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Départements des Sciences Economiques

S5 semestre
Parcours : Economie et gestion
Sections : 1 - 2 - 3 - 4

Pr. F. BEN EL HAJ

Cours : Histoire de la pensée


économique

(Les pré-classiques (suite))

Année universitaire 2020/2021

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CHAPITRE II : LA PHYSIOCRATIE
La physiocratie (étymologiquement : le pouvoir de la nature ou le gouvernement de la nature)
est un courant de pensée spécifiquement français, très délimitée dans le temps (1750-1770).
C'est la première véritable école de pensée cohérente et systématique rencontrée en économie
dans la mesure où elle s'est dotée d'un programme de recherche -l'analyse de la circulation de
la richesse-, d'un livre de référence exprimant ce programme, le tableau économique, d’un
chef de fil F. Quesnay et de nombreux disciples. L'école physiocratique est une école
fortement structurée avec ses dogmes fondés sur la propriété de la terre, ses textes sacrés, son
maître et des fidèles chargés de vulgariser le programme agrarien de l'école.
Située autour de F. Quesnay (1694-1774), l'école physiocratique dominera la réflexion
économique française pendant une vingtaine année (1756-1776). Développée essentiellement
en France elle réagit contre l'immoralisme des mercantilistes et surtout contre le colbertisme,
responsable de l'abandon de l'agriculture et du retard de son développement. Elle s'est nourrie
des idées des philosophes et des encyclopédistes du siècle des lumières ; idées qui donnent
une vision nouvelle de la société et qui diffère de celle des temps passés : une vision inspirée
par la raison, et les progrès de la science et de la pensée réalisés dans tous les domaines.
L'école physiocratique a produit une véritable construction théorique, dont peuvent être
déduits des principes d'organisation économique et sociale. Elle a pour la première fois
présenté un programme de recherche et proposé un véritable « modèle » cohérent destiné à
apporter une solution aux problèmes de l'heure.
L'œuvre de F. Quesnay, le fondateur de l'école est abondant. Elle comprend Fermiers (1756),
Impôts (1757), Grains (1757), Hommes (1757), pour l'Encyclopédie de Diderot. Le Tableau
économique publié par Quesnay, en 1758 constitue incontestablement l'œuvre majeure des
physiocrates. A Quesnay, il faut associer son compagnon de toujours, Le Marquis de
Mirabeau (1715-1789). Tous deux rédigent en commun la théorie de l'impôt (1760) et la
philosophie rurale ou économie générale et politique de l'agriculture (1763). Les autres
principaux physiocrates sont : Dupont de Nemours, Le Mercier de la Rivière, L'abbé Nicolas
Baudeau et Guillaume François Le Trosne.
Les physiocrates s'appellent eux-mêmes « les Economistes »et leurs adversaires les désignent
par l'expression « La Secte des Economistes » ou « Secte des Illuminés ». Le nom de
physiocrates leur est associé après que Dupont de Nemours ait publié le recueil des œuvres de
F. Quesnay, sous le titre « La Physiocratie ».
Les physiocrates affirment que la richesse provient uniquement de la terre et que le
développement de la société et le bonheur des hommes ne peuvent se réaliser que dans « le
royaume de l'agriculture ». Persuadés que la prospérité du royaume repose sur celle de
l'agriculture, ils opposent à l’industrialisme de M. Colbert, tout occupé des manufactures »,
l'agrarianisme. Pour atteindre ce but, c'est au monarque éclairé par les idées des physiocrates
de mener à bien cette tâche en confiant à l'agriculture un rôle entraînant.
Section 1 : la conception économique des physiocrates
La conception économique des physiocrates s'appuie sur trois principes fondateurs leur
permettant d'élaborer une véritable théorie du fonctionnement de l'économie et de la société
représentée dans le tableau économique.
A- Les principes fondamentaux
Il y a trois principes fondamentaux : L'ordre naturel, le libéralisme économique et la primauté
de l'agriculture.
 L'ordre naturel est un ordre spontané à la fois idéal et intangible qui s'établit grâce à la
volonté de Dieu et qui peut être perçu par l'intuition.

