Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
r
Il
Si Ht 1
h - 204 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...
!
I que pour t’aimer.
h Jérôme !
i faF
« Sois donc moins sentimentale, m’as-
tu dit. L’amour n’est pas toute la vie.
Tout s’atténue, la passion surtout. On ne
s’aime pas au bout de dix ans de liaison
comme au premier jour. Voyons, sois moins
H . sentimentale ! »
F
i ■
i
i
-
LE CAHIER AUX RUBANS FANÉS 205
i
Je ne peux pas, Jérôme ! L’amour, !
c’est ma vie. Je ne suis qu’une femme créée
pour aimer sans doute. Je ne sais pas. Tu
me reproches d’être trop sentimentale. Oh !
Jérôme, c’est si bon d’aimer ! C’est si bon
de s’oublier dans un autre au point de
iaire passer son bonheur à lui avant son 1
propre bonheur.
•
a.
■ ; à
dédié au premier temps de notre amour.
Te souviens-tu, Jérôme, de ce que tu m’as
I; dit un jour :
« Quand les femmes sont très femme
comme toi, elles arrivent par leur seule
l
R
I! T
1 J !
: -i
ht -'i[ • 208 CES CHOSES QUI SEHONT VIEILLES...
l mi. vibrant, sera un cadavre glacé déjà en
u i ü! pourriture. A cause de toi ! A cause de toi,
' ‘ '! Jérôme !
j J B:
Je ne veux pas relire les dernières
lignes que j'ai écrites hier. J'ai voulu
les effacer. Mais Jérôme est rentré le soir,
l’air si las, si indifférent. Il m’a dit :
4 Tu as encore pleuré. C’est insuppor
table. Je ne peux donc plus aller me pro
V- mener à Paimpol sans être exposé à te
retrouver avec cette figure de carême ! La
vie n’est plus possible !...»
Oui, la vie n’est plus possible, mais
B il y a la mort. Alors je n’ai rien effacé.
Je suis seule aujourd’hui. Jérôme est
5
1,1 ; à Tréguier avec elle. Deux amoureux
serrés tendrement dans une auto : Jérôme"
et Marie ! Elle est jolie. Un grand voile
brun entoure son chapeau. Elle sourit.
Elle est heureuse. L’autre jour elle est
1
h! ■
j
B"”
LE CAHIER AUX RUBANS FANÉS 209 .
'•'"•TM
V'Ï!
210 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...
’J 1 qui ne me laisse plus de doute. La mère
ri ! de Jérôme approuve cette union. Marie
14 !
J .f: ! ./
Saverne est riche. Ah! Mme de Tyane
est une mère bien française !
Cette lettre que j’ai trouvée dans la
poche du veston de Jérôme était-elle ou
bliée là par hasard, ou bien Jérôme a-t-il !
espéré que je la lirais et qu’ainsi la situa ■
■ù8Hïir~rri
LE CAHIER AUX RUBANS FANÉS 211
I®;
W II ii
violemment. « Pas de ça, pas de ça, vous
êtes jolie ! » Mais j’ai compris combien
il était facile de se laisser emporter par
la mer. C’est jacile, c’est facile... '
On ne doit pas souffrir beaucoup, ni
longtemps.
Mon Dieu, pardonnez-moi !
10 juillet.
M. Muret nous quitte ce soir. J’ai évité
jilj 7 depuis deux jours de le rencontrer seul. I
■
Kl
LE CAHIER AUX RUBANS FANÉS 215
12 •juillet.
... Lorsque j’évoque mon enfance, je
revois une horloge, une haute horloge de
cuisine au cadran fleuri et au balancier
de cuivre qui passe et repasse dans le
ventre de l’horloge. Devant, il y a une
petite fille au visage barbouillé par les
larmes, et aussi par la poussière de charbon.
— Apprends ton horloge, dit une voix
méchante à la petite fille. Quand tu sau
ras toutes les heures tu seras pardon -
née...
La petite fille regarde le cadran d’un
regard désespéré. Toutes les heures! Et
c’est jeudi, un beau jeudi de vacance qui
invite à la promenade.
— Quelle heure est-il? demande la voix
méchante.
Les deux aiguilles barrent le cadran
/
il
|-
216 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...
b
■
!
LE CAHIER AUX RUBANS FANÉS ■2.17
H
U<I
4 i I I
robes de poupée sous les doigts de Mne Thé
rèse qui a de si tendres yeux et qui parle
doucement de son amie :
— Elle était jolie, ta maman. Elle. te
berçait dans ses bras en chantant. Elle
t’aimait tant, ta maman !
