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Histoires d’amour

impossibles… ou presque
Du même auteur

Le Songe d’une photo d’enfance, nouvelles, Le Serpent à Plumes, 1993 ;


coll. « Motifs », 2005.
Le crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, roman, Stock, 1996 ; coll.
« Motifs », 2004 ; Éditions des Presses nationales, 2006.
L’Autre Face de la mer, roman, Stock, 1998 (Prix RFO du Livre 1999 –
Bourse Poncetton de la Société des Gens de Lettres) ; coll. « Motifs »,
2005 ; Éditions des Presses nationales, 2007.
L’Île du bout des rêves, roman, Bibliophane/Daniel Radford, 2003 ; coll.
« Motifs », 2007.
Vodou ! Un tambour pour les anges, récit, en collaboration avec David
Damoison (photos) et Laënnec Hurbon (préface), Autrement, 2003.
Rue du Faubourg Saint-Denis, roman, Éditions du Rocher, 2005.
Les dieux voyagent la nuit, roman, Éditions du Rocher, 2006.
Évangile pour les miens, poèmes, Choucoune, 1982.
Et le soleil se souvient (suivi de) Pages cendres et palmes d’aube,
L’Harmattan, 1989 (Grand Prix de poésie de la ville d’Angers).
Du temps et d’autres nostalgies, poèmes, Les Cahiers de la Villa Médicis,
n° 9.1 (24-38), 1995.
Ces îles de plein sel, poèmes, Vwa n° 24 (151-171), 1996.
Ces îles de plein sel et autres poèmes, Silex/Nouvelles du Sud, 2000.
Dieci poesie (Errance), poèmes, Quaderni di via Montereale, 2000.
Poème pour accompagner l’absence, in Agotem, n° 2, Obsidiane, 2005 ;
Mémoire d’Encrier, 2005.

En langue créole
Epi oun jou konsa tèt Pastè Bab pati, roman, Éditions des Presses
nationales, 2007.
Louis-Philippe Dalembert

Histoires d’amour
impossibles… ou presque
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés
pour tous pays.
© Éditions du Rocher, 2007
ISBN 978-2-268-06349-2
ISBN epub : 9782268097367
Place-moi comme un
sceau sur ton cœur, comme un
sceau sur ton bras, car
l’amour est fort comme la
mort…
Cantique des cantiques

Il a eu une enfance dans


une famille de femmes. (…)
La compagnie des femmes a
fait de lui un homme qui aime
les femmes et, dans une
certaine mesure, un homme à
femmes.
J. M. Coetzee
Le jour où j’ai pleuré

Pour Baya
1
Que dire sinon qu’elle était belle et que notre amour ne fut pas
possible ? Je me rappellerai toujours l’expression de cet ami togolais, lui
aussi abonné aux amours impossibles, lorsqu’il la vit débarquer dans le
séminaire de littérature comparée. C’était un de ces aprèsmidi d’automne
pluvieux où le gris du ciel le dispute à l’humidité et au sourire éteint des
Parisiens. Oh là là ! Qu’elle est belle ! Pour arracher pareil commentaire à
mon ami, fallait vraiment planer au-dessus de la moyenne. Sinon, son
éternelle pudeur prenait le dessus. Parfois, je me demande s’il voyait le
soleil qui s’allumait dans les yeux des filles. Dans leur rire engageant. Dans
leurs fesses que l’hiver elles cachaient sous d’épais pull-overs et dévoilaient
au printemps. Lors, seules la politique et la littérature l’intéressaient. Il
pouvait passer des heures entières à dégoiser de l’un et l’autre sujet. Son
regard s’éclairant ou se fermant selon le sujet abordé. Et ce rire candide,
chaud comme la nostalgie du pays natal, qui ponctuait son débit véloce et
ses propos hachés. Je lui emboîtais souvent le pas. De gaieté de cœur ou
non. Nous redessinions alors la carte politique du monde. Et nos rêves de
révolution s’envolaient, légers, dans les couloirs vétustes de la Sorbonne.
Cet après-midi-là, pourtant, les mots de mon ami restèrent suspendus
dans l’air. Comme l’arrêt soudain d’une giboulée tropicale. Et au bout de
quelques secondes, durant lesquelles on pouvait voir frémir sa luette, ce cri
du cœur : Oh là là ! Qu’elle est belle ! Elle portait un tailleur-pantalon beige
en lin. De longs cheveux frisés lui tombaient en désordre sur les épaules.
Une serviette en cuir marron bourrée à craquer de livres à la main droite et
un sac à l’épaule gauche achevaient de lui donner une allure d’enseignante
modèle. Profession qu’elle abhorrait – elle était maître auxiliaire dans une
banlieue de l’est parisien –, mais exerçait avec tout son sérieux. Le temps
de se décider sur l’avenir. Histoire aussi d’apporter sa contribution à la
famille de neuf enfants et de filer un coup de main à ceux de là-bas qu’elle
n’avait jamais vus qu’en photo. Pour elle, je ne tarderais pas à l’apprendre,
la générosité et la solidarité n’étaient pas que des mots.
Je l’ignorais encore, mais je l’aimai dès cet instant. Je le sus plus tard.
Beaucoup plus tard. Quand je lus dans ses yeux froids et tristes en même
temps que tout était fini entre nous. Quand j’éclatai en sanglots dans ses
bras. Moi le macho à qui on ne la fait pas. Qu’elle me consola comme elle
l’aurait fait pour un frère. Pis, pour n’importe quelle âme en peine. Elle
m’avait aimé bien avant. Plus que tout. Plus que les tabous familiaux
qu’elle avait été prête à balancer d’un revers de main. Et puis marcher droit
devant elle. Pour venir me rejoindre sur le chemin vaste de l’amour. Ses
rêves en bandoulière. Comme des guirlandes orphelines accrochées à
l’asphalte de la grande ville… Je lui offris en échange un silence gêné.
Laissant les bruits du dehors reprendre possession de l’air. De la chambre
exiguë où on échangeait toute la tendresse de notre quart de siècle. Moi un
peu plus. Elle un peu moins. Je ne vis pas la déception ce jour-là ternir son
sourire si rare. Des couilles. Voilà ce qui te manque, mec. C’est la voix du
lutin. Celui qui m’accompagne partout, ramené du plus lointain de
l’enfance. Des luttes sans merci entre gamins du quartier. Où il fallait en
avoir. Où on ne jetait pas l’éponge tant que l’autre n’avait pas littéralement
mordu la poussière. Des couilles, mec. Voilà ce qui te manque. Qui m’a
manqué. Rectification. Aujourd’hui je remuerais ciel et terre pour la
retrouver. Lui dire les mots et les actes qui me firent défaut.
Pourquoi était-elle berbère ? Pourquoi suis-je moi ? Pétri qui pis est
d’ersatz de culture judaïque, pour avoir observé le sabbat jusqu’à la sortie
de l’adolescence, alors que je n’étais déjà plus croyant. Mais ça c’est une
autre histoire qu’elle connaissait par cœur. Parce que je lui en avais parlé de
la Table de la Loi et autres traversées du désert qui jouèrent avec mon
enfance caraïbe. Je lui racontai également le séjour avec Jonas dans le
ventre de la baleine. Car il m’était arrivé à moi aussi de désobéir à Yahvé.
D’ailleurs ce n’était pas sans remords que je la fréquentais. Elle la pucelle.
Quand mon esprit et mon corps portaient les cicatrices de tant de joutes
amoureuses. Je n’avais aucun projet clair en tête. Pour elle. Pour nous.
N’étais-je pas en train d’abuser d’elle ? De son innocence ? De sa
générosité qui savait terrasser l’angoisse des fins comme des débuts de
mois ? Et elle m’écoutait lui dire qu’un jour peut-être je retrouverais la foi.
Ça ferait plaisir à ma mère. Ça la rassurerait de me savoir sous la houlette
de l’Éternel. Même lorsque je marcherais dans la vallée de l’ombre de la
mort, elle ne craindrait aucun mal. Ma grandmère elle s’en fichait comme
de ses dernières dents. Pourvu que je sois heureux d’être là. Debout dans le
monde. Toujours prêt à planter mon appétit dans la vie comme dans un gros
morceau de pain chaud. Ce qu’elle n’aimait pas, c’était les chiens battus.
Au visage triste à pleurer et à faire pleurer les autres. Si jamais tu t’amenais
en larmes à la maison, après avoir bataillé avec un camarade, elle ne te
laissait pas entrer. T’administrait sinon, en guise de sésame, une raclée des
plus sévères. Accompagnée des deux leçons qui te résonneraient longtemps
après dans la tête comme d’étranges commandements. Toujours rendre coup
pour coup. Apporter de la joie au monde. Voilà ce que disait ma grand-
mère. La loi du Talion. D’où sa préférence pour l’Ancien Testament que de
grosses lunettes d’écaille amputées d’une branche l’aidaient au moindre
temps libre à psalmodier. Le Nouveau Testament et ses veuleries genre
tendre l’autre joue après un soufflet étaient interdits de séjour sous son toit.
Elle aimait m’entendre parler de ma grand-mère. Inch’Allah ponctuait-
elle. À cause de la sienne sans doute. Qu’elle avait connue lors de son
unique voyage là-bas et qui préférait le massage des cailloux sous ses pieds
à l’étroitesse d’une paire de chaussures. Pour voir aussi mes yeux pétiller.
On dirait des feux de Bengale qu’elle faisait. Tu te rends pas compte.
Quand tu parles de ta grand-mère, je te promets, tu redeviens gamin. C’est
bon signe, non ? Car faut être un peu gamin pour avoir la foi. Je lui enviais
la sienne. Solide comme l’amour maternel. Un jour peut-être je lui disais je
marcherai à tes côtés. Je retraverserai le monde juché sur le Pentateuque. Je
serai un Falasha un hassid un Loubavitch et j’irai couler la vie à
Mea’sharim. En plein cœur de Jérusalem. Dans l’attente du Messie. Et je
chantais à pleine voix Yeeerushalayim je t’aime. Elle m’écoutait et
répondait Inch’Allah ! Elle m’écoutait et continuait à m’aimer. Même sans
la foi. Avec mes rêves de Juif manqué.
Cette histoire, c’était hier. Lors elle m’aimait encore. Du plus profond
de ses viscères. De toute son âme en douce et discrète rébellion. Contre sa
famille. La France. Là-bas. La sainte trilogie à l’origine de ses rares
débordements. Aujourd’hui, quand je raconte aux amis, aux ombres d’un
soir de blues noyées dans les mêmes vapeurs d’alcool que moi, quand je
leur dis que j’ai connu l’amour, le vrai, ils me regardent de travers et
passent leur chemin. L’un d’eux me fit un soir : retourne d’où tu viens mec
tu t’es trompé de siècle. Qu’est-ce que le siècle avait à voir là-dedans ?
Qu’est-ce que les quelques années qui nous séparaient du troisième
millénaire venaient fiche dans les baisers échangés à l’abri d’une salle de
cinéma ? Dans nos mains qui se cherchaient, fiévreuses, sous la table des
cafés ? De peur disait-elle qu’on se fasse choper par un grand frère ou un
ami de la famille qui irait fayoter après. Dans nos ébats clandestins sous les
couvertures de mon lit d’étudiant ? Dans son corps tremblant de peur et de
plaisir mêlés sous mes caresses improvisées ? Dans mon sexe qui des mois
durant s’arrêtait au bord du sien, l’effleurait sans oser y pénétrer ? Qui était
le chat ? Et qui la souris ? Je te fais confiance, qu’elle disait. Et mon élan
épousait la sagesse d’un vieux mollah. C’était ma manière à moi de la
protéger. De l’aimer sans doute. Mais je ne le savais pas encore.

2
La foule grouille dans tous les sens. Elle me traverse sans me voir. Je
suis une ombre. Elle me marche dessus. Me piétine. Comme un vulgaire
insecte. Les gens vont et viennent. Ceux qui arrivent. Ceux qui partent.
Pressés de retrouver leur foyer. Écrasés de fatigue et de malêtre. Se
télescopent en grommelant tout juste un mot d’excuse. Comme s’il leur en
coûtait. Quelques personnes attendent sagement coincées entre un Relais H
et un débit de boissons chaudes et de pâtisseries. D’autres montrent des
signes d’impatience. Regardent leur montre, agités. Au milieu de ce
fourmillement babélien, accoudés à un bar, des hommes, des apprentis
clochards sans doute vu la rougeur grumeleuse de leur nez. L’un d’eux
sirote une bière. La mousse blanchâtre lui colle à la moustache. Ajoutant
une note d’humour à ce faciès sans expression qui s’adosse par moments à
son propre fantôme.
Je regarde, hébété, les gens, les objets. Les trains qui démarrent ou
entrent en gare. Depuis deux heures que je suis là. Deux jours. Une
semaine. Peut-être un mois. Tous les après-midi dans cette gare Saint-
Lazare. À l’attendre. Ou plutôt à espérer qu’elle passe là. Parmi la foule. Et
me voie. Je ne lui dirais pas que je l’ai attendue tout ce temps. Pour ne pas
me faire rire au nez. Non, ce n’est pas son genre. De toute façon, me ferait-
elle observer, on ne peut plus rien réparer. Un peu sarcastique. Ce n’est pas
son genre non plus. Un nuage de dureté dans le regard. Mais pas dans la
voix. Elle a toujours eu une voix très douce. Quasi maternelle. Qu’estce que
je lui dirais si elle surgissait là, devant moi ? Ou plutôt quelle serait sa
réaction si elle me voyait là ? Le cœur en berne. Moi le guerrier de tant de
batailles passées et à venir. Je suis désolée, mais je ne veux pas perdre mon
train. Son obsession. Elle habite la grande banlieue. Chez ses parents (est-ce
qu’elle y vit encore ?). Qui connaissent son emploi du temps mieux qu’une
secrétaire de P.-D.G. celui de son patron. Elle jetterait peutêtre un dernier
regard par-dessus son épaule avant de sauter dans le train. Pour être à
l’heure chez elle. CHEZ ELLE. Dans les Yvelines, qu’elle disait. Et elle
égrenait un chapelet de localités inconnues à mes oreilles d’apprenti
parigot. Mantes qui n’était pas toujours jolie. Le Val Fourré. Ses soixante-
dix ethnies et autant de confessions. Allez savoir où était fourré ce bled
qu’elle rejoignait en courant. Pour ne pas rater son train. Passé les heures de
pointe, les trains se font rares. Elle laissait toujours l’impression de partir
pour une contrée lointaine. Si loin en tout cas de Paris et de ses mœurs.
À part ça, je n’ai jamais su où elle habitait. Ce n’était pas possible.
J’aurais voulu pourtant. Aimé même, je crois. Peut-être que, maintenant,
elle serait là à prendre un verre avec moi. M’interdisant la bière. À cause de
ton hernie hiatale, tu le sais bien. Et me choisirait d’office une verveine. En
plus ça aide la digestion. Pas de thé à la menthe. Du moins pas cet affreux
breuvage qu’on sert dans les bars. Le vrai thé à la menthe a bien meilleur
goût. Un jour, je t’en ferai goûter. Le lendemain elle débarquait dans ma
piaule. Armée de menthe fraîche de thé noir de dattes et de pâtisseries
qu’elle avait préparées la veille. Ma préférence allait aux makroud et aux
cornes de gazelle. Alors elle m’en gavait. Maternelle. Jusqu’à m’en
provoquer une indigestion. Tu dois te remplumer qu’elle disait. Tu flottes
dans ton pantalon. Si tu voyais mes frangins. De vrais rugbymen. Et elle
m’enfonçait la moitié d’un cheveu d’ange dans la bouche.
Une vieille dame me demande son chemin. Je redescends sur terre. La
gare est un tantinet clairsemée. Il doit être plus de vingt heures. Vingt et une
heures. Déjà. Elle ne passera pas par là. Pas aujourd’hui. Elle ne peut pas
être dans la rue à cette heure. Je longe le long couloir du métro. Une
adolescente tente de refiler ses dernières gerbes de fleurs aux rares passants.
J’en prends une. Comme ça. Je ne lui avais jamais offert de fleurs. Ça non
plus ce n’était pas possible. Elle n’aurait pas pu les amener à la maison. Je
regarde les roses un brin fanées. Je les offrirai à la première femme qui
passe. Qui me croira peut-être fou : Paris fabrique tellement de dingues. Ou
que je cherche la drague. Comment pourrais-je remorquer aujourd’hui ?
Avec quel courage ? Si elle n’en veut pas, je les laisserai dans le métro.
Bien en vue. Quelqu’un les ramassera. Une femme esseulée dans cette ville
trop grande. À qui jamais personne n’a offert de fleurs et qui les recueillera
pour se croire désirée. Un homme peut-être pour les donner à sa petite amie.
Ça me ferait un plaisir fou ce soir de rendre quelqu’un heureux.

3
Le lit maculé de sang. Du sang frais de sa virginité. Pour elle pour notre
honneur aucun drap blanc ne sera suspendu à la fenêtre. Offert au regard
avide des commères du petit village familial. À celui faussement indifférent
des hommes. Je la tiens dans mes bras. Elle tremble. Elle pleure. Te rends-
tu compte de ce que nous avons fait ? Bien sûr que je m’en rendais compte.
Mais sur le coup, je ne parlai pas. De peur de la froisser avec des mots qui
n’auraient aucun sens en pareille circonstance. Qui ne diraient surtout pas
l’étrange enchantement de cet après-midi de printemps. Des oisillons sortis
on ne sait d’où s’ébattent sur le rebord de la fenêtre. Gazouillent. Troquent
leur bec en un jeu léger et plaisant comme seuls connaissent les oiseaux qui
commencent à peine à voler la vie. L’un d’eux sautille à reculons poursuivi
par son comparse. Dans le ciel le soleil joue à cache-cache avec les nuages.
Traverse de temps en temps leur épaisse couche neigeuse. Passe par les
rideaux entrebâillés pour venir baigner de lumière la petite chambre du
sixième étage.
Un drôle de sentiment l’habitait, fait d’angoisse et de joie. L’ivresse de
s’être donnée à l’homme qu’elle aimait. Elle m’y avait encouragé. Par son
innocence. Par sa nudité aussi qui s’accordait trop bien au rythme de mon
corps. On avait longtemps dansé sur cet air-là. Un air d’antan et d’ailleurs à
la fois. Elle s’y accrochait sans trop savoir pourquoi. Sans trop y croire non
plus. Mais il valait mieux ne pas en discuter avec elle. Des arguments
solides de khâgneuse venaient bousculer l’irrationalité de nos désirs.
Jusqu’à ce jour où elle sentit sans doute l’urgence de mon sang. Où elle me
dit tu peux y aller. Je suis prête. Avant de fermer les yeux et de serrer les
dents. Le corps raidi. Pareil à celui de l’agneau à la vue du hachoir. Ses
jambes étaient restées soudées l’une à l’autre. Comme si elle eût ignoré le
geste animal de la copulation. Je la caressai longtemps. Sans faire cas de
l’injonction. Jusqu’à ce qu’elle rouvre les yeux et me demande si je n’avais
plus envie d’elle. Si je satisfaisais mes instincts ailleurs. Avec une autre. Je
ne suis pas sûr que tu le veuilles tout de bon ma gazelle je lui répondis. Vas-
y je te dis. Un timbre d’une agressivité peu coutumière chez elle. Jusqu’au
braillement du muezzin du haut du minaret tout proche. Qui la fit sourire.
Mektoub dit-elle. Si elle avait été catho elle aurait peut-être fait le signe de
la croix. Et elle écarta les jambes. Soudain détendue.
En cet après-midi de printemps elle me fit don d’un quart de siècle
d’éducation. De lien avec ses parents. De ces derniers avec la culture de là-
bas. Elle se donna si fort qu’elle se mit à trembler. Son corps pris de brèves
convulsions. Au-dehors le soleil a déjà disparu. Les oisillons avec. Les
lampadaires tardent à s’allumer. La lune et les étoiles aussi. Le ciel est
enveloppé dans un lourd linceul de jais. Elle continue de trembler. Je
remonte la couette sur sa frêle nudité. L’effleure sans le vouloir. Elle
frissonne. Je la recouvre alors de baisers. Qui viennent se mêler à ses
larmes. Ma langue telle une éponge. Je m’abreuve de ses pleurs. De sa
sueur. De sa douce confusion. Je sens la pointe de ses seins se durcir sous
ma poitrine. Son ventre brûlant sous le mien. Son bassin qui se réveille.
M’accueille. Avec moins d’angoisse cette fois-ci. Ses jambes se nouent aux
miennes. Ses reins ondulent. Timides. Son ventre danse. Retrouvant les
gestes ancestraux de l’accouplement. Elle m’étreint. Comme en transe.
Comme après elle jamais aucune femme ne m’enlacera. Je retombe épuisé à
ses côtés. J’avais mordu à pleine bouche dans la vie. Dans sa vie. Je me dis
au fond de moi tu ne mérites pas autant vieux. Si fort qu’elle m’entend et se
remet à pleurer. Alors tu m’aimes pas tout de bon ? Bien sûr que je l’aime.
Que je t’aime. Le sais-je vraiment ? Je sais néanmoins comment ne pas
gâcher l’instant. Habibi lui dis-je en la prenant dans mes bras. Elle sourit.
Et mon sang qui s’embrase à nouveau.
Le temps nous a rattrapés. On s’éjecte du lit. Moi le premier. Mes yeux
tombent sur le bleu du drap devenu noir de sang. Du sang de sa virginité.
Une tache gribouillée comme un dessin de gosse. Je la traîne à la douche.
C’est la première fois qu’elle se trouve entièrement nue, debout devant moi.
D’instinct, elle porte les mains à la poitrine. Se protège les seins dans un
ultime geste de pudeur. Je souris comme pour dire : tu crois que c’est
nécessaire après ce qu’on vient de faire ? Tu es ma femme, maintenant. Il
ne doit plus y avoir cette pudeur entre nous. Je m’approche d’elle pour la
laver. Elle me tourne le dos. L’eau coule le long de sa colonne vertébrale. Je
fais glisser le savon entre les seins. Les caresse au passage. Promène la
main sur le pubis aux poils courts drus et bouclés. Elle rigole profiteur ça ne
fait pas partie du jeu. Elle n’a pas fini que, déjà, armé d’une grande serviette
de bain, j’entreprends de lui sécher le corps. Elle se retourne, me regarde et
esquisse un sourire mêlé de gêne.
Il faut se dépêcher. Surtout ne pas rater le train qui la ramènera à la
maison à une heure raisonnable. Sa grosse serviette en cuir toujours pleine à
craquer de livres lui fait traîner les pas. Je la lui arrache. On court main dans
la main. S’enfonce non sans peine dans le métro bondé tel un boa ayant fait
bombance. On se tient debout l’un en face de l’autre. Moi sur mon nuage
tout rose. Elle les yeux perdus dans le vide. Sans doute se pose-t-elle mille
questions. Ses parents vontelle le savoir quand ils l’auront vue ? Comment
devrat-elle marcher pour le leur cacher ? Je l’embrasse sur les quais sans
qu’elle se refuse. Petite révolution pour les deux. Elle n’a pas eu peur de se
faire reconnaître par un voisin ou un membre de la famille qui rentrerait à la
même heure. Je n’avais jamais embrassé une fille en pleine rue auparavant.
Sur un quai de gare qui pis est. Une vieille habitude ramenée de mon
éducation. Ces choses-là ne se font pas en public. On n’est pas des chiens.

4
Que d’attouchements depuis ce jour. Que de baisers de sourires croisés
au cours du séminaire de littérature slave. D’inlassables palabres entre deux
cours au bout du corridor. Sous l’œil complice de l’ami togolais. Qui se
mêlait parfois à la conversation. Lui coulait des regards ébaubis
d’admiration. Avant de me prendre en aparté. T’en as de la chance disait-il.
Tu te rends compte ? Un pauvre nègre comme toi. Paris fut vaste de
découvertes à la mesure de son innocence. À la mesure de ma folie. Une
palette d’où disparut le gris des lentes pluies monotones. L’antipathie
légendaire des garçons de café. Notre amour peignit de faces hilares les
couloirs du métro. De rires éclatants comme des grenades mûries au soleil.
Le fleuve enjambait par moments les quais coursant notre bonheur. Mais il
se fourvoyait dans les rues sous les pieds médusés des passants. Lors je sus
aussi que Paris était beau parce qu’il y a toujours un banc public ou un
square pour héberger les conversations sans fin des amants. Leurs baisers
hésitants. Leurs mains et leurs regards qui se mêlent. Confluent en un même
élan gros de retenue.
Que de caresses échangées depuis ce jour-là. Qui s’arrêtaient toujours
sur le seuil de la nuit ou du week-end. Et me firent retrouver ô paradoxe
mon âme d’abeille. Non sans résipiscence à vrai dire. Comme lorsqu’une
mauvaise pensée prend racine dans ta tête à coups d’insomnie. Je résistai
pourtant. De toute ma force de chien esseulé sur la grand-route. Je ne
pouvais pas faire ça. Pas à elle. Qui était prête à renier la terre entière pour
moi. Foyer. Famille. Éducation. Prête à affronter l’incertain. Le regard en
biais des autres aussi sur ce drôle de couple. Mais elle déclina ma
proposition d’aller parler à ses parents. Ils ne comprendraient pas dit-elle.
Préférait la solution radicale. Brûler les ponts. S’en aller sans se retourner.
Ce qu’elle fit quand elle sut pour l’autre. Quand j’éclatai en sanglots dans
ses bras. Moi le macho à qui on ne la fait pas. Qui portait dans le cœur les
stigmates de tant de guerres passées et à venir.
Finis depuis nos rires en canon dans les rues de Paris. Fini leur éclat qui
reverdissait l’automne. Finies les longues attentes dans l’éventualité d’un
appel. Dans l’espoir qu’elle ait réussi à déjouer l’attention de la famille.
Que celle-ci se soit éloignée la laissant seule à la maison. Ou qu’elle soit
partie faire une course et en ait profité pour m’appeler. Du jour au
lendemain je ne sus plus rien d’elle. Ni de ses baisers de fillette. Ni de son
corps qui ondulait timide sous le mien. Ni du Val Fourré autre que ce qu’on
montrait à la télévision. Quand de jeunes désœuvrés flambent un commerce
ou une voiture. Confondent le béton amer de leur cité avec les vertes
prairies de Manitou. Et se lancent, pourchassés par les flics, dans un rodéo
qui s’achevait souvent souillé de leur sang. Quand je n’avais pas un sou
pour partir en vacances. Que la foule bigarrée de Belleville représentait le
seul paysage exotique de mon été. De son passage dans ma vie je n’ai gardé
que le petit voilier en bois qu’elle m’avait ramené de rares vacances à la
mer avec sa famille. Et des souvenirs qui remontent par instants. Tantôt
indécis comme un filet d’eau traversant le sable. Tantôt forts comme des
sanglots d’homme.

5
Finalement le temps n’arrange jamais rien à rien. Ne résout aucun
problème. Pas plus qu’il ne cicatrise de blessure. Plus on s’éloigne d’un fait
plus il s’agrandit à nos yeux. Plus il devient encombrant aussi. Jamais
pourtant on n’arrive à le toucher. Je le comprends maintenant. Combien
d’années sont passées ? Et la plaie est toujours aussi vive. Comme au
premier jour. Je la porte en moi telle l’écharde d’obsidienne du poète. Tout
ce temps. Et la vie a encore ce goût d’inachevé qui clame son absence. Ce
sentiment permanent d’être passé à côté de l’essentiel. De n’avoir pas
compris. Pour elle le don de soi n’était pas vain mot.
J’ai conscience aujourd’hui d’avoir peut-être cassé quelque chose en
elle. De lui avoir sans doute enlevé l’envie d’aimer. Mais elle a-t-elle jamais
su que les fins de semaine à Paris, loin de la famille et du pays, sont souvent
très longues ? Trop longues à porter seul. Que le soir j’avais envie de parler
à quelqu’un et que je ne pouvais pas l’appeler. Que les nuits d’hiver où
j’allumais peu le chauffage, faute d’argent, son corps eût été le plus brûlant
des convecteurs. Avait-elle conscience de tout ça ? Je n’ai pas su non plus
lui expliquer. Mais aurait-elle compris ?
Souvent elle vient et s’installe dans mes rêves. Les perturbe par son
sourire innocent. Parfois un masque de dureté sur le visage. Ou de douleur
qui sait ? Ou les deux comme l’embouchure de ce sentiment que chaque
homme et chaque femme croient toujours réinventer. Ou alors elle s’assied
entre moi et la fille que je cherche à séduire pour une nuit, quelques jours
ou quelques mois. Sans même me demander mon avis. Et dans sa façon de
ne se faire voir que de moi, de m’adresser la parole en ignorant l’autre, je
sais qu’elle va encore tout gâcher. Par esprit de vengeance peutêtre. Ou, qui
sait ? Parce que, elle aussi, là où elle se trouve, elle doit penser à moi. À
nous. Mais je n’ose pas croire que cela soit possible. Dans ces moments-là,
je me mets à parler à l’autre comme si je m’adressais à elle. Ou encore, bien
plus grave, je la raconte à l’autre. Je lui dis cet amour que je ne méritais pas.
Car trop beau. Trop pur. Je me surprends des fois à désirer ce ciel gris et
lourd qui précède l’instant où la fille va montrer des signes d’énervement.
Qu’elle va me jeter un regard plein de pitié : pauvre con ! En général, la
fille ne rappelle plus après qu’on s’est séparés. Certaines persistent parfois,
dans l’espoir que je finirai par l’oublier, qu’elles m’aideront à l’oublier. La
plupart le font sincèrement, parce que peut-être elles en pincent pour ce
nègre un peu désaxé par trop d’amour. D’autres voient là un merveilleux
défi à relever et mettent un point d’honneur à y arriver. Mais les unes
comme les autres échouent. Alors, elle, elle s’en va. Sans aucun égard pour
ma solitude dans cette ville trop grande. Me laissant mijoter dans un amour
désormais inutile.
Voilà qu’aujourd’hui encore je pense à elle. Entretemps ça tire là-bas.
Ça tire en Kabylie. Ça tire dans mon île aussi. Fauchant des milliers de vies
innocentes. Fauchant l’espoir même. Nous en aurions parlé. Moi rêvant de
guérilla et de révolution. Lui contant pour la énième fois les séances
clandestines d’entraînement dans les montagnes enneigées des Vosges avec
un groupe de jeunes venus de toute l’Amérique. Où on nourrissait nos
utopies à coups de chansons et de slogans d’un autre âge sous les ordres
d’un camarade chilien à moitié fêlé. Nostalgique du MIR et de sa ville
natale d’Antofagasta. Laisse tomber aurait-elle dit le Che est mort et
enterré. Et puis aucune cause ne mérite qu’en son nom on enlève la vie à
quelqu’un. Elle m’aurait parlé d’une terre sienne. Où tu n’es la bougnoule
de personne tu comprends. Tu es ici chez toi aurais-je rétorqué. Tu es née
sur cette terre. C’est à toi de la revendiquer. Lors j’y croyais tout de bon. Et
elle forte de ses expériences amères m’aurait regardé les yeux pleins de
douceur et de douleur mêlées. L’air de dire : la stupidité des hommes est
plus forte que le droit du sol. Puis on aurait fait l’amour. Tout l’après-midi.
En surveillant du coin de l’œil le réveil. De peur qu’elle ne rate son train.
Mais on se serait fait surprendre pareil. Et on aurait couru comme échappés
d’un bagne. Le métro. Puis la gare Saint-Lazare. Et je serais rentré seul
dans ma turne. Ma tête et mes mains pleines de l’odeur de son sexe. En
revanche je suis là à écrire cette histoire. La nôtre. Comme une bouteille
lancée à la mer. Ou peut-être pour conjurer un fantôme. Tandis que j’écris
ces lignes me reviennent à la mémoire deux vers du plus beau sonnet
d’amour impossible qu’un homme eût jamais composé.

« Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle : “Quelle est
donc cette femme ?” Et ne comprendra pas ! »

Si jamais un jour, Aïcha, tu lis cette histoire, notre histoire, dis-le-lui toi.
Sa sœur. Son sang. Dis-lui qu’avec elle j’ai connu l’amour. Depuis je
cherche encore.

Paris, Rome, 1993-1995.


La Frontière

À tous les ados


déniaisés par des putes
1
Le crépuscule tombait à peine lorsque Jonas et Dufric se présentèrent au
bordel, si tant est qu’on pouvait appeler ainsi cette galerie en terre battue où
les filles papotaient dans l’attente des clients. Ils sifflotaient un air guilleret,
pour paraître décontractés. À la vérité, le son sortait de la bouche de Dufric,
rompu à ce type de fréquentation. Tout le monde le savait, qu’il courait ces
lieux mal famés. La preuve ? Il avait le visage d’un acteur de cinéma. Lisse.
Pas un seul acné. Vu qu’aucune fille du quartier n’aurait voulu d’un
sansasile comme lui, il devait bien circuler quelque part. Question
d’hygiène. Pour évacuer ce trop-plein d’hormones qui, autrement, changeait
la figure en pelure d’ananas. Où donc trouvait-il à se libérer sinon dans une
maison de tolérance ?…. Jonas, lui, découvrait à l’instant même la
Frontière, ce quartier du bord de mer où venaient échouer les pas nombreux
d’hommes et de femmes avides de brocanter leur détresse et, plus rarement,
leur joie. Étreinte furtive, prosaïque, quasi animale des corps. L’illusion, de
temps à autre, des lèvres qui se rapprochent. Marmonnent à grand-peine un
« chouchou » ou un « mi amor ». De tout cela, Jonas ne savait rien. C’est
ainsi qu’il avait pris lui-même la décision de franchir la frontière.

2
Ça faisait un bail que l’idée lui colonisait le cerveau. Le supplice avait
commencé à l’école, dans la cour de récréation. Unique sujet de
conversation depuis la rentrée, il avait relégué aux oubliettes les discussions
enflammées autour d’un match de foot, de basket ou d’un film de guerre,
qui pouvaient durer une semaine entière. Ses camarades de classe ne
finissaient pas d’en parler. À croire qu’ils avaient fait ça toute leur vie. Je te
jure, vieux. T’es sûr que ça s’est passé ainsi ? Yeah, man. Gimme five. Et ils
topaient en adeptes d’une franc-maçonnerie de ceux-qui-l’ont-déjà-fait.
Excluant les autres : les non-calés en la matière. Ceux qui en étaient encore
au Dieu-seul-me-voit, la nuit, sous les draps. Montre voir ton poignet, qu’ils
faisaient, on dirait un joueur de tennis. Et l’accusé, penaud, de cacher le
bras dans le dos. Jonas ne pouvait pas rester là à les écouter comme un
novice. Quelqu’un qui n’en savait rien. Mais rien du tout. Fallait donner le
change. Alors, il inventait. Et racontait tout ce qui lui passait par la tête.
Oh, ce n’était pas difficile. Il avait toujours eu l’imagination féconde. À
défaut, il suffisait d’être attentif à la conversation des aînés du quartier.
Mais ça non plus, ce n’était pas gagné d’avance. Ceux-ci ne l’avaient pas
encore jugé digne d’assister à leurs colloques ; même pas en auditeur libre.
Un coup, il était question d’âge requis, non mais, tu t’es pas pressé le nez
devant une glace ? Et ton visage, on dirait une râpe à noix de coco. Le
lendemain, c’est sa grand-mère qui allait penser Dieu sait quoi encore et les
traiter de suppôts de Satan. Ils ne rataient jamais une occasion pour le tenir
à distance. L’écarter comme un malpropre. Alors Jonas repartait la queue
entre les jambes, dans l’espoir, toujours vain, d’être rappelé à la dernière
minute. L’un d’eux qui l’aurait pris en pitié et plaidé sa cause auprès des
autres. Ce n’était pas faute pourtant de rouler les mécaniques au passage des
filles. De siffler d’admiration sous leurs pas chaloupés de provocation et
effarouchés à la fois. De leur trousser des compliments à haute voix, au vu
et au su de tous ; des formules cueillies ici et là, qu’il avait ressassées à
l’envi avant d’oser s’en servir. Il avait même enrichi son vocabulaire de
mots qui auraient fait bleuir de honte même les marchandes de poissons du
bord de mer. C’était au cas où la fille se montrait insensible à toute flatterie.
Mais rien n’y fit. Un jour pourtant, était-ce d’avoir insisté ou un
relâchement de vigilance de la part des plus hargneux à son endroit, Jonas
ne saurait jamais comment ni pourquoi, sa silhouette longiligne avait réussi
à se glisser incognito dans le cercle. Quand les aînés s’aperçurent de sa
présence, il était trop tard. Il ne dut toutefois de rester dans le groupe qu’à
condition de se barrer à toutes jambes à l’arrivée éventuelle de sa grand-
mère ; si jamais tu te fais choper, tu te démerdes : on t’a jamais invité. Pour
le reste, ils ne se firent pas prier.
Eux aussi ne parlaient que de ça. Le soir, debout sous les lampadaires.
Le week-end, installés une journée durant sur les balustrades des vérandas,
les pieds ballottant dans le vide et devisant à perdre l’heure des repas.
C’étaient des clins d’œil complices à n’en plus finir. Des avant-bras brandis,
le poing serré, en signe de victoire. Des regards interrogateurs, pleins
d’enthousiasme ou de suspicion, si jamais l’un d’eux en avait bouché un
coin aux autres. Des rires gras, qui faisaient tressauter les épaules, se tenir
le ventre des deux mains ou se taper les cuisses de claques d’une violence à
réduire en bouillie une lignée entière de maringouins. Tous les détails y
passaient. Même ceux que Jonas n’aurait jamais imaginés seul. Il se faisait
tout petit, enregistrait les moindres mots, les égrenait longtemps dans sa tête
pour pas qu’ils se tirent. Cependant, il arrivait toujours un moment où un
appel strident venait de la maison, Jonaaas, et le faisait bondir comme
propulsé par un ressort, par crainte de voir surgir l’aïeule qui lui aurait filé
une de ces dérouillées si elle l’avait coincé au milieu de ces grands gaillards
de mœurs sales, qu’ont pas été foutus de réussir leur bac ou de trouver un
boulot. Si jamais je te surprends avec eux, ton compte est bon !
Bref, l’idée trottait depuis un bout de temps dans sa tête. Le harcelait en
tous temps et tous lieux. Il devait éviter les apartés avec lui-même, de peur
d’être poussé dans ses derniers retranchements. Là où il ne pouvait rendre
coup pour coup. C’est comme quand un esprit malin a élu domicile dans un
coin de ton cerveau. Te fait déparler nuit et jour. Tisser des mots sans envers
ni endroit. Et ça s’entrechoque, se bouscule, pousse de grandes ruades de
cheval fou. Secoue tes méninges comme des maracas entre les mains d’un
troubadour givré. Elle avait le don de surgir sans crier gare. De rappliquer,
comble de profanation, jusque dans les moments où la famille, juchée sur
les Lamentations de Jérémie ou les Psaumes de David, essayait d’une seule
voix de hisser ses prières au ciel. Histoire de ne pas se faire oublier du Très-
Haut. Entre-temps, eh bien, l’esprit de Jonas se vautrait dans des récits des
plus salaces. Et de se mettre à penser que Moïse n’était pas hébreu, que la
petite Proserpine du Pharaon avait bien caché son jeu. Le Nil a bon dos,
n’est-ce pas ?

3
La solution allait venir de Dufric, surnom que celuici devait à sa manie
de taxer les gens, t’as pas du fric ?, dans un mélange d’arrogance et de
préciosité qui lui servait en fait à masquer son embarras et à ne pas laisser
l’impression d’être un vulgaire mendiant de porche de cathédrale. À peine
plus âgé que Jonas, Dufric paraissait toutefois beaucoup plus mûr, tant il
savait de choses de la vie. C’est donc à lui, au sortir d’une énième nuit de
conflit et de honte, que Jonas prit la décision de confier ses tourments. La
main qui se réfugiait dans l’entrejambe pendant que la maisonnée dormait.
L’embarras du matin au réveil. La crainte aussi que Grannie découvre les
taches de son geste impie dans les draps ou sur son pyjama. Malgré leur
amitié, il était gêné comme une femme adultère à confesse. Dufric l’écouta
avec une patience d’ange, devina plus qu’il ne comprit ce que son ami
attendait de lui. Après quelques semaines d’économie d’argent de poche, de
sous rançonnés aux plus cancres de la classe en échange d’une rédaction ou
d’un devoir de math, rendez-vous fut pris pour un après-midi de congé où
Jonas laissa croire à sa grandmère qu’il se rendait à l’entraînement de
basket-ball…
Voilà comment ils avaient atterri à la Frontière, sous cette galerie en
terre battue du bord de mer. Il aurait préféré une fille d’une maison avec un
nom, la Piscina ou Brisa del Mar, par exemple. Plus pro, à en croire les
aînés du quartier. Et puis, elles ont le jardin si soyeux qu’on dirait du miel
frais. Mais il n’avait pas assez de thunes pour… Jonas en était là de ses
réflexions, refusant le défi de ces visages à la dérive. Il repensa aux conseils
de Dufric : « Mate-les droit dans les yeux. N’accepte pas la première qui te
sourira et t’offrira sa marchandise. Si ça se trouve, elle est toute avariée.
Soupèse les seins et la croupe d’un œil d’expert… Puis éloigne-toi, l’air
désintéressé. Ça fait baisser les enchères… » Jonas n’y arrivait pas. Il était
pétrifié. Pis, il s’était changé en statue de sel, à l’image de madame Lot se
retournant, malgré l’interdiction divine, sur les cris de Sodome et
Gomorrhe. Conséquence de l’acte qu’il s’apprêtait à commettre. Tout juste
parvenait-il à mettre un pied à la suite de l’autre. Les poings enfoncés dans
les poches de son pantalon, il leva les yeux au ciel délavé, vidé soudain de
ses nuages. Qu’espéraitil trouver là-haut ? Les filles n’étaient pourtant pas
si loin. Mais il n’osait pas planter ses yeux dans les leurs, accepter le
combat des regards, jusqu’à ce que l’une d’elles lui sourie, lui balance
quelque cajolerie d’un professionnalisme sans reproche, genre t’as envie
d’un brin de tendresse beau gosse ?, l’invite d’un geste de la tête ou, l’œil
en coin, lui dise par sa timidité qu’elle était nouvelle dans le métier, arrivée
dans la capitale elle ne connaissait personne, or faut bien se défendre mon
chou, j’avais jamais pensé qu’un jour je tapinerais, mais la vie, cette fille de
pute, l’avait jetée sur le trottoir, sans aucun égard pour sa vieille marraine
qui l’avait élevée à la dure ; ou encore qu’elle ne supportait pas les pleurs
incessants du bébé, le père ce sagouin s’était barré à sa naissance, l’argent
du lait qui manquait, de toute façon, elle n’en avait jamais eu, alors elle
s’était retrouvée là, comme les autres, maintenant il était trop tard pour se
refaire une virginité, racheter son honneur de femme, et puis merde elle
savait faire que ça…
Jonas baissa la tête, bailla un grand coup de pied dans un caillou qui
voltigea et alla achever sa course contre la carcasse d’une voiture. Pour la
première fois de sa vie, il se sentait seul. Il ignorait que la solitude pouvait
peser autant. Il ne s’agissait plus de se mesurer à la veuve-poignet ; il lui
fallait affronter pour de vrai la nudité de l’autre, exposer son zob à un
regard expérimenté. Après et après seulement, ses mains pourraient lui
servir à toper avec les autres. Enfin salué comme quelqu’un du sérail…
Mais le vide ! Qui l’aspirait avec une lenteur consommée. Déjà ses jambes
s’étaient faites coton. Encore un peu, il ne resterait plus rien de sa personne.
Son désarroi n’échappa point à une troisquarts vieille, à moitié édentée à
force de chiquer du tabac. Sans autre forme de procès, celle-ci le prit par le
bras et l’entraîna derrière elle.

4
Avant même de réaliser ce qui se passait, Jonas la suivait sans pouvoir
solliciter l’aide de Dufric plongé dans une conversation coquine avec l’une
des filles. La femme, plutôt leste malgré son âge et sa corpulence, grimpa
deux à deux les marches d’un escalier assez raide dont le bois, effrité par
endroits, laissait échapper des ricanements de hyène. Sa robe, remontée à
micuisses pour faciliter ses mouvements, dévoilait à chaque pas une culotte
d’un rouge vif. Tout en tortillant du cul, elle se retournait de temps à autre
pour présenter à Jonas des gencives plantées de trois souches, un ersatz de
sourire qui se voulait séducteur. Par-delà la pénombre, les yeux du garçon
scrutaient le mur sale et lépreux, dédaignant l’arrière-train de la dame, qui
avait dû livrer tant de batailles qu’aujourd’hui il pouvait à peine servir à
quelque chose. Pareil à ces vieux lions qui, après une longue vie de cirque,
se retrouvent à faire du cinéma dans un parc zoologique où leur rugissement
éteint n’effraie même plus les enfants.
Parvenue au deuxième étage, la vieille franchit un long et obscur
couloir, puis une porte à moitié défoncée, barbouillée de graffitis
fluorescents. Une étroite pièce, éclairée d’une ampoule tamisée, plus pour
masquer sa laideur que pour créer une quelconque intimité. Les yeux de
Jonas s’arrêtèrent sur un petit autel gardé par deux statuettes, l’une de Marie
avec le Nazaréen dans ses bras, l’autre de la Vierge de Czestochowa. Sous
l’effet de la brise marine qui pénétrait par la fenêtre entrouverte, les ombres
des deux saintes se défiaient à la lueur pâle d’une lampe à bobèche, se
croisaient, s’écartaient avant de revenir cogner leurs fronts l’un contre
l’autre. Par terre, près de la table de nuit, reposait une bassine remplie d’une
eau trouble d’où surnageaient des spermatozoïdes en bataillons effilochés.

5
Le jeune homme était perdu dans la contemplation de ces drôles de
têtards lorsqu’il sentit une main le happer. Les images étaient arrivées à une
vitesse telle qu’il avait oublié la femme qui l’attendait, étendue sur le dos.
S’étant relevée, elle introduisit d’autorité la main dans la poche du Jonas, en
ressortit une liasse de billets, dont elle s’empara sans lui en laisser un seul.
Puis elle entreprit de le déshabiller – enfin, de lui baisser le pantalon à mi-
fesses –, avant de se rallonger dans le lit et de soulever sa robe jusqu’au
nombril… C’est alors que le jeune garçon vit ce crabe géant à la coquille
dégarnie, paré à prendre son sexe entre ses pinces. La femme s’était
débarrassée de son dessous rouge sans qu’il s’en soit aperçu. D’instinct,
Jonas recula, porta les deux mains à l’entrejambe, dans une tentative
dérisoire de protéger son unique bien face à ce monstre des mers chaudes.
La femme éclata d’un rire qui le mit mal à l’aise. S’étant rendu compte de
sa gaffe, elle se fit faussement câline et lança : « Sois pas timide,
chouchou… Il te mordra pas, tu sais. » Jonas jeta un dernier coup d’œil sur
le mur recouvert çà et là d’affiches de cinéma et de posters de stars jaunis,
bosselés par le temps et l’humidité, s’assit, confus, sur le rebord du lit et, à
part soi, appela le roi David à la rescousse : « Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m’as-tu abandonné ? Pourquoi es-tu loin de me sauver ? […] Ô
mon Dieu, j’appelle de jour, et tu ne réponds pas. » Des bras vigoureux
l’attirèrent avec autorité. Il se retrouva étalé de traviole sur la vieille, les
yeux clos, pour ne pas sentir la douleur que la bête ne manquerait pas de lui
infliger.
Ces péripéties ne l’empêchèrent pas de bander de toute la rage dont son
adolescence était capable. Plus tard, ce soir, dans un instant, il pourrait en
parler lui aussi. Il ne serait plus le guignol des autres ; l’agneau sacrificiel
offert en pâture à leurs sarcasmes. Mais Jonas n’allait pas y rester plus
d’une poignée de secondes. Un élancement vif, pareil à un violent
déchirement du prépuce, le fit se retirer de la femme. Il n’eut même pas le
temps de déceler l’origine du mal ni de s’inquiéter du filet de sang qui
dégouttait de son sexe avant de venir s’écraser sur le drap. Les mêmes bras
robustes l’éjectèrent hors du lit, dans un retentissant : « Putain ! » D’un
bond, la femme fut debout. Elle s’empara d’un broc d’eau qui se trouvait
sous la table de nuit, ramassa d’une main le drap sur lequel elle fit couler
l’eau, frotta tout en maugréant. C’était bien sa chance à elle que son premier
client de la soirée soit puceau. Quel fils de pute ! Il aurait pu le dire, elle
aurait pas mis son beau drap blanc – à la vérité, il était plutôt crème –, le
voilà tout sali maintenant. Jonas se tenait debout, ne sachant que faire de
son corps, tandis que suintait le long de sa jambe gauche un filet d’un
liquide visqueux et rougeâtre à la fois, mélange de sang et de sécrétion
urétrale. Tout en continuant de bougonner, la femme refit le lit, étendit le
drap mouillé au-dessus d’une vieille armoire, bouscula le jeune homme hors
de la chambrette et s’éclipsa sans même se donner la peine de l’attendre.

6
Jonas entendit les foulées énergiques de la vieille décliner dans le
couloir, avant de se décider à descendre l’escalier à son tour d’un pas écrasé
par le poids subit des ans. La silhouette d’un passant troua l’obscurité
naissante. Le crépuscule finissait de tomber. Le soleil avait déjà pénétré la
chair océane, découpant le ciel d’un horizon rouge sang. Jonas fut accueilli
par un Dufric hilare, les lèvres fendues jusqu’aux oreilles : « Alors,
comment ça s’est passé ? s’enquit celui-ci. Avec une vieille comme ça,
t’aurais dû rester plus longtemps. Exiger plus pour ton fric. Elle doit avoir
très peu de clients. C’est une faveur que tu lui as faite en allant avec elle, tu
sais… Tu l’as fait héler ? Elle en a redemandé ? Allez, raconte, mec ! » Plus
longtemps ! Jonas avait l’impression d’être resté enfermé une éternité dans
cette turne crasseuse. Mais il n’avait pas le cœur à parler. Même pas à
Dufric. Ce soir-là, il se paya la première cuite de sa vie, en s’envoyant trois
verres de trempé dans une gargote du bord de mer. Il rentra à la maison soûl
comme un sacristain et se réfugia dans son lit sans adresser la parole à
personne. Il avait treize ans.

Port-au-Prince, été 1996.


Histoire de danse et de pluie

Pour S. S.
« Nous sommes plusieurs
sous la tonnelle. J’ai neuf ou
dix ans. Gina m’invite à
danser. J’ai bu, oh trois
gouttes de rhum Barbancourt.
Nous dansons. Bolero de
Cuba. Elle fredonne en
mâchouillant son chewing-
gum. »
Jean-Claude Charles
1
J’ai vingt ans. Il pleut et notre danse tourne rond. Cette odeur de la terre
en train de boire jusqu’à soif étanchée. Cette odeur qui emplit les poumons
et donne envie d’y mordre à pleines dents. Il pleut. Le bruit de la pluie sur
le toit en tôle ondulée. Jam-session de batteur en verve entraînant toute la
section rythmique dans son délire. Les coups alternent sensualité et
frénésie. Son lent et saccades d’Uzi fol. Ce halo qui fait qu’on est seuls ce
soir-là. Seuls au monde. Comme lorsque deux êtres s’aiment trop fort. Tu es
blottie contre mon cœur. Hésitant entre l’abandon et les griffures de félin
terrorisé. Ce désir de vengeance dans tes yeux. Pourquoi avant toi ai-je
dansé aussi collé-serré avec cette sculpture d’ébène ? Pourquoi l’ai-je
enlacée si fort ? Hein dis-le. Ça se voyait que tu en avais envie. Tu
n’arrêtais pas de la peloter. De glisser tes mains dans son dos. Pour un peu
tu les lui aurais mises aux fesses. Je ne sais pas ce qui t’a retenu d’ailleurs.
Des mots hurlés entre les dents mais susurrés par la rumeur de la pluie et le
froissement des corps.
Je souris. J’ai vingt ans. Et ne te sommerai pas de justifier ta jalousie. Je
ne t’ai même pas embrassée. Pas encore. Moi qui très tôt ai goûté à la chair
avec l’appétit d’un crève-la-faim à qui on aurait offert un fruit défendu.
Entre nous de simples regards de connivence depuis quelque temps à
l’ENS. Toi aile Histoire moi versant Lettres classiques. Et une étrange
attirance contenue. Comme pour empêcher d’aller dans le décor un engin
dont on n’aurait pas le contrôle. Puis deux ou trois appels téléphoniques.
Longs comme la nostalgie. De la terre natale. D’un amour ou d’une amitié
perdus. Des appels pour ne rien se dire. Des poèmes si j’ai bonne mémoire
de Verlaine et de Prévert. De Laleau ou d’Arvers. De Phelps aussi. Je
m’étais mis en tête de te les faire aimer. Sans savoir que tu en connaissais
bien plus. Qui des deux avait demandé ou proposé son numéro à l’autre ?
J’ai vingt ans. Vingt et un peut-être. Il pleut et la musique tourne pour
nous deux. Insularisés au milieu de tout ce charivari. Telle une barque dont
la fragile majesté défie l’océan. Le temps s’est arrêté. Depuis hier. Depuis
toujours. Depuis que je te connais ou rêve de te connaître. En fait ai-je
existé avant ? Ai-je serré d’autres corps ? Ou enlacé d’autres femmes ?
D’aucuns diront que si mais je n’en ai plus mémoire. Pas ce soir où notre
danse a la saveur d’un vagabondage sans fin. Provoque ce frisson si proche
de l’éternité.

2
Il ne pleut pas encore. Ton regard rivé à d’inaccessibles rêves. D’amour
peut-être ou de justice sociale. En face le mien. Le flot noir de la nuit. Ils se
croisent. Réticents. Avant d’enjamber la musique le bruit inaudible de rares
pas sur le sol les couples se déhanchant à se bloquer les reins les bas-
ventres soudés l’un à l’autre. Dialogue muet de nos yeux dont nous sommes
tous deux exclus. Tour à tour houleux et conciliant. Qu’ont-ils bien pu se
dire ? Je me lève. Passe à côté de toi sans t’adresser la parole. Tu me rejoins
sur la piste. Une large tonnelle au toit en cône pareille à un immense
péristyle planté au mitan d’une cour. Loin du pêle-mêle des tables et du
débit de boissons. Nous faisons semblant de danser. Tes yeux plantés dans
les miens. Tu en avais envie hein. Dis-le. Je détourne la tête et ne réponds
pas. Tu m’enfonces les ongles dans la nuque. Je te regarde et souris. Jaune.
De quel droit ? De quel amour blessé ? Tu sens mon buste se raidir refusant
ton étreinte. Un vent léger flotte.

3
La pluie arrivée dans une clameur soudaine. Ses gouttes drues verticales
hallebardes pénétrant la chair de la terre. Nous immobilisant sur la piste
trop éloignée des tables. Nous contraignant à enchaîner musique après
musique en une danse infinie. À moins de risquer une douche qu’aucun de
nous deux ne souhaite. Nous dansons. À en avoir le tournis. À confondre le
jour et la nuit dans nos regards clos. Pas sur la chanson que l’orchestre
braille dans le micro en alternance avec les rumeurs de la pluie. Nos pas sur
un autre tempo. Une musique que nos cerveaux transmettent en sourdine à
nos corps en éveil. Le tien enivré de l’instant des poèmes passés déclamés
jusqu’au bout de la nuit et de la patience des autres membres de nos
familles qui nous accusent de monopoliser le téléphone. Le mien mi-imbibé
de rhum-Coca. Cuba est une femme libre dans ma tête. Les couples se
déchaînent maintenant autour de nous. Chantent en chœur avec les
musiciens. Ça doit être un air de carnaval.
Il pleut et nous dansons. Nos pas qui s’harmonisent vierges pourtant de
tout souvenir commun. Nos corps se frôlent se prennent se relâchent se
rappellent. La douce chaleur de tes seins contre ma poitrine. (Tu ne portes
pas de soutien-gorge. Comme d’habitude. Je connais la réponse. À quoi
bon ? Ils sont si petits. Si fermes. Si menus que j’imagine comme un
sacrilège mes énormes mains de basketteur manqué se refermer dessus…
J’ai ouï dire que tu as enfanté ils doivent avoir grossi. Ton fils – ou ta fille –
saura-t-il un jour qu’ils m’ont allaité avant lui ?) Tes seins. Deux jeunes
faons soulevant la tête pour me chatouiller le torse de la langue. Ils m’ont
toujours fait penser à Salomon. Dans mon enfance rigoureusement
sabbatique j’ignorais que le Cantique des cantiques était un poème
d’amour. On ne parle pas de ces choses-là dans le Livre des livres. Mais ce
n’est pas toi le modèle de Salomon. Sinon il aurait parlé de tes fesses. De
cette jumelle splendeur charriant dans sa cadence ta jeunesse et mes
fantasmes les plus fous. Heureuse rémanence de l’Afrique dans ton corps de
métisse. Et danse la pluie sous nos pas enlacés. Et ce goût d’arc-en-ciel qu’a
la danse sous la pluie.
Le nom du night-club me revient à présent : « Zombi ». Ça fait lugubre.
Dire qu’on aurait pu choisir « Feux verts » l’autre club à la mode de cette
ville du nord du pays. Mais le groupe avait opté pour « Zombi ». Tiens il y
avait un groupe avec nous ce soir-là. Je m’en souviens maintenant. Angelo
Adelina Andrea Ricardo Florencia Teodora Antonio Marina… Où sont-ils
pendant que nous sommes sur la piste ? Nos jeunesses enlacées à la je-
t’aime-moi-non-plus.

4
La pluie s’est arrêtée depuis une éternité. La musique aussi. Mais nous
dansons encore. Au milieu de la conversation sans fin des couples
entrelacés dans l’attente du prochain morceau. L’intermède s’achève. Tu me
prends la main et m’entraînes au-dehors. La nuit est belle de milliers
d’étoiles. Et le ciel profond. La terre exhale des effluves à la fois lourds et
frais. Tu ne parles pas. Je te suis chien fidèle. Nous longeons la nuit et la
vaste artère du bord de mer. Un quart d’heure plus loin tu sautes par-dessus
la rambarde avant de me tendre la main. Je la refuse piqué dans ma fierté de
jeune coq. Tu vas voir ce que tu vas voir. J’atterris avec moins de souplesse.
Ma cheville n’a pas supporté. Tu éclates de rire. Ton rire se mêle au ressac
invisible. Avant de mourir avec lui. De la même mort éthérée.
Ton corps virginal allongé sur les vagues. Je te rêve à quelques brasses
de toi. Perdu dans un vieux songe de tendresse. J’ai peine à l’écrire
aujourd’hui. On dira que ce sont là mots de poète. Je n’invente rien. Je le
jure. S’il y a poésie c’est de ce soir-là. Le mystère de ton regard où se sont
donné rendez-vous tous les soleils de la nuit noire. Quelle idée de prendre
un bain de mer à cette heure ! (À des milliers de kilomètres et à plus d’une
dizaine d’années de distance j’en souris encore. Une telle folie ne pouvait
germer que dans ta tête. Imprévisible. Prude et libertine en même temps.
Qui te jette à l’eau vêtue de ton seul slip et de tes seins menus.) Il fait
frisquet. La chaleur du jour a déjà disparu. J’enlève mes chaussures mais ne
te rejoins pas. Le contact du sable sous mes pieds. Quelques galets plantés
dans l’ensemble me donnent une démarche précieuse. Je joue à saute-
mouton avec des gestes de trapéziste. Tu me hèles. Et te rallonges sur l’eau
comme sur un lit. Je la devine froide.
Les autres nous rejoignent sur la plage. S’amusent à nous deviner dans
l’ombre. Moi les yeux rivés au chariot de la Grande Ourse rêvant de
t’emmener hors du monde. Toi la tête dans l’eau salée à plus de minuit. Ils
sont tous là : Antonio Teodora Angelo… Tu te ramènes grelottante
cherchant une source de chaleur contre ma poitrine. Les autres guettent
prêts à nous chambrer. À démêler nos souffles avec leurs vannes. Nos
baisers en suspens cette nuit-là. Alors qu’ils auraient pu être si ardents. Nos
rêves aussi. L’envie de lutter. De changer cette terre nôtre. Et nos jeunesses
s’embrasent dans la nuit. Guitare en colère. Volcan de mots sur les
injustices passées et à venir. Sur le Père et le Fils qui nous avaient vus naître
puis grandir. Nous ne connaissions rien d’autre et n’avions que nos mots.
Tout cela ce soir-là plus important que nos corps. Qu’en est-il resté ?
J’en souris encore aujourd’hui. En pensant au destin qui t’a donné cette
bien méchante initiale. Je te taquinais là-dessus t’en souviens-tu ? Mais
Dieu ta douceur n’avait rien à voir avec les chiens de garde du nazisme.
C’était jeu d’adolescents. Heureux et en colère. Tu sais par fidélité à cette
colère nôtre j’ai toujours pris la voie que je croyais la plus juste. Celle qui
correspond le mieux au feu de nos vingt ans. Quoique souvent épineuse.
Depuis je marche le long de ces rêves. Mes pas dans les traces de notre
colère. Se confondant par moments avec elle. Au point de ne pas voir au
détour de la vie d’autres rêves tout aussi beaux. Parfois pourtant je me mets
à les guetter. Avec le zèle du néophyte. Au fond je les ai côtoyés sans
fondre nos destins.

