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RAGE AGAINST THE MACHINES

Notes sur l’affect antitechnologique

Christophe David

Éditions Le Bord de l’eau | « Écologie & politique »

2020/2 N° 61 | pages 117 à 136


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ISSN 1166-3030
ISBN 9782356877420
DOI 10.3917/ecopo1.061.0117
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2020-2-page-117.htm
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Rage against the machines
Notes sur l’affect antitechnologique

Christophe David

[…] to name the enemy, which is technology […].


Kirkpatrick Sale 1

On pourrait croire que le néoluddisme est une aventure américaine qui


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appartient à un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître.
Il y a eu les « Notes toward a Neo-Luddite Manifesto » et When Technology
Wounds de Chellis Glendinning (1990), le Second Luddite Congress (1996),
la fondation de la Jacques Ellul Society (1996), les textes de John Zerzan
et Kirkpatrick Sale, les colis piégés de Theodore Kaczynski, la publica-
tion de son manifeste et son arrestation en 1996 2. Tout cela peut sembler
appartenir au passé, peut-être même paraître dépassé aux yeux de certains
– qui prêchent aujourd’hui la réconciliation avec les machines en citant
Simondon (« L’objet technique doit être sauvé […] il y a de l’humain dans
l’objet technique, et […] cet humain aliéné peut être sauvé à la condition
que l’homme soit bienveillant à son égard 3 ») comme d’autres invitaient
à leur faire bon accueil dans les années 1980 au nom de l’idée d’« outil
convivial » d’Ivan Illich 4 – mais, au cours de la vingtaine d’années qui
nous séparent de ce moment néoluddite, la présence des machines dans le
monde n’a fait que croître au point qu’elles ont fini par « colonis[er] le quo-
tidien 5 ». Les foyers en sont désormais remplis : à l’automobile, à la télévi-
sion et à l’électroménager prétendument « émancipateurs » des années 1950
sont venus progressivement s’ajouter les ordinateurs, les consoles de jeux,

1.  « The Luddites. Against the Monster Machine », Second Luddite Congress, Barnesville (Ohio),
avril 1996.
2.  C. Glendinning, « Notes towards a Neo-Luddite Manifesto », Utne Reader, mars-avril 1990 et
When Technology Wounds. The Human Consequences of Progress, William Morrow & Co, New
York, 1990 ; J. Zerzan, Futur primitif, L’Insomniaque, Paris, 1998 ; K. Sale, La révolte luddite.
Briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation, L’Échappée, Paris, 2006 ; T. Kaczynski, La
société industrielle et son avenir, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, Paris, 1998.
3.  G. Simondon, « Il faut sauver l’objet technique », entretien avec Anita Kechickian, Esprit, n° 76,
avril 1983.
4.  Cf. I. Illich, La convivialité, Seuil, Paris, 1973, p. 13.
5.  Cf., par exemple, Groupe Marcuse, La liberté dans le coma. Essai sur l’identification électronique
et les motifs de s’y opposer, La Lenteur, Vaour, 2019, p. 162 et suiv.

Écologie & Politique n° 61 • 2020


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les ordinateurs portables, les téléphones portables, les smartphones, les


sex toys, etc., prétendant mener toujours plus loin l’« émancipation » ; les
supermarchés, les bureaux de poste, les gares sont remplis de troupeaux
de machines accompagnés de leurs bergères et bergers 6 qui ne veillent pas
vraiment sur elles mais pallient leurs dysfonctionnements permanents
pour entretenir la fiction d’un monde technologisé accessible à tous et
dans lequel tout fonctionnerait bien 7 ; les smartphones sont dans les mains
de tous ou presque, leurs écrans captent leurs yeux, leurs écouteurs leurs
oreilles et si ce n’était que ça, ils ont achevé de modifier le rapport des
gens au monde et les rapports entre les gens. Ils ont achevé de monter en
réseaux non plus seulement les machines mais aussi leurs utilisateurs,
substituant l’idée de réseaux à celle de société à tel point qu’une étude de
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ce que l’on continue à désigner du mot rassurant de « société » peut et doit
même prendre aujourd’hui la forme d’une sociologie des réseaux.

vivre dans un monde de machines

Comme l’écrit Anders : « Le monde auquel les hommes ont à faire quoti-
diennement est avant tout un monde de choses et d’appareils dans lequel
il y a aussi d’autres hommes ; ce n’est pas un monde humain dans lequel il
y aurait aussi des choses et des appareils 8. » Qu’il y a de l’humain dans les
objets techniques, cela veut juste dire qu’ils sont donc, comme ­l ’humain,
capables du meilleur comme du pire. Ce que les hommes mettent dans la
conception et la réalisation d’un missile nucléaire, d’une mine antiper-
sonnel, d’une grenade GLI-F4 ou GM2L, d’une puce RFID, d’un système
biométrique, d’un dispositif de vidéosurveillance n’est bien sûr pas la même
chose que ce qu’ils ont mis, par exemple, dans l’invention de la bicyclette,
outil convivial « parfait » selon Illich 9. On trouve vraiment de tout parmi les
objets techniques, comme parmi les hommes. Faire leur place aux techni-
ques dans la culture 10, intégrer l’étude des techniques à l’humanisme 11, oui,

6.  Expression empruntée à Günther Anders (L’obsolescence de l’homme. Tome 2 : Sur la destruction
de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Fario, Paris, 2011, p. 97).
7.  La crise sanitaire actuelle révèle que l’utopie technologique que l’on croyait réalisée ne fonctionne
pas. On a cru pouvoir faire basculer les universités de leur fonctionnement normal en présentiel
vers un fonctionnement en distanciel et – avec toutes les tentations que cela offre et donc tous
les risques que cela comporte – créer une université virtuelle n’ayant pas besoin de locaux et ne
craignant donc pas les blocages.
8.  G. Anders, op. cit., p. 63.
9.  I. Illich, Énergie et équité, Seuil, Paris, 1975, p. 56.
10.  G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier-Montaigne, Paris, 1958, p. 9.
11.  G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Éditions Jérome
Millon, Grenoble, 2005, p. 514.
Rage against the machines 119

bien sûr, mais à condition d’exercer un droit d’inventaire, de ne « sauver »