— Ne partez pas, mademoiselle Thé
rèse ! Restez pour me dépendre contre
Georgette. Je veux qu’on m’aime comme
maman.
Et Mne Thérèse, ses tendres yeux pleins
I
Ih
Xkv-
LE CAHIER AUX RUBANS FANÉS 219
. ij>Mn JJ
cience.. ..
— Bref, interrompt ma tante, je n’ou-
■ blie pas que Marguerite, en mourant,
li :
LE CAHIER AUX RUBANS FANÉS 22 T
-
— Alors, tu ne regretteras pas ta mai
I
son, ton papa?
Je suis maintenant sur les genoux de
mon père. C’est la première fois que je
vois mon père s’attendrir. Est-ce que mon
papa m’aime ?
1
Je me suis demandé pendant toute mon
enfance si mon papa m’aimait.
Comment ai-je pu me rappeler aussi
nettement mon enfance ? Je n’y pensais
jamais. J’avais de l'antipathie pour mes
premières années et pour ma ville noire.
J’ai longtemps considéré que ma vie ne
prenait un peu d’intérêt que lorsque je
quittai Firminy. Et pourtant quelle dé
ception m'attendait! Annie, la gentille
Annie si gaie, comme elle m’a peu donné
de tendresse ! Tante Mathilde, comme elle
me faisait peur toujours! Et«Mademoiselle »
l’institutrice circonspecte, préoccupée de
ne pas marquer un attachement particulier
à l’orpheline!
Cependant j’ai été chérie au couvent
• \
II! > I
R.
I
Ij
h
I
r.M(
liii|
y Wh 224 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...
O:
h l’on profétait la séparation de 1‘ Eglise et
de l’Etat. Le jour où les sœurs de la rue
Saint-Roch furent expulsées, le dîner à
H
ü- 1.
la maison s'acheva en orage.
Où est la vérité? M. Delvère commente
il i l’Histoire. Il exalte la Révolution. Et moi
à qui l’on a dit, au couvent, que l’exécution
de Louis 1 XVI et de Marie-Antoinette
d'i 1 \ était un double crime, j’apprends avec
effarement que la reine martyre aurait
3 : jl !
trahi la France tout comme un vulgaire
I
!
i
-
LE CAHIER AUX RUBANS FANÉS 235
■î
II
M
H 1 •<
226 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...
hIî
— Non, Monsieur, là où nos aïeux
sont nés !
p i : — Ah! Ah! La Terre et les Morts!
ricanait Delvère.
— Parfaitement ! La Terre et les Morts,
criait mon père. Mais, brisons là, Mon
sieur.
Je me glissai dans la serre qui pro
longeait le salon et allai pleurer dans ma
> ! chambre.
— Tu ne t’étais pas toquée de ce franc-
maçon? me demanda mon père inquiet
!■'
de me trouver en larmes.
— Non, répondis-fe. D’ailleurs, puis
bJ - ,
qu’il ne m’aime pas, moi non plus je ne
l’aime pas.
I Plus tard, je sus que M. Delvère avait
protesté de son sentiment profond pour
}
moi. Il était sûr de me rendre heureuse,
' i
mais il avait tout compromis en ajou
tant : « Mademoiselle Pascaline est intel-
I - 1
!
L
I
I
l ,!
LF. CAHIER AUX RUBANS FANÉS 227
11
228 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...
I jf (i !!
’ » îI
une tendresse sans complication, un désir
dépourvu de fougue, mon mari a donné
I
•- ■ •
LH
i i <
LE CAHIER AUX RUBANS FANÉS 229
à un bal.
C'est alors que je rencontrai, chez la 'I
duchesse de V..., Jérôme de Tyane, le
15 juin 1907. Ce jour-là, la réunion litté I
raire avait pris des allures de garden-
party.
... Je ferme les yeux. Je revois le jar
din, je sens le parfum du cytise qui m’om
brageait. Appuyé contre une rocaille qui
formait, avec son fond de charmille, le
décor d’une scène rustique, Jérôme de
Tyane, l’air très jeune et timide, disait
un de ses poèmes. J’entends encore sa
voix...”Je ressens l’émotion qui me sur-- E
prit. A un moment, Jérôme s'arrêta et son -
i■
I
?■ L 230 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES... \
I
ronne de roses rouges qui ornait mon cha
peau, se posa sur mon visage. Ah ! cc
fut bien le coup de foudre! Je crus dé
faillir. Jérôme m'a dit qu’il me trouva, à
cette minute, extrêmement jolie. Pendant
quelques secondes, il perdit la mémoire.
