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imitation ou ni a celle, inverse, de I’exclusion. La présence spectrale de celui qu’on avait cru disparu —Sartre et les années cinquante—permet en fait d°accéder, rétroactivement, & des themes et des théses qui ont donné lieu des suites imprévisibles. Ainsi certains des intéréts théoriques de Kofman et de Derrida se révélent, aprés coup, avoir pour une part, une origine autobiographique. En donnant & montrant la complexité de la relation de Derrida & Sartre, j Aindiquer que cette relecture ne pouvait avoir liew que par le biais de Pécriture autobiographique dans la mesure ott celle-ci fait signe vers un passé, qui d’une fagon ou d’une autre, renvoie a la Shoah, d’autant plus que homme du passage avec Sartre se nomme Claude Lanzmann. des textes peu connus, signés Sarah Kofman, et en tenté Rhy Tay Email : pbougon@iwate-u.ac.jp 436 | 20 thiemie tn hei ea Le sujet de la pitié quelques remarques sur une morale de jeunesse. Hervé Couchor Introduction : quel intérét y a-til@ réfiéchir sur la conception et la place de la pitié dans ceuvre de Sartre ? Il ne viendrait & esprit d’aucun lecteur de Sartre d’aborder sa philosophie morale comme une philosophie de ta pitié & égale hauteur de celle de Rousseau, de Schopenhauer ou encore de celle de Nietzsche qui, par le biais, d'une généalogie de la morale, en a sans doute proposé la critique la plus radicale. Les quelques remarques allusives égrainées & son sujet depuis les crits de jeunesse jusqu’a La critique de la raison dialectique en font une notion de second plan. En tous les cas, elles ne suffisent pas lui donner la consistance d'autres motifs biens connus et surtout philosophiquement thématisés tels que ceux de liberté en situation, de responsabilité ou encore engagement Si étude de la place, du rdle mais aussi des limites de la pitié chez Sartre présente néanmoins & mes yeux un intérét c'est en raison de deux utiités principales Premigrement parce qu’elle permet d’éclairer loriginalité de la maniére dont Sartre & tenté de penser autrement, dés La transcendance de I’ego (1936), la question du fondement de la morale ; cette question n'est pas celle des principes ni méme des valeurs susceptibles de guider la conduite morale mais davantage celle de sa possibilité méme : qu’est-ce qui fait que la morale est possible? Cette préoccupation passe en effet depuis la philosophiie des lumigres, par une série de réflexions sur le fait et expérience de la pitié: s'il y a de la pitié en tout homme qu’est-ce que cela indique du point de vue ‘moral ? Je vais donc essayer de montrer dans la premiére partie de cette étude comment Sartre a tenté de dépasser et de résoudre certaines apories philosophiques liges au « mystére de la pit » a partir d’une phénoménologie de la «conscience spontanée », II s’agira ds lors de se demander quelles autres apories éventuelles l'approche sartrienne de la pitié a d® affronter en dépassant et surtout en déplacant ces difficultés persistantes. Lesujetdelapitie | 137 198 Deuxigmement parce que la pitié est & deux problémes philosophiques qui n'ont cessé de travailler en profondeur la philosophie sartrienne jusque dans ses demires tentatives : la conception de la relation 8 autrui qui ne s'épuise pas chez Sartre dans la problématique du « regard » et qui suppose la possibilité méme imparfaite de sortir de l'amour de soi mais également le probléme de l'universalité de cette possibilité morale & la fois dans le caractére inconditionné de sa manifestation et dans la personne de celui qui I’émeut : tout homme peut-il éte sujet d Ja pitié ? Tout homme peut-ilinspirer de la pitié 2 Crest a ce double probléme et a ce double génitif que renvoie principalement lettre de cette étude :« le sujet de la pitié » Ces deux questions m’améneront notamment : 1) a interroger — & partir de certaines analyses de Frangois Jullien sur