Ici
le luxe étale ses jouissances en présence de l’indigence
privée du nécessaire. Ici la force et la santé, et à côté les
infirmités les plus cruelles. Ces contrastes ont frappé mille
fois l’imagination des poëtes et des philosophes, et notre
littérature est pleine des mouvements d’humeur qu’ils ont
pu inspirer. Voltaire lui-même, au milieu des ressources que
sa fortune, son immense réputation et son esprit pouvaient
lui donner, ne supportait pas volontiers les ennuis de la
vieillesse. Après les avoir décrits, voici comment il
s’exprime :

Tous nos plaisirs n’ont qu’un moment,


Hélas ! quel est le cours et le but de la vie ?
Des fadaises et le néant.

1442
Ô Jupiter ! tu fis en nous créant
Une froide plaisanterie.

« Et dans la pièce qui précède, adressée à une dame de


Genève, il termine par ces mots :

Chacun est parti du néant.


Où va-t-il ? Dieu le sait, ma chère.

« Et certes, messieurs, jamais il ne sera justement appelé


athée on matérialiste celui qui a fait les plus beaux vers sur
l’existence de Dieu et l’immortalité de lame.

« Dans la chanson de l’Ange Gardien, le poëte a peint un


pauvre perclus attendant son dernier moment dans un
hospice. Là, il est visité par son ange gardien, et il lui
demande des comptes sur la protection qu’il lui devait.
Voilà la pensée de l’auteur.
« Le ministère public et la prévention, choisissant parmi
tous les couplets qui composent ce poëme, ceux qui,
détachés, se prêtaient plus facilement à l’accusation, n’ont
pas parlé des autres. Permettez-moi, messieurs, de remettre
sous vos yeux toute la pensée de l’auteur. Voici ce poëme
en son entier. » (Me Barthe lit la chanson de l’Ange
Gardien, à l’exception du dernier couplet.)
« Voilà donc cette irréligion, ces couplets si coupables, si
odieux, qui avec les fatales ordonnances ont commencé la

1443
persécution de tant de gens, lesquels subissent le martyre
avec l’humble privilège de résister aux lois du royaume, et
de vivre au milieu du luxe sur les impôts payés par les
persécuteurs.
« Ah ! messieurs, s’il était vrai que la morale religieuse
ou que la religion de l’état eussent reçu de véritables
atteintes dans ces derniers temps, ce ne serait ni la saillie du
poëte, ni la prétendue licence des écrivains qu’il faudrait
accuser. Je demanderai à ceux qui se disent les seuls
défenseurs de la religion, si plus d’une fois des actes patents
n’ont pas démontré au pays que la religion était invoquée
par eux pour couvrir des vues d’ambition et même des
intérêts honteux.
« Vous dirai-je ce que j’ai vu moi-même, aux élections de
1827, dans Paris, dans la capitale du pays le plus civilisé de
l’Europe ? Quelques noms manuscrits furent ajoutés sur les
listes. En vertu de cette inscription, sept individus, revêtus
du costume ecclésiastique, se présentent pour voter. Le
serment est prêté ; le bulletin est déposé. Messieurs, il a été
reconnu, avoué, jugé, qu’aucun de ces électeurs, pris dans
les congrégations des Lazaristes et des Missions-Étrangères,
ne payait un sou de contributions. (Mouvement.)

« Voilà de ces faits déplorables, dont les journaux ont


retenti, et qui semblent dire à une population : « La religion
n’est qu’un drapeau pour guider un parti ; elle n’est plus la
haute sanction de la morale. »

1444
« Vous avez vu la moralité de tout le poëme, en voici le
résumé :

Ce pauvre diable ainsi parlant,


Mettait en gaîté tout l’hospice,
Il éternue, et s’envolant,
L’ange lui dit : Dieu te bénisse !
Tout compté, je ne vous dois rien,
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

« Je vous le demande, messieurs, y a-t-il attentat contre la


religion ? y a-t-il là attentat contre la morale publique ?
L’avocat du roi n’est pas fixé lui-même sur la nature de la
prévention. Il a semblé blessé de cette expression, vieux
linge. C’est qu’il ne l’a pas comprise, car le vieux linge ne
sert jamais dans l’extrême-onction ; c’est du drap mortuaire
qu’a voulu parler l’auteur.
« J’ai du reste, messieurs, étudié mon catéchisme ; j’ai
voulu voir quelle était la définition de l’extrême-onction :
j’ai vu que c’était un sacrement particulier et spécial à
l’église catholique, à son culte ; j’ai vu que l’extrême-
onction est un sacrement qui a pour objet de faire
disparaître les plaies de l’âme et de rendre la santé au corps
quand cela est expédient à Dieu.
« Y a-t-il rien dans le passage incriminé qui fasse allusion
à ce sacrement ? Je le demande encore, de pareilles
accusations sont-elles croyables dans un moment où nos
institutions admettent la discussion libre de la question

1445
agitée dans l’ouvrage de M. Salvador, qui a trouvé du reste
un fort et vigoureux réfutateur ?

