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Texte de BRUCE ALBERT

Histoire

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JOSECA

Blancs, probablement en Lorsque je visitai à nouveau sa commu-


1971. Sa mère mourut durant nauté en 1993, il était enòn revenu au ber-
l’épidémie de rougeole de cail, plus apaisé. Je découvris avec surprise
1977. Il n’avait que 5 ou 6 ans. qu’il venait d’organiser, à lui seul, dans le
Notre rencontre date de poste de la FUNAI2 tout proche, une école
1985, lors de mon premier en bonne et due forme, dans laquelle il
séjour dans la maison collec- avait convaincu tous les enfants de venir
tive qu’avait établie son apprendre à écrire, comme il avait com-
groupe dans la région de la mencé à le faire lui-même durant son
« Montagne du Vent » (Serra périple loin de la forêt. Joseca devint ainsi
do Demini). Il avait alors 14 le tout premier lettré et le premier profes-
ans. C’était un adolescent seur yanomami de son groupe. Il se maria
introverti et taciturne dont en 1996 et l’aîné de ses enfants naquit peu
la réserve tranchait vive-
ment avec l’espièglerie
joyeuse des autres jeunes
gens yanomami. Son père,
Joseca

veuf, avait pris une nouvelle


et très jeune épouse qui lui
donna deux òls. Il mourut de
cause inconnue à la òn de
1987, après son transfert
dans un hôpital de la ville la
plus proche. Joseca, très
affecté par ce nouveau décès
et cette fois orphelin de ses
deux parents, entra dans
une profonde « colère de
deuil » ( hixio ) et devint,
e père de Joseca était un « homme durant plusieurs années, un adolescent Joseca, 2004-2010

L d’inóuence » (pata thë) et un grand


chaman qui vécut, dans les années
1970, sur le haut rio Catrimani puis, en aval,
rebelle. Il ònit par s’enfuir de sa commu-
nauté pour suivre, à pied, sur plus de deux
cents kilomètres, l’ancien tracé de la route
Feutre sur papier, 32 x 40 cm

après. Il participa alors à mes côtés à la


production de nombreuses brochures bilin-
sur le rio Mapulaú (afóuent du haut Demini, Perimetral Norte jusqu’à une bourgade du gues (yanomami / portugais) pour diffé-
Nord de l’Amazonie brésilienne). À cette Sud de l’État de Roraima, Caracaraí, située rents programmes d’éducation scolaire et
époque, deux épidémies décimèrent son sur la rive droite du rio Branco. Il parvint sanitaire mis en place par des ONG brési-
groupe (1973 et 1977) après qu’une route ensuite, nul ne sait trop comment, jusqu’à liennes. Il devint ensuite, au début des
transamazonienne, la Perimetral Norte, eut Boa Vista, la capitale. Les rumeurs allèrent années 2000, un des premiers microsco-
traversé le Sud des terres yanomami 1. bon train sur ses tribulations, à propos des- pistes yanomami et un agent de santé expé-
Joseca, le cadet de ses quatre enfants issus quelles il reste lui-même jusqu’à présent rimenté. Il a aujourd’hui 41 ans et vit
de deux mariages successifs, est né sur la très discret. En tout état de cause, on ne le toujours à Watoriki avec son épouse et ses
« Rivière Noire » (Uxi u), afóuent du haut rio vit plus dans son village pendant près de trois enfants.
Catrimani, loin de tout contact avec les deux ans. Joseca, Watoriki, 2002

Histoires de voir 138 | 139


Né vers 1971 sur la « Rivière Noire » (Uxi u),
aföuent du haut rio Catrimani, dans le Nord
de l’Amazonie brésilienne (État de Roraima, Brésil)
ien ne transparut des préoccupa- mais aussi un goût des alignements, plans, Vit dans la communauté de Watoriki, dans le Sud

R tions plastiques de Joseca, guère


enclin aux conòdences, jusqu’à ce
qu’à la òn des années 1990 il se mette sou-
proportions, cadres et motifs itératifs. Ce ne
sont plus des images « avant la lettre ». La
linéarité graphique de l’écriture, dont
de la Terre Indigène Yanomami (État d’Amazonas, Brésil)

dain à sculpter, à ses heures perdues, de Joseca a intégré l’apprentissage, condi-