que les « êtres techniques » dans lesquels l’homme a mis le meilleur et non
le pire de lui-même.
La famille des mauvais objets techniques ne contient pas que les armes
les plus tordues (animées – du fait des hommes qui les ont conçues et réa-
lisées – par l’intention mauvaise et criminelle de tuer), elle contient aussi
toute une série de machines qui sont animées – du fait des hommes qui les
ont conçues et réalisées – par l’intention mauvaise et criminelle d’intensi-
fier le contrôle et donc d’atteindre à la liberté individuelle 12. Les premières
de ces machines sont exceptionnellement mauvaises ; les secondes sont une
des figures de la banalité du mal. Peut-on regarder avec sympathie ce qui
de l’humain est projeté dans ces machines ? N’est-il pas tout simplement
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moral de les haïr et de souhaiter leur disparition ?
Après, il y a des objets techniques plus ambigus : les machines-outils
et les chaînes de machines de l’industrie. Leur finalité première est de
permettre de produire des marchandises ; la seconde (à moins que ce ne
soit elle la première) d’engendrer du profit. C’est pour cette raison que, du
point de vue des patrons, on devrait les aimer. Mais, pour produire des
marchandises, elles asservissent ceux qui travaillent sur elles. Et, là, il est
difficile, du point de vue des ouvriers, de continuer à les aimer. L’amour
des machines est un sentiment que les patrons exigent des ouvriers mais
qu’ils ne partagent pas. « Je la nettoie tous les jours », dit un ouvrier voulant
prouver à son patron qu’il aime la machine sur laquelle ce dernier le fait
travailler alors que le patron, lui, n’hésitera pas à remplacer cette machine
par un nouveau modèle plus performant 13.
Il n’a pas fallu longtemps après le début de la révolution industrielle
pour que l’on comprenne que la mécanisation du travail n’avait pas que des
effets émancipateurs : « En même temps que le travail mécanique fatigue
à l’extrême le système nerveux, il supprime le jeu varié des muscles et tue
toute libre activité physique et intellectuelle. Même la facilité plus grande
du travail devient un moyen de torture puisque la machine ne dispense
pas l’ouvrier du travail, mais enlève à celui-ci son intérêt », écrivait déjà
Marx 14. La machine n’est pas un outil, elle ne prolonge pas le corps de

12.  La liberté dans le coma du Groupe Marcuse contient une très intéressante réflexion sur la liberté
qui explique bien ce qu’est la « liberté individuelle » – cette liberté que les marxistes regardaient
de haut et qualifiaient d’« abstraite », « formelle » ou « bourgeoise » –, en quoi elle est un moment
de la « liberté civile » et donc d’une politique démocratique, comment elle est pourtant réduite
à une forme de « liberté intérieure » et que cette réduction a le sens d’une « autodestruction du
libéralisme [politique] » (op. cit., p. 42 et suiv. et p. 165 et suiv.).
13.  Cf., par exemple, G. Anders, Die molussische Katakombe, C. H. Beck, Munich, 2012, p. 254.
14.  K. Marx, Le capital. Livre I, Garnier-Flammarion, Paris, 1969, quatrième section, chap. XV,
« IV. La Fabrique », p. 304.
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l’homme ; l’homme en devient, à l’inverse, un simple « appendice 15 ». Le


problème n’est plus d’avoir un outil adapté, c’est de s’adapter à la machine.
La fatigue nerveuse dont parle Marx dans les années 1860, c’est ce que
Hans Selye appellera le stress (« l’ensemble des moyens physiologiques et
psychologiques mis en œuvre par une personne pour s’adapter à un évé-
nement donné ») dans les années 1950 16. Manque d’intérêt, asservissement
et stress – le tableau est complet.
Le patron demande à l’ouvrier d’aimer une machine qui vide son travail
de tout intérêt, l’asservit et le stresse. Cette situation et ses effets, Anders
les a thématisés et décrits d’une façon surprenante dans « L’obsolescence
du monde humain », un essai qu’il a écrit au retour de son voyage au
Japon en 1958 17.
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L’histoire-fable imaginée ici par Anders raconte comment le monde
industriel a engendré un secteur – celui des jeux d’arcades – pour sauver
les machines de ses usines en détournant la violence que ces dernières
engendrent vers d’autres machines.
Anders y redistribue les machines selon les grandes lignes de la vie
sexuelle telle que conçue par le xixe siècle et oppose ainsi deux rapports
hommes-machines : celui laborieux des hommes avec les machines-outils
ou les chaînes de machines « graisseuses » de l’usine, qu’il présente comme
des épouses, et celui ludique qu’ils entretiennent avec les « sirènes chro-
mées » des salles de jeux d’arcades (de pachinkos, en l’occurrence), salles
qu’il présente comme des bordels. Cette sexualisation 18 permet d’expli-
quer, en partant de l’hypothèse d’un amour dû aux machines, pourquoi
les hommes peuvent en venir à haïr celles-ci et comment ils gèrent cet
affect haineux.
Cette comparaison du monde technique avec la société du xixe siècle
(d’un côté, la violence conjugale et, de l’autre, la prostitution et sa fonction
sociale qui serait de « canaliser » la violence conjugale), dit que, dans un
cas comme dans l’autre, on a à faire à des dispositifs visant à contenir la
violence et à sauver la société. Dans aucun des deux mondes qu’Anders
compare on ne répond au problème de la violence, on se contente de trou-
ver des « trucs » pour le gérer 19. Les hommes font avec ce problème parce

15.  K. Marx, Le manifeste du parti communiste, Éditions Sociales, Paris, 1977, p. 39.
16.  H. Selye, Le stress de la vie. Le problème de l’adaptation, Gallimard, 1962.
17.  G. Anders, « L’obsolescence du monde humain », dans L’obsolescence de l’homme, op. cit.,
p. 61-79.
18.  Dans cet essai, Anders va contre le lieu commun qui veut que la technique soit neutre en affir-
mant non pas qu’elle est politique mais qu’elle suscite des affects. Sa comparaison qui sexualise
immédiatement le monde de la technique a évidemment une dimension heuristique.
19.  G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 64.
Rage against the machines 121

qu’ils ne voient pas comment en sortir et ont tragiquement « abandonné


tout espoir de s’échapper 20 ». Cette comparaison permet de comprendre
qu’au lieu d’affronter un problème P1 (engendré par une machine M1),
on crée une machine M2 qui n’est pas une solution à P1 mais qui en
détourne, en distrait et se révèle vite engendrer un autre problème P2.
Cette machine M2, Anders la qualifie de « complice » de la machine M1 21.
Ces machines complices constituent un dispositif de gestion de la violence
et, pour s’assurer que toute la haine engendrée par les machines-outils
ou les chaînes de machines va bien vers elles, on « refoule » « l’affect anti-
machines » et on crée un « tabou 22 ». La machine comme totem et l’affect
antimachine comme tabou. Entre l’époque où Anders a imaginé ce modèle
et aujourd’hui, la mégamachine a accueilli de nouvelles machines, elles ont
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pris le contrôle d’autres machines plus anciennes ou les ont remplacées,
mais le dispositif M1-M2 semble toujours organiser le monde des machi-
nes. Dans son usage professionnel, l’ordinateur a rejoint la machine-outil
ou la chaîne de machines parmi les « épouses » possibles et, dans son
usage ludique, il a rejoint les pachinkos. C’est que l’ordinateur permet de
« concilier travail et loisir », comme aiment à dire les publicités. Qu’elles
soient réunies dans un ordinateur (fixe ou portable) ou dans un smart-
phone, il y a toujours une machine qui asservit l’homme et une autre qui
lui donne l’impression qu’il se venge de celle qui l’asservit mais qui, en fait,
contribue à l’asservir autrement. « On peut transposer sans scrupules le
modèle hégélien du maître et de l’esclave à la relation homme-machine »,
écrit Anders, et à ce jeu – qui domine qui ? – l’homme est toujours « vaincu
d’avance ». Il ne faut jamais accepter de jouer avec une machine : on ne
joue jamais avec elle, on est toujours son jouet.