« J’arrive maintenant au couplet où l’auteur parle de la


courte-paille. Le ministère public a vu dans ces vers un
doute élevé sur l’immortalité de l’âme. Quelle singulière
erreur ! Celui-là a-t-il jamais douté d’une vie meilleure et
de l’immortalité de lame, qui a composé le Dieu des bonnes
gens, la Vieille et mon Âme ? »
Me Barthe rappelle le passage suivant de Rousseau :
« Je voudrais savoir s’il passe quelquefois dans les cœurs
des autres hommes des puérilités pareilles à celles qui
passent quelquefois dans le mien. Au milieu de mes études
et d’une vie innocente, autant qu’on la puisse mener, et
malgré tout ce que l’on m’avait pu dire, la peur de l’enfer
m’agitait encore souvent. Je me demandais : En quel état
suis-je ? Si je mourais à l’instant même, serais-je damné ?
Selon mes jansénistes la chose était indubitable ; mais selon
ma conscience il me paraissait que non. Toujours craintif et
flottant dans cette cruelle incertitude, j’avais recours, pour
en sortir, aux expédients les plus risibles et pour lesquels je
ferais volontiers enfermer un homme si je lui en voyais
faire autant. Un jour, rêvant à ce triste sujet, je m’exerçais
machinalement à lancer des pierres contre les troncs des
arbres, et cela avec mon adresse ordinaire, c’est-à-dire sans
presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce bel
exercice, je m’avisai de m’en faire une espèce de pronostic

1446
pour calmer mon inquiétude. Je me dis : Je m’en vais jeter
cette pierre contre l’arbre qui est vis-à-vis de moi. Si je
touche, signe de salut ; si je le manque, signe de damnation.
Tout en disant ainsi, je jette ma pierre d’une main
tremblante, et avec un horrible battement de cœur, mais si
heureusement qu’elle va frapper au beau milieu de l’arbre ;
ce qui n’était pas difficile, car j’avais eu soin de le choisir
fort gros et fort près. Depuis lors, je n’ai plus de doute de
mon salut. » (On rit.)

« Voilà, messieurs, reprend Me Barthe, voilà la courte-


paille de Béranger, voilà l’inquiétude du pauvre perclus.
« Notre littérature est pleine de saillies de ce genre, et
jamais on n’a eu la pensée de les attaquer. Parcourez La
Fontaine, voyez cette fable du Mort et le Curé :

Un mort s’en allait tristement


S’emparer de son dernier gîte.
Un curé s’en allait gaiment
Enterrer ce mort au plus vite.

« Voilà certainement des plaisanteries. Et plus bas :

Monsieur le mort, laissez-nous faire,


On vous en donnera de toutes les façons,
Il ne s’agit que du salaire.

1447
« Certes, messieurs, cette licence est plus grande que
celle que vous reprochez à Béranger, et cependant, il faut le
dire, La Fontaine, que je citerai quelquefois, parce que je lui
trouve plusieurs traits de famille avec le poëte que je
défends, était pensionné du roi et membre de l’Académie. Il
vivait au siècle des dragonnades. La Fontaine a été bien
heureux de n’avoir pas été protégé par les libertés
constitutionnelles, que le ministère public interprète, ce me
semble, d’une manière bien étrange. Sur ce point de la
prévention, le ministère public s’est exprimé avec une
virulence dont les termes présentent de fâcheux
rapprochements, je le dis à regret, avec un journal qui le
premier a signalé Béranger à la vindicte publique. Cette
Gazette de France, si dévouée à la charité chrétienne, cette
Gazette de France, qui défend avec son patronage les
intérêts de la religion et du trône, savez-vous comment elle
s’exprimait à l’égard de Béranger ? C’est, dit-elle, un
rimeur impie, un sale écrivain, digne de triompher à
Bicêtre. Et dans quel article le traitait-elle ainsi ? Dans un
article intitulé : Bicêtre, la chaîne des forçats, Béranger.
Rapprochement infâme, par lequel on semblait exprimer
l’horrible vœu de voir Béranger accouplé à des galériens !
de le voir figurer à la chaîne des forçats, en remplacement
sans doute de ce Contrafatto, dont les défenseurs exclusifs
de la morale publique et religieuse ont si bien prouvé
l’innocence et la candeur, en le défendant contre
l’immoralité du siècle. (Mouvement dans l’auditoire.)

1448
« C’est ainsi qu’on attaque un grand talent, un noble
caractère. Non, la France ne peut prendre part à des
accusations ainsi portées ! elle environne Béranger de son
affection et de son admiration, parce qu’au fond de toutes
ses poésies se trouve une moralité profonde, que ses
accusateurs ne peuvent atteindre qu’en ne les comprenant
pas. »
Me Barthe arrive ici à la discussion de la prévention
d’outrage à la personne du roi, résultant des deux chansons,
la Gérontocratie et le Sacre de Charles-le-Simple.

« Dans la première de ces chansons, dit l’avocat, l’auteur


a voulu faire entendre que si la France retombait sous la
main des hommes qui veulent réédifier le présent avec les
débris du passé, il en résulterait telles et telles
conséquences. Il a voulu parler de ces hommes qu’un des
écrivains les plus anciens de notre époque a peints d’un seul
trait en les représentant :

« Au char de la Raison attelés par derrière. » (On rit.)

(Tous les regards se portent sur M. Andrieux, assis à côté de


l’honorable M. Sébastiani.)
« Pour bien expliquer ma pensée, sur la nature du délit
que poursuit en ce moment le ministère public, qu’il me soit
permis de rappeler une anecdote qui fut la dernière de la vie
d’Ésope.