Il ne pensait plus à son poème... L’audi
toire, mettant son silence sur le compte de
la timidité, l’applaudit, et moi-même, j’ap
plaudis avec élan.
Quelques minutes après il était près de
’p moi. La vieille duchesse me le présentait.
/ J’apprenais qu’il était forézien.
— Je connais bien le nom de voire
.4 famille, lui dis-jé.
- Et moi, me répondit-il, sur un ton
•!
P- U—
LE CAHIER AUX RUBANS FANÉS 231
iI
U i
dans la forêt de Compiègne. Jérôme vint
m'y rejoindre. Franc-port ! les randonnées
à bicyclette, les robes claires et les voiles
qui flottaient sur les chapeaux. Et, un soir
de clair de lune, dans les rochers du mont
Saint-Marc, le premier baiser de Jérôme !...
Mon Dieu ! Ils ont existé ces jours,
ces nuits où nous ne vivions que pour notre
amour! Je revois la femme que j’étais
alors, l’air très jeune et s’appliquant à le
paraître plus encore, parée à souhait, des
* yeux rayonnants. Savoureuse ! disait Jé
V. - rôme.
H i
s
Des jours de bonheur, des nuits d'amour !
Torturée, humiliée de plaisir !...■ Heureuse
Pascaline !... A cause de ces souvenirs,
je ne regrette rien. Peu importe les larmes
qui ont. suivi, les angoisses, les jugements
sévères, la demi-pauvreté que j’ai connue
à cause de lui. J’aimais, j’étais aimée !
Quand je pense à ce temps, il me sem
ble que j'étais portée par mon bonheur,
j’allais comme soulevée à la rencontre
S —
r
r
3
Hî-
' Il 234 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...
I mon Dieu?
L
K
U
Z.£ CAHIER AUX RUBANS FANÉS 235
k' Ih.
i :
Vivre ? Vieillir ? Pourquoi, mon Dieu ?
L'amour m’a empêchée de préparer ma
vieillesse. Tenter de «refaire ma vie»,
comme ils disent. A quoi bon ! C’est
l’échec d’avance. Aucun homme ne peut
i ■ désormais me charmer. Chercher dans les
yeux d'un autre le reflet de ses yeux à
III
lui, guetter un geste qui me rappelle ses
gestes, une façon d’être où retrouver
un souvenir. Etre sans cesse déçue.
h
v|i
lu
■ LE CAHIER AUX RUBANS FANÉS 237-
1
,1
I I .
ih
Hi "
rôme qui aime tant la vie, Jérôme, mon
Jérôme devrait-il mourir? Mourir, Jé
hil -'i'i, b ;
• !
rôme. Détruits, ce corps, ce visage adorés.
Mon Dieu, mon Dieu, prenez ma pauvre
ï'i'i >-
ï P ! vie en holocauste, conservez ce génie épa
Dimanche, 15 juillet.
■P i'i -
il • ! C’est aujourd’hui dimanche. Il fait très
I : ’ H
rv
;
/
". ■! !
I' i H
I■
I
h
240 CF. S CHOSES QUI SERONT VIEILLES...
ffi 'î
1/ V i
Je vais aller dans l’église prier. Pour la
dernière fois, je vais vous prier, mon
E
r
Dieu !
VV •' !' ■ Dimanche, 2 heures.
/■il ]
C’est fini. Mon cahier est terminé.
Tout à l’heure je le fermerai par des ru i
bans.
Quel sera le sort de ce petit cahier? Je
l’avais écrit pour Jérôme. Et maintenant,
;, si près de la mort, j’ai compris que je ne
jii i ; • devais pas troubler d’un remords la con
i. f i
i 8:!i .
J' '
iIt
-a ■
:
<
■
LE CAHIER AUX RUBANS FANÉS 241 !
d’une vieille commode, -peut-être reverra-
t-il le jour !
Alors, peut-être une jemme lira ces
pages, et, ignorant mon nom oublié, pen i
sera seulement que celle qui les écrivit
emporte l’espoir d’être, par son Dieu,
pardonnée, — parce qu’elle a beaucoup
aimé.
Pascaline Langeac.
16