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Comptes rendus des séances de

l'Académie des Inscriptions et


Belles-Lettres

Le dieu Eschmoun
Ernest Babelon

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Babelon Ernest. Le dieu Eschmoun. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 48ᵉ
année, N. 2, 1904. pp. 231-239;

doi : https://doi.org/10.3406/crai.1904.19744

https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1904_num_48_2_19744

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COMMUNICATIONS

LE DIEU ESCHMOUN
PAR M. BABELON, MEMBRE DE L'ACADÉMIE

Au Congrès international des Sciences historiques qui se


tint à Rome au printemps de l'année dernière, j'eus
l'occasion de communiquer un court mémoire sur les Monnaies
de Septime Sévère , de Caracalla et de Géta, relatives à
l'Afrique1. Parmi les monnaies dont j'ai essayé, dans ce
travail, d'interpréter les légendes et les types, il en est qui
se rapportent à la grande déesse de Carthage, la Tanit ou
Astarté punique, devenue Caalestis et assimilée par les
Romains à la fois à Junon et à Cybèle. Sur d'autres, j'ai
proposé de reconnaître l'image du fameux temple d'Esch-
moun, avec la statue de ce dieu, l'Esculape punique ; c'est
sur ce dernier groupe de pièces que je voudrais revenir en
peu de mots devant l' Académie, pour confirmer mon
interprétation et ajouter quelques éclaircissements aux
arguments que j'ai fournis dans le travail précité.
Les monnaies de Septime Sévère, de Caracalla et de
Géta dont le revers représente, comme je l'ai établi, le
temple et la statue d'Eschmoun, sont de l'an 207, année qui
précéda le départ de Septime Sévère pour son expédition
de Bretagne, où il devait, en 211, trouver la mort.
Je ne reviendrai pas sur la fixation de la date et sur les
variétés de cet intéressant groupe monétaire qui comprend
des aurei fort rares de Septime Sévère et de Caracalla
et des pièces de bronze de Septime Sévère et de Géta. Je

1. Publié dans la Rivista ita.lia.na, di num.isma.tica, anno XVI, fasc. II,


Milan, 1903, in-8». •■- ■ , ^ -
LE DIEU ESCHMOUN
me contente de présenter à l'Académie une image
agrandie du revers de la mieux conservée de ces pièces
(fig. 1. Aureus de Septime Sévère) et d'en rappeler et
préciser la description.

Fig. 1.

La légende est : P M TR P XV COS III P P [Pon-


tifex maximus tribunicia potestate décima quinta consul
tertio pater patrise). Le type est l'image d'un temple distyle
à fronton triangulaire sous lequel on voit une statue
d'Eschmoun debout de face. Le dieu est entièrement nu,
imberbe, et sa tête paraît ceinte d'une couronne ou d'une
torsade (?); de la main droite, il s'appuie sur un bâton
autour duquel est enroulé un serpent ; il ramène et appuie
la main gauche sur sa hanche ; à ses pieds sont deux
serpents enroulés et dressés sur leurs anneaux,
symétriquement, à droite et à gauche ; ces serpents ont leur tête munie
d'une aigrette ou peut-être de petites cornes. Le fronton du
temple est orné d'acrotères qui ont la forme de dragons
ailés; le sommet du fronton est surmonté d'un ornement
sans doute architectural, qui paraît être une tige sur laquelle
sont enlacés deux serpents, et assez semblable au caducée
de Mercure. Dans le tympan, on distingue une couronne.
Quelque schématique et conventionnelle que soit cette
image du temple, elle provoque notre curiosité en raison
LE DIEU ËSCHMOUN 233
des souvenirs que rappelle ce fameux sanctuaire d'Esch-
moun-Esculape, qui, détruit une première fois, dans les
circonstances dramatiques que l'on sait, lors du siège de l'an
146 avant J.-C, avait été rebâti sous l'empire romain, si
bien que Strabon, vers la fin du premier siècle de notre ère,
le signale comme couronnant de nouveau l'acropole de
Carthage.
Mais , c'est surtout sur la représentation du dieu Eschmoun
que je voudrais insister. Une nouvelle confirmation du nom
d'Eschmoun-Esculape que j'ai donné à cette divinité se
trouve dans le type d'une monnaie, non plus carthaginoise,
mais phénicienne, qui a été mal interprétée jusqu'ici. C'est
un bronze de la colonie latine de Berytus (aujourd'hui
Beyrouth) dont voici l'image agrandie (fig, 2) et que j'ai
moi-même décrite en 1 893 de la manière suivante :

ig. 2.

