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Scrupule
Le nouvel Amadis
La rose de la bruyère
Colin-Maillard
Christine
La prude
La convertie
1
Lied et, au pluriel, Lieder, n’a proprement point d’équivalent en français; c’est un court poème lyrique, où
domine la grâce, et qui est destiné à être chanté: on voit du moins qu’il peut avoir beaucoup de rapport avec la
chanson. Plusieurs de celles de Béranger: Si j’étais petit oiseau, l’Exilé, ma Nacelle, etc., etc., et bien d’autres
chansons et chansonnettes françaises, seraient des Lieder en Allemagne.
Délivrance
Trouvée
Les pareilles
Illusion
Déclaration de guerre
L’ouvrier orfèvre
Plaisir et peine
Mars
Le misanthrope
Vraie jouissance
L’adieu
La belle nuit
Bonheur et Songe
Souvenir vivant
Le bonheur de l’absence
À la lune
La nuit nuptiale
Maligne joie
Innocence
Léthargie
Près de toi
Chanson de novembre
Ressouvenir
Approche du bien-aimé
Présence
À l’amie absente
Au bord du fleuve
Mélancolie
Rupture
Le changement
Délibération
Même sujet
Mer calme
Heureux voyage
Courage
Avertissement
Bienvenue et adieu
À Bélinde
Chant de mai
À Charlotte
Sur le lac
De la montagne
En été
Chanson de mai
Printemps précoce
Impression d’automne
Chant nocturne
Désir
À Mignon
La salutation du spectre
Délices de la mélancolie
Même sujet
À la lune
Justes bornes
Espérance
Souci
Propriété
À Lina
Scrupule2
Que les bégaiements de l’amour, mis par écrit, ont l’air étrange! Et maintenant, il
faut même que je recueille de maison en maison toutes ces feuilles éparses.
Ce qui était séparé dans la vie par de longs intervalles arrive aujourd’hui, sous
une seule couverture, dans la main du bon lecteur.
2
Littéralement, « avant-plainte, » comme nous disons « avant-propos. »
Mais ne rougis pas de ces défauts; achève promptement le petit ouvrage3: le
monde est plein de contradictions, et un livre ne devrait pas se contredire…?
Les poëtes n’aiment pas à se taire; ils veulent se montrer à la foule. Il faut bien
qu’on loue et qu’on blâme! Nul ne se confesse en prose volontiers: mais souvent on
s’épanche sous la rose, dans le secret bocage des Muses.
Mes erreurs, mes désirs, mes souffrances et ma vie ne sont ici que des fleurs en
bouquet; et la vieillesse comme le jeune âge, et les défauts comme les vertus, ont
bonne grâce en chansons.
Le nouvel Amadis
3
Les Lieder, publiés séparément, ne formaient en effet qu’un très-petit volume.
Après midi, jeune compagnie, nous étions assis au frais: Amour vint, et il voulut
jouer avec nous au Renard mort4!
Chacun de mes camarades était assis gaiement auprès de sa bonne amie.
Amour souffla son flambeau et dit: « Voici la chandelle! »
Et comme le flambeau fumait, on le fit courir vivement; chacun le poussait vite
dans la main du voisin.
Et Dorilis me le passa, moqueuse et badine; à peine mes doigts l’ont-ils touché,
qu’il jette une flamme claire.
Il me brûle les yeux et le visage; il met ma poitrine en feu; il flamboyait, peu s’en
faut, par-dessus ma tête.
Je voulus l’éteindre, je marchai dessus, mais il brûlait sans cesse: au lieu de
mourir, le renard était devenu chez moi plein de vie.
La rose de la bruyère5
Un jeune garçon vit une petite rose, une petite rose dans la bruyère; elle était
fraîche et belle comme le matin; il accourut pour la voir de près; il la vit avec grande
joie. Rosette, rosette, rosette vermeille, rosette de la bruyère.
Le jeune garçon dit: « Je te cueillerai, rosette de la bruyère! » La rosette
répondit: « Je te piquerai si bien, que toujours tu penseras à moi, et je ne veux pas
souffrir d’être cueillie. » Rosette, rosette, rosette vermeille, rosette de la bruyère.
Et le bouillant garçon cueillit la rosette de la bruyère; la rosette se défendit et le
piqua, mais, elle eut beau dire « hélas! hélas! » elle dut le souffrir. Rosette, rosette,
rosette vermeille, rosette de la bruyère.
Colin-Maillard6
Ô charmante Thérèse, comme ton œil ouvert prend vite un air méchant! Les
yeux bandés, tu m’as trouvé soudain, et pour quoi me prenais-tu, moi justement?
4
C’est notre Petit bonhomme vit encore. Le titre de cette pièce forme le premier vers du petit couplet que les
joueurs se récitent l’un à l’autre, aussi vite que possible, en se passant la bûchette ou la bougie éteinte, mais où
le charbon brûle encore.
5
Chanson populaire, à laquelle Goethe a fait quelques changements.
6
On croit que cette pièce, de même que le Renard mort, fut composée pour une jeune Strasbourgeoise, qui
avait inspiré à notre poëte un amour passager. Dorilis serait donc la même que Thérèse.
Tu me pressais au mieux et me tenais si ferme…. Je tombai doucement sur ton
sein. À peine étais-tu déliée, tout plaisir avait disparu: tu as lâché l’aveugle
froidement.
Il tâtonnait par-ci par-là, se tordait, peu s’en faut, les membres, et chacun se riait
de lui. Si tu ne veux pas m’aimer, je marcherai toujours dans les ténèbres, comme
les yeux bandés.
Christine
J’ai souvent l’humeur sombre et morose, une affreuse mélancolie: quand je suis
près de ma Christine, tout change, tout est bien. Je la vois là-bas, je la vois ici, et ne
sais pas au monde comment, pourquoi, quand elle a su me plaire, d’où vient qu’elle
me plaît.
Cet œil noir, fripon, qui me guette, ce sourcil noir par-dessus, si je les regarde
une seule fois, mon âme s’épanouit. En est-il une qui ait une bouche si mignonne,
de si jolies joues rondelettes? Et puis il est encore certaines choses rondes: l’œil ne
se lasse pas de les voir.