briser dans le monde des machines

La révolte luddite anglaise du début des années 1810 n’a pas rencontré


que compréhension et sympathie parmi nos contemporains. « On peut
comprendre et avoir de la sympathie pour le long combat d’arrière-garde
qu’une minorité de travailleurs privilégiés mena à l’encontre du nouveau
système, mais on doit reconnaître son inutilité et le caractère inéluctable
de sa défaite », a écrit, par exemple, l’historien anglais Eric J. Hobsbawm 23.
Dans les limites d’une histoire politique progressiste, qui se veut écrite

20.  Ibid., p. 67.


21.  Ibid., p. 64.
22.  Ibid., p. 65.
23.  E. J. Hobsbawm, « Les briseurs de machine », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 6,
2006, p. 13.
122 À contre-fil de la technologie : mesure et autonomie

« from below » mais dont la perspective reste tributaire de choix idéologiques


datés, le luddisme ne peut exister que comme un mouvement pour rien,
voire réactionnaire. Le sentiment de la vanité de ce mouvement est rétros-
pectif, tout comme celui du caractère inéluctable de sa défaite. Pourtant,
dans les années 1810, au seuil de la révolution industrielle, les machines
étaient moins nombreuses, elles n’étaient pas encore « installées » au cœur
du système de la production et l’acte de briser une machine avait un sens
fort. Si Hobsbawm s’est passionné pour la figure du « brigand social » et
a consacré un livre aux Swing Riots, qui sont au monde agricole de l’An-
gleterre du xixe siècle ce que le luddisme fut pour son monde industriel 24,
il est resté fermé à la révolte luddite : dès qu’il s’agit du monde du travail,
il préfère les militants aux révoltés. Sur le sens du luddisme on préfèrera
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lire Edward P. Thompson, historien plus morrissien que marxiste (dixit
Miguel Abensour), qui, dans le chapitre 14 (« Une armée de justiciers »)
de La formation de la classe ouvrière anglaise, dit avec justesse le sens
social, moral et politique de ce « mouvement sans direction ni centres
nationaux 25 ». Dire que ce qu’il s’est passé à ce moment-là en Angleterre
aura été inutile parce que ce combat était perdu d’avance participe d’une
réécriture marxiste et progressiste de l’histoire. Or, « ce fut […] un mou-
vement capable de mobiliser 12 000 hommes de troupe pendant plusieurs
mois, et qui conduisit le vice-lieutenant du West Riding à déclarer, en
juin 1812, que le pays était sur le chemin d’une insurrection ouverte »,
explique Thompson 26. Le sociologue argentin Christian Ferrer résume le
luddisme en quelques chiffres saisissants : « Deux années d’une violente
lutte sociale, onze cents machines détruites, une armée envoyée pour “paci-
fier” les régions insurgées, cinq ou six usines entièrement brûlées, quinze
luddites tués, treize déportés en Australie, quatorze autres pendus face aux
murailles du château d’York et quelques soubresauts finals 27. » C’est tout le
centre de l’Angleterre, autrement dit le cœur de la révolution industrielle,
que ce mouvement déterminé et puissant a ébranlé entre 1811 et 1816.
Faisons un bond dans le temps, sans transition. Dans un entretien avec
Kevin Kelly publié dans Wired, le néoluddite américain Kirkpatrick Sale
parlait début 1995 de ses fameux bris d’ordinateurs :

24.  Cf. E. J. Hobsbawm, Les primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Fayard, Paris, 1963 ; Les
bandits, Maspero, Paris, 1972 ; et, avec G. Rudé, Captain Swing, Lawrence & Wishart, Londres,
1969.
25.  E. P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Seuil, Paris, 2012, p. 788. On trouvera
l’ensemble des documents relatifs au luddisme historique dans K. Binfield (dir.), Writings of the
Luddites, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2004.
26.  Ibid., p. 789 et suiv.
27.  C. Ferrer, « Les casseurs de machines. En hommage aux luddites », dans Tête d’orages. Essais
sur l’ingouvernable, Rue des Cascades, Paris, 2011, p. 154.
Rage against the machines 123

Kelly : Vous considérez-vous comme un luddite des temps


modernes ?
Sale : Oui, dans le sens où nous, les luddites des temps modernes, nous
ne brandissons pas, ou du moins pas encore, le marteau du forgeron, la
torche et le revolver pour résister à la nouvelle machinerie, mais plutôt le
livre, la conférence et l’organisation des gens dans le but de soulever ces
questions. La plupart des gens qui pourraient se qualifier aujourd’hui
de luddites limitent leur résistance, jusqu’à présent en tout cas, à une
sorte de résistance intellectuelle et politique.
Kelly : Vous avez pourtant cassé un ordinateur récemment, n’est-ce
pas ?
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Sale : Je l’ai fait.
Kelly : J’espère que ça vous a fait du bien.
Sale : C’est étonnant comme ça m’a fait du bien ! Je ne peux pas vous
dire. J’étais sur la scène du Town Hall de New York avec un public
de 1 500 personnes. J’étais derrière un pupitre et, devant ce pupitre,
il y avait cet ordinateur. Et j’ai fait une très courte description, d’une
minute et demie, de ce qui n’allait pas avec la technosphère, de la façon
dont elle détruisait la biosphère. Puis je me suis approché, j’ai pris cette
masse très puissante et j’ai fracassé l’écran d’un coup et le clavier d’un
autre. C’était merveilleux. Le son qu’elle produisait, le vomissement
des entrailles sans doute toxiques dans les projecteurs, la poussière qui
flottait dans l’air… Certains dans le public ont applaudi. J’ai salué et je
suis retourné m’asseoir.
Kelly : Qu’avez-vous fait là, du coup ?
Sale : C’était une déclaration d’opinion [a statement]. Dans d’autres
forums, j’essaie d’expliquer qu’il est important de comprendre les nou-
velles technologies et ce qu’elles nous font. Mais là, à ce moment-là, alors
que je n’avais que quatre minutes pour parler, j’ai pensé que cette déclara-
tion d’opinion valait mieux que tout ce que j’aurais pu dire d’autre 28.

Quelques slogans, un geste théâtral et symbolique. La destruction spec-


taculaire de machines a travaillé pas mal de gens (de l’« Homage to New-
York » de Jean Tinguely (1960) – performance sous influence Metzger 29, au
cours de laquelle une machine s’autodétruit en 27 minutes – aux guitares

28.  « Interview with the Luddite », entretien de K. Kelly avec K. Sale, Wired, 6 janvier 1995, <www.
wired.com/1995/06/saleskelly>, notre traduction.
29.  Gustav Metzger (1926-2017) est un artiste anglais d’origine allemande qui a développé le concept
d’autodestructive art dans les années 1960.
124 À contre-fil de la technologie : mesure et autonomie

électriques cassées à chaque concert par Pete Townsend des Who, qui a
suivi le cours de Metzger sur l’art autodestructif à l’Ealing Art College,
en 1962 30). La performance de Sale a un indéniable côté Metzger. On est
quelque part entre l’art conceptuel (Metzger) et la rock attitude (The Who,
The Clash), ou au point où les deux se croisent.
Quelques années plus tôt, en France, entre 1980 et 1983, un comité se
faisant appeler le CLODO (Comité pour la Liquidation Ou la Destruction
des Ordinateurs, ou Comité Liquidant Ou Détournant les Ordinateurs) a
mis le feu aux locaux de diverses entreprises du secteur informatique (CII-
Honeywell-Bull, International Computers Limited, Sperry Univac), à des
bureaux de l’Union des assurances de Paris et à un centre de traitement
informatique de la préfecture de Haute-Garrone. Le Comité expliquait ses
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gestes dans un entretien donné à la revue Terminal en 1983 :

Terminal : Pourquoi avoir entrepris ces actions ?