1449
« Les Delphiens étaient furieux contre lui de ce qu’il
n’avait pas assez sacrifié à leurs dieux. Pour le punir de
cette résistance, ils placèrent clandestinement un vase sacré
dans ses bagages. Ils l’accusèrent ensuite de l’avoir volé ;
et, comme les Delphiens avaient aussi leur loi de sacrilège,
Ésope fut condamné à mort.
« Je dirai à l’accusation : Voilà ce que vous faites vous-
même. Ce vase sacré, c’est vous qui le placez dans le
bagage de la prévention. Sous le prétexte de défendre la
dignité royale, c’est le ministère public qui l’attaque de la
manière la plus violente. Non, messieurs, ce ne sera jamais
en France que des juges consentiront à placer dans une
phrase un mot pour se donner le plaisir de créer un délit et
le plaisir de le punir ensuite.
« Au reste, messieurs, ces mêmes chansons circulent à
l’étranger, en Belgique, où, certes, l’on n’accusera pas le
ministre de la justice d’une trop grande indulgence pour la
presse : elles y sont distribuées librement : voudrez-vous
que du Nord de l’Europe on montre du doigt la France à
l’occasion de ce procès, comme la France se croit en droit
de désigner l’Espagne et le Portugal ? »
Arrivant à la chanson du Sacre de Charles-le-Simple, Me
Barthe s’exprime ainsi :
« Supposez qu’au moment où la cérémonie du sacre d’un
roi de France va se consommer, un homme vénérable, un
L’Hôpital, environné du respect public, s’adresse au prince

1450
et lui fasse entendre ces moralités que tous les princes ont
entendues :
« Ne vous laissez pas enivrer par ces éloges fastueux des
courtisans qui sont dans ce moment à vos pieds. Dans
d’autres temps, à la même cérémonie, ils prodiguaient à un
autre les mêmes hommages et les mêmes flatteries. Peu
satisfaits des richesses qu’ils ont obtenues, ils en
solliciteront encore. Rappelez-vous que c’est la substance
des peuples qu’ils vous demandent. Un pouvoir ambitieux
s’efforce de s’arroger la puissance civile. Sachez résister à
ces tentatives. Le sacre ne fait pas les rois ; on n’est pas roi
par le sacre. Louis XVIII ne fut pas sacré ; il n’y a que les
ligueurs qui puissent dire : Point de roi sans onction, et
point d’onction pour le prince hérétique ! Interrogez notre
histoire, et vous verrez que le sacre ne fut jamais la fête ni
des rois ni des peuples : c’est la fête triomphale du clergé. »
(Mouvement.)

« Béranger, continue Me Barthe, n’est point un grand


personnage. Il prendra les formes de l’apologue pour revêtir
cette moralité, pour faire mieux sentir le néant des flatteries
des courtisans. Il présentera comme en ayant été l’objet un
prince connu par sa faiblesse et son imbécillité ; il montrera
des courtisans avides empressés autour de lui ; il
rapprochera la moralité des temps présents pour qu’elle soit
bien comprise. La forme qu’il a choisie appartiendra au
poëte. Il aurait pu l’emprunter tout entière à son
imagination ; il a pu l’emprunter à l’histoire.
1451
« C’est ainsi qu’il faut entendre les deuxième et troisième
couplets. Les autres indiquent encore plus vivement la
moralité profonde qui se trouve dans ce morceau de poésie.
Il craint de voir la puissance civile s’humilier devant le
pouvoir religieux, et dans son apologue de Charles III, il
exprime son inquiétude :

« Soldats, votre maître a des maîtres. »

« Ces inquiétudes sont-elles fondées ? Consultez notre


histoire. »

Ici, Me Barthe rappelle, avec tous les documents


historiques, les efforts constants, et sans cesse renouvelés,
des souverains pontifes et du clergé pour faire relever la
couronne des rois de France de la tiare pontificale.

« Lorsque le sacre de Charles X est arrivé, continue Me


Barthe, croyez-vous que ce pouvoir ait abjuré ses vieilles
ambitions ? Rappelez-vous les doctrines de M. de La
Mennais, condamnées par votre tribunal. Vous les trouverez
entièrement conformes, dans leur esprit, aux instructions de
Grégoire VII.
« Je le demande, messieurs, le poëte, nourri par de
profondes études, n’a-t-il pas pu manifester ses inquiétudes,
au moment où le sacre de Charles X était peut-être présenté

1452
par le pouvoir religieux comme un hommage qui lui était
rendu, comme un aveu de sa supériorité ? Voilà la moralité
de cette pièce.
« Messieurs, dit l’orateur en terminant, vous n’oublierez
pas qu’en jugeant le poëme, vous jugez aussi l’homme ; que
vous jugez Béranger ; et c’est surtout sous ce rapport que
ma cause est belle. Je le demande, quel est le Français qui
voudrait briser le moule de l’auteur du Dieu des bonnes
gens, qui voudrait anéantir ses écrits ou les condamner à
l’oubli ? J’aurais tort, il est vrai, d’exprimer devant vous ce
que j’éprouve moi-même d’estime et d’affection pour un
caractère qui m’est si bien connu. Désintéressé, sans
ambition, son génie n’a pas même rêvé l’Académie ; il n’a
jamais spéculé ni sur son talent, ni sur l’intérêt qu’il
inspirait ; et quoique son cœur ne craigne pas le fardeau de
la reconnaissance, il a pu refuser les offres de l’opulence,
alors même qu’elles étaient dictées par la plus tendre
amitié. Sachant dérober aux Muses le temps que beaucoup
d’infortunes ont réclamé, et qu’elles n’ont pas réclamé en
vain, il a pu faire dire à son âme :

Utile au pauvre, au riche sachant plaire,


Pour nourrir l’un, chez l’autre je quêtais,
J’ai fait du bien puisque j’en ai fait faire.
Ah ! mon âme, je m’en doutais.