Et quand je puis la presser dans mes bras, pour danser la vive allemande, cela
tourne, cela tourbillonne: alors je me sens vivre! Et quand je la vois chancelante,
échauffée, je la berce aussitôt contre mon cœur, dans mes bras: pour moi c’est un
royaume!
Et lorsqu’elle me regarde avec amour, et qu’elle oublie tout à la ronde, et qu’elle
se presse sur mon cœur, et me donne un ardent baiser, cela me court de veine en
veine et jusqu’au bout des pieds! Ah! je suis faible, je suis fort, je sens un délice, un
martyre.
J’en voudrais davantage et toujours davantage; le jour ne me semble pas long;
même la nuit, quand je serais près d’elle, je n’aurais point de peur. J e me dis que, si
je la tiens une fois et que j’assouvisse mon désir, et que mon tourment ne se puisse
apaiser, je mourrai dans ses bras!
La prude
La convertie
Aux derniers rayons du soir, je passais en silence le long du bois: Damon était
assis et jouait de la flûte, et les rochers répondaient: La la! le ralla!
Et il me fit asseoir près de lui; il me donna un baiser doux et tendre. Et je dis: «
Joue encore! » Et le bon jeune homme joua: Lala! le ralla!
Et maintenant mon repos est perdu, ma joie s’est envolée, et j’entends à mes
oreilles, toujours la même chanson: La la! le ralla!
Délivrance
Trouvée
Les pareilles
Une campanule avait poussé hors de terre sa tige précoce, couverte d’aimables
fleurs; survint une petite abeille, qui suça le doux nectar…. L’une pour l’autre sans
doute elles sont faites.
Illusion
Le rideau flotte deçà et delà chez mai voisine. Sans doute elle observe, du coin
de l’œil, si je suis à la maison;
Et si la jalouse colère que j’ai nourrie pendant le jour, justement vaincue et pour
jamais, s’apaise au fond de mon cœur.
Mais, hélas! la belle enfant n’a rien senti de pareil: je le vois, c’est le vent du soir
qui joue avec le rideau.
Déclaration de guerre
Si pourtant j’étais aussi belle que les filles des champs! Elles portent chapeau de
paille avec ruban rose.
Croire que l’on est belle, il me semble, est permis. À la ville, hélas! j’en ai cru le
jeune cavalier.
Et, au printemps, c’en est fait de mes plaisirs: elles l’attirent, les filles du village!
Et la taille et la robe traînante, je quitte tout sur l’heure; le corsage est plus long,
la jupe est courte et ronde.
Je porte chapeau de paille et corset blanc comme neige, et je coupe, avec les
autres, la luzerne fleurie.
S’il aperçoit dans la troupe quelque tournure élégante, le fripon me fait signe de
le suivre chez lui.
Je l’accompagne confuse, et il ne me reconnaît pas encore; il me pince les
joues…. et voit mon visage.
Ô paysannes, la demoiselle vous déclare la guerre, et les charmes, doublés,
remporteront la victoire.
Ma voisine est vraiment une toute charmante fille! Aussitôt que je suis à l’atelier,
je lorgne sa petite boutique.
Puis en chaînes, en anneaux, mon marteau façonne les légers fils d’or. Et je me
dis lequel, je dis encore lequel de ces anneaux enfin sera pour Catherine?
À peine ouvre-t-elle ses volets, que voici toute la bourgade, et l’on marchande et
l’on demande en foule mille choses dans la petite boutique.
Alors je lime, et quelquefois je lime jusqu’à le rompre, plus d’un fil d’or. Le maître
gronde, il est terrible! il voit bien que c’était la petite boutique….
Et zest! quand le débit s’arrête, elle prend soudain son rouet. Je sais bien ce
qu’elle veut filer! Elle espère, la chère fillette….
Il va, il va, le petit pied; et moi, je pense à la jambe arrondie; à la jarretière aussi
je pense; c’est moi qui l’ai donnée à la chère fillette.
Et la mignonne porte à ses lèvres le fil délié: oh! si j’étais à la place du fil, quel
baiser je donnerais à la fillette!
Plaisir et peine
Jeune pêcheur, j’étais assis sur le rocher noir dans la mer, et, préparant des
dons perfides, je chantais, guettant alentour; l’hameçon se balançait, amorçait au
fond de l’eau. Vite un petit poisson passe et le gobe. Et, tout joyeux, je chante avec
malice, et le petit poisson est attrapé.
Hélas! sur le bord, à travers les campagnes, au fond du bocage ou soufflait la
brise, je suivis la trace d’un soulier…. et la bergère était seule. On baisse les yeux, la
parole manque…. Comme se ferme un couteau, elle me saisit par les cheveux, et
voilà le petit drôle attrapé!
Dieu sait pourtant avec quel berger elle se promène encore! Il faut mettre ma
ceinture pour descendre à la mer, si fort que le vent souffle et gronde. Souvent, si je
plains les poissons, petits et gros, qui dans le filet frétillent, ah! je voudrais bien
encore, encore, être enlacé dans ses bras!
Mars
Il est tombé de la neige, car ce n’est pas le temps encore où par toutes les
fleurettes, où par toutes les fleurettes, nous serons réjouis.
Le soleil nous abuse d’un éclat doux et trompeur; l’hirondelle même est
menteuse, l’hirondelle même est menteuse. Pour quoi donc?… Seule elle vient!
Devrais-je seul me réjouir, quand même le printemps approche? Mais, si nous
venons à deux, mais, si nous venons à deux, l’été sera bientôt là.
7
Ces couplets devaient faire partie d’un opéra, et les questions, qui auraient précédé les réponses, les auraient
rendues plus claires. La question à laquelle répond la deuxième strophe est celle-ci: « Quel fut l’homme du
monde le plus embarrassé? » Pour la troisième: « Comment gagne-t-on les femm es? » Pour la quatrième: «
Quel est le plus grand bonheur de la vie? » Pour la cinquième: Qui porte le plus lourd fardeau? »
Sensations diverses en un même lien8
La jeune fille. Je l’ai vu! Qu’ai-je éprouvé? Ô regard céleste! Il vient à moi; je
m’éloigne troublée; je balance, je recule, je m’égare, je rêve!… Vous, arbres, vous,
rochers, cachez ma joie, cachez mon bonheur!