IMP.CAESM-AVR'ANTONIVS-AVG.Bustelauré d'Éla-
gabale, à droite, la poitrine couverte du paludamentum.
JJf. COL-IVL-AVG-FEL-BER (Colonia Julia Augusta
Félix Berytus). Hygie nue, debout de face, entre deux
dragons qui se dressent de chaque côté d'elle en sens inverse ;
234 LE DIEU ESCHMOUN
une draperie est enroulée autour de son bras gauche. JE..
26 min.1.
Le nom à'Hygie que je donnais alors à cette figure me
paraissait sinon justifié, du moins vraisemblable, à cause
de la présence des serpents et de l'aspect féminin du corps
de la déesse. Récemment, en décrivant de nouveau cette
pièce, M. J. Rouvier a proposé d'y reconnaître au contraire
un Dionysos. « Son bras droit, dit-il, est relevé et tient une
grappe de raisin, son bras gauche est étendu comme pour
montrer quelque chose3. » En réalité, il n'y a point de
grappe de raisin dans la main droite du dieu, et les dra^'
gons qui se. dressent enroulés de chaque côté s'opposent à
ce qu'on donne à la figure le nom de Dionysos. Celui
<XHygie, la déesse qui nourrit un serpent dans toutes les
représentations figurées de l'antiquité, la parèdre d'Escu->
lape, continuait donc à me paraître mieux justifié que celui
de Dionysos, malgré que les représentations d'Hygie dans
l'antiquité fussent toujours drapées. Je ne crus pas avoir à
modifier mon interprétation jusqu'au jour récent où l'idée
m'est venue de comparer cette figure avec le type des
monnaies romaines sur lesquelles j'ai proposé de reconnaître
l'Eschmoun-Esculape carthaginois. Ainsi que tout le monde
peut en juger, le rapprochement frappe au premier coup
d'œil et s'impose.
Il est manifeste que, dans deux cas, il s'agit de la même
divinité, avec l'attribut des deux dragons. Le revers de la
monnaie de Berytus doit donc être décrit de la manière
suivante :
Eschmoun nu, debout de face, aux traits juvéniles, aux
formes efféminées, les cheveux arrangés en chignon, et
regardant vers la droite. Il lève le bras droit tenant la

n° 1.1306,
E. et
Babelont
pi. XXV,
Les25. Perses Âchéménides. Cypre et Phénicïe, p. , 186,
2. J. Rouvier, dans le Journal intern. d'archéol. numism. d'Athènes,
i III, 1900, p. 303, n° 583,et pi. IA, 9. .,
LE DIEU ESCHMOUN 235
main ouverte à la hauteur de sa tête ; une draperie posée sur
son épaule gauche s'enroule autour du bras étendu au-
dessus de l'un des dragons ailés, à tête cornue et barbue,
qui se dressent de chaque côté de lui symétriquement sur
leurs anneaux.
Il y a, si je ne m'abuse, un réel intérêt archéologique à
trouver ainsi une représentation de FEschmoun phénico-
punique, à la fois sur une monnaie d'une ville de Phénicie
et sur une monnaie qui se rapporte à Garthage. Dans les
deux cas, le nom à donner à ce dieu aux serpents ne saurait
être douteux : c'est Eschmoun.
Cette interprétation se trouve directement confirmée par
ce que la tradition littéraire nous apprend du dieu Eschmoun
qui avait un sanctuaire célèbre à Berytus. Cette ville même
est donnée par les sources gréco-phéniciennes, entre autres
Sanchoniaton et Damascius, comme étant le siège principal
et originaire de son culte.
Damascius { dit que l'Asclépios adoré à Berytus n'était
ni grec, ni égyptien, mais bien phénicien autochtone. Il
ajoute qu'il était le huitième et le chef des enfants de Sadik,
qu'on appela les huit Cabires; il insiste particulièrement
sur sa juvénile beauté et les formes efféminées de son corps
qui le firent assimiler à Tammuz-Adonis ; Eschmoun était le
plus beau des dieux, d'où l'épisode de la passion d'Astarté
ou Astronome. La jeunesse et le caractère efféminé
d'Eschmoun éclatent d'une manière caractéristique dans le
type de la monnaie de Berytus reproduite plus haut (fig. 2).
J'ajoute que sur une autre monnaie de Berytus à l'effigie
d'Elagabale, on voit les huit Cabires phéniciens vêtus de
longues tuniques et assis en cercle2. Les types monétaires
concordent donc rigoureusement avec le témoignage de