Le CLODO : Pour interpeller chacun, informaticien ou non, pour que,
nous tous, réfléchissions un peu plus au monde dans lequel nous vivons,
à celui que nous créons et de quelle façon l’informatisation transforme
cette société.
Il faut bien que la vérité de cette informatisation soit parfois démas-
quée, qu’il soit dit qu’un ordinateur n’est qu’un tas de ferraille qui ne sert
qu’à ce à quoi l’on veut qu’il serve, que, dans notre monde il n’est qu’un
outil de plus, particulièrement performant, au service des dominants.
C’est essentiellement à la destination de l’outil que nous nous en pre-
nons : mise en fiches, surveillance par badges et cartes, instrument de
profit maximalisé pour les patrons et de paupérisation accélérée pour
les rejetés…
L’idéologie dominante a bien compris que l’ordinateur simple outil, la
Kalashnikov indolore, servait mal ses intérêts. Elle en a fait une entité
parahumaine (voir le discours sur l’intelligence artificielle), un démon
ou un ange mais domesticable (ce dont les jeux et bientôt la télématique 31
devraient persuader), surtout pas le serviteur zélé du système dans lequel
nous vivons. Ainsi, espère-t-on transformer les valeurs du système en
système de valeurs.
Par nos actions, nous avons voulu souligner d’une part la nature maté-
rielle de l’outil informatique, et d’autre part, la vocation dominatrice

30.  Cf. la note de Pete Townshend sur le site <www.thewho.com/petes-blog/gustav-metzger-1926-


2017/>.
31.  Le mot « télématique » renvoie à une époque où la convergence télécommunications-informatique
culminait dans ce drôle d’objet qu’était le Minitel, père de l’ordinateur portable et grand-père
du smartphone.
Rage against the machines 125

qui lui est conférée. Enfin, s’il s’est agi avant tout de propagande par le
fait, nous savons aussi que nos destructions provoquent un manque à
gagner et un retard non négligeable 32.

Entre la performance valant déclaration d’opinion (ici, faire c’est dire)


de Sale et la « propagande par le fait » du CLODO, on est dans le symbo-
lique, même s’il y a symbolique et symbolique. Sale avait bien conscience
que ce n’était pas dans sa performance que se jouait le néoluddisme. Son
geste, près de deux siècles plus tard, n’a aucune commune mesure avec
ceux des luddites historiques : il n’en est que la « répétition » grotesque.
Le CLODO savait bien que la distance entre ses actes de propagande et la
prise de conscience qu’il visait à faire naître était infinie. Avec ces gestes,
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on est dans une reprise anachronique du marteau et de la torche luddites.
Force est de reconnaître qu’aujourd’hui, « c’est dur d’être un héros de
c’côté-ci d’la planète »…

mourir et tuer dans le monde des machines

Cette histoire peut se terminer par l’homme se retournant contre des


machines, comme on vient de le voir ; elle peut aussi se terminer par
l’homme se retournant contre lui-même. C’est ce que raconte la chanson
« Frankie Teardrop » du groupe Suicide, sorte de prière pour un défunt qui
est elle-même un face-à-face entre une voix (celle d’Alan Vega qui tantôt
feule et tantôt hurle) et une machine (l’orgue Farfisa « gonflé » malmené
par Martin Rev de façon à produire un « inquiétant buzz monotone »
[Lester Bangs 33]) :

Frankie Teardrop
Twenty years old Frankie
He’s married he’s got a kid
And he’s working in a factory
He’s working from seven to five
He’s just trying to survive
[…]
Well let’s hear it for Frankie
[…]
Well Frankie can’t make it
‘Cause things are just too hard

32.  « Le CLODO parle… », Terminal 19/84, n° 16, octobre 1983, p. 3 et suiv.
33.  Cf. le texte intitulé « The Sound of NYC » figurant dans la cassette 1/2 Alive (ROIR, 1981).
126 À contre-fil de la technologie : mesure et autonomie

Frankie can’t make enough money


Frankie can’t buy enough food
And Frankie’s getting evicted
Oh let’s hear it for Frankie
[…]
Frankie is so desperate
He’s gonna kill his wife and kids
Frankie’s gonna kill his kid
Frankie picked up a gun
Pointed at the six months old in the crib
Oh Frankie
Frankie looked at his wife
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Shot her
« Oh what have I done ? »
Let’s hear it for Frankie
Frankie Teardrop
Frankie put the gun to his head
Frankie’s dead
Frankie’s lying in hell
We’re all Frankies
We’re all lying in hell 34

À la différence de la fable racontée par Günther Anders, celle racon-


tée par Alan Vega n’expose pas comment le monde industriel sauve ses
machines en détournant la violence qu’elles engendrent vers d’autres, elle
dit comment un très jeune père travaillant en usine retourne la violence
que fait naître en lui le travail sur des machines-outils ou sur un chaîne de
machines contre sa famille puis contre lui. Elle dit que, si l’on ne décharge
pas la violence transmise par les machines du monde industriel (M1) sur
une autre machine (M2), ce monde est un enfer que l’on ne quitte que
pour un autre enfer.
Si l’ouvrier ne retourne pas contre les machines, ni contre lui et les
siens la violence que celles-ci engendrent, il peut la retourner contre

34.  Frankie Teardrop / Frankie a 20 ans / Il est marié, il a un enfant / et il travaille dans une usine /
Il travaille de sept à cinq / Il essaie juste de survivre / […] / On applaudit Frankie / […] / Eh bien,
Frankie ne s’en sort pas / parce que c’est trop difficile / Frankie ne gagne pas assez d’argent /
Frankie ne peut pas acheter assez à manger / Et Frankie se fait expulser / On applaudit Frankie /
[…] / Frankie est si désespéré / Il va tuer sa femme et son enfant / Frankie va tuer son enfant /
Frankie a pris un revolver / l’a braqué sur l’enfant de 6 mois dans le berceau / Oh Frankie /Frankie
a regardé sa femme / tiré sur elle / « Qu’est-ce que j’ai fait ? » / On applaudit Frankie / Frankie
Teardrop / Frankie a mis le revolver contre sa tempe / Frankie est mort / Frankie gît en enfer /
Nous sommes tous des Frankie / Nous gisons tous en enfer.
Rage against the machines 127