remarquables petits animaux de bois styli- tionne la sélection et la conòguration des
sés, avec une prédilection pour les tatous et scènes qu’il illustre6. Ce sont des snap shots
les tapirs. Il commença également à dessi- chamaniques et mythologiques surgis de la
ner avec de plus en plus d’intérêt. Visitant trame narrative d’une mémoire qu’il s’ef-
Watoriki pratiquement tous les ans, parfois force de rendre audible autant que visible.
à plusieurs reprises, je l’encourageais à Ce sont des dessins plus « séculiers » que
chaque voyage en lui fournissant du maté- ceux de Taniki dans la mesure où ils repré-
riel de dessin. En 2003, l’exposition Yano- sentent un invisible rapporté (et écrit) plu-
mami, l’esprit de la forêt de la Fondation tôt qu’ils ne le présentiòent. Ils sont signés
Cartier lui donna l’occasion d’en publier et souvent accompagnés, au recto ou au
quelques-uns, d’être invité à Paris et de verso, de courts textes en langue yanomami,
découvrir, avec beaucoup de curiosité, ce qui expliquent avec précision les épisodes
que les Blancs nomment l’« art »3. Depuis chamaniques ou mytholo-
lors Joseca continue à dessiner, avec régu- giques évoqués. Certaines de
larité, une suite ininterrompue de scènes ces compositions (collection
cosmologiques, dès que les soins paramédi- Bruce Albert, non exposées
caux qu’il prodigue à sa communauté lui en ici) sont même organisées en
laissent le loisir. Il lui arrive de signer les « bandes dessinées » (succes-
lettres qu’il m’envoie de temps à autre sions de scènes sur des
« Joseca, artista yanomami ». pages numérotées et textes
Ses dessins (voir p. 138 à 143) illustrent disposés au-dessous des
avec minutie des entités, des lieux et des images).
épisodes évoqués par les mythes et les Il ne faudrait cependant pas
chants chamaniques entendus depuis son se méprendre sur ces inno-
enfance. Il les ébauche d’abord au crayon de vations stylistiques, qu’on
papier avec beaucoup de soin, puis en ne saurait ramener à une
repasse les traits et les réhausse de cou- simple « occidentalisation »
leurs vives, au crayon-feutre. Trente ans picturale. Joseca a choisi de

Joseca
séparent ces dessins de ceux de Taniki (voir transposer le « voir / savoir »7
p. 128 à 137). Joseca, qui n’est pas lui-même des anciens chamans yano-
un chaman, s’efforce cette fois d’illustrer, mami à partir d’une optique en partie adap- Joseca, 2004-2010
avec un regard et des préoccupations de tée au regard des Blancs, certes. Mais son Feutre sur papier, 32 x 40 cm

lettré, des « images » issues des paroles de inspiration n’en est pas moins profondé- 1.
Ces épisodes sont relatés
grands anciens, « rêveurs d’élite »4 qui en ment òdèle à la cosmologie qu’il s’efforce dans Davi Kopenawa et Bruce Albert,
ont eu une perception directe. Son œil et sa de représenter. Tendu par la volonté de La Chute du ciel. Paroles d’un chaman
Yanomami, coll. « Terre Humaine »,
main sont passés par l’alphabétisation et la faire (re)connaître la tradition de ses pères, Plon, Paris, 2010, chapitres XIII et XIV.
fréquentation des « peaux d’images » des c’est au service de sa transmission qu’il
2.
Blancs (journaux, magazines et bandes des- s’efforce aujourd’hui d’aménager, en les uti- La Fondation nationale de l’Indien,
organisme indigéniste du gouvernement
sinées) qui, comme les épidémies et les mar- lisant à titre de lingua franca visuelle, les brésilien.
chandises, se sont propagées dans la forêt conventions plastiques occidentales aux-
3.
depuis les années 1970, dans une insidieuse quelles il s’est frotté lors de son odyssée Voir le catalogue de l’exposition
Yanomami. L’esprit de la forêt,
tentative de colonisation des regards. citadine. Fondation Cartier pour l’art contemporain,
La facture des personnages, animaux et Paris, 2003.
objets qui peuplent les dessins de Joseca BRUCE ALBERT, PARIS, FÉVRIER 2012
4.
Expression de Jacques Le Goff
laisse transparaître l’inóuence d’un réa- (L’imaginaire médiéval, Gallimard, Paris, 1985)
lisme òguratif issu des stylisations gra- citée par Marc Augé dans La Guerre des rêves.
phiques promues par l’iconographie Exercices d’ethno-õction, Seuil, Paris, 1997.

scolaire ou par celle des revues illustrées. 5.


Voir Tim Ingold, Une brève histoire des lignes,
Par ailleurs, la ligne droite de la géométrie Zones Sensibles, Bruxelles, 2011, chapitre VI.
plane, icône de notre modernité5, y a subrep- 6.
Voir Serge Gruzinski, La Pensée métisse,
ticement fait son chemin. Ses compositions Fayard, Paris, 1999, chapitre IX.
manifestent un certain souci – absent de
7.
celles de Taniki – d’orientation verticale et Ces deux verbes ont la même racine
en yanomami.
d’unité perspective communes des ògures,
Histoire
JOSECA
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Joseca

Joseca, 2004-2010
Feutre sur papier, 21 x 29,7 cm

Joseca, 2004-2010
Feutre sur papier, 32 x 40 cm

Histoires de voir 140 | 141


Joseca
Joseca, 2004-2010
Feutre sur papier, 21 x 29,7 cm

Joseca, 2002
Feutre sur papier, 32 x 40 cm
Histoire
JOSECA
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Joseca

Joseca, 2004-2010
Feutre sur papier, 32 x 40 cm

Joseca, 2004-2010 (détail)


Feutre sur papier, 21 x 29,7 cm

Histoires de voir 142 | 143


Joseca
Joseca, 2004-2010
Feutre sur papier, 21 x 29,7 cm

Joseca, 2004-2010 (détail)


Feutre sur papier, 21 x 29,7 cm

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