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L'ordre naturel est considéré comme providentiel, essentiel et évident. Providentiel car voulu
par la divine providence, Dieu dont la puissance détermine le cours des événements et les fins
à atteindre par chaque individu ; essentiel car nécessaire au bon fonctionnement des sociétés,
et dont elles ne peuvent s'écarter sans trahir leurs véritables intérêts ; et évident car il peut être
perçu par l'intuition.
L'ordre naturel renferme les lois naturelles qui régissent le cosmos crée par Dieu. Les lois
naturelles sont les lois physiques qui déterminent le rythme des saisons, la reproduction des
espèces animales et végétales et même « la reproduction des biens nécessaires à la
subsistance, la conservation et la commodité des hommes. » Transcendantes, les lois
naturelles sont établies par Dieu pour le bonheur des hommes. Elles expriment les conditions
de réalisation d'un monde ordonné et heureux. Les physiocrates se sont donnés comme tache
de découvrir ces lois, et de les enseigner Aux hommes qui doivent s'y soumettre.
Le respect des lois naturelles et la réalisation de l'ordre naturel impliquent trois notions de
base : la propriété, la liberté et l'autorité.
- La propriété : elle est voulue par Dieu et liée à l'essence même de l’homme. Pour
Quesnay « la sûreté de la propriété est le fondement essentiel de l'ordre économique de la
société. » La propriété est d'abord personnelle : c'est le droit de chacun de disposer de soi,
d'utiliser ses propres facultés, de rechercher son propre intérêt. Elle est ensuite mobilière
c'est-à-dire que chacun a le droit de disposer des fruits de son travail. Elle est enfin
foncière : c'est le droit de chacun de disposer d'un bien immeuble, ce qui justifie le travail
de préparation, d'aménagement, et d'entretien du « fonds de terre » effectué par des
générations d'ayant droits.
- La liberté : elle est intimement liée à la propriété. Elle découle du droit naturel et
prolonge le droit de propriété. La propriété personnelle suppose la liberté individuelle, et
la liberté individuelle conduit à la rationalité c'est-à-dire à un meilleur ordre possible, s'il
n'est pas entravé par des lois positives. L'ordre naturel des choses se réalisera si on laisse
faire les hommes : Liberté pour l'agriculteur dans le choix de ses cultures, dans la
circulation des produits (notamment des grains), dans l'absence des droits féodaux, dans
l'abolition des douanes intérieures, dans l'absence de la police des marchés et d'autres
séquelles du colbertisme. Liberté pour l'artisan et le commerçant de s'établir, de produire
et d'exporter. Liberté, enfin pour les propriétaires fonciers de dépenser leurs revenus,
puisque c'est par leurs dépenses que le circuit est alimenté et peut fonctionner
durablement.
- L'autorité : c'est par l'autorité qu'il y a respect de la propriété et de la liberté. Si la
propriété et la liberté sont garanties, l'ordre naturel se réalisera spontanément. est au
souverain, au « despote éclairé » connaissant les lois naturelles que revient le devoir
d'assurer la réalisation de cet ordre naturel .L'autorité qu'il exerce est titulaire et
désintéressée. Titulaire car légale et revient à celui qui est de droit, désintéressée car le
pouvoir doit être exercé pour chercher le bonheur de tous.
 Le libéralisme économique : Le libéralisme des physiocrates est étroitement lié à l'ordre
naturel. Puisque l'ordre naturel est rationnel et bienfaisant, toute intervention de l'Etat est
donc jugée superflue voire inutile. Quesnay et les physiocrates défendent une conception
générale de L'Etat qui, en matière économique est typiquement libérale.
Le libéralisme économique des physiocrates part de l'idée selon laquelle les individus doivent
pouvoir exercer librement leur activité économique comme agriculteurs, commerçants ou
manufacturiers sans entraves ni interdictions. Leur devise est « laisser faire laisser passer »,
car la libre circulation des biens, et le libre choix des citoyens de dépenser leurs revenus,
stimulent la production et accroît la richesse du royaume. C’est pour cela qu'ils
recommandent de libérer l'industrie de toute charge ou impôt- (dans le but de faire baisser le
prix des produits achetés par les agriculteurs), d'abolir les corporations et les jurandes, et de