Le jeune homme. Ici je dois la trouver. Je l’ai vue disparaître, mon regard l’a
suivie. Elle venait à moi, puis elle a reculé, troublée et rougissante. Puis-je espérer?
Sont-ce des rêves? Vous, arbres, vous, rochers, découvrez-moi celle que j’aime,
découvrez-moi mon bonheur!
Le langoureux. Ici caché, je me plains à l’humide aurore de mon sort solitaire.
Méconnu de la foule, que doucement je me retire en cet étroit asile! Âme tendre, oh!
dissimule, oh! dérobe tes éternelles souffrances, dérobe ton bonheur!
Le chasseur. Aujourd’hui un heureux sort m’enrichit d’une double proie: mon
fidèle serviteur revient chargé de lièvres et de perdrix, et je trouve ici des oiseaux
encore pendants au filet. Bon chasseur! qu’il vive! vive son bonheur!
De toutes les belles choses amenées au marché, il n’en est point de préférable
à celle que nous vous apportons des pays étrangers. Écoutez ce que nous
chantons, et voyez ces jolis oiseaux: ils sont à vendre.
Voyez d’abord ce grand, ce joyeux, ce fripon! Léger, riant, il saute à bas de
l’arbre et du buisson et remonte soudain. Nous ne voulons point le vanter: oh! voyez
le riant oiseau! voyez, il est à vendre.
Observez maintenant ce petit: il veut sembler circonspect, et pourtant il est
fripon, aussi bien que le grand. Il montre le plus souvent, en silence, la meilleure
volonté. Ce petit oiseau fripon, voyez, il est à vendre.
Oh! voyez la petite colombe, la chère petite tourterelle! Les jeunes filles sont
délicates, fines et polies. Elle saura s’ajuster volontiers et profiter de votre amour. Ce
tendre petit oiseau, voyez, il est à vendre.
Nous ne voulons point les vanter; on peut les mettre à toutes les épreuves. Ils
aiment le nouveau; mais, pour garants de leur fidélité, ne demandez ni lettre ni
sceau: ils ont tous des ailes. Qu’ils sont jolis ces oiseaux! Que l’emplette en est
séduisante!
8
Ces strophes ont fait partie d’un opéra. Les entrées étaient justifiées: ce lien manque naturellement ici.
Le misanthrope
Je le sais bien et je m’en moque fort: jeunes filles, vous êtes pleines
d’inconstance! Vous aimez, comme au jeu de cartes, David et Alexandre: ensemble
ils sont forts, ensemble ils sont bons.
Cependant je suis misérable comme auparavant, avec un visage de
misanthrope; l’esclave de l’amour, un pauvre fou!… Que volontiers je m’affranchirais
de ces souffrances! Mais elles ont pénétré trop avant dans mon cœur, et la moquerie
ne chasse point l’amour.
Vraie jouissance
C’est vainement que, pour gouverner un cœur, tu remplis d’or le giron d’une
jeune fille: fais-toi donner les plaisirs de l’amour, si tu veux vraiment les sentir. L’or
achète les suffrages de la foule, il ne te gagnera jamais un cœur: mais, veux-tu
acheter une jeune fille, va, et te donne toi-même en échange.
Si de saints nœuds ne te doivent pas enchaîner, ô jeune homme, sache
toi-même te restreindre. On peut vivre dans une liberté véritable et pourtant n’être
pas sans lien. Brûle pour une seule femme, et, quand son cœur est plein d’amour,
souffre que la tendresse t’enchaîne, si le devoir ne peut t’enchaîner.
Ouvre ton cœur, jeune homme, et te choisis une jeune fille; qu’elle te choisisse;
que sa personne, que son âme, soit belle, et tu seras heureux comme moi. Moi, qui
connais cette science, je me suis choisi une amie, et, pour le bonheur du plus beau
mariage, à part la bénédiction du prêtre, il ne nous manque rien.
N’ayant souci que de ma joie, pour moi seul voulant être belle; voluptueuse à
mon côté seulement, et modeste quand le monde la voit; pour que le temps ne nuise
pas à notre ardeur, elle ne cède aucun droit par faiblesse; et ses faveurs demeurent
toujours une grâce, et il me faut toujours être reconnaissant.
Aisément satisfait, je jouis aussitôt qu’elle me sourit avec tendresse; lorsqu’à
table elle se fait des pieds de son amant un appui pour les siens, me présente la
pomme qu’elle a mordue, le verre où elle a bu, et à mes baisers demi-furtifs ouvre
son sein, d’ordinaire voilé.
Et si, dans une heure d’épanchement paisible, elle cause avec moi d’amour, je
ne demande que les paroles de sa bouche, les paroles, je ne demande pas les
baisers. Comme l’esprit qui l’anime l’entoure d’un charme toujours nouveau! Elle est
parfaite et n’a qu’une faiblesse, c’est de m’aimer.
Le respect m’entraîne à ses pieds; le désir sur son cœur. Ô jeune homme, voilà
ce qui s’appelle jouir. Sois sage et cherche ces délices. La mort un jour t’élèvera loin
d’elle, parmi les chœurs des anges, dans la joie du paradis, et tu ne sentiras point le
passage.
L’adieu9
Laisse mon œil te dire l’adieu que ma bouche ne saurait prononcer! Qu’il est
pénible, pénible à souffrir! Et pourtant, d’ordinaire, je suis homme!
Il est triste, à cette heure, le gage même le plus doux de l’amour; il est froid, le
baiser de ta bouche; elle est languissante, l’étreinte de ta main.
Autrefois, oh! que j’étais ravi, quand mes lèvres, par un larcin facile, effleuraient
seulement les tiennes! Ainsi nous charme une violette, cueillie aux premiers jours de
mars.
Mais je ne cueillerai plus de couronnes, plus de roses pour toi. Voici le
printemps, Françoise chérie: hélas! c’est l’automne pour moi.
La belle nuit
9
Avant cette pièce, il s’en trouve une, intitulée le Berger, qui figure dans Jéry et Baetely.
Que je trouve de charme à la fraîcheur de cette belle nuit d’été! Oh! dans ce lieu,
quel silence, pour sentir ce qui rend l’âme heureuse! Cette volupté se peut concevoir
à peine, et cependant, ô ciel, je te tiendrais quitte de mille nuits pareilles, pour une
que me donnerait mon amie.
