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LA CONQUÊTE ANIMALE DU NOUVEAU MONDE DANS LE CODEX

FLORENTIN

Arnaud Exbalin

Presses universitaires de Rennes | « Parlement[s], Revue d'histoire politique »

2022/2 N° HS 17 | pages 136 à 142


ISSN 1768-6520
ISBN 9782753587748
DOI 10.3917/parl2.hs17.0136
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-parlements-2022-2-page-136.htm
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« Douzième livre qui raconte comment des Espagnols conquirent la Ville de Mexico »,
couverture du livre XII de Bernardino de Sahagún, Historia general de las cosas de Nueva
España ou Codex florentin, mi-xvie siècle.
LA CONQUÊTE ANIMALE DU NOUVEAU MONDE
DANS LE CODEX FLORENTIN

Arnaud Exbalin
Maître de conférences en histoire moderne
à l’Université Paris-Nanterre, UMR Mondes américains
arnaud.exbalin arobase parisnanterre.fr

Consacrée à de la Conquête du Mexique, cette peinture figure en


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couverture du douzième et dernier livre du Codex florentin. L’auteur
de l’image est inconnu. En revanche, nous savons comment cette
Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne (c’est son autre titre)
a été composée au milieu du xvie siècle, à Mexico, dans le collège
franciscain de Santa-Cruz Tlatelolco 1. Cette encyclopédie est le fruit
d’une enquête coordonnée par le franciscain Bernardino de Sahagún
(il arriva en Nouvelle-Espagne en 1529) qui eut le projet démentiel
de collecter tous les savoirs, les croyances, l’histoire, la faune et la flore
des populations indigènes de langue nahuatl du plateau central du
Mexique. Son ambition était alors de comprendre les cosmovisions
des Indiens dans le but de trouver les moyens les plus efficaces pour
évangéliser ceux que l’on appelait alors les Naturels. Le Codex floren-
tin se présente sous la forme d’un épais manuel, une somme de trois
volumes de 500 folios chacun, destiné à former les missionnaires de
la Nouvelle-Espagne. Depuis ses différentes éditions au xixe siècle, il
est devenu un fantastique document ethnographique pour les anthro-
pologues et les historiens 2.

1 De multiples travaux ont été consacrés au Codex florentin. Voir en particulier le numéro
spécial de la revue Estudios de cultura náhuatl, “Fray Bernardino de Sahagún, a quinien-
tos años de su nacimiento”, no 29, 1999, en ligne : [https://www.historicas.unam.mx/
publicaciones/revistas/nahuatl/pdf/ecn29/ecn029.html].
2 Sur l’histoire éditoriale de l’encyclopédie et en particulier du livre XII, Real Luis,
« El libro XII de Sahagún », Historia Mexicana, no 18/2, 1955, p. 184-210.
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La collecte des informations auprès des Anciens (les principales,


qui sont les chefs indigènes), la mise par écrit des témoignages oraux
et leur délicate retranscription dans une écriture alphabétique, la
structuration d’une pensée complexe dans un livre européen ordonné
en chapitres qui se suivent selon un cheminement logique, l’élabo-
ration de plusieurs centaines d’illustrations comme celle que nous
avons sous les yeux, et enfin, la traduction du nahuatl au castillan
constituèrent un travail titanesque qui s’étala sur près de trente ans
pour s’achever vers 1577.
L’image a été composée par un étudiant indigène du Collège de
Santa-Cruz spécialisé dans la peinture que l’on appelait un tlacuilo.
On remarque d’emblée que la perspective en trois dimensions
n’est pas encore totalement maîtrisée et que certains personnages
ne sont pas à l’échelle. L’auteur de cette peinture a été confronté à
plusieurs difficultés : comment représenter un paysage en perspec-
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tive ? Comment y faire figurer des objets (les caravelles) qui n’exis-
taient pas dans les mondes méso-américains ? Comment peindre des
espèces animales inconnues selon des canons esthétiques qui n’ont
rien de commun avec les traditions pictographiques autochtones 3 ?
Car ce qui frappe à première vue est la précision avec laquelle le
tlacuilo a peint, de manière extrêmement réaliste, les espèces animales
qui figurent au premier plan : les détails du trait appliqué à chaque
animal, la morphologie des encolures, le volume des membres, la
pilosité et l’expressionnisme qui se dégage de chaque individu. La
brebis se nettoie le dos, un cheval, la mâchoire ouverte, semble
vouloir ruer, un autre équidé fait un exercice de dressage, la patte
avant relevée…
L’auteur avait de toute évidence acquis une solide culture esthé-
tique européenne au sein du Collège franciscain de Tlatelolco où
il avait appris à lire le latin, à maîtriser la rhétorique du castillan et
assimilé la théologie. Il avait aussi des modèles reproduits (on songe
à des scènes de l’Arche de Noé) sur des gravures européennes de la
Renaissance qui abondaient dans le scriptorium. Et puis au milieu
du xvie siècle, ces animaux étaient déjà présents dans la capitale de