« Il est vrai que sa muse, fière et indépendante, dans ses


inspirations patriotiques, a traité souvent le pouvoir sans
indulgence. Messieurs, je ne pense pas que le génie ait été
1453
jeté au hasard sur la terre, et sans avoir une destination.
Béranger a aussi la sienne ; il vous l’a dit : Je suis
chansonnier. Fronder les abus, les vices, les ridicules ; faire
chérir la tolérance, la véritable charité, la liberté, la patrie,
voilà sa mission. S’il a signalé ce qui lui a paru dangereux,
toutes les infortunes l’ont trouvé fidèle ; c’est pour lui
surtout que le malheur a été sacré.
« On l’a accusé de bonapartisme. Messieurs, lorsque le
colosse était encore debout, et avant que le sénat eût parlé,
Béranger avait, dans son Roi d’Yvetot, critiqué cette terrible
et longue guerre, qui aurait pu engloutir la France avec le
chef de ses soldats. Béranger n’est certes pas un partisan
des tyrannies de l’empire. Mais quand il a vu le lion
renversé, insulté par ceux-là même qui rampaient à ses
pieds, les vicissitudes de cette grande destinée ont ému son
âme ; une sorte d’intérêt poétique s’est emparé de lui, et il a
déposé une fleur sur la tombe de celui qui, pendant sa
puissance, n’avait obtenu de lui qu’une critique.
« On a parlé, messieurs, de la grandeur actuelle de la
France, de l’accroissement progressif de ses libertés ; on
vous a parlé de nos armées s’illustrant en ce moment même
sur le territoire de la Grèce pour une cause sacrée.
Messieurs, j’ai cru, à chaque mot du ministère public,
entendre l’éloge de Béranger. L’agrandissement progressif
de nos libertés ! ah ! j’en appelle à toutes les consciences !
Est-il étranger à ces progrès de la civilisation, à ces
agrandissements de nos libertés, le poëte qui a chanté le
Dieu des bonnes gens, qui a flétri l’intolérance, et poursuivi

1454
de ses vers vengeurs tous les ennemis de ces libertés et de
cette civilisation ?
« Vous avez parlé de la Grèce ! quels vers, plus que ceux
de Béranger, ont rendu chère aux nations la cause de la
Grèce moderne ; les massacres de Psara, la délivrance
d’Athènes, l’ombre d’Anacréon évoquée et récitant une
poésie digne d’Anacréon lui-même ? mais que dis-je ? au
moment même où il comparaît ici en police correctionnelle,
où sa liberté est menacée, une sentinelle, dans les
forteresses de la Morée, répète peut-être et son nom et ses
vers pour exciter ses compagnons d’armes à la défense
d’une si belle cause. (Bravos dans l’auditoire.)
« Mais il est un autre titre qui le recommande à tous les
hommes généreux. De tous les sentiments, celui qui honore
le plus les nations à leurs propres yeux, aux yeux de
l’étranger, c’est le patriotisme, c’est l’amour du pays, la
haine de l’invasion étrangère, l’amour des gloires de la
patrie. C’est à faire naître, à réchauffer ce noble sentiment
que notre poëte excelle. Oui, l’amour de la patrie, l’amour
de la France, voilà ce qui, dans ses vers, au milieu des
banquets, ou des rêveries de la solitude, a fait battre le cœur
de ses concitoyens, voilà ce qui a fait son immense
popularité. En quelque lieu qu’il se présente, en France, à
l’étranger, il est sûr de trouver des admirateurs, des amis. Ô
vous, messieurs, qui devez représenter le pays, ne dites pas
au roi qu’un tel homme n’a pour lui que des injures ; ne
dites pas au poëte que les autres nations nous envient, que

1455
la France n’a pour lui qu’une prison. Je compte sur son
absolution. »

Me Barthe s’assoit au milieu d’un murmure


d’approbation universelle.

Me Berville, défenseur de M. Baudouin, se lève :


« Messieurs, dit-il, en défendant la cause d’un simple
libraire, je n’ose espérer pour mes paroles ni le même
intérêt ni la même faveur que pour celles que vous venez
d’entendre. Le défenseur de M. de Béranger pouvait, avec
autant de convenance que d’autorité, revendiquer en faveur
du premier poëte de notre époque, l’inviolabilité du talent.
Il pouvait faire valoir, à l’appui de sa cause, des
considérations qui ne sont pas seulement littéraires.
L’orateur de Rome ne dédaigna pas de les invoquer en
faveur du poëte Archias ; elles déterminèrent le parlement
de Toulouse à faire valoir le testament de Bayle, infirmé par
les lois, validé par les travaux et la gloire de son auteur.
Elles ont désarmé plus d’une fois jusqu’au terrible droit de
la guerre, protégé la maison de Pindare contre la victoire
d’Alexandre, et la tombe de J.-J. Rousseau contre les
rigueurs de l’invasion étrangère.
« M. Baudouin n’a point de pareils titres à produire pour
sa défense. Toutefois, peut-être ne la jugerez-vous pas
indigne de fixer votre attention, si une conduite toujours
honorable, si l’aménité du caractère, si de nombreux

1456
services rendus à l’industrie sont des titres à votre
bienveillance ; si les intérêts de la liberté de la presse, dont
le sort est lié à la décision que vous allez rendre, sont de
quelque prix à vos yeux.
« Des préventions fâcheuses, et dont nous voulons
ignorer la source, ont été répandues contre M. Baudouin à
l’occasion de ce procès. On a voulu faire entendre que
M. de Béranger était sa victime, qu’il se sacrifiait pour lui ;
que Baudouin seul était le promoteur d’une publication qui
a soulevé tant de susceptibilités. Ces préventions ont trouvé
des échos dans plus d’un salon ; elles percent dans
l’instruction du procès ; elles vous suivraient peut-être dans
la chambre de vos délibérations, si nous ne nous
empressions de les dissiper. Et peut-être aussi le pouvoir,
qui poursuit à regret cette affaire, ne serait-il pas fâché de
saisir un moyen de satisfaire, en sacrifiant un pauvre
libraire, aux opinions opposées qu’il croit devoir également
ménager. La loyauté de M. de Béranger a déjà déjoué ce
calcul ; notre tâche est de compléter une justification que
lui-même a commencée.
« Par son traité, M. de Béranger accordait à M. Baudouin
le droit de réimprimer ses anciennes chansons ; il y joignait
la concession d’un certain nombre de chansons à choisir,
bien entendu, par l’auteur ; car un écrivain tel que M. de
Béranger ne se serait pas mis, pour la publication de ses
ouvrages, à la discrétion de son libraire. En effet, M. de
Béranger a déclaré lui-même que seul il avait présidé au
choix des morceaux publiés, et sa déclaration n’est point