1. Photii Biblioiheca, p. 1074.


2. E. Babelon, Les Perses Achémènides, p. 187, n° 1308, et pi. XXVI,
fig. 1 ; voyez aussi à l'art. Cabiri du Dict. de« antiq. gr. et rom., p. 773,'
%. 918.
236 LE DIEU ESCHMOUN
Damascius, de sorte que par ce témoignage même se
trouverait justifié, s'il en était besoin, le nom d'Eschmoun que
nous donnons à la figure du revers de la monnaie de Bery-
tus.
Je n'ai pas à insister sur les origines peut-être chaldéennes
du dieu Eschmoun, ni sur son rôle et son caractère
cosmique, sidéral et aussi médical en tant que huitième Cabire.
Je rappelle seulement que ce dieu }ntZ?N, l'Esculape
phénicien, fut identifié avec l'Asclépios-Esculape gréco-romain
surtout à cause de son attribut du serpent et de son rôle
de dieu guérisseur.
Si l'on compare le type monétaire de Berytus avec
l'Eschmoun carthaginois, on se rendra compte aisément
des modifications que le dieu phénicien a subies en entrant
dans le panthéon gréco-romain. L'Eschmoun-Esculape de
Carthage sous Septime Sévère nous est présenté avec
l'attribut du bâton autour duquel un serpent est enroulé. Dans
le vieux sanctuaire de Berytus, encore à l'époque d'Élaga-
bale, c'est l'antique et pure tradition de l'Eschmoun-Adonis
qui persiste : nous y voyons le dieu dépourvu du bâton au
serpent, et seulement escorté de dragons ailés. Or, nous
savons par maints exemples que le bâton au serpent est
essentiellement l'attribut de l'Asclépios-Esculape gréco-
romain.
Sur la monnaie de Berytus, Eschmoun, comme je l'ai
fait remarquer tout à l'heure, a les traits juvéniles, les
formes du corps efféminées, conformément aux détails
littéraires donnés par Damascius. Sur la monnaie qui
représente l'Eschmoun de Carthage sous Septime Sévère, le
dieu est, à la vérité , toujours imberbe, mais il paraît plus
âgé, les formes de son corps sont plus trapues, plus épaisses,
comme si Ton avait voulu intentionnellement le rapprocher
du type de l'Asclépios-Esculape gréco-romain dont on lui
à donné en même temps le bâton symbolique.
Connaissait-on jusqu'ici des représentations certaines et
Le dieu escIîmouN â3t
bien déterminées de l'Eschmoun phénicien ? Fr. Lenormant
a autrefois proposé de donner le nom d'Eschmoun à la
figure d'un bas-relief d'une stèle de style très grossier
trouvée en Algérie par de La Mare1. Le dieu y est figuré
debout de face et drapé, avec un serpent dressé à ses côtés
et deux étoiles au-dessus de ses épaules ; il est imberbe,
comme l'Eschmoun de nos monnaies ; les deux étoiles qui
le caractérisent comme étant l'un des Gabires justifiaient,
aux yeux de Lenormant, le nom d'Eschmoun qu'il proposa
pour cette informe image. L'opinion de Lenormant trouve
une éclatante confirmation dans nos monnaies.
Mais le bas-relief de la stèle signalée par cet éminent
savant est si barbare et si mutilé qu'on a hésité à admettre
son interprétation autrement que comme une conjecture;
nous demeurions, malgré tout, incertains sur l'aspect réel,
la physionomie et les attributs de ce dieu phénicien et
punique, pourtant si populaire, ainsi que l'attestent le grand
nombre de noms propres phéniciens dans lesquels le nom
d'Eschmoun entre en composition, et aussi les inscriptions
phéniciennes, puniques, grecques et romaines qui le
mentionnent. Grâce à nos monnaies, nous savons à présent ce
qu'était l'Eschmoun phénicien et carthaginois, adolescent
efféminé comme Tammuz- Adonis, ayant pour attribut deux
dragons ailés, symbole des serpents guérisseurs qu'on
nourrissait dans son temple.
Cependant, on peut se demander, en présence de certaines
des étranges figures conçues par l'imagination orientale ou
engendrées par le syncrétisme de l'époque gréco-romaine,
s'il n'y eut pas plusieurs Eschmouns à attributs variés, de
même que nous avons divers types de Zeus, d'Apollon, de
Héra ou d'Artémis et des figures panthées affublées des

