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LES

COQUILLAGES DE M. CHABRE

i non, on ne plantait pas un enfant comme un


chêne. Pourtant, ne voulant désespérer per-
sonne, il lui avait promis de songer à son cas.
Le grand chagrin de M. Chabre était de ne Et, un malin de juillet, il vint lui dire :
pas avoir d'enfant. Il avail épousé une demoi- — Vous devriez partir pour les bains de
selle Calinot, de la maison Desvignes et Cali-. mer, cher monsieur... Oui, c'est excellent. Et
not, la blonde Estelle, grande belle fille de surtout mangez beaucoup de coquillages, ne
dix-huit ans ; el, depuis quatre ans, il attendait, mangez que des coquillages.
anxieux, consterné, blessé de l'inutilité de ses M. Chabre, repris d'espérance, demanda vi-
efforts. vement :
M. Chabre était un ancien marchand de — Des coquillages, docteur?... Vous croyez
grains retiré. Il avail une belle fortune. Bien que des coquillages...?
qu'il eût mené la vie chasle d'un bourgeois — Parfaitement! On a vu le traitement réus-
enfoncé dans l'idée fixe de devenir million- sir. Entendez-vous, tous les jours des huîtres,
naire,iltraînait, àquaranle-cinqans, desjambes des moules, des clovisses, des oursins, des
alourdies de vieillard. Sa face blême, usée arapèdes, môme des homards et dès lan-
par les soucis de l'argent, étail plate et banale goustes.
comme un trottoir. El il se désespérait, car Puis, comme il se retirait, il ajouta négli-
un homme qui a gagné cinquante mille francs gemment, sur le seuil de la porle :
de renies a certes le droit de s'élonner qu'il Ne vous enterrez pas. Madame Chabre
—jeune
soit plus difficile d'être père que d'être riche. est el a besoin de distractions... Allez à
La belle madame Chabre avait alors vingt- Trouville. L'air y est très bon.
deux ans. Elle était adorable, avec son teint Trois jours après, le ménage Chabre parlait.
de pêche mûre, ses cheveux couleur de soleil, Seulement, l'ancien marchand de grains avait
envolés sur sa nuque. Ses yeux, d'un bleu vert, pensé qu'il était complètement inutile d'aller
semblaient une eau dormante, sous laquelle il à Trouville, où il dépenserait un argent fou.
étail malaisé de lire.- Quand son mari se plai- On est également bien dans tous les pays pour
gnait de la stérilité de leur union, elle redres- manger des coquillages; même, dans un pays
sait sa taille souple, elle développait l'ampleur perdu, les coquillages devaient être plus abon-
de ses hanches el de sa gorge; et le sourire dants el moins chers. Quant aux amusements,
qui pinçait le coin de ses lèvres disait claire- ils seraient toujours trop nombreux. Ce n'élait
ment : t Est-ce ma faute? » D'ailleurs, dans le pas un voyage de plaisir qu'ils faisaient.
cercle de ses relations, madame Chabre était Un ami avail enseigné à M. Chabre la petite
regardée commeune personne d'une éducation plage du Pouliguen, près de Saint-Nazaire.
parfaile, incapable de faire causer d'elle, suf- Madame Chabre, après un voyage de douze
fisamment dévote, nourrie enfin dans les heures, s'ennuya beaucoup, pendant la jour-
bonnes traditions bourgeoises par une mère née qu'ils passèrent à Sainl-Nazaire,dans celle
rigide. Seules, les ailes fines de son petit nez ville naissante, avec ses rues neuves tracées
blanc avaientparfois des battements nerveux, au cordeau, pleines encore de chantiers de
qui auraient inquiété un autre mari qu'un an- construction. Ils allèrentvisiter le port, ils se
cien marchand de grains. traînèrent dans les rues, où les magasins hé-
Cependant, le médecin de la famille, le doc- sitent entre les épiceries noires des villages et
teur Guiraud, gros homme fin et souriant, les grandes épiceries luxueuses des villes. Au
avait eu déjà plusieurs conversations particu- Pouliguen, il n'y avait plus un seul chalet à
lières avec M. Chabre. 11 lui expliquait com- louer. Les petites maisons de planches el de
bien la science est encore en retard. Mon Dieu ! plâtre, qui semblent entourer la baie des ba-
222 ROMANS ET NOUVELLES

raques violemment peinturlurées d'un champ — C'est monsieur Hector, dil la servante de
de foire, se trouvaient déjà envahies par des l'hôtel, qui avait entendu. Il accompagne sa
Anglais et par les riches négociants de Nantes. maman, madame rie Plougaslel... Oh! un en-
D'ailleurs, Estelle faisait une moue, en lace de fant bien doux, bien honnête!
ces architectures,. dans lesquelles ries bour- Pendant le déjeuner, à table d'hôte, les
geois artistes avaient donné carrière à leur Chabre assistèrent à une vive discussion. Le
imagination. conservateur des hypothèques, qui prenait ses
On conseilla aux voyageurs d'aller coucher repas à l'hôtel du commerce, vanta la vie pa-
à Guérande. C'élail un dimanche. Quand ils triarcale de Guérande, surtout les bonnes
arrivèrent, vers midi, M. Chabre éprouva un moeurs de la jeunesse. A l'entendre, c'était
saisissement, bien qu'il ne fût pas de nature l'éducation religieuse qui conservait ainsi l'in-
poétique. La vue de Guérande, de ce bijou féo- nocence des habitants. El il donnait des
dal si bien conservé, avec son enceinte forti- exemples, il citait des (ails. Mais un commis
fiée et ses portes profondes, surmontées de | voyageur, arrivé du malin, avec des caisses
mâchicoulis, l'étonna. Estelle regardait la i de* bijoux faux, ricanait, en racontant qu'il
ville silencieuse, entourée, des grands arbres ! avaitaperçu, lelongdu chemin, des tilles cl des
de ses promenades; et, dans l'eau dormante ! garçons qui s'embrassaienl derrière les haies,
de ses yeux, une rêverie souriait. Mais la voi- îl au rail voulu voir les gars du pays, si on
lure roulait toujours, le cheval passa au Irot leur avait mis sous le nez des dames aimables.
sous une porta, el les roues dansèrent sur le | El il finit par plaisantai' la religion, les curés
pavé pointu des rues étroites. Les Chabre j elles religieuses, si bien que le conservateur
n'avaient pas échangé une parole. ; des
hypothèques jeta sa serviette el s'en alla,
— Lu vrai trou ! murmura enfin l'ancien !! suffoqué. Les Chabre avaient mangé, sans
marchand de grains. Les villages, autour de dire un mol, le mari furieux des choses qu'on
Paris, sont mieux bâtis. enlcndail dans tas labiés d'hôle, la. femme
Comme le ménage descendait de voiture de- ! paisible et souriante, comme si elle ne com-
vaut l'hôtel du Commerce, situé au centre de j prenait pas.
la ville, à côlé de l'église, justement on sor- j Pour occuper l'après-midi, le ménage visita
tait de la grand'messe. Pendant que son mari ; Guérande. Dans l'église Saint-Aubin, il faisait
s'occupait des bagages, Estelle lit quelques ': une fraîcheur délicieuse. Ils s'y promenèrent
pas, très intéressée par le défilé des fidèles, I doucement, levant les yeux vers les hautes
dont un grand nombre portaient ries costumes j voûtas, sous leseiuelles ries faisceaux de co-
originaux. Il y avail là, en blouse blanche et lonnellcs montant comme des l'usées rie pierre.
en eu loi le bouffante, des paludiers qui vivent : Ils s'arrêtèrent devant, les sculptures étranges
dans les marais salants, dont le vasle désert j des chapiteaux, où l'on voit des bourreaux scier
s'étale entre Guérande et le Croisic. Il y avail j| des patients en deux, et les faire cuire sur des
aussi des métayers, race complètement dis- ' grils, tandis qu'ils alimentent le l'eu avec rie
tincta, qui portaient la courte veste rie drap et ! gros soufflets. Puis, ils parcoururent les cinq
ta large chapeau rond. Mais Estelle fut sur- ou six rues rie la ville, et M. Chabre garda son
tout ravie par le costume riche d'une jeune opinion : décidément, c'était un trou, sans le
lille. La coiffe la serrait aux tempes et se ter- moindre commerce, une de ces vieilleries du
minait en pointe. Sur son corset rouge, garni moyen âge, comme on en avail lanl démoli
de larges manches à revers, s'appliquait un déjà. Les rues étaient désertas, bordées de
plastron de soie broché de fleurs voyantes. Et maisons à pignon, qui se lassaient les unes
une ceinture, aux broderies d'or et d'argent, contre les autres, pareilles à de vieilles femmes
serrait ses trois jupes de drap bleu superpo- lasses. Des toits pointus, des poivrières cou-
sées, piissées à plis serrés; tandis qu'un vertes d'ardoises clouées, des tourelles d'angle,
long tablier de soie orange descendait, en lais- des restes rie sculptures usés par le temps,
sant à découvert ses bas de laine rouge et ses faisaient de certains coins silencieux comme
pieds chaussés de petites mules jaunes. des musées dormant au soleil. Estelle, qui
— S'il est permis! dil M. Chabre, qui venait lisait des romans depuis qu'elle élail mariée,
de se planter derrière sa femme. 11 faut êlre avail des regards langoureux, en examinant
en llrelagne pour voir un pareil carnaval. les fenêtres à petites vitres garnies rie plomb.
Estelle ne répondit pas. Un grand jeune Elle songeait à W al ter Scott.
homme, d'une vingtaine d'années, sortait de Mais, quand les Chabre sortirent rie la ville
l'église, en donnant le bras aune vieille dame. pour en faire le tour, ils hochèrent la tête et
11 élail 1res blanc de peau, la mine lière, tas durent convenir que c'élail vraiment gentil.
cheveux d'un blond fauve. On aurait dil un Les murailles de granit se développent sans
géanl, aux épaules larges, aux membres déjà une brèche, dorées par le soleil, inlacles
bossues de muscles, el si tendre, si délicat comme au premier jour. Des draperies de
pourtant, qu'il avait la ligure rose d'une jeune lierre et de chèvrefeuille pendent seules des
fille, sans un poil aux joues. Comme Estelle le mâchicoulis. Sur les tours, qui flanquent les
regardait fixement, surprise de sa grande remparts, des arbustes ont poussé, des genêts
beauté, il tourna la têle, la regarda une se- d'or, des giroflées de flamme, dont les pa-
conde, el rougit. naches rie fleurs brûlent élans le ciel clair.
— Tiens! murmura M. Chabre, en voilà un Et, tout autour de la ville,-s'étendentdes pro-
au moins qui a une figure humaine. Ça fera menades ombragées de grands arbres, des
un beau carabinier. ormes séculaires, sous lesquels l'herbe pousse.
LES COQUILLAGES DE M. CHABRE 223