1457
une déclaration de complaisance, car les épreuves, et la note
de classification écrite de sa main, viennent la confirmer.
« M. Baudouin (et c’est de cette clause qu’on a voulu
abuser contre lui) prenait à ses risques la publication, mais
seulement celle des anciennes chansons ; à cet égard, il ne
risquait rien, puisqu’elles avaient subi l’épreuve d’un
jugement, et qu’elles étaient à couvert par l’autorité de la
chose jugée. Quant aux chansons nouvelles, le traité les
exceptait formellement de la garantie : la raison en est
simple : Baudouin ne les connaissait pas encore.
« Le manuscrit remis, Baudouin ne s’en est point
constitué le censeur : ce n’était pas là son affaire ; mais il
n’a pas négligé les précautions que pouvait lui conseiller la
prudence, il a réclamé un examen ; ce qui s’est passé, il
l’ignore ; mais il a cru, il a dû croire que toutes les
précautions convenables avaient été prises.
« La publication, après avoir traîné en longueur par
diverses causes, a lieu enfin dans les derniers jours
d’octobre. Dix jours s’écoulent avant qu’aucune poursuite
soit intentée, tant le délit était évident ! Mais voilà que la
Gazette de France se met à crier contre nous ; pour moi, je
l’avoue, je l’aurais laissée crier :

Je ne l’eusse pas ramassée ;


Mais un bramin le fit : chacun a sa pensée.

1458
« Que faisait cependant Baudouin ? Avant même que la
poursuite prît naissance, il faisait saisir une contrefaçon qui
circulait avec des gravures obscènes et des chansons
répréhensibles, faussement attribuées à M. de Béranger. Il
stimulait l’indolence du ministère public, qui ne se décida
qu’avec peine à opérer la saisie. On lui doit d’avoir arrêté la
circulation de cette édition coupable. Voilà le service ; vous
en voyez la récompense.
« Maintenant on lui fait un reproche d’avoir publié son
édition, quand le pouvoir laissait paisiblement circuler une
contrefaçon accompagnée d’accessoires si criminels. N’est-
ce pas ici le cas de répondre avec le fabuliste :

Si vous, maître et fermier, à qui touche le fait,


Dormez sans avoir soin que la porte soit close,
Voulez-vous que moi, chien, qui n’ai rien à la chose,
Sans aucun intérêt, je perde le repos ? »

Le défenseur annonce qu’il va examiner deux questions :


la responsabilité du libraire, en thèse générale ; cette même
responsabilité, considérée dans ses rapports avec la nature
de la cause et le caractère de l’accusation.
« Je n’ai jamais trop bien compris, dit-il, même à l’égard
des auteurs, le système des interprétations ; ce système qui
tend à faire prononcer une condamnation certaine pour un
délit présumé, qui tend à faire condamner de simples
intentions sans corps de délit constant. Mais à l’égard des
libraires, condamner un accusé pour n’avoir pas eu

1459
d’esprit ! Ah ! messieurs, que de coupables dans le
monde !…
« Il nous fallait donc deviner, nous, simple commerçant,
non juge ni procureur du roi, que Charles-le-Simple voulait
dire Charles X, que les barbons voulaient dire les
Bourbons ! Il fallait deviner cela ou aller en prison ! Ainsi
le Sphinx proposait des énigmes, et dévorait les malheureux
qui n’avaient pu les deviner. (Mouvement.)
« Et voyez, je vous prie, comme ces énigmes étaient
claires ! Je prends mes exemples dans la cause. Le ministère
public incrimine les Bohémiens [4], le Pèlerinage de
Lisette [5], les Souvenirs du Peuple [6], la chambre
d’instruction et la chambre d’accusation jugent ces pièces
innocentes ; le ministère public incrimine l’Ange Gardien,
la chambre d’instruction absout ; la chambre d’accusation
réforme sa décision ; même divergence quant à la
qualification des délits. Ainsi le ministère public voit dans
le livre six textes coupables et cinq délits qualifiés ; les
premiers juges, deux textes et trois délits seulement ; les
juges d’appel, trois textes et cinq délits ; ainsi voilà un texte
que le premier tribunal avait trouvé innocent, et que les
seconds ont jugé coupable ; voilà trois textes que le
ministère public avait trouvés coupables, et que les juges
ont déclarés innocents ; et moi, pauvre libraire, il fallait que
je devinasse tout cela ! Je devais être plus éclairé que le
ministère public, qui s’est trompé, que les magistrats, qui ne
sont point d’accord entre eux ! Non, non, par cela seul que
l’accusation ne nous attaque qu’avec des interprétations,

1460
des sens détournés, l’absolution du libraire est infaillible, à
moins qu’on ne prétende le réduire à la condition du lièvre
de la fable.

Un lièvre apercevant l’ombre de ses oreilles,


Craignit que quelque inquisiteur
N’allât interpréter a cornes leur longueur,
Ne les soutint en tout à des cornes pareilles.

