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PROJET COLLECTIF ?
Évelyne Stahl
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Dossier
56 La maison relais:
un îlot créatif
entre veille sociale
et projet collectif ?
ÉVELYNE STAHL
Cette maison relais a vu le jour il y a tout juste un an. Il s’agit donc d’une jeune
expérience. Les valeurs et les nécessités qui ont porté le projet sont encore à
peine interrogées par le quotidien et par chacun des protagonistes. Il n’est sans
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Ce projet a été porté et réalisé par deux édu- prend aussi un accueil de jour, un service de
catrices spécialisées, salariées d’un service domiciliation et un service de soutien psy-
d’accompagnement social associatif. Par chologique qui est animé par un psychologue
ailleurs, elles ont pour mission d’accueillir des intervenant en soirées. L’emploi du « nous »
personnes en « difficulté sociale » dans un renvoie donc au travail de ces deux profes-
bassin d’emploi semi-rural, d’accompagner sionnelles.
socialement et professionnellement les huit
salariés de l’entreprise d’insertion de l’asso-
Des vies vulnérables, un projet,
ciation, de gérer un parc locatif de dix-neuf
quelques constats
logements dans le cadre de l’AVDL (politique
publique d’Accompagnement vers et dans Le temps des dispositifs étant rarement en
le logement) et d’un SIAO départemental (Ser- harmonie avec celui dont la personne a
vice intégré d’accueil et d’orientation vers le besoin pour reconstruire un parcours, le dis-
logement). Cette permanence sociale com- positif « maison relais », qui lui permet de se
La maison relais
poser, de réfléchir, de s’organiser sans mesure que nous. Les dispositifs sont toujours
échéance butoir pour en partir (même si partir « ou bien trop ou bien pas assez », et il est 57
est une démarche possible), nous a semblé une certain qu’ils ont des limites pour s’adapter
réponse adaptée et intéressante dans ce à des réalités sociales complexes et à des situa-
qu’elle autorisait d’« inventions » et de rela- tions de grande vulnérabilité. Les réalités
tions à construire ensemble. Nous avions véri- sociales des « inclus », nos « vies cadrées »,
fié à quel point les étiquettes, lorsqu’elles ont à voir avec les injonctions au mérite indi-
étaient appliquées, avaient du mal à être décol- viduel, à la réussite sociale, à la compétition,
lées, et que « lorsque les personnes considè- à la consommation, au calcul, à la réactivité,
rent certaines situations comme réelles, elles à la capacité à s’organiser, à faire des choix
sont réelles dans leurs conséquences 1 ». rapides… Les vies des personnes que nous
Aussi, ce dispositif nous a semblé favorable accompagnons ne sont pas « cadrées » par
à une « (re)construction de parcours », pour les mêmes contraintes. Le travail, la famille,
peu que soient prises en compte certaines le soin, l’habitat sont des univers auxquels bien
conditions que nous allons aborder. souvent elles n’appartiennent plus. L’écart
Nous nous adressons à des personnes, entre ces deux réalités sociales est tel qu’il
hommes ou femmes, qui ne supportent plus n’existe pas de vraie communication, ni de
le poids de la solitude, qui sont vulné- véritable compréhension. Sans imagination,
rables, peu mobiles en termes de moyens et sans avoir passé de nombreuses heures à
de véhicule, à la recherche d’un logement et écouter des histoires de vie et à accompagner
d’une aide pour desserrer l’étau de leurs dif- ces personnes dans les dédales administra-
ficultés ; des personnes qui n’ont pas de tifs, sans capacité à transposer pour soi leurs
dépendance trop marquée ou de perte difficultés ou à les imaginer, il y a peu de
d’autonomie nécessitant une trop grande chances de concevoir leurs réalités sociales.