5
Et puis la pluie recommencée. Plus lente. La pluie cette nuit-là toujours
recommencera. Pareille à la mer dont nous nous éloignons. Le rhum-Coca
s’infiltre imperceptible dans mes pas et la terre de mes vingt ans. La nuit est
une chanson de Brel à l’approche de l’université du Roi mégalomane. Toi là
dans mes bras. La tête appuyée sur mon cœur. Moins légère que ce que tes
sautillements de sauterelle pouvaient laisser prévoir. Moi peinant à gravir
les quarante marches qui mènent au premier étage. Je halète. Souffle court.
Parle haut et fort pour ne pas te laisser deviner ma fatigue. Mais c’est connu
jamais la fourmi ne meurt sous un sac de sucre. Mon fardeau – devrais-je
dire mon butin ? – dans les bras je finis par rejoindre la salle qui sert de
dortoir au groupe. Garçons et filles séparés à l’origine puis regroupés ici et
là en fonction de l’audace des uns et des autres. Mais j’aurais dû m’en
douter tu n’es pas très audacieuse. Je te dépose par terre sans te rendre ta
bonne nuit. Ni ne fais cas de ton baiser qui m’effleure la joue.
À trois nattes de là ton regard à tâtons dans l’obscurité. Cherchant le
mien boudeur. Je boude toujours quand je n’obtiens pas ce que je veux…
d’une fille. J’ai ramené cette habitude de mon enfance couvée par trois
femmes débordantes d’abnégation et de tendresse. Tout entières dédiées à
mes lubies. Farouchement maternelles. J’ignore si elles venaient d’Égypte
d’ailleurs… ou de nulle part. Sans doute est-ce un tour que me joue mon
cinéma intérieur. Gare à une fille si elle ne me passe pas mes caprices ! Je
me projette (dans) ce film que je suis le seul à pouvoir visionner. Coupé
d’elle et du monde.
6
Combien de jours se sont-ils écoulés depuis cette nuit-là ? Combien de
lunes et de marées ? Combien de tours de danse sur des pistes lointaines et
des musiques diverses ? De sourires complices échangés entre deux cours à
l’abri des moqueries des autres ? Et le téléphone prolongeait jusqu’au bord
de l’aube les vers d’Éluard ou de Prévert. De Laleau et d’Arvers. De
Davertige aussi. Jusqu’au rendez-vous de ce samedi-là. (J’apprenais à
m’affranchir du caractère sacré du septième jour de la semaine.) À quelques
aubes encore de mon départ. De cette terre nôtre. De l’enfance. De
l’adolescence. J’ignorais lors que je n’y reviendrais bien des années plus
tard que pour en repartir. Que je troquais ses rires mûris au soleil contre de
lents chemins de pluie. Et un vagabondage sans fin autour du monde… et
de la vie.

7
Je revois la plage. Nous sommes seuls. Une fois de plus. Un bataillon de
serveurs rien que pour nous deux. Ils m’adressent des clins d’œil coquins.
Nos jeunesses somme toute dorées sourient. Un pêcheur enfoncé dans une
pirogue tire sur ses pagaies dans notre direction. Il nous propose (plus à moi
qu’à toi) des fruits de mer. De gros mollusques grillés au feu de paille sèche
et macérés dans du jus de citron vert. Œillade appuyée façon vertus
aphrodisiaques garanties. Mes vingt ans n’en ont pas besoin mais je joue le
jeu. À propos de jeu ça me revient maintenant. Je te délaisse de temps à
autre pour jeter un œil sur le match à la télévision. Le Brésil joue contre je
ne sais plus quelle équipe. C’est un match de coupe du monde. On est donc
en juin ou en juillet. Tu n’es pas très contente. Mais tu connais ma passion
pour les vert et or. Tu boudes. Je te laisse un baiser dans le cou chaque fois
que je te rejoins ou te délaisse. Le match est bientôt fini. Le Brésil a gagné
je suis heureux. Depuis le camouflet de Munich 1974 où la sélection
nationale n’a même pas passé le premier tour nous jouons au football par
procuration. La seule chose qu’on ne soit pas prêt à sous-traiter c’est notre
malgouvernance.
Je t’attire à moi. Tu te refuses. Je cours vers la mer cueillir une algue. Je
te l’offre en guise de calumet de la paix. Tu souris. Conquise. Nous
marchons bras dessus bras dessous en direction du bungalow. Nous en
ressortons très vite. Après un inlassable échange de baisers et de caresses.
Trop peu pour le sang vif de mes vingt ans. Tes seins graciles que j’effleure
de mes longs doigts. Je les façonne Canova hésitant et grisé par sa propre
création. Puis mes lèvres les avalant goulûment comme un nouveau-né
assoiffé de chair. Ta chair. Mais on ne peut pas y entrer. À cause de ce
quelqu’un d’autre dont tu ne m’as jamais parlé. (Bizarre lui adore les
« blanc-céleste » l’éternelle rivale des vert et or. Il est un animal à sang
froid quand ma réserve n’est que carapace de volcan. Aussi proche de la
bouteille que moi sobre. Enfin ça dépend des jours. Et du temps qu’il fait
dans ma tête. Dans ces cas je convoque aussi sec les étoiles dans mon verre
de rhum au lieu de marcher comme lui des marathons glacés avec son pote
Johnnie. Il a tant d’autres qualités et de défauts qui font de nous l’envers et
l’endroit de ton unique vie.)
Tu ne m’en parleras d’ailleurs jamais. Je l’aurai deviné. Puis compris
lorsque de l’autre bord de l’eau et de ta vie j’apprendrai qu’il t’a convolée.
Ce doit être lui le premier. Et ça me fout en rogne. Pas qu’il me devance.
Mais de ne pouvoir vivre à fond ta féminité. Toi tu ne m’as rien dit. Et ne
me diras rien. Répétant le disque monocorde. Tâche de comprendre je ne
peux pas. Comprendre quoi ? Et de m’accuser d’être comme les autres.
Intéressé par la seule baise. Une fille n’est pas qu’un con. Tu deviens
vulgaire ça ne te ressemble pas. Je m’arrête au milieu de nos chastes ébats.
Je fais la carpe. Ce n’est pas que je le veux. Mais je serais incapable de
prononcer d’autres mots qui ne soient la rage. La déception. Je reste assis
dans le lit visionnant mon cinéma intérieur. Une heure s’est écoulée.
Peutêtre deux. Ou serait-ce quelques minutes qui ont paru si longues ? Tu
me demandes si j’ai envie de rentrer. Je m’habille. Tu veux régler la note à
l’accueil. Un regard d’acier te fige la main dans ton porte-monnaie.

8
Nous remontons dans la voiture. Je démarre en trombe. Accélère.
L’asphalte défile à vive allure sous nos yeux. Tu ne me demandes pas de
ralentir. Tu n’oses pas. Préférant sans doute t’en prendre à toi à l’univers
entier. Mais tu as peur. Je le sais je le sens. Tu boucles la ceinture de
sécurité dans un pays où ce type de précaution est facultatif. Te cramponnes
au siège. Tu te tais comme moi lorsque je boude. Crispée. Recroquevillée
sur ta peur. Nous sommes dans la voiture. J’appuie. De rage. De déception.
J’évite de regarder ton visage. Ni celui de la mort qui se profile sous mes
pieds. Le Klaxon libère la route. Le tronc d’arbre qui vient à notre
rencontre. Les embardées successives. Le choc final qui m’éjecte de la
voiture. Tes pleurs me parviennent dans un demi-sommeil. Tu sortiras
indemne de l’accident. Et moi je prendrai l’avion sans te dire au revoir.
Avec une jambe dans le plâtre. Quelques bleus dans les côtes et dans la
mémoire.
Jusqu’à cette lettre. Où tu parles de cette danse sous la pluie comme un
de tes « plus beaux souvenirs. Un de ceux qui ne font point souffrir
contrairement à ce que dit la chanson. Peut-être parce qu’il vient souvent
seul, porté par personne, au gré du vent, d’une danse, rarement accompagné
de ton nom ou de mon souvenir de toi. Je te le dois pourtant, allez
comprendre quelque chose. Il est particulier, ce souvenir. Beau ne convient
pas tout à fait. Fort, tenace, pur, sensuel, innocent ? Un mélange de tout
cela ? J’en ai très peu comme celui-là qui m’aident à définir le mot
Bonheur. » Une lettre distu que tu m’as envoyée « au nom de cette soirée,
de ce souvenir. Une façon de te dire merci ».

9
Je suis à Paris. Ou dans un autre ailleurs du monde. Je me verse une
dernière rasade de rhum. C’est un jeune vieux de cinq ans (ron Havana club
oro cinco años). Un copain me l’a ramené de La Havane. Quinze heures
d’avion avec une escale à Montréal en passant par Bruxelles. Je l’ai
longtemps tété par compte-gouttes. La bouteille est chargée de tant
d’histoires. Certaines vraies d’autres que je m’invente (encore mon cinéma
intérieur). Je me les raconte tout seul. Par manie d’inventer des histoires ou
pour tenir le coup que sais-je ? Des comptines de mon enfance que les
servantes fredonnaient en lavant ou en cuisinant. Des contes de la Caraïbe.
Des histoires de fous. Des rêves de guérilla (je me demande d’ailleurs
pourquoi ce copain n’a jamais voulu se raser la barbe)… Excuse-moi de
t’avoir parlé de tout ça à partir d’une simple lettre et d’une bouteille de
rhum tout à fait vide maintenant. Dehors le mercure flirte avec les moins
dix degrés. J’ai envie de prendre un bain de mer.

Paris, printemps 1992.


Liens de sang

À la mémoire de Tony Bloncourt,


résistant haïtien fusillé pour la France
le 9 mars 1942 au Mont-Valérien.
« Ils étaient vingt et trois
quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient
le cœur avant le temps Vingt
et trois étrangers et nos
frères pourtant Vingt et trois
amoureux de vivre à en
mourir Vingt et trois qui
criaient la France en
s’abattant. »
Louis Aragon

1
On est en février, dans le salon au plafond haut qui, longtemps, a abrité
tes rêveries et tes jeux. Dehors, il neige. Des flocons drus, qui
tourbillonnent avant de s’écraser, sans bruit, sur le sol. La ville dort. La voix
de Rebecca dans le silence de la nuit. Chevrotante, un peu cassée. Pareille
au fil d’un cerf-volant trahi par le vent. Soudain, elle redémarre plus sûre
d’elle. Plus en accord avec ses mots qui t’embarquent à leur bord, tanguent
une douce et nostalgique dérive. Bouche bée, la main aux mâchoires, les
pieds ramenés sous les fesses et la tête reposant sur le rebord du canapé, tu
te laisses emporter. Comme antan. Au temps insouciant de l’enfance. Quand
tes parents te laissaient chez Becca pour quelques heures, ou quelques jours.
Puis tu as grandi. Et des rêves en pagaille dans la tête, tu es monté à Paris.
En lui promettant de revenir. Souvent. Mais la vie en a décidé autrement : tu
n’as plus remis les pieds à Nancy. Jusqu’à cet appel téléphonique qui
déchira la nuit… et ta mémoire. Comme en écho de cette autre nuit. Plus
lointaine.
Elle est assise en face de ton adolescence, près de la vieille cheminée de
marbre gris. Elle semble sortir tout droit d’un siècle révolu, ou d’un livre de
contes pour enfants. Cette allure de princesse de porcelaine, qu’elle cache
derrière le brouillard éternel de sa cigarette et les vapeurs diluées d’une
tasse de café. Sa main tremble par moments. Le poids de l’âge ou
l’émotion. Peut-être les deux mêlés en un seul flot de souvenirs, délicieux
slalom entre l’espace et le temps. Le temps justement, figé, aboli, tandis
qu’elle te conte ces hostilités qui n’en finissaient plus. Le temps, lettre
morte, qui pourtant habille chaque événement avec une minutie de fourmi.
Rebecca le remonte du plus lointain de sa mémoire. Tantôt avec une aisance
troublante, s’arrêtant au moindre détail. Tantôt avec peine, ainsi qu’on
ramène la lourde ancre d’un trois-mâts du ventre de l’océan. La voix avance
maintenant avec une lenteur mesurée, empêtrée dans les volutes de sa
mémoire. Le front plissé par l’effort, la vieille femme remonte le cours
tumultueux de la guerre : ces silhouettes décharnées, accrochées à ses yeux
mi-clos ; l’ombre de la mort planant sur toute chose ; la fuite des siens en
Argentine ; sans elle, qui était restée. Par amour pour ton grandpère,
l’étranger mort pour la France…
Ton grandpère, qui fut son amant. Pour une guerre. Pour la vie. Une
toute petite parenthèse, qu’elle entrouvre et referme très vite, en s’excusant
presque de t’entretenir d’un sujet aussi banal. Et toi qui aimerais en savoir
plus. Plus en tout cas que ce qu’on ne t’aura jamais enseigné au lycée.
Comment celui-ci en était-il venu à se mêler à cette guerre qui n’était pas la
sienne ? Pour quel bon dieu de bon sang de raison ? De quoi se sentait-il
redevable envers cette terre, ces gens ? Dont les ancêtres, des siècles durant
et même il n’y a pas si longtemps par rapport à la date de son engagement,
avaient traité les siens pire que du bétail. Mais tu écoutes Rebecca dans la
peur, chevillée au ventre, d’intervenir. Peur de dire des inepties, de ne pas
être à la hauteur de ses souvenirs. Peur qu’elle ne prenne tes questions pour
une irruption dans le plus intime d’elle-même. Cette envie, par exemple, qui
te tenaille de lui demander s’ils avaient souvent fait l’amour. S’il lui était
arrivé de se donner à ton grandpère dans le maquis, à l’abri du regard des
autres résistants. Quel goût a un tel acte quand on est ainsi épié par la mort,
qu’elle peut surgir à tout moment et te surprendre à la cime même de la
vie ? Mais tu n’oses pas poser ces questions indiscrètes.
2
Les arabesques de la neige qui tombe dans la nuit. Elle se jette
maintenant avec parcimonie sur les branches dénudées des arbres. Les
flocons s’y accrochent un instant, hésitent avant de plonger dans le vide.
Les mots déferlent des lèvres de Rebecca, s’enroulent autour du feu qui
crépite dans l’âtre, tardent à se métamorphoser en phrases, en paroles
chargées de sens, avant de revenir vers toi, pleins de leur magie. De leur
révolte aussi… Les longues pauses dont Becca émaille son récit résonnent
dans le silence de la pièce, mettent ta patience à rude épreuve. En est-elle
consciente ? Or, tu voudrais que cette histoire te pénètre à vif, te chevauche
à bride abattue… Oui, que tu sois transformé en cheval de l’Histoire !
Introduisant une nouvelle pause dans son récit, Rebecca plante son
regard raviné dans le tien. Dieu, qu’elle est belle ! Ces rides si fascinantes
avec lesquelles enfant tu aimais jouer déjà. Tu laissais traîner tes doigts
dans ces drôles de sillons comme s’ils pouvaient te révéler on ne sait quel
mystère. Celui de la vie peut-être. Et elle te disait en riant : « Qu’est-ce que
tu cherches dans ces affreuses rides ? », un nuage de tristesse dans la voix et
dans les yeux. Mais, toi, tu les scrutais des heures entières, avec la même
intensité qu’elle met cette nuit à te regarder avant de se lancer dans un long
monologue : « Tu m’excuseras tous ces tours et détours qui doivent paraître
bien étranges. Tu dois sûrement te demander : “Où veut-elle en venir, la
vieille ?” Je n’ai pas fréquenté l’université, je ne suis pas une intellectuelle
qui sait tresser un récit sans courbe ni rebond, mettre sa pensée à plat sur
trois piliers inébranlables… Tu as déjà vu la Meurthe, coulant son chemin
de rivière sans rien demander à personne ? Pendant un temps infini, on n’en
entend pas parler. À peine la voit-on, tapie dans son lit, lécher avec
négligence les lèvres de ses rives, s’accrocher aux racines des arbres qui
étanchent leur soif dans son cours, comme si elle voulait faire corps avec la
terre une fois pour toutes, l’étreindre dans ses bras jusqu’à former un seul
être gluant dans lequel se perdent les pas imprudents… Gare toutefois à qui
voudrait l’enfermer dans un tracé définitif ! Elle sort de ses gonds, déborde
de son lit dans un fracas d’eau, d’arbres agenouillés, de ponts éventrés,
s’arrête soudain, haletant, ronronnant tel un moteur esquinté, avant de
repartir dans un grand bond en avant, semant la pagaille dans nos théories
les plus figées sur le voyage répétitif des fleuves et des rivières. Tu as déjà
vu ça ? »
Elle est là, à t’observer de ses yeux de pur havane, qui pénètrent
jusqu’au plus profond de toi. Boivent ton être tout entier par tes prunelles.
Elle doit avoir besoin de l’appui de ton regard pour plonger avec tant de
volupté et de douleur mêlées dans ses souvenirs, dérouler l’écheveau des
joies et des peines de cette histoire. Celle de ton grandpère, mort pour la
France. Celle de ton père venu lui aussi de là-bas, mais bien plus tard ; et
que des études d’Histoire à Nancy, allaient amener, par un heureux hasard, à
rencontrer l’exmaquisarde. L’histoire de sa famille, par alliance posthume.
« La famille, comme la citoyenneté, c’est plus que le hasard du sang. Ce
sont les hommes et les femmes avec lesquels on a marché sur la grand-route
belle et périlleuse de la vie, avec la même sensation qu’ont dû éprouver les
premiers astronautes ayant foulé le sol lunaire. Ceux qui ont mêlé leurs
rêves aux nôtres, leurs saisons de joie à nos heures de déprime, leurs nuits
de plein soleil à nos jours d’ombre. Ceux avec lesquels on a côtoyé l’au-
delà de la vie, les mystères mêmes de l’homme. Qu’ils soient d’ici ou
d’ailleurs, de partout ou de nulle part. »

3
Vous êtes tous les trois près de la vieille cheminée de marbre. Assise sur
le canapé, une cigarette à moitié consumée entre les lèvres, Becca tricote et
dénoue tour à tour l’écheveau de ses souvenirs de guerre. Son mari calé
dans un rocking-chair, les pieds dans des charentaises en peau de daim, tire
sur sa pipe, achevant ainsi une image d’Épinal que ta présence, par terre,
près du feu, vient brouiller un peu. Le vieil homme, qui t’a adopté lui aussi,
se lève et s’approche, pousse-toi petit que je te montre les délices de la
France profonde. Il jette une poignée de marrons dans la braise, qu’il attise
à l’aide d’une tige de fer, tout en vitupérant contre leurs aliments surgelés.
En attendant la cuisson des marrons, Becca réinvente pour toi mille et un
détours que seuls savent pratiquer les tisseurs de mots des terres lointaines.
Bribe par bribe, avec une patience toute féminine, elle recoud ce long rêve –
ou ce cauchemar interminable.
La mémoire quasi intacte de la vieille résistante se lance sur la nationale
61. Longe la Vezouve en direction de Cirey. Sillonne, tout excitée, le nord
de Phalsbourg, Niderviller, Voyer, Lafrimbolle. Bifurque par Colmar. Piste
avec une témérité sans bornes les traces de ces combattants de l’ombre qui
rêvaient de « faire renaître une France pure et libre ». Le décor dressé, tu
vois défiler les refuges boisés et abrupts des Vosges, des grottes obscures et
hostiles que les maquisards affrontent sans broncher… Parmi eux, des
réfractaires du STO, des rebelles romantiques, mais aussi d’autres qui, à
l’instar de ton grandpère, sont venus de très loin, du vaste empire colonial
français. Quand l’un d’eux tombe, on l’enterre sous la neige de l’hiver ou
sous les feuilles grises de l’automne, une croix de Lorraine protégeant sa
tombe. Les autres n’en continuent pas moins le combat, attaquent telle
patrouille de SS qui s’est aventurée trop loin de sa base, détruisent des
réseaux électriques, des centaines et des centaines de mètres de rails pour
tenter d’arrêter l’avancée de l’armée nazie… Des sales Boches, tu
interromps brutalement le récit de Rebecca. Et la vieille femme d’enlever la
cigarette de sa bouche pour mieux te gronder. « Faut jamais dire de
quelqu’un qu’il est sale à cause de sa race ou de sa nationalité ; c’est de là
qu’est partie cette sale guerre. Celle-là, oui, elle était sale. – À mon avis, on
peut bien faire une exception pour les Boches, rétorques-tu. » Mine
boudeuse de Rebecca, tu retires ton mot ou je ne te raconte plus rien. Sa
réaction te surprend, voilà que tu te mets à défendre les Boches maintenant,
on aura tout vu ! Après ce qu’ils ont fait aux tiens. Mais tu brûles d’envie de
connaître la suite, alors tu te tais, tout en continuant de croire que l’adjectif
« sale » est le pendant naturel du mot « Boche » : « L’un ne va pas sans
l’autre », maugrées-tu.

4
C’est alors que, sans doute pour se réconcilier avec toi, Rebecca
délaisse les sentiers de l’Histoire et s’engage, à grand renfort de mélancolie,
sur la voie à la fois exquise et houleuse de ses amours de guerre avec ton
grandpère paternel. Ils s’étaient connus sur les bords de la Meuse, et
vivaient depuis avec une rare intensité une relation destinée, dans le
meilleur des cas, à s’achever avec la fin des études de ton grandpère et son
retour au pays natal, où il était marié et père de trois enfants. Et ce n’était
pas tout ! Leur idylle devait faire face à des tabous plus puissants encore :
ton grandpère était goy et noir. Mais les circonstances allaient en faire plus
qu’une simple aventure qui se prolongea, pour ainsi dire, grâce à
l’Occupation et à leur engagement dans la Résistance. Une nuit durant,
Becca te dit ce moment unique, longtemps avant que tu n’ouvres les yeux
sur le monde. Que les cours de toutes ces vies ne se rejoignent et ne
dessinent ton destin. Que de fois ne t’es-tu répété cette histoire, toi, le petit-
fils du maquisard inconnu mort pour la France !…
« Je me souviens de son regard grave et de sa main tremblante
brandissant le premier numéro de Résistance, qu’il avait reçu dans je ne sais
trop quelles conditions… Je ne l’avais jamais vu avec une telle expression
sur le visage. Ce regard m’effraya, c’est ce qui expliqua sans doute ma
réticence à me lancer dans la Résistance, moi qui étais pourtant doublement
concernée ; en tout cas plus que lui. S’il m’avait présenté les choses comme
une aventure, même dangereuse, j’aurais peut-être répondu avec plus de
spontanéité.
– Nous devons nous tenir prêts à y aller, me jeta-t-il, un soir que je
l’avais rejoint.
– Y aller où ?, lui demandai-je.
– On aura le temps d’en reparler.
Malgré mon insistance, ce soir-là, il ne voulut pas m’en dire plus. Cela
dit, je lui dois d’être encore en vie aujourd’hui. Peut-être que si je ne l’avais
pas suivi, j’aurais voyagé dans un de leurs wagons à bestiaux et à
brouillard. Peut-être ne serais-je pas revenue moi non plus. Ou n’aurais-je
pas survécu à ce que mes yeux auraient ramené de là-bas.
Un dimanche de printemps, peu de jours avant qu’on ne rallie la brigade
“Alsace-Lorraine", on rentrait d’une balade en passant près de la Meuse. Il
faisait très beau ce jour-là, le ciel était d’un bleu plutôt rare en Lorraine. Un
de ces jours où on a le sentiment que rien de grave ne peut nous arriver. Ses
bras entouraient mon épaule, mais nos pas avaient du mal à s’accorder ; je
le sentais tendu. Ses yeux ne s’arrêtaient même pas sur l’eau, qu’en d’autres
occasions, il pouvait passer des heures à regarder. Ça lui rappelait son pays
natal, m’avait-il confié : “On ne peut faire le moindre pas sans avoir la mer
en face de soi, ondulant sous le soleil et se confondant avec l’horizon.” Ce
dimanche-là, il n’avait nulle envie d’évoquer sa terre, ni cette mer partout
présente qui le coupait du monde, et qu’il donnait l’impression tour à tour
d’aimer et de haïr. Au bout d’une demi-heure de marche, au cours de
laquelle mes pas cherchèrent avec fébrilité les siens, et de regards furtifs
jetés par-dessus nos épaules, il laissa tomber, l’air de rien, peut-être pour se
donner une contenance : “Ça te dirait de rejoindre ensemble les FFC ?” Je
restai sans voix, crus à une plaisanterie de sa part, mais je vis très vite dans
ses yeux qu’il était on ne peut plus sérieux. Cela me fit l’effet d’une douche
froide. Je connaissais son entêtement. Il avait une conscience politique si
aiguë et une sensibilité telle qu’il était incapable de supporter la moindre
injustice. Même lorsque ça ne le concernait pas. Et lorsqu’il avait pris une
décision qu’il estimait juste, personne n’était capable de lui faire changer
d’avis. Aussi ne lui demandai-je pas pourquoi. Ni s’il avait pensé à ses
enfants restés là-bas, ses enfants dont il gardait la photo dans son
portefeuille, qui risquaient de se retrouver orphelins si jamais il ne revenait
pas du maquis. Je savais ce qu’il m’aurait répondu : “Ils seront fiers de leur
père.” Je comprenais d’autant moins que je sentais qu’il avait pris aussi
cette décision à cause de moi. De cette maudite étoile qu’ils nous
obligeaient à porter sur la poitrine. Il m’avait dit un jour que ça lui rappelait
les étampes qu’on appliquait au fer chaud sur le torse des esclaves. Qu’il
avait l’impression que l’histoire de l’humanité bégayait. Bref, je n’avais
aucun moyen de le convaincre de renoncer à son idée. Il avait dû remarquer
mon anxiété, il ajouta : “De toute façon, c’est eux ou nous. À toi de voir !”
J’avais donc le choix entre le perdre plus tôt que prévu et le suivre. Or, je
l’aimais tellement… Mon engagement était un sursis donné à notre amour.
Parfois je me dis que si j’avais su lui tenir tête, il serait encore en vie. Je
l’aurais perdu tout aussi bien, c’est vrai. Mais au moins, il serait vivant. Et
tu l’aurais connu. »

5
Le train a quitté la gare de l’Est depuis une heure. L’appel téléphonique
et la voix étouffée de larmes du mari de Rebecca au cœur de la nuit
résonnent encore dans ta tête. Accoudé à la fenêtre du wagon, tu revois la
vie à rebours, indifférent au va-et-vient des voyageurs dans le couloir. Des
scènes, que tu croyais avoir oubliées, arrivent avec une précision de
muezzin lançant son appel à la prière. Tu regardes défiler les vaches qui
paissent dans les champs, la fumée montant de quelques cheminées du pâté
de maisons, les cours d’eau qui longent le parcours du train avant de
disparaître derrière le paysage, la décharge d’appareils électroménagers à
une demi-heure de l’arrivée… Ta vie sur un écran. Ton père qui décida de
rester à Nancy après la rencontre avec ta mère, une Française, sur les bancs
de l’université. Ton père fasciné par l’histoire de la Résistance, ignorant
celle de la Collaboration. C’est ainsi que son chemin et celui de Rebecca
allaient se croiser, par l’entremise d’une association lorraine d’anciens
résistants. Mais plus fort que les autres bruits du passé, la voix de Rebecca
dans cette lointaine nuit d’hiver. Tandis que les rames creusent la distance
qui te sépare de Nancy, tu entends la vieille femme te raconter sa rencontre
avec ton grandpère et bien d’autres choses dont elle était la seule à pouvoir
se souvenir. La seule aussi qui aurait pu revendiquer le droit d’être ta grand-
mère. Mais elle n’avait été que la maîtresse de ton grandpère paternel… Et
ta mémoire.

Poursuivi par les feuilles mortes d’octobre, tu continues de traîner dans


les allées pavées du cimetière de la vieille ville. Depuis combien d’heures te
trouvestu là ? Tu as perdu le compte du temps dans le dialogue décousu
avec ton ombre. Tes yeux rencontrent une horde de chats sauvages, dont la
plupart arborent un pelage grisâtre. À ton approche, les harets se glissent
sans bruit entre les stèles et les tombeaux. Tu cites de mémoire le poète
maudit :

Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,


Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

De vieilles femmes vêtues de noir s’en vont à pas de tortue, courbées


sous le faix de leur vie qu’elles portent désormais telle une batelée absurde.
Leurs jours, en toute saison, hantent le cimetière comme pour s’habituer à
l’au-delà, délaisser le monde des vivants dont elles ne font déjà plus partie.
Elles ont apprivoisé les chats, ou peut-être l’inverse, qui se présentent au
seul bruissement de leur robe, devisent avec elles dans une langue inconnue
des hommes. Tu enveloppes ces monstres disloqués, qui furent jadis des
femmes, d’un regard plein de compassion. Tu n’as pas encore trouvé ce que
tu cherches.
Les stèles offrent leurs inscriptions en lettres dorées au regard du
passant. Des noms de toutes les origines géographiques. Des noms racinés
dans le terroir lorrain. Des noms qui ont traversé les frontières ou la mer,
venus du plus profond du monde pour trouver la mort ici. Des noms éteints
dans leur lit ou, qui sait, fauchés par des balles nazies. Tombés d’eux-
mêmes, pour la France ou pour un idéal. Aucun ne ressemble à celui de ton
grandpère ni à ceux que portent les gens de làbas. De toute façon, plus
personne ne pourrait dire où fut enterré ton grandpère… Quelques mètres
plus loin, tu reconnais l’endroit. Un tas de cailloux de formes diverses et
variées, déposés là par des mains inconnues. Tu te sens pétrifié sur place.
Tes pieds se font pesants. Tout le sang de ton corps se rue vers ta tête. La
tombe ne porte aucune épitaphe : elle n’a pas voulu. « À quoi bon ?, a-t-elle
demandé. Ainsi les gens m’oublieront plus vite et s’occuperont de leurs
petites histoires de vivants… Après tout, là où je vais, on n’en a que faire de
ces vanités. » C’était elle, ça. Habituée à se faire toute petite, à préférer
l’ombre à la lumière. Séquelle de la guerre ? Indéniable générosité ?
Incapable en tout cas de penser à sa personne. Jusqu’à la fin. Juste avant
d’expirer dans les bras de son mari, sa dernière réflexion aura été pour
quelqu’un d’autre : « N’oublie pas, dis à Salmanasar que sa place est ici.
Dans cette maison… Dans ce pays… Il est aussi bien à lui qu’aux autres.
C’est à lui de le revendiquer… N’oublie pas… » Ton haché, mais
convaincant. L’ultime héritage.