des hommes du monde de la technique. Cette violence vise alors non


plus les machines créées mais leurs créateurs ou leurs revendeurs et elle
implique de passer outre un tabou, celui du meurtre. En 1987, immé-
diatement après le super-accident de Tchernobyl, Anders a ouvert une
discussion sur l’opportunité du recours à la violence dans la lutte contre
la mégamachine (dont certains des éléments sont des bombes atomiques
et d’autres des réacteurs nucléaires – ce qui, pour lui, revient au même) ;
entre 1978 et 1995, il y a eu les colis piégés de Theodore Kaczynski. Anders
se demande si « tuer des choses inanimées est […] suffisant », s’il ne faut
pas en venir à « menacer ceux qui nous menacent », ceux qui utilisent
l’énergie nucléaire à des fins militaires ou civiles, et transgresser le « tabou
du meurtre 35 ». Kaczynski n’a pas pris autant de précautions, il a envoyé
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des colis piégés à diverses personnes, en a tué trois et blessé vingt-trois.
Le primitiviste John Zerzan s’est interrogé sur ces actes a posteriori (mais
avant l’arrestation et le procès de celui qui les a accomplis). Il distingue
deux questions : celle de la légitimité morale de ces actes et celle de leur
accomplissement pratique. Contre toute attente, la seconde rejaillit sur la
première : « En termes de pratique, poster des engins explosifs destinés
aux agents qui conçoivent la catastrophe actuelle est trop aléatoire. Des
enfants, des postiers et d’autres auraient facilement pu être tués. Même si
l’on admettait la légitimité de s’attaquer au spectacle d’horreur de la haute
technologie en terrorisant ses indispensables architectes, les dommages
collatéraux ne sont pas justifiables. » Si Zerzan ne dit pas que ces actes
sont légitimes, il dit qu’ils ne sont pas immoraux : « Est-il contraire à
la morale d’essayer d’arrêter ceux dont les contributions apportent une
agression sans précédent contre la vie ? […] Comme un ami californien l’a
exprimé récemment, quand la justice est contre la loi, seuls les hors-la-loi
peuvent rendre la justice 36. » Avec cet ami californien, on entre dans un
débat énorme et néanmoins très délicat – du point de vue moral et du
point de vue politique – sur la nature de la justice : doit-elle se régler sur
le légal ou sur le légitime ?
Le néoluddisme part du postulat que la machine sur laquelle l’homme
travaille est violente – au commencement était la machine et elle était
violente – et que, si elle ne le tue pas, comme Frankie Teardrop, il peut
retourner cette violence contre la machine, la détourner vers une autre
machine ou la détourner contre son créateur ou son revendeur. « A tale
full of sound and fury… », vous dit-on. Si le discours néoluddiste se hisse

35.  G. Anders, « Une contestation non violente est-elle suffisante ? », dans La violence : oui ou non,
Fario, Paris, p. 157 et suiv.
36.  J. Zerzan, « L’Unabomber de qui ? » (1995), <http://lanredec.free.fr/polis>.
128 À contre-fil de la technologie : mesure et autonomie

« à hauteur de mort », c’est parce qu’il voit dans la machine un « être » par
essence violent avec l’homme et dans cette société de machines (qui ne vise
in fine à rien moins que « liquider » les hommes 37) qu’est la mégamachine,
une forme de totalitarisme.
La comparaison filée par Anders dans Nous, fils d’Eichmann (1964)
et dans Visite dans l’Hadès (1979), entre, d’un côté, le devenir-monde de
la mégamachine et, de l’autre, la montée du totalitarisme nazi n’est pas
qu’une provocation de plus, elle a pour objectif d’introduire à un nouveau
type de totalitarisme. L’idée qu’il y aurait quelque chose de totalitaire
dans la technique est une idée qui traverse toute la littérature néoluddiste.
Totalitaire veut dire ici que la technique ne tolère rien à l’extérieur d’elle-
même et qu’elle exige donc des hommes qu’ils se conforment à elle : du
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conformisme comme résultat d’une mise au pas. « La douceur de la variété
de totalitarisme appelée “conformisme” est tout sauf un signe d’humanité.
Que nous soyons traités avec douceur, c’est un stigmate de notre défaite.
[…] Si le conformisme n’est pas sanglant, c’est exclusivement parce qu’il
nous a déjà avalés, parce qu’il n’a plus à compter avec la naissance de
cette opposition pour la liquidation de laquelle le totalitarisme d’hier avait
besoin ou croyait avoir besoin de sa terreur. Il est doux parce qu’il peut
se permettre de refuser la menace et l’effusion de sang 38. » On retrouve
l’idée que la mégamachine exerce un « totalitarisme doux » au fondement
de tous les néoluddismes. Quel objectif vise ce totalitarisme qui n’est pas
moins totalitaire parce qu’il s’exerce en douceur ? Il vise à transformer
les hommes, sans violence et à leur insu, en « agents doubles » : quand ils
travaillent à se faire plaisir, ils travaillent pour la mégamachine. « Puisque
la transformation de notre travail en acte de consommation est la meilleure
méthode pour garantir la fonction d’agent secret qui nous est assignée,
l’état idéal du système conformiste ne sera réalisé que par un totalitarisme
du plaisir, c’est-à-dire si l’on réussissait à donner à toutes nos activités les
“dehors” d’un acte plaisant ou à leur associer le “sentiment” correspondant
à un tel acte. Peu importe si ce paradis artificiel vulgaire peut être atteint
ou si son idée doit rester utopique. Ce qui est certain, c’est qu’on essaie
systématiquement de nous amener aussi près que possible de ce but. En
témoignent, par exemple, ces innombrables textes publicitaires américains
qui […] culminent sans exception dans un slogan nous assurant : “It’s fun !”
L’idée du “plus grand bonheur pour le plus grand nombre” ne pouvait

37.  Cf., par exemple, G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, Rivages, Paris, 1999, p. 85 : « Le jour où
[s’accomplira] le royaume millénariste du totalitarisme technique […], nous n’aurons plus d’autre
existence que celle de pièces mécaniques ou de matériaux nécessaires à la machine : en tant
qu’êtres humains, nous serons alors liquidés. »
38.  G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 265, en italique dans le texte.
Rage against the machines 129

pas aller plus loin 39. » Si les victimes de ce « totalitarisme du plaisir » pour


lesquelles la recherche de ce triste fun est un moteur comprenaient de quoi
celui-ci est fait, ils lui trouveraient à coup sûr un sale goût. Anders sait bien
qu’on va lui reprocher de faire travailler le concept de totalitarisme pour
le décoller du nazisme et du stalinisme et il prend les devants : « J’utilise
l’adjectif “totalitaire” aussi rarement que possible, et à vrai dire parce que
je considère qu’il est mal employé et à peine moins suspect que la chose
qu’il désigne. Si je l’emploie malgré tout ici, c’est pour le corriger, c’est-à-
dire le remettre à la place qui est la sienne. On sait que cette expression
est employée presque uniquement par des théoriciens et des politiciens
qui affirment solennellement être citoyens d’États non ou antitotalitaires
– ce qui la plupart du temps revient à faire de l’autojustification ou de la
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flatterie. Dans 99 cas sur 100, on considère le totalitarisme comme une
tendance d’abord politique ou un système d’abord politique. Je crois que
c’est faux. À la différence de cette majorité, on défend ici la thèse que la
tendance au totalitaire appartient à l’essence de la machine et qu’à l’ori-
gine, elle vient du domaine de la technique ; que la tendance inhérente à
chaque machine en tant que telle – la tendance à maîtriser le monde, à
profiter de façon parasitaire de ses éléments non maîtrisés, à fusionner
avec d’autres machines et à cofonctionner avec elles comme des pièces à
l’intérieur d’une machine totale unique – constitue le fait fondamental ; et
que le totalitarisme politique, aussi épouvantable soit-il, n’est jamais qu’une
conséquence et une variante de ce fait technologique fondamental 40. »

peut-on résister au totalitarisme technique ?