On marche là à petits pas, comme sur un petites villes à l'horizon. Je vous conseille
lapis, en longeant les anciens fossés, comblés d'aller à Piriac...
par endroits, changés plus loin en mares sta- El il fournit des détails. Piriac était à trois
gnantes, donl les eaux moussues ont d'étranges lieues. Il avait un oncle dans les environs.
reflets. Des bouleaux, contre les murailles, y Enfin, sur une question de M. Chabre, il
mirent leurs troncs blancs. Des nappes de affirma que les coejuillages s'y trouvaient en
plantes y étalent leurs cheveux verts. Des abondance.
coups de lumière glissent entre les arbres, La jeune femme lapait l'herbe rase du bout
éclairent des coins mystérieux, des enfonce- de son ombrelle. Le jeune homme ne levait
ments de poterne, où les grenouilles niellent pas les yeux sur elle, comme très embarrassé
seules leurs sauts brusques el effarés, dans par sa présence.
le silence recueilli ries siècles morts. — Une bien jolie ville que, Guérande, mon-
— 11 y a dix tours, je les ai comptées! s'écria sieur, finit par dire Estelle de sa voix flùlée.
M. Chabre, lorsqu'ils furent revenus à leur
— Oh! bien jolie, balbutia Hector, en la
point de tléparl. dévorant brusquement du regard.
Les quatre portas de la ville l'avaient sur-
tout frappé, avec leur porche étroit et pro-
fond, où une seule voilure pouvait passer à
la fois. Est-ce que ce n'était pas ridicule, au Il
dix-neuvième siècle, de rester enfermé ainsi?
C'esl lui qui aurait rasé tes portas, rie vraies
citadelles, trouées de meurtrières, aux murs Un malin, trois jours après l'installation du
si épais, qu'on aurait pu bâtir à leur place ménage à Piriac, M. Chabre, debout sur la
deux maisons rie six étages! plate-forme de la jetée qui protège le petit
— Sans compter, ajoula-l-il, tas matériaux port, surveillait placidement ta bain d'Estelle,
qu'on retirerait également, des remparts. en train rie laire la planche. Le soleil était
Us étaient alors sur le Mail, vaste prome- déjà très chaud; el, correctement habillé, en
nade exhaussée, formant un quart rie cercle, redingote noire el en chapeau de feulre, il
do la porta rie l'est à la porle de sud. Estelle s'alirilail sous une ombrelle de touriste, à
restait songeuse, enlace de l'admirable hori- doublure verte.
zon qui s'étendait à des lieues, au delà des — Est-elle bonne? riemanda-l-il pour avoir
toitures du faubourg. C'était d'abord une l'air de s'intéresser au bain de sa femme.
bande rie nature puissante, des pins lordus — Très
bonne ! répondit Estelle, en se rc-
par les venls de-la mer, des buissons noueux, mctlanl sur le ventre.
loule une végétation d'une verdure noire. Jamais M. Chabre no se baiguail. 11 avail
Puis s'étendait te désert des marais salants, une grande terreur de l'eau, qu'il dissimulait
l'immense plaine nue, avec les miroirs des en disant que les médecins lui défendaient
bassins carrés et les blancheurs des pelils las formellement les bains de mer. Quand une
de sel, qui s'allumaient sur la nappe grise des vague, sur le sable, roulait jusqu'à ses se-
sables. El, plus loin, à la limita du ciel, melles, il se reculait avec un tressaillement,
l'Océan mettait sa profondeur bleue. Trois comme devant une bête méchante montrant
voiles, dans ce bleu, semblaient trois hiron- les dénis. D'ailleurs, l'eau aurait dérangé sa
delles blanches. correction habituelle, il ta trouvait malpropre
— Voici le jeune homme rie ce malin, dit el inconvenante.
tout d'un coup M. Chabre. Tu ne trouves pas — Alors, elle est bonne? répéla-l-il, étourdi
qu'il ressemble au petil des Larivière? S'il par la chaleur, pris d'une somnolence in-
avail une bosse, ce serait Loul à l'ail ça. quiète sur ce bout de jetée.
Estelle s'élail lentement tournée. Mais Estelle ne répondit pas, ballant l'eau de
Hector, piaulé au bord du Mail, l'air absorbé, ses bras, nageant en chien. D'une hardiesse
lui aussi, par la vue lointaine de la mer, ne garçonnière, elle se baignait pendant des
parut pas s'apercevoir qu'on le regardait. heures, ce qui consternait son mari, car il
Alors, la jeune femme se remit lentement à croyait décent de l'attendre sur le bord. A
marcher. Elle s'appuyait sur la longue canne Piriac, Estelle avail Irouvé le bain qu'elle ai-
de son ombrelle. Au boni d'une dizaine de mait. Elle dédaignait la plage en pente, qu'il
pas, te îiaiuri de l'ombrelle se détacha. Et les faut descendre longtemps, avant d'enfoncer
Chabre entendirent une voix derrière eux. jusqu'à la ceinture. Elle se rendait à l'extré-
— Madame, madame... mité de la jetée, enveloppée dans son pei-
C'élail Hector qui avait ramassé le noeud. gnoir de molleton blanc, ta laissait glisser de

Mille fois merci, monsieur, dit Estelle ses épaules et piquait tranquillement'unetète.
avec son tranquille sourire. 11 lui fallait six mètres de fond, disait-elle,
Il était bien doux, bien honnête, ce garçon. pour ne pas se cogner aux rochers. Son cos-
Il plut loul de suite à M. Chabre, qui lui confia tume de bain sans jupe, fait d'uneseule pièce,
son embarras sur le choix d'une plage et lui dessinait sa haute taille; et la longue cein-
demanda même des renseignenienlsT Hector, ture bleue qui lui ceignait les reins ta cam-
très timide, balbutiait. brait, les hanches balancées d'un mouvement
— Je ne crois pas que vous trouviez ce que rythmique. Dans l'eau claire, les cheveux em-
vous cherchez ni au Croisic ni au bourg de prisonnés sous un bonnet de-caoutchouc,d'où
Balz, dit-il en montrant les clochers de ces s'échappaient des mèches folles, elle avait la
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souplesse d'un poisson bleuâtre, à tête de — C'est votre mari, n'est-ce pas, ce mon-
femme, inquiétante el rose. sieur loul seul qui esl là-bas sur la jelée?
M. Chabre était là depuis un quart d'heure, demanda Hector.
sous le soleil ardent. Trois fois déjà, il avait — Oui, monsieur, répondit elle.
consulté sa montre. Il finit par se hasarder à El ils se turent rie nouveau. Ils regardaient
dire timidement : le mari, grand comme un insecte noir, au-
Tu restes bien longtemps, ma bonne... dessus de la mer. M. Chabre, très intrigué,
—devrais
Tu sortir, les bains si longs te fati- se haussait davantage, en se demandant
guent. quelle connaissance sa femme avait bien pu
— Mais j'entre à peine! cria la jeune femme. rencontrer en plein Océan. C'était indubitable,
On esl comme dans du lait. sa femme causait avec le monsieur. Il les
Puis, se remettant sur te dos : voyait tourner la lête l'un vers l'autre. Ce de-
— Si tu t'ennuies, lu peux l'en aller... Je vait être un de leurs amis de Paris. Mais il
n'ai pas besoin de toi. avail beau chercher, il ne trouvait personne
11 protesta de la tête, il déclara qu'un mal- dans leurs relations qui aurait osé s'aventurer
heur est si vite arrivé! Et Estelle souriait, en ainsi. El il attendait, en imprimant à son
songeant de quel beau secours lui sérail son ombrelle un mouvement de toupie, pour se
mari, si elle était prise d'une crampe. Mais, distraire.
brusquement, elle regarda de l'autre côlé de — Oui, expliquaitHector à la belle madame
la jetée, dans la baie qui se creuse à gauche Chabre, je suis venu passer quelques jours
du village. chez mon oncle, dont vous apercevez là-bas
— Tiens! dit-elle, qu'est ce qu'il y a donc le château, à mi-côte. Alors, tous les jours,
là-bas? Je vais voir. pour prendre mon bain, je pars de celle
Et elle fila rapidement, par brassées longues pointe, en face de la terrasse, el je vais jus-
et régulières. qu'à la jelée. Puis, je retourne. En loul, deux
Estelle! Estelle! criait M. Chabre. Veux- kilomètres. C'esl un exercice excellent... Mais
—bien
tu ne pas l'éloigner!... Tu sais que je vous, madame, vous êtes très brave. Je n'ai
déleste les imprudences. jamais vu une dame aussi brave.
Mais Estelle ne l'écoutait pas, il dut se ré- — Oh! dit Estelle, toute petite j'ai pa-
signer. Debout, se haussant pour suivre la taugé... L'eau me connaît bien. Nous sommes
tache blanche que le chapeau de paille de sa de vieilles amies.
femme faisait sur l'eau, il se contenta de Peu à peu, ils se rapprochaient, pour ne
changer de main son ombrelle, sous laquelle pas avoir à crier si fort. La mer, par celle
l'air surchauffé le suffoquait de plus en chaude matinée, dormait, pareille à un vaste
plus. pan dé moire. Des plaques de salin s'éten-
— Qu'a-t-elle donc vu? murmurait-il. Ah! daient, puis des bandes qui ressemblaient à
oui, celte chose qui flotte là-bas... Quelque une étoffe plissée, s'allongeaient, s'agrandis-
saleté. Un paquet d'algues, bien sûr. Ou un saient, portant au loin le léger frisson des
baril... Tiens, non, ça bouge. courants. Quand ils furent près l'un de l'autre
Et, tout d'un coup, il reconnut l'objet la conversation devint plus intime.
— Mais c'est un monsieur qui nage! L'admirable journée! El Hector indiquait à
Estelle, cependant, après quelques brassées, Estelle plusieurs points ries côtes. Là, ce
avail aussi parfaitement reconnu que c'élail village, à un kilomètre rie Piriac, c'élail
un monsieur. Alors, elle cessa de nager droit Porl-aux-Loups; en face, se trouvait le
à lui, ce qu'elle sentait peu convenable. Mai?, Morbihan, dont les vastes falaises blanches
par coquetterie, heureuse de montrer sa bar se délachaienl avec la netteté d'une touche
diesse, elle ne revint pas à la jetée, elle con d'aquarelle; enfin, de l'autre côlé, vers la
tinua de se diriger vers la pleine mer. Elle ! pleine mer, l'île Dumet faisait une tache
avançait paisiblement, sans paraître aperce- ' grise, au milieu de l'eau bleue. Estelle, à
voir te nageur. Celui-ci, comme si un cou- chaque indication, suivait le doigt d'Hector,
rant l'avait porté, obliquait peu à peu vers s'arrêtait un instant pour regarder. Et cela
elle. Puis, quand elle se Lourna pour revenir l'amusait de voir ces côtes lointaines, les
à la jetée, il y eul une rencontre qui parut yeux au ras de l'eau, dans un infini limpide.
toute fortuite. Quand elle se lournait vers le soleil, c'était
— Madame,votre sanléestbonne?demanda un éblouissement, la mer semblailse changer
poliment le monsieur. en un Sahara sans bornes, avec la réverbé-
-—
Tiens! c'est vous, monsieur! dil gaie- ration aveuglante de l'astre sur l'immensité
ment Estelle. "décolorée des sables.
Et elle ajouta avec un léger rire : 1
p — Comme c'est beau! murmurait-elle,
— Comme on se retrouve tout de même ! '•comme c'est beau!
C'était le jeune Hector de Plougastel. 11 res- Elle se mil sur le dos pour se reposer. Elle
tait très timide, très fort el 1res rose dans ne bougeait plus, tas mains en croix, ta têle
l'eau. Un instant, ils nagèrent sans parler, à rejelée en arrière, s'abandoniianl. Et ses
une dislance décente. Ils étaient obligés de jambes blanches, ses bras blancs flottaient.
hausser la voix pour s'entendre. Pourtant, — Alors., vous êtes né à Guérande,monsieur?
Estelle crut devoir se' montrer polie. denianda-l-elle.
Nous vous remercions de nous avoir in- Afin de causer plus commodément, Hector