Paris, automne 1995.


L’homme qui attendait d’être aimé

À Evelyn Prawidlo,
en guise de remerciement
1
Il y a de cela quelques années, je me suis retrouvé à l’île de la Tortue
dans des circonstances, je dois l’avouer, pour le moins rocambolesques.
J’ignore encore comment je m’étais laissé entraîner dans cette histoire à
dormir debout : la recherche d’une jarre pleine de louis d’or, que Pauline
Bonaparte aurait enterrée dans une grotte lors de son séjour dans l’île deux
siècles plus tôt, du temps de la colonisation française. Ça vous fait rire,
n’est-ce pas ? À croire que j’étais bourré ou désespéré – ce qui revient au
même – pour m’embarquer làdedans. Et pourtant, j’y avais investi tout mon
avoir du moment ; enfin le peu dont un vagabond comme moi, sans feu ni
lieu, disposait. Pour monter ce coup foireux, il nous avait fallu, mon
associé, un écrivain basque espagnol, et moi, séjourner sur place un certain
temps et trouver un alibi plausible afin de pouvoir effectuer les fouilles sans
éveiller les soupçons des autorités locales. Pour le logement, on avait pris
nos quartiers chez les pères blancs, des prêtres originaires du Québec, qui
géraient avec une rigueur tout ecclésiastique la seule pension en activité
dans l’île. Quant à l’alibi, le Basque avait eu l’idée saugrenue de me faire
passer pour un archéologue venu sur les traces des Taïnos, les habitants de
l’archipel à l’arrivée de Christophe Colomb. Ainsi, pour donner plus de
crédibilité au personnage, j’avais perdu un temps fou à me documenter sur
une civilisation dont, je l’avoue, j’ignorais jusque-là l’existence. Le Basque,
lui, qui m’avait mis sur l’affaire, s’était glissé dans la peau du corédacteur
d’un éventuel catalogue des objets trouvés. Au bout du compte, non
seulement l’or n’existait pas, comme tout esprit lucide aurait pu le deviner
bien avant de se jeter dans la mélasse, mais j’ai failli avoir la CIA et tout le
Pentagone sur le dos puisque mon associé se révéla être un chef guérillero,
combattant de la libération de l’île voisine de Porto Rico1. C’est dans ces
circonstances que je fis la connaissance de MDA, une manière d’ermite qui
vivait dans l’île, entouré de la dévotion lointaine des Tortugais.

2
Ça faisait une dizaine de jours qu’on avait jeté l’ancre à la Tortue. Dix
jours à tourner en rond comme des rats empoisonnés. Les recherches ne
donnaient rien, et ce figlio di buona donna de Basque, qui n’était pas plus
basque encore moins écrivain que je n’étais cosaque, ne m’avait pas encore
révélé sa véritable identité. Ce que, au demeurant, il n’aurait sans doute pas
fait si je n’avais pas menacé de retirer mes billes du jeu 1… Je venais de
rentrer pour me reposer, après une énième fouille infructueuse sous le soleil,
quand on frappa trois coups secs à la porte de ma chambre. J’eus tout juste
le temps d’enfiler un débardeur et un pantalon par-dessus le slip. Un
homme de petite taille, qui arborait sa calvitie naissante comme une
tonsure, fit alors irruption avant même que je ne l’autorise à entrer. On
s’était croisé un soir au Bar des Aveugles, je le reconnus tout de suite. Il
s’agissait de l’écrivain uruguayen, un type étrange, réfugié à la Tortue
depuis plus de cinq ans. Depuis sa rencontre, en fait, avec la traductrice
italienne de son œuvre, une Toscane aux lourdes boucles de jais et au visage
dévoré par des yeux qui cachaient mal son angoisse face à l’existence.
Ajoutez à cela une allure de princesse fragile, qui lui laissait un éternel air
de petite fille rangée, alors qu’elle avait dépassé la trentaine depuis un bail
et traînait alle spalle, pour reprendre une expression des bords de l’Arno, un
divorce et plusieurs migrations sentimentales. Aussi par amour, elle, la fille
du soleil, avaitelle affronté des années durant les lents chemins de pluie de
Bruxelles. Elle en était revenue avec une passion immodérée pour Brel et
encore plus de mélancolie dans le regard. Par amour, elle avait emménagé
avec corps et bagages à Paris pour s’entendre dire, par son compagnon
d’une semaine de folie érotique à Florence, qui l’avait regardée droit dans
les yeux : « Je ne t’avais pas demandé de venir. » Un temps, elle trimbala
même ses pieds menus sur les pierres saillantes du désert d’Atacama, au
Chili, s’enorgueillissant d’avoir tenu trois longues saisons contre vents,
froid, chaleur et hallucinations. Toujours par amour. Cet amour qu’elle
n’arrêtait pas de porter en bandoulière et dont elle avait fait le sens de son
existence.
Lui, en revanche, sortait de la quarantaine et s’éloignait pour la
première fois des rives du Rio de la Plata lorsqu’ils se sont connus. Leur
première rencontre eut lieu à la terrasse du Bar de la Pace, près de la Piazza
Navona ; dans une de ces ruelles de Rome qui proviennent tout droit du
Moyen Âge. Ils avaient été traînés dans ce bar branché au sortir de la
présentation d’un des romans de MDA en italien, par un Chilien gay et
noctambule qui écumait tous les lieux à la mode de la ville éternelle. Ce
soir-là, MDA emmenait dans son sillage un petit groupe d’amis et
d’admirateurs. Mais il les avait très vite ignorés pour concentrer son
attention sur sa traductrice qui n’en demandait pas moins. Ils avaient passé
la nuit entière à se parler, à se féliciter du travail réciproque. Et à se
découvrir aussi. Avec un peu de réticence toutefois, car ni l’un ni l’autre ne
savaient trop comment concilier le rapport profession-nel et cette attraction
naissante.
Sur le coup de minuit, marqué par les cloches de l’église Sant’Agnese,
ils s’étaient levés, sans un regard pour les autres, et étaient allés s’asseoir
sur le rebord de la fontaine des quatre fleuves de Bernini. Ses mains à elle,
aux doigts en fuseau, avaient traîné dans l’eau fraîche ; puis en rigolant, elle
lui en avait aspergé le visage. Il fit de même, en rigolant lui aussi. Ils
s’attardèrent ainsi au bord de la fontaine en s’éclaboussant d’eau, pareils à
des enfants émerveillés par leur découverte. Et c’est là, près du Rio de la
Plata, en s’approchant pour l’embrasser, qu’il avait lu dans ses yeux
l’admiration profonde qu’elle lui vouait. Mais dans ces grands yeux
d’animal effarouché, il ne vit pas la moindre étincelle d’amour. Or lui,
MDA, avait senti dans sa poitrine les brûlures des premiers flirts de
l’adolescence. Il aurait pu continuer son geste, sûr de ne rencontrer aucune
résistance en travers de son désir. Mais il s’était arrêté à quelques
centimètres du visage de la fille, sans oser profaner un sentiment aussi pur.
Déçu en même temps de ne pas être perçu pour ce qu’il était : un homme.
Bon joueur, il l’avait raccompagnée au domicile des amis où elle logeait
dans le quartier de Testaccio. Puis il était rentré à son hôtel, situé juste au-
dessus de la Piazza di Spagna, à pied. Traversant seul la nuit de Rome
comme on s’éloigne d’un chagrin. Depuis, il s’était enterré à la Tortue, dans
cette île oubliée de Dieu et des hommes, travaillant nuit et jour pour tenter
de transformer l’admiration de la traductrice en amour.

3
Pourquoi la Tortue ? C’est la question que je posai au père Albert, le
plus jeune prêtre de la mission, lorsqu’il me relata l’histoire de MDA.
L’homme était d’un naturel bavard et je m’arrêtais parfois, entre deux
fouilles, pour discuter avec lui. Les commérages dont il me faisait part
avaient le don de calmer mes nerfs. Ce n’est pas qu’il n’aurait pas su parler
d’autre chose, mais il mettait un point d’honneur à démontrer que son
savoir allait au-delà des bondieuseries. Il tenait le registre d’état civil de
toute l’île dans sa tête. Il savait qui était fils légitime ou naturel de qui ; qui
couchait avec qui ; qui était venu se planquer dans l’ancien repaire des
pirates en attendant que le vent tourne ailleurs ; qui traficotait de la blanche
ou des objets d’art taïno… Bref, la vie cachée des résidents de la Tortue
n’avait aucun secret pour lui. Il en avait même fait une spécialité. Il eut
toutefois quelque difficulté à vaincre le caractère bourru de MDA, qui tenait
toute l’île, hommes et femmes, à distance, et à lui soutirer les informations
qu’il me rapporta par la suite.
Comme souvent dans la vie, le choix de la Tortue, si de choix on
pouvait parler, était le résultat d’un mélange de hasard et d’obsession
personnelle. « Rien n’arrive jamais tout à fait par hasard, n’est-ce pas ?
N’importe quel suppôt de Bouddha vous le dira. » MDA avait pour surnom
Negro. Il n’avait toutefois rien de particulier à voir avec les Noirs, du moins
pas à sa connaissance, si ce n’est une mâle beauté à laquelle, sur les bords
du Rio de la Plata, on identifie cette ethnie. Bref, il n’était pas plus bronzé
qu’un Calabrais ou un Sarde. Mais l’association n’était pas pour lui
déplaire. Il s’amusait même à en rajouter. Accentuant à loisir un côté dandy
ramené de l’adolescence. Et lorsque, au cours de ses lectures, il découvrit
l’existence des pirates Diego et Pedro, il entreprit sans hésiter de rédiger la
biographie des deux nègres marrons qui, pendant la seconde moitié du XVIe
siècle, avaient écumé les mers sous les ordres de Francis Drake en
personne. Les deux forbans avaient même entraîné dans leurs aventures une
trentaine d’autres esclaves fugitifs qui s’illustrèrent dans de farouches
combats contre les navires marchands espagnols, notamment dans les eaux
du Panama. En reconnaissance, Drake baptisa du nom de Diego un fortin
qu’il fit construire dans une île de la Caraïbe, avant de l’emmener avec lui
en Angleterre, à Plymouth, en août 1573.
La vie des deux brigands noirs fascinait MDA. Et plus il avançait dans
ses recherches, plus son enthousiasme décuplait. Aussi, lorsqu’il fallut
prendre la décision de se couper du monde pour lécher ses blessures, le
Negro pensa-t-il tout naturellement à l’ancienne tanière des pirates. Il en
profiterait, croyait-il, pour se rapprocher des deux compères. L’île ne disait
plus rien à personne depuis belle lurette, sinon à quelque historien proche
de la tombe qui aurait bien du mal à faire la traversée. Aucun marchand de
rêve bon marché n’y avait jeté son dévolu, en dépit d’un paysage et de
plages d’une rare beauté. Il n’y avait aucun risque de voir débarquer une
horde de touristes braillards en quête d’aventures et d’émotion faciles. À
l’arrivée, MDA avait déniché une maisonnette située au sommet d’une
colline et y avait déposé ses maigres affaires, après en avoir négocié le prix
avec les pères blancs. Depuis, il vivait là, plus retiré du monde qu’un moine
tibétain. Tôt le matin, il descendait à la plage, installait sa vieille machine à
écrire Remington face à la mer et écrivait jusqu’à ce que le soleil ou la pluie
le contraigne à plier bagages. En général, il revenait en fin d’après-midi,
mêlant au bruit du ressac celui du clavier, et sa silhouette penchée sur la
machine aux esquisses formées par les arbres sous le pinceau du crépuscule.
Il lui arrivait parfois de poursuivre toute la journée, assis à l’ombre d’un
caïmitier ou d’un sapotillier, et de tapoter jusqu’à épuisement. Jusqu’à ce
que son corps et ses yeux abandonnent la partie, refusant d’obéir à son
cerveau.
Le reste du temps, le soir donc, il se réfugiait dans la maisonnette en
haut de la colline et, bercé par le chant des grillons, il écrivait, à la lueur
d’une lampe-tempête, de longues lettres d’amour à la traductrice. Qui lui
répondait parfois, lui disant tout le bien qu’elle pensait de son dernier livre,
de telle nouvelle parue dans un recueil collectif. C’est très émouvant, très
profond. Sono commossa. Mais lui espérait toujours qu’elle finirait par lui
demander de venir s’installer dans le petit village piémontais où elle avait
élu domicile, entourée des différentes traductions des livres de MDA, dans
des langues qu’elle aurait voulu maîtriser toutes pour pouvoir être la seule à
les avoir traduits. En attendant, il s’en allait transportant la Remington sous
les bras comme un peintre son chevalet, la plaçait face à la mer qui lui
apportait les échos des bruits et des fureurs du vaste monde.

4
Grâce à l’indiscrétion du père Albert, son histoire était connue de tous
les Tortugais qui lui vouaient un respect et un attachement dignes d’un
chaman. Dès lors, il n’eut plus à souffrir les corvées quotidiennes du
ménage ou de la cuisine. Les femmes mettaient à profit son absence pour
entreprendre l’ascension jusqu’à la maisonnette, qu’il gardait ouverte jour
et nuit, se glisser à l’intérieur et la récurer comme un sou neuf, en prenant
soin de remettre à sa place le moindre cendrier soulevé et de conserver la
margaille dans laquelle il semblait se complaire. En partant, elles
n’oubliaient jamais d’arroser la courette en terre battue, afin d’apaiser
l’ardeur de la chaleur. Elles finirent d’ailleurs par y planter des lauriers-
roses, des fuchsias, des fougères arborescentes et autres azalées. Du jasmin
et de la citronnelle aussi, qui embaumaient la nuit. Souvent, on voyait un
enfant, un service à la main, pousser la porte et déposer sur sa table de
travail son plat ou ses fruits préférés. Ainsi qu’on offre des prébendes à une
divinité. Les Tortugais l’avaient surnommé « l’homme qui attendait d’être
aimé », mais sans effronterie aucune. Au contraire. À leurs yeux, il
cristallisait toute l’émotion et toute l’espérance de l’amour. Il n’était pas
rare de trouver son portrait, naïvement dessiné par un peintre local, sur un
oratoire, à côté de celui de maîtresse Erzulie, la déesse de l’amour dans la
religion tortugaise.
De temps en temps, le soir, il allait prendre place dans un coin du Bar
des Aveugles où, en dépit des efforts du propriétaire belge, qui trouvait
ridicule une telle vénération, il avait « sa » table. Car personne dans l’île, à
moins d’y être invité par MDA lui-même, n’aurait osé l’occuper ; de sorte
qu’il y avait toujours une place à sa disposition. C’est là que je l’avais
aperçu pour la première fois avant qu’il ne fasse irruption dans ma chambre.
Il était resté la nuit à boire sans débourser le moindre centime (les Tortugais
présents se battaient pour lui régler sa note. Ce n’était somme toute, comme
me l’apprit plus tard le père Albert, qu’un échange de générosité : les trois
quarts de ses droits d’auteur contribuaient à financer les travaux de fourmi
des pères blancs en faveur de la population). Pas un instant, il n’adressa la
parole à une des personnes présentes. Même pas au Belge qui lui amena sa
bouteille de rhum et un verre en ronchonnant. On ne savait qu’il avait
atteint le fond de la bouteille que quand on le voyait se lever et fixer
l’horizon en lançant, grave : « Ani Negro MDA. Ani ohev icha shééna
ohevet oti. Veani echaer al ha hi hazé ad she hi tohav oti. Vehaya im amout
kan zrekou et atsmotai el hayam. Im hakarichim lo yochlou otam oulai
yaviou ha galim et atsmotai éléa. » Personne n’eût pu dire s’il proférait des
malédictions ou des menaces. S’il prononçait une prophétie ou engueulait
un malappris. Puis il s’était retiré dans la nuit profonde de la Tortue, droit
sur ses courtes jambes. Sans un au revoir, ni un adieu à qui que ce soit. Qui
sait ? Il était parti retrouver ses lettres d’amour et les souvenirs de cette nuit
lointaine où, sur la piazza Navona, il s’était aspergé d’eau avec la
traductrice toscane. Comme pour un baptême d’amour.

5
Ce jour-là, où il pénétra dans ma chambre sans frapper, il me parla
pourtant. Sans doute parce qu’il avait ouï de mes attaches avec l’Italie, le
seul pays où mon vagabondage congénital avait jeté l’ancre trois années de
suite. L’échange fut amical. L’homme avait le sourire sincère et rare, mais
ses yeux riaient tellement déjà. Il s’était présenté en espagnol, et pas en
français, la langue qu’il utilisait pour communiquer avec les Tortugais. On
causa de chose et d’autre. De littérature surtout, d’Ernest Hemingway, de
García Márquez, de Chester Himes, dont MDA cita le nom avec un filet
d’émotion dans la voix. Preuve, si besoin était, qu’il savait se montrer
cordial quand il le voulait. Il me raconta en long et en large l’histoire de
Diego et Pedro, qu’il connaissait dans les plus infimes détails. Il les avait
pistés depuis les côtes africaines, suivis dans le ventre du bateau négrier.
Avait accompagné leurs pas enchaînés en terre américaine. Puis la vente
aux enchères, le camouflet de la palpation avant la descente aux enfers de
l’esclavage. Sa propre chair fut lacérée des coups de chicote qu’ils reçurent.
Jusqu’à ce qu’ils se lancent tous les trois dans l’aventure du marronnage.
Sans savoir où ils allaient dormir ni de quoi ils se nourriraient. Mais la
dignité de l’homme, fit MDA, vaut bien l’inquiétude de nuits sans sommeil,
la peur à l’approche des chiens, les gargouillements de la faim ou une jambe
coupée si l’on se fait attraper. C’est ainsi qu’au bout de la fuite, ils
rejoignirent les promesses de ripaille de Francis Drake qui, pour eux, étaient
autant de rêves de liberté… Les petits yeux rieurs de MDA, qui pétillaient
tant à en parler, s’assombrirent lorsqu’il dut m’avouer avoir arrêté la
rédaction de la biographie des deux larrons. Pour écrire autre chose, ajouta-
t-il. Mais de cette autre chose, il ne pipa mot. De mon côté, je ne fis pas le
lien avec l’Italienne aux grands yeux d’animal effarouché. Il s’ensuivit un
long silence. Puis, sans transition aucune, la voix de l’Uruguayen prit un
autre accent, et ses propos sonnèrent comme une mise en garde.
– J’ignore si vous êtes vraiment archéologue. Mais je vous demanderais
une chose : si jamais vos fouilles vous amènent à faire des découvertes
importantes, je vous prie de laisser les pièces trouvées au musée local avant
de repartir. Quelles qu’elles soient, elles appartiennent à cette terre.
MDA tourna les talons sur cette menace et se retira comme il était
arrivé : sans saluer. Je ne devais plus le revoir jusqu’à mon départ précipité
de la Tortue, dans des circonstances encore plus rocambolesques qu’à
l’arrivée ; mes rêves de fortune en bandoulière. Quand je rapportai notre
conversation à mon associé, il me répondit que l’homme était un illuminé.
Que les vapeurs de ses frustrations amoureuses et littéraires lui étaient
montées à la tête.

6
Quelques années plus tard, à Barcelone, où j’avais largué mon
vagabondage le temps d’un bref amour et à un moment où l’épisode de la
Tortue s’était presque effacé de ma mémoire, je vis un livre de MDA dans
la vitrine d’une librairie. Je m’empressai bien sûr de l’acheter. Il s’agit d’un
roman intitulé L’Homme qui attend d’être aimé, avec en exergue un vers
des Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée de Pablo Neruda :
« La noche está estrellada y ella no está conmigo. » L’auteur y retrace sa
rencontre avec la traductrice toscane. La nuit de Rome sur la piazza
Navona, l’aspersion baptismale sur la margelle de la fontaine des quatre
fleuves. Les lettres échangées, le seul héritage qu’il voudrait léguer au
monde, son chef-d’œuvre en fait. Le reste de ses écrits, c’est juste pour ne
pas voir passer le temps sans elle. Et parce qu’il n’a pas le courage de
rompre avec la vie. Il y raconte combien il l’a aimée et continue de l’aimer.
Même sans espoir. Et cet amour l’embrasera, selon le mot du poète, jusque
dans la poussière. J’ignore si tant de dévotion finit par être payée en retour,
mais le livre devint un best-seller mondial.

Rome, hiver 2001.


1. Pour en savoir plus, voir L’Île du bout des rêves, roman, « Motifs »,
2007.
1. Ibid.
Fantasmes insulaires
1
La dernière fois que je suis passé par la Guadeloupe, ce fut pour une
escale aussi brève qu’étrange. Du moins pour la voyagiste, genre la
quarantaine qui a tout vu et qui roula des petits yeux verts sceptiques devant
mes arguments. À l’itinéraire déjà biscornu qu’elle m’avait à grand-peine
concocté – j’arrivais de Rome via Paris, et me rendais à La Havane via San
Juan –, je voulus ajouter une nuit d’escale à Pointe-à-Pitre. Un caprice que
j’eus du mal à lui faire avaler. C’est sur la route, non ? L’argument était
plutôt faible ; mais la voyagiste au regard blasé eut l’obligeance de ne pas
se mettre en rogne. Ni de m’esclaffer au visage. Ce qui aurait été encore
plus vexant. Elle se contenta de tiquer. Rendue en fin de compte à mon
insistance toute de tact et de flatteries sur sa personne bronzée à souhait en
plein hiver, elle esquissa un sourire et me dégota l’escale demandée, sans
me faire payer un centime de plus. Elle devait sans doute s’imaginer une
brûlante nuit dans les bras d’une Créole. Pourquoi sinon cet entêtement ?
Pour le plaisir de se balader dans les rues glauques de Pointe-à-Pitre by
night, puis de dormir dans une chambre d’hôtel minable ? Mon œil !
Je confesse : il y avait bien une histoire de femmes. Si absurde toutefois
qu’en parler fera plus qu’écorner mon image de mâle qui a frotté sa joie au
soleil de tant d’étés féminins. Qui croira que mes guêtres et la poussière
vaste de mes pas puissent celer des rêves si puérils ? Et puis, ce n’était pas
le motif premier de mon envie soudaine d’être à Pointe-à-Pitre. Avec le
temps, c’est vrai, les deux raisons se sont liées au point qu’il m’arrive de les
confondre. L’une ne vient plus sans l’autre, désormais. Même si, au fond,
tout est parti de ce souvenir lointain, enfoui dans les limbes de la mémoire.
Qui remonte par à-coups. Chantonnant comme le créole de là-bas.
Métamorphosé. Au rythme des temps et des lieux qui m’hébergent. Des
peurs et des fantasmes nouveaux aussi. Souvenir tenace. Pareil à la
détermination d’un nègre marron qui a planté un vieux rêve de liberté au
pied d’un flamboyant et revient, jour après jour, l’arroser de son sang.
C’était pourtant longtemps avant que je ne mette les pieds dans l’île.
Longtemps avant que je ne rencontre Saint-John Perse, Simone Schwarz-
Bart ou Maryse Condé.
2
C’était l’enfance. Ce jour-là, contrairement aux samedis précédents, il
ne fut point besoin d’arracher le drap à mes étreintes. Ni le soleil ne dut se
faufiler à travers les persiennes pour venir me tirer les cils. L’épreuve de la
douche du petit matin, d’ordinaire si raide, avait été surmontée avec un
mâle et expéditif courage. Si bien que ma sœur me donna du pourceau,
ennemi du savon et de l’eau. À qui tu vas faire croire que tu t’es lavé ?
L’ignorer ! Ce n’était pas l’heure des bisbilles. On en aurait tout le temps
après la clôture du sabbat. Le petit déjeuner englouti, j’étais le premier sur
le pas de la porte ; le pli de mon pantalon dacron bien d’aplomb sur mes
Step-over, cirées à rendre pâles les diamants de la Castafiore. Je piaffais
d’impatience. Soudain habité par une foi aussi fulgurante qu’intense. Sur le
chemin du temple, c’est moi qui ouvrais la marche. Sans m’attarder aux
sempiternelles découvertes qui me faisaient sortir les billes de la tête et
astiquer les oreilles par Grannie… Un pasteur guadeloupéen était cause de
toute cette agitation. Oh ! ce n’était pas tant le fait qu’il était étranger.
J’avais déjà à mon actif toute une flopée de Blancs. Des Étatsuniens, par
exemple, qui braillaient dans leur accent nasal un prêche relayé par un
interprète dont on ne savait s’il traduisait tout de bon ou s’il faisait un
sermon pour son compte. Des Africains aussi, qui éblouissaient au passage
l’assistance avec leurs « r » roulés à outrance – nous, on avait tendance à les
bouffer. Ça, c’est du français, commentaient les adultes en sortant du
temple. Et à chaque fois, on était quittes pour une bonne semaine de leçons
particulières à essayer de tutoyer des « r » rebelles à notre gosier. Mais ça,
c’est une autre histoire.
Le samedi précédent, le pasteur avait annoncé en chaire la visite de son
homologue guadeloupéen. Celui-ci devait, inutile de le préciser, repartir
avec une bonne image du temple et du pays. Pour commencer, il y aurait à
gagner la bataille contre le démon de la paresse qui nous maintenait au lit
jusque fort tard dans la matinée et nous faisait arriver en retard. Le sermon,
ce n’est pas un tap-tap qu’on prend le long de la route où bon nous semble.
N’oubliez pas le sort de ceux qui sont venus frapper à la porte de l’arche à
la dernière minute, croyant pouvoir tromper la vigilance du Très-Haut…
Noé ! Noé ! Trop tard ! Et la sentence tombait des lèvres du pasteur,
brutale ; à te faire retrouver illico le chemin de la foi si jamais tu t’étais
fourvoyé en route : « Personne ne peut entrer au ciel à l’œil. Tenez-le-vous
pour dit ! »
À la vérité, ce qui m’avait fait tilter dans tout ce charabia, c’est que
l’invité annoncé était de la Guadeloupe. Je connaissais par cœur le nom de
toutes les Petites Antilles. En cours de géo, l’instit nous avait appris
qu’elles aussi baignaient dans la mer Caraïbe. Juste en dessous de nous
autres des Grandes Antilles. Mais j’ignorais comment on pouvait être
Guadeloupéen. À quoi diable, en fait, ressemblait un Petit Antillais ?
Surtout, je ne pigeais pas bien pourquoi on n’affrontait jamais l’équipe
guadeloupéenne de foot durant les éliminatoires de la Concacaf. Ce n’était
pourtant pas faute de chercher des explications. Mon frère aîné y était allé
de toute sa science et de toute sa patience. Bon pédagogue, il recourut à ma
passion pour le foot pour illustrer ses propos, dans l’espoir vain de
m’amener à meilleur entendement. Tu vois ce grand nègre-là, celui qui tacle
comme un enragé ? Trésor qu’il se nomme, Marius de son prénom. Il est
guadeloupéen. Ça, je le savais. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la
venue du pasteur m’intéressait tant. Mais valait mieux feindre de l’ignorer,
pour ne pas contrarier mon aîné. Sinon, il aurait été foutu de couper court à
son exposé et de tourner les talons. Et moi, je serais resté avec ma question
dans la tête. Et pourquoi qu’il joue pas dans son équipe, je lui fais ? Parce
qu’il est guadeloupéen. Et alors ? Il est la France. Mais la France, c’est la
France, dis-je. C’est loin. La Guadeloupe, c’est la Caraïbe, les Petites
Antilles. Et les Antilles, c’est nous. Si nous, on n’est pas la France,
pourquoi eux le seraient-ils ? Mon frère eut beau expliquer, mais il n’y avait
rien à faire : ça n’entrait pas. De guerre lasse, il finit par me laisser à mon
ignorance. À l’époque, il faut l’avouer, la géographie, ce n’était pas mon
fort. Allez comprendre la différence entre un fleuve, une rivière, un
ruisseau, une source, un geyser, un lac, un étang et autres cours d’eau. Ou
encore entre une montagne, un morne et une colline. Entre un ravin et une
ravine. Je me suis rattrapé depuis… grâce à la géopolitique.