3 Ces questions ont été finement abordées par Gruzinski Serge, La colonisation de l’ima-
ginaire. Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol (xvie-xviiie siècle),
Paris, Gallimard, 1988.
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la Nouvelle-Espagne et il suffisait au tlacuilo de parcourir les rues


de Mexico pour trouver cochons, vaches, montures. Des dizaines
de tlacuilos ont participé à l’élaboration des 2 468 illustrations qui
agrémentent l’encyclopédie. Cette peinture de la Conquête a cepen-
dant un statut particulier au sein de l’ouvrage ; elle est la seule image
à figurer en première page d’un chapitre, un peu à la manière d’un
frontispice. Elle est ainsi surmontée du titre : « Douzième livre qui
raconte comment des Espagnols conquirent la Ville de Mexico ».
L’image est traversée par une diagonale fixée par le trait de côte.
En haut à gauche, la mer, le Golfe de Mexique par lequel les cara-
velles espagnoles dirigées par le capitaine Hernan Cortés ont débar-
qué en mars 1519 4. On voit quatre navires à trois mâts dans une mer
remuée ; l’horizon, ponctué d’une île (les Açores ?) est surmonté d’une
auréole dans le ciel, une manifestation de la protection divine accor-
dée à l’entreprise conquérante. Au bord du rivage, une caravelle d’où
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des hommes (des Espagnols qui portent un chapeau) débarquent
du matériel que l’on voit au centre de l’image : planches, pièces de
ferronnerie, coffres et caisses – autant de références à la fondation et
à la construction des villes.
Sur terre, à l’arrière-plan, un Indien isolé découvre et montre
du doigt les caravelles. Il pourrait s’agir du premier contact relaté lors
d’une précédente expédition, celle de 1518, lorsque Juan de Grijalva
longea les côtes de la péninsule du Yucatán et du Golfe du Mexique et
que des émissaires (les calpixques) de l’empereur Moctezuma rencon-
trèrent les capitaines espagnols pour la première fois. Il est ainsi fort
possible que cette image condense plusieurs épisodes du début de la
conquête. Plus bas, à sa gauche, un village indien dominé par une
colline surmontée d’un arbre – peut-être un glyphe toponymique
comme cela se fait habituellement dans les codex indigènes – et, à
droite, devant un rocher, un autre épisode du chemin de Cortés où
l’on observe un chef indien qui semble converser avec le conquis-
tador Hernan Cortés parmi des soldats en armures, et, entre d’eux,
une femme, une Indienne avec son huipil, la fameuse Malinche qui
traduit les propos. Un Espagnol assis, la plume à la main, semble
retranscrire ce qui se dit, à moins qu’il ne soit en train de rédiger
l’acte de fondation (autre épisode de la conquête) de la Villa Rica de
4 Grunberg Bernard, Histoire de la Conquête du Mexique, Paris L’Harmattan, 1995.
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Santa-Cruz, fondée en avril 1519, au nom du monarque catholique.