Que faire contre un adversaire aussi singulier que ce si funny


Léviathan ?
Dans le cycle de Dune, Frank Herbert parle d’une guerre contre la
mégamachine. C’est le fameux « Jihad butlérien », appelé aussi « Grande
révolte », et défini comme une « croisade lancée contre les ordinateurs,
les machines pensantes et les robots conscients […]. Son principal com-
mandement figure dans la Bible Catholique Orange : “Tu ne feras point
de machine à l’esprit de l’homme semblable” 41 ». L’évocation récurrente
du « Jihad butlérien » reste assez floue : on ressort de Dune avec l’image

39.  Ibid., p. 178, en italique dans le texte.


40.  Ibid., p. 120, n. 16. Sans se référer directement à Anders, le Groupe Marcuse produit une analyse
du totalitarisme technique comparable en partant de l’idée que « le totalitarisme ne réside pas
seulement dans des finalités condamnables mais aussi dans les moyens employés » (cf. La liberté
dans le coma, op. cit., p. 68, ainsi que p. 153 et suiv.).
41.  F. Herbert, Dune, Pocket, Paris, 1990, p. 398 et suiv.
130 À contre-fil de la technologie : mesure et autonomie

d’une sorte de guerre de religion entre technoclastes et technolâtres. C’est


seulement dans les (mauvais) romans apocryphes de Brian Herbert (le fils
de Franck) et Kevin J. Anderson – Le Jihad butlérien (2002), La guerre des
machines (2003), La bataille de Corrin (2004) –, postérieurs au moment
néoluddiste américain et portés par une toute autre vision du monde que
les romans de Frank Herbert, que l’on trouve l’idée d’une guerre contre
les machines.
Anders a souligné d’avance l’absurdité d’une telle « croisade ». Quand
il écrit : « Nous ne pouvons plus effacer ou oublier ce que nous avons mis
en dépôt dans les entrepôts de la science et de la technique 42 », il dit bien
pourquoi et comment le geste consistant à briser une machine est voué
à l’échec. Contrairement à l’animal qui sait tout ce dont il a besoin pour
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vivre dans son monde, l’homme passe sa vie à apprendre et, au cours de
cet apprentissage, il construit a posteriori un monde qui lui convient.
Mais cet apprentissage a un fonctionnement bien particulier : ce que les
hommes découvrent ou inventent, ils le partagent, puisqu’ils l’inscrivent
dans leur culture et leur praxis scientifiques et techniques, et dans leurs
langues. L’avantage est qu’ils peuvent oublier ce savoir devenu patrimoine
commun de l’humanité, car ils savent qu’ils le retrouveront là où ils l’ont
inscrit. Mais – et Anders a le don de faire émerger ce genre de questions
en reconsidérant la technique moderne à partir de la bombe atomique –
est-ce si intéressant de ne pas pouvoir oublier lorsque cela empêche les
hommes d’« oublier » des process mortifères comme ceux qui ont permis
de fabriquer, par exemple, des bombes atomiques ? Avec le nucléaire mili-
taire, les hommes ont joué aux apprentis sorciers. Les militants pacifistes
peuvent toujours demander aux politiques de ne pas faire usage de l’atome
à des fins guerrières, ils ne peuvent pas leur demander d’en finir avec le
nucléaire militaire. Les hommes doivent donc vivre avec la bombe, avec
l’idée qu’ils ne s’en débarrasseront jamais, qu’ils n’ont plus d’avenir mais
seulement un délai, comme l’expose Anders dans « Le délai » (1960). Ce
qui vaut pour la bombe atomique vaut pour toutes les machines qui, toutes
ensemble, sont liées dans cette mégamachine qu’est le monde industriel
dans lequel nous vivons : il est impossible de se débarrasser définitivement
de ces machines (les bombes atomiques, mais aussi les postes de télévision,
les voitures, les ordinateurs, etc.) et tout néoluddisme doit commencer par
tenir compte de cette contrainte. On peut toujours briser des machines :
c’est sans effet. Comme les originaux des livres brûlés dans les autodafés
organisés par les nazis dansaient une « farandole moqueuse » au-dessus
des bûchers en criant : « Brûlez nos exemplaires ! Brûlez-les ! Vous ne nous

42.  G. Anders, La menace nucléaire, Le Serpent à plumes, Paris, 2006, p. 99.


Rage against the machines 131

brûlerez pas pour autant 43 ! », les prototypes des machines brisées par les
néoluddites pourraient crier : « Cassez nos exemplaires ! Cassez-les ! Vous
ne nous casserez pas pour autant ! »
Faut-il s’avouer vaincu ?

se réfugier dans la morale ou inventer


une stratégie politique appropriée ?

Retrouvons les néoluddites américains. En 2009, trois anciens de la Jacques


Ellul Society – Stephanie Mills, Chellis Glendinning et Kirkpatrick Sale –
échangent par courriel (?). Oui, vous avez bien lu, « par courriel » (!). Dans
les années 1990, ils partageaient une idéologie primitiviste, rêvaient d’un
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avenir, renouant avec un passé proto-technologique dans lequel la tech-
nologie serait réduite au minimum et, du coup, non dominante : « La
technologie est essentiellement opposée à la nature – en fait, c’est pour cela
qu’elle a été créée, pour faire quelque chose à ou avec la nature, quelque
chose qui n’existait pas avant, qui n’est pas naturel. […] Ainsi, la meilleure
technologie est celle qui altère le moins la nature […] et qui assure la plus
grande intimité de l’homme avec la nature. Nous pourrions établir une
échelle en gardant cela à l’esprit et juger toute technologie en fonction de
la place qu’elle occupe sur cette échelle » (K. Sale) 44. Une dizaine d’années
plus tard, ils sont moins utopistes ou autrement utopistes (ils le restent à
travers le biorégionalisme, par exemple) : « J’ai constaté que mon désir d’un
âge d’or s’estompait ; la conscience de ce qui est a pris sa place. Et, ce qui
est, c’est un monde triste et brisé qui tient à peine debout après avoir subi
les assauts [de la technologie] pendant des millénaires » (C. Glendinning).
Le mouvement se serait-il essouflé ?

Chellis Glendinning : Je ne pense pas que l’effort se soit « essoufflé ».