Bonheur et Songe
Souvent tu nous a vus, en songe, aller ensemble à l’autel, et toi comme épouse,
et moi comme époux; souvent, pendant la veille, dans une heure d’oubli, j’ai cueilli
sur ta bouche autant de baisers que l’on en peut cueillir.
Le bonheur pur que nous avons senti, la volupté de maintes belles heures s’est
envolée, comme le temps, avec la jouissance: que me sert-il de jouir? Comme
songes s’envolent les baisers les plus tendres, et toutes les joies comme un baiser.
Souvenir vivant
Dérober à son amie un nœud, un ruban, qu’elle s’en fâche à demi, à demi le
permette, pour vous c’est beaucoup, je veux le croire, et je vous laisse volontiers
cette illusion. Un voile, un mouchoir, une jarretière, un anneau, ne sont point certes
peu de chose: mais pour moi ce n’est pas assez.
C’est une part vivante de sa vie, qu’après une faible résistance, mon amante
m’a donnée, et vos magnificences ne sont plus rien. Comme je ris de toutes ces
friperies! Elle m’a donné de ses beaux cheveux, la parure du plus beau visage.
Quand même tu es loin de moi, bien-aimée, tu ne m’es pas tout à fait ravie. À
mes regards, à mes baisers, à mes caresses, est laissée de toi cette relique…. La
destinée de ces cheveux est pareille à la mienne: autrefois, avec le même bonheur,
nous lui faisions la cour; maintenant nous sommes loin d’elle.
Nous lui étions fermement attachés; nous caressions ses rondes joues; un
tendre désir nous séduisait, nous attirait, nous nous glissions jusqu’à son beau sein.
Ô rival exempt de jalousie, doux présent, belle proie, rappelle-moi mon bonheur et
mes plaisirs.
Le bonheur de l’absence
Ô jeune homme, puise, tout le jour, une sainte ivresse dans les regards de ton
amie! Que, la nuit, son image t’environne de prestiges; que nul amant ne soit plus
heureux que toi: mais le bonheur est toujours plus grand loin de la bien-aimée.
Deux puissances éternelles, la durée et la distance, secrètement, comme
l’influence des astres, pour l’endormir bercent mon sang; mes sentiments deviennent
toujours plus tendres, cependant mon cœur est allégé sans cesse et mon bonheur
toujours s’accroît.
Nulle part je ne puis l’oublier, et pourtant je prends en repos ma nourriture: mon
esprit est libre et serein; et une secrète ivresse change l’amour en adoration, le désir
en rêverie.
Attiré par le soleil, jamais le plus léger nuage ne se berce au souffle des délices
éthérées comme mon cœur dans la paix et la joie. Libre de crainte, trop grand pour
être jaloux, je l’aime, je l’aimerai toujours.
À la lune
La nuit nuptiale
Dans la chambre à coucher, loin de la fête, l’amour veille, à tes vœux fidèle, et
tremble que la ruse de malins convives ne trouble la paix du lit nuptial. Devant lui
brille, d’une mystique et sainte lueur, une flamme aux pâles rayons. Un nuage
d’encens remplit la chambre, afin que votre volupté soit entière.
Comme ton cœur bat, quand l’heure sonne, qui chasse tes bruyants convives!
comme tu brûles pour cette bouche ravissante, qui bientôt sera muette et ne
refusera rien! Pour tout accomplir, tu cours avec elle dans le sanctuaire; le flambeau,
dans les mains du garde, le flambeau devient calme et petit comme un lumignon.
Comme palpitent, sous tes baisers sans nombre, son sein et ses belles joues!
Sa rigueur devient tremblement, car ton audace devient un devoir. Vite l’amour t’aide
à la déshabiller, et il n’est pas de moitié aussi prompt que toi; puis, malicieux et
modeste, il se couvre vivement les yeux avec la main.
Maligne joie
Sous la forme d’un papillon, je voltige, après mon dernier soupir, vers les places
bien-aimées, témoins de plaisirs célestes, dans les prairies, au bord des sources,
autour de la colline, à travers la forêt.
Je guette un couple amoureux; posé sur la tête de la belle jeune fille, des fleurs
de sa couronne, je regarde en bas: tout ce que la mort m’a ravi, ici je le revois en
image; je suis aussi heureux que je l’étais.
Elle embrasse son amant avec un muet sourire; et lui, il met à profit l’heure que
lui envoient les dieux propices; ses lèvres courent du sein à la bouche, de la bouche
aux mains, et moi, je voltige autour de lui.
Et elle voit le papillon. Tremblante, aux instances de son ami, elle se lève en
sursaut, comme je m’envole. « Mon bien-aimé, viens le prendre! viens, je serais si
contente de l’avoir, ce brillant petit bijou! »
Innocence
Ô la plus belle vertu de l’âme, source la plus pure de la tendresse, plus que
Byron, que Paméla, idéal et merveille! Lorsque brûle une autre flamme, ta faible et
douce lumière s’enfuit: celui-là seul te sent, qui ne te connaît pas; qui te connaît ne
te sent plus.
Déesse, dans le paradis avec nous tu vivais unie; tu te montres encore dans
mainte prairie, le matin, avant que le soleil paraisse; le tendre poëte seul te voit
passer dans ta robe vaporeuse: Phébus vient, le nuage fuit et tu te perds dans le
nuage.
Léthargie
Pleurez, jeunes filles, pleurez ici, au tombeau de l’Amour: ici un rien, un hasard,
l’ont fait succomber. Mais est-il vraiment mort? Je ne voudrais pas en jurer. Un rien,
un hasard, souvent le réveillent.
Près de toi
Que de fois, ô mon amie, il arrive, je ne sais comment, que tu m’es étrangère!
Quand nous sommes dans le tourbillon du monde, cela fait mourir chez moi toute
joie! Mais, quand le silence et la nuit nous environnent, je te reconnais à tes baisers.
Chanson de novembre
À l’archer, mais non pas au vieux, chez lequel le soleil s’enfuit, et qui nous voile
de vapeurs la face de l’astre lointain;
À l’enfant soit consacrée cette chanson, à l’enfant qui joue parmi les roses, nous
écoute, et, au bon moment, vise les jeunes cœurs!
Par lui, la nuit de l’hiver, d’ailleurs triste et sauvage, nous amène de chers amis
et d’aimables femmes.