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développer le libre commerce, car le « bon prix » est celui de la concurrence. L'Etat doit
s'abstenir de réglementer tout ce qui touche à l'activité économique ou d'imposer des mesures
pouvant gêner le commerce. Son rôle a clairement été définie par Quesnay dans son article «
Grains » de 1757 : « Il suffit au gouvernement de veiller à l'accroissement des revenus des
biens du royaume, de ne point gêner l'industrie de laisser aux citoyens la facilité et le choix de
leurs dépenses ».
La libre initiative individuelle en matière économique est l'une des conditions nécessaires de
la prospérité du royaume. Toute entrave à l'initiative individuelle, à la liberté du commerce
sous formes d'interdictions, de réglementations, de droits de péage, ou d'augmentation des
tonlieux, gêne la circulation du revenu et empêche ainsi la réalisation des conditions de la
reproduction du « royaume agricole ».
Bien qu'ils soient partisans du libéralisme économique, les physiocrates développent sur le
plan politique « une royauté d'inspiration divine », et font confiance au « despote éclairé »,
qui se doit respecter les lois naturelles en y adaptant sa politique.
 La primauté de l'agriculture
En réaction contre la politique industrialiste prônée par Colbert, les physiocrates accordent à
l'agriculture une importance primordiale. De toutes les activités économiques, elle est
considérée, par eux, comme la seule activité productive puisqu'elle produit plus qu'elle ne
consomme. L'agriculture est, la seule activité capable de fournir à l'homme plus de richesse
que n'en ont représenté les semences et le travail d’agriculteur. Elle est la seule productive
puisqu'elle multiplie la matière (on plante un grain de blé et on récolte un épi) et dégage un
surplus -le produit net- qui est l'expression de la richesse même. « La terre est l'unique source
de richesses et.... C'est l'agriculture qui les multiplie », dira Quesnay.
Quesnay développe un concept de production comme activité de pure création, ou comme
régénération et non pas de simple transformation : « le produit du travail de l'artisan ne vaut
que la dépense (...) Le produit du travail du cultivateur surpasse la dépense, plus il la surpasse,
plus il est profitable, et plus il augmente l'opulence de la nation L'agriculture est donc la seule
branche d'activité capable de fournir des excédents de production annuelle par rapport aux
dépenses annuelles. Elle est la seule activité productive.
Les physiocrates avancent un autre argument pour justifier la productivité de l'agriculture, qui
est celui du « don gratuit de la nature ». Ils pensent que c'est par l'agriculture que l'ouvre de
Dieu se poursuit. Elle est, d'après Mirabeau, « Une manufacture d'institution divine où le
fabricant a pour associé l'Auteur de la Nature. » Dans cette branche d'activité, qui est
l'agriculture, seul dieu est créateur, l'agriculteur en est l'associé puisqu'il « féconde », laboure
la terre.
La notion de productivité exclusive de l'agriculture a conduit les physiocrates à considérer les
autres branches de l'activité économique comme « improductives », car elles ne sont
techniquement ou économiquement que transformatrices. Les activités commerciales se
bornent selon eux, à revendre, distribuer, ou à déplacer les biens produits dans l’agriculture.
Elles ne font que « s'approprier une partie des richesses des autres hommes » nous dit Le
Mercier de la Rivière. Les activités manufacturières quant à elles ne sont que des activités de
pure transformation puisqu'elles ne font « que donner plus d'utilité à des éléments
préexistants, en modifiant leur structure matérielle. » (Emile James : HPE p.68). La valeur
ajoutée aux richesses créées dans l'agriculture, par le commerce ou l'industrie n'est rien d'autre
que le travail des hommes. Voilà pourquoi Quesnay appelle « stériles » les autres activités, ce
qui ne signifie pas évidemment qu'elles soient inutiles, mais qu'elles sont seulement
incapables de donner plus que la valeur du travail.