Je suis plutôt du genre hasta-la-victoria-siempre. Tant qu’il y aura de
l’oppression, il y aura de la résistance ; tant qu’il y aura une technologie
de masse qui organisera la vie en vue de l’efficacité et de l’expansion,
il y aura des gens pour défendre des valeurs décentes. […] Pour moi,
ce qui est arrivé à notre génération de luddites, c’est que, lorsque les
« nouvelles technologies » se sont imposées, elles ont littéralement

43.  G. Anders, L’obsolescence de l’homme. Tome 1 : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution
industrielle, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances/Ivrea, Paris, 2002, p. 69.
44.  S. Mills, C. Glendinning et K. Sale, « Three Luddites Talking », CounterPunch, mai 2009. Toutes
les citations qui suivent, dont la traduction est notre fait, sont extraites de cet entretien. Sur
la notion d’échelle, cf. K. Sale, The Human Scale, New Catalyst Books, Gabriola Island, 2007
[1980].
132 À contre-fil de la technologie : mesure et autonomie

reconfiguré les modes de socialisation. Je parle des ordinateurs, des


téléphones portables et des BlackBerry, des autoroutes et des centres
commerciaux, des grandes surfaces, du génie génétique, des sites Web
et des technologies d’hyper-surveillance. Des sociétés transnationales
géantes ont également pris le contrôle de notre espace d’expression, à
savoir l’édition. Les communautés qui s’étaient trouvées grâce à des
coups de téléphone fixe, des échanges de lettres et se réunissaient dans
les cafés se sont désintégrées. Je pense que pendant une bonne dizaine
d’années, les gens comme nous ont été désorientés, oubliés. On nous a
laissés rattraper notre retard à contre-courant. Ou bien nous sommes
tombés dans de nouveaux groupes socialisant par d’autres moyens.
Ou bien nous nous sommes tout simplement retrouvés isolés dans un
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monde presque totalement recouvert de technologie. Ce nouveau monde
a amené certains de nos amis à forger une politique façonnée par des
mots et des concepts différents et – par crainte d’être rejetés par tous
les gens avec leurs ordinateurs portables et leurs iPods – à cesser déli-
bérément de parler du caractère central de la technologie pour parler
de contrôle et d’oppression 45.
Kirkpatrick Sale : Si, le mouvement s’est essoufflé – je pense que
c’est la bonne expression, car il n’existe plus en tant que mouvement
aujourd’hui […]. Il a pris fin parce qu’il a perdu. C’est l’autre camp qui
a gagné. Pensez à la transformation du monde dans les années qui ont
suivi, disons, 1990. Tout ce que Chellis mentionne – tout cela repose en
dernière instance sur la puce informatique – a balayé le monde social et
l’économique avec la puissance d’un tsunami en l’espace d’une décennie,
a passé le cap de l’an 2000 et pénétré chaque profession, chaque secteur,
chaque moyen de communication, chaque transaction. C’était – et c’est
de plus en plus – inéluctable. Comment une critique de la technologie
peut-elle venir à bout de cela ? Quel sens y a-t-il à continuer à dire qu’elle
a de mauvais côtés, que cela aura de terribles conséquences ? Même si
quelqu’un voulait le croire – et je pense que beaucoup l’ont cru […] –,
personne, individuellement ou collectivement, n’avait le pouvoir d’arrê-
ter l’assaut de la technologie. La technologie était le mode de vie choisi
par les pouvoirs économiques et gouvernementaux, qui ont tout l’argent
et toutes les lois de leur côté, et il ne pouvait pas être arrêté. Regardez-
nous… en train d’écrire des courriels.

45.  C’est ainsi que l’on peut expliquer le regain d’intérêt actuel pour la pensée de Michel Foucault.
Les questions de l’oppression et du contrôle sont au cœur de la question de la technique, dans un
sens que Foucault ne pouvait pas imaginer, avec les puces RFID et la biométrie.
Rage against the machines 133

Cette longue citation permet de comprendre ce qui s’est passé en une


dizaine d’années du point de vue néoluddite. Un monde a pris fin ; un
autre a commencé. Au discours héroïque de résistant des années 1990 a
succédé un discours résigné de vaincu. Cette génération de néoluddites
semble s’être rabattue de la politique sur la morale : « Une position morale
n’est peut-être pas une politique réussie, mais elle est juste », se console
Sale. La « résistance » cède la place à une « [défense] des valeurs décentes » :
on ne se bat plus pour transformer le monde, on se bat pour conserver
des valeurs. On se fixe une ligne de conduite pour rester moralement en
accord avec soi-même : « Bien que je puisse dire que ma vie est restée
extérieurement aussi simple que possible, je dépends toujours d’un réseau
électrique et d’une économie alimentée par le pétrole – et, maintenant,
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des courriels », explique Mills. Les néoluddites vaincus en sont réduits à
opposer l’intérieur et l’extérieur et à s’aliéner au monde qu’ils considèrent
aliéné : « Mon expérience intérieure dépend beaucoup de ma proximité
avec la nature et de mon éloignement des technologies de l’information,
poursuit Mills. Plus je suis proche d’Internet et de ses productions, plus je
me sens écrasée. Les ordinateurs personnels nous obligent à devenir des
auteurs entreprenants et à faire notre propre promotion. Tout l’appareil
semble calculé pour encourager la compétence dans des choses que j’ai,
toute ma vie, répugné à faire. L’un des aspects les plus sinistres et les plus
dégradants de tout cela est la présupposition que, si vous avez les coudées
franches, il existe toujours un moyen plus rapide et plus efficace de faire
quelque chose. Et parce que, plus que jamais, le temps est de l’argent,
la rapidité, l’efficacité et la productivité l’emportent sur la coutume, la
communauté et l’art pour l’art. »
À la lecture de ces déclarations, on a envie d’adresser à cette troisième
génération de luddites, comme ils se désignent eux-mêmes 46, la critique
que Péguy adressait au kantisme : ils ont les mains pures mais ils n’ont
plus de mains 47. Et ils n’ont plus de mains parce qu’ils ont baissé les bras.
Ils s’avouent vaincus. Peut-être un peu facilement. Pour ces elluliens (tous
également lecteurs de Mumford), depuis qu’il y a de la technique, autant
dire depuis qu’il y a des humains, « chaque technique qui apparaît apporte
avec elle des effets positifs et des effets négatifs, mêlés les uns aux autres »,