le «mystére » de la pitié chez Mencius '— les relations entretenues par la pitié et la honte, deux expériences philosophiques peut-étre parmi tes plus emblématiques de la rencontre d'autrui depuis Rousseau et qui occupent une place importante dans l'euvre de Sartre 2) A envisager & ttre dhypothése que les fameux entretiens de 1980, loin de se réduire dune régression philosophique de la part de Sartre ni a une dérive mystique constituent probablement — dans leur contenu comme dans leur forme — une ultime reprise de cette morale de jeunesse restée a l'état a'ébauche mais que Sartre n’a jamais cessé de déconstruire et de reconstuire. |. La pitié a Tere du soupgon Si, en dépit de importance de ses préoccupations morales, la pitié ne fait pas partie des notions fondamentales de la philosophie sartrienne, c'est peut-étre d’abord en raison de V'histoire ambigué mais aussi des représentations qui se sont progressivement sédimentées autour de cette notion dans la tradition philosophique et littéraire occidentale. incipaux ouvrages dans lesquels on peut trouver ces remarques de Frangois Jullien itié sont le Dialogue sur la morale, Grasset (1995) et Penser d'un dehors, Seuil (2000) reeueild'enretiensrécemment pau, Le philosophe esquisse dans ce demier ouvrage tun rapprochement ene Ie « minimalisme moral » du Mencius et celui qui se laisse ‘entrevoi dans les entretiens avee Benny Levy (cf. pp. 401-406.) 20 HED LORE Ses relations avec la théologie chrétienne (« pitié » résonne toujours comme un quasi anagramme de « piété »)? Ia passivité suspecte voire la faiblesse inhérentes @ sa manifestation — sur ce point La Rochefoucauld, Nietzsche mais aussi Rousseau avancent main dans la main — ses relations plus ou moins troubles avec une certaine morale bien pensante de méme que Vhumiliation qu’elle peut infliger malgré elle a celui qui en est l'objet (La Rochefoucauld, Balzac), toute ce “passif” de la pitié et cette duplicité bien connus, impitoyablement critiqués par de nombreux écrivains et moralistes, semblent de nature a I'écarter définitivement de cette « morale de notre temps » que Sartre a laissée a l'état d’ébauche mais dont il n'a cessé de epenser les fondements et les contenus. Des indices de cette mise en question de plus en plus radicale sont perceptibles chez les moralistes et les anatomistes du coeur humain ds le début du 17 eme siécle.” Quon se rappelle son sujet l'ironie décapante d’un La Rochefoucauld' ou dun Balzac* ou encore, sur un plan beaucoup plus systématique, les non moins La premitre occurence du mot « Pitié » dans Ia langue fangaiseapperalt au XII me siele dans la Chanson de Roland. En ancien frangais ee terme dérivé du latin pitas designe _rinepalement la «pitt passé dans Ia lngse populie ia pris le ses de «compassion On trouve déja dans les Passions de ("ame de Descartes de nombreuses remarques Sit "humeur triste et la fiblese immanentes selon le philosophe A la réaction de pité (voit ‘notamment les articles 62, 133,185, 186 de Ia seconde pate et Iaticle 211 de a troisieme patti) “Dans son « portrait de La Rochefoucauld par Iui-méme » (1658, le oélere arstorate et ‘moraliste présente asi le sentiment de pitié comme la manifestation une basse passion «qu'on doit laisser au peuple» : «Je suis pew sensible 4 la pité et voudrais ne I'y ete point du tout; cependant, il n'est ren que je ne fisse pour le soulagerent d'une personne alligée; et je eros effectivement que Ion doit tout faire, jusqu’é Iu temoigner beaucoup de compassion de son mal; ear les misérales sont si sot que cela leur fat le plus grand bien du monde. Mais je tens aussi qu'il faut se contenterd’en témoigner et se garder soigneusement den avoir. Cest une passion qu n'est bonne a rien au dedans d'une ame bien faite, qui ne sert qu’ affiblir le eur et qu'on doit laisser au peuple, qui exceutant Jamas rien par raison a besoin de passions pour le porter & faire des choses.» uvres completes, bibliotheque de a Peiade (1950), p. 30, On peut trouver des éléments d'explication do ce rejet ambivalent de la pitié dans les fameuses perions morales du méme auteur, Ainsi dans la maxime 264 «La pitié est souvent un sentiment de nos propres matux dans les maux dautrui. Cest une habile prevoyance des malheurs od nous pouvons tomber ; nous donnons du secours aux autres pour les engager 4 nous en donner en de semblables occasions et ces services que ‘ous leur rendons sont & proprement parler des biens que nous nous faisons &nows-mémes par avance. » * On trouve enfin dans La peau de chagrin, Pune de ses plus fameuses diatribes formulées par Balzac &'encontre du sentiment dela pitié «Le sentiment que homme supporte le plus dificilement est Ia pie, surtout quand il la Le sujet dea pitie | 139 140 célébres sarcasmes généalogiques de Nietzsche et des maitres du soupgon qui sembient leur faire écho et en amplifier la portée en leur conférant une veritable assise philosophique «La pitg dans la mesure oi elle engendre véritablement une soufrance est une {aiblesse comme tout abandon & une affection nocive. »' La Rochefoucauld et les moralistes avaient simplement ouvert une bréche dans une certaine apologie de Ia pitié ; Nietzsche y a enfoncé un coin tres difficile a déloger de telle sorte que peu de philosophes et d’éerivains apres lui se sont risqués @ penser a pitié autrement que comme une passion triste ct indigne de l'homme voire, pour certains, comme un véritable poison pour Vr homme. Alain lui-méme a décrit plus récemment la pitié en termes fort peu avenants dans ses Propos sur le bonheur Ilya une bonté qui assombrit la vie, une bonté qui est tristesse, que on appelle communément pitig, et qui est un des féaux humains.» Toute citation mise @ part, usage ordinaire (et actuel) de la parole est amplement suffisant pour percevoir ce mépris et cette intention daffaiblir aqui empoisonnent souvent le sentiment de pitig: « il me fait pitié »,« il est pitoyable v..ete. II faut d'alleurs signaler que l'on trouve dans W'eeuvre de Sartre, dés les éerits de jeunesse, de nombreuses traces de cette signification péjorative de la pitié et du champ lexical qui s’y rapporte. Pourtant, le philosophe n’adopte pas le point de vue radical des moralistes sceptiques et il s'agit de comprendre pourquoi. (La ane ao ols at vie, le pit I vengeance ais ape me, caf encre noe abies» « Ntcaute, ‘ror ive 13 (ra, Jn Herve) es Gallimard p 148. fut “wn tus nee ambled especie math ‘Slutjamais ne eet natal ce qu'il pr noe. Ais Nietche enna (eect a seamen de ides fs qi peat ave Te pap Wome qugue chose devo icfte ane soe de supéiot » 138 le sep alate» es Gallas 158 + Ruamtbropr ne forbear (127 fo / sas 21 9p 136187, Rearquns pour Tacs auc steve u htop fat so apart Sars Une fate Sus tan ain Va eset Ta noted Coma Rabe das es Ee de eames, Gata 190) 9324 20 HORE boi ee Il, La « morale de la pitié » dans les écrits de jeunesse de Sartre «Ce mot pitié éveilla en lui détranges résonances.» Sartre, «Wine défaite » in Kerits de jeunesse Gallimard. (1990), p. 206, Lest en effet surprenant de constater, dans le contexte que nous venons de décrire, que dés ses premiers textes romanesques et philosophiques le jeune Sartre — dont les propos ravageurs et acides n'épargnent pourtant rien ni personne — est loin de se livrer a une critique aussi radicale de la pitié que celle que l'on peut par exemple trouver chez Nietzsche, philosophe vis & vis duquel il adopte dés cette époque une position ambigué, Ce penseur solitaire qui a exercé sur le jeune Sartre une influence profonde fait en effet office de repoussoir — podte malade plutét que philosophe véritable — autant que de modéle «né pour étre conquérant », comme Vatteste notamment son bref portrait dans le Carnet Midy « Crest un podte qui a eu la mauvaise fortune d’tre pris pour un phiosophe