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Section II : le tableau économique de F. Quesnay
Publié par F. Quesnay en 1758 et puis en 1766, le Tableau Economique (TE) est un schéma
qui repose sur une série de concepts avec lesquels il convient de se familiariser. Il constitue en
même temps une véritable théorie de la production qui décrit l'origine de la richesse et la
première représentation du mouvement de cette richesse dans le corps social, mettant ainsi en
évidence les conditions permettant la reproduction du système économique et social.
A- Les concepts du TE
Les physiocrates ont élaboré de nombreux concepts qui constituent une véritable novation
théorique.
 La richesse : elle est définie par Le Mercier de La Rivière comme « la masse des valeurs
qu'on peut consommer au gré de ses désirs sans altérer le principe qui les reproduit sans
cesse ». Cette définition a conduit les physiocrates à distinguer entre le produit brut et le
produit net. Le produit brut regroupe la récolte et l'ensemble des dépenses engagées dans le
processus productif, alors que le produit net est la partie des recettes qui vient en surplus
des frais engagés dans la production. Le produit net est l'expression même de la richesse.
Celle-ci est selon les physiocrates, constituée de biens commerçables et de richesses
pécuniaires.
• Les biens commerçables sont ceux que l'on acquiert par le travail et par l’échange. Ils
différent des biens non commerçables, qui sont abondants donc gratuits, et ne font pas
partie de la richesse.
• Les richesses pécuniaires, appelées aussi « richesses auxiliaires » ou « richesses
virtuelles » peuvent être considérées comme un stock. Il s'agit des actifs monétaires et
financiers. Dans le cadre du marché, les richesses pécuniaires s'échangent contre des
biens commerçables. C'est le système des prix qui assure l'équivalence. Produire des
richesses revient donc à produire des biens commerçables qui peuvent être considérés
en volume et en valeur. D'où la distinction opérée par les physiocrates entre l'aspect réel
et l'aspect monétaire du produit. Mais ce qui importe le plus pour eux c'est la distinction
faite entre les richesses véritables » et « les richesses stériles ».
- les « richesses véritables » ou « vraies richesses » ou encore « richesses réelles ou
naturelles » sont celles tirées directement de la nature. Il s'agit des fruits de la terre, des
matières premières, des produits du sol ou du sous-sol, etc. Seule la nature offre des
ressources non produites (ressources minières par exemple) et multiplie les biens (le
grain de blé qui se multiplie dans l'épi). Elle seule fournit un surplus qui soit un
véritable supplément matériel ; elle seule est dotée d'une productivité physique
spécifique que les physiocrates appelleront « don gratuit ».
- les « richesses stériles », sont celles produites dans les autres activités industrielles et
commerciales. Elles résultent des transformations des richesses réelles et ne sont
réalisables qu'en raison du fait que l'agriculture dégage un surplus. Elles ne sont que
l'addition, la transformation et la mise à disposition des richesses naturelles. L'artisan
façonne les produits de la nature, le commerçant distribue les produits finis ; simple
mise en forme et déplacement de ce que la nature a offert.
 La production : Elle est conçue comme le supplément d'output obtenu par rapport aux
inputs utilisés ; il n'y a pour les physiocrates qu'une seule activité qui puisse engendrer un
tel excédent : c'est l'agriculture. Cette production est le résultat de l'association de trois
facteurs de production : la terre (la nature), le travail et le capital. La terre est à l'origine
des richesses, elle fournit le « don gratuit » qui justifie la productivité exclusive de
l'agriculture.
 La productivité : Ce n'est pas la terre qui est, à proprement parler productive, mais le
travail appliqué à la terre. Le travail sera donc qualifié de « productif » s'il s'exerce dans

