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IX

L’ile Bréhat.

Une simple promenade en effet. Fran­


çois songeait au temps où le trajet de k
Paris à Bréhat représentait un long
voyage, des préparatifs, des bagages
encombrants, l’étui à parapluies dans le
filet, le dîner dans le wagon-restaurant,
une véritable danse de Saint-Guy des
victuailles, des boissons, des dîneurs et
des servants, le sommeil inconfortable,
le réveil endolori...
— Sans doute ! Mais c’était le dépayse­
ment, l’imprévu, la nouveauté, le danger
possible, la découverte I Us croyaient
-

IOO CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...


;
encore aux grands voyages ! Aujourd’hui
cette attraction a disparu du globe trop
petit, trop rapidement parcouru. « Qui
donc découvrira un nouveau continent? »
disait déjà Jérôme de Tyane. Nous n’avons
pas découvert un nouveau continent et
W 1! voici Bréhat.

T Il était onze heures lorsque François


atterrit sur un monticule de la petite
! i île, près des ruines d’une tour. Une vieille ~
femme, assise sur les pierres croulantes
" tapissées de lierre, le regarda descendre

i
de sa màchine. Elle faisait paître des
moutons et, parce que c’était dimanche,
ses mains inactives égrenaient un rosaire.
?
P Elle portait l'ancien costume des Bré-
■ hatines. La capuche noire à bavolet en­
J!
cadrait son visage invraisemblablement
ridé, aux yeux bordés de rouge où les
prunelles s’étaient décolorées.
L A la’' vue du bel aviateur, son visage
h se plissa plus encore, et elle eut cet air
ironique des vieilles gens des campagnes
h
i

L'ILE BRÉHAT LOI

qui fait peur aux petits enfants. François,


sa casquette à la main, lui demandait quel
était le nom de cet endroit et de ces ruines.
— C’est le Moulin du Boche, répon­
dit-elle.
— Ah ! pourquoi l’appelle-t-on ainsi?
i
— Je ne sais point. Mais mon vieux,
que voici, vous le dira peut-être.
Un pêcheur, en costume breton des
dimanches, gravissait péniblement le rai­
dillon qui conduisait aux ruines. Son
costume ne surprit pas François. Depuis
une cinquantaine d’années, le culte de
la petite patrie, du sol natal, la véné­
ration de la terre et des morts étaient
devenus, avec le culte du travail, la
religion universelle. Chaque province avait'
repris ses costumes. Seules les très vieilles
gens persistaient à porter le pantalon
• démocratique du XXe siècle. Tous les
autres avaient adopté la culotte natio­
nale. C’est ce qui expliquait que ce
vieillard eût le gilet breton brodé, la

i
r.i I ;
M fa
Ai ' ! ‘ 102 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

veste de velours, le chapeau à gland et un


pantalon à carreaux, en place de la
culotte courte à boucle de métal. Lors­
qu’il se découvrit devant François, celui-
ci se réjouit de constater que le vieillard,
avec ses cheveux blancs un peu longs,
avait la mine paillarde et mystique du
a’A i philosophe Renan.
■•Ji
— Le Moulin du Boche? Pourquoi on

w
Ui — l’appelle le Moulin du Boche? Je n’en
sais rien. On m’a raconté à ce sujet,
autrefois, quand j’étais enfant, une his­

14; toire d’espion, mais je ne m’en souviens

r
point. Il y a lontgemps, ajouta-t-il, en
■ai
’îl !
montrant, dans un petit rire de crécelle,

I ' l’intérieur de sa bouche où il ne Testait


plus une seule dent, mais seulement des
gencives très roses.
—V ous pourriez peut-être vous infor­
mer auprès de M. le Curé? insinua la

Il paysanne.
— Vous le trouverez chez lui après

H les vêpres, dit le vieux.

ï:
Miaaai

LTLE BRÉHAT 103

■— Merci. En attendant, est-ce qu’il y


a un hôtel, une auberge pour déjeuner ?
Les vieux réfléchirent. Ils finirent par
déclarer qu’il y en avait deux, mais refu­
sèrent de donner des indications précises.
Cependant, un homme montait à son
tour, attiré par l’arrivée de cet étran­
ger qu’il avait vu atterrir.
— C’est notre fils, dit la paysanne,
qui ajouta, s’adressant au nouveau venu :
— Accompagne le monsieur jusqu’au
port, chez Lavoët. Moi, je resterai ici,
près de sa machine et des bêtes.
Les deux hommes s’en allèrent à tra­
vers les maigres champs où l’on aurait
pu compter les arbres, tant ils étaient •
rares. Le grand vent du large, sa cein­
ture de récifs immuables avaient gardé
à la petite île son aspect sauvage. Les
peintres l’avaient tour à tour élue et
abandonnée. Un usinier s’était avisé d’y
saler des poissons. Mais le pêcheur raconta
à François qu’une concurrence s’étant
?in-
n ï
J : 104 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