diqué Piriac... Mon mari est enchanté. se mit également sur le dos.
Mais clic s'était habituée à ce deuil, tant le petit cimetière avait une douceur gaie.
15
LES COQUILLAGES DE M. CHABRE •227

— Oui, madame, répondit-il. Je ne suis — L'eau est bonne, monsieur? demanda


jamais allé qu'une fois à Nantas. t-il avec politesse.
11 donna des détails sur son éducation. Il
— Très bonne, monsieur, répondit Hector
avait grandi auprès de sa mère, qui était Le bain continua sous les yeux du mari,
d'une dévotion étroite, et qui gardait intactes qui n'osait plus se plaindre, bien que ses
les traditions de l'ancienne noblesse. Son pieds fussent cuits par les pierres brûlantes.
précepteur, un prêtre, lui avail appris à peu Au bout de la jetée, la mer était d'une trans-
près ee qu'on apprend dans les collèges, en parence admirable. On apercevait nettement
y ajoutant beaucoup de catéchisme" el de le fond, à quatre ou cinq mètres, avec son
blason. 11 montait à cheval, lirait l'épée, sable fin, ses quelques galets mettant une
était rompu aux exercices du corps. Et, avec tache noire ou blanche, ses herbes minces,
cela, il semblait avoir une innocence de debout, balançant leurs-longs cheveux. Et ce
vierge, car il communiait tous les huit jours, fond limpide amusait beaucoup Estelle. Elle
ne lisait jamais de romans, et devait épouser nageait doucement, pour ne pas trop agiter
à sa majorité une cousine à lui, qui était la surface; puis, penchée, avec de l'eau
laide. jusqu'au nez, elle regardait sous elle se

Comment! vous avez vingt ans à peine! dérouler le sable el les gâtais, dans la mysté-
s'écria Estelle, en jetant un coup d'oeil rieuse et vague profondeur. Les herbes sur-
élonné sur ce colosse enfant. tout lui donnaient un léger frisson, lorsqu'elle
Elle devint malerr.elle. Celle fleur de la passait au-dessusd'elles. C'étaient des nappes
forte race bretonne l'intéressait.-Mais, comme verdâlres, comme vivantes, remuant des
ils restaient tous deux sur ta dos, les yeux feuilles découpées el pareilles à un fourmil-
perdus dans la transparence du ciel, ne lement de pâlies de crabes, les unes courtes,
s'inquiétanl. plus autrement de la ferre, ils ramassées, tapies entre deux roches, les
furent poussés si près l'un de l'autre, qu'il autres dégingandées, allongées et souples
la heuida légèrement. ainsi que des serpents. Elle jetait de petits
— Oh ! pardon! dit-il. cris, annonçant ses découvertes.
11 plongea, reparut quatre mètres plus
— Oh! celle grosse pierre! on dirait qu'elle
loin. Elle s'élail remise à nager el riait bouge... Oh! cet arbre, uu vrai arbre, avec
beaucoup. des branches!... Oh! ça, c'esl un poisson! Il
— (l'est un abordage,11criail-cllc. file i aide.
Lui, était très rouge. se rapprochait, eu Puis, loul d'un coup, elle se récria.
la regardant sournoisement. Elle lui semblait — Qu'est-ce que c'est donc? un bouquet
délicieuse, sous son chapeau de paille rie mariée!... Comment! il y a des bouquets
rabattu. On ne voyait que son visage, tlonl le de mariée dans la mer?... Voyez, si on ne
menton à fossette trempait dans l'eau. dirait pris des lieu: s blanches. C'est 1res joli,
Quelquesgouttes lombantries mèches blondes 1res joli...
échappées du bonnet incitaient des perles Aussitôt lleclor plongea. Kl i! reparut,
dans ta duvet des joues. El rien n'était tenant une. poignée d'herbes blanchâtres, qui
exquis comme ce sourire, celte tête de jolie tombèrent et se fanèrent en sortant de l'eau.
femme qui s'avançait à petit bruit, en ne — .levons remercie bien, dil Estelle. Il ne
laissant derrière elle qu'un filet d'argent. fallait pas vous donner la peine... 'tiens!
Hector devint plus rouge encore, lorsqu'il mon ami, garde-moi ça.
s'aperçut qu'Estelle se savait regardée et Et elle jeta la poignée d'herbes aux pieds
s'égayait de la singulière figure qu'il devait de M. Chabre. Pendant un instant encore, la
faire. jeune femme cl le jeune homme nagèrent.
— Monsieur votre mari parait s'impa- Ils faisaient une écume bouillonnante, avan-
tiente'', dit-il pour renouer la conversation. çaient par brassées saccadées. Puis, loul
— Oh! non, répondil-ellc tranquillement, d'un coup, leur nage semblait s'endormir,
il a l'habitude de m'allendre, quand je prends ils glissaient avec, lenteur, en élargissant
mon bain. seulement autour d'eux des cercles qui
A la vérité, M. Chabre s'agitait. 11 faisait oscillaient et se mouraient.C'était comme une
quatre pas en avant,, revenait, puis reparlait, intimité discrète et sensuelle, de -se rouler
en imprimant à son ombrelle un mouvement ainsi dans le même Ilot. Hector, à mesure que
de rotation plus vif, dans l'espoir de se l'eau se refermailsur lecorps fuyant d'Estelle,
donner de l'air. La conversation de sa femme cherchait à se.glisser dans le sillage qu'elle
avec le nageur inconnu commençait à le laissait, à retrouver la place et la tiédeur de
surprendre. ses membres. Autour d'eux, la mer s'élail
Estelle songea tout à coup qu'il n'avail calmée encore, d'un bleu dont la pâleur tour-
peut-être pas reconnu Hector. nait au rose.
— Je vais lui crier que c'est vous, dit-elle. — Mabonne,lu vas prendre froid, murmura
Et, lorsqu'elle put être entendue de la M. Chabre qui suait à.grosses gouttes.
ami,'répondit-elle.
-— Je sors, mon
jelée, elle haussa la voix.
— Tu sais, mon ami, c'esl ce monsieur de Elle sorlil en effet, remonta vivement à
Guérande qui a été si aimable. l'aide d'une chaîne, le long du talus oblique
— Ah! très bien, très bien, cria à son tour de la jetée. Hector devait guetter sa sortie..
M. Chabre. Mais, quand il leva la tète au bruit de pluie
Il ôla son chapeau et salua. ' qu'elle faisait, elle était déjà sur la plate-
"2:8 ROMANS ET NOUVELLES