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l'agriculture. Le travail qui transforme et déplace les produits de la nature est « stérile »; il
ne crée pas de la « matière »c'est-à-dire de la richesse .On le rencontre dans l'industrie et le
commerce-secteurs utiles, mais stériles. Les activités industrielles et commerciales
engendrent certes des bénéfices, mais ces bénéfices sont totalement utilisés dans la
consommation des bénéficiaires de sorte qu'il ne reste aucun surplus. Seul le secteur
agricole, où s'exerce le travail productif, peut, en plus de la reconstitution des coûts et des
subsistances de l'agriculteur, dégager un surplus, le produit net.
B- la théorie de la production
La théorie de la production développée par Quesnay est une véritable analyse
socioéconomique qui fait appel à des concepts originaux : avances, reprises, produit net, que
l'on considère comme les véritables sources de la croissance de la production et de
l'amélioration du niveau de vie de la nation.
1- Les avances : Pour produire, remarque Quesnay, il faut au préalable « avancer » des
ressources matérielles nécessaires à la réalisation du processus de production. Il distingue
trois catégories d'avances : les avances foncières, les avances primitives et les avances
annuelles.
 Les avances foncières représentent les dépenses initiales que font les propriétaires
fonciers pour préparer et aménager la terre afin de la rendre apte à la production agricole
(travaux de bonification, de défrichement, d'assainissement, d'irrigation, de clôture, etc.)
C'est la classe des propriétaires fonciers qui doit, donc, réunir les conditions rendant
possible l'activité agricole. La responsabilité de ces dépenses leur incombe,
nécessairement. Les avances foncières sont réalisées une fois pour toutes, et, il n'est pas
nécessaire de prévoir leur amortissement ; puisque supposés inusables lors de leur
utilisation. Elles ne sont pas prises en compte au sein du tableau économique.
 Les avances primitives : Réalisées par la classe productive, elles se composent de
moyens de production durables (équipement agricole, bétail...). Les avances primitives
peuvent être assimilées au capital fixe des classiques. Ce capital fixe subit une usure
progressive, et il faut donc prévoir son amortissement, que Quesnay appellera « intérêts
des avances primitives ». Les avances primitives contrairement aux avances foncières
interviennent dans le tableau économique.
 Les avances annuelles. Elles correspondent aux matières premières nécessaires à la
production (semences, engrais) et aux subsistances nécessaires au travail des fermiers et
des ouvriers agricoles (salaire de la main d'ouvre et dépenses de consommation des
agriculteurs). Assumées également par la classe productive, les avances annuelles
représentent les dépenses en biens qui disparaissent dans le processus de production.
Elles peuvent être assimilées au capital circulant (semences, engrais, fourrage,
subsistances des agriculteurs...) Les avances annuelles doivent être reconstituées à
l'identique à chaque cycle productif, on parlera de « reprises des avances annuelles ».
La classification des avances opérée par Quesnay constitue l'une des premières typologies des
éléments constituant le capital productif et préfigure la distinction entre le capital fixe et le
capital circulant. C'est là un apport considérable de Quesnay.
2- les reprises : Pour que le processus de production puisse continuer, il faudrait chaque
année prélever sur la récolte une fraction du produit global pour renouveler les avances
annuelles et entretenir les avances primitives. C'est ce que Quesnay appellera les « reprises »,
parce qu'on reprend, on prélève sur le produit global, une portion pour la reproduction. Les
reprises représentent ainsi la reconstitution des avances consommées dans la production. «
Elles sont constituées par l'ensemble des éléments distraits de la reproduction pour
reconstituer la fécondité du sol, sa faculté de production ». Intervenant ex-post, les reprises
couvrent à la fois le renouvellement des avances annuelles (ou capital circulant) et
l'amortissement des avances primitives (ou capital fixe), que Quesnay baptisera « intérêts des