Mil établie en face, sur le continent, l’usine


bréhatine ruinée avait dû transporter
son matériel et son personnel dans l’usine
rivale. C’est ainsi que la petite île était
revenue à sa destinée première, faite de
vie agreste, de calme, de silence troublé
seulement par l’éternel mugissement des

1 flots.
En somme, rien n’était changé depuis
un siècle, depuis le séjour de Jérôme de
Tyane. Des maisons avaient remplacé
des maisons éphémères, mais c’étaient
toujours des maisons que perçaient des
ouvertures plus ou moins larges. Au
r : creux d’un léger vallon, l’église isolée et
comme accroupie avait cent ~ans de
plus. Et voilà tout.

: *
! * *

a•U1 Des pêcheurs étaient attablés dans


la grande salle de l’auberge à deux
étages qui portait le vieux 'nom à.’Hôtel

Hvi
L’ILE BRÉHAT 105

du Port, lorsque François y pénétra.


— Salut, la compagnie ! dit le pêcheur,
fier d’introduire cet étranger de riche
allure. Voici un monsieur qui voudrait
connaître des histoires sur Bréhat, des
histoires d’il y a cent ans. Y a-t-il quel­
qu’un qui en sait?
Tous les hommes se mirent à rire.
— Personne ici n’a cent ans, sacré
Pivon ! lui répondit un jeune marin en se
tapant joyeusement sur les cuisses.
— Moi qui suis le plus vieux de la
compagnie ici présente, déclara l’un
d’eux, à François, je n’ai que soixante-
dix-sept ans.
— Mais tu ne prétends pas être le
doyen de Bréhat, fit le patron qui ser­
vait lui-même ses clients.
Et il entreprit, aidé des pêcheurs, de
dénombrer les vieillards de l’île.
Ce fut une pevue des vétérans, sou-
, lignée de réflexions gauloises qui leur
faisaient pousser de gros rires entre deux
H
î. i 106 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

bouffées de tabac. Ils tombèrent d’ac­


cord que le père Béniguet, avec ses
nouante cinq ans, devait être le doyen. Il
y avait aussi le père Durand, qui était plus
vieux encore, mais il était complètement
tombé en enfance.
— Il ne sait que raconter des histoires
de guerre, dit Pivon en crachant. Per­
sonne ne l’écoute, il radote tout à fait.

I. — Eh bien, et la Claire du Rosédo?


lança l’hôtelier.

i Tous s’esclaffèrent.
■— Ah ! Monsieur ne pourra avoir de
meilleurs renseignements, dit le jeune
marin goguenard. La Claire du Rosédo
a cent deux ans. Elle est sourde comme

h un pot et ne voit guère plus qu’une


taupe.
— Elle a cent et cinq ans, rectifia
l’hôtelier. Vous ne vous souvenez donc
pas? Elle est née en 1914.

i ■
— Eh ! elle n’est pas si décatie que
ça, insinua Pivon. Quand il fait beau

I
fl

X
L’ILE BRÈHAT 107

temps, elle s’assied sur le pas de sa porte.


Le soleil la réchauffe et la fait chanter.
On dirait une vieille pie. Elle chante
toujours la même chose :
Madeleine ! Madeleine I Madelon !
It’s a long way to Tipperary...

Je ne sais pas ce que cela veut dire.


Mais comme elle est ma voisine j’ai retenu
sa Madelon et son Tipperary.
François écoutait. L’expression atten­
tive de son visage stimula la verve des
buveurs. Maintenant, ils parlaient tous
à la fois de la centenaire avec orgueil.
Ils expliquaient que, née dans l’île, elle
était dentelière de son métier, mais que
longtemps elle avait été gardienne du
phare de Rosédo, de là son surnom de
Claire du Rosédo. Elle devait s’appeler
Dubois. Elle habitait depuis toujours le
phare désaffecté.
— A-t-elle des enfants? questionna
François.
. I
j