régularité de soins. Neuf personnes de 43 à Les injonctions à faire de nos partenaires et
69 ans ont accepté de faire partie de ce projet les jugements de valeur de la société civile ne
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d’exclusion, de ghetto ? Au contraire, si nous par avoir une connaissance précise de leurs
ouvrons ce dispositif à des personnes très dif- difficultés réciproques. Alors elles se donnent 59
férentes, tant dans leurs cultures que leurs des conseils, pas toujours éclairés et les morals
histoires, leurs problèmes, leurs âges, ou leurs bas parfois se contaminent. Elles peuvent se
situations personnelles et familiales, par- montrer excluantes, susceptibles, influen-
viendront-elles à se sentir suffisamment à çables, autoritaires, mais également
l’aise dans ce collectif ? accueillantes, circonspectes ou aidantes. La
Ne créons-nous pas une forme de dépen- vie en quelque sorte… Nous essayons d’être
dance et d’attachement dans cet « îlot » jus- vigilantes, en leur suggérant de se sentir res-
qu’ici assez protecteur, à tel point qu’il ponsables de leurs attitudes, chacune ayant
pourra être difficile aux personnes de le quit- sa part de responsabilité dans l’accueil de
ter et d’affronter le monde tel qu’il est ? Et l’autre, dans la bonne ou la mauvaise
comment le rendre désirable, ce monde ? Jus- humeur du jour…
qu’où peut aller une certaine « bienveillance » Nous pouvons penser l’autre comme indis-
sans fabriquer de la dépendance et des dif- pensable à nos vies, mais cette idée convient
ficultés à agir seul ? à ceux qui ne subissent pas la leur, qui ont
Quand nous évaluerons tous ensemble la per- une certaine tranquillité d’esprit, et une cer-
tinence de cette « action », comment nous taine confiance en eux et dans les autres. Il
assurerons-nous que l’évaluation des per- faudra du temps à ces personnes accueillies
sonnes « résidentes » de cette maison relais pour y parvenir. Pour l’instant, l’autre repré-
ne collera pas au supposé discours que nous sente encore un danger. Il a été la source de
serions en mesure d’attendre, ne serait-ce que leurs difficultés – l’autre originel, l’autre de
par loyauté à notre égard ? Comment nous, passage ou l’autre plus intime. Entre elles,
travailleurs sociaux, argumenterons-nous elles vivent souvent l’autre comme un peu
ou bien « lâcherons-nous du lest » sur des plus « exclu » qu’elles, plus en difficulté,
points qui nous semblaient importants, « moins rééducable » a-t-on entendu récem-
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des conditions nécessaires à l’accompagne- l’écart est immense, et que la discordance est
ment de chacun et du groupe, mais il nous grande entre travail réel ou effectif et travail 61
faut aussi être attentives à ne pas devenir leur prescrit si l’on veut atteindre nos objectifs.
seul horizon. Il faut bien admettre que le « col- Le devenir de cette maison relais nous dira
lectif » mis en avant par le législateur est ras- si nous avons suffisamment appris de l’autre
surant – pour le travailleur social également et de ces autres, si nos attitudes, nos postures,
–, car il est vu avant tout comme un modèle sont devenues suffisamment justes pour leur
émancipateur, ce qu’il n’est pas systémati- permettre un « apaisement durable ».
quement. En effet, un tel collectif ne se Il est fort probable que ce projet restera tou-
décrète pas, mais se construit pas à pas, et jours en pro-jet, une projection vers l’avenir :
s’invente chaque jour. Alors, du collectif, pour- d’abord parce qu’il suffit d’une seule per-
quoi pas ? Mais de quel collectif parlons- sonne (accueillant ou accueilli) pour le
nous ? D’un collectif à tout prix ? D’un réorienter (le fragiliser ou le renforcer),
collectif réglementaire ? D’un collectif plaqué, ensuite parce qu’il demande beaucoup en
incitateur, obligé, planifié ? Parce que si l’on adaptation, en vigilance et en créativité. Notre
parle de collectif émancipateur, n’est-il pas travail va consister à créer des conditions favo-
celui qui s’impose dans la tête de chaque pro- rables pour que ces personnes retrouvent un
tagoniste comme levier pour faire quelque apaisement, l’envie d’exister, la capacité à faire
chose, atteindre les objectifs d’un projet, entre des priorités et à se projeter. La dimension
personnes qui se reconnaissent égales ? collective semble donc une condition néces-
Au bout d’un an, si nous avons réussi à ce saire pour qu’elles « produisent leurs vies ».
que chacun trouve, à un moment donné, un Des vies qui les satisfassent.
appui, une sécurité, du désir, un certain plai- Mais cette dimension collective ne vaudra que
sir à la rencontre, un peu de réconciliation si chacun (y compris dans l’équipe si elle
avec l’autre, nous pourrons être satisfaits. intègre d’autres salariés) parvient à déve-
Notre travail, lorsqu’il sera abouti, ne devrait- lopper des liens de coopération, c’est-à-dire
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