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avances primitives », introduisant ainsi une malheureuse confusion entre deux réalités bien
différentes (l'amortissement du capital et l'intérêt qu'engendre un capital).
3- le produit net : Le produit net est l'excédent que produit l'agriculture. Il résulte de la
différence entre la production totale et les dépenses totales engagées dans la production Ces
dépenses totales annuelles correspondent d'une part à la subsistance des travailleurs et de la
classe productive et aux frais d'exploitation (capital circulant), et d'autre part à
l'amortissement du capital fixe. Autrement dit, ces dépenses totales ou coûts de production
représentent les « reprises ». En écriture comptable le produit net peut être présenté sous la
forme suivante :
Production totale - (reprises des AA + intérêts des AP) = produit net
Cette relation comptable montre que le produit net constitue un excédent par rapport aux
coûts de production. Cet excédent de richesses réelles est un surplus physique de valeurs
d'usage, supplément de l'output matériel obtenu par rapport aux inputs matériels utilisés. Il
représente trois caractéristiques essentielles :
 C’est une création ou régénération de substance (grains de blé) : Le produit net
n'apparaît que dans le processus de fabrication générant des richesses mais non dans
ceux qui additionnent les richesses. L'agriculture est donc la seule activité qui engendre
un tel surplus.
 Il se renouvelle périodiquement, et, il est versé (en argent) aux propriétaires fonciers
dont il constitue le revenu.
 Il est à l'origine de tous les revenus du royaume et le niveau de ceux de l'Etat en dépend
étroitement.
C- la théorie de la circulation
1- La stratification sociale
A la théorie de production correspond une division de la société en trois classes qui
représentent des agents entre lesquels circule le produit net, et, dont les définitions ne peuvent
se comprendre que par référence à la conception de la production.
 La classe des propriétaires fonciers : elle comprend « le souverain, les propriétaires terriens
et les décimateurs (ceux qui perçoivent la dîme, c'est à dire le clergé) ». Cette classe a dans
la production un rôle fondamental puisqu'elle doit réaliser les avances foncières. Elle fait
mettre en valeur ses terres par les fermiers et perçoit en échange un revenu annuel, le
produit net payé sous forme de rente foncière. Pour les physiocrates la classe des
propriétaires fonciers représente la classe fondamentale en raison du rôle essentiel qu'elle
remplit :
- Elle est le promoteur de la richesse nationale par sa réalisation des avances foncières c'est
à dire ses investissements et ses mises de fonds initiales dans l'exploitation de la terre.
- Elle est à l'origine de la circulation du produit net que lui paie les fermiers. Elle anime
toute l'activité économique par la circulation de son revenu. Par la destination,
l'orientation et l'importance des flux, elle peut agir sur la reproduction du système. Par ses
dépenses elle peut, en effet, décider et réaliser l'état stationnaire ou au contraire le
dépasser.
 La classe productive est « celle qui fait naître par la culture du territoire les richesses
annuelles de la nation, qui fait les avances des dépenses des travaux de l'agriculture, et qui
paye annuellement les revenus des propriétaires des terres. » (Quesnay : Analyse de la
formule arithmétique du TE). Cette classe comprend les fermiers et les autres agents
(ouvriers agricoles, métayers) dont l'activité s'exerce dans l'agriculture. Quesnay a toutefois
une préférence pour les fermiers, car ils jouent, selon lui, un rôle clé dans le
développement agricole. Ils avancent des capitaux pour mettre en valeur la terre et lancer
la production, et accroissent la productivité du travail dans l'agriculture par l'introduction

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des techniques culturales susceptibles de la rendre la plus productive. La classe productive
dégage un produit net qui est versé sou forme monétaire à la classe des propriétaires
fonciers et dont il constitue le revenu.
 La classe stérile est « composée de tous les citoyens occupés à d'autres services et à
d'autres travaux que ceux de l'agriculture, et dont les dépenses sont payées par la clase
productive et par la classe des propriétaires qui eux-mêmes tirent leurs revenus de la classe
productive. » (Quesnay : AFATE). Cette classe est formée de tous ceux qui exercent les
activités économiques permettant la transformation (artisanat, industrie) ou la circulation
(commerce) des produits fournis par la classe productive. Elle est composée aussi des
autres agents qui exercent d'autres activités dans l'administration ou l'armée. Cette classe
est qualifiée de « stérile » parce qu'elle ne dégage pas de produit net : la valeur de ce
qu'elle produit n'excède pas la valeur de ce qu'elle consomme. Son activité lui permet
simplement de reconstituer ses avances qui se limitent à des avances annuelles effectuées
pour l'acquisition des matières premières nécessaires à l'activité artisanale (voir TE plus
loin). Elle est néanmoins nécessaire au fonctionnement de l'économie car elle participe à la
circulation du produit net et à l'animation du circuit économique.
2- Présentation du Tableau Economique
Le circuit économique décrit par Quesnay dans le Tableau économique, qui fait abstraction du
commerce extérieur présente la circulation du produit net dans une économie stationnaire. Il
est représenté comme un jeu d’interactions entre trois classes : la classe des propriétaires, la
classe productive et la classe stérile. Il a fait l'objet de nombreux commentaires. Nous
présentons le suivant :
 Dans sa version élémentaire, le TE considère une reproduction totale de cinq milliards
soit un produit brut de ce même montant. Ce produit brut est réalisé par la classe
productive grâce à 2 milliards d'avances annuelles et à 1 milliard d'avances primitives.
 Sur les cinq milliards de reproduction totale, 2 milliards sont conservés par la classe
productive pour renouveler ses avances annuelles (semences, engrais, subsistances des
travailleurs et des animaux), les 3 milliards restants sont vendus à la classe des
propriétaires fonciers (1 milliard) et à la classe stérile (2 milliards).
 La recette obtenue par la vente de ces 3 milliards de production est utilisée par la classe
productive pour payer le revenu des propriétaires fonciers (2 milliards) et pour acheter
des produits manufacturés (1 milliard) à la classe stérile.