forme, enveloppée dans son peignoir. Il eut qui péchait loule la journée, avec de l'eau
une ligure si surprise el si contrariée, qu'elle jusqu'à la ceinture. Ce petit monde faisait
sourit, en grelottant un peu; et elle grelottait, peu de bruit. On se saluait, quand on se ren-
parce qu'elle se savait charmante, agitée ainsi contrait, et les relations n'allaient pas plus
d'un frisson, grande, détachant sa silhouette loin. Sur le quai désert, la grosse émotion
drapée sur le ciel. élait de voir de loin en loin deux chiens se
Le jeune homme dut prendre congé. bal Ire.
— Au plaisir de vous revoir, monsieur, dil Estelle, habituée au vacarme de Paris, se
le mari. serait ennuyée mortellement, si Hector n'avait
El, pendant qu'Estelle, en courant sur les fini par leur rendre visite tous tas jours. II
dalles de la jelée, suivait au-dessus de l'eau devint le grand ami de M. Chabre, à la suite
la têle d'Heclor qui relraversait la baie, d'une promenade qu'ils firent ensemble sur
M. Chabre venait derrière elle, gravement, la côte. M. Chabre, dans un moment d'expan-
tenant à la main l'herbe marine cueillie par sion, confia au jeune homme le motif de leur
le jeune homme, le bras tendu pour ne pas voyage, loul en choisissant les ternies les
mouiller sa redingote. plus chasles pour ne pas offenser la pureté
de ce grand garçon. Lorsqu'il eul expliqué
scientifiquement pourquoi il mangeait tant de
coquillages, Hector, stupéfié, oubliant de
111
rougir, le regarda de la lôle aux pieds, sans
songer à cacher sa surprise qu'un homme
Les Chabre avaient loué à Piriac le premier pût avoir besoin de se mettre à un tel régime.
élage d'une grande maison, donl les fenêtres Cependant, le lendemain, il s'élail présenté
donnaient sur la mer. Comme en ne trouvait avec un petil panier plein de clovisses, que
dans le village que des cabarets borgnes, ils l'ancien marchand rie grains avait accepté
avaient dû prendre une femme du pays, qui d'un air de reconnaissance. El, depuis ce
leur faisait la cuisine. Une étrange cuisine jour, 1res habite à lotîtes les pêches, connais-
par exemple, des rôtis réduits en chai bon, et sant chaque roche de la baie, il ne venait
des sauces de couleur inquiétante, devant plus sans apporter des coquillages. 11 lui fit
lesquelles Estelle préférait manger du pain. manger des moules superbes qu'il allait ra-
Mais, comme le disait M. Chabre, on n'élail masser à mer basse, des oursins qu'il ouvrait
pas venu pour la gourmandise. Lui, d'ailleurs, el nettoyait en se piquant les doigts, ries ara-
ne touchait guère aux rôtis ni aux sauces. Il pèdes qu'il détachait des rochers avec la pointe
se bourrait de coquillages, matin et soir, d'un couteau, loules sortes de bêles qu'il ap-
avec une conviction d'homme qui s'administre pelait de noms barbares, el auxquelles il
une médecine. Le pis étail qu'il délestait ces n'avail jamais goûté lui-même. M. Chabre,
bêtes inconnues, aux formes bizarres, élevé enchanté, n'ayant plus à débourser un sou,
dans une cuisine bourgeoise, fade el lavée, se confondait en remerciements.
ayant un goût d'enfant pour les sucreries. Maintenant, Hector trouvait toujours un
Les coquillages lui emportaient la bouche, prétexta pour entrer. Chaque fois qu'il arri-
salés, poivrés, de saveurs si imprévues et si vait avec son petit panier, el qu'il rencontrait
fortes, qu'il ne pouvait dissimuler une Estelle, il disait la même phrase :
grimace en les avalant; mais il aurait avalé — J'apporte des coquillages pour M. Cha-
les coquilles, s'il l'avait fallu, tant il s'entê- bre.
tait dans son désir d'être père. Et lotis deux souriaient, les yeux rapetisses
— Ma bonne, lu n'en manges pas ! criait-il et luisants. Les coquillages de M. Chabre les
souvent à Estelle. amusaient.
Il exigeait qu'elle en mangeât autant que Dès lors, Estelle trouva Piriac charmant.
lui. C'élail nécessaire pour ta résultat, disait- Chaque jour, après le bain, elle faisait une
il. El des discussions s'engageaient. Estelle promenade avec Hector. Son mari les suivait
prétendait que le docteur Guiraud n'avait pas à distance, car ses jambes étaient lourdes, et
parlé d'elle. Mais lui, répondait qu'il étail lo- ils allaient souvent trop vile pour lui. Hector
gique de se soumettre l'un el l'autre au trai- montrait à la jeune femme les anciennes
tement. Alors, la jeune femme pinçait les splendeurs de Piriac, des restes de sculptures,
lèvres, jetait de clairs regards sur l'obésité des portes et des fenêtres à rinceaux, très dé-
blême de son mari. Un irrésistible sourire licatement travaillées. Aujourd'hui, la ville de
creusait légèrementla fossette de son menton. jadis est un village perdu, aux rues barrées
Elle n'ajoutait rien, n'aimant à blesser per- de fumier, étranglées entre des masures
sonne. Môme, ayant découvert un parc noires. Mais la solitude y est si douce, qu'Es-
d'huîtres, elle avait fini par en manger une telle enjambait les coulées d'erdure, inté-
douzaine à chacun rie ses repas. Ce n'était ressée par le moindre bout de muraille, je-
point que, personnellement, elle eût besoin tant des coups d'oeil surpris dans les inté-
d'huîtres, mais elle les adorait. rieurs des habitants, où tout un bric-à-brac
La vie, à Piriac, élail d'une monotonie en- de misère traînait sur la terre battue. Hector
sommeillée. 11 y avail seulement trois fa- l'arrêtait devant des figuiers superbes, aux
milles de baigneurs, un épicier en gros de larges feuilles de cuir velu, dont les jardins
Nantas, un ancien notaire de Guérande, sont plantés, et qui allongent leurs branches
homme sourd et naïf, un ménage d'Angers I par-dessus les clôtures basses. Ils entraient
LES COQUILLAGES DE M. CHABRE 229

dans les ruelles les plus étroites, ils se pen- suite d'une bannière blanche portée par une
chaient sur bs margelles des puits, au fond grosse fille aux bras hâlés, piétinait la queue
desquels ils apercevaient leurs images sou- des fidèles, qui se traînait avec un fort bruit
riantes, dans l'eau claire, blanche comme de sabots, pareille à un troupeau débandé.
une glace; tandis que, derrière eux, M. Cha- Quand la procession passa sur le port, les
bre digérait ses coquillages, abrité sous la bannières el les coiffes blanches des femmes
percaline verte de son ombrelle, qu'il ne se détachèrent au loin sur le bleu ardent de la
quittait jamais. mer; el ce lent cortège dans le soleil prit une
Une des grandes gaietés d'Estelle étail les grande pureté.
oies et les cochons, qui se promenaient en Le cimetière attendrissait beaucoup Estelle.
bandes, librement. Dans les premiers temps, Elle n'aimait pas les choses trisles, d'habi-
elle avail eu 1res peur des cochons, dont tes tude. Le jour de son arrivée, elle avail eu un
allures brusques, les niasses de graisse rou- frisson, en apercevanL toutes ces tombes, qui
lant sur des pattes minces, lui donnaient ta se trouvaient sous sa fenêtre. L'église était
continuelle inquiétude d'être heurtée et ren- sur le port, entourée des croix, dont les bras
versée; ils étaient aussi bien sales, le ventre se tendaient vers l'immensité des eaux et du
noir de boue, le groin barbouillé, ronflant à ciel; el, les nuits de vent, les souffles du
terre. Mais llectar lui avait juré que tas co- large pleuraient dans celle forêt de planches
chons étaient les meilleurs enfants du monde. noires. Mais elle s'élail vile habituée à ce
Et, mainlenanl, elles'amusaitde leurs courses deuil, tant le petit cimelière avail une dou-
inquiétas à l'heure de ta pâtée, el e s'émerveil- ceur gaie. Les morts semblaient y sourire, au
lail de leur robe de soie rose, d'une fraîcheur milieu des vivants qui les coudoyaient.
de robe de bal, quand il avait plu. Les oies aussi Comme le cimelière était clos d'un mur bas,
l'occupaient. Dans un trou à fumier, au bout à hauteur d'appui, et qu'il bouchait le pas-
d'une ruelle, souvent deux bandes d'oies ar- sage au centre même de Piriac, les gens ne se
rivaient, chacune de son côlé. Elles sem- gênaient point pour enjamber le mur et suivre
blaient se saluer d'un claquement de bec, se les allées, à peine tracées dans les hautes
mêlaient, happaient ensemble des épluchures herbes. Les enfants jouaient là, une déban-
de légumes. Une, en l'air, au sommet du tas, dade d'enfants lâchés au travers des dalles de
l'oeil rond, le cou raidi, comme calée sur ses granit. Des chats blottis sous des arbustes
pattes el gon'Ianl le duvet blanc de sa panse, bondissaient brusquement, se poursuivaient;
avail une majesté tranquille de souverain, au souvent, on y enlendail des miaulements de
grand nez jaune; tandis que les autres, le cou chaltes amoureuses, dont on voyait tas sil-
plié, cherchaient à terre, avec une musique houettes hérissées et les grandes queues ba-
rauque. Puis, brusquement, la grande oie layant l'air, (.'était un coin délicieux, envahi
descendait en jetant un-cri ; el les oies de sa par les végétations folles, planté rie fenouils
bande la suivaient, tous les cous allongés du gigantesques, aux larges ombelles jaunes,
même côlé, filant en mesure dans un déta- d'une odeur si pénétrante, qu'après les jour-
chement d'animaux infirmes. Si un chien pas- nées chaudes, des souffles el'anis, venus des
sait, les cous se tendaient davantage et sif- lombes, embaumaient Piriac tout entier. Et,
flaient. Alors, la jeune femme battait ries la nuit, quel oliamp tranquille el tendre! La
mains, suivait le défilé majestueux des deux paix du village endormi semblait sortir du ci-
sociétés qui rentraient chez elles, en personnes metière. L'ombre effaçait les croix, des prome-
graves appelées par des affaires importantes. neurs attardés s'asseyaient sur des bancs de
Lin des amusements élail encore rie voir se granit, contre le mur, pendant que la mer, en
baigner les cochons el les oies, qui descen- face, roulait ses vagues, dont la brise appor-
daient l'après-midi sur la plage prendre leur tait la poussière salée.
bain, comme des hommes. Eslelle, un soir qu'elle rentrait au bras
Le premier dimanche, Estelle crut devoir d'Hector, eut l'envie de traverser ta champ
aller à la messe. Elle ne pratiquait pas, à déserl. M. Chabre trouva l'idée romanesque et
Paris. Mais, à la campagne, la messe était une prolesta en suivant le quai. Elle dut quitter le
dislraction, une occasion de s'habiller el de bras du jeune homme, tant l'allée étail étroite.
voir du monde. D'ailleurs, elle y retrouva Au milieu des hautes herbes, sa jupe faisait
Hector lisant dans un énorme paroissien à re- un long bruit. L'odeur des fenouils était si
liure usée. Par-dessus le livre, il ne cessa de forte, que les chaltes amoureuses ne se sau-
la regarder, les lèvres sérieuses, mais les vaient point, pâmées sous les verdures.
yeux si luisants, qu'on y devinait des sourires. Comme ils entraient dans l'ombre de l'église,
A la sortie, il lui offrit le bras, pour traverser elle sentit à sa taille la main d'Hector. Elle
le petit cimelière qui entoure l'église. El, eut peur et jeta un cri.
l'après-midi, après tas vêpres, il y eut un — C'esl bêle! dit-elle, quand ils sortirent
aulre spectacle^ une procession à un calvaire de l'ombre, j'ai cru qu'un revenant m'em-
planté au bout du village. Un paysan marchait portait.
le premier, tenant une bannière de soie vio- Hector se mit à rire et donna une expli-
lette brochée d'or, à hr.moe rouge. Puis, deux cation.
longues filesde femmes s'espaçaient largement. — Oh! une branche, quelque fenouil qui a
Les prêlres venaient au milieu, un curé, un fouetté vos jupes!
vicaire et le précepteur d'un château voisin, Ils s'arrêtèrent, regardèrent les croix autour
chantant à pleine voix. Enfin, derrière, à la d'eux, ce profond calme de la morl qui les
230 ROMANS ET NOUVELLES

