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La jardinière amoureuse.

Une blonde jardinière en bourgeron


bleu apporta le poème à Aline au milieu
du champ. L’enveloppe où son adresse
était écrite à la main la surprit d'abord.
— Il n’y a qu’un poète pour écrire de
la sorte, pensa-t-elle.
Mais elle n’eût pas étéfemmesi l’offrande
de ces vers ne l’eût fait s’épanouir de joie
. et d’orgueil. Elle avait inspiré un poète !
— Comme au temps jadis ! murmura-
t-elle, avec un sourire espiègle, en glis­
sant l’enveloppe sous sa blouse, entre ses
seins, près de son cœur.
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44 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

Ainsi l’aventure se prolongeait. Le


' 1 j; i poète renouvelait son aveu, et cet aveu,
sous sa forme lyrique, venait l’atteindre
parmi ses fleurs. La raisonnable Aline se
sentit troublée.
■ Ce jour-là, elle partit plus tôt des
Andelys. Le soleil de juin était encore très
haut à l’horizon, lorsqu'elle s’éleva en
avion pour se rendre à Paris. De cinq à
sept, elle alla de boutique en boutique
faire des achats de lingerie, de parfums.
■Ku Elle marchait alerte, un jonc à la main,
f: ' un grand feutre uni sur ses cheveux cou­

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pés courts et bouclés. Sa veste de laine
beige tombait, droit sur ses hanches, des­
sinant sa poitrine ronde. La culotte pres­
que collante sur ses jambes parfaites se
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continuait par des leggins à boucles d’or.
- ; U I' Elle marchait d’un pas sûr. Les femmes
H' l qu’elle croisait marchaient d’ailleurs
presque toutes comme elle, c’est-à-dire
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avec aisance dans des bottes larges. Aline
se réjouit de posséder, plus qu’aucune
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H II 46 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

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autre, l’élégance de la démarche qui
séduit si fort les hommes.
D’Aline Ferrières on disait qu’elle avait
les jambes de Diane chasseresse.
Cependant cette année-là, les femmes,
après avoir été longtemps vêtues du cos­
tume rationnel un peu austère, préten- ■
daient s’habiller d’étoffes de soie dont
i ;r . l’industrie périclitait et donner à leur
culotte la forme ample dite africaine.
Aline fit choix d’un costume en satin

tI 4 ‘ lyonnais couleur bleu de nuit. Un chapeau


souple de même satin couvrait ses che­
f-fel
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veux sombres. Elle avait des gants crispins
de daim blanc comme ses leggins. Des
fleurs de sauge ornaient le col de sa che­
mise largement échancrée sur son cou
nu. j
Ainsi- vêtue, elle fit son entrée le len­
demain dans l’atelier de François, où
le soleil couchant répandait sa chaude

il
lumière. Lui l’attendait le cœur plein
d’amour. Pendant ces deux jours, il avait

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LA JARDINIÈRE AMOUREUSE 47

pensé à elle, cristallisé sur elle, cherché


les moyens de l’attirer, de la séduire, de
la garder. Pour la première fois de sa vie
amoureuse, François n’avait plus con-.
fiance en lui, en son visage qui plaisait aux
femmes. Tant d’aventures pour la plupart
banales l’avaient blasé sans lui communi­
quer trop de suffisance. Mais cette fois il
ne se trouvait plus en face d’une petite
employée facile, ou d’une cousette au
bagout animé. Pour la première fois, il
aimait une femme qui valait la peine
d’être conquise pour ses qualités de corps
et d’esprit, pour son rang. Aline, la femme
du savant Ferrières, Aline belle et douce
dans l’épanouissement de sa trentième
année ! Quelle adorable maîtresse !
Quelle charmante amie à qui confier ses
pensées, ses projets ! Elle était si com­
préhensive et si sensible et si saine en
même temps! Elle avait une âme fraîche !
comme ces grands champs qu’elle faisait
!'
fleurir. L’âme tourmentée et trouble du

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i . 48 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

! poète se sentait attirée vers cette clarté,


j l'i irrésistiblement.
*
* *
Ils devinrent amants un soir d’octobre.
Aline était seule à Paris ; les travaux des
champs lui laissaient des loisirs. Son mari,
reçu à Philadelphie par ses collègues de
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l’Académie des sciences, prolongeait son
it voyage à travers l’Amérique Centrale.
Et François était là si tendre, si jeune,
qui la pressait avec des mots ardents.
Tandis qu’elle contemplait à travers la
L lueur du couchant les peupliers déjà
jaunis, il lui murmurait ces vers d’autre­
fois :
-rp- I • Dans l’azur de l’Avril et dans l’air de l’automne.
Les arbres ont un charme inquiet et mouvant ;

11.1I1- ;
w, Le peuplier se ploie et se tord sous le vent,
Pareil au corps de femme où le'désir frissonne.
Sa grâce a des langueurs de chair qui s’abandonne.
Son feuillage murmure et frémit en rêvant.
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Puis c’était ce cadre, cette atmosphère


:
H de passion et de rêve, ces choses du passé.

à
_ i imJ
LA JARDINIÈRE AMOUREUSE 49

tant d’amour et tant de poésie, tout cela


qui contrastait avec sa vie simple... Dans
une délicieuse griserie, elle écoutait l’aveu
d’une bouche qui, peu à peu,, s’appro­
chait de sa bouche...
Le reflet des ramures colorait l’ate­
lier de pourpre et d’or. Quelques feuilles
déjà se détachaient et voltigeaient. Fran­ ■

çois, étendu près d’Aline, soupira :


Ah ! si c’était ce soir le plus beau soir du monde 1

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