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XV

Le secret des mortes.

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François attendait une lettre d'Aline.
Ce fut un câblogramme qu’il reçut. Elle
était arrivée à Bogota. Elle était près de
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son mari !...
François déçu longeait la grève vers
cet endroit qu'on appelle l’isthme et qui
consiste en une digue. Un étroit chemin
menait à la Roche du Gouffre voisine
du phare du Rosédo qu’il voyait se
dresser sur la falaise. Il s’y engagea
la tête inclinée et tenant son chapeau
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à la main. Le vent du large soulevait ■ \

ses cheveux et rafraîchissait son front.


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ldi 176 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...
f f'; H L Et voici que peu à peu, à mesure qu’il
lr H approchait du gouffre, l’image de Pasca-
Ml ' ) line se substituait dans son esprit à celle
d’Aline...
— C’est ici qu’elle est venue se bai­
gner !
Ce matin d’avril, la mer s’était apai-
. sée. Cependant, dans ce golfe encombré
de récifs, elle restait houleuse. C’était
l’heure de la marée montante. Long­
il temps le poète contempla la mer. Il la
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contempla jusqu’au moment où la vague
vint frapper la Roche du Gouffre. Alors
il vit la roche légendaire se soulever et
retomber sur sa voisine, et il entendit ce

ffl! bruit semblable à un long gémissement .


que les Bréhatins mystiques croient être
une plainte des morts.
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Pourquoi avait-elle choisi pour se bai­
gner un endroit aussi dangereux? Elle
n’ignorait pas les récifs qui rendent l’a­
bord de la côte impossible aux barques

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de sauvetage. En se baignant et en s’a-

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LE SECRET DES MORTES 177

venturant au large, elle avait donc cher­


ché la mort?
Quelle femme était-elle?
François ne la connaissait que par la
correspondance de Jérôme de Tyane, et
encore ne possédait-il de cette corres­
pondance que quelques rares lettres du
poète obtenues, par sa mère, de la famille
Langeac. Aucune n’avait été conservée
des lettres de Pascaline, perdues, détruites
peut-être, par Jérôme à l’époque de son
mariage.
Les biographes n’avaient mentionné
que brièvement Pascaline Langeac.
Ils s'accordaient à louer sa bonté, sa ten­
dresse, sa douceur. Mais son influence
sur l’inspiration du poète avait dû être
nulle. Elle était née d’une famille
bourgeoise et avait épousé en 1900 un
député du nom de Farjolles, qu’elle
quitta pour suivre Jérôme de Tyane. Il
l’aima ardemment, passionnément, elle
l’aima plus encore. C’est, du moins,
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ïi i ■ ! 178 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...


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ce qui ressortait des lettres de Jérôme.
y Il la trompa, alors qu’elle parut lui
avoir été constamment fidèle. Les der­
nières lettres de Jérôme, datées de 1913
et de 1914, traduisaient nettement sa
lassitude. La mort trancha le lien que
ni elle ni lui n’avaient eu le courage
de dénouer.
— Il serait tout de même curieux
qu’elle se fût noyée volontairement...
! Quel chapitre à ajouter à la Vie amou­
reuse de Jérôme de Tyane ! Oui, mais
comment avoir la certitude de ce
i suicide ?
Il avait repris sa marche à travers les
(, Il i ■
terres et se dirigeait vers le Rosédo, dont
le phare blanc dominait tout le paysage.

M Une demi-lieue l’en séparait. Néan­


moins, passant près du Moulin du Boche,
il fit un détour pour ne pas approcher
de la maison des Pivon. Il préférait
■ :
aller seul au Rosédo.

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LE SECRET DES MORTES 179
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Des aboiements l’accueillirent, lors­
qu’il traversa la cour de Mlle Claire, et
toute la volaille se mit à piailler. La ser­
vante apparut sur le seuil de la porte ;
elle prit dans son tablier une poignée de
grains qu’elle jeta aux poussins. Mais,-'
reconnaissant l’étranger qui, la semaine
précédente, lui avait donné une pièce
d’or après sa visite au phare, elle cessa
sa distribution et s’avança pour lui dire
bonjour. Elle avait une bonne figure de
béguine résignée. La vie ne devait pas
être gaie près de cette centenaire dont
sa longévité avait fait une sorte de sou­
veraine. Les Bréhatins étaient fiers d’elle
et il n’eût pas fallu que sa servante Jeanne
manquât à l’entourer de soins ! ,
— Mlle Claire est bien douce et accom­
modante pour son âge, confessa Jeanne
au poète. Seulement, il y a des jours où
rr
H■! Bt 180 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

elle est si lasse ! Alors elle ne dit rien,


n’entend rien, elle n’a même pas l’air de
Wli me voir ; elle rêve, et c’est tout une affaire
pour la décider à manger. C’est à croire
qu’elle ne veut plus vivre. Mais quand
elle est vive, elle cause, elle chante ; il
faut que je lui fasse la lecture, et elle me
raconte des histoires d’autrefois.
e— Et aujourd’hui, comment est-elle?
— Elle s’est bien réveillée. Tout à
l’heure je l’amènerai au soleil. Elle est
comme un oiseau que le soleil ranime.
i C’est son bon moment après le déjeuner.
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— Écoutez, ma brave femme, il faut
que je parle à Mlle Claire. Je ne la fati­
;i guerai pas. Croyez-vous qu’elle puisse
supporter; aujourd’hui un court entre­
■il tien, et pouvez-vous me le faciliter?
•h — Vous pourrez revenir à midi, fit
Jeanne au’bout d’un instant qu’elle était
allée passer dans la maison.
> — Elle sait qui je suis?
— Oui.