Que désormais sa belle image brille dans le ciel étoilé, et qu’à jamais il se lève
et se couche pour nous, favorable et propice!
La main dans la main, les lèvres sur les lèvres, je t’en prie, ô bien-aimée,
reste-moi fidèle! Adieu! ton amant doit voguer encore devant maint écueil; mais, si
quelque jour, après l’orage, il salue de nouveau le port, puissent les dieux le punir,
s’il jouit sans toi de la vie!
Risquer hardiment, c’est déjà gagner; déjà mon œuvre est à demi terminée; les
étoiles me luisent comme des soleils: c’est pour le lâche qu’il fait nuit. Si j’étais oisif à
10
Cette pièce fut composée pour Frédérique Brion (de Sesenheim). Frédérique inspira aussi à Goethe plusieurs
des poésies qui suivent celle-ci. Elles sont au nombre des plus suaves et des plus tendres.
ton côté, le chagrin m’oppresserait encore; mais, dans tous ces pays lointains, je
travaille avec ardeur et ne travaille que pour toi.
Déjà j’ai trouvé la vallée où nous irons ensemble un jour; où, dans les heures du
soir, nous verrons la rivière couler doucement. Ces peupliers dans les prairies, ces
hêtres dans la forêt…. Et derrière tous ces ombrages, ah! sans doute une cabane
aussi se trouvera.
Première perte
Ah! qui me rendra les jours, les jours heureux du premier amour! Ah! qui me
rendra une heure seulement de ce temps fortuné!
Solitaire, je nourris ma blessure, et, d’une plainte toujours nouvelle, je pleure
mon bonheur perdu. Ah! qui me rendra ces beaux jours, ce temps fortuné!
Ressouvenir
Quand les pampres refleurissent, dans le tonneau le vin s’agite; quand les roses
renaissent, je ne sais ce que j’éprouve.
Des larmes coulent sur mes joues, dans le travail, dans le loisir; je ne sens qu’un
vague désir, qui consume mon cœur.
Puis enfin je dois me dire, quand je me souviens et me recueille, que, dans une
saison aussi belle, un jour elle brûla pour moi!
Approche du bien-aimé
Je pense à toi, lorsque à mes yeux la clarté du soleil rayonne sur la mer; je
pense à toi, quand la lueur de la lune se reflète dans les fontaines.
Je te vois, quand sur la route s’élève au loin la poussière; dans la profonde nuit,
quand sur l’étroite planche tremble le voyageur.
C’est toi que j’entends, lorsque avec un sourd murmure le flot monte là-bas;
dans le bois tranquille je vais souvent prêter l’oreille, quand tout se tait.
Je suis avec toi: si loin que tu puisses être, tu es près de moi. Le soleil décline,
bientôt me luiront les étoiles: oh! si tu étais là!
Présence
À l’amie absente
Ainsi je t’ai vraiment perdue! Ô belle amie, as-tu fui loin de moi? Dans mon
oreille accoutumée résonne encore chaque parole, chaque son.
Comme, le matin, le regard du voyageur vainement plonge dans les airs,
lorsque, perdue dans l’espace azuré, là-haut chante l’alouette:
Ainsi mon regard çà et là parcourt avec angoisse les champs, les buissons, les
bocages; toutes mes chansons t’appellent: ô mon amante, reviens à moi.
Au bord du fleuve
Vous passez, douces roses, mon amie ne vous a point portées; vous fleurissez,
hélas! pour l’amant sans espoir, à qui le chagrin brise le cœur.
Je me souviens avec tristesse de ces jours, ô mon ange, où tu me tenais dans
ta chaîne, où je guettais le premier bouton, et, de bonne heure, je courais à mon
jardin.
Toutes les fleurs, tous les fruits encore, je les portais à tes pieds et devant tes
yeux; mon cœur battait d’espérance.
Vous passez, douces roses, mon amie ne vous a point portées; vous fleurissez,
hélas! pour l’amant sans espoir, à qui le chagrin brise le cœur.
Rupture
Il est trop doux de trahir sa parole, trop difficile d’être fidèle au devoir; hélas! et
nous ne pouvons promettre ce qui répugne à notre cœur.
Tu mets en œuvre les anciens chants magiques; et lui, qui à peine était
tranquille, tu l’attires encore dans la chancelante nacelle de la douce folie; tu
renouvelles, tu redoubles le danger.
Pourquoi veux-tu dissimuler avec moi! Sois franche, n’évite pas mon regard. Tôt
ou tard je devais tout découvrir, et je te rends ici ta parole.
Ce que j’ai dû faire, je l’ai fait: que désormais nul obstacle ne te vienne de moi:
mais pardonne à l’ami qui se détourne de toi maintenant, et se replie sur lui-même
en silence.
Le changement
Couché sur le sable, dans le ruisseau limpide, j’ouvre les bras au flot qui
s’approche; il presse amoureusement mon sein consumé de désirs; puis
l’inconstance l’entraîne dans le courant; un flot nouveau s’approche; il me caresse à
son tour, et je goûte les plaisirs de la volupté changeante.
11
Cette pièce fut composée pour Frédérique Brion (de Sesenheim). Frédérique inspira aussi à
Goethe plusieurs des poésies qui suivent celle-ci. Elles sont au nombre des plus suaves et des plus
tendres.
Et pourtant tu traînes sans fruit dans la tristesse les heures précieuses de la vie
fugitive, parce que la bien-aimée t’oublie. Oh! rappelle-les, ces temps écoulés! Il a
tant de saveur, le baiser cueilli sur les lèvres de la seconde, qu’à peine celui de la
première était aussi doux.
Délibération12
Ah! que faut-il que l’homme désire? Fera-t-il mieux de rester en repos? de
s’attacher fermement et se cramponner? Vaut-il mieux se pousser en avant?
Doit-il se bâtir une maisonnette? Doit-il vivre sous les tentes? Doit-il se fier aux
rochers? Les solides rochers eux-mêmes chancellent.
Un même parti ne convient pas à tous. Que chacun voie comme il doit vivre; que
chacun voie où il veut se fixer: et celui qui est debout, qu’il prenne garde de tomber.