Le samedi en question arriva enfin. Le pasteur guadeloupéen avec,


sanglé dans un beau costume gris clair et choquant au passage l’assistance
habituée aux prêches en français. Cela dit, faut les comprendre, les gens. Un
sermon, c’est du sérieux. Voyez les cathos. Les messes, les vraies, ils les
célèbrent en latin. Quand le père Bouilhaguet se lance dans une homélie en
latin, même les sourds sont transportés. Ça va donc de soi qu’un bon
sermon se fasse en français. Voulant plaire, le Guadeloupéen mit ses gros
sabots de nègre dans le plat en se lançant dans un prêche en créole. Mais
laissons les semonces chuchotées des grandes personnes. Si les murs du
temple avaient su parler, ils vous l’auraient dit : jamais ils n’avaient vu
gamin aussi envoûté par un sermon. Grannie n’eut même pas besoin de me
visser sur le banc par une de ses œillades mortelles, décochée à distance, de
la rangée des adultes. J’avais les yeux scotchés sur le Guadeloupéen, qui
s’exprimait dans un créole chantonnant, proche de celui que parlaient mes
copains du nord du pays. Avais-je tout compris ? De toute façon, j’aurais
pas pigé plus en français. Un sermon, c’est toujours une langue à part,
qu’on ne comprend jamais qu’à moitié. Ce samedi-là, je fis une découverte
extraordinaire : on n’était pas les seuls détenteurs de la langue créole. Tout
comme on n’était pas les seuls nègres de la planète – ça, je l’avais appris
avec les pasteurs africains et les films étatsuniens. J’avais même vu Devine
qui vient dîner ce soir, avec Sidney Poitier, et Des roses blanches pour ma
sœur nègre ; au milieu des rires du quartier, réuni le soir sous le vieux
manguier muscat pour assister aux projections du drive-in situé de l’autre
côté de la ravine. Je vous raconterai cette histoire une autre fois. Bref, une
chose était de le potasser dans les bouquins de l’école, autre chose d’en
faire l’expérience. De voir là, devant soi, ce nègre un brin cannelle
s’exprimer en créole et que t’as même envie de chambrer à cause de son
drôle d’accent. (Par la suite, en entendant des enfants du quartier expulsés
de là-bas jouer dans leur créole bizarre, cela m’arrachait toujours un sourire
en coin.)
La visite du Guadeloupéen déclencha en moi une véritable boulimie de
savoir. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main, où apparaissait le mot
« Guadeloupe ». Même la géo y passait : la superficie, la population, les
volcans, tout. Le moindre tremblement de terre là-bas me secouait tel un
cocotier au mitan d’un ouragan. J’ameutais la famille, le quartier. N’y
tenant plus, ma sœur me demanda pourquoi je ne déménageais pas là-bas.
Ainsi, tu serais plus là à me casser les oreilles. C’est seulement que je suis
trop petit, je lui fais ; et puis Grannie voudrait pas. Attends un peu que je
sois grand, tu verras. Avec aplomb, croyant lui fermer le bec. C’était mal la
connaître, la Proserpine. Elle rétorqua tout aussi vertement : c’est bien,
comme ça t’iras rejoindre les ancêtres de Papa Doc. La rumeur voulait que
le père ou le grandpère de l’homme aux grosses lunettes d’écaille et à la
voix nasillarde, qui tenait le destin du pays entre ses mains, soit de là-bas.
Et que lui-même ne serait pas un pur produit de notre terroir. Comme si ce
ramassis de bâtards qu’on formait en tant que peuple pouvait se prévaloir
d’une quelconque pureté. N’empêche, l’homme n’était pas vénéré à la
maison. Et pan ! Ma sœur avait marqué un point.

3
Bien des cyclones avaient soufflé sur la Caraïbe. Je portais désormais le
pantalon long des grands du secondaire quand je commençai à m’intéresser
à la littérature. Et là, surprise, la Guadeloupe m’attendait au tournant des
pages. Venant raviver l’obsession des années d’enfance. Certes, on en était
encore loin de cette histoire de femmes dont je vous ai parlé au début. Moi-
même, j’ignorais lors qu’elle s’insinuait déjà en moi. Insidieuse. Pareil à
une fièvre dont j’allais mettre longtemps à me relever. Mon frère aîné,
encore lui, avait un secrétaire en pente où il gardait sous clé une série
d’ouvrages allant du traité de philosophie au manifeste politique ; de vieux
numéros d’Union, chaudement illustrés, à la poésie… On y trouvait pêle-
mêle Jung, Prévert (Paroles, La Pluie et le Beau Temps), Frankétienne
(Ultravocal)… et un natif de la Guadeloupe, un certain Saint-John Perse
(Vents). Ce fut ma première rencontre avec une poésie non classique. Je n’y
comprenais goutte. Mais dès les premiers vers, je fus pris par ce lyrisme au
verbe précis. Je me lançai avec peur et émotion mêlées dans les pages,
entraîné par la musique de ce Vents tourbillonnant. J’abîmai mes yeux de
plaisir, au risque de me faire surprendre par mon aîné qui m’interdisait de
lire ses livres en son absence. Je pouvais froisser, voire déchirer les pages.
Pis, je pouvais les prêter à mes copains du groupe baptisé avec pompe
cercle littéraire. Ses précautions ne servirent à rien. J’étais devenu expert
dans l’art de forcer un cadenas sans laisser de trace. À la moindre alerte,
j’interrompais la lecture, remettais l’ouvrage à sa place et faisais semblant
de vaquer à d’autres occupations. Mais dès que mon aîné avait le dos
tourné, je replongeais le cœur palpitant dans cette vieille édition de poche
aux pages écornées, commentées ici et là d’une main nerveuse.
Probablement achetée sur les étals d’un bouquiniste de la place de la
Cathédrale. Ou troquée auprès d’amis ; malgré sa vétusté, il devait valoir au
moins cinq BD. Aujourd’hui encore, je ne feuillette pas sans émotion ce
recueil qui, avec la vieille Bible héritée de Grannie, m’a toujours suivi dans
mon vagabondage.
Peu de temps après, un des membres du cercle littéraire me passa Ti-
Jean l’horizon de Simone Schwarz-Bart. Roman éblouissant, que je
retrouverais plus tard en première année de l’École normale supérieure.
Suivit Un plat de porc aux bananes vertes, écrit en collaboration avec son
mari André, et dont la saveur créole m’est restée à jamais dans la mémoire.
Puis ce fut au tour de Maryse Condé. Ségou d’abord, qui m’ouvrit les portes
des palais de terre du Mali. Et surtout Moi, Tituba sorcière. Qui ensorcela
mon adolescence. La fit tituber de rêve, de passion et de rage. Pourquoi
préfèret-on un livre à un autre ? Je ne sais pas expliquer. Je n’en ai
d’ailleurs pas envie. J’ai aimé ce livre comme on porte une femme dans sa
peau. Dès le premier regard. Dès le premier baiser. Dès la première lutte du
sang. Sans nulle explication. Bref, c’est dans le sillage de ces livres et de
ces femmes que je pénétrai l’Histoire de l’île.
L’Histoire ! Je m’attardai à en perdre le sens du présent sur ses rives.
Collé aux pas fugitifs des nègres marrons. Basculant avec eux dans
l’horreur et la déraison. Pistant l’espoir de jour comme de nuit. J’admirai le
colonel Delgrès, totem inachevé juché au sommet du Matouba. Frémis face
aux errements de Victor Hugues et de la Révolution française. Et la
guillotine, ergots dressés, taillant farouche les ailes du rêve. L’Histoire,
soufrière au bord de l’éruption mais qui retombe à chaque fois, étincelle
délavée. L’Histoire qui chavire, naufragée, sans jamais atteindre le port. Et
dans les yeux des survivants, tout le mystère de l’horizon. Et dans les yeux
des survivants, joie fausse et amertume mêlées. Tout le mal-être de qui a
survécu sans en avoir le mérite. L’Histoire ! Qui, telle une amante
possessive, me joua bien des tours de cochonne lorsque l’occasion se
présenta de connaître plus intimement l’île. Certains diront que c’était de la
timidité. Ou que l’Histoire m’avait envoûté. Sillé les yeux au rire trop clair
d’autres maîtresses. Peut-être que je n’ai pas su leur parler.

4
C’était en tout cas après que j’eus traversé l’Atlantique pour des études
de lettres à la fac de Nancy II. Le jour même de mon arrivée sur le campus,
je tombai sur une Guadeloupéenne. Son aspect fragile contrastait avec une
repartie vive ; cinglante comme la chicote dans la chair de l’esclave. Si on
se rejoignait sur les littératures hispanophones et la langue espagnole, il
n’en était pas de même pour l’Histoire. Elle s’en fichait comme de ses
premières règles. Je n’arrivais pas à admettre une telle indifférence de sa
part. Né sous le Père et grandi sous le Fils, j’étais lors convaincu de la
responsabilité de l’intellectuel vis-à-vis de l’Histoire. Les rares fois où je
m’arrêtais pour plonger dans ses yeux de biche apeurée, elle semblait ne pas
s’en apercevoir. Peut-être l’avais-je par trop barbée avec l’Histoire. Ce qui
n’arrangeait pas mon histoire, car dans la course à ses faveurs, j’étais parti
avec un handicap sérieux : j’étais caribéen. Elle avait un gros faible pour les
cousins d’Afrique, à la vue desquels elle tombait littéralement en pâmoison.
Elle eut vite fait, de manière fort intelligente il faut l’avouer, de m’installer
dans le rôle du chevalier servant. Qui l’accompagnait le week-end à la
Cave, une boîte à nègres, plantée dans une rue pavée, à deux pas de la
vieille ville, pour la regarder danser collé-serré à ses partenaires africains.
Goûtant les yeux fermés le dur contact de leur braguette contre son bas-
ventre. Nos yeux à nous autres Grands et Petits Antillais présents, qu’elle
connaissait tous et auxquels elle se refusait avec un égal et élégant silence,
laissaient de temps à autre ce spectacle frustrant en quête, dans le noir,
d’une proie moins rétive à nos assauts. Qui pouvait augurer d’un dimanche
ensoleillé même au mitan de l’hiver.
C’est là, dans cette atmosphère étouffante, bruyante et enfumée, que je
la plantai sans autre forme de procès un samedi soir d’hiver, lorsque je la
vis embrasser à pleine bouche un de ses Africains, tout en se lovant contre
lui tel un serpent en rut. On venait de dîner en tête à tête. Auparavant, en fin
d’après-midi, on avait goûté une longue balade dans les rues de Nancy : la
place Stan’, les grilles de Jean Lamour et les fontaines lumineuses ; la Porte
de la Craffe ; les jardins de la Pépinière… Ça a l’air con, présenté ainsi,
mais cette innocente balade qu’elle avait acceptée main dans la main avait
ouvert mon appétit d’elle. Après le dîner, nos pas nous avaient portés tout
droit à la Cave. Et c’est ce soir-là qu’elle choisit pour embrasser si
goulûment son Africain. J’étais là, debout au milieu des autres danseurs, à
deux mètres de ses effusions. Et moi, qui m’étais toujours vanté de ne
jamais donner prise à la jalousie, allant même jusqu’à laisser certaines
conquêtes utiliser mes épaules en guise de mouchoir pour sécher un chagrin
d’amour, je me jetai dans la nuit enneigée. Les yeux et le cœur pleins de
rage bue. Je ne regagnai ma petite chambre de la cité U qu’après une
marche à grandes foulées qui s’arrêta sur les bords de l’aube. Le lendemain
après-midi, quand elle vint sonner à ma porte, après sans doute un marathon
d’amour avec son Africain, je ne répondis pas. Aussi bien à cause de
l’acrimonie que la crève ramenée de la longue marche dans la nuit
enneigée. À la fac, je m’arrangeai pour arriver au début des cours et repartir
tout de suite après. De sorte qu’on n’eût plus à se parler. Elle ne m’avait
jamais rien promis, direz-vous, et vous aurez raison. Mais c’était mon
premier hiver, et ma jeunesse avait envie d’une amitié féminine plus
rapprochée, plus chaleureuse aussi pour affronter les - 22° de Nancy.

5
À la fin de l’année universitaire, je montai à Paris poursuivre mes
études en Sorbonne. La seule Antillaise du séminaire était une
Guadeloupéenne aux jambes à la Marie-Jo Pérec, que j’ai rêvé un an durant
d’escalader. Elle portait les cheveux coupés court, à la garçonne, avait un
sourire accueillant et la discussion facile. Elle, par contre, fallait pas la prier
pour l’entraîner sur les rives malaisées de l’Histoire, son Histoire. Elle avait
mal à son statut de Domienne. Surtout quand elle me voyait revenir excédé
des longues files d’attente à la préfecture pour établir ma carte de séjour.
Des humiliations essuyées chaque fois, les documents qui n’en finissaient
pas de manquer. Nos discussions, saupoudrées de créole, se prolongeaient
autour d’un demi pour elle et d’un thé citron pour moi. Elle avait le devoir
de conscientiser les plus jeunes, disait-elle. C’est pour ça qu’elle comptait
rentrer et enseigner là-bas.
Souvent, j’oubliais ses envolées militantes pour lorgner avec des yeux
pleins de concupiscence ses jambes interminables de gazelle qu’elle cachait
l’hiver sous des manteaux très longs, l’été dans des pantalons trop larges.
Mais un après-midi, s’étant aperçue de mon manège, fort appuyé ce jour-là,
elle mit fin à mes espoirs en m’avouant son homosexualité. Je lui dis que ça
ne me dérangeait nullement. Qu’il n’était pas dans mes intentions de
prendre ombrage de son autre sexualité. Que celle-ci soit libre et multiple
m’importait peu. Tout ce que je demandais, c’était de pouvoir grimper le
long de ses jambes au parfum d’interdit. Qu’elles puissent déployer leurs
foulées pimentées dans ma vie. Un aprèsmidi pluvieux. Ou une de ces nuits
de solitude, dont Paris a le secret. Aussi longtemps qu’elle le souhaiterait.
Car ses jambes avaient pris possession de mes rêves. De mes fantasmes.
Elle sourit. De son sourire si beau, quand son esprit s’échappait loin du
militantisme qui changeait son visage en un masque de marbre. Se leva et
me déposa un baiser amical sur la joue. Ce fut tout. Jamais nos lèvres
encore moins nos corps ne se touchèrent.
On s’accrocha néanmoins l’un à l’autre, ravivant par le souvenir de nos
îles lointaines la flamme qui permettait de tenir dans la froide solitude de
Paris. La maîtrise achevée, elle ne resta pas un jour de plus en métropole,
une appellation qu’elle abhorrait, et partit frotter ses utopies à la réalité du
terrain. On échangea quelque temps de nos nouvelles, après son départ. La
difficulté du combat sur place ne lui avait point enlevé son enthousiasme.
En attendant de passer le CAPES, elle avait été nommée maître auxiliaire
dans un collège d’Ajoupa Bouillon, une petite ville que j’avais visitée lors
de mon premier séjour dans l’île. Je lui racontai Paris, mon premier prix de
poésie, qui me valut un long appel de sa part. Puis les courriers furent
remplacés par des cartes postales. Elles aussi s’espacèrent. Avant de laisser
la place au silence. Le temps et la distance avaient fait leur œuvre.

6
Bien des années plus tard, dans le quartier de Belleville où j’habitais, je
me trouvai nez à nez avec la fille de Nancy, aux yeux de biche apeurée. Elle
était accompagnée d’un Africain qu’elle oublia de me présenter et disparut
sans laisser d’adresse. Depuis, je n’ai plus rien su d’elle. Je n’ai jamais revu
non plus l’intello de la place de la Sorbonne. Ni cette autre femme
rencontrée un soir, à Rome, une lampe à la main en quête de ses lointaines
racines guadeloupéennes. Elle avait beaucoup erré de par le monde, changé
de vie comme de petite culotte, d’Antananarive à Timisoara, et cherchait un
vieux flamboyant où soucher son identité et son angoisse. Nos mains et nos
cœurs se frôlèrent si fort ce jour-là. Quand il m’arrive de passer par la
Guadeloupe, comme en cette nuit d’escale, je laisse souvent papillonner
mon regard sur la beauté sauvage des femmes de cette terre bifide, espérant
les reconnaître dans l’une d’elles. Qui sait ce qu’elles sont devenues ? Sur
quelle rive du monde reposent-elles leur errance ? Avec un peu de chance,
elles se trouvent peut-être dans l’île même. Ou loin de cette terre dont
chacune, à sa façon, m’avait rapproché.

7
La nuit, dont la moitié passée dans un bar miteux du port, s’était écoulée
plus vite que mes souvenirs. Le chauffeur venu me chercher pour
m’emmener à l’aéro-port voulut savoir où je vivais. Je lui dis que, pour
l’heure, j’avais largué mon vagabondage dans le quartier de Trastevere, à un
jet de pierres du Tibre. À ma grande surprise, il commença à me parler en
italien. Rome, il connaissait, et tout le reste de l’Italie. Il avait coulé une
quinzaine d’années de sa vie dans la péninsule, dont il avait gardé une
douce nostalgie. De ses femmes surtout ; aussi brûlantes que le Vésuve. Pris
d’une soudaine envie de confidence – sans doute la nuit sans sommeil
arrosée de rhum vieux ou la solitude parfois pesante du vagabondage –, je
lui contai ces femmes guadeloupéennes que j’ai aimées sur d’autres rives.
Sans espoir. L’homme me fixa dans le rétroviseur et répondit, philosophe :
« È la vita. » Il était cinq heures du matin. Mon avion partait dans
quarantecinq minutes. Vers d’autres ailleurs du temps… et de la vie.

Rome, été 2000.


Un amour en blanc et noir
Caroline a beau vivre à sept heures d’avion de moi, elle veut tout savoir
de mon emploi du temps et de mes fréquentations. Au quotidien. Et elle ne
lâche pas le morceau tant qu’elle n’a pas obtenu les informations
souhaitées. C’est sa manière à elle de me faire payer de l’avoir larguée à
New York pour venir m’installer à Paris. À vrai dire, « installer » est un
bien grand mot au regard de ma carte de visite : l’âge du Christ toujours pas
d’emploi fixe une carrière d’écrivain qui se cherche. J’ignore même si de
mon vivant j’en récolterai les fruits. Vive la gloire posthume ! En attendant,
je me tape à la pige des articles dont d’autres ne veulent pas et les jours de
vaches trop maigres, je me brade en dispensant des cours particuliers de
français à des épouses de diplomates à moitié fripées qui pensent plus à
m’entraîner dans leur pieu qu’à pouvoir lire Hugo dans le texte. Inutile de
dire que tout ça n’arrange pas la situation avec Caroline. Et ce n’est pas
tout. À la distance – salutaire, je l’avoue – s’ajoutent les éternelles
acrobaties pour serrer les thunes puis dégoter un billet d’avion à bon
marché pour lui rendre visite. À force, je suis devenu un spécialiste des
charters et des vols last minute. Incertitudes sur toute la ligne, en somme.
Que n’atténue en rien mon entêtement à refuser les propositions de Caroline
de prendre en charge les billets d’avion. On comprend donc qu’elle aurait
voulu que je reste à New York. Même en vivant à ses crochets. Mon salaire
d’infirmière suffit pour deux, tu sais. Au moins, tu pourrais écrire en toute
tranquillité. Ça, c’est la version séduction. Version charge de bataillon
d’infanterie quand elle est de mauvais poil : c’est quoi, ce soi-disant métier
(elle parle de l’écriture), qui te prend toute ton énergie et qu’est même pas
foutu de te donner à bouffer ?

Entre ces deux extrêmes, Caroline m’interroge sur tout : à quelle heure
je rentre et je sors ? Est-ce que je m’endors seul ? Qu’est-ce que je fais au
saut du lit ? Tant qu’elle en reste aux habituelles questions des amours à
distance, ça va. Là où le bât blesse, c’est quand la politique, l’idéologie ou
les questions sociales s’en mêlent. On n’est d’accord sur rien. Mais rien du
tout. À croire qu’on vit sur deux planètes différentes. Qu’est-ce qu’on fout
ensemble ? On se le demande nous aussi. Mais on n’arrive toujours pas à
prendre la décision qui s’impose. Dans l’attente, ça s’engueule sec : Tu dis
que t’as pas de sous, mais t’arrêtes pas de vagabonder. Pourquoi est-ce que
je ne jette pas l’ancre quelque part comme tout chrétien-vivant ? Et puis, la
question qui nous fait carrément sortir l’artillerie lourde : Qui est-ce que je
fréquente, en dehors de mes amis blancs et des Juifs ? À entendre son ton
plein de sous-entendus, on croirait volontiers que ceux-ci sont des êtres à
part de l’humanité. De la sienne, ça ne fait pas l’ombre d’un doute… Un
véritable interrogatoire de police des frontières, lorsque pour une raison ou
une autre ta tête ne revient pas au flic. La différence avec les flics, c’est
qu’ils ne donnent pas dans le chantage sentimental. Au contraire ! Que de
fois n’ai-je vu de solides gaillards ravaler des larmes d’indignation en
présence de ces tortionnaires d’un autre âge. Après tous ces va-et-vient, je
sais comment les affronter. À leur agression verbale, à leurs questions
idiotes, on peut choisir de répondre sur le même ton ou de couler. Ça
dépend du moment. Et du degré d’intelligence de ton interlocuteur. Il suffit
juste d’adapter les réponses : Haïtien traînant un éternel statut d’étudiant.
(Off : pour ne pas se faire expulser.) Et un vieux rêve dans la tête. Comme
tous ceux qui sont montés à Paris. Ça dépend aussi de sa façon de te traiter.
S’il t’a tutoyé ou vouvoyé : d’où tu viens ? Qu’est-ce que tu vas faire si
souvent làbas ? Comme s’il était interdit à un immigré de voyager ailleurs
que dans son pays d’origine. Tu regardes alors d’un air dégoûté le crétin
assis en face de toi, un stylo à la main pour se donner un air, qui tente de se
venger sur ta personne des engueulades de son supérieur, du refus de plus
en plus persistant de sa femme d’accepter ses étreintes, lassée de ses coups
tirés à la Lucky Luke. Plus vite que l’ombre du ronflement qui pointe dans
sa voix avant même d’y aller. Il est là à te scruter droit dans les yeux, pour
essayer de t’intimider. Et toi, tu le regardes. Dépité de la race même des
hommes. Jusqu’à ce que la file derrière commence à manifester son
impatience, qu’il comprenne qu’il n’est pas tombé sur le bon gus. Ce n’est
pas la peine de continuer : il se rendrait ridicule.

Avec Caroline, ce genre de triche ne fonctionne pas. Elle est tenace.


Patiente. Va jusqu’au bout de son interpellation et finit toujours – enfin
presque – par avoir gain de cause. Je lui dis qu’en temps de guerre, elle
ferait un bourreau de première. Vraiment Caroline, pire que les pires des
kapos. D’abord, je sais pas ce que c’est, tes kapos… Ce n’est pas grave. Va
pour les tontonsmacoutes, alors. T’as pas répondu à ma question, guy. Et ça
trépigne, ça menace, ça chiale, ça t’interdit de la toucher dans le lit, prend
ses cliques, ses claques et son corps de braise et va pioncer dans le salon…
Toute une gamme d’arguments qu’elle distille avec un art raffiné. Tout ça
pour que tu racontes comment tu vis à Paris, à part que t’écris des bouquins
qui sont même pas foutus de te donner à bouffer. Ni de te payer ton loyer à
temps (si tu fais pas gaffe, tu risques de finir bum ; clodo, Caroline, on dit
clodo). Encore moins de te payer un billet d’avion pour venir voir ta sugar
cane. Me dis pas que tu t’en sors avec les quelques articles que tu places ici
et là. T’aurais pas une vieille qui s’occuperait de toi, par hasard ?
– Où veux-tu que j’aille pêcher cette bonne femme, Caroline ? Ai-je une
tête de gigolo ? Tu devrais me connaître, depuis le temps.
– On sait jamais avec les hommes. Je suis persuadée qu’il y a un gigolo
qui sommeille en chacun de vous, prêt à se réveiller à la moindre occasion.
Ça vous fait croire que vous êtes le meilleur étalon au monde, que la femme
est accro au petit truc suspendu entre vos jambes.
Torturé à un tel rythme, je finis par parler, par avouer je ne sais quoi.
Qui sont mes amis ? Des gens comme toi et moi, Caroline. Ils gagnent très
bien leur vie. Enfin presque, car je connais aussi des abonnés aux Assedic,
des chômeurs de longue durée, comme moi, des bons à rien. Pour le reste,
certains sont portés sur la bouteille, d’autres sur la bagatelle. Quand ce n’est
pas les deux à la fois. Ce sont ceux-là que je préfère. Ils n’ont pas d’agenda.
Ne font pas de chichi pour te taper cent balles ou s’incruster chez toi à
l’heure du dîner. Avec eux, on peut causer de tout : la prochaine guerre
mondiale entre le Nord et le Sud, la philosophie de Heidegger, l’art d’être
un père honnête et adultère… le sex-appeal d’Emmanuelle Béart, de Sophie
Marceau ou d’Isabelle Adjani. Les autres deviennent cramoisis à parler de
sexe ou de la part de responsabilité de leur gouvernement dans la dérive de
l’Afrique… Mais elle, directe :
– C’est pas ce que je te demande, guy (aïe ! quand elle utilise ce mot-là,
ça veut dire qu’on ne plaisante pas ; sinon c’est honey, sugar cane). Alors,
are they black or white ?
– Enfin Caroline, quelle question ! Qu’est-ce que ça peut te fiche de
savoir si mes potes sont noirs ou blancs ? Tu sais très bien que moi, je
refuse d’entrer dans vos américâneries. Un homme reste un homme, qu’il
soit noir, blanc, chrétien, juif ou musulman… Je traite au cas par cas. En
fonction des affinités personnelles. Je refuse quelque a priori que ce soit. Je
mate les préjugés conscients et traque les inconscients.
– C’est pas ce que j’ai dit. D’ailleurs, question homme, je sais pas si tes
Blancs valent le coup (elle rigole d’un des rares jeux de mots dont elle est
encore capable en français). Ils font ça que le week-end, et ils peuvent
rarement entamer un second round…
– Qu’en sais-tu, Caroline ? Aurais-tu déjà essayé, par hasard ? Dis-moi !
Toi qui es toujours prête à cracher sur les Wasp1…
Je n’achève pas ma phrase. À l’idée qu’elle ait pu faire ça avec un autre,
je deviens bleu de rage. J’ai envie de foutre de grands coups de pied dans le
lit, de tout balancer par la fenêtre… Mais je ne réagis pas, je boude dans
mon coin un bon quart d’heure. Entretemps, ma tête bout telle une cocotte-
minute. Penser qu’elle s’est donnée à ce mauvais baiseur de Wasp, imaginer
ce petit merdeux rouge pivoine en train de lui dire « sweetheart » d’une
voix rauque, de planter son arbrisseau dans le jardin de ma femme et d’y
jeter sa semence glaireuse… Qui pis est, sous les yeux du Che, dont je lui
avais offert le poster en cadeau. Un Che qui parle sa propre langue : « Il
faut savoir être dur sans jamais perdre la tendresse. » Sous les yeux du
Che ! Je fonce sur Caroline, l’empoigne par les bras, la mitraille du regard
sans décider de ce que j’ai envie de faire d’elle ou pas (je n’ai jamais frappé
une femme de ma vie). Au bout de ce duel des regards, où elle n’a pas
arrêté de sourire comme pour me narguer, je l’envoie valser sur le canapé.
Elle se relève et revient vers moi toujours en souriant. Se frotte contre ma
poitrine, chatte câline. Cherche du haut de sa cuisse le serpent stupide qui
lève la tête au quart de tour de derrière sa cage. Elle doit être contente de
ma réaction : je suis jaloux et je bande, donc je l’aime. Elle ajoute pour
achever de me consumer : « Tu sais bien que je pourrais pas te tromper,
encore moins avec un Wasp. » C’est ce que je voulais entendre… Le reste,
je m’en fous. Un Africain-Américain ou un Wasp, l’essentiel c’est qu’elle
n’ait pas confié son anneau à un autre. Elle n’a pas laissé traîner mon bijou
dans d’autres mains… Je jubile à part moi. Elle m’a toujours dit que le jour
où ça arriverait, ce serait fini entre nous, guy. Le chien a beau avoir quatre
pattes, il ne court pas quatre chemins pour autant. C’était ça son expression,
un proverbe de notre île dont je n’avais plus mémoire. Elle ne m’a pas
planté de cornes : ça aurait suffi à mon bonheur. Mais une fois la
réconciliation scellée avec l’appétit d’un taulard frais élargi sur le canapé,
Caroline revient à la charge.