Ses livres traduisent le réve d'un conquérant, d'un homme né pour etre ‘conquerant mais malade et faible et qui se console par l'imagination. Ainsi les recs lorsqu'ils reproduisent les traits d'un Socrate, d’un Périclés, nous révlent une laideur insoupgonnée, Qui sait si leurs beaux Apoltons ne sont pas aussi le fruit d'un réve de toute une race laide révant d’un idéal de beauté ? Il ‘ura toujours un suecés auprés de ceux qui se plaisent moins au commerce des idées qu’a la forme qu’elles ont. »* Bien plus, dans une nouvelle inspirée de son amitié avec Nizan, le narrateur Tailleur, porte-parole sarcastique des idées du jeune Sartre, va Jusqu’a s'attribuer « une morale de la pitié », a la différence de son compere Nizan-Lucelles qui, dans la morale du Surhomme, a opté quant a lui pour «une morale de I'impératif catégorique » méme si le narrateur ajoute tout aussitét Ia remarque suivante: « Nous nous servions peu de l'une et de autre » constatant que « cette scission n’était pas chose extraordinaire. » Cette premiére morale que Sartre a ultérieurement présentée, de maniere lun peu anecdotique, comme un simple « héritage de sa mere » n’a en réalité Jamais 616 aussi présente que dans ses textes de jeunesse bien qu’elle ne * Bors de jeunesse, Gallimard (1990), 9.471. On peutic faire remarquer que les principales critiques que Sarre adresse en 1943 a Georges Bataille, auteur de Sur Nietsche, sont &n {out point analogues celles que I'on trouve dans ce bret extrait CCF. « un nouveau mystique », Situations (1947), Ides Gallimard, pp. 174-229. Le sujet dela pice | 141 releve jamais d'une véritable thématisation philosophique mais davantage dun constat, voire d'une premigre esquisse de description a la fois romanesque et phénoménologique. Elle constitue en quelque sorte la premiére pierre de Ia morale sartrienne (fondation mais aussi poids et pierre Pattente), et les problémes qu'elle fait apparaitre n'ont jamais cessé de travailler en profondeur la philosophie de Sartre, méme lorsque ce dernier ren parle plus qu’d travers de bréves allusions, meme lorsqu’il semble avoir définitivement renié les “natvetés” philosophiques de sa jeunesse. Dans La semence et le scaphandre, ce qui distingue fondamentalement Vraspiration morale de Sartre-Tailleur de celle de son compére Nizan-Lucelles — « je ne erois pas en Diew mais j'ai besoin d’une morale » proclament en eqeur les deux amis » ~ c'est d’abord la spontancité émotive par laquelle la pitié se manifeste et la prise en compte immédiate de la souffrance d’autrui dans ce qu’elle peut avoir d’intolérable (ox) Je ne pouvais nier qu'il m'arrivat de céder & des impulsions ares et Violentes de commisération. C'est ainsi que parfois je me sentais violemment “nu par le sort probable dune bonne que mes parents allaent renvoyer et que jfavais détestée jusqu’a ce jour. »” Remarquons au passage que cette anecdote domestique rappelle par certains aspects le célebre épisode du ruban volé dans les Confessions de Rousseau a cette différence prés ~ et elle est importante ~ que Rousseau, tout occupé & analyser son attitude cynique et a faire son mea culpa, ne manifeste pas de pitié mais simplement des remords et de la honte vis a vis de ce mensonge cruel produit par l'amour propre et de ses conséquences funestes, Malgré la souffrance d'autrui, l'amour propre et la honte qui en résulte fonctionnent done, au moment du geste comme dans I'anamnése de cette « faute d’un enfant », comme des actes de conscience réfléchis qui inhibent en quelque sorte le sentiment de pitié en ne lui permettant pas de se manifester : 4 Quand je la vis paraire ensuite, mon cocur fut déchié; mais la présence de fant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu Ta punition, je ne ctaignais que Ia honte ; mais je la ctaignais plus que Ia mort, plus que le crime, plus que tout au monde.»"