attendrissait; el, sans ajouter un mol, ils s'en du i notaire sourd de Guérande, lui semblait
allèrent, très troublés. plus
] tumultueuse que F existence bruyante des
— Tu as eu peur, je l'ai entendue, dil plages à la mode. Au bout de quinze jours,
M. Chabre. C'est bien fait! M. Chabre, qui s'ennuyait à mourir, voulut
A la mer haute, par distraction, on allait rentrer à Paris. L'effet des coquillages, disait-
voir arriver les bateaux de sardines. Lors- il, devait êlre produit. Mais elle se récria.
qu'une voile se dirigeait vers le port, Hector — Oh! mon ami, lu n'en as pas
mangé
la signalait au ménage. Mais le mari, dès le assez... Je sais bien, moi, qu'il l'en faut encore.
sixième bateau, avait déclaré que c'était fou-
jours la même chose, Estelle, au contraire, ne
paraissait pas se lasser, trouvait un plaisir de IV
plus en plus vif à se rendre sur la jetée. II
fallait courir souvent Elle sautait sur les
grosses pierres descellées, laissait voler ses Un soir, Heclor dil au ménage :
jupes qu'elle empoignait d'une main, alin de — Nous aurons demain une grande marée...
ne pas tomber. Elle étouffait, en arrivant, les Ou pourrait aller pêcher des crevettes.
mains à son corsage, renversée en arrière La proposition parut ravir Estelle. Oui, oui,
pour reprendre baleine. El Hector la trouvait il fallait aller pêcher des crevettes! Depuis
adorable ainsi, décoiffée, l'air hardi, avec son longtemps, elle se promettait celte partie.
allure garçonnière. Cependant, le bateau était M. Chabre éleva des objections. D'abord, on
amarré, les pêcheurs moulaient les paniers ne prenait jamais rien. Ensuite, il était plus
de sardines, qui avaient des reflets d'argent simple d'acheter, pour une pièce de vingt
au soleil, des bleus et des roses de saphir et sons, la .pêche de quelque femme du P'ys,
de rubis pâles. Alors, le jeune homme four- sans se mouillerjusqu'aux reins et s'écorcher
nissait toujours les mêmes explications : les pieds. Mais il dut céder devant l'enthou-
chaque panier contenait mille sardines, le siasme de sa femme. El les préparatifs furent
mille valait un prix fixé chaque matin selon considérables.
l'abondance de la pêche, les pêcheurs parta- Hector s'était chargé de fournir les filets.
geaient le produit de la vente, après avoir M. Chabre, malgré sa peur de l'eau froide,
abandonné un tiers pour le propriétaire du avail déclaré qiCil serait de la parlie; el, du
bateau. El il y avait encore la salaison qui se moment qu'il consentait à pêcher, il enten-
faisait loul de suite, dans (les caisses rie bois dait pêcher sérieusement. Le matin, il fit
percées rie trous, pour laisser l'eau de la sau- graisser une paire de hottes. Puis, il s'habilla
mure s'égouller Cependant, peu à peu, Estelle entièrement de toile claire; mais sa femme ne
et sou compagnon négligèrent les sardines. put obtenir qu'il négligeât son noeud de cra-
Ils allaient encore les voir, mais ils ne tas re- vata, dont il étala, l'es"'bouts, comme s'il se
gardaient plus. Ils parlaient en courant, re- rendait à un mariage. Ce noeud élail sa pro-
venaient avec une lenteur lasse, en conlem- testation d'homme comme il faut contre le
plaut silencieusement la mer. débraillé de l'Océan. Quant à Estelle, elle mil
— Est-ce que la sardine est belle? leur simplement son costume de bain, par-dessus
demandait chaque fois M. Chabre, au retour. lequel elle passa une camisole. Hector, lui
— Oui, 1res belle, répondaient-ils. aussi, était en costume de bain.
Enfin, le dimanche soir, on avait à Piriac Tous trois partirent vers deux heures. Cha-
le spectacle d'un bal en plein air. Les gars et cun portait son lilel sur l'épaule. On avait
tas filles du pays, les mains nouées, tour- une demi-lieue à marcher au milieu ries sables
naient pendant des heures, en répétant le et des varechs, pour se rendre à une roche
même vers, sur le même ton sourd el folle- où Hector disait connaître de véritables bancs
ment rythmé. Ces grosses voix, ronflant au de crevettes. 11 conduisit le ménage, Iran-
crépuscule, prenaient à la longue un charme quille, traversant les flaques, allant droit de-
barbare. Estelle, assise sur la plage, ayant à vant lui, sans s'inquiéter des hasards du che-
ses pieds Hector, écoulait, se perdrait bientôt min. Estelle le suivait gaillardement, heureuse
dans une rêverie La mer montait, avec un de la fraîcheur de ces terrains mouillés, dans
large bruit de caresse. On aurait dit une voix lesquelsses petits pieds pataugeaient. M. Cha-
de passion, quand la vague battait le sable; bre, qui venait le dernier, ne voyait pas la
puis, cette voix s'apaisait tout d'un coup, el nécessité rie tremper ses bottes, avant d'être
le cri se mourait avec l'eau qui se retirait, dans arrivé sur le lieu de la pêche. Il faisait avec
un murmure plaintif d'amour dompte. La conscience le tour des mares, sautait les ruis-
jeune femme-rêvait d'être aimée ainsi, par un seaux que les eaux descendantes se creusaient
géant donl elle aurait l'ail un petit garçon. dans ta sable, choisissait les endroits secs,
— Tu dois l'ennuyer à Piriac, ma bonne? avec celte allure prudenteetbalancécd'un Pa-
demandait parfois M. Chabre à sa femme. risien qui chercherait la pointa des pavés de
Et elle se hâtait de répondre : la rue Vivicnne, un jour rie boue. Il soufflait
— Mais non, mon ami, je t'assure. déjà, il demandait à chaque instant :
Elle s'amusait, dans ce Irou perdu. Les C'est donc bien loin, monsieur Hector?...

oies, les cochons, tas sardines, prenaient une Tenez! pourquoi ne péchons nous pas là? Je
importance extrême. Le petit cimetière était vois des crevettes, je vous assure... D'ailleurs,
très gai. Celle vie endormie, celte solitude il y en a partout dans la mer, n'est-ce pas? el
peuplée seulement de l'épicier de Nantes et je parie qu'il suffit de pousser son filet.
LES COQUILLAGES DE M. CHABRE 231

— Poussez, poussez, monsieur Chabre, ré- — Par où passe-t-on? criait-il. Dites, est-
pondait Hector. ce tout droit?
EIM. Chabre, pour respirer, donnailun coup L'eau lui montait à la ceinture, il n'osait
de filet dans une mare grande comme la main. hasarder un pas, terrifié par la pensée qu'il
Il ne prenait rien, pas mime une herbe, tant pouvait tomber dans un trou et disparaître.
le Irou d'eau était vide et clair. Alors, il se — A gauche! lui cria Hector.
remettait en marche d'un air digne, les lèvres 11 avança à gauche; mais, comme il enfon-
pincées. Mais, comme il perdait du chemin à çait toujours, il s'arrêta de nouveau, saisi,
vouloir prouver qu'il devait y avoir des cre- n'ayant même plus le courage de retourner
vettes partout, il finissait par se trouver con- en arrière. 11 se lamentait.
sidérablement en arrière. — Venez me donner la main. Je vous
La mer baissait toujours, se reculait à plus assure qu'il y a des Irons. Je les sens.
d'un kilomèlre ries côtes. Le fond de galets el — A droite! monsieur Chabre, à droite!
de roches se vidait, étalant à perle de vue un cria Hector.
désert mouillé, raboteux, d'une grandeur Et ta pauvre homme était si drôle, au
triste, pareil à un large pays plat qu'un orage milieu de l'eau, avec son filet sur l'épaule el
aurait dévasté. On ne voyait, au loin, que la son beau noeud de cravate, qu'Estelle et
ligne verte do la mer, s'ahaissant encore, Hector ne purent retenir un léger rire. Enfin,
comme si la terre l'avait bue; tandis que des il se lira d'affaire. Mais il arriva très ému, el
rochers noirs, en lo.ign'S bandes étroites, il dit d'un air furieux :
surgissaient, allongeaient lentement des pro- — Je ne sais pas nager, moi!
montoires clans l'eau morte. Estelle, debout, c'était le
Ce qui l'iiiquiélail mainlenanl,
regardait celle immensité nue. retour. Quand le jeune homme lui eutexpliqué
— (lue c'est grand ! murmura-l-elle. qu'il ne fallait pas se laisser prendre sur le
Hector lui désignait du doigt certains ro- rocher par la marée montante, il redevint
chers, des blocs verdis, formant des parquets anxieux.
usés par la houle. — Vous me préviendrez, n'est-ce pas?