– N’en profite pas pour noyer le requin, guy. T’as toujours pas répondu
à ma question.
– Quelle question ?
J’ai déjà oublié. Peut-être parce que ça m’arrange. Mais Caroline ne se
laisse pas démonter. Elle attaque bille en tête.
– Qui sont tes amis ? Si tu tournes aussi longtemps autour du vase, c’est
que t’as quelque chose à cacher.
– Le pot, Caroline.
– Quel pot ?
– Tourner autour du pot…
– Arrête de me corriger. Le pot ou le vase, I don’t give a damned. Qui
sont tes amis ? Qu’est-ce tu caches ?
– Que veux-tu que j’aie à cacher, Caroline ? C’est vrai que j’ai
beaucoup d’amis blancs, juifs pour certains, et alors ? Qu’est-ce que ça
change à l’histoire ?
– Quelle histoire ?
– La nôtre.
– Comment qu’est-ce que ça change ? Tu oublies qu’on est appelé à
vivre ensemble (c’est son idée, je vous jure : je ne lui ai jamais rien promis).
Et moi, j’ai aucune intention d’être entourée de Blancs. Ces gens-là, on peut
jamais leur faire confiance… Pourquoi t’as pas autant d’amis noirs ?
– La plupart de mes amis ont un lien avec la fac. Ce n’est pas ma faute
si dans ma promotion, il n’y avait que deux Noirs. L’un d’eux est d’ailleurs
resté mon ami. Et puis, merde ! Je n’ai pas à me justifier. Si tu veux vivre
entourée de nègres à New York, c’est ton problème. Et encore, tu ne
connais que des gens qui viennent de ton bout d’île. Tu n’as pas une seule
relation ne serait-ce que caribéenne. Trinidadienne peutêtre, parce que tu
vas de temps en temps au Trinity Hall danser la soca. Ton soi-disant frère
africain-américain, tu ne le fréquentes même pas. D’ailleurs, tu n’es pas
loin de le voir comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, grossier
personnage qui bouffe, penses-tu, comme un porc… Mais ce que tu ne sais
pas, c’est que lui non plus n’a pas envie de se retrouver parmi une bande
d’immigrés. Il est chez lui, malgré tout. Il a des papiers en bonne et due
forme, lui ! Dans quel monde tu vis, Caroline ?
– Je sais, c’est pas la peine que j’insiste : en matière de rhétorique, tu
m’en feras voir de toutes les couleurs. On voit bien que t’es un politicien
raté. De toute façon, je t’aurai prévenu. Ces gens-là n’ont aucun sens de la
solidarité, même dans leur propre famille. Ils ne sont tes amis que quand ils
peuvent profiter de toi… C’est comme tes Juifs. Quand est-ce que tu vas te
rendre compte que ces « mouches noires » t’exploitent ?
– C’est quoi, cette histoire de « mouches noires », Caroline ? À ta place,
je ferais très attention : quand tu vois la barbe de ton copain en feu, t’as tout
intérêt à mettre la tienne à la trempe. Tu ne t’es jamais posé la question de
savoir pourquoi un Blanc raciste devrait-il aimer le Noir plus que le Juif ou
l’Arabe ?
– C’est pas mon problème. Tu crois qu’eux autres sont solidaires de
nous ? Sache que tes amis ont toujours exploité les nègres. Depuis la
traite…
– Et alors ? Pour quelle raison un Juif n’aurait-il pas pu être un
marchand d’esclaves comme un autre Blanc ou un Arabe ? Le Juif n’a pas à
être meilleur ou pire que les autres : il est un homme, point. Avec toutes les
conneries qu’implique le métier d’homme. Ce n’est pas en désignant une
minorité comme bouc-émissaire que tu résoudras les problèmes du racisme
et la condition désastreuse des Africains. C’est toute l’histoire de la traite
qu’il faut revoir et exiger des ex-empires coloniaux qu’ils l’inscrivent dans
les livres d’Histoire pour l’enseigner à leurs enfants. Et puis, des cons, on
en trouve dans toutes les races. Mais bon, je t’ai déjà dit qu’il ne fallait plus
me faire parler de ces nègreries…

Je n’aime pas avoir ce type de discussion avec Caroline. Elle reprend


texto le discours des Noirs américains pour alimenter sa peur de l’autre. Et
moi, ça me met dans un tel état que je me demande, comme vous sans
doute : Qu’est-ce qu’on fout ensemble tous les deux ? Non vraiment,
qu’est-ce que je fais là ? Que de fois n’ai-je pris la décision de la lourder !
Ce n’est pas bien difficile, je n’aurais qu’à ne plus voyager à New York.
Elle, étant sans-papiers, pieds nus comme on dit dans le milieu des
clandestins haïtiens des ÉtatsUnis, ne peut partir nulle part sous peine de ne
pouvoir y retourner. Ne plus venir à New York, puis rester sourd à ses
lettres-fleuves et à ses appels téléphoniques, mieux, changer carrément de
numéro, et le tour est joué. Mais je la vois d’ici en pétard, me traiter de
sanscouilles, incapable de l’affronter, elle, mais aussi ses désirs d’enfant et
de couple fusionnel. Et puis, il suffit qu’elle s’approche et se frotte contre
moi, sourire aux lèvres, en dégainant : « Tu ne veux plus de ta canne créole,
chouchou ? » pour que j’oublie où se trouvent le Nord et le Sud du monde.
Pour que le noir et le blanc confluent vers le même fleuve allègre de nos
sangs. La canne à sucre, vous savez, c’est la composante principale du
rhum. Quelques gorgées de rhum, ce n’est peut-être pas grand-chose ; mais
qu’est-ce que ça peut rendre un homme débile ! Cela dit, promis juré, tôt ou
tard…

Paris, juin 1990.

1. Catégorie de petits-bourgeois étatsuniens blancs et protestants qui croient


dur comme fer que Dieu est Dieu et que les États-Unis d’Amérique du Nord
ont pour mission de le faire savoir au monde. Même à coups de canon.
Dialogue
par-dessus l’Atlantique

1
The Big Apple, 01-17-198… Je suis encore toute retournée par ta
dernière lettre. Où t’as trouvé le courage de dire un truc pareil ? J’ignore si
les femmes d’ici sont plus matérialistes que les autres, mais faut-il, pour la
seule raison que je vis dans ce pays, me ranger dans cette catégorie ? Non
mais, je ne sais que penser de ces préjugés. Je les aurais acceptés d’un autre,
mais venant de toi, j’ai du mal. Je préfère croire que c’est de la mauvaise
foi, ou de la provocation. Toi qui n’es jamais à court de leçon de morale.
« L’individu, Caroline, l’individu ! Arrêtons de généraliser. Un groupe,
c’est une somme d’individus chacun avec sa sensibilité propre. » Et puis,
comment te faire piger que cette ville tentaculaire, pour parler comme toi,
peut être aussi belle et romantique que ta Rome (smile darling, don’t get
upset) ? Il suffit de connaître. Tu t’rappelles notre promenade en bateau sur
le Hudson ? Je sais, ça t’a fait ni chaud ni froid. Je m’demande même si tu
t’en souviens, si dans ta tête d’intello y’a encore de la place pour ce genre
de romantisme un peu… cheap (tu le traduiras dans ta langue). Monsieur a
vécu des moments si intenses de par le monde, à Prague, à Bamako ou
ailleurs qu’il ne saurait s’émerveiller devant la première balade en bateau
venue. Qui pis est, dans une ville aussi « matérialiste » que New York.
Qu’est-ce tu fous avec une fille comme moi ?

Les passagers à destination de New York sont priés de se présenter…


L’aéroport grouille de monde. Les souvenirs d’un hall d’aéroport vide sont
absents, ou effacés, de ma mémoire. Même quand son avion (pour dire celui
dans lequel on voyage) n’est qu’à moitié rempli. Les voix et les langues
s’entrechoquent dans le hautparleur. Dernier appel : les passagers du vol
371 F… J’ai fait tant de fois ce trajet que je ne sais jamais si je suis en train
de le vivre ou de le rêver. Tant de fois emprunté ce chemin qu’on dirait une
rivière repassant sans cesse par le même lit. Pourquoi s’arrêter ? La vérité
de l’homme serait-elle dans l’enlisement du quotidien ? Dans la linéarité
sans pli des sentiments ? Je refuse de le croire… Les pas traînent devant les
vitrines des duty free. D’autres, précipités, martèlent le sol tapissé de bruits
sourds. Atmosphère de cellulose. Je prends au vol une corbeille de
charcuteries et de fromages variés : ils n’ont pas d’aussi bonnes choses là-
bas… Embarquement immédiat. Décollage dans un quart d’heure. Mon
nom hurlé dans le haut-parleur me ramène à la réalité de l’aéroport. JFK ou
Leonardo Da Vinci ? La tronche de l’hôtesse obligée de me ramener au pied
de l’appareil en me servant en plus de chauffeur. Elle m’aurait volontiers
laissé à terre si je n’avais pas enregistré ma valise au préalable. La
charmante hôtesse et le reste de l’équipage devaient avoir peur de sauter en
plein vol. On n’est jamais assez prudent. Surtout avec ces types qui
prennent l’avion en jeans et baskets, comme s’ils partaient faire les courses
au supermarché du coin. Qui peut nous dire que ce ne sont pas des fous du
Diable ? Je grimpe l’escalier trois à trois, suivi à la semelle par mon cerbère
qui ferme la porte derrière nous. Traverser les deux tiers du couloir pour
retrouver ma place. Les passagers dévisagent l’ours coupable du retard de
décollage. Par les temps qui courent, non mais ! Je me tasse dans mon
siège, les yeux rivés sur Chester Himes. Qu’on lui jette la première pierre.

Bonjour, Trésor ! Cela m’a fait chaud au cœur de te lire, en dépit de tes
reproches auxquels j’ai résolu de m’habituer. Je me suis fait une raison.
D’ailleurs, pour moi, une lettre d’amour sans reproche n’est pas une lettre
d’amour. Du moins, pas une lettre de toi. Quoi de plus excitant en amour
que l’insatisfaction même ? Ce vide qu’on pense pouvoir combler à force
de persuasion et de marques de bonne volonté. En mettant l’autre face à
l’évidence : il ne saurait vivre sans nous. La persévérance paie toujours.
Alors quelle victoire, n’est-ce pas ? Au regard de l’autre et de tous ceux qui
nous disaient : tu perds ton temps avec ce gus ou cette nénette. On a gagné.
On est indispensable… à l’autre. La vérité est que tu refuses de voir la
réalité en face. Sept ans sur cette île… (Caroline n’a pas encore sa green
card et ne peut pas quitter les States comme elle appelle les ÉtatsUnis
d’Amérique du Nord. Je n’ai jamais saisi si elle était en situation illégale ou
en sursis. Et puis quelle importance, quand des millions d’individus vivent
la même situation de par le monde ? Tout ce que je sais, c’est que si elle
laissait le pays ne serait-ce qu’un jour elle ne pourrait plus y retourner.
L’été, elle traîne sa nostalgie du pays natal sur des plages artificielles où des
filles en porcelaine exhibent des seins et des fesses tout aussi artificiels. À
la recherche d’une aventure avec le premier venu, qu’elles raconteront au
bureau jusqu’à Noël. Histoire de jeter leur petit succès personnel au visage
des collègues. De leur en mettre plein la vue. Et ces dernières sont assez
bêtes pour s’en faire du mauvais sang. Mais revenons à Caroline). Sept ans
à arpenter ces terres de Miami à L.A., de Houston à Chicago lui ont fait
croire que c’était le plus beau pays du monde. Le mythe de la caverne.
Platon a encore de beaux jours devant lui. Du reste, comment peut-on
appeler île une monstruosité pareille ? Le Brooklyn Bridge dont vous êtes si
fiers est loin d’être la huitième merveille du monde et vos fameux gratte-
ciel enlèvent toute possibilité à ce « machin » d’être une île. Si c’en est une,
elle me laisse tout à fait indifférent. Sept années dans ce foutu pays t’ont
bien changée. Tu n’es plus la petite fille que j’ai connue chez nous. La
même qui, à Queens, m’avait apporté un morceau du pays, dans cette ville-
galère que je voulais fuir. À tout prix. M’en aller de cette fausse île liée,
dans ma mémoire, à de si mauvais souvenirs. Mais aussi tellement liée à toi.
À ta fumée de femme. Au mythe de ton corps. Rome, le 28-01-198…

S’il te plaît, arrête tes plaisanteries grotesques. Si Manhattan n’est pas


une île, elle est quoi ? Il te faudrait les cocotiers, les plages et les vahinés
aux seins nus pour qu’tu t’en rendes compte ? Ce que tu peux être stupid
quand tu t’y mets. Parfois, j’ai envie de te mettre une paire de claques pour
t’ouvrir les yeux sur la réalité. Mais t’es si loin de ton Trésor ! Et y’a toute
cette étendue d’eau entre nous ! Ces études de lettres t’ont bousillé le
cerveau. Pourquoi diable as-tu pas pensé à faire quelque chose de plus
pratique ? Engineering, par exemple. Moi, je suis peut-être qu’une petite
infirmière, au moins je gagne bien ma vie. Monsieur, lui, voulait aller à
Paris, retrouver la douceur de sa langue française. Comme s’il n’existait pas
d’autres villes au monde. Je veux dire d’autres belles villes, car en matière
de taille, ton Paris ne pèse pas lourd à côté de la City. (Ce qui me fait le plus
chier dans toute cette histoire, c’est que t’es même pas resté à Paris. Qu’est-
ce que t’as à voir avec Rome et les Romains ?)… À propos, j’aimerais bien
te faire une confidence, mais j’ai peur d’apporter de l’eau à ton moulin.
Après tout, tant pis ! Tu sais, je préfère t’écrire des mots tendres en français,
on dirait que l’anglais n’est pas fait pour parler d’amour. C’est peut-être
l’influence de l’éducation reçue dans notre premier pays. Hélas ! Les mots
me manquent toujours dans ta langue. Pour tout te dire, les seuls vers d’un
écrivain français dont je me souvienne, je les ai appris de mon père :

Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village


Fumer la cheminée ? Et en quelle saison
reverrai-je le toit de ma pauvre maison ?

Il les a répétés vingt ans durant en arpentant comme un zombi les rues
de New York, sans avoir jamais revu notre pays. C’est ce qui arrive quand
on se mêle de ce qui nous regarde pas. Voilà que tu me forces à parler de
politique maintenant. En tout cas, je te préviens : si tu veux faire comme lui,
dis-le-moi tout de suite. J’ai pas envie de me retrouver seule ici avec une
tripotée d’enfants sur les bras. Et après, comment les empêcher de sombrer
dans le crack et d’autres saletés ? Tu sais pas ce que c’est, toi, une femme
seule avec des enfants à New York…

Quarante-cinq minutes de vol. J’ai du mal à penser aux sept heures de


trajet qui me restent. Je sors mon bloc-notes et mon stylo à encre noire.
J’essaie de retrouver Jonas, un vieux pote que je n’ai pas vu depuis une
bonne semaine, pris par les préparatifs du voyage et les démêlés
administratifs. Mes relations avec lui sont encore plus conflictuelles
qu’avec Caroline. Je ne supporte pas son caractère possessif. Quand il est là
il prend toute la place. Le hic, c’est que je n’arrive jamais à lui dire non.
Jonas n’aimait pas New York. Cette ville de béton avait trompé ses
attentes d’adolescent. Les rues n’étaient pas pavées de billets verts. Elles
avaient fait mentir ses rêves d’enfant, et mentir aussi tous ceux qui lui
avaient laissé entendre que cette ville représentait l’ultime Eldorado de la
planète. Il aurait été incapable de dire à quand remontait cette folle
croyance. À bien y penser, il restait persuadé d’avoir vécu une autre vie
dans un univers différent à tous points de vue de New York. Les
réminiscences de cette vie antérieure étaient cependant brumeuses dans sa
tête. Il ressentait un violent mal de crâne à essayer de les remonter de
l’inconscient. Il avait le regard des enfants qui ont vécu toute leur vie sous
les ponts ou sur les trottoirs. Un air d’adulte précoce qu’ils ont acquis pour
avoir été très tôt, trop tôt aux prises avec la vie.

2
Vois-tu, ma biche, les retrouvailles avec toi ont été décisives dans ma
vie. Sans toi, je ne sais pas ce que je serais aujourd’hui. Je me verrais passer
dans la rue sans me reconnaître. Je t’en sais donc gré. C’est cette gratitude
qui me porte à souligner les différences profondes qui nous séparent l’un de
l’autre. Devons-nous continuer à tisser une étoffe qu’on sait vouée à la
déchirure ? Barcelone, hôtel San Cristobal, septembre 198…

Merci beaucoup, c’est donc moi qui ai fait de toi un raté. Je sais, j’ai
jamais été douée pour les choses de l’esprit. J’ai jamais su disserter sur un
roman trop chiant ou un film soporifique. Si j’aime pas j’aime pas et je le
dis sans détour. Est-ce ma faute si je préfère la simplicité des sentiments
dans Dallas ou Santa Barbara Cartland aux livres compliqués que tu me
ramènes à chacun de tes voyages et que je sais pas apprécier ? Sûr, j’ai
adoré Manhattan Transfer (pour une fois que je pense avoir compris un de
tes livres) : il parle si bien de la City. Toutefois, j’aurais préféré le lire en
anglais. L’autre jour, j’ai vu un de mes malades le lire. Quand il s’est
endormi, j’en ai parcouru quelques pages, c’était en anglais, eh ben dis
donc ! c’était vachement plus bandant. Tu vois, j’essaie de parler comme
toi.

Comment vas-tu, Trésor ? Cette semaine, je n’ai pas cessé un seul


instant de penser à toi. J’ai assisté à un spectacle de danse de la compagnie
Alvin Ailey. Tu dois le connaître, c’est un Noir américain. Ce que j’ai le
plus apprécié dans sa chorégraphie, c’est ce mariage heureux du classique,
du folklore, du jazz… Une espèce de melting-pot chorégraphique, bien
concocté pourtant. Son répertoire propose même de la danse et de la
musique vaudou. Tu te rends compte ! J’ai tout de suite pensé à toi : New
York, un Noir américain, le vaudou… Te souviens-tu de la cérémonie à
laquelle nous avions assisté, un soir de novembre, dans un sous-sol (un
basement, comme vous dites là-bas), chez Man Sia ?
Eh, arrête là ton discours démago sur le vodou ! Si t’as si bonne
mémoire, tu dois te rappeler que t’avais refusé de faire les libations. T’avais
préféré être un spectateur, un touriste du vodou. Et puis, tu peux pas dire un
Américain tout court ? Je te promets que si c’était un Blanc, t’aurais pas
précisé sa couleur. Attention, darling, tu commences à parler comme eux. À
propos de mariage, tu m’as encore rien dit de définitif, mon chou. J’ai
bientôt trente-deux ans, l’aurais-tu oublié ? À mon âge, ma mère avait déjà
eu trois enfants. Tu peux pas savoir combien ça fout mal de pas avoir son
homme sous la main quand on en a envie. L’automne, surtout, quand on n’a
pas encore allumé le chauffage dans les buildings. Dans ces moments-là, I
just need your body heat ! (Je n’avais plus mémoire que mon corps pouvait
cracher du feu.) Le week-end, trouver quelqu’un pour m’aider à faire les
courses, la lessive… On partagerait les frais de l’appart, le riz est passé à un
dollar soixante-neuf la livre. Tu pourrais écouter Billie Holiday ou Aretha
Franklin en faisant le repassage. Et puis, ça t’ferait faire un truc plus
concret, au lieu de perdre ton temps à gribouiller des histoires sans queue ni
tête, qui sont pas foutues de te rapporter le moindre centime. Lui, au moins,
il s’est fait plein d’fric, ton Colombien. Comment il s’appelle déjà, celui qui
raconte toujours des histoires qui commencent par la fin ? Il a écrit
l’histoire d’un type qu’a épousé une fille pas pucelle et qui la refile à ses
parents. Et puis, les deux frères de la fille vont tuer l’autre type, celui qu’est
supposé avoir fait le coup. Dis, darling, est-ce que t’aimerais plus ta petite
Pepsi ? Moi, rien que de penser à toi, je me sens tout chose.

L’avion fait un bruit assourdissant (la prochaine fois je refuserai toute


place près des ailes quitte à ne pas voyager). Sourire épuisé presque jaune et
agacé des hôtesses oui monsieur je vous l’apporte tout de suite. Un vieux
vicieux reluque les jambes de la plus jeune des hôtesses qui porte un collant
de soie noire sous sa minijupe bleu nuit. Je comprends bien madame tous
les enfants sont turbulents. Ce que ça peut être chiant un gamin prononcé
entre les dents. Je vous rappelle que nous survolons l’Atlantique nous
sommes à dix mille mètres d’altitude. La voix du commandant de bord
tombe du haut-parleur froide presque glaciale mais se veut sympathique et
rassurante.
Jonas avait déjà essayé tout ce que New York offrait comme vie d’adulte
aux enfants de sa catégorie. À l’école de la rue, il avait appris à esquiver
les coups durs de la vie, tantôt en se dégageant sur le côté, tantôt en
dodelinant sur les talons, le buste ramené vers l’arrière. Son regard ne
portait cependant aucune trace des charges qui firent mouche. Petit à petit,
et sans qu’il s’en rendît compte, il s’était mis à l’espagnol : Cubains,
Dominicains, Portoricains et autres hispanophones de Harlem l’avaient
adopté. Il le leur rendait bien. Parfois, il y trouvait même un gîte, mais, par
peur de s’enraciner sans doute, il n’y restait jamais trop longtemps. Il avait
signé un pacte avec la rue : il ne serait pas couvé par des parents (même
d’emprunt) possessifs. La rue était sa liberté, il y retrouvait son bras de fer
avec la vie.
Comme d’autres gosses des rues new-yorkaises, il tâta de la drogue,
légère, semi-dure, fut garçon de courses pour les belles de nuit de Spanish
Harlem… Certain soir d’hiver, comme il faisait trop froid et que la clientèle
tardait à se présenter, il lui arriva de dormir dans les bras de l’une d’elles,
son adolescence à peine sortie de l’enfance collée à la chaleur des seins
flapis. Instinctivement, il avait bandé de toute sa rage d’orphelin, jusqu’à
en ressentir une profonde douleur au bas-ventre. Une telle audace fit
sourire la fille qui le gratifia de quelques caresses, sans toutefois assouvir
son désir de relations sexuelles. Le lendemain, il se rendit à la quarante-
deuxième rue où son membre d’homme put, l’espace de quelques secondes
et pour la première fois, pénétrer l’intimité d’une femme. Sur le chemin du
retour, il n’arrêtait pas de humer sa main droite qui avait caressé le pubis
de la fille : elle en avait gardé l’odeur forte d’éternité. Cette expérience lui
ouvrit les portes du monde adulte à bord duquel il avait toujours navigué en
clandestin.

3
Je ne sais combien de fois j’aurai à traverser cet océan. Ni à combien de
voyages j’en suis depuis le jour où Caroline et moi c’est la première fois
que tu visites New York how do you like the Big Apple ? Contents de s’être
retrouvés après tant d’années dans cette block party organisée par des
jeunes de Queens Village. Elle a toujours eu une mémoire d’éléphant. Je ne
l’aurais pas reconnue. Elle avait tenu à me servir de guide dans cette ville
que je connaissais déjà fort bien mais que je n’aimais pas. Trop bruyante.
Impersonnelle. Le ciel vibrant au-dessus de toi. L’impression constante
qu’il va te tomber sur la tête. Neuf mois à tourner en rond dans N. Y.
obnubilé à l’époque par le projet de monter à Paris. Bref elle avait tenu à
être mon guide dans la City manière de dire tu m’intéresses guy ! Tu aimes
les animaux ? Oui, mais pas en cage, ni derrière les quatre murs d’un
appartement. Ensemble nous avions redécouvert la périphérie. Bronx Zoo.
Action Park. MoMA. Metropolitan museum. Brooklyn museum… Je finis
toutefois par trouver un certain charme aux gratteciel illuminés vus de
l’extérieur. Un soir de décembre. Tu vois, je t’avais dit qu’il fallait du temps
pour aimer cette ville. Son charme est assez particulier. Toutes les villes
sont belles la nuit, Caroline. On roulait à quatre-vingtdix miles à l’heure…
en direction de Washington.
J’essaie de dormir, je n’y arrive pas. Je suis incapable de dormir assis je
finis toujours par en attraper un torticolis. Tout ce bruit dans l’avion un
charter un peu étroit. Les verres qui s’entrechoquent. Do you want some tea
or some coffee ? Un whisky, s’il vous plaît ! Des gamins courant dans tous
les sens d’autres qui chialent. Des adultes courbés près du hublot
découvrent les nuages pour la première fois. Cumulo-nimbus stratus
pourquoi pas radius et cubitus tant qu’on y est ? Jonas entre-temps me trotte
dans la tête et m’habite comme un autre moi-même. Que va-t-il devenir ?
Par moments, l’image d’un camp de réfugiés lui revient. Lancinante.
Des gens debout derrière des barbelés électrifiés de plus de deux mètres de
haut. Il voit des hommes se changer en femmes de lourds seins poussant à
vue d’œil de leur poitrine. Un cauchemar atroce ! Le voilier se fracasse sur
des rochers acérés en plein milieu de la mer furieuse. L’Empire State
Building est une montagne d’eau qui s’abat sur sa tête. Il engloutit des bras
hurlant à la mort. Les vagues giclent avec violence rouges de sang. Un
nourrisson sur une épave à la dérive. La mer vomissant par grappes
déguenillées des individus au regard absent. Incapables de s’émerveiller
devant leur rêve devenu une réalité emmurée. Il se revoit sautant par-
dessus les barbelés sans trop savoir comment. Des flics le poursuivent
armés de matraques et de pistolets, vociférant des god damned et des shit à
bouche que veux-tu…
Je souffre de penser à tout cela. Caroline Jonas les hôtesses les Ritals
qui font un chahut de tous les diables comme s’ils prenaient l’avion pour la
première fois le chapeau du Loubavitch devant moi qui m’empêche de voir
les images des Dieux sont tombés sur la tête. La bouteille de Coca-Cola
s’envole mais je ne la vois pas retomber sur la tête du Bochiman. Le
sommeil s’en vient et s’en va à pas furtifs.

4
Alors, darling, malgré toute la douleur que ça pourra me coûter, je
finirai par rompre si tu refuses de prendre tes responsabilités. Je t’ai assez
attendu comme ça ! T’es pas le seul type bien, j’te fais remarquer. J’en
connais d’autres qui parlent français aussi bien que toi. De toute façon, si
t’es pas là pour Thanksgiving, considère que c’est fini entre nous. Ta
Caroline, plus importante que Rome et qui veut pas te perdre. New York,
09-15-198…

Rome, le 15-10-198… Mon Trésor, j’arrive dans deux semaines par le


vol 392 de Atlantic Airlines. Salut, mon petit gâteau fourré de miel, je ne
t’ai pas réveillée ? J’espère au moins que tu rêvais de moi. Oui, mais me
force pas à parler français à une heure pareille. J’ai oublié de te dire dans
mon télégramme que l’avion arrive à 15 h 45 à JFK, yes, Dji-èf-ké. Je ne
peux pas rester plus, je te téléphone d’une cabine. Ton téléphone marche
pas ? Si, mais je t’appelle de Hambourg. Fais de beaux rêves, mon adorée.
Je me suis réveillé avec une sacrée migraine. La vieille assise à mes
côtés me fait un large sourire. Merci madame. Je glisse le billet d’un dollar
dans le caddie. J’y dépose mes bagages et un énorme ours en peluche pour
Caroline. J’y avais ajouté à la dernière minute tous les volumes d’À la
recherche du temps perdu. (Je sais c’est barbant mais les Français le
considèrent comme le sommet de leur littérature.) Quelle froideur dans son
regard ! J’t’avais pas demandé de faire une telle folie. D’ailleurs, je sais
même pas si je pourrai les aimer. Ces banlieues crasseuses toutes de béton.
Un terrain de basket-ball une église et un drapeau étoilé. Puis la cinquième
avenue. Toi qui dis toujours du mal des buildings, t’as vu comme ceux-là
sont cute ? Il ne pleut pas les nuages volent très haut et le ciel d’un beau
gris d’automne paraît si loin au-dessus des immeubles majestueux – trente
étages en moyenne – drapés du même gris frais. Tout a l’air de sortir d’un
matin de rêve. Je n’entends pas les bruits derrière les vitres remontées.
Caroline tient son ours sur ses jambes. Elle ne parle pas. Les taxis jaunes
glissent sur du velours. Pour la première fois New York me semble beau.
Je remonte Broadway bifurque par la 111e rue croise le West End
Avenue avant de déboucher sur le Riverside Drive. Le Hudson coule
limpide aussi large qu’un bras de mer. De temps à autre de brefs reflets de
soleil miroitent sur l’eau lui donnant une belle couleur argentée. Une
embarcation à aubes sortie d’un vieux conte du Mississippi y glisse
lentement. La vie telle une adolescente coquette ralentit le pas pour se
laisser déshabiller des yeux. Longtemps après en repensant à cet après-midi
d’automne notre promenade le long du Harlem River main dans la main
New York m’avait paru s’arrêter le monde entier passant dans les yeux de
Caroline. Était-ce l’ivresse du temps ? J’y voyais une prémonition. De
quoi ? Je ne saurais le dire. J’arrête la voiture dans un coin de rue ombragé
pour apprécier l’architecture néo-gothique du All Saint’s Church. Une note
de surprise dans cette ville de constructions rapides.
Caroline se décide enfin à parler. Pas de nous. De l’autre. Celui face
auquel elle se sait complètement désarmée. Alors pour ne pas perdre le
combat elle cherche à en faire un allié. Quelle idée d’appeler un personnage
Jonas ! Les gens lisent plus la Bible aujourd’hui. Si tu m’avais pas dit,
j’aurais pas su, hein. Tu lui as forgé un destin ? Au fait, je suis peut-être pas
trop futée, mais chaque fois que tu me parles de cette histoire, j’peux pas
m’empêcher de penser à toi. Tu dis que t’aimes pas New York, mais je suis
sûre que cette ville te fascine. Tu refuses de l’admettre, orgueilleux, va !
Caroline est lovée dans mes bras la mauvaise humeur de l’accueil s’est
envolée. Le beau temps après une pluie d’automne. Nous sommes assis sur
un banc public juste en face du Harlem River. Je lui fais mille promesses.
Vais-je pouvoir les tenir ? J’aimerais bien voir ta ville de Rome que tu dis si
belle. Déjà je suis dans l’avion du retour. Dis, j’te parle et t’as l’air d’être
ailleurs. T’as laissé une fille là-bas ? J’te préviens, j’veux pas d’rivale, moi !
Et puis, avec toutes les maladies qui traînent dans les rues ces jours-ci, me
ramène surtout pas une saloperie.

Now I may not be familiar with your language


But I sure I’m gonna cross over your bridge

Elle m’avait dit : et si on allait danser. J’avais répondu pourquoi pas ?


J’aime bien danser de temps en temps mais pas dans les ghettos. Alors on
va ailleurs. Mais on finit toujours par y retomber. Genre boîte à nègres :
tous pareils même s’ils viennent de pays différents ou parlent des langues
différentes. Et les corps caressent le reggae. Je regarde danser Caroline.
J’écoute la musique en sirotant un Napoléon. Underground Manhattan.
J’aurais préféré le Blue Note. Déhanchement lent et sensuel. Ça me fout le
cafard j’ai envie d’être ailleurs. À Rome ou dans n’importe quelle autre
ville du vaste monde. Nous sommes rentrés fatigués. Il est trois heures du
matin. Les sous-vêtements de Caroline s’envolent sous mes yeux lourds de
sommeil. La flamme de son corps achève de m’épuiser. Let’s do it, honey !
Jouissance de décharge électrique. Caroline est déjà au nirvana : on y arrive
sans doute plus vite du trente-troisième étage angle cent vingt-cinquième
rue et Broadway les yeux tournés vers le Hudson pailleté d’or et d’étoiles
filantes. Dis, tu me promets de revenir ? Je te vois à Noël ?