46.  Chellis Glendinning distingue trois générations de luddites : 1) les luddites historiques auxquels
elle associe les poètes Percy Shelley et William Wordsworth, 2) la seconde génération qui inclut
des intellectuels comme Lewis Mumford et Jacques Ellul et 3) les néoluddites américains des
années 1990 dont elle a fait partie (cf. The Dark Mountain Project, Walking on Lava. Selected
Works for Uncivilised Times, Chelsea Green Publishing, White River Jonction, 2017, p. 86).
47.  C. Péguy, Victor-Marie, Comte Hugo, dans Œuvres en prose complètes, Gallimard, Paris, 1992,
t. 3, p. 331 et suiv.
134 À contre-fil de la technologie : mesure et autonomie

un peu plus d’effets négatifs que d’effets positifs, de telle sorte que, « si la
croissance technicienne continue, […], nous pouvons prévoir avec cer-
titude […] un accroissement du chaos 48 ». Là, avec l’informatisation du
monde, c’est comme si un ultime assaut avait assuré à la technologie une
victoire définitive sur l’homme. Cet assaut ultime de la technique contre
l’homme – qui, telle une vision d’apocalypse, hante les écrits d’Ellul,
d’Anders ou de Mumford –, les néoluddites américains des années 1990
l’ont halluciné dans le « tsunami [informatique] » (Sale) et en sont venus à
croire que l’histoire était finie, qu’ils pouvaient baisser les bras, renoncer
au combat politique et se réfugier dans une attitude morale. « La dernière
attaque technologique [l’informatisation] s’est révélée plus complète et
plus brutale que nous pouvions l’imaginer […]. Ce récent déchaînement
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est fonction de la croissance exponentielle des populations et des éco-
nomies. Il est lié à la globalisation et à l’augmentation constante de la
puissance de calcul informatique. C’est ce qu’Ellul a appelé la technique
intrinsèquement hégémonique. Cet assaut est l’accélération de l’élan des
technologies et des mentalités instrumentales qui exterminent la spon-
tanéité, sapent et l’amour et la décence commune. Cet assaut nous a volé
le temps et a rendu possibles toutes les violations palpables et subtiles du
corps, de l’esprit et de l’âme que l’on a pu opérer au nom de la science,
du gouvernement, de l’entreprise, du progrès et du profit. [Cet assaut]
a la laideur de la production de masse et du consumérisme, la banalité
de la publicité. Il est basé sur la déresponsabilisation et l’effacement des
personnes bien qu’il prétende exactement le contraire », explique Mills.
La morale du renoncement prônée par les néoluddites est une morale du
salut individuel et ils en sont bien conscients : « Il n’y a évidemment pas
de salut individuel. Les individus peuvent refuser d’utiliser une techno-
logie donnée mais, à moins de vivre dans un isolement total, ils devront
s’engager avec des personnes dont le psychisme a été façonné par une
multitude de technologies », ajoute Mills.
Sommes-nous condamnés à vivre « mis au pas » par la technologie ou à
nous exclure du « monde technique » pour vivre une vie selon des « valeurs
décentes » comme, par exemple, celles du biorégionalisme ?
Ce n’est pas ainsi que l’entend le Groupe Marcuse, qui appartient à une
nouvelle (une quatrième ?) génération de néoluddites et se distingue des
néoluddites américains en refusant de se réfugier dans la morale indivi-
duelle pour repolitiser le débat. Si Sale dit (un peu facilement, selon moi)
que le mouvement néoluddite a perdu, le Groupe Marcuse, lui, se demande

48.  J. Ellul, Ellul par lui-même. Entretiens avec Willem H. Vanderburg, La Table Ronde, Paris,
2008, p. 40.
Rage against the machines 135

« que faire ici et maintenant » pour lutter contre la mégamachine dans


nos sociétés où « l’arrêt du développement économique et technologique
n’est pas […] à l’ordre du jour », « quels moyens utiliser dans ce combat
inégal et mal engagé ». La troisième partie de La liberté dans le coma est
une réflexion de type stratégique : on s’y demande très concrètement,
en mettant l’utopie à l’épreuve du réalisme, « comment attaquer le bloc,
[…] quels leviers actionner pour se trouver en prise avec le tout 49 ». Cette
réflexion est indispensable parce que « la culture politique qui permettrait
de s’opposer au type d’oppression que nous subissons n’existe pas, du
moins pas encore, sous nos latitudes ; […] il nous faut la bricoler comme
nous devons bricoler nos moyens de vivre, dans l’urgence, mais en se
donnant du temps 50 ». L’idée, c’est de multiplier les « luttes partielles » « à
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l’endroit où l’on vit, où l’on travaille, où l’on passe » (contre le nucléaire,
contre les trains à grande vitesse, contre les organismes génétiquement
modifiés, contre le contrôle numérique, etc.), de « multiplier [les] guérillas
locales contre l’industrie 51 », dans un esprit guévariste toujours vivant en
Amérique latine 52 . Alors que les néoluddites américains considéraient
qu’ils avaient « perdu » face au « tsunami informatique » et se réfugiaient
dans la morale individuelle et la défense des valeurs, le Groupe Marcuse
considère, lui, que l’ascèse numérique individuelle est « de plus en plus
improbable » mais qu’en multipliant les actes de désobéissance civile,
on peut « s’opposer au déferlement technologique, l’interrompre, le faire
refluer 53 ».

Il y a deux ans, dans The Guardian, le journaliste Jamie Bartlett deman-


dait : « Will 2018 be the year of the neo-luddite ? » (4 mars 2018). Ce qui
lui faisait craindre cela, c’étaient deux incendies volontaires : celui de La
Cantine numérique, espace de coworking hébergeant des professionnels
du Web, à Nantes, en novembre 2016, et celui de La Casemate, Centre
de culture scientifique, technique et industrielle, à Grenoble, en novem-
bre 2017. À côté du « luddisme réformiste » – la méfiance que la technique
peut inspirer à tout un chacun sans pour autant le conduire à la rejeter et
que l’auteur dit partager –, il voit renaître, à travers ces actes, le « vieux
cassage de machines » et avec lui le spectre de Kaczynski. 2018 n’a pas
été l’année des luddistes et il n’y aura pas d’année des luddistes. Ce que
l’on peut souhaiter de mieux, c’est que, sous l’effet des « luttes partielles »,

49.  Groupe Marcuse, op. cit., p. 184 et suiv.


50.  Ibid., p. 234.
51.  Ibid., p. 232.
52.  Ibid., p. 187.
53.  Ibid., p. 16.
136 À contre-fil de la technologie : mesure et autonomie

un « changement de civilisation » s’engage, au rythme auquel ce genre


de choses se font, et, qu’un jour, les hommes ne vivent plus dominés,
dans un monde de machines, mais remettent les machines à leur place
dans un monde humain. Les luddites historiques avaient connu le monde
d’avant les machines-outils (qui sont apparues vers 1760) ; les néoluddites
ont connu le monde d’avant les ordinateurs (qui sont apparus vers 1980).
Pour refuser ces mondes avec autant de détermination, il faut sentir qu’avec
leur avènement, on perd plus qu’on ne gagne. Les enfants de l’industrie
sont persuadés que le monde, c’est le monde industriel dans lequel ils sont
nés, les enfants du numérique (les fameux digital natives) sont persuadés
que le monde, c’est le monde informatisé dans lequel ils sont nés. Il faudrait
un William Morris aux enfants du numérique pour leur faire remonter
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la rivière et les faire se réveiller dans un monde préindustriel et prénu-
mérique : sans Internet, sans appareils photo numériques, sans baladeurs
musicaux, sans centrales nucléaires et sans trains à grande vitesse.

Christophe David est maître de conférences en philosophie à l’uni-


versité Rennes 2 et traducteur de Walter Benjamin, Theodor W.
Adorno et Günther Anders.

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