Et lorsqu’on lui représente que ses oreilles sont des oreilles,


non des cornes :

On les fera passer pour cornes,


Dit l’animal craintif, et cornes de licornes.

(Rire général.)

« Ce lièvre était de bon sens, s’écrie l’avocat, noue


procès le prouve ; mais, en vérité, nous n’avions pas cru
qu’il fût nécessaire de le prendre pour modèle.
« Considérez, messieurs, quel est le jugement qu’on vous
sollicite à prononcer. Attendu, direz-vous, que Béranger a
peint un prince faible ou peu estimable, et que cette peinture
désigne à ne point s’y méprendre… Je n’ose achever. C’est
un outrage à la majesté royale qu’on réclame de vous, c’est
un sacrilège qu’on vous demande.

1461
« Messieurs, a dit Me Berville en terminant, nous
regardons souvent d’un œil de dédain les temps qui nous
ont précédés. Mais si la postérité apprend quelque jour que
deux ou trois couplets de chanson ont soulevé la sévérité du
ministère public, suscité un grave procès politique, fait une
affaire d’état, que dira-t-elle de nous ? quelle risée !
« Et si elle vient à apprendre que ces graves sujets ont
privé de leur liberté, atteint dans leur fortune et dans leur
existence sociale d’honnêtes négociants, un homme de
lettres aussi distingué par ses talents que par son caractère,
se contentera-t-elle de rire à nos dépens, et la raillerie ne
fera-t-elle point place à un sentiment plus amer ? »
L’éloquent défenseur a constamment été écouté avec le
plus vif intérêt, et a fréquemment produit une sensation
profonde.

M. Champanhet, avocat du roi, se lève aussitôt pour


répliquer. Le ministère public termine ainsi :

« Oui, messieurs, si nous ne nous abusons, les débats


n’ont détruit, n’ont atténué en rien la prévention qui pèse
sur le sieur de Béranger et sur ses complices, et nous ne
craignons pas de leur répéter :
« Oui, vous avez attaqué dans vos rimes audacieuses ce
qu’il y a de plus sacré et de plus inviolable parmi les
hommes ; vous avez voulu ébranler d’un doute impie le
principe divin et consolateur d’une vie à venir écrit dans le
1462
cœur de tous ; vous avez cherché à couvrir de ridicule cette
intervention salutaire que la religion offre à l’humanité
souffrante, au dernier terme de la vie ; vous avez outragé
par une allusion grossièrement insultante votre souverain, le
père de la patrie, votre père ; sans respect pour son rang
auguste, pour ses vertus, pour son âge, vous avez appelé sur
lui la dérision et le mépris ; vous l’avez offensé dans sa
personne, dans son caractère sacré. Vous êtes bien coupable
assurément ; et si l’on pouvait supposer, ce qui n’est pas,
que vos vers dussent l’existence à l’erreur d’un moment, et
que rendu à vous-même vous devinssiez votre propre juge,
oui, n’en doutons pas, descendant dans votre conscience,
vous désavoueriez un si détestable égarement, et votre
cœur, croyons-le, condamnerait l’œuvre de votre esprit et
reconnaîtrait la justice de la peine qui vous sera
inévitablement infligée. »
Me Barthe prend de nouveau la parole, et commence son
entraînante réplique par ces mots prononcés avec
l’énergique accent de la conviction.
« Les rois ont dû avoir des serviteurs zélés et ardents ;
mais il n’en faut pas conclure qu’ils soient bien servis :
l’insistance du ministère public, cette interprétation forcée
pour défendre la dignité royale, tout ici me paraît
inconciliable avec l’intérêt du prince, et ce zèle mal entendu
ne saurait lui être utile. C’est, je l’avoue, une bien singulière
et bien nouvelle méthode de discuter, que de se croire
dispensé de répondre aux arguments, sous le prétexte du
respect que l’on doit à celui que l’on croit outragé ; quand

1463
on accuse, il faut tout dire ; car se taire, ce n’est pas
prouver. On n’établit pas une prévention avec des
réticences. »

À cinq heures un quart le tribunal se retire dans la


chambre des délibérations. Trois quarts d’heure après il
rentre en séance. Le silence le plus profond règne dans
l’auditoire. M. le président prononce le jugement dont voici
le texte :
« Attendu que dans la chanson intitulée l’Ange Gardien,
l’auteur, tournant en dérision, dans le huitième couplet, l’un
des sacrements de la religion de l’état, a tourné en dérision
cette religion elle-même, et s’est ainsi rendu coupable du
délit prévu par l’art. 1er de la loi du 25 mars 1822 ;
« Que, dans le neuvième couplet de la même chanson, en
mettant en doute le dogme des récompenses dans une autre
vie, il a commis le délit d’outrage à la morale publique et
religieuse prévu par l’art. 8 de la loi du 17 mai 1819 ;
« Attendu que, dans la chanson ayant pour titre la
Gérontocratie, l’auteur, en représentant dans un avenir peu
éloigné, la ruine totale de la France comme étant le résultat
inévitable du gouvernement qui nous régit, a excité à la
haine et au mépris du gouvernement du roi, délit prévu par
l’article 4 de la loi du 25 mars 1822 ;
« Attendu que la chanson du Sacre de Charles-le-Simple
n’est susceptible d’aucune double interprétation ; qu’elle

1464
présente évidemment le délit d’offense envers la personne
du roi, prévu par l’art. 9 de la loi du 17 mai 1819 ;
« Attendu que de Béranger reconnaît être l’auteur
desdites chansons et les avoir vendues à Baudouin pour les
publier ;
« Que Baudouin reconnaît les avoir fait imprimer, et
avoir vendu la presque totalité des exemplaires tirés ; qu’il
ne peut exciper de sa bonne foi et de son ignorance, parce
qu’il achetait des chansons à choisir dans celles que lui
présentait de Béranger ;.....