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a- La présentation de Quesnay

Formule du tableau économique


Reproduction totale : 5 milliards

AVANCES REVENU AVANCES


ANNUELLES pour les de la classe
de la classe propriétaires stérile
productive

2 milliards 2 milliards 1 milliards

Sommes qui
servent à 1 milliard Total :
payer le 2 milliards
revenu et les 1 milliard dont la
intérêts des moitié est
AP retenue par
1 milliard cette classe
pour les
Dépenses des avances de
avances l'année
annuelles 2 milliards suivante

Le Tableau économique de François Quesnay


b - Commentaire :
- La production agricole de l'année, encore appelée reproduction totale s'élève à 5 milliards.
- les agriculteurs en gardent 2 milliards pour reconstituer les avances annuelles et vendent
1 milliard à la classe des propriétaires fonciers et 2 milliards à la classe stérile.
- la recette de 3 milliards ainsi obtenus, permet aux agriculteurs d'acheter pour 1 milliard de
produits manufacturés à la classe stérile pour remplacer le matériel usé (intérêts des avances
primitives) et de payer le revenu des propriétaires (2 milliards) ce qui représente le produit net
de Quesnay.
- la classe des propriétaires fonciers dépense intégralement ses 2 milliards de revenus
fonciers: 1 milliard en achats de produits agricoles à la classe productive et 1 milliard sous
formes d'achat de biens manufacturés à la classe stérile.
- la classe stérile est donc en possession de 2 milliards : l'un provenant de la classe productive,
et l'autre de la classe des propriétaires. Elle les dépense auprès de la classe productive :
1 milliard en achats de matières premières pour reconstituer ses avances annuelles
(consommation intermédiaire), et 1 milliard en achats de produits agricoles pour sa propre
consommation (consommation finale).
- lorsque l'on examine les recettes de la classe productive, elles se chiffrent bien à 3 milliards.
L'un provenant (1 milliard) de la classe des propriétaires fonciers et les 2 autres de la classe
stérile. Cela permet donc effectivement, aux agriculteurs de payer le revenu foncier (la rente)

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des propriétaires (2 milliards) et d'acheter pour 1 milliard de biens manufacturés destinés à
compenser l'usure du matériel usé (intérêts des avances primitives).
- les avances de la classe productive étant reconstituées (avances annuelles et avances
primitives), la reproduction du produit brut peut être relancée. On a donc bien un produit brut
d'une valeur vénale (prix de marché) de 5 milliards et d'une valeur fondamentale (coût de
production) de 3 milliards. Ainsi un produit net, peut effectivement être dégagé par la classe
productive, parce que la valeur vénale du produit excède sa valeur fondamentale.
Le tableau économique décrit le fonctionnement d'un système stationnaire : les recettes des
agriculteurs, une fois payé le revenu, permettent tout juste de reconstituer les avances pour
pouvoir démarrer une nouvelle production l'année suivante. Il se présente comme un schéma
de reproduction simple où la production se reproduit à l'identique d'année en année. Il est
fondé sur l'hypothèse que le produit net est intégralement dépensé et exclut donc également la
thésaurisation. La monnaie n'est donc pas demandée pour elle-même dans la conception de
l'économie des physiocrates présentée dans le tableau.
Quesnay ne prétend nullement que cet état stationnaire correspond à la réalité. Son modèle est
théorique et a été construit à des fins essentiellement pédagogiques. L'analogie avec le corps
humain est manifeste et les lois de la circulation sanguine sont appliquées au transfert des
richesses. En effet c'est par analogie avec la double circulation du sang, du cœur au poumon,
et du cœur au reste du corps qu'il représente la circulation des richesses créées dans
l'agriculture. C'est une représentation très simplifiée d'un grand royaume agricole pré-
capitaliste et imaginaire, sans relation avec l'extérieur, et dont le territoire serait « porté à un
haut degré de culture ».
La situation décrite dans le tableau ne reflète pas la situation de l'agriculture et encore moins
celle de l'économie de la France de l'époque, mais c'est l'optimum vers lequel faut tendre. Car,
la société selon Quesnay comme l'individu doivent rechercher l'optimum plutôt que le
maximum, optimum synonyme de bonne santé.
3- Les limites du modèle de Quesnay
Le tableau économique construit par Quesnay synthétise une véritable théorie du
fonctionnement du « royaume agricole ». Il fournit le premier raisonnement
macroéconomique général portant sur des flux réels et monétaires. Ce raisonnement préfigure
les analyses systémiques de l'économie (c'est-à-dire d'organisation de la société) qui vont se
développer, par la suite, et connaître un intérêt considérable : les « schémas de reproduction »
de Marx, le modèle de l'équilibre générale de Walras, les systèmes de comptabilité nationale
d'après-guerre, le tableau d'entrées-sorties ou matrice « input output » de W. Leontief
s'inspirent directement du tableau économique. Il reste que, si le modèle de Quesnay constitue
une construction intellectuelle considérable, a cependant des limites et pose de nombreux
problèmes d'interprétation.
- Il n'y a aucun revenu affecté à la rémunération du travail des fermiers et aux avances
qu'ils engagent dans la production. En effet la classe productive qui travaille la terre,
engage des dépenses sous forme d'avances et réalise un surplus, ne perçoit aucun revenu.
Dans le tableau économique, n'apparaît ni revenu rémunérant le travail des fermiers, ni
profit correspondant aux avances primitives ou annuelles utilisées dans la production.
- Ceux qui cultivent la terre et qui font les avances (les fermiers) ne sont pas ceux qui
récupèrent le revenu (les propriétaires fonciers). A ce sujet, le tableau économique fait
apparaître clairement « un surproduit non compensée (le produit net) c'est-à-dire
approprié par une classe qui ne fournit rien en échange ». Le revenu que perçoit les
propriétaires est en réalité une rente foncière et non pas un profit, ce qui n'est du tout la
même chose.

