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XIX

L’oiseau bleu.

Assis sur les rochers face à la baie


du Rosédo, Aline et François, épaule
contre épaule, lisaient, ou plutôt Fran­
çois relisait à haute voix, pour Aline,
le cahier de la morte. Elle écoutait, et
l’émotion fonçait son regard et fermait
par instant ses paupières. Quand ce fut
fini, elle laissa sa tête reposer sur l’é­
paule de François. Longtemps ils se i : y

turent.
La mer, à leurs pieds, se retirait dans
la colère d’un soir chargé d’embruns,
il
découvrant les récifs sur lesquels le

l!«

il
M I
244 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

corps de l’amoureuse s’était déchiré.


H Aline prit le cahier et ses mains le pal­
lT paient.
— Pauvre femme ! murmura-t-elle.
O• Pauvre faible femme !
— Belle amoureuse qui a su tant ai­ ii

I
* H mer ! reprit François. Dieu lui a par­
donné, affirma-t-il. Car elle fut tout
_ l’amour. Elle s’est donnée tout entière à
l’amour dans l’oubli de soi, sans mar­
chandage avec sa raison. Ah ! Aline !
j;
Aline' ! que notre cœur est petit auprès
de ce grajid cœur ! Mais, moi, je t’aime

L
tant, mon amour !
Elle répéta doucement :
— Mon amour !
— Sois à moi tout entière, ma petite,
ma chérie, à moi, tu entends, tout en­
/ tière, comme l’autre, sans partage. Dis
T1 oui, dis oui !
f Il répétait avec violence en la serrant ?
contre lui :
— Dis oui. Je t’aime plus que tout,

11
L’OISEAU BLEU 245

moi. Je t’aime à en mourir. A en mou­


I
rir, moi aussi, comprends-tu, m’en­ 7-
tends-tu?
La tête d’Aline avait glissé de l'épaule ;
sur le bras de François, puis sur ses ge­
noux. Le profil renversé de la jeune
1!
femme se découpait ainsi sur le ciel
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gris ; les courtes boucles brunes volaient I
dans le vent autour de ce. profil très
pâle et pur comme un camée. François
mit un baiser sur les paupières closes.
— Tu ne m’aimes pas, lui dit-il tout
bas. Tu ne m’aimes pas. Tu ne peux pas
aimer.
La bouche d’Aline était là, tentante.
1
Il écrasa ses lèvres sur ses lèvres.
— Ah ! pauvre cœur, misérable cœur
desséché par la raison ! Misérable cœur !

répéta-t-il avec rage.
Mais, à ce moment, Aline appuyait
doucement ses lèvres sur la main qui
repoussait sa tête. Et ce baiser humilié ï
fit fondre la rancune de l'amant.

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246 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...
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— Line, Câline, dit-il attendri, mê­


fl; lant les deux noms. Sois à moi seul.
fl! Partons tous deux. Notre amour nous
1’ ifl-
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portera. Partons dans le ciel, par-dessus
l’embrun, jusqu’au soleil !
j

lîi' I il ’ — Mon beau poète ! Et elle cares­


sait le visage penché sur elle ! Mon beau
rêve ! Hélas ! ce n’est pas cela la vie !
François lui répondit plus bas, la
bouche contre sa poitrine, comme s’il
)
s’adressait, non à elle, mais à son cœur
seul.
— Cœur infirme. Cœur déformé parce
qu’il a voulu devenir viril. Cœur de

P fl femme qui ne sait plus aimer... Cher


cœur à qui je pardonne !
Aline n’entendit pas. Elle se redressa.
Elle allait parler, dire des paroles sages.
fl■JL François doucement l’enlaça.
i — Tais-toi, supplia-t-il. Tais-toi. Je
MiH{i' ' t’aime !

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hl 248 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

; il Pauvres humains que l'émotion ter­


rasse et qui ne peuvent supporter plus
N d’un instant l’exaltation d’un sentiment,
■■
Aline et François sont maintenant de­
bout, corps rapprochés, mains jointes,
mais déjà leurs pensées se séparent. Le
regard d’Aline se perd sur la grève où
l’attend son avion aux ailes azurées.
Elle songe au retour, à sa maison, or­
donnée et paisible. C’est en elle une vague
aspiration au calme, après cette émotion
trop forte qui la laisse brisée. Lui-même,
François, comme après une étreinte trop
ardente, s'apaise. Il tend son visage à la
•i brise marine pour qu’elle rafraîchisse
son front;
HL Un rayon de soleil traverse les nuées.
- — Allons, goûtons l’heure présente,
' i1
dit-il, résigné. Prenons le plaisir qui passe,
il passera vite.
—• Hélas ! dit Aline, je n’ai plus que
quelques instants à rester ici. Je veux
■ .
■ H' - être de retour aux Andelys avant le

H
! i
;j
L’OISEAU BLEU 249

coucher du soleil. Il faut que chez moi


on ignore ma fugue à Bréhat.

Ils marchaient lentement dans la di­


rection de la grève où ï’Oiseau bleu re­
posait. Devant le vieux phare, François
proposa :
-— Chérie, veux-tu voir la centenaire ? "
— Oh ! non, répondit-elle, en mettant
la main devant ses yeux. J’ai peur.
— Eh ! quoi, dame de raison, VOUj
n’avez même pas de curiosité ?
— J’ai peur, répéta Aline.
Doucement, François la serra con­
tre lui, la contraignant à appuyer son
bras sur le sien, comme au matin du
bal costumé où la marche sur les hauts
talons l’avait lassée et rendue semblable
aux femmes d’autrefois. x
— Aline, mon amour !
■—■ Laisse-moi partir, supplia-t-elle, j’ai
!

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*
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i À
25° CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

« i peur de cette femme. J’ai peur de ces


:■ ! r. souvenirs. J’ai peur de ce vertige du

r
!i, i '
passé qui me fait mal et qui m’attire.
J’ai peur de cet amour.
|i Et d’une voix plus ferme :
— Je rie veux pas m’approcher de cette
N centenaire, je ne veux pas l'entendre.
- il — Oh ! tu n’avais rien à craindre
d’elle. Ses yeux qui ne voient pas ne te
reconnaîtraient pas, toi !

De la grève, François regarda l’avion


Il s’élever. Il admira avec quelle maîtrise
h Aline pilotait son appareil. Comme elle
avait vite triomphé de son émotion !
<•

~L’Oiseau Bleu survolait la baie du


Rosédo, décrivant des cercles au-dessus
i’T du gouffre. Soudain, dans un rayon de
: il soleil, il étincela, puis demeura un ins­
tant immobile avant de prendre la direc­
■H tion de l’Occident où il s’élança.
• «V •

; .1A
il
L'OISEAU BLEU 251

— Va, fuis! lui cria le poète. Tu fuis


en vain. Ce n’est pas impunément que
l’on se penche sur le gouffre du Rosédo.
Déjà, de notre amour tu emportes en toi
le regret qui assombrira tes plus beaux
jours. Quoi que tu fasses, mon nom est
dans ton cœur, le souvenir de mes ca­
resses est dans ta chair. Tu n’es qu’une
femme, Aline, tu n’es qu’une femme et tu
sais désormais que rien au monde ne vaut
l’amour !
Il prit le cahier, en noua les rubans
fanés et lentement, par les grèves, rega­
gna le port. . '
Dans le ciel, très haut, YOiseau Bleu
n’était plus qu’un point noir. ■ |

FIN.

■-

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