® » hid, p48 wn Roamoan, Les confessions (1782), livre second, Guvres completes TI, biblothéque de la 142 | 20 thkeneen ae beatae Rega gaa eee eee teeta tree tree teen eee ett eee En revanche, aut variant de «Ia morale du surhomme» adoptée Nicar-Lucles se presente davannge comme un «Seoin de: dacipin morale», une asco personel intellectuals, rguelleuse et refehi Qui prend a forme d« un crus jeu de morifcations» de soi pr soi dans Iequl la prsomnalté ett soutfance dant (mendint, ville femme " ania pitiéimplique enfin un certain partage de 1a souffrance, une sympathi saan fort méme si ce transport, cette «transcendance » de ego ému par ia pitié dans 1a souffrance dautrui (présente chez Rousseau & travers _ hid, p20 tid, p206, aon tpaux exes dans lesquels Rovssean médite su Dt Ls a ee Ducout sur Tonge de Vinégalé (17S), Lis oohe, denen pans importa repre aux pages #80181) Os ire 4 de mile rs tnmque dela lide, ppS02ST0 ct das fe cape ‘de V Essai sur ‘Torigine des tangues (1781), Presses Pock, pp 55-56. oer age des langues (1780), Presses Pocket, PP 55-56 se trouvent au debut de 8 aaa | 20 HORE brome image du « transport hors de soi ») est toujours problématique puisque la pitié reste tributaire jusque dans I’ « altruisme » d'un certain souci de soi « Comment nous laissons-nous émouvoir @ la pitié ? En nous transportant hors de nous méme : en nous identifiant avec létre souffrant. Nous ne souffrons {qu'autant que nous jugeons qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous c'est dans lui que nous souftrons. »” Le jeune Sartre n’est pourtant pas un Candide de 'optimisme moral ; il ignore pas Ia duplicité et limmoralité de certains comportements qui prennent le masque de la pitié, pas plus que la cruauté qu’elle dissimule quelquefois et en laquelle elle peut & tout moment s'inverser'’. Dans l'une de ses premigres tentatives romanesques rédigée aux alentours de 1922 et intitulée « Jésus la chouette », le jeune narrateur, un certain Paul, parait ainsi osciller entre deux attitudes contradictoires vis a vis de la pitié. Cette hiésitation se retrouve dans l'ambivalence de ses sentiments vis a vis de «Jésus la chouette », médioere professeur de province, pontifiant et ridicule, dont la vie est peu a peu transformée en un véritable calvaire par ses Gtudiants, sa famille et certains de ses collegues de lyeée, Paul débusque sans peine, tel un La Rochefoucauld en culottes courts, toute I"hypocrisie sociale, la cruauté larvée et le mépris apitoyé qui peuvent se dissimuler derritre le masque de la fausse pitié et les péroraisons de la morale bourgeoise. La femme de ce martyr tristement ordinaire et affublé d'un nom GPoiseau est dans oeuvre de Sartre, une des figures parmi les plus représentatives et les plus eyniques de cette perversion hypocrite ou, pour reprendre a dessein un concept freudien, de cette « ambivalence» du sentiment de pitié rod ° Cette sublimation plus ov moins eficace de Ia cruauté et des instincts sadiques & travers le Sentiment de pitie a ét& notamment analysée par Freud comme expression d'une SSinbiatence affective » dans ses clebres « considerations sur Ia guerte et la mort»: « La Sprt des apotes dela pti, des phlantropes, des protecteurs animaux ont fit preuve, Jans T'enfance, de penchants sadiques et se sont distingués par leur cruauté envers les Gnimavx > Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, quatrime partie, considerations sur lt fuer et a mort» (1919), Payot, pp. 243-244 +» Sur le plan literaire, on peut deja apercevoir des manifestations de cette ambivalence dans lan extrait de I” Emile aux resonances quelques peu «sadiques » a pitie est douce pare que en se metant& Ia place de celui qui soufe, on sent pourtant fe plaisir dene pas sour comme lui.» pete, p. 503 Le sujet dea pie | 14) 146, «A fafa la vie nest pas un roman ; mon pauvre Lopold. C'est une lutte pour Taquelle tu es bien mal équipé ajouta-telle prise soudain d'une