Même sujet
Mer calme
Un calme profond règne sur les eaux; la mer sans mouvement repose, et le
nocher soucieux contemple de toutes parts la surface unie. Aucun souffle d’aucun
côté! Un affreux silence de mort! Dans l’immense étendue pas un flot ne s’éveille.
Heureux voyage
12
Dans cette pièce et dans quelques autres (Courage, Espérance, Souci etc.) le poète laisse entrevoir les
inquiétudes qui l’agitent dans la vie de cour, à la pensée que les affaires et la faveur pourraient le détourner de
sa véritable destination.
Les nuages se déchirent, le ciel est clair, Éole délie la chaîne inquiète, les vents
murmurent, le matelot s’empresse. Vite! vite! Les flots se partagent, le lointain
s’approche: déjà je vois le bord.
Courage
Tranquille, au loin, à travers la plaine, où tu ne vois pas le chemin que t’a frayé
le plus hardi, toi même fais ton chemin! Sois en paix, ma chère âme! si le navire
craque, il ne se brise pas; s’il se brise, il ne se brisera pas avec toi.
Avertissement
Veux-tu toujours t’égarer plus loin? Vois, le bien est tout près: apprends
seulement à saisir le bonheur, car le bonheur est toujours là.
Bienvenue et adieu
Le cœur me battait: vite à cheval! À peine résolue, la chose était faite. Déjà le
soir berçait la terre, et la nuit était suspendue aux flancs des montagnes; déjà le
chêne, dans son vêtement de brume, se dressait comme un géant, tandis que, du
buisson, l’obscurité regardait avec cent yeux noirs.
D’une montagne de nuages, la lune à traders le brouillard tristement se montrait;
les vents balançaient doucement leurs ailes, et frémissaient à mon oreille; la nuit
enfantait mille monstres: cependant mon courage était vif et joyeux. Dans mes
veines, quelle ardeur! Dans mon cœur, quelle flamme!
Je te vis, et la paisible joie s’épancha sur moi de ton doux regard; mon cœur
était avec toi tout entier, et je ne respirais que pour toi; un air de printemps vermeil
entourait l’aimable figure…. Et sa tendresse pour moi…. Ô Dieux! je ne l’espérais
pas; je ne le méritais pas!
Mais, hélas! dès le premier rayon du soleil, l’adieu oppresse mon cœur. Dans
tes baisers, quelles délices! Dans ton œil, quelle douleur! Je partis et tu restas, les
yeux baissés, et tu me suivis d’un regard humide. Et pourtant, être aimé, quel
bonheur! ô dieux! et quel bonheur d’aimer!
Nouvel amour, nouvelle vie
Mon cœur, mon cœur, quel est ce mystère? Quel mal si vivement te presse?
Quelle étrange et nouvelle vie! Je ne te reconnais plus. Tout ce que tu aimais est
bien loin; bien loin, l’objet de ta tristesse; bien loin, ton travail et ton repos…. Ah!
comment donc en es-tu venu là?
Cette fleur de jeunesse, cette aimable figure, ce regard plein de candeur et de
bonté, ils t’enchaînent avec une puissance infinie. Si je veux brusquement me
séparer d’elle, m’évertuer, la fuir, hélas! au même instant, mon sentier me ramène
auprès d’elle.
Et avec ce fil enchanté, qui ne se laisse pas rompre, l’aimable et folle jeune fille
m’arrête malgré moi. Il faut que désormais je vive à sa guise, dans son cercle
magique. Quel changement! hélas! Amour, Amour, brise ma chaîne!
À Bélinde
Chant de mai
Pour moi, d’une main facile, les aimables jeunes dieux du printemps, en se
jouant, ont semé petites fleurs, petites feuilles, sur un ruban léger.
Zéphire, prends-le sur tes ailes, va le ceindre autour du vêtement de mon amie,
et qu’elle se regarde au miroir avec tout son enjouement.
Elle se verra de roses entourée, jeune elle-même comme une rose. Un regard, ô
ma chère vie, et je suis bien récompensé!
Partage les sentiments de mon cœur, donne-moi librement ta main, et que la
chaîne qui nous lie ne soit pas une faible chaîne de roses!
Cette feuille ose te porter une chaînette qui, tout accoutumée à la souplesse,
aspire à se plier autour de ton col avec mille petits enlacements.
Accorde à la follette son désir; il est plein d’innocence, il n’est point téméraire: le
jour, c’est une petite parure, et, le soir, tu la jettes à l’écart.
Mais, si quelqu’un t’apporte une autre chaîne, qui pèse davantage et serre plus
étroitement, je ne saurais te blâmer, Lisette, de balancer un peu.
À Charlotte
Au milieu du tumulte des plaisirs, des soucis et des peines, je pense à toi,
Charlotte; ils pensent à toi, les deux amis; ils songent comme, à la paisible clarté du
soir, tu nous tendis la main avec grâce, lorsque, dans les fertiles campagnes, au sein
d’une magnifique nature, tu nous laissas paraître, légèrement voilés, les traits d’une
belle âme.
Je suis heureux de ne t’avoir pas méconnue, et, dès la première heure, avec le
pur langage du cœur, de t’avoir nommée une enfant bonne et sincère.
Élevés dans le silence, la retraite et la paix, nous sommes jetés tout à coup dans
le monde; mille et mille flots se jouent autour de nous; tout nous séduit, divers objets
nous plaisent, nous rebutent, et d’heure en heure le cœur balance, facile à se
troubler; nous sentons, et, ce que nous avons senti, le tourbillon du monde le rejette
au loin.
Alors, je le sais, peut se glisser en nous mainte douleur, mainte espérance.
Charlotte, qui connaît nos sentiments? Charlotte, qui connaît notre cœur? Ah! il
voudrait bien être connu, se répandre dans une âme sympathique, et, par ses
épanchements, se nourrir deux fois de toutes ses joies et de toutes ses peines.
Et bien souvent l’œil cherche en vain autour de lui et trouve tout fermé; c’est
ainsi que l’on dissipe avec agitation la plus belle part de la vie, sans orage et sans
repos; et, pour notre malaise éternel, ce qui nous attirait la veille nous repousse le
lendemain. Peux-tu n’avoir que sympathie pour le monde, qui te trompa si souvent,
et, devant tes souffrances, devant ton bonheur, demeura dans un repos capricieux,
obstiné! Ah! l’esprit se replie alors sur lui-même, et le cœur, le cœur ne s’ouvre plus.