1. De la Mare, Revue archéologique, 1™ série, t. VI, p. 15, n. 4;


F. Lenormant, art. Cabiri, dans le Dict. des antiq. gr. et rom., p. 773,
fîg. 917; Gazette archéologique, t. III, 1877, p. 33.
238 LE DIEU ESCHMOUN
attributs de divinités multiples. M. Heuzey a publié
récemment une tête de statue du musée du Louvre, provenant de
Cartilage, qui représente un dieu barbu et chevelu, dont la
physionomie est assez semblable à celle que l'art romain
donne constamment à Esculape ; cette tête est coiffée de la
dépouille d'un coq. Notre savant confrère se demande si
nous n'aurions point là une représentation de l'Eschmoun
carthaginois * . Les monnaies que nous venons de commenter
ne confirmeraient pas cette conjecture, mais il demeure
toutefois évident, comme l'a bien remarqué M. Heuzey, que la
physionomie de cette tête barbue, coiffée de la dépouille
d'un coq, est apparentée à celle de l'Esculape gréco-romain
et que le coq, attribut ordinaire de Mercure, a été
quelquefois consacré à Esculape 2.
Ces considérations m'amènent à rappeler en deux mots
qu'outre le type ordinaire d'Asclépios barbu, avec des traits
assez voisins de ceux de Zeus, de Sérapis ou de Poséidon,
les Grecs avaient conçu un Asclépios jeune, avec une
physionomie d'éphèbe. Calamis avait sculpté pour le temple de
Sicyone un Asclépios imberbe ; il y en avait un autre dans
un temple de Phlionte; Scopas avait aussi exécuté pour
Gortys d'Arcadie un Asclépios imberbe 3. On a reconnu un
Asclépios jeune dans plusieurs statues de nos musées,
notamment au Louvre et à Rome. Peut-être est-il permis,
en présence de nos types monétaires, de conjecturer que les
artistes grecs, en créant cet Asclépios jeune, imberbe,
eurent l'idée de s'inspirer des représentations orientales de
l'Eschmoun phénicien.
Il y a même des représentations de l'Asclépios grec qui
lui donnent deux serpents pour attribut, comme le dieu de

1. Léon Heuzey, dans la Revue d'assyriologie, t. II, 1892, p. 155.


2. P. Girard, V Asclepieion d'Athènes, p. 115; voyez aussi une figurine
d'adolescent tenant un coq, publiée par M. G. Schlumberger. Terre cuite
de Coloé, dans la Gazette archéologique, 1880, p. 191 et pi. 32.
3. Et. Michon, Monuments Piot, t. III, 1896, p. 59 et suiv.
LE DIEU ESCHMOUN 239
Berytus et de Carthage. Des monnaies de Nicomédie, de
l'époque impériale, nous montrent deux serpents qui se
dressent de chaque côté d'Asclépios1. Des inscription s
mentionnent les deux serpents, parfois même un serpent mâle
et un serpent femelle, draco et dracena, auxquels on donne
différents noms, suivant les localités et les sectes gnos-
tiques 2. C'est sans doute dans l'Eschmoun phénicien de
Berytus qu'il faut chercher le prototype originaire de ces
représentations d'Asclépios accosté des deux reptiles.
Un point sur lequel il conviendrait aussi d'insister, c'est
l'influence qu'exerça le type phénicien d'Eschmoun sur la
formation des devins du monde hellénique dont la
spécialité, surtout à l'époque de la domination romaine, était
d'opérer des cures merveilleuses avec des serpents
apprivoisés. Alexandre d'Abonotichos, et bien d'autres prophètes
du gnosticisme, jonglent et tiennent boutique de miracles
avec des serpents que les monnaies et les abraxas nous
montrent ailés, radiés, barbus, cornus, affublés de têtes
humaines, ou de têtes de lions, de chiens, de boucs, de
chacals. Dans toutes ces mascarades et ces supercheries qui
eurent un si immense succès dans l'Orient hellénique aux
11e et me siècles de notre ère, on retrouve toujours le serpent
guérisseur et cabirique, et il semble que le prototype initial
de ces cultes et de ces représentations soit l'Eschmoun
phénicien tel que nous le montre la monnaie de Berytus ;

1. Mionnet, Supplément, t. V, p. 200, n° 1183; E. Babelon, Mélanges


nnmism., t. III, p. 301.
2. E. Babelon, Mélanges numism., t. III, p. 296.

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