I’m just a stranger in your town


Once in a while I pop around
Make you happy when you’re feeling blue

Il y a moins de monde dans l’avion de retour. Les mêmes hôtesses. Je lis


tout en jetant un œil distrait par le hublot. Anna Karénine doit se jeter sous
les rames du train l’auteur n’a pas le choix les gens diront une si jolie
femme. Rome-Fiumicino. Grève des aiguilleurs du ciel impossible d’atterrir
à Ciampino. Signore, votre carte de débarquement. Passeport visa de sortie
carte de séjour… Dehors la chaleur est à couper au couteau de boucher. Le
sol se dérobe sous mes pas je somnole debout. Le taxi s’arrête juste à ma
hauteur je m’y laisse tomber. Le chauffeur un Marocain prosioniste. Il faut
de tout pour faire un monde ! À l’arrière je m’écroule fatigué du verbiage
de l’Arabe des promesses que Caroline arrive toujours à m’extorquer de
toute cette histoire. Que faire ? Jonas m’attend à la maison. Je n’ai pas eu le
temps de communiquer avec lui à New York. Juste quelques mots dans
l’avion à l’aller. Il y a aussi m’attendant la valse de lettres va-et-vient de
mots qui me font croire que je suis condamné à passer ma vie entre deux
avions.
Jonas n’a pas l’air très heureux de me retrouver. Il ne répond pas à mon
appel. Il boude. Allez sois pas capricieux vieux. Il continue de bouder. Je
range la vieille Remington achetée aux puces de Paris il y a très longtemps.
Je me couche… et je m’endors en paix car toi seul ô Éternel me donnes la
sécurité dans ma demeure. Depuis combien de temps n’ai-je pas prié ? Ah
si maman elle savait ça ! Le dernier baiser à l’aéroport frémissant de
tendresse. Moi qui n’aime pas les adieux ! Caroline avait tenu à
m’accompagner. Devant son regard telle une cocotte en ébullition j’avais
cédé. Comment lui dire que je préfère plutôt l’inverse ? Il n’existe pas
meilleur moment de jouissance de la vie que celui où une femme t’accueille
à l’aéroport ou la gare d’une ville connue ou inconnue. Tu es paré à toutes
les aventures toutes les découvertes. Elle m’aurait répondu c’est pour ça
qu’tu voyages autant, pour laisser une femme pleurant ton départ à chaque
quai. Comme un briscard des mers. Ce serait tellement plus facile si
Caroline ne s’était mis en tête de m’épouser. Je suis un drôle d’oiseau qui
ne peut pas chanter derrière les barreaux. Même dorés. Mécréant !
Mécréant ! Je me réveille en sursaut. Le visage en larmes de ma mère me
conviant sans tralala à retrouver le droit chemin si tu ne veux pas être grillé
vif dans la géhenne éternelle, mon dindon. Je change les draps trempés de
sueur. La sensation que ma tête va éclater encore harcelée par les bruits du
métro new-yorkais in and out up and down. J’avale deux cachets de
Doliprane avant de me remettre au lit.

5
Jonas se leva un matin avec la ferme intention de laisser New York sans
même connaître sa destination finale. Des « amis » lui avaient proposé de
les rejoindre en Californie, avec à la clé la promesse de l’héberger aussi
longtemps que cela serait nécessaire. En Californie, lui avaient dit ses
amis, tu es libre d’aller et venir comme bon te semble. C’est l’État le plus
libre des States. Jamais personne te demande d’où tu viens ni de présenter
une quelconque pièce d’identité. Jonas, lui, penchait pour la Floride. Il ne
se sentirait pas déraciné en Floride. On rencontre tellement d’étrangers à
Miami : Little Havana, Little Haiti… En leur compagnie, il fait toujours
moins froid sur la grand-route de la vie. Il finira bien par y arriver :
quelques camionneurs accepteront peut-être de le prendre à bord de leurs
véhicules. Sur place, il se « débrouillera », comme il a toujours fait jusque-
là. Une embauche à la saison dans une orangeraie, par exemple, pour
joindre les deux bouts. Même les moins malins s’en sortent là-bas. Au
besoin, il vendra des babioles sur les plages. De superbes plages étirant
leur mollesse – les rares moments où ce pays s’arrête – sous des kilomètres
de soleil. À la pointe sud-est des États-Unis, Miami pénètre sans
ménagement le monde caraïbe… Mais l’essentiel était de se décider, après
on verrait.
Jonas n’était pas encore parti de New York que déjà il jurait de ne plus
y revenir. Cette ville te bouffe la vie, mec, me dit-il juste avant son départ.
Comme si je l’ignorais. Elle te suce le sang. Le pire, c’est que tu peux pas
t’en passer une fois que tu y as mordu. Tas déjà eu une nana dans la peau ?
C’est pareil. T’arrives pas à t’en séparer malgré les coups vaches qu’elle te
fait. Il avait déjà essayé de la quitter, voilà deux ou trois ans. Il s’était
retrouvé à La Nouvelle-Orléans, après avoir, trois longs mois, roulé sa
bosse dans le Deep South. Là, il avait travaillé dans une plantation de
coton. Mais ça se sentait qu’il n’était pas de là-bas. Ses camarades du
champ l’appelaient Spleen Nigger, quelque chose comme un nègre qui
aurait toujours le blues. Et puis, un jour qu’il faisait un temps à ne pas
mettre un nègre dehors, il avait repris son baluchon et avait échoué tout
naturellement à New York. Le Printemps. Puis l’été. Les Portoricains qui
ouvrent les bouches d’incendie pour prendre des douches publiques, les
Dominicains dansant le merengue en pleine rue bailamos en la calle de día
bailamos en la calle de noche… De jour comme de nuit.
Depuis cette péripétie, je le surprends souvent disant, sur un ton
sentencieux, aux prostituées et à d’autres de ses compagnons de galère qui
essaient de fuir leur destinée : « Te fatigue pas, on revient toujours à son
point de départ ! Si tant est qu’on se soit déplacé. » Il n’a pas eu le temps
de connaître Héraclite. Merde ! Je n’aime pas ce passage.
Sonneries prolongées du téléphone j’avais oublié de brancher le
répondeur. Oui, je travaillais. Jonas te fatigue pas trop, sweetheart ?
Amsterdam, le 22-11-198… Bonjour, mon gâteau fourré de miel. Un
baiser plein de chaleur sur ton corps si beau. Ne t’inquiète pas, honey, je
veille sur la santé de ce corps que tu chéris tant. Et toi, tu prends grand soin
de mon petit serpent noir ? Qu’en est-il de Jonas ?
Ça y est ! Il est parti. Il m’a appelé de San Francisco voilà trois jours.
Au dernier moment, il a choisi la « sécurité » et accepté l’offre de ses amis.
Je ne sais pas encore ce qu’il adviendra de lui. Une chose est sûre : il va
moins s’ennuyer là-bas qu’à La Nouvelle-Orléans. Mais peut-être
reviendra-t-il à New York ? Comme toi, mon amour. Je suis déjà impatiente
de te revoir. Je t’envoie la moitié du prix du billet, si tu veux. Même si tu le
mérites pas, car tu pourrais venir ici au lieu de faire le pigeon voyageur. Le
mois dernier, tu m’as écrit de Florence, puis d’Edinburgh. Il te reste plus
qu’à m’envoyer une carte de Moscow. Qu’est-ce tu cherches au juste ? Je
voyage pour ne pas prendre racine I don’t wanna be rooted Caroline you
know what I’m saying tu vois le topo ? J’ai déjà mes racines dans ma tête.
Notre exquis métissage créolo-franglais. Elle argumentant en anglais moi
m’accrochant d’autant plus au français que c’est précieux Caroline ça
donne du cachet à New york. Elle : gimme a break with your bloody french
ses lèvres s’arrêtant à la limite du fucking auquel elle a tout de même
préféré bloody. Les seuls moments où elle devient vulgaire fais pas chier
avec ton français à la con pour ne pas dire de merde. Moi : avec ton god
damned anglais puis me ravisant je ne te reconnais plus mon petit gâteau,
etc. Et bécots à n’en plus finir. Alors on parle créole ou plutôt on fait
semblant une phrase ou deux quand elle ne saisit pas au vol quelques
expressions d’ex-Parigot. T’as pas honte, t’es même plus capable de parler
créole correctement ! Et toi, tu penses que tu y arrives avec ton vocabulaire
approximatif et tes phrases truffées d’anglicismes ?
The City. Inutile de mettre la date, vu qu’je t’écris tous les jours. J’ai
acheté un très bel arbre de Noël. Il y a eu dix centimètres de neige dans les
rues de New York, mais j’ai tout de même la sensation que dans ton Rome,
il fait beaucoup plus froid. Dis, tu viendras réchauffer ton Trésor ? Je
t’attends. Apporte-moi un beau cadeau. Promis !
Caroline m’a envoyé un nouvel ultimatum. Je vais essayer de recoller
les morceaux. Tout est en train de se briser je le sens. Pourtant je m’y
accroche. Comme un moribond qui se cramponnerait à son dernier souffle
de vie. Ou un naufragé dont les mains auraient été sectionnées par les
mâchoires puissantes d’un requin mais qui s’agripperait de ses dents à un
bout de planche. Un mur de béton entre nous. Le nouveau mur de Berlin.
Ich bin ein Berliner. Mais le Phénix s’écroule à chaque assaut de nos deux
corps toujours assoiffés d’amour. Nos sens affamés tiennent lieu de mots.
Le temps est toujours à la fête quand nous nous retrouvons dans un lit. L’été
c’est déjà un peu plus difficile à moins d’avoir un ventilateur dans le dos ou
de l’air conditionné dans la chambre. Je sens que nous n’avons plus rien à
nous dire ni à faire ensemble…
Je prends l’avion ce soir pour N. Y. Ce vol doit être le dernier. Rien n’a
changé. Le même charter coincé. Une hôtesse me fait un clin d’œil que je
ne réussis pas à décoder. Est-ce la fatigue qui me donne la berlue ? Les
hôtesses et les religieuses ont toujours nourri mes fantasmes. L’avion
atterrit sur un tapis de neige. Vraiment Caroline il est inutile de continuer
cette comédie. Tu oses appeler comédie, notre amour ? Je savais bien
qu’une Européenne finirait par te tourner la tête. Seulement, méfie-toi des
Européennes, surtout les Françaises ! C’est une race spéciale de femmes.
Elles te dévorent et, après, elles jettent les os sur le pavé. D’ailleurs, elles se
donnent au premier venu.

6
New York 01-13-198… Hi honey, c’est pas vrai ce que tu m’as dit lors
de ta dernière visite ? Les lettres grincent sous mes doigts. Plusieurs mois
que je n’avais pas écrit un poème ! Pourvu que Jonas n’en sache rien : il est
si jaloux ! Caroline se fait lascive et me prend dans ses bras en m’entraînant
sur la piste de danse. La fumée monte par volutes roses de dessous nos
pieds. Je ferme les yeux : je ne suis pas à Rome ni à Paris peut-être même
pas à New York pour sûr dans un no man’s land juste à l’intérieur des
frontières de l’imagination. Et Jonas qui m’appelle ! Ça va vieux j’arrive.

I’m just a stranger in your town


So let’s be friends
Friends that never end
You see me around yeah
‘Cause I wanna love ya

je ne reviendrai plus à broadway manhattan ne sera plus pour moi qu’un


quartier exotique aux rêves vertigineux on n’y voit que des vies de béton et
des pas toujours pressés mélange enchevêtré de chaud et de froid au mitan
de l’été mes souvenirs garderont le même goût de pétales aux odeurs
frivoles et qui s’ouvrent comme les cuisses du Hudson pour se refermer sur
des espoirs crackés

The Big Apple, 12-23-198… Hi sweetheart j’ai déjà réservé le billet de


bus pour Washington. On partira de New York le 30 décembre au soir. Et
moi qui n’aime pas les longs trajets en bus. Cette sœur jumelle qui n’est
jamais fatiguée de nous voir. Tu devrais t’occuper un peu plus de Caroline
T’as pas vu comme elle a maigri ? C’est à force de penser à toi. Va lui faire
comprendre que c’est juste une question de ligne ! Et ce Jonas qui se
montre si exigeant ! Comme si son existence même ne dépendait pas de
moi. Je t’attends, dear. I kiss you from head to toe. See you soon ! Suis-je en
train de vivre ou de rêver ?

Paris, Rome, 1990-1994.


De l’art de draguer
une Française

1
– Vous allez me suivre encore longtemps comme ça ? Vous arrêtez votre
cinéma ou j’appelle les flics !
Arrivée à la hauteur du boulevard Saint-Germain, la fille s’est retournée
brusquement, t’affrontant d’un regard genre « encore un ! tous pareils, ces
nègres ! Incapables de voir un cul sans se mettre à saliver comme un
chien ». Ce n’est pourtant pas ton cas. (Pas que tu ne sois noir. D’ailleurs,
les occasions pour t’en rendre compte ne manqueront pas.) Mais ce serait
difficile d’expliquer ta chasse poursuite à la fille – ou la femme, allez savoir
avec ces Blanches qui paraissent la quarantaine quand elles ont même pas
vingt-cinq ans. Bref, le moins que tu puisses dire, c’est qu’elle ne semble
pas avoir une envie folle de t’écouter. Comment alors lui faire comprendre
que ta démarche est d’ordre, disons, anthropologique ? Mais reprenons
l’histoire par le bon bout…
Tu viens d’arriver à Paris, muni d’une maigre bourse d’études.
Terminées l’inscription à la fac et les premières tracasseries administratives,
particulièrement rébarbatives en France, il te reste encore un bon mois
avant la rentrée universitaire. Que faire d’autre sinon explorer la ville ?
Histoire de vérifier si elle est fidèle à sa réputation. C’est au cours d’une
énième flânerie au Quartier latin que l’idée a surgi. Peut-être le gris du ciel,
les pluies lancinantes de l’automne. Peut-être le regard fermé des gens,
leurs pas toujours pressés, le froid que tu découvres… À moins de se
condamner à errer à la surface des choses, il n’existe pas meilleur moyen
d’aller à la rencontre d’une ville, d’en saisir l’âme même. L’acte d’amour
avec une indigène est le lieu où la culture de l’autre se déshabille sous tes
yeux. Où elle dévoile ses mystères et se donne dans ce qu’elle a de plus
intime. Pseudo-littérature scientifique pour justifier le désir aussi soudain
que puéril de te farcir une petite Française. Tu la vois déjà toute rôtie dans
ton lit. Consumée de plaisir et de reconnaissance.
Tu écartes d’entrée de jeu toute visite péripatéticienne. Les prostituées
de partout, outre le fait qu’elles doivent s’unir, ont souvent un air de
famille. Il n’y a aucune différence entre réaliser un tel acte avec une pute,
descendre à l’hôtel Hilton à Singapour ou loger au Club Méd à Casablanca :
on n’apprend rien de la réalité du pays. Conclusion : rien ne vaut une
autochtone. Une vraie de vrai. Qui aurait, si possible, poussé ses premiers
vagissements sur les bords de la Seine. Dans un arrondissement huppé, le
XVe par exemple. A priori, l’opération ne devrait pas poser d’inconvénients
majeurs. D’après Gilberto, un métis Brésilien rencontré au resto U et qui en
est à sa deuxième année ici, les Parisiennes ont plutôt les cuisses
hospitalières. À l’en croire, le plus dur, ce sera de résister à leurs avances. Il
suffit d’un geste. Un attouchement, et elles s’embrasent. Tu imagines déjà
la fête que ça va être. Enfermés du matin au soir dans ta piaule de la cité U,
qui par chance donne côté cour, loin des bruits du boulevard Jourdan. Loin
de cette métropole aux pluies intermittentes. Aux regards verrouillés… La
fête dans ton lit ! Il te faut à tout prix cette connaissance à l’horizontale. Ou
dans n’importe quelle autre architecture, générée par l’inspiration du
moment.
Tu commences par t’installer aux terrasses des cafés du Quartier latin.
Tantôt à proximité de la Sorbonne, tantôt au bas du boulevard Saint-Michel,
non loin de la place du même nom. C’est de là, assis derrière un demi et
réfléchissant à la stratégie à adopter, que tu vois passer la fille. Son
hallucinante géographie postérieure te rend comme hébété. Tu règles dare-
dare la note, ajustes tes lunettes. Un coup d’œil rapide sur ton imper beige
d’occase, que tu dépoussières d’une main tout aussi preste, tu remontes le
Boul’miche. Guidé par la croupe somptueuse de la jeune femme, que
souligne un caleçon en coton bleu rayé de blanc. Tu la talonnes. Mieux tu
les talonnes, hagard, les yeux rivés aux fesses en mouvement qui décrivent
leur cercle féerique : la gauche monte avec volupté avant d’être relayée, au
niveau de la chute du dos, par la droite qui lui repasse la cadence. Spectacle
giratoire qui ragaillardit et t’étourdit à la fois. Depuis ton arrivée, tu n’avais
jamais vu une indigène dotée d’un postérieur si généreux, si ferme et si bien
moulé. Tout en marchant, tu cogites la manière de l’accoster lorsque tu
seras arrivé à sa hauteur.
– Mademoiselle, au risque de paraître grossier ou obsédé, permettez-
moi de vous féliciter : vous en avez une belle paire !
Il ne te vient pas un instant à l’idée que l’expression « belle paire » peut
laisser supposer autre chose, flatteuse certes pour tes congénères, mais
moins pour une femme. Au contraire ! Te souvenant d’un vieux film
français en noir et blanc (l’atteindre dans son propre imaginaire te paraît
une trouvaille infaillible), tu envisages de l’apostropher, gonflant la voix,
par un pro-fond « t’en as de belles, tu sais ». Ton esprit, obnubilé par l’idée
de se placer au niveau culturel de la fille, navigue loin de ces
préoccupations d’ordre sémantique. Vous savez, mademoiselle, chez moi, la
beauté du visage n’est rien sans la générosité des rondeurs. L’idée ne
t’effleure pas non plus que cette poursuite rapprochée peut te valoir une
gifle. Ou un de ces esclandres que tu redoutes plus encore que le Jugement
dernier. Tes yeux ne décollent pas de la double rotondité mobile. Tes pas
mordent les siens. Ta tête bouillonne, finissant de huiler le mécanisme
d’approche. La moindre parade est prévue. Sauf une.
– Vous allez me suivre encore longtemps comme ça ? Vous arrêtez votre
cinéma ou j’appelle les flics ?
La pensée que les flics peuvent se mêler de la partie – surtout que la
préfecture de police ne t’a pas encore délivré de carte de séjour – et les yeux
éjectés de sang de l’indigène te font rebrousser chemin aussi vite que l’idée
avait germé dans ta tête.

2
Le soir, à la cité U, tu as la mauvaise idée d’en faire part à Gilberto, qui
s’en va d’un bruyant éclat de rire. Ce qui te fait regretter de lui en avoir
parlé. Principe numéro un, frère des îles : seuls les Arabes et les Français de
seconde zone draguent en pleine rue. Dis-toi bien que la proie a déjà frappé
dans les yeux des autres chasseurs. En cas de réponse négative, tu vas droit
au ridicule. Gilberto n’en finit pas de rire, tout en essuyant le verre de ses
trois paires de lunettes. C’est selon les occases, frère. Chacune a sa
fonction. Et, toujours plié en deux, il les range dans le tiroir de sa petite
table de travail. Cependant ni l’échec ni la réaction de Gilberto ne
parviennent à émousser ta détermination. Il faut tenter autre chose, te dis-tu
pour te donner du cœur à l’ouvrage. Ce n’est pas la première veste que tu
t’es ramassée. Mais, et c’est là le hic, les autres attaques aussi feront chou
blanc. Malgré des tentatives d’une hardiesse que tu ne te connaissais pas.
En tout cas, que tu ne te serais jamais permise dans ta ville natale. Dopé par
l’air de Paris, tu finis par en faire une question d’honneur… et de virilité.
Tu veux à tout prix tâter de l’indigène, le seul moyen, selon toi, pour entrer
en relation avec l’âme de la ville. Entre-temps, les jours s’écoulent aussi
ternes et froids que les draps dans ton lit. Il reste un peu plus d’une semaine
avant le début des cours. Déjà ta bourse montre des signes d’essoufflement.
Au prix du demi dans les cafés du Quartier latin, tu ne tiendras pas quinze
jours. Ravalant ton orgueil de mâle, tu décides de faire appel à Gilberto
pour te dégrossir un peu. Mal t’en a pris, car celui-ci semblait n’attendre
que ça. Pendant la semaine qui suivra, il ne manquera pas une occasion de
te harceler de ses principes. À telle enseigne que tu te promets d’en faire
plus tard un récit que tu intituleras « les théorèmes de Gilberto ». Lorsque,
bien sûr l’expérience aura atténué la frustration. En attendant, tu es obligé
de passer sous les fourches caudines de ses préceptes pour espérer arriver à
tes fins.

Écoute-moi avant de te lancer dans une nouvelle mésaventure, te dit un


Gilberto toujours en verve. T’as la chance d’être black. Tu ne peux pas
savoir combien elles fantasment sur les Noirs. Dégote-toi une boîte de nuit
afro-antillaise, genre Chapelle des Lombards, tu vois. Dans 90 % des cas, si
elles y vont seules, c’est pour la bagatelle. Et là, il te suffira de jongler avec
ses propres clichés sur les Blacks. Tu en endosses bien sûr les aspects
positifs. Les stéréotypes, frère ! Ne pas y correspondre, c’est la confronter
avec ses préjugés ou l’accuser d’ignorance. Bref, la révéler à elle-même. Or
elle n’en a pas envie. Sois au contraire l’incarnation du stéréotype. Ajoute
même que t’as une paire d’olives en réserve. Ça la fera rire.
Le lendemain samedi, te voilà prêt à mettre en pratique les principes de
Gilberto. Toi qui ne supportes pas d’être tiré à quatre épingles, tu es sapé
comme un pape. Chaussures de cuir italiennes, que tu astiques à chaque pas
à l’aide d’un mouchoir que tu gardes dans la poche de ta veste. Pantalon de
gabardine. L’unique pantalon de sortie dont tu disposes. Gilberto t’a passé
un pull à col roulé. Parfum : Magie noire. Sur place, tu attends une heure
avant de commander la boisson à laquelle te donne droit le ticket d’entrée :
un Gin tonic que tu sirotes de manière à le faire tenir le plus long-temps
possible. Il te faudra une heure et les premiers effets du cocktail pour que tu
te diriges vers une fille qui n’arrête pas de te reluquer avec insistance. Au
milieu du froissement des corps et des voix, tu te repasses les leçons de
Gilberto : lui apprendre les pas de danse. Tu n’excelles pas en la matière ?
Gilberto a balayé tes doutes d’un : t’inquiète. Tu feras toujours mieux
qu’elle. N’oublie pas, t’es un authentique maître, quelqu’un qui a la
musique dans la peau, comme ils disent, pour parler de ceux qui dansent
autre chose que le rock ou la valse. Mais pour ce coup-là aussi, tu passes de
travers.
Le premier morceau, tu t’es installé tant bien que mal dans ton rôle de
prof. Et comme la fille a accepté de rester sur la piste pour un deuxième
round, tu as passé la vitesse supérieure. Tout en dansant, tu lui glisses de
temps à autre une blague à l’oreille. Ça aussi a été étudié avec Gilberto. Aie
toujours le mot pour rire. Les femmes bandent par l’oreille, frère. Ce
principe vaut encore plus pour la Parisienne, qui vient dans ces lieux pour
fuir ses compatriotes. Toi, tu dois être le bon nègre rieur. Si c’est la
première fois qu’elle s’aventure dans un milieu black, qu’elle côtoie
d’authentiques bois d’ébène, assure-toi que tes dents sont bien blanches.
Elle risque d’être déçue sinon. Tu rigoles ? Je te promets, je te raconte pas
de blague. Le deuxième avantage de cette technique, c’est qu’avec le
vacarme ambiant t’es obligé de lui coller les lèvres à l’oreille pour qu’elle
t’entende. Et si elle n’écarte pas la tête comme si elle avait été piquée par
un crotale, c’est dans la poche, frère.
Non, pas comme ça. Là, ça va déjà mieux. Essaie de bouger les épaules,
le buste et les reins en même temps. Voilà ! Tu vois, ce n’est pas sorcier. La
fille, menue sans être frêle, porte une minijupe ras le péché. Elle a une
manière de t’enlacer, d’ajuster son rythme au tien qui augure de bien
gauloises ripostes dans les joutes à venir. Tu l’imagines enroulant et
déroulant la liane de son corps autour de ton double mètre d’ébène avant de
venir se lover contre ton flanc, les yeux humides de reconnaissance. Au
bout de quelques minutes toutefois, n’y tenant plus, elle se met à onduler
des hanches avec une adresse qui la trahit. Ta pédagogie est peut-être
infaillible, mais qu’en si peu de temps la fille ait trouvé le rythme te
surprend. Devant ton regard ahuri, elle s’esclaffe avant d’aller se réfugier
dans les bras d’un crétin de nègre taillé en armoire à glace et qui s’approche
de toi en te tendant la main : bienvenue cousin. Cousin, mon cul ! Il s’était
arrangé avec la fille pour piéger les nouveaux venus dans la boîte.

3
Ce nouvel échec te met le moral en berne. Plus que sept jours avant les
cours. L’automne jusque-là inconnu violonne ses sanglots par intermittence
blessant ton cœur d’une langueur plus que monotone. Dimanche après-midi
plutôt calme. Singulier automne où la vie respire à peine. La ville laisse
l’impression d’un vaste cimetière lourd et silencieux. Le gris du ciel rend
plus urgente encore la présence d’une femme, une Française, dans ton lit.
Le froid naissant auquel tes pauvres os ne sont pas habitués en fait un
impératif pour les nuits si longues déjà où vient échouer la nostalgie du
pays natal. Un besoin vital. Cette connaissance, à l’horizontale ou dans
n’importe quelle autre architecture dictée par l’inspiration du moment,
t’obnubile. Oubliée l’idée d’une rencontre authentique avec la culture
française. Désormais seule prévaut l’envie obsédante d’une autochtone dans
ton lit.
Gilberto fait irruption dans la chambre au moment où la pluie
recommence. Alors poète, on rêve au lieu d’aller sur le terrain ? Sa bonne
humeur toujours égale n’arrive pas à démêler ta torpeur. Allez, fais pas cette
tête d’enterrement, chasseur. T’as tout le temps devant toi. Après tu verras,
elles te tomberont dessus comme des singes sur un régime de bananes. Tu
seras même obligé de les repousser. Pris par ses bavardages, Gilberto est
incapable de percevoir ce qui se passe en toi. Le sentiment de défaite que tu
ressens à l’idée que les cours vont commencer sans que tu réussisses à
t’envoyer une petite indigène. Que ne donnerais-tu pour gagner ton pari ?
Écoute ça, poète : avec une petite provinciale, c’est du tout cuit. Venue
d’un bled au nom à coucher dehors, elle est éblouie par les lumières de
Paris. Elle n’y connaît que dalle ni personne. Complètement paumée, frère.
Même débarquant d’une galaxie autre, on ne peut faire plus piètre figure.
Complexée et gauche avec ça. Fais-lui les honneurs de la ville. Évite la tour
et autres arcs ennuyeux : elle les a déjà visités au cours d’une lointaine
excursion avec le collège. Non, pas ces trucs-là. Lieux branchés, cool jazz,
piña colada… Tu sais, seuls les membres du club sont admis ici, etc. Au
resto, ne commets pas l’erreur de lui payer sa note (autre principe valable
pour toutes les races de Française). T’as pas de thune, et en plus ça la
rendrait méfiante : pourquoi tu tiens tant à payer ma part si je peux le faire
moi-même ? Faut la comprendre, elle a perdu l’habitude de la galanterie au
fil des conquêtes féministes. Et puis, le bon dragueur n’utilise pas ces
techniques. Un : ça met la puce à l’oreille de la fille qui risque de se
rebiffer. Pareil au condamné à mort qui refuserait de passer le cou sous la
guillotine. Deux : tu dois toujours laisser flotter dans l’air sinon un parfum
de gigolo, en tout cas celui d’un homme qui n’achète pas les femmes.
Encore moins avec des manières aussi viles. Et n’oublie pas : casse de gros
morceaux de sucre sur le dos des Parisiennes, superficielles… Charge-les
un max, frère. T’en as marre de ces snobs. Elles ne correspondent pas du
tout à la France dont tu rêvais. La profonde, la vraie.
Gilberto a amené avec lui un pack de bières qu’il siffle presque tout
seul. Ce qui, au lieu de lui donner un coup de massue, a le don de décupler
sa volubilité. Ses phrases s’enchaînent les unes aux autres. Tant et si bien
qu’il ne te laisse pas l’occasion de lui dire que tu as déjà eu recours à cette
tactique. Toutefois il s’est avéré que ta petite provinciale avait vu le jour et
grandi à Paris, rue Vaugirard, dans le XVe arrondissement. Elle préférait de
loin la capitale à la petite ville de la Dordogne, où elle avait suivi son
copain. Tu connais l’opinion de Gilberto à ce sujet. Quand elle ne veut pas
de toi, la Française te propose tout de suite de te présenter son copain. Et te
voilà en face du mec lisant dans tes yeux l’envie de te farcir sa femme.
Bref, elle n’aimait pas le jazz, trop déroutant à son goût. Tu avais essayé de
rattraper le coup en parlant du vaudou, mais il était trop tard : la mauvaise
approche avait fait son chemin.