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- La conception du capital est imprécise et lacunaire :
 Quesnay incorpore dans les avances annuelles non seulement la masse des salaires (ou
capital variable) et les matières premières mais aussi les subsistances des travailleurs et
le fourrage des animaux ce qui rend difficile la distinction entre consommation
intermédiaire et consommation finale.
 Quesnay confond aussi la notion d'amortissement du capital fixe (avances primitives) et
celle de l'intérêt alors que les deux concepts traduisent des réalités bien différentes.
 Si Quesnay fait sans ambages la distinction entre capital fixe et capital circulant dans le
secteur agricole, il confond les deux dans le secteur manufacturier où travaille la classe
stérile.
 Alors que Quesnay a beaucoup insisté sur l'importance du capital fixe dans l'agriculture
et son indispensable reconstitution à l'aide des intérêts des avances primitives, il n'y
prête aucune attention lors de la description des activités économique de la classe
stérile. L'autoconsommation de cette classe étant nulle, il faut supposer la
transformation des matières premières qu'elle effectue s'opère sans capital fixe, ce qui
constitue une autre faiblesse incontestable du Tableau.
 Les avances annuelles et primitives qui correspondent respectivement au capital
circulant et au capital fixe doivent être reconstituées à l'identique ce qui traduit une
reproduction économique simple et partant exclut toute accumulation initiale (foncière
et primitive) permettant la croissance économique. De plus le TE est fondé sur
l'hypothèse que le produit net est intégralement dépensé et exclut donc toute
thésaurisation ce qui rend impossible toute création des conditions permettant la
croissance du produit net. En effet, l'épargne étant conçue comme une « fuite » du
circuit économique, comme une dépense non réalisée Dés lors la conception du capital
ne peut-être que limitée : Stratégique pour la production, on ne sait ni comment il naît ni
comment il croit.
- Au niveau de la stratification sociale, Quesnay ne distingue pas entre employeurs (les
fermiers) et les salariés (les ouvriers agricoles) puisqu'il les range dans la même classe, la
classe productive. La typologie des classes qu'il propose est liée à la nature de l'activité
économique et non à la place qu'occupe chaque classe dans la production. Elle est fondée
sur la conception de la production et non sur la distinction des facteurs de production que
sont le capital et le travail. Il s'agit d'une classification sociale fonctionnelle et non
distinctive. C'est le mérite de Anne Robert Turgot (1727-1781), un physiocrate dissident
d'avoir relevé ce passage qui sera éclairé et réalisé par les économistes classiques. Mais
on ne peut reprocher à Quesnay de ne pas avoir su analyser une société qui n'était pas
encore la sienne.

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