méprisante pitig, »® «Je racontais alors les fais. Elisa semblait prise d'une sorte de pitié banale pour son mari et du plaisir feroce que javais dj remarqué chez elle lorsque ‘sus la chouette éprouvait quelque mécompte. »* Cependant, le jeune narrateur, un Age que l'on décrit souvent comme «sans pitié » et davantage enclin a la cruauté ~ « j°étais petit, j’étais cruel » se souvient Hugo dans « le erapaud » ~ ne ressent pas moins une vraie pitié de son vivant comme aprés sa mort pour ce professeur de province acculé au suicide et qui acheve sa morne existence broyé sous un tramway, « horrible paquet souillé de boue noire et rouge » = «Personne n’était allé prendre des nouvelles de Jésus la chouette. Le malheureux me fit pti: je le sentas désemparé et si privé de toute assistance que j'eus un instant Venvie de monter frapper chez lui. Mais j*étais trop timide. » «La pitig et la peur me clouaient en effet silencieux a mon bane et je ne prenais jamais part aux chahuts. »” ferit de jeunesse (1990), Gallimard, p99. * Ibid, p83. * Ibid, © hid, pl2, 20 HHLORRIE— I 1 RL sa pensée morale a la fois de concilier le style et Ia méthode de cette Philosophie & coups de marteau faisant résonner les idoles de la métaphysique, et d’en découdre avec elle sur le terrain de ta morale ; on ne peut dans cette perspective que déplorer la perte de cette longue étude sur ‘Nietzsche entreprise a I'époque des Cahiers pour la morale (1947-1948) et ‘qui, d’aprés Sartre, faisait pleinement partie de ses recherches en matiére d° €thique. Nous allons tenter de montrer que cette relation ambigué Nietzsche se retrouve de maniére plus fragmentaire & travers certains ouvrages philosophiques postérieurs. = Avant méme de penser la possibilité morale, par le biais de la philosophie de Husser! ou plutét a partir d’elle, en relaticn avec une phénoménologie de la conscience spontanée, Sartre manifeste donc déja, dans ses premiers crits, intuition selon laquelle la véritable pitié ne peut se manifester sur le plan de la conscience réfléchie (pas plus au niveau de l'amour propre qu’au niveau de l'amour de soi), qu’elle est nécessairement étouffée par une conscience qui se tourne systématiquement vers elle-méme pour tenter, en vain, de se figer en objet. = Avant d'exposer dans /’Evre et le Néant sa conception du pour autrui comme « regard » a partir de lexpérience de la honte ~ « la premiére grande théorie d'autrui» selon Gilles Deleuze * — Sartre a déji pensé «littéraiement » la transcendance pour autrui a travers le sentiment de la itié sans pour autant la conceptualiser ; cette expérience suppose des differences notoires avec celle de la honte au point qu’elles ne puissent probablement se produire — comme dans leuvre de Rousseau — qu’en s'excluant une laut. Il faut cependant attendre 1936 et La transcendance de lego pour que ces intuitions trésfécondes soient en quelques sorte reprises et réinterrogées dans un ouvrage qui est cette fois explicitement et exclusivement philosophique. ™ La théorie de Sartre dans (Sire ele nat est Ia premigre grande théorie aur parce (qu'elle dépase 'altemative:autrui esti un objet (ite un objet particulier dans le champ percept) ou bien esti suet (lt-ce un autre sujet pour un autre champ percept)? (..) Mais comme il dfinissait cette structure par le “regard”, il retombait dans les catégories {objet et de sujet en faisant dautrui celui qui me consttve en objet quand il me regarde, quite & devenir objet ti-méme quand je parviens& le regarder» Gilles Deleuze, Logique du sons (1969), 10/18, note Lt p. 412. Lesujet de apt 147, 148. Ill, La conscience irréfléchie de pitié et les « perspectives morales » de la Transcendance de I'ego (1936) La premiére apparition philosophique de la pitié dans I"ceuvre de Sartre a liew dans la transcendance de I’ego (1936). 