ü 108 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

— Mais non. C’est une vieille fille. La


" H - Claire du Rosédo est pucelle.
T U '■
Les plaisanteries éclatèrent encore
comme une bordée. François s’amu­
sait de cette joie naïve. Aussi accepta-t-il
volontiers la proposition de Pi von de le
conduire au phare, le lendemain. Et
d’abord ils déjeunèrent ensemble.
— Je vous conseille d’aller aussi voir
H
I M. le Curé, lui dit le pêcheur. Il a beau­
coup de livres ; c’est un savant-

H — Nous irons lui faire visite après les


vêpres, décida François. Mais il pen­
sait surtout à la centenaire.
Le déjeuner rustique plut au poète.
! Le cidre était bon, le calvados meilleur
encore, la friture fraîche et aussi le beurre
breton. Il s’habituait à l’odeur marine !
qui emplissait la salle, odeur d’iode, de sel
et de varech mêlée à l’odeur des pipes.
r
Le souvenir d’Aline obsédant et presque
douloureux pesait moins sur lui. Il pen­
sait à elle avec tendresse et sérénité, ' •
i
L’ILE B RÉHAT 109

regrettant qu'elle ne fût pas là pour


associer son esprit charmant à ses décou­
— vertes. Car il allait faire des découvertes,.
3
il n’en doutait pas. Déjà, tout en man­
!
geant, il dirigeait son enquête auprès de
! Lavoët sur l’originé de l’hôtel du Port et
apprenait avec joie qu’il se trouvait dans
l’hôtel même qu’avait dû habiter Jérôme
de Tyane et Pascaline Langeac en 1914.
De plus, il avisait dans le coin de la
salle une étagère qui montrait sur ses
rayons de vieux registres à dos de
drap vert. Peut-être y trouverait-il une
indication.
Pour mettre l’hôtelier-en confiance, il
lui annonça qu’il allait passer quelques
jours dans son hôtel, et accepta le prix
d’ailleurs fort modeste qu’il lui demandait
en échange de sa meilleure chambre. Deux
verres de calvados de l’an 2000 scellèrent
le contrat. Après quoi François demanda
l’autorisation de feuilleter les registres.
Lavoët y consentit. C’était bien. la pre-

1
■lr
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■.

■ ' s
h
IIO CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

mière fois que semblable demande lui


était faite, mais il n’avait rien à refuser
à ce client accommodant et, au surplus,
unique.
La série des registres était fort incom­
plète. Mais celui de 1914 était là. Sur le

1
papier jauni, semé de taches de moisis­
sure, l’encre violette avait pâli et pris tous
: jf
iFj li • —
les tons décomposés du mauve et du
gris. François feuilleta : Juillet 1914,
il 8 •juillet.
« M. et Mme Jérôme de Tyane, chambre
n° 3. »

B
i ■ K ’

li ! I
En marge Jérôme avait écrit de sa
main :
Jérôme de Tyane, homme de lettres
Paris, 45, quai Bourbon.
I François reconnut l’écriture ferme de
son aïeul. Il était tellement satisfait qu’il
voulut. faire part de sa découverte à
l’hôtelier, dont il sentait la curiosité
grandissante. Lorsque Lavoët apprit que

i
Ê
!

L’ILE BRÈHAT III

l’arrière-grand-père de son singulier client


avait été client'lui-même de son hôtel, il
manifesta une satisfaction bruyante, appe­
lant sa femme à travers la maison. Celle-
ci partagea son enthousiasme.
— Il faut, dit-elle, s’adressant à Fran­
çois, que vous logiez dans la même
chambre que le poète Jérôme de Tyane,
au n° 3, la belle chambre du premier
étage. La chambre n° 3 est toujours la
il
chambre n° 3, pour la raison que la
maison a cinq chambres par étage (au­
tant de chambres que de fenêtres) et
-que le n° 3 est toujours au milieu.
Constatez vous-même, ajouta-t-elle, en I
entraînant François sur la terrasse
pour lui montrer la façade de l’hôtel.
— En effet ! Je suis donc votre pen­
sionnaire n° 3 et je demande à voir ma
chambre. ( -
L’intérieur de la chambre répondait
à l’extérieur de la maison XXe. Fran­
çois n’eut pas la candeur de supposer

=
I
:■
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! H2 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...
i
!j I '..
i que le mobilier troisième République qui

a la garnissait fût celui-là même qui servit


à Jérôme et à sa compagne, encore que
le large lit de cuivre portât nettement
la marque modem’style-camelote du
XXe siècle, ainsi que la table de toilette
en pitchpin et faux marbre. Quant au
fauteuil Voltaire, il était sans âge,
! ■
Louis XV ou Louis-Philippe abâtardi, et
t c’eût été- lui faire beaucoup d’honneur
K; que de le dater du second Empire. Un x