Telle je te trouvai, et j’allai librement au-devant de toi. « Elle est digne d’être
aimée! » m’écriai-je, et j’implorai du ciel pour toi la plus pure faveur, qu’il te donne
aujourd’hui dans ton amie.
Sur le lac
Et je puise une vive nourriture, un sang nouveau, dans la libre étendue. Qu’elle
est gracieuse et bonne, la nature, qui me presse dans ses bras! Le flot berce notre
nacelle, aux coups mesurés de la rame, et les montagnes nuageuses, sublimes,
viennent au-devant de notre course.
Ô mes yeux, pourquoi vous baisser? Rêves dorés, revenez-vous? Rêves, fuyez,
tout brillants que vous êtes: dans ces lieux aussi sont l’amour et la vie.
Sur les vagues scintillent mille étoiles flottantes; de légères vapeurs abreuvent à
la ronde les cimes lointaines; le vent matinal voltige autour de la rive ombreuse, et
dans le lac se reflète la moisson jaunissante.
De la montagne
Ce bouquet, que j’ai cueilli, qu’il te salue mille fois! Je me suis baissé souvent,
oh! bien mille fois, et je l’ai pressé sur mon cœur, mille, cent mille fois.
En été
Comme champs et prairies brillent dans la rosée! Comme les plantes sont
chargées de perles alentour! Comme, à travers les buissons, la brise est fraîche!
Comme, aux brillants rayons du soleil, les gentils oiseaux gazouillent tous ensemble!
Mais ici, où je vis mon amie, dans la chambrette basse et petite et bien close, au
soleil cachée, qui songeait au vaste univers, avec toute sa magnificence?
Chanson de mai
Parmi le seigle et le froment, parmi les buissons et les épines, parmi les arbres
et le gazon, où va ma bien-aimée? Dis-le moi.
Je n’ai pas trouvé ma mignonne chez elle; le petit ange est dehors sans doute. Il
verdoie et fleurit, le beau mois de mai: ma mie est aux champs, libre et joyeuse.
Près du rocher, au bord de la rivière, où elle me donna le baiser, le premier
baiser sur le gazon, je vois quelque chose! N’est-ce pas elle?…
Printemps précoce
Jours de la volupté, venez-vous sitôt? Le soleil me rend-il les collines et les
bois?
Plus abondants, les ruisselets coulent de toutes parts. Vois-je les prairies?
Est-ce le vallon?
Fraîcheur azurée! Ciel et montagnes! Les poissons dorés dans le lac foisonnent.
Les oiseaux bigarrés gazouillent dans le bocage; des chants célestes y
résonnent.
Sous la florissante verdure, les abeilles murmurantes dérobent le nectar.
Un doux frémissement dans l’air s’agite; émotion charmante! haleine assoupie!
Bientôt, plus puissant, un souffle s’éveille, puis il se perd aussitôt dans le
buisson.
Mais dans mon cœur il se retire. Ô Muses, aidez-moi, de grâce, à porter le
bonheur!
Dites-moi depuis hier ce que j’éprouve. Aimables sœurs, celle que j’aime est là!
Impression d’automne
Contre la neige, la pluie et le vent, dans le brouillard des abîmes, à travers les
brumes, en avant, en avant, sans trêve ni repos!
À travers les souffrances j’aimerais mieux me frayer un chemin, que supporter
tant de joies de la vie: toute la sympathie du cœur pour le cœur, ah! qu’elle enfante
des douleurs étranges!
Comment fuirai-je? Comment me cacher dans les bois? Tout serait inutile!
Amour, tu es la couronne de la vie, le bonheur sans repos!
Plainte du berger
Là-haut, sur cette montagne, je m’arrête mille fois, penché sur mon bâton, et je
regarde en bas dans la vallée.
Et je suis mon troupeau paissant; mon chien pour moi le garde: je suis descendu
et, moi-même, je ne sais pas comment.
Ici toute la prairie est pleine de belles fleurs: je les cueille sans savoir à qui je les
donnerai.
Et sous l’arbre j’endure la pluie, le vent et l’orage; la porte là-bas reste close:
hélas! tout n’est qu’un songe.
Un arc-en-ciel sur le toit s’élève, mais elle s’en est allée bien loin dans le pays.
Bien loin dans le pays et plus loin encore! Peut-être même elle a traversé la mer.
Passez, brebis, passez, votre berger est bien à plaindre!
« D’où vient que tu es si triste, quand tout parait joyeux. On voit à tes yeux,
assurément, que tu as pleuré.
— Si j’ai pleuré solitaire, eh bien, ma douleur est toute à moi; et mes larmes
coulent doucement: elles soulagent mon cœur.
— Tes joyeux amis te convient: oh! viens dans nos bras! Et quelque bien que tu
aies perdu, cesse de pleurer ta perte.
— Vous faites vacarme et tapage, et ne soupçonnez pas ce qui tourmente
l’infortuné. Non, ce trésor, je ne l’ai pas perdu, si fort qu’il me manque.
— Eh bien, relève-toi promptement; tu es jeune: à ton âge, on a la force, on a le
courage de conquérir.
— Non, non, je ne puis le conquérir: il est trop loin de moi. Aussi haute est sa
demeure, aussi belle sa clarté, que celle de l’étoile.
— Les étoiles, on ne les désire point; on jouit de leur éclat, et on lève les yeux
avec ravissement dans chaque nuit sereine.
— Et je lève les yeux avec ravissement pendant des jours et des jours.
Laissez-moi passer les nuits à pleurer, tant que j’aurai des larmes. »
Chant nocturne13
Oh! de tes moelleux coussins, daigne, en rêvant, prêter l’oreille un peu! Aux
sons de ma guitare, sommeille!… Que veux-tu davantage?
Aux sons de ma guitare, l’armée des étoiles bénit les sentiments éternels.
Sommeille!… Que veux-tu davantage?
Les sentiments éternels m’exaltent, m’entraînent loin du terrestre tourbillon.
Sommeille!… Que veux-tu davantage?
Le terrestre tourbillon, tu ne m’en sépares que trop: tu me relègues dans cette
froide nuit. Sommeille!… Que veux-tu davantage?
Tu me relègues dans cette froide nuit; tu ne m’écoutes qu’en songe. Hélas! sur
tes moelleux coussins, sommeille!… Que veux-tu davantage?