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LE SECRET DES MORTES

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181 ''
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Cette conversation avec une cente­


naire amusait le poète. Comment doit-on
parler à une centenaire? François con­ il
naissait l’art de parler aux femmes et de
leur plaire. Mais qui peut se flatter de
séduire une centenaire?
Sur la terrasse, qu’un grillage séparait
de la basse-cour, la demi-momie dans
son fauteuil à oreillettes se chauffait au
soleil, devant la mer. Il l’aborda tête
découverte, et s’inclina devant elle en lui
souhaitant le bonjour ; il lui fit même
compliment de sa belle mine. Cepen­
dant, comme Mlle Claire ne le conviait
pas à s’asseoir, il se décida à prendre
une chaise près d’elle, et il lui dit sans
autre préambule :
— Vous avez cru reconnaître en moi
un homme que vous avez vu autrefois
dans cette île : le poète Jérôme de Tyane.
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182 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

-Vous ne vous êtes pas tout à fait trom­


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pée : je suis son arrière-petit-fils. Je lui
ressemble beaucoup. Mais cent ans ont
yP passé.
— Je sais, je sais... C’est plus qu’une
ressemblance qui vous lie à lui... Il revit
en vous...
Elle reprit, parlant très lentement :
— J’ai revu Jérôme de Tyane en 1930.
J’avais seize ans... M. Jérôme de Tyane
! est revenu dans l’île, il s’est promené
I ici avec sa femme ; deux beaux enfants
gambadaient près d’eux.
! i Elle ajouta très bas, comme pour elle-
même :
— C’était l’image du bonheur !
(il ! — Quelle admirable mémoire vous pos­
ilh ut: sédez 1
Mlle Claireparutsensible au compliment.
— Oui, fit-elle de sa voix disloquée,
mais si vous me demandiez ce qui
s’est passé hier, je ne pourrais vous le
| ■ I dire.
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R j [• •' •184 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

B — Peu importe ! protesta François.


Le présent est à tous. Le passé seul est
intéressant.
— La jeunesse ne parle pas ainsi d’or-
!■ IJ
'dinaire.
— Mais je ne suis pas la jeunesse, dit
François, puisque mon aïeul revit en
moi. J’ai l'âge de Jérôme de Tyane. Je
suis donc votre aîné, Mlle Claire, ajouta-
t-il avec jovialité.
La centenaire releva ses paupières ra­
!(• cornies et tenta de mieux voir cet étrange
garçon qui lui parlait. Elle était éton­
née, elle qui depuis longtemps ne s’é­
tonnait plus de rien. Son regard incer­
'i
! I tain se posa longuement sur le beau
visage de François. Peut-être distin­

WH gua-t-elle ses traits avenants. François


de Tyane avait séduit une femme de
zfü-i
I plus ! Il venait de conquérir une cente­
naire ! Cependant il ne s’en aperçut pas
I t ‘ j -- tout de suite, car les prunelles pâles ne
•*' : I • traduisaient aucun mouvement du cœur.
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I ?
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LE SECRET DES MORTES 185

Mlle Claire reprit plus lentement


| encore :
| — Oui, le passé seul importe. Mais
qui connaît le passé ? Il est parfois aussi
mystérieux que l’avenir.
— Nous devons éclaircir les mystères
du passé, dit François avec élan, pour i
mieux enseigner leur devoir aux hommes
de l’avenir. Ô
— Qui peut comprendre la leçon du
passé ? laissa-t-elle tomber au b'out d’un
instant.
— Un poète !
Mlle Claire se tut.
Alors François, doucement, comme à
une camarade, lui conta ses projets d’écri­
vain. Lorsqu’il lui confia qu’il était venu
se documenter à Bréhat sur la mort acci­ J
dentelle de l’amie du poète, ses mains
inertes tressaillirent légèrement._ Lui,
François, ne croyait pas à un accident,
depuis qu’il avait lu la lettre désespérée
de Jérôme de Tyane à son ami. De plus,
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ni i { 186 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

le compte rendu du Républicain de Tré-


4 ’i ‘
guier l’avait beaucoup frappé.

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Elle l’écoutait sans mot dire.
— Mademoiselle Claire, votre mère
avait-elle gardé le souvenir de sa conver­
sation avec Mme Pascaline Langeac? Vous
en a-t-elle parlé quelquefois?
Silence.
La centenaire, les yeux clos, semblait
dormir. François s’était tu devant ce
mutisme persistant. La servante s’appro­
' lï . cha, manifestant quelque inquiétude. Et
; yoici qu’au moment où François perdait
l'espoir d’obtenir une réponse et s'apprê­
2' *’• ■
tait à s’en aller une voix étrangement
I--I
- cassée s’éleva comme dans un rêve.
= t. — Revenez, dit Mlle Claire. J’ai, ici,
quelque chose qui est à vous.

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è — A moi ?
Mais Mlle Claire ferma les yeux, se
recroquevilla sur elle-même. L’audience
était terminée...
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