Celui-ci, expliquait-il, ne se. découvre — N'ayez pas peur, je réponds de vous.
que deux fois chaque mois. On va y chercher Alors, ils se mirent tous les trois à pécher.
des moules... Apercevez-vous là-has'celle tache De leurs filets étroits, ils fouillaient les trous.
brune? Ce sont les « Vaches-lîousscs », le Estelle y apportait une passion de femme.
meilleur endroit pour les homards. On tes Ce fut elle qui prit les premières creveltes,
voit seulement aux deux grandes marées rie trois grosses creveltes rouges, qui sautaient
l'année... Mais dépêchons-nous. Nous allons violemment au fond du lilei. Avec de grands
à ces roches dont la pointa commence à se cris, elle appela Hector pour qu'il l'aidai,
montrer. car ces bêtas si vives l'inquiétaient; mais,
Lorsqu'Eslelle enlra dans la mer, ce fut une quand elle vil, qu'elles ne bougeaient plus,
joie. Elle levait les pieds très haut, les tapait dès qu'on les tenait par la tête, elle s'aguerrit,
fortement, en riant du rejaillissement, de l'é- les glissa très bien elle-même dans le petit
cume. Puis, quand elle eut de l'eau jusqu'aux panier qu'elle portait en bandoulière. Parfois,
genoux, il lui fallut lutter contre le Ilot; el elle amenait tout un paquet d'herbes, cl il
cela l'égayail de marcher vile, de sentir celle lui fallait fouiller là dedans, lorsqu'un bruit
résistance, ce glissement rude et contenu qui sec, un pelit bruit d'ailes, l'avertissait, qu'il
fouettait ses jambes. y avait des creveltes au fond. Elle triait les
— N'ayez pas peur, disait Hector, vous herbes délicatement, les rejetant par minces
allez avoir de l'eau jusqu'à la ceinture, pincées, peu rassurée devant cet enchevêtre-
mais le fond remonte ensuite... Nous arri- ment d'étranges feuilles, gluantes cl molles
vons. comme ries poissons morts. De temps à autre,
Peu à peu, ils remontèrent en effet. Ils elle regardait dans son panier, impatiente de
avaient traversé un petit bras de mer, et se le voir se remplir.
trouvaient maintenant sur une large plaque — C'est particulier, répétait M. Chabre, je
de rochers que le flot découvrait. Lorsque la n'en pêche pas une.
jeune femme se retourna, elle poussa un Gomme il n'osait se hasarder entre les
léger cri, tant elle était loin du bord. Piriac, fentes des rochers, 1res gêné d'ailleurs par
tout là-bas, au ras de la côte, alignait tas ses grandes bottes qui s'étaient remplies
quelques taches de ses maisons blanches et d'eau, il poussait son filet sur le sable et
la tour carrée de son église, garnie de volets n'attrapait que des crabes, cinq, huit, dix
verts. Jamais elle n'avait vu une pareille crabes à 11 fois. Il en avait une peur affreuse,
étendue, rayée sous le grand soleil par l'or il se battait avec eux, pour les chasser de
des sables, la verdure sombre des algues, son filet. Par moments, il se retournait,
les tons mouillés et éclatants des roches. regardait avec anxiété si la mer descendait
C'était comme la fin de la terre, le champ de toujours.
ruines où le néant commençait. — Vous êtes sûr qu'elle descend? deman-
Estelle et Hector s'apprêtaient à donner dait-il à Hector.
leur premier coup de filet, quand une voix Celui-ci se contentait de hocher la tête.
lamentable se fit entendre. M. Chabre, planté Lui, pochait en gaillard qui connaissait les
au milieu du petit bras de mer, demandait bons endroits Aussi, à chaque coup, amenait-
son chemin. I il des poignées de crevettes. Quand-il levait
232 ROMANS ET NOUVELLES

son filet à côlé d'Estelle, il mettait sa pêche déballait,


i elle ne voulait pas qu'on l'arrachât
dans le panier de la jeune femme. El elle de c
là.
riait, clignant les yeux du côlé de son mari, — Tant pis ! je m'en vais I s'écria M. Chabre,
posant un doigt sur ses lèvres. Elle était qui i avait des larmes dans la voix. Il n'y a pas
charmante, courbée sur le long manche de de i
bon sens, nous allons tous y rester.
bois ou bien penchant sa têle" blonde au- Il parlil le premier, sondant avec désesioir
dessus du filet, loul allumée de la curiosité la profondeur des trous, à l'aide du manche
de savoir ce qu'elle avail, pris. Une brise de son filet. Quand il fut à deux ou trois cents
soufflait, l'eau qui s'égoullait des mailles s'en pas, Hector décida enfin Estelle à le suivre.
allait en pluie, la mettait dans une rosée, — Nous niions avoir
de l'eau jusqu'aux
tandis que son costume, s'envolanl el pla- épaules, disait-il en souriant. Un vrai bain
quant sur elle, dessinait l'élégance de son lin pour monsieur Chabre... Voyez déjà comme
profil. il enfonce!
Depuis près de deux heures, ils péchaient Depuis le départ, ta jeune homme avail la
ainsi, lorsqu'elle s'arrêta pour respirer un mine sournoise et i réoccupée d'un amoureux
inslanl, essoufflée, ses petits cheveux fauves qui s'est promis de lâcher une déclaration el
trempés de sueur. Autour d'elle, ta désert qui n'en trouve pas le courage. En niellant
restait immense, d'une paix souveraine.; seule, îles crevettes dans te panier d'Estelle, il avail
la mer prenait un frisson, avec une voix bien lâché de rencontrer ses doigts. Mais,
murmurante qui s'enflait. Le ciel, embrasé évidemment, il étail furieux de son peu d'au-
par le soleil de quatre heures, étail d'un dace. El M. Chabre se serait noyé, qu'il aurait
bleu pâle, presque gris; cl, malgré ce ton trouvé cela charmant, car pour la première
décoloré de fournaise, la chaleur ne se sen- fois M. Chabre le gênait.
tait pas, une fraîcheur montait de l'eau, — Vous ne savez pas? dil-il tout d'un coup,
balayait el blanchissait la clarté crue. Mais ce vous devriez monter sur mon dos, et je vous
.qui amusa Estelle, ce fut de voir à l'horizon, porterai... Autrement, vous allez êlre trempée...
sur tous les rochers une multitude de points Hein? montez donc!
qui se détachaient en noir, très nettement. 11 lui tendait l'échinc. Elle refusait, gênée
C'étaient, comme eux, des pêcheurs de cre- cl rougissante. Mais il la bouscula, en criant
vettes, d'une linesse de silhouette incroyable, qu'il était responsable de sa santé. El elle
pas plus gros que tics fourmis, ridicules de monta, elle posa les deux mains sur tes
néanl dans cette immensité, el donl on distin- épaules du jeune homme. Lui, solide comme
guait les moindres altitudes, la ligue arrondie un roc, redressant l'échinc, semblait avoir un
du dos, quand ils poussaient leurs filets, ou oiseau sur son cou. Il lui dit de bien se tenir,
les bras tendus et gesticulants, pareils à des et s'avança à grandes enjambées dans l'eau.
pattes fiévreuses de mouche, lorsqu'ils triaient — C'est à droite, n'est-ce p;:s? monsieur
leur pêche, en se battant contre les herbes Hector, criait la voix l imenlab'.e de M. Chabre,
et les crabes. dont ta flot batlail déjà les icins.
— Je vous assure qu'elle monta! cria — Oui, à droite, toujours à droile.
M. Chabre avec angoisse. Tenez! ce rocher Alors, comme le mari tournait le dos, gre-
tout à l'heure était découvert. lottant de peur en sentant la mer lui monter