11 est important de rappeler brigvement le projet et la démarche philosophique de Sartre dans cet essai afin de mieux comprendre pourquoi le philosophe repense ~ méme s'il le fait de maniere trés allusive et sans proposer une véritable analyse de la pitié — Ia premiére esquisse morale de ses écrits de jeunesse. L.A la recherche dune conseience sans ego. «7a cherché mon moi: je Pa vu se manfester dans Ss appors aves mes amis, ver fa nature, avec les femmes que j'ai aimées. J'ai trouvé en moi une éme aletive, une ime du groupe, une me del err, une éme des lives. Mais mon toi proprement dit, hors des hommes et des choses, mon vrai moi ineondtionn, jeneT'ei pas trouve (cf, Hume et le phénomenisme psychologiaue) » Sean Paul Sree Carer id « Moi». Eos de jeunesse Galimard (1990) p 471 ‘A travers ce texte, il s'agit pour Sartre de montret qu’en dépit de sa nouveauté et de ses idées fondamentales la phénoménologie husserlienne de la conseience s'est inutilement encombrée de "Ego ou « Je transcendental », c'est A dire de cette forme a priori que présupposent tous les actes a travers Tesquels la conscience vise des objets et leur donne sens™. II s’agit done en ‘quelque sorte pour Sartre d’étre plus husserlien que Husserl dans sa description phénoménologique du courant de conscience en y délogeant une fois pour toutes ce résidu métaphysique inutile qui en obscurcit la fois la description et la compréhension. Sur ce point la démarche de Sartre présente des analogies évidentes avec celle de Nietzsche. On se souvient en effet que ce dernier a entrepris dans La volonté de puissance notamment de percer & jour les mirages du « célébre cogito » et de penser avant Sartre la possibilité d’actes de conscience sans « je » «quelque chose pense, contient également une eroyance celle que « penser » ™ Pour une presentation trés claire des principaux enjeux de ce texte, on peut consulter Vraticte de Pierre Gucnanciaimitulé « Examen de conscience » paru dans le caer special Serie du journal Libération (edition du samedi 23 et dimanche 24 juin 1990, pp, 24-28.) 20 HAO RIE bei soit une activité intellectuelle & laquelle i fale imaginer un sujet, ne fit-ce que quelque chose (...) Mais c'est Ia croyance la grammaire, on suppose des «choses » et leurs «activités », et Von est bien loin de la certitude immédiate.» A travers cette critique Nietzsche agit déja d'une certaine maniére en phénoménologue puisqu’il reproche a Descartes d’avoit préféré les « superstitions » de la logique au lieu de se contenter des “fats” introduit une « t d'avoir erprétation du processus qui ne se trouve pas dans le processus Iui-méme »””. Pour le philosophe allemand, il n'y a point d°étre ni de substance derriére Maction pas plus qu'il n'y a de dieu caché & lorigine de la foudre. Sur le plan de la méthode, Sartre inserit explicitement sa démarche phénoménologique dans le droit fil de la généalogie nietzschéenne Jorsqu’au début de Eire ef fe néant il part du constat suivant «nous nous sommes une fois dépris de ce que Nietzsche appelat V'illusion des arritres-mondes (...) nous ne croyons plus & le de derrigre apparition. » Bien qu'il continue a exprimer des réserves dans ses Cahiers pour une ‘morale vis vis de la morale et de la vérté de Nietesche qualifige en méme temps que celle de Flaubert et avec un certain mépris de vérité de « professeur de philosophic dans un état bourgeois et militaire » (au moins y a-til <ésormais chez Nietzsche un contenu philosophique et pas seulement une forme poétique séduisante ...)