On remarquera toutefois l’absence de croix chrétienne sur le dessin.
Au premier plan, sur chaque bord de l’image, on distingue
nettement les animaux débarqués des caravelles. À droite, trois
chevaux (ou alors un cheval dont le mouvement aurait été décom-
posé en trois mouvements) harnachés et sellés. Les chevaux, inconnus
en Mésoamérique au moment de la rencontre, furent les animaux
par excellence de la geste cortésienne, procurant rapidité de dépla-
cement, charges lors des combats, transport de denrées et de maté-
riel et surtout source de prestige des capitaines sur les soldats et des
Espagnols sur les Indiens. Les chroniques indiennes de la conquête
insistent en effet sur la fascination exercée par les équidés. Dans
le Livre XII, le chapitre VII (« Ce que les messagers mexicas ont
rapporté à Moctezuma après avoir rencontré Cortés ») souligne juste-
ment l’étonnement suscité par « la grandeur des chevaux et comment
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les Espagnols armés les montaient ». L’historiographie de la conquête
a sans doute exagéré le rôle des chevaux dans le succès de l’opération.
Cortés débarque avec seulement 16 chevaux. Le cheval n’est militaire-
ment guère utile dans les régions montagneuses et boisées et le terrain
lacustre de Tenochtitlan ne se prêtait guère aux charges de cavalerie.
La législation royale interdit précocement la possession, la monte et
l’élevage des chevaux aux Indiens, exception faite pour la noblesse
tlaxcaltèque, alliée des Espagnols. Dans la réalité, dans la deuxième
moitié du xvie siècle, alors que l’élevage équin se développait dans
toutes les régions pacifiées, les chevaux (et les mules) ont été adoptés
par les Indiens et intégrés à leur mode de vie et à leur cosmovision 5. Il
existe des cas fameux, chez les Chichimèques et les Apaches du Nord
ou chez les Araucans du Chili, où les peuples autochtones dérobaient
les chevaux aux Espagnols pour les utiliser à des fins belliqueuses et
les retourner contre leurs ennemis.
Placés à gauche, comme pour les différencier des chevaux pres-
tigieux, on distingue cinq animaux domestiques d’espèces diffé-
rentes. Ces animaux ne viennent pas directement de l’Espagne mais
de Cuba où ils ont pu s’acclimater pendant une dizaine d’années
avant de monter dans les onze navires qui partirent de Santiago le
5 du Bron Marion, Le cheval mexicain en Nouvelle-Espagne entre 1519 et 1539, thèse de
doctorat inédite sous la direction de Serge Gruzinski, EHESS, 2009.
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10 février 1519. On voit ainsi une vache entourée d’un bélier méri-
nos identifiable à ses cornes et au rendu de la texture de sa laine,
un (ou deux) cochon – qui n’est pas encore le gros cochon rose né
des élevages du xixe siècle – avec son groin caractéristique et, sur la
gauche, une brebis (l’animal a des sabots) allongée. Bovins, porcins et
ovins, inconnus sur cette terre, fournirent le cuir, le lait, la viande, la
graisse et la laine nécessaires au mode de vie des Espagnols. Sans eux,
aucune entreprise de colonisation n’aurait pu réussir en Amérique. La
diffusion de ces espèces dans les vastes espaces offerts par la Nouvelle-
Espagne fut rapide et, dès la fin du xvie siècle, on trouve des élevages
en mode extensif sur l’ensemble de l’Altiplano. L’impact de l’in-
troduction de ces animaux domestiques a été souligné par nombre
d’études historiques 6. Impacts environnementaux : développement
des herbages au détriment des espaces boisés, piétinement des sols,
érosion, destructions des cultures par les animaux marron ; consé-
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quences catastrophiques pour la démographique locale : diffusion
de maladies pathogènes et de zoonoses, transformation des régimes
alimentaires traditionnellement peu carnés dans cette région ; impacts
dans la sphère matérielle : développement des métiers du cuir et de
ses dérivés. Dans les villes, la diffusion des élevages de porcs, encore
plus précoce, dès les années 1530, obligea les autorités à légiférer en
matière policière 7.
Notons enfin sur l’image deux grands absents : chien et poule,
dont on sait qu’ils étaient présents dans les cales des navires. Peut-être
que ces espèces déjà connues des peuples méso-américains n’appa-
raissaient pas suffisamment « exotiques » pour être consignées par le
peintre dans le dessin. La volaille est un genre d’animal bien connu
des Méso-Américains : le dindon est en effet élevé et consommé
depuis 5 000 ans par les autochtones. Il est l’un des seuls animaux
domestiqués par les Mexicas 8. Le cas du chien est différent : partout

6 Crosby Alfred, Ecological Imperialism: The Biological Expansion of Europe, 900-1900,


Cambridge, Cambridge University Press, 1986 et Melville Elinor, A Plague of
Sheep: Environmental Consequences of the Conquest of Mexico, Cambridge, Cambridge
University Press, 1994.
7 Cf. le commentaire de la réglementation sur les porcs à Mexico au xviiie siècle dans ce
même numéro.
8 Saumade Frédéric, « Du taureau au dindon », Études rurales, no 157-158, 2001,
p. 107-140.
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présent en Amérique depuis la colonisation humaine du continent


il y a près de 20 000 ans, le chien avait un tout autre rôle que ceux
attribués par les Espagnols aux chiens de guerre ou aux chiens de
chasse. Chez les Mexicas, le chien est davantage qu’un animal domes-
tique : animal civilisateur qui apporte le feu aux hommes, signe du
calendrier divinatoire qui régentait les existences, enveloppe corpo-
relle qui accueillait le double d’une âme humaine, être psychopompe
qui conduisait le défunt vers l’au-delà ; on ignore par ailleurs si les
chiens des Mexicas étaient dressés, aucun document ne permet de
l’attester. Il existait plusieurs espèces canines. Sahagun et ses informa-
teurs les évoquent dans le livre XI du Codex florentino, les talchichis
étaient engraissés pour être consommés lors de fêtes cérémonielles,
les xoloitzcuintles, sans poil et sans molaire, étaient de prestigieuses
mascottes réservées à la noblesse mais la plupart étaient des chiens
libres qui vivaient sans collier ni laisse au milieu des hommes comme
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dans les cités européennes au même moment 9.
ɱ
En définitive, cette illustration produite par un indigène
acculturé et commandée par un missionnaire de la Renaissance est un
document hybride qui mêle les cosmovisions des peuples de culture
nahuatl et l’ordre du monde chrétien et occidental. Les animaux
européens peints par le tlacuilo surgissent dans un grand naturalisme
au sein d’un discours figuratif (la puissance navale, les fondations
urbaines, les armures) qui légitimait la conquête du Nouveau Monde.

9 Exbalin Arnaud, La grande tuerie des chiens. Mexico et l’Occident (xviiie-xxie siècle),


Champ Vallon, « La chose publique », 2023.

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