Sans doute elle monte, finil par répondre aux aisselles, lleclor se risqua, baisa une des
Hector impatienté. C'esl justement lorsqu'elle petites mains qu'il avail sur les épaules.
monte qu'on prend le plus de crevettes. Estelle voulut les retirer, mais il lui dit de ne
Mais M. Chabre perdait la tête. Dans son pas bouger, ou qu'il ne répondait de rien. Et
dernier coup de filet, il venait d'amener un il se remit à couvrir les mains de baisers.
poisson étrange, un diable de mer, qui le Elles étaient fraîches et salées, il buvait sur
terrifiait, avec sa lèle de monstre. Il en avail elles les voluptés amères de l'Océan.
assez. — Je vous en prie, laissez-moi, répétait
— Allons-nous-en! allons-nous-en! répé- Estelle, en affectant un air courroucé. Vous
tait-il. C'esl bêle de faire des imprudences. abusez étrangement... Je saule dans l'eau, si
— Puisqu'on le dil que la pêche esl meil- vous recommencez.
leure quand la mer monte! répondait sa 11 recommençait, et elle ne sautait pas. Il
femme. la serrait étroitement aux chevilles, il lui
— El elle lesmonte ferme! ajoutait à demi- dévorait toujours les mains, sans dire une
voix Hector, yeux allumés d'une lueur de parole, guettant seulement ce qu'on voyait
méchanceté. encore du dos de M. Chabre, un reste de dos
En effet, les vagues s'allongeaient, man- tragique qui manquait de sombrer à chaque
geaient les rochers avec une clameur plus pas".
haute. Des flots brusques envahissaient d'un — Vous dites à droite? implora le mari.
coup loule une langue de terre. C'était la — A gauche, si vous
voulez I
mer conquérante, reprenant pied à pied le M. Chabre fil un pas à gauche el poussa
domaine qu'elle balayait de sa houle depuis un cri. II venait de s'enfoncer jusqu'au cou,
des siècles. Estelle avait découvert une mare son noeud de cravate se noyait. Hector, tout
plantée de longues herbes, souples comme à l'aise, lâcha son aveu.
des cheveux, et elle y prenait des crevettes — Je vous aime, madame...
énormes, s'ouvrant un siUôn, laissant der- — Taisez-vous, monsieur, je vous l'or-
rière elle la trouée d'un faucheur. Elle se donne.
LES COQUILLAGES DE M. CHABRE 233

vous adore... Jusqu'à


— Je vous aime, je fermé entrer et acheterdes coquillages aux hommes
présent, le respect m'a la bouche... du télégraphe... Ils en ont toujours de
Il ne la regardait pas, il continuait ses lon- superbes, qu'ils donnent presque pour
gues enjambées, avec de l'eau jusqu'à la poi- rien.
trine. Elle ne put retenir un grand rire, tant — Ça, c'esl une idée, reprit l'ancien mar-
la situation lui sembla drôle. chand (le grains, remis en belle humeur...
— Allons, taisez-vous, reprit-elle maternel- J'emporterai un pelil panier, je m'en bour-
lement, en lui donnant, une claque sur l'épaule. rerai encore une fois...
Soyez sage el ne versez pas surtout! El, se tournant vers sa femme, avec une
Celle claque remplit Hector d'enchante- intention gaillarde :
ment : c'était signé. Et, comme le mari res- — Dis, ce sera peut-être la bonne !
tait en détresse : Le lendemain, il fallut attendre la marée
— Tout droit maintenant ! lui cria gaie- basse pour se mettre en marche. Puis, comme
ment le jeune homme. Estelle n'était pas prêle, on s'attarda, on ne
Quand ils furent arrivés sur la plage, partit qu'à cinq heures du soir. Hector affir-
M. Chabre voulut commencer une explica- mait -.ourlant qu'on ne serait pas gagné par
tion. la haute mer. La jeune femme avait ses pieds
— J'ai failli y rester, ma parole d'honneur ! nus dans des bottines de coutil. Elle portait
bégaya-l-il. Ce sont mes bottes... gaillardement une robe de toile grise, très
Mais Estelle ouvrit son panier el ta lui courte, qu'elle relevait el qui découvrait ses
montra plein de crevettes. fines chevilles. Quant à M. Chabre, il élail
— Comment? lu as péché loul ça! s'écria- correctement en pantalon blanc el en paletot
l-il stupéfait. Tu pèches joliment! d'alpaga. Il avait pris son ombrelle el il
— Oh! dit-elle, souriante, en regardant lenail un petit panier, de l'air convaincu
Hector, monsieur m'a montré. d'un bourgeois parisien allant faire lui-même
son marché.
La routa fut pénible pour arriver aux pre-
mières roches. On marchait sur une plage
de sable mouvanl, dans laquelle les pieds
V en Iraient. L'ancien marchand de grains souf-
flait comme un boeuf.
— Eh bien ! je vous
laisse, je monte là-
haut, dit-il enfin.
Les Chabre ne devaient plus passer que — C'est cela, prenez ce
sentier, répondit
deux jours à Piriac. Hector semblait cons- Hector. Plus loin, vous seriez bloqué... Vous
terné, furieux et humble pourtant. Quant à ne voulez pas qu'on vous aide?
M. Chabre, il interrogeait sa santé chaque El ils le regardèrent gagner le sommet
matin el se montrait perplexe. de la falaise. Lorsqu'il y l'ut, il ouvrit
—-
Vous ne pouvez cas quitter ta côle sans son ombrelle et balança son panier, en
avoir vu les rochers du Caslelli, dil un soir criant :
Hector. Il faudrait organiser pour demain une — J'y suis, on esl mieux là !... El, pas d'im-
promenade. prudence, n'est-ce pas? D'ailleurs, je vous
Et il donna des explications. Les rochers surveille.
se Irouvaieut à un kilomètre seulement. Ils Hector et Estelle s'engagèrent au milieu
longeaient la mer sur une demi-lieue d'éten- des roches. Le jeune homme, chaussé de
due, creusés de grottes, effondrés par les hautes bottines, marchait ta premier, sautait
vagues. A l'entendre, rien n'était plus sau- de pierre en pierre avec la grâce forte et
vage. l'adresse d'un chasseur de montagnes. Estelle,
— Eh bien ! nous irons demain, finit par très hardie, choisissait les mômes pierres;
dire Estelle. La roule est-elle difficile? cl lorsqu'il se retournait, pour lui demander :
— Non, il y a deux ou trois passages où l'on — Voulez-vous que je vous donne la
se mouille les pieds, voilà tout. main ?
Mais M. Chabre ne voulait plus même se Mais non, répondait-elle. Vous me croyez
mouiller les pieds. Depuis son bain de la —
donc une grand'mère!
pêche aux crevettes, il nourrissait contre la Ils étaient alors sur un vaste parquel de
mer une rancune. Aussi se monlra-l-il très granit, que la mer avait usé, en le creusant
hostile à ce projet de promenade. C'était de sillons profonds. On aurait dit les arêtes
ridicule d'aller se risquer ainsi; lui, d'abord, de quelque monstre perçant le sable, mettant
ne descendrait pas au milieu de ces rochers, au ras du sol la carcasse de ses vertèbres
car il'n'avait point envie de se casser les disloquées. Dans les creux, des filets d'eau
jambes, en sautant comme une chèvre; il les coulaient, des algues noires retombaient
accompagneraitpar le haut de la falaise, s'il comme des chevelures. Tous deux conti-
le fallait absolument; el encore faisait-il là nuaient à sauter, restant en équilibre par
une grande concession. instants, éclatant de rire quand un caillou
Hector, pour le calmer, eut une inspiration roulait.
soudaine. — On est comme chez soi,dans répétait gaie-
— Ecoulez, dit-il, vous passerez devant le ment Estelle. On les mettrait son salon,
sémaphore du Castelli. Eh bien ! vous pourrez vos rochers !
231 ROMANS ET NOUVELLES

— Attendez, attendez ! disait Hector. Vous — Nous avons le temps,


n'ayez pas peur,
allez voir. répondit Hector.
Ils arrivaient à un étroit passage, à une Estelle, qui s'élail assise, restait sans paroles
sorte de fente, qui bâillait entre deux énormes devant l'immense horizon. En face d'elle, trois
blocs. Là, dans une cuvette, il y avail piliers de granit, arrondis parle flot, se-dres-
une mare, un trou d'eau qui bouchait ta saient, pareils aux colonnes géantes d un
chemin. temple détruit. ICI, derrière, la haute mer
— Mais jamais je ne [lasserai! s'écria la s'étendait sous la lumière dorée rie six heures,
jeune femme. d'un bleu de roi pailleté d'or. Une petite voile,
Lui, proposa de la porter. Elle refusa d'un 1res loin, entre deux ries piliers, niellait une
long signe de lèle : elle ne voulait plus tache d'un blanc éclatant, comme une aile de
êlre portée. Alors, il chercha partout de mouette rasant l'eau. Du ciel pâle, la séré-
grosses pierres, il essaya d'établir un pouf. nité prochaine du crépuscule tombait déjà.
Les pierres- glissaient, tombaient, au fond de Jamais Estelle ne s'élail sentie pénétrer d'une
l'eau. volupté si vaste cl si tendre.
Donnez-moi la main, je vais sauter, finil- dil doucement Hector, en la