*il lui reconnait néanmoins le mérite d’avoir compris que les fins que nous vivons sont toujours transcendées par autre chose qu’elles-mémes au moment oi: nous les visons sans quoi, qu’ s'agisse Opie 162 | 20 tenders hoa la morale a travers l'expérience de la pitié. Ce détour lui permet notamment de faire retour sur le champ européen et de mettre en évidence, en dépit de la réelle proximité des analyses, les problémes que les philosophes ont dii affronter depuis le 18 me siécle lorsqu’ils se sont efforcés de fonder la morale en partant de Vexpérience de la pitié. Ainsi Rousseau doit-il ‘épondre principalement a deux types de difficultés Bien que la pitié se présente comme un « transport hors de soi-méme » (Essai sur l'origine des langues, Emile), elle est encore tributaire de l'amour de soi et mue par des considérations d’intérét ; c’est en effet par rapport ‘ma propre souffrance que je peux comprendre la souffrance d’autrui et surtout compatir avec elle; je peux méme y trouver du plaisir affirme Rousseau dans une formule aux résonances quelque peu “sadiques” dés lors {que me mettant la place de celui qui souffre je sens pourtant « le plaisir de ne pas souffrir comme lui »”. La pitié est d’autre part toujours médiatisée par une connaissance minimale de soi et de T'autre (non pas dans ce qui le singularise mais dans ce qui le fait participer & I'universelle condition de I"étre en vie (homme ou animal) c'est a dire & l'expérience de la souffrance et a l'exposition a la ‘mort) ; elle suppose un travail de imagination qui procéde par analogies entre moi et l'autre, Dés lors, et bien qu'elle soit I'expression de la nature humaine, comment expliquer la pitié chez enfant dont I"imagination et les facultés de connaissance ne sont pas pleinement développées 2A fortiori chez certains animaux également capables de pitié ? Schopenhauer conscient des embarras de Rousseau tentera sans plus de succés dans son livre intitulé Le fondement de la morale, de “décaper” la pitié de la menace de l'amour de soi et de résoudre les problémes liés & identification & partir de deux postulats différents : = la connaissance va @ l"encontre de la réaction spontanée ; je peux avoir piti¢ de quelqu’un dont je ne connais rien et sans que dans Ia pitié un acte de connaissance veritable puisse avoir lieu (comme peuvent lattester certains faits divers). = autre et moi somme des illusions ; il n’y a pas de séparation possible au niveau de la volonté. (On constate done du méme coup que Phorizon philosophique du probleme * On retrouve sur ce point intuition 4 Arstote selon qui ce qui excite note réaction de pité syne sounds ates et eon cain pur smi.» Ratorg I.8 mile ou de Vducation, Pats, Garier (1961), pp. 259-260, Le sujet dea pti ee est étroitement relié au probleme dautrui qui occupe une position centrale ddans la philosophie de Sartre : 00 bien je pense autrui & partir de moi mais je wai dés lors jamais affaire qu’ a un autre moi-méme, ot bien je fais économie de la distinction « moi »/« autrui » dans l'expérience de Ia pitié mais je dois quand méme rendre compte de la manifestation d’autrui comme irréductible a moi-méme puisque nous avons vu que du point de vue phénoménologique c'est toujours autrui qui m'inspire de Ta pitié. En Hibérant ta conscience spontanée de pitié de la tyrannie de lego et de la médiation de la connaissance”, Sartre semble donc avoit résolu du méme coup certaines de ces principales diffcultés récurrentes dans l'approche philosophique de la pitié. La « déconstruction du dehors » & laquelle se live Frangois Jullien me Semble done de nature a bien mettre en valeur la fEcondité et la nouveauté de cette premigre morale de Sartre et de I'inserire, bien que son ceuvre soit dans ‘Ce domaine inachevée, dans la lignée des grands philosophes du fondement de ta morale, Cependant une question se pose tout aussit6t : pourquoi Sartre, en dépit de cette apparente réussite, a til délaissé par la suite cette premiére morale de la spontanéité et avec elle lexpérience de la pitié qui n’apparait plus guére qu’en pointillés dans ses ouvrages ultérieurs" ? IV. La pité ou la honte : les limites de la conscience spontanée de pitié dans la philosophie de Sartre 4m Sartre insiste & de multiple reprises sur cette iméduetbilite de la conscience @ Ia

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