Désir
Quelle force entraîne ainsi mon cœur? Au dehors qui m’entraîne, et me lie et
m’arrache de ma chambre et de la maison? Comme les nuages là-bas se dispersent
autour des rochers! Là je voudrais passer; là je voudrais courir.
Les corbeaux ensemble se bercent dans l’air; je me mêle avec eux et je suis leur
course; nous volons autour des monts et des murailles. Là-bas elle demeure: je la
cherche des yeux.
Elle vient, elle se promène; aussitôt j’accours, oiseau chantant, à la forêt touffue.
Elle s’arrête, elle écoute et pour elle sourit: « Comme il chante gentiment, et c’est
pour moi qu’il chante! »
Le soleil couchant dore les collines; la beauté rêveuse le laisse passer. Elle
côtoie le ruisseau le long des prairies, et sombre et plus sombre, se voile le sentier.
Soudain je parais, étoile scintillante. « Qui brille là-haut, si près et si loin? » Et
lorsque avec surprise tu as aperçu la clarté, à tes pieds je tombe, je suis heureux.
13
Imitation d’un chant populaire italien, dont voici la première strophe:
Tu sei quel dolce fuoco,
L’anima mia sei tu,
E degli affetti miei…
Dormi, che vuoi di più?
À Mignon
Là-haut, sur cette montagne, s’élève un vieux château, où, derrière portes et
poternes, veillaient jadis chevalier et palefroi.
Poternes et portes sont brûlées, et partout règne le silence; aux vieilles murailles
ruinées, je grimpe comme je veux.
Là, près, était une cave, pleine d’excellent vin: aujourd’hui la joyeuse
sommelière avec des cruches n’y descend plus.
On ne la voit plus dans la salle distribuer aux convives les coupes à la ronde; on
ne la voit plus remplir, pour la cène, le flacon du capucin.
Elle ne verse plus dans le corridor un coup de vin à l’avide écuyer, et, pour la
faveur de passage, ne reçoit plus, au passage, un merci.
Car toutes les poutres et les toitures sont dès longtemps consumées; escaliers,
corridors, chapelle, en décombres, en ruines sont changés.
Mais, lorsque avec la guitare et la bouteille, je vis, par le jour le plus serein, mon
amie gravir ces rochers, ces collines;
Alors, de la retraite désolée s’élança le joyeux plaisir, et tout reprit un air de fête,
comme dans les anciens jours.
Comme si les plus vastes salles étaient prêtes pour des convives imposants;
comme s’il était survenu un jeune couple de ce bon temps;
Comme si, dans sa chapelle, le digne prêtre officiait et s’il demandait: «
Voulez-vous être unis? » et que, souriant, nous eussions prononcé le oui!
Et des chants émurent le fond de notre cœur; et notre témoin, au lieu de la foule,
ce fut l’écho sonore.
Et lorsque, vers le soir, tout se perdit dans le silence, le soleil enflammé brilla sur
la cime escarpée.
Et l’écuyer et la sommelière brillent au loin comme seigneurs; elle prend son
temps pour servir à boire et lui pour rendre grâces14.
La salutation du spectre
Souvenir de joies évanouies, ô toi, que je porte toujours à mon col, nous
enchaînes-tu tous deux plus longtemps que le lien des âmes? Prolonges-tu les jours
fugitifs de l’amour?
Lili, j’ai pu te fuir! et il me faut encore, avec ton lien, courir les pays étrangers, les
forêts, les vallées lointaines! Ah! le cœur de Lili ne pouvait sitôt se détacher de mon
cœur.
14
Allusion à la cinquième strophe et contraste.
Comme un oiseau, qui rompt le lacet et retourne au bois, traîne après lui un bout
de fil, signal de l’esclavage; il n’est plus l’oiseau d’autrefois, l’oiseau né libre; il a
connu un maître.
Délices de la mélancolie
Ne tarissez pas, ne tarissez pas, larmes de l’amour éternel! Ah! comme à l’œil
encore humide le monde semble mort et désert! Ne tarissez pas, ne tarissez pas,
larmes de l’amour malheureux!
Toi qui viens du ciel, toi qui apaises toute peine et toute douleur, qui verses
double mesure de rafraîchissement à qui est doublement malheureux, hélas! je suis
fatigué de ma vie agitée: que me veulent et la douleur et la joie? Douce paix, viens,
ah! viens dans mon cœur!
Même sujet
Sur tous les sommets est le repos; dans tous les feuillages tu sens un souffle à
peine; les oiselets se taisent dans le bois; attends un peu, bientôt tu reposeras aussi!
Je me traîne dans les campagnes, silencieux et farouche, mon fusil tout armé: et ta
chère image, ta douce image, flotte radieuse devant moi.
Tu te promènes maintenant, silencieuse et sereine, à travers les campagnes et
l’aimable vallée, hélas! et mon image, soudain disparue, ne s’offre-t-elle pas une fois
à ta pensée?
L’image de l’homme qui court le monde, plein de tristesse et d’ennui; qui s’égare
au levant et au couchant, parce qu’il doit te quitter.
Aussitôt que je pense à toi, il me semble que l’astre des nuits s’offre à ma vue;
sur moi descend une paix secrète, et je ne sais ce que j’éprouve.
À la lune
Justes bornes
Je ne sais ce qui me plaît ici, ni, dans ce petit monde borné, ce qui m’arrête par
un aimable et magique lien15. J’oublie du moins, j’oublie volontiers comme
étrangement le sort me mène. Hélas! et je le sens, près et loin, bien des choses me
sont encore préparées. Oh! si la juste mesure était trouvée! Que me reste-t-il
désormais, sinon que, revêtu, rempli d’une heureuse force de vie, dans un présent
tranquille, j’attende l’avenir?
15
Goethe veut parler de Weimar. Il écrit dans le sentiment de la vie nouvelle qu’il mène chez son prince et du
temps qu’il perd pour les lettres.
Espérance
Souci
Propriété
Je sais que rien ne m’appartient que la pensée qui veut couler sans trouble de
mon âme, et chaque instant favorable dont un sort propice me laisse jouir
pleinement.
À Lina16
16
On suppose que cette pièce est adressée à Charlotte (Caroline, Lina).