elle par dire, prise d'impatience. — Venez, lui
louchant de la main.
Et elle saul.i trop court, un de ses pieds Elle tressaillit, elle se leva, prise de lan-
resta dans la mare. Cela les fil rire. Puis, gueur et d'abandon.
comme ils sortaient de l'étroit passage, elle — C'est le sémaphore,
n'esl-ce pas, celle
laissa échapper un cri d'admiration. maisonnette avec ce mal? cria M. Chabre. Je
Une crique se creusait, emplie d'un écroule- vais chercher des coquillages, je vous rattra-
ment gigantesque il croches. Des blocs énormes j perai.
se tenaient debout, comme des sentinelles Alors, Estelle, pour secouer la paresse,
avancées, postées a.i milieu ries vagues. Le molle dont elle élail envahie, se mil à courir
long ries falaises, les gros temps''avaient comme une enfant. Elle enjambait les flaques,
mangé la [erre, ne laissant que les masses elle s'avançait vers la mer, s.iisie du caprice
dénudées du granit; cl c'étaient des baie-: de mouler au sommet d'un entassement de
enfoncées entre desprnmonloircs, des détours rocs, qui devait former une ile, à marée
brusques déroulant des salles intérieures, des haute. El, lorsque, après une ascension labo-
bancs de marbre noirâtre allongés sur ta rieuse au milieu des crevasses, elle alleignil
sable, pareils à de, grands poissons échoués. le sommet, elle se hissa sur la pierre la plus
On aurait, dit une ville cyclopéenne prise élevée, elle fut heureuse de dominer la dévas-
d'assaut et dévastée par ia mer, avec ses tation tragique rie la côle. Sou mince profil
remparts renversés, ses tours à demi démo- se détachait dans l'air pur, sa jupe claquait
lies, ses édifices culbutes les uns sur les au vent ainsi qu'un drapeau.
autres. Hector fil visiter à la jeune femme les El, en redescendant, elle se pencha sur
moindres recoins décolle ruine des tempêtes. tous les trous qu'elle rencontra C'étaient,
Elle marchait sur des sables lins et jaunes dans tas moindres cavités, de petits lacs tran-
comme une poudre d'or, sur des gâtais que quilles et dormants, des eaux d'une limpidité
des paillettes de mica allumaient au soleil, parfaite, dont les clairs miroirs réfléchissaient
sur des éboulemenls de rocs où elle devait ta ciel. Au fond, des herbes d'un vert ri'éme-
par moments s'aider rie ses deux mains, pour rauric plantaient des forêts romantiques.
ne pas rouler dans les Irons. Elle passail sous Seuls, de gros crabes noirs sautaient, pareils
des porliques naturels, sous des arcs de à des grenouilles, el disparaissaient, sans
Iriomohe qui affectaient le plein cintre de même troubler l'eau. La jeune femme restait
l'art roman el l'ogive élancée de l'arl gothique. rêveuse, comme si elle eût fouillé du regard
Elle descendait dans des creux, pleins de fraî- des pays mystérieux, de vastes contrées in-
cheur, au fond de déserts de dix mètres connues cl heureuses..
carrés, amusée par tas chardons bleuâtres et Quand ils furent revenus au pied des fa-
les plantes grasses d'un vert sombre qui laises, elle s'aperçut que son compagnon avait
tachaient les murailles grises des falaises, empli son mouchoir tl'arapèilcs.
intéressée par des oiseaux de mei familiers, C'esl pour monsieur Chabre, dil-il. Je
de petits oiseaux bruns, volant à la portée de —
vais les lui monter.
sa main, avec un léger cri cadencé et continu. Justement, M. Chabre arrivait désolé.
El ce qui l'émerveillait surtout, c'était, du
milieu des roches, de se retourner et de re- — Ils n'ont pas seulement une monta au sé^
maphore, cria-t-il. Je ne voulais pas venir,
trouver toujours la mer, dont la ligne bleue j'avais raison.
reparaissait el s'élargissait entre chaque bloc, Mais, lorsque le jeune homme lui eut mon-
dans sa grandeur tranquille. tré de loin les arapèdes, il se calma. El il
— Ah ! vous voilà! cria M. Chabre du haut resta stupéfié de l'agilité avec laquelle celui-ci
de la falaise. J'étais inquiet, je vous avais grimpait, par un chemin connu de lui seul,
perdus... Dites donc, c'est effrayant, ces ie long d'une roche qui semblait lisse comme
gouffres ! une muraille. La descente fut plus audacieuse
Il était à six pas du bord, prudemment, encore.
abrité par son ombrelle, son panier passé Ce n'est-rien, disait Hector, un vrai es-

au bras. Il ajouta : calier; seulement, il tant savoir où sont les
— Elle moule joliment vile, prenez garde! marches.
LES COQUILLAGES DE M. CHABRE 235

M. Chabre voulait qu'on retournât en ar- sable, doux et sec, d'un jaune pâle, presque
rière, la mer devenait inquiétante. Et il sup- blanc.
pliait sa femme de remonter au moins, de — Estelle s'élail assise sur le sable. Elle
chercher un pelil chemin commode. Le jeune examinait la grolle.
hommeriail, en répondant, qu'il n'y avail point — On vivrait là, murmura-l-elle.
de chemin pour les dames, qu'il fallait main- Mais Hector, qui paraissait guetter la mer
tenant aller jusqu'au bout. D'ailleurs, ils depuis un instant, affecta brusquement une
n'avaient pas vu les grottes. Alors, M. Chabre consternation.
dut se remettre à suivre la crête des falaises. — Ah! mon Dieu! nous sommes pris!
Comme le soleil se couchait, il ferma son Voilà le (loi qui nous a coupé le chemin...
ombrelle cl s'en servit en guise de canne. De Nous en avons pour deux heures à attendre.
l'autre main, il portait son panier d'arapèdes. Il sortit, chercha M. Chabre, en levant la
— Vous êtes lasse? demanda doucement tête. M. Chabre était sur la falaise, juste au-
Hector. dessus de la grolle, el quand le jeune homme

Oui, un peu, répondit Estelle. lui eut annoncé qu'ils étaient bloqués :
Elle accepta son bras. Elle n'était point — Qu'est-ce que je vous disais?
cria-l-il
lasse, mais un abandon délicieux l'envahissait lriomphalemei.it, mais vous ne voulez jamais
de plus en plus. L'émotion qu'elle venait m'éeouler!... Y a-l-il quelque danger?
d'éprouver, en voyant le jeune homme sus- — Aucun, répondit Hector. La mer n'entre
pendu au flanc des roches, lui avail. laissé un que de cinq ou six mètres dans la grolle. Seu-
tremblement intérieur. Ils s'avancèrent avec lement, ne vous inquiéta/, pas, nous ne pour-
lenteur sur une grève; sous leurs pieds, le rons en sortir avant deux heures.
gravier, l'ail rie eléhris de coquillages, criait M. Chabre se fâcha. Alors, on ne dînerait
comme dans les allées d'un jardin : el ils ne pas? H avail déjà faim, lui! c'était une drôle
parlaient plus. Il lui montra deux larges fis- de parlie tout de même! Puis, en grognant, il
sures, le Trou du Moine Fou et la (ïrolle du s'assit sur l'herbe courte, il mil son ombrelle
Chut. Eile enlra, leva les yeux, eut seulement à sa gauche el son panier d'arapèdes à sa
un pelil frisson. Quand ils reprirent leur droite.
marche, le long d'un beau sable fin, ils se regar- — J'attendrai, il le faut bien! cria-l-il. llc-
dèrent, ils resterait encore muets el souriants. lournoz auprès de ma femme, el tâchez qu'elle
La mer moulait, par courtes lames bruis- ne prenne pas froid.
santes, el ils ne 1'euleiiriaienl. pas. M. Chabre, Dans la grotte, Hector s'assit près d'Es-
au-dessus d'eux, se mil à crier, cl ils ne l'en- telle. Au bout d'un silence, il osa s'emparer
tendirent pas davantage. d'une main qu'elle ne relira pas. Elle regar-
— Mais c'esl fou ! répélaill'ancienmarchand dait au loin. Le crépuscule tombait, une pous-
de grains, en agi tan I son ombrelle elson panier sière d'ombre pâlissait peu à peu ta soleil
d'arapèdes. Estelle!... monsieur Hector!... mourant. A l'horizon, le ciel prenait une
écoulez donc! vous allez être gagnés! vous teinta délicate, d'un violet tendre, el la mer
avez déjà les pieds dans l'eau !j .;^L s'élendiiit, lentement assombrie, sans une
Eux ne sentaient point, la fraîcheur des voile. Peu à peu, l'eau cuirait dans la grotte,
pelilcs vagues. roulant avec un bruit doux les graviers trans-
— Hein? qu'y a-t-il? finit par murmurer]la parents. Elle y apporlail les voluptés du large,
jeune femme. une voix caressante, une odeur irritante,
— Ah! c'est vous, monsieur Chabre!.dil le chargée de désirs.
jeune homme. Qa ne fa il rien, n'ayez pas peur... — Installe, je vous aime, répétait Ilcelor, en
Nous n'avons plus à voir que ]a.GroUe à Ma- lui couvrant les mains de baisers.
dame. Elle ne répondait pus, étouffée, comme sou-
M. Chabre eut un geste de désespoir, en levée par celle mer qui moulait. Sur le sable
ajoutant : fin, à demi couchée mainlenanl, elle ressem-
— C'esl. de la démence? vous allez vous blait aune lille des eaux, surprise el, déjà sans
noyer. défense. »
Us ne l'écoulaient déjà plus. Pour échapper El, brusquement, la voix de M. Chabre leur
à la marée croissante, ils s'avancèrent le arriva, légère, aérienne.
long des rochers, el arrivèrent enfin à la — Vous n'avez pas faim? Je crève, moi!...
Grotte à Madame. C'élail une excavation Heureusementquej'ai mon couteau. Je prends
creusée dans un bloc de granit, qui formait un acompte, vous savez, je mange les ara-
promontoire. La voûte, très élevée, s'arron- pèdes.
dissait eu large dôme. Pendant tas tempêtes, — Je vous aime, Estelle, répétait toujours
le travail des eaux avait donné aux murs un Heclor, qui la tenait à pleins bras.
poli et un luisant d'agate. Des veines roses La nuit élail noire, la mer blanche éclai-
el bleues, dans la pâte sombre du roc, dessi- rait le ciel. A l'entrée de la grotte, l'eau avait
naient des arabesques d'un goût magnifique une longue plainte, tandis que, sous la voûte,
et barbare, comme si des artistes sauvages un dernier reste de jour venait de s'éteindre.
eussent décoré celle salle de bain des reines Une odeur de fécondité montait des vagues
de la mer. Les graviers du sol, mouillés vivantes. Alors, Estelle laissa lentement tom-
encore, gardaient une transparence qui les ber sa lèle sur l'épaule d'Hector. El le vent du
faisait ressembler à un lit de pierres pré- soir emporta des soupirs.
cieuses. Au fond, il y avait un banc de En haut, à la clarté des étoiles, M. Chabre
236 ROMANS ET NOUVELLES

mangeait ses coquillages, méthodiquement. 11 çon. M. Chabre, enchanté, prenait à part


s'en donnait une indigestion, sans pain, ava- le docteur Guiraud, et lui répétait avec
lant tout. orgueil :
,
— Ce sont les arapèdes, j'en mettrais la
VI
main au feu!... Oui, tout un panier d'arapèdes
quej'ai mangés un soir, oh ! dans une circons-
tance bien curieuse... N'importe, docteur, ja-
Neuf mois après son retour à Paris, la mais je n'aurais pensé que les coquillages
belle madame Chabre accouchait d'un gar- eussent une pareille vertu.

FIN DES COQUILLAGES DE M. CHABRE

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