H petit canapé en acajou plaqué de pur


style camelote-Saint-Antoine, recouvert

ir de velours liberty, provoqua l’admiration


de François. Lavoët lui confia qu’un

H! artiste peintre de Londres, en villégia­


ture à Bréhat, avait souhaité acheter ce
Jr| j. canapé et la table de toilette, mais ils ne
s’étaient pas entendus sur le prix.
— Ce canapé a de la valeur, avoua
Ht II
ilt l j ■ François. Les meubles démocratiques de
la troisième République sont très à la
i ■ 1* i : mode en ce moment, particulièrement

h
Il ;
!i I
*
i
L'ILE BRÉHAT 113

ceux qui, en bois plaqué connue celui-ci,


trop légers, trop sommairement construits,
par conséquent éphémères, sont d’autant
plus rares. Les meubles de style camelote
sont presque introuvables aujourd’hui,
et je comprends que le peintre londonien
ait voulu acquérir celui-ci. Votre canapé
vaut au moins cinq mille francs.
L'hôtelier et sa femme échangèrent un
regard ravi. Leur sympathie pour leur
nouveau client s’accrut. Ils lui offrirent
spontanément de l’aider dans ses re­
cherches. Tout ce qui se rattachait à
l’époque du canapé camelote commençait
à les intéresser vivement.
Le premier coup des vêpres tinta.
Lavoët proposa à François de le conduire
à l’église, au grand dépit de Pivon qui
se crut dédaigné et cracha.
— Autrefois, dit-il, faisant allusion
au canapé dont on continuait de s’entre­ ;■

tenir autour de lui, personne ne faisait


attention à ces vieux meubles-là. Ils ne
8
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I

II< CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...
l' ■
valaient rien, la plupart étaient cassés.
; — Il y a à peine une dizaine d’années
fiï, que le style camelote est à la mode, dit
i
François conciliant.
Mais voyant la mine attristée du
pêcheur, il lui offrit de déjeuner encore le
lendemain avec lui.
— Après quoi, nous irons faire
visite à Mlle la Centenaire.
jj - ’ Tout le monde rit, et Pivon, content, .
serra vigoureusement la main du poète.

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* **
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s'il il
iJ ! i Les vêpres étaient commencées lorsque
François, flanqué de Lavoët, entra dans
l’église.
Ce qui frappa d’abord le poète, ce fut
L la voûte de bois en forme de coque de
II ù j navire, d’où pendaient des ex-voto de
■i | j
Bi !
petits bateaux. Il y avait des barques à
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S ! ! '
voiles, des bricks, des goélettes, mais les
plus nombreux étaient les bateaux à
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116 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

vapeur à une ou plusieurs cheminées ;


il y avait aussi des sous-marins et
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quelques hydravions. Tout en écoutant
Y Ave maris Stella, François regardait
les vapeurs jolis comme des joujoux.
Le souvenir lui revint d’une vieille
carte postale de l’an 1905, représentant
le port du Hâvre sillonné de bateaux
à vapeur qui déroulaient leur longue
fumée sur les eaux bleues.
;
— C’est, pensa-t-il, d'un aspect aussi
ancien que les gravures sur bois 'du
xvme siècle ou les estampes du temps

ii?I îilB{ : i
de Robinson Crusoé, qui ne montraient,
I' glissant sur la mer, que des voiliers ou des
bricks aux mâts arachnéens.
Puis, tandis que les voix des enfants
ihr. . de Marie chantaient les psaumes,
François évoqua son aïeul et son
i •i r amie agenouillés dans cette église.
Allait-il retrouver dans le cimetière la
I; plaque funéraire de l’infortunée Pasca-
line? Voici que le curé donnait la béné-
i I
a ( i ;

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dl Il M

J
L'ILE BRÉHAT 117

diction finale. François vit son visage


mystique de Breton. Il devait avoir une
cinquantaine d’années environ, et ses yeux
intelligents plurent au poète.
s Vraiment, les gens de ce pays attiraient
la sympathie. Il regarda du côté des
femmes, mais des Bréhatines en culotte
plissée il ne pouvait apercevoir q’un
profil fervent sous la capuche .à bavolet.
François rêvait :
— Tout passe, tout change... Mais'la
religion demeure. Dans cent ans, il y
aura encore des femmes agenouillées,
le buste incliné et les mains jointes, dans
cette pose de la prière, belle éternelle­
ment...

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