4
Deux jours plus tard, tu vas à une soirée poésie à la maison d’Argentine,
décidé à oublier tes déboires. À l’affiche : Borges, Nicolás Guillén, García
Lorca… La poésie seule, comme chaque fois que tu as le blues, peut t’aider
à prendre pied sur une rive plus allègre de la vie. Une habitude ramenée
d’une adolescence solitaire. Au début de la rencontre, une superbe fille,
n’ayant pas trouvé de place libre, vient s’asseoir en tailleur à tes pieds. Elle
te sourit sans toutefois accepter ta proposition de lui céder ton siège. Elle a
les yeux bleu océan et le regard bariolé de rêves fous. Le genre de
Parisienne pour qui un discours ne vaut que s’il s’entend au second voire au
troisième degré. Les yeux courroucés, la cigarette qui tremble au bout de
ses doigts fébriles, enroulée de volutes abondantes. Elle est excédée par la
littérature nombriliste de la France contemporaine. Non mais, comment
peut-on passer ses jours et ses nuits à noircir trois cents pages sur son
pékinois ou son pot de chambre ? Le débat se poursuit par une promenade
fugace dans les jardins de la cité U, avant le dîner dans une brasserie toute
proche. L’occasion pour vous de passer en revue les grands mouvements
sociaux, politiques et littéraires des cinquante dernières années. Maoïsme,
castrisme, nouveau roman, post-modernisme, mai’68… pas un « isme »
n’échappe à la discussion qui, en dépit de l’intérêt que tu lui portes en
d’autres circonstances, ne doit constituer qu’un simple préambule.
Bien sûr, tu en viens, de la manière la plus naturelle qui soit, à parler de
sexualité, cet acquis immense de la lutte pour les droits de la femme. Un
instant, tu crois tenir le bon bout, mieux la bonne proie, pour reprendre
l’expression de Gilberto. Ardente, frétillante. J’ai toujours eu un faible pour
une sexualité libre et multiple, confesse-t-elle. Ce sentiment étrange, cette
volupté plus forte que l’orgasme même d’exister. De vivre en marge de
l’hypocrisie triomphante dans nos sociétés en proie à une morale encore
empreinte de religiosité. Elle habite un beau duplex dans le Marais, mis à sa
disposition par ses parents. La discussion y continue au-delà de minuit. Tu
es lyrique. Dormir dans le relent doux d’un vagin, la tête enfouie dans la
chaleur merveilleuse d’un pubis, les pieds croisés sur le monde et ses
dogmes bourgeois. Quand nous aurons fait la révolution, la nôtre, celle qui
nous acquittera de notre dette envers les générations précédentes, il faudra
voter une loi : celle de la libre fornication. Pour abolir le sentiment de
péché, sournois, qui nous porte, aujourd’hui encore, à avoir honte de notre
corps. Elle délire avec toi : tout le monde forniquera, depuis le premier
baptême menstruel de la femme jusqu’à la mine grise du tombeau. Ce sera
la fête du corps retrouvé, la fête originelle des sens.
Gilberto avait pourtant attiré ton attention sur une race très particulière
de filles dont tu devais à tout prix te méfier, poète. Genre très libéral, ouvert
à toutes les questions d’ordre sexuel. Elles en parlent, souvent, avec
provocation. À fuir. C’est la pire des espèces. La peste, frère. Tu perds ton
temps avec elles. Cela dit, si tu es patient, rien ne t’empêche de tenter la
stratégie du crocodile. Tu restes immobile et la laisses s’approcher d’elle-
même jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus faire machine arrière. Et là, tu te
jettes dessus. Sur le coup, tu ne penses pas à ces détails. Elle, là, en face de
toi. Trépidante, ivre de son propre délire. Dans ton esprit, il suffira de la
frôler. Un doigt d’alcool en plus, vous aviez déjà pas mal picolé. Un
attouchement, et elle s’embrasera. Auras-tu assez de jus pour tenir toute la
nuit face à une vamp pareille ? Tu imagines déjà vos jeunesses de braise
dans les bras l’une de l’autre. Tous ces mots débordant de moralisme :
bacchanale, débauche, saturnale, orgie, sabbat, etc. seront bannis du pays de
la révolution. Seul survivra celui de fornication. Pour montrer à la face
hypocrite du monde que nous sommes allés au plus profond de l’humain, et
nous en sommes revenus purs. Tu fais une trouvaille qui a l’air de lui plaire.
À la place de l’Arc de Triomphe, sera érigé un monument, taillé dans du
marbre remonté des plus riches carrières, représentant un homme et une
femme en pleine copulation. Ivres de leur corps, de l’amour. Hommage
suprême de tout un peuple à Eros, à Erzulie… C’est qui, cette Erzulie ?
L’Aphrodite de chez moi. Mais quand tu entreprends de l’embrasser, elle
recule, une moue de dégoût sur les lèvres : tu me déçois. T’es comme les
autres mecs. Incapable de s’approcher d’une nana sans avoir envie de la
sauter. Le charme est rompu. J’ai sommeil, dit-elle, pour te signifier qu’il
est l’heure de lever le camp. Quatre heures du matin. Tu sors attendre le
premier métro. Paris dort, la chair repue ; après avoir sans doute forniqué
sans le secours d’aucun mot.

5
Je t’avais averti, te rappelle le lendemain Gilberto. Dommage que tu ne
sois pas Carioca, parce qu’à Rio, tu vois le topo ? Vous avez pourtant le
climat idéal aux Caraïbes. C’est important, dans le schéma mental d’un
individu. C’est Montesquieu qui le dit. Et puis, merde ! C’est pas si
compliqué. Pour tout dire, draguer une Française est chose aisée pour un
étranger. Le premier moment de méfiance passé – son côté cartésien a peur
de se sentir envahi –, le reste joue en ta faveur. Il suffit d’exploiter son
propre horizon d’attente. De répondre aux clichés favorables qu’elle a de ta
personne, lesquels, dans son esprit, sont liés à ton origine ethnique ou
géographique. Mais si ça t’arrange, tu peux la contredire. Tu es Allemand ?
Évite le rationalisme qui sommeille en toi. L’esprit de rigueur teuton a, de
tout temps, agacé le Gaulois. Pour séduire, tu la prends de court, appelle
Werther ou Heine à la rescousse : la fibre romantique venant d’un Allemand
fait mouche à coup sûr. Si t’es Italien, ça roule tout seul. Le charme
méditerranéen, tu comprends. Mais n’en fais pas trop. Juste assez pour que,
au détour d’une phrase, elle te lance, admirative : macho, va ! L’Américain,
lui, doit se montrer curieux de découvrir la vraie culture : celle de la vieille
Europe, of course. Toutefois, tu as besoin d’un guide éclairé pour pénétrer
cet antre sacré. Une femme de préférence. À la fois fumier et dépositaire
culturels de sa terre. Elle sourira et se sentira flattée. En passant, n’hésite
pas à te comparer à un lapin pourvu, physiquement, comme un étalon.
À bien y penser, tu gagnerais à jouer l’intello : ça t’irait comme un gant,
surtout avec tes lunettes. La voix volubile, serinant ses principes, ralentit :
Gilberto nettoie le tuyau de sa pipe en bois de chêne à l’aide d’une épingle à
cheveu. Je te la prête, si tu veux. Mets-la bien en évidence dans la poche de
ta veste, même si tu t’en sers pas : ça donne du cachet. Bref, tu cibles la
proie. Ensuite, tu lui donnes rendez-vous dans un café ou un resto à
tendance littéraire. Pas les Deux Magots ni le Café de Flore : il n’y a plus
que les Japs pour y aller. Sans compter que Sartre et son existentialisme,
c’est plutôt barbant. Mieux vaut La Closerie des Lilas. Ce détail a son
importance. Avec un peu de chance, tu tom- beras sur Philippe Sollers –
c’est sa cantine – et sa coiffure de frère capucin, comme venus d’un autre
siècle tous les deux. Tu feras les présentations à distance. La fille n’en
reviendra pas…

L’envie d’une petite indigène dans ton lit t’obnubile tant et si bien que
l’occasion finit par se présenter. Et toi qui ne crois plus au ciel, tu te dis,
tout compte fait, qu’il doit bien exister quelque part un dieu pour les
étudiants étrangers esseulés et sans le sou dans les grandes villes ternes et
froides comme Paris. Toutefois, cela ne se fera pas de façon aussi simple
que tu le racontes aujourd’hui. Au début, pris de panique, tu pédaleras un
peu dans la semoule. Et si elle déclinait ton offre ? Comme ç’a été le cas
avec les autres. C’est leur stratégie, frère. Tu comprends, faut pas passer
pour une fille légère. Au fond, elles te maudissent si tu t’arrêtes au premier
échec. Le refus sert à épicer la chose. Peut-être le désir inconscient d’être
violée. Mais en ne prenant aucun risque réel. L’expérience t’en a appris un
brin. Mais là tu joues sur terrain adverse. La Française réagirat-elle comme
la midinette de ton Amérique ? Les règles du jeu diffèrent d’un pays, d’une
culture à l’autre. Il n’existe pas de principes universels régissant le jeu de la
drague et du hasard. Pour mettre toutes les chances de son côté, il faut ici
comparer la femme à une fleur, là à un plat croustillant ou un dessert. À
l’est la flatter, à l’ouest la gourmander. Vérité en deçà des Pyrénées, n’est-
ce pas ? Bref, l’invitation a été lancée la veille. Il t’a fallu partir en
repérage, car tu n’avais jamais mis les pieds auparavant à La Closerie des
Lilas. Tu ne devais pas, à l’arrivée, avoir l’air de découvrir les lieux. Tu en
as profité pour jeter un œil au menu affiché à la porte et là, tu as failli
tomber à la renverse. Mais, malgré ta bourse trouée de toutes parts, tu es
décidé à mettre le paquet : plus que deux jours au compteur.
Ton assiette est restée intacte. La fourchette arrêtée à mi-chemin des
lèvres et du plat, tu sembles pressé de dévoiler une vérité incommensurable.
Ta compagne, elle, y va à bouchées gargantuesques tandis que tu égraines
ton chapelet de lieux communs. La littérature française contemporaine ne
vaut que par sa vacuité, à part quelques rares exceptions. Et là, tu prends à
témoin Sollers. Le tout premier, quand il ne s’était pas encore autoproclamé
pape. L’Occident, c’est triste à dire, n’a plus rien à apporter. Quand on voit
ce qui est vendu comme roman de nos jours, il y a de quoi être offusqué.
Personne ne me fera croire que cette publication massive de littérature
approximative et égotiste correspond à une demande du public qui ne
saurait apprécier autre chose, etc. Encore faudrait-il qu’on lui en propose.
D’autre part…
Arrête-toi de temps en temps, essuie tes lunettes en prenant un air
inspiré et en ayant l’air de tenir des propos d’une haute teneur intellectuelle.
Et tu repars sur ta lancée, frère. Si elle renchérit en te citant des auteurs sud-
américains, africains ou autres dissidents de l’Est, c’est dans la poche. Si,
par contre, tu la vois tiquer avec ce geste de la bouche, Rrrrr comme quand
on se racle la gorge, typique des Français, appelle à ton secours le restaurant
ou le café où vous vous trouvez. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi.
Pensons à la belle littérature surréaliste de l’entre-deux-guerres. Bien sûr,
on y trouve des textes de bric et de broc, mais l’ensemble vaut le détour. Tu
joues ton va-tout. Tu préfères toutefois la poésie de la Résistance : des
textes d’une force, d’une authenticité… Tu cites de mémoire La Rose et le
réséda. En priant le ciel auquel tu ne crois plus depuis des lustres de venir à
ton secours.
Gilberto se tient juste au-dessus de la fille. Tu le vois s’agiter dans le
gris clair de ses yeux. Il est la fille. Car la Française, si elle a envie, t’as pas
beaucoup de discours à faire. Comprends-tu mon point de vue ? Je ne dis
pas que l’Europe culturelle est morte. Pour l’instant, ils n’ont pas
grandchose à dire. Ils doivent se taire et laisser parler les autres. Le « ils »
se voulait de tenir compte de l’ego de ton interlocutrice. Un « vous »
l’aurait mise en cause. La fille ne laisse pas l’impression de partager ton
opinion. Ton discours même, par moments, semble l’ennuyer. Mais pour
une fois qu’il y en a une qui a l’air de mordre à l’hameçon ! Après le civet
de lapin auquel tu as à peine touché, tu commandes un baba au rhum et elle,
un nègre en chemise, en s’excusant, j’adore ce dessert. À la sortie du
restaurant, elle n’hésitera pas une seconde devant ton invitation à monter
pour un café dans ta piaule.
La nuit durant, la lumière de son sexe de femme peindra d’étincelants
oiseaux-lyres sur ton ventre d’homme. Au matin de cette nuit, si belle et
chaude dans vos draps, elle te fait une révélation qui te cloue littéralement
dans le lit. Qu’elle soit belge et pas française – tu t’es laissé tromper par son
bac dans un lycée parisien – n’était pas la plus stupéfiante des découvertes.
D’ailleurs, à ce stade de l’histoire et un jour avant la rentrée universitaire,
cela n’a plus la moindre importance. Ce qui te laisse sans mot, c’est une
tout autre nouvelle. Comme beaucoup d’étudiantes de la cité, Marianne
connaît très bien Gilberto qui s’en va souvent entouré de filles qu’il exhibe
tels des trophées. Pour tout dire, elle s’était même, un moment, entichée de
lui. Tu sais, te confiet-elle, il n’en faut pas plus pour attiser la jalousie de
celles qui ne sont pas conviées à faire partie du harem. Tu te poses des
questions sur toi-même. Tu te dis que tu n’es peut-être pas assez belle. Te
voilà prête à tout pour faire partie des élues. À force de persuasion, elle était
arrivée à ses fins. C’est en s’approchant de Gilberto que celui-ci lui avait
révélé son homosexualité.

Paris, automne 1990.


Retour à Tunis
À Martine et André Job,
par amitié pure et simple
À Yves Chemla,
qui est parti de tout ça
À Abdou Waberi aussi,
pour sa générosité
« …Porte ouverte sur la mer absente
Qui s’est retirée sous nos pas vieillis
Usés par tant de marche… »
Tahar Bekri

1
Il s’attendait à tout sauf à la rencontrer là, dans le vieux marché enclavé
entre la Médina et la ville moderne, à un jet de voix de muezzin de la Porte
de France. Lui a toujours préféré le nom arabe de Porte de la mer. Celle-ci,
à ses yeux, s’ouvre sur un ailleurs si vaste que l’ex-métropole, où lors il
n’avait pas encore mis les pieds, n’aurait su à elle seule le contenir. L’idée
que l’on puisse accéder à la Méditerranée par une porte emballait son
imagination d’enfant. Il suffisait, croyait-il, de la pousser pour s’en aller
vers ces horizons qui n’ont de limite que la portée de ses rêves… C’est ce
qui finit par arriver, quand les parents décidèrent de quitter la ville.
Cet après-midi-là pourtant, où la 403 de son père franchit la Porte de la
mer, il eut un tout autre sentiment que celui d’enfourcher ses rêves. On était
à la mi-juillet. La ville, écrasée de soleil, bruissait de silence et de torpeur.
La vieille Peugeot, où avaient pris place les cinq membres de la famille,
roula cahin-caha sur le bitume ramolli par la chaleur en direction du port. Il
s’était retourné alors pour regarder se refermer la Porte de la mer. Les
souvenirs, alors qu’il n’avait pas encore quitté les lieux de l’enfance,
avaient afflué par vagues qu’il peinait à endiguer. Il avait serré les dents,
lancé une vanne à son aînée qui n’arrêtait pas, depuis le réveil, d’égrener sa
mélancolie, fantasmé sur les trésors qu’ils allaient amasser là-bas, à
Lausanne, ou à Belleville pendant les vacances scolaires… Sa courte vie
continuait, toutefois, de défiler à rebours.

2
Une semaine plus tôt, il l’avait vécue en accéléré. Les parents avaient
tenu à ce qu’il fête sa bar-mitsva à tout juste onze ans, ici, dans sa ville
natale, avant qu’ils ne s’en aillent. Le rabbin avait tiqué, mais, vu les
circonstances, il avait fini par accepter cette entorse à l’orthodoxie. Les
festivités, il n’en vivrait plus d’aussi fastes, avaient démarré en début de
soirée, afin d’éviter la canicule, cette chaleur moite de la présence de la
mer, et s’étaient poursuivies jusqu’à la prière d’el fejer, au premier
rougeoiement du ciel. Avec les copains réunis pour l’occasion dans le patio
de la maison familiale aux murs aussi massifs que les remparts de Jéricho,
ils avaient dansé et ripaillé tout leur soûl. Il avait même eu droit à un demi-
verre de vin au moment où les femmes, sans doute émoussées, poussaient
des youyous à réveiller un mort. Puis de trop rire, boire et se trémousser sur
les tubes de Raoul Journou, Chefia Rochdi, Habiba Msika, Ali Riahi…, ses
potes et lui s’étaient écroulés un peu partout, certains à même le sol pavé de
carreaux noirs et blancs en forme de sceau de Salomon. Pas un instant, il
n’avait pensé au départ qui s’en venait. Ou peut-être si, tard dans la nuit,
quand il avait longé seul la petite fontaine en forme de coquillage, emprunté
l’escalier qui mène à la terrasse et s’était réfugié dans la contemplation des
étoiles, nombreuses cette nuit-là. La ville, à ses pieds, dormait. Il n’en
reverrait plus d’aussi bas ni d’aussi brillantes ailleurs. En fait, cet
éloignement solitaire, c’était autant pour reposer ses oreilles du ramdam
intérieur que parce qu’il avait du mal à imaginer ce que l’ailleurs
représenterait.
À cette heure lourde où la voiture roulait sur l’avenue de France déserte
et que la Porte de la mer s’enfonçait dans la réverbération du soleil, il aurait
déjà, seul ou flanqué de son pote Mounir, sauté par-dessus les terrasses, puis
il se serait laissé glisser le long du mur de Habib et, après avoir siroté le thé
à la menthe offert par le vieil homme au visage chiffonné, il se serait faufilé
à l’arrière du magasin pour aller couler sa sieste à l’ombre, sur une
montagne de tapis venus, par bateau, de l’Orient extrême et des autres pays
du Maghreb. Et là, il l’aurait invitée dans son sommeil, jusqu’à ce que le
vieux tapissier vienne faire ses ablutions pour le moghrob.
Cela arrivait aussi qu’il passe l’été à la Goulette. Mais c’était rare. Il
fallait qu’il fasse chaud à fendre les roses des sables pour que les parents les
emmènent à la plage. Là encore, ils s’arrangeaient, lorsque cela était
possible, pour les confier à une âme charitable. Ils étaient restés à Tunis
justement pour éviter tout ça, bougonnait le père. La circoncision et la bar-
mitsva étaient leurs seules concessions à « tout ça », pour dire la
communauté qui s’était installée en grande partie à la Goulette. Pour le
reste, Pessah, Rosh Hashana, Shavuot, Yom Kippour et tout le toutim, c’est
Habib qui avait pris, clandestinement, son éducation en main. Le vieil
homme ne trouvait pas Dieu normal qu’il grandisse dans l’ignorance des
valeurs des siens. Lui, ça le faisait rire, mais sous cape, car à la Médina, il
ne viendrait à l’esprit de personne de désobéir aux injonctions de Habib.
Toutefois, le tapissier avait des arguments autrement plus convaincants que
sa djellaba immaculée, en toute saison et à toute heure, sa barbe de
patriarche et la crainte de la malédiction divine : le thé à la menthe
agrémenté parfois de pâtisseries et, surtout, les tapis pour la sieste…
Tandis que la voiture roulait sur l’artère déserte en direction du port et
qu’il crânait à voix haute pour repousser les vagues qui se jetaient à l’assaut
de ses rétines, il s’était retourné une énième fois pour voir la Porte de la mer
se refermer sur son enfance. C’est à ce moment-là qu’il l’avait aperçue,
rendue par la brume de ses yeux et la réverbération de la chaleur. Tant qu’il
vivrait, il garderait en mémoire cette image d’elle tapie derrière une
colonne, autant pour se protéger du soleil qui inondait la galerie que pour ne
pas se faire remarquer. Elle était une fille tout de même, d’un an son aînée
qui pis est, censée par conséquent connaître les règles de la bienséance. Elle
n’allait pas rester là, au vu et au su de tous, à regarder s’en aller leur
enfance. Même si, l’été à la Goulette, elle n’avait pas de scrupules à se
déshabiller devant les garçons et à s’élancer, la poitrine nue, à la rencontre
des vagues. Mais cette désinvolture, c’était avant que les bourgeons qui lui
tenaient lieu de seins ne prennent la mise et la taille de grenades mûres.
Depuis, à la plage, elle se barricadait derrière de lourdes serviettes tenues
par quatre de ses copines, cerbères plantées autour de sa vertu, qui
poussaient des cris à la limite de l’hystérie si jamais un garçon faisait mine
de s’approcher. Elle ne ratait jamais un été à la Goulette, une partie de sa
famille et ceux de sa communauté y avaient reconstitué une vie précédente
ailleurs. De l’autre côté de la Méditerranée.
La voiture était encore loin du port quand il l’aperçut. Plusieurs
centaines de mètres la séparaient de la Porte de la mer. Elle portait la même
robe rose que l’après-midi où, dans le patio de la maison familiale, elle lui
avait volé un baiser, son premier. Il avait toujours été très réservé, voire
timide. Avec l’âge, il ne s’était pas départi de ce trait de caractère. Il
continuait à ne pas aimer ou ne pas savoir élever la voix. Elle, était d’une
autre trempe. Elle était de ces filles, de ces femmes – elle ne devait pas
avoir changé beaucoup depuis le baiser dans le patio – qui choisissent
ellesmêmes leur mec et ne traînent pas les pieds pour le lui faire savoir. Lui
ne saurait jamais s’y prendre autrement qu’en laissant l’initiative à l’autre.
La défroque de proie, s’est-il convaincu fort de tant de ces tendres guerres,
lui sied bien mieux que celle de chasseur. Néanmoins, elle n’en menait pas
large, ce jour-là ; moins pie que d’habitude. Pas un bruit ne venait de
l’intérieur de la maison, à part le cui-cui d’un couple de canaris qu’on
gardait dans une cage ouverte et qui ne savaient que faire de leur liberté.
Les autres devaient être occupés à la sieste. Il ignore d’ailleurs comment il
s’était retrouvé là, debout devant elle, et pas à l’arrière du magasin de
Habib. Ne sachant que faire de ses paluches, ni de ce corps qu’il portait
grand et maigre, ni même de son esprit. Un manque d’aplomb évident, qui
l’avait peutêtre décidé, elle, à prendre la situation en main. Elle s’était
approchée de lui et, les yeux fermés, avait collé ses lèvres jointes sur les
siennes avant de se retirer en courant. Il n’avait pas vu venir le coup, ou ne
pensait-il pas pouvoir inspirer un tel acte à une fille, et n’eut donc pas le
réflexe de lui emboîter le pas. Il s’était seulement senti défaillir, les jambes
en coton et le cœur piquant un sprint de record.

3
C’était trois jours avant la bar-mitsva. Elle l’avait évité depuis, et lui
n’avait pas eu la hardiesse d’aller la voir, chez elle ou ailleurs. Quel pied
mettre devant l’autre ? Dans quelle langue lui dire que, voilà des mois déjà,
ses boucles de jais lui massacraient le sommeil ; ses seins à moitié éclos lui
enlevaient la concentration en classe et tout appétit aux jeux ? À force, il en
était devenu la risée des autres, qui avaient réussi à percer son secret. Dieu
seul sait pourtant combien il aurait voulu y aller. Mais ce mâle courage lui
manquait, et lui manquerait toujours. Sauf le jour du départ. Quand,
soudain, il sentit dans sa chair qu’une page de sa vie allait être, sans qu’il
l’ait lui-même décidé, à jamais tournée. Aujourd’hui encore, son audace
l’étonne… Les dernières valises bouclées – le gros des bagages avait été
emmené la veille –, il avait planté là toute la Médina venue saluer la famille
et s’était jeté dans les ruelles assoupies. Elle habitait une artère
perpendiculaire à la sienne, dans une maison qui respirait l’exubérance et le
parler chantant de l’autre bord de la Méditerranée. À l’arrivée, elle n’y était
pas. En dépit de l’heure et de la canicule propices à la sieste. Personne ne
sut lui dire où elle était passée. Il s’en était retourné, la mort dans l’âme,
pour s’engouffrer dans la vieille 403 avant que son père ne s’installe
derrière le volant.
Comment imaginer qu’elle l’attendrait là, à l’ombre d’une colonne,
érigée sur le modèle de celles de Carthage, à mi-chemin entre la Porte et la
Goulette de la mer ? Elle avait levé la main et esquissé un adieu avant d’être
confondue avec la réverbération du soleil. Il fut à deux doigts de demander
à son père, même au prix d’une sèche remontrance, de stopper la voiture. Il
serait descendu avant l’arrêt définitif et aurait couru vers elle pour la serrer
dans ses bras. Mais le temps de formuler sa demande, de s’assurer aussi de
sa présence, la silhouette s’était dissoute. À moins que ses yeux, ou sa
mémoire – tout ce temps passé –, lui aient joué un mauvais tour. À moins
qu’il l’ait confondue avec une autre. Ou que ses rétines aient fini par céder
sous les larmes qui lui auraient brouillé la vue…
Tandis que la voiture roulait sur l’artère déserte en direction du port de
la Goulette, et du babour pour Marseille, d’où eux, les trois enfants,
partiraient pour l’internat de Lausanne et les parents pour Belleville ; tandis
que la vieille 403 roulait, indifférente à la chaleur et à ses états d’âme, il
s’était retourné une dernière fois dans l’espoir que l’apparition se
matérialise à nouveau. C’est à ce moment-là que la digue avait cédé. Il avait
pleuré toutes les larmes de son corps. Ses premières larmes d’homme,
accompagnées de la voix lancinante du muezzin appelant à l’asr.
4
Bien des années s’étaient écoulées depuis que la Porte de la mer s’était
ainsi refermée sur son enfance. Entre-temps, il avait troqué l’internat suisse,
dont la brume avait asséché sa jouvence méditerranéenne, contre des études
universitaires à Paris. Il ne se rappelle plus quand il a cessé de rêver de là-
bas, de son pote Mounir, de la barbe et des tapis de Habib, des virées à la
Médina… et d’elle. Et aussi des généreuses assiettes de pâte à la sauce
tomate et au basilic frais que sa mère apprêtait à la mode de l’autre bord de
la Méditerranée et prenait grand plaisir à distribuer aux gamins de la
Médina. Il en raffolait. À telle enseigne qu’il avait perdu l’appétit de la
cuisine de sa propre mère, qui s’en inquiétait, le croyant malade. Il ne se
rappelle plus quand il a cessé de rêver de tout ça. Sans doute lorsqu’il s’est
rendu compte que les rêves sont silencieux, et parfois incolores, pareils à
ceux d’un chien. Puis il était passé à un autre temps, ou un autre pays, cela
revient au même, puis un autre et un autre encore ; entré en vagabondage –
sa seule drogue, dit-il – comme en religion. Depuis, il n’a jamais su, ou
voulu y renoncer. Même pas pour fonder une famille, ou au profit du corps
rassurant d’une vestale. L’essentiel est qu’il puisse, le moment venu, s’en
aller en toute liberté, sans avoir de compte à rendre à quiconque. L’envie
d’ailleurs, chez lui, prend souvent l’allure d’une démangeaison violente et
subite. Peu importe alors la destination ou le moyen de locomotion. Ses
rares amis conçoivent mal qu’à l’approche de la cinquantaine, il en soit
encore là. Pas d’emploi fixe ni d’attache familiale autre que celle de ses
frère et sœur, sur laquelle sa discrétion n’est jamais prise en défaut. Quant à
ses parents, ils n’avaient pas fait d’aussi vieux os que Habib. Ils s’en étaient
allés sans avoir eu le temps de lui expliquer pourquoi ils s’étaient levés un
jour et l’avaient emmené si loin de son enfance. Il a toujours pris soin,
néanmoins, d’éviter toute ville qui lui rappelle de près ou de loin la terre
natale. Tout juste avouait-il, quand un curieux l’interrogeait de trop près sur
son passé, qu’il était né là-bas. Il s’empressait alors d’ajouter qu’il ne
parlait pas la langue, qu’il était parti très tôt en pension à Lausanne, avant
de changer de sujet.
5
Et puis un jour, sans qu’il puisse expliquer ni comment ni pourquoi,
l’envie de là-bas, de la Porte de la mer était venue aussi soudaine que
l’après-midi où il avait planté la Médina entière pour aller lui dire son au
revoir mêlé d’amour, ou l’inverse. C’était l’été, au milieu de juillet. Paris,
où il avait jeté l’ancre pour un temps, lui paraissait encore plus étrangère
que d’habi-tude. Vide d’amitié et d’affection. Il s’était rendu à l’aéroport
sans avoir réservé de billet au préalable. Un peu comme s’il avait souhaité
que le hasard décide à sa place. Il s’était mis en liste d’attente sans réelle
conviction. En cette période de vacances de masse, il avait, croyait-il, peu
de chance de partir. Mais le sort en avait décidé autrement. Il était monté
dans l’avion sans émotion particulière. À l’arrivée à Tunis, écrasé de ce
soleil aveuglant si caractéristique de la ville, il avait trouvé, rue de
Marseille, un hôtel à bas prix où il avait laissé ses affaires avant de
s’enfoncer dans le souk. Un vieux rituel ramené de ses voyages, où il ne
manquait jamais de visiter les marchés, les bars, les stades et les lieux de
prière. Tous ces endroits où hommes et femmes communient dans l’oubli,
parfois, du paraître. Il n’essaya pas de comparer les odeurs avec celles de
son enfance, ni de retrouver des traces de la présence familiale dans la
Médina. Puis il se dirigea vers le vieux marché enclavé entre la Médina et la
ville moderne…

6
Il s’attendait à tout, sauf à la rencontrer là, dans ce lieu qui lui ressemble
si peu. Si éloigné de son port de sylphide de la Goulette l’été, et de
princesse de la Médina le reste du temps. Le parcours des hommes, il est
vrai, parfois épouse le tracé d’un fleuve. Jamais rectiligne. Refusant
l’emprisonnement de notre regard. Elle était debout, au milieu des cageots
de fruits et légumes, des étals des bouchers et des poissonniers, qui
attiraient mouches et chats abandonnés. Elle était debout comme quelqu’un
qui se serait trouvé là par pur hasard, sans intention d’acheter. Elle n’avait
pas changé, ou si peu. Elle était encore plus belle aujourd’hui. Les traits,
toujours aussi décidés, avaient mûri, et son corps, à peine enrobé, était celui
d’une femme épanouie. Elle ne portait pas d’alliance. Elle se tenait là,
comme perdue parmi ces gens de peu, flottant dans un rêve d’elle.
Longtemps, il l’avait observée avant de prendre la décision. Il sentit son
cœur cogner à toute volée contre sa poitrine quand il s’approcha d’elle et lui
dit, de cette voix d’enfant qui ne l’avait jamais délaissé : Sofia ? Elle lui
sourit, avant de répondre moitié en arabe moitié en français : « Vous faites
erreur, sidi ! »

Tunis, juin 2006.


Table

Le jour où j’ai pleuré

La Frontière

Histoire de danse et de pluie

Liens de sang

L’homme qui attendait d’être aimé

Fantasmes insulaires

Un amour en blanc et noir

Dialogue par-dessus l’Atlantique

De l’art de draguer une Française

Retour à Tunis
Mis en pages par DV Arts Graphiques à La Rochelle.
Cet ouvrage a été achevé d’imprimer par la

pour le compte des Éditions du Rocher


en novembre 2007
Éditions du Rocher
28, rue Comte-Félix-Gastaldi
Monaco

Imprimé en France
Dépôt légal : novembre 2007
CNE Section commerce et industrie Monaco : 19023
N° d’impression : 00000

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