« Le tribunal condamne de Béranger à neuf mois


d’emprisonnement et dix mille francs d’amende.... »

Nombre de voix dans l’auditoire : Oh ! oh !

M. le président : « Huissiers, faites faire silence. » (Le


silence se rétablit aussitôt.)

M. le président continuant : « Baudouin à six mois


d’emprisonnement et cinq cents francs d’amende ;.......
« Déclare bonnes et valables les saisies du 15 octobre
dernier ; ordonne la destruction des exemplaires saisis et de
ceux qui pourraient l’être :
« Condamne de Béranger et Baudouin solidairement aux
dépens. »
1465
FIN DES PROCÈS

1. ↑ Tome II, p. 322.


2. ↑ Tome II, page 266.
3. ↑ Tome II, page 273.
4. ↑ Tome II, page 313.
5. ↑ Ibid., page 293.
6. ↑ Ibid., page 317.

1466
TABLE
GÉNÉRALE ET ALPHABÉTIQUE

DES CHANSONS

À Antoine Arnault
Académie (l’) et le Caveau
Adieu, chansons
Adieux à mes Amis
Adieux à la Campagne
Adieux (les) à la Gloire
Adieux de Marie Stuart
Âge (l’) futur, ou Ce que seront nos enfants
Agent (l’) provocateur
Ainsi soit-il
Alchimiste (l’)
À Mademoiselle ***
À M. de Châteaubriand
Âme (mon)
À mes Amis devenus ministres
À M. Gohier
Ami (l’) Robin

1467
Amitié (l’)
À mon ami Désaugiers
Ange (l’) exilé
Ange (l’) gardien
Anniversaire (l’)
Aveugle (l’) de Bagnolet

Bacchante (la)
Beaucoup d’amour
Bedeau (le)
Billets (les) d’enterrement
Bohémiens (les)
Bon (le) Dieu
Bon (le) Français
Bonheur (le)
Bon (le) Ménage
Bonne (la) Fille, ou les Mœurs du temps
Bonne (la) Maman
Bonne (la) Vieille
Bon (le) Pape
Bonsoir
Bon (le) Vieillard
Bon Vin et Fillette
Bouquet à une dame âgée de 70 ans
Bouquetière (la) et le Croque-Mort
Bouteille (la) volée
Boxeurs (les) ou l’Anglomane
1468
Brennus

Cachet (le), ou lettre à Sophie


Cantharide (la)
Capucins (les)
Cardinal (le) et le chansonnier
Carillonneur (le)
Carnaval (mon)
Carnaval (le) de 1818
Cartes (les), ou l’Horoscope
Célibataire (le)
Ce n’est plus Lisette
Censeur (le)
Censure (la)
Champ (le) d’Asile
Champs (les)
Chant (le) du Cosaque
Chant funéraire sur la mort de mon ami Quénescourt
Chantres (les) de paroisse
Chapeau (le) de la Mariée
Charles VII
Chasse (la)
Chasseur (le) et la Laitière
Chatte (la)
Cheveux (mes)
Cinq (les) Étages
Cinq (le) Mai
1469
Cinquante ans
Cinquante (les) écus
Clés (les) du Paradis
Cocarde (la) blanche
Coin (le) de l’Amitié
Colibri
Comète (la) de 1832
Commencement (le) du Voyage
Complainte d’une de ces Demoiselles
Complainte sur la Mort de Trestaillon
Conseil aux Belges
Conseils (les) de Lise
Contemporaine (ma)
Contrat de Mariage
Contrebandiers (les), Chanson adressée a M Joseph
Bernard, député du Var, auteur du Bon sens d’un
homme de rien
Convoi (le) de David
Cordon (le) s’il vous plaît. Chanson faite à la Force
pour la Fête de Marie
Couplet
Couplet
Couplet
Couplet aux jeunes gens
Couplet écrit sur l’album de Mme Amédée de V***
Couplet écrit sur un recueil de Chansons manuscrites
de M. ***|Couplet écrit sur un Recueil de Chansons

1470
manuscrites de M***
Couplets adressés à des habitants de l’île de France
(île Maurice), qui, lors de l’envoi qu’ils firent pour la
souscription des blessés de juillet, m’adressèrent une
chanson et une balle de café
Couplets à ma filleule
Couplets sur la Journée de Waterloo
Couplets sur un prétendu portrait de moi
Couronne (la)
Couronne (la) de Bluets
Curé (mon)

Dauphin (le)
Déesse (la)
Dénonciation en forme d’Impromptu
Denys, maître d’école
Deo Gratias d’un Épicurien
De Profundis à l’usage de deux ou trois maris
Dernière (ma) Chanson peut-être
Descente (la) aux Enfers
Deux (les) Cousins
Deux (les) Grenadiers
Deux (les) Sœurs de Charité
Dieu (le) des Bonnes Gens
Dix (les) Mille francs
Docteur (le) et ses Malades
Double (la) Chasse

1471
Double (la) Ivresse

Eau (l’) Bénite


Échelle (l’) de Jacob
Écrivain (l’) public. Couplets de fête adressés à M. J.
Laffitte, par des enfants qui imploraient sa
bienfaisance
Éducation (l’) des Demoiselles
Éloge des Chapons
Éloge de la Richesse
Émile Debraux Chanson prospectus pour les Œuvres
de ce chansonnier
Encore des Amours
Enfant (l’) de Bonne Maison
Enfants (les) de la France
Enrhumé (l’)
Enterrement (mon)
Épée (l’) de Damoclès
Épitaphe (l’) de ma Muse
Ermite (l’) et ses Saints
Esclaves (les) gaulois
Étoiles (les) qui filent
Exilé (l’)

Faridondaine (la), ou la Conspiration des Chansons


Feu (le) du Prisonnier
Feux (les) follets
1472
Fille (la) du peuple
Filles (les)
Fils (le) du Pape
Fortune (la)
Fous (les)
Frétillon
Fuite (la) de l’Amour

Garde (la) Nationale


Gaudriole (la)
Gaulois (les) et les Francs
Gotton
Gourmands (les)
Grand’Mère (ma)
Grande (la) Orgie
Grenier (le)
Guérison (ma)
Gueux (les)

Habit (mon)
Habit (l’) de Cour
Halte-là, ou le Système des Interprétations
Hâtons-nous
Hirondelles (les)
Hiver (l’)
Homme (l’) rangé

1473
Indépendant (l’)
Infidélités (les) de Lisette
Infiniment (les) Petits
In-octavo (l’) et l’In-trente-deux
Ivrogne (l’) et sa Femme

Jacques
Jean de Paris
Jeanne-la-Rousse, ou la Femme du Braconnier
Jeannette
Jeune (la) Muse
Jour des morts
Jours (mes) Gras de 1829
Juge (le) de Charenton
Juif (le) errant

Lafayette en Amérique
Laideur et Beauté
Lampe (ma)
Liberté (la). Première chanson faite à Sainte-Pélagie
Louis XI
Lutins (les) de Montlhéri

Madame Grégoire
Maison (la) de Santé

1474
Maître (le) d’école
Malade (le)
Margot
Mariage (le) du Pape
Marionnettes (les)
Marquis (le) de Carabas
Marquise (la) de Pretintaille
Maudit Printemps
Mauvais (le) Vin
Ménétrier (le) de Meudon
Mère (la) aveugle
Messe (la) du Saint-Esprit
Métempsycose (la)
Mirmidons (les), ou les Funérailles d’Achille
Missionnaire (le) de Mont-Rouge
Missionnaires (les)
Monsieur Judas
Mort (la) de Charlemagne
Mort (la) du Diable
Mort (la) du roi Christophe
Mort (la) subite
Mort (le) vivant
Mouche (la)
Muse (la) en fuite
Musique (la)

Nabuchodonosor
1475
Nacelle (ma)
Nature (la)
Nègres (les) et les Marionnettes
Nostalgie (la), ou la maladie du pays
Nourrice (ma), chanson
Nouveau (le) Diogène
Nouvel Ordre du Jour

Octavie
Oiseaux (les)
Ombre (l’) d’Anacréon
On s’en fiche
Opinion (l’) de ces Demoiselles
Orage (l’)
Oraison funèbre de Turlupin
Orangs-Outangs (les)

Paillasse
Pape (le) musulman
Parny
Parques (les)
Passez, Jeunes Filles
Passy
Pauvre (la) Femme
Pauvres (les) Amours
Pèlerinage (le) de Lisette

1476
Petit Coin (mon)
Petite (la) Fée
Petit (le) Homme gris
Petit (le) Homme Rouge
Petits (les) Coups
Pigeon (le) messager
Plus de politique
Poëte (le) de Cour
Poniatowski
Prédiction de Nostradamus pour l’an deux-mil
Préface
Prière d’un Épicurien
Prince (le) de Navarre
Printemps (le) et l’Automne
Prisonnier (le)
Prisonnier (le) de Guerre
Prisonnière (la) et le Chevalier
Proverbe (le)
Psara, Chant de victoire des Ottomans

Quatorze (le) Juillet


Quatre (les) Âges historiques
Qu’elle est jolie

Refus (le) Chanson adressée au général Sébastiani


Reliques (les)

1477
République (ma)
Requête présentée par les chiens de qualité
Restauration (la) de la Chanson
Retour (le) dans la patrie
Révérends (les) Pères
Rêverie (la)
Roger Bontemps
Roi (le) d’Yvetot
Romans (les)
Rosette
Rossignols (les)

Sainte (la) Alliance barbaresque


Sainte-Alliance (la) des Peuples
Sacre (le) de Charles-le-Simple
Scandale (le)
Sciences (les)
Sénateur (le)
Si j’étais petit oiseau
Soir (le) des noces
Souvenirs d’Enfance
Souvenirs (les) du Peuple
Suicide (le)
Sylphide (la)

Tailleur (le) et la Fée

1478
Temps (le)
Tombeau (mon)
Tombeau (le) de Manuel
Tombeaux (les) de Juillet
Tour (un) de marotte
Tournebroche (le)
Traité de politique à l’usage de Lise
Treize à Table
Trembleur (le), ou mes Adieux a M. A. M. Dupont
(de l’Eure)
Trinquons
Troisième (le) Mari
Troubadours (les)

Vendanges (les)
Ventru (le), ou Compte rendu de la session de 1818
Ventru (le) aux Élections de 1819
Vertu (la) de Lisette
Vieillesse (la)
Vieux (le) Caporal
Vieux (le) Célibataire
Vieux (le) Drapeau
Vieux Habits ! Vieux Galons !
Vieux (le) Menétrier
Vieux (le) Sergent
Vieux (le) Vagabond
Vilain (le)
1479
Vin (le) de Chypre
Vin (le) et la Coquette
Violon (le) brisé
Vivandière (la)
Vocation (ma)
Voyage (le) Imaginaire
Voyageur (le)
Voyage au Pays de Cocagne

1480
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