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V

Amants !

Elle revint, ponctuelle. Chaque fois,


son exactitude surprenait François. Elle
arrivait à quatre heures et repartait à
sept. Elle se rhabillait en cinq minutes.
Un coup de brosse à ses cheveux courts,
elle enfonçait son feutre sur ses boucles,'
et la voilà repartie, sa badine à la main.
Le poète entendait son pas ferme sonner
sur le trottoir.
: — Mais il faut bien être exacte! lui
dit-elle, un jour. C’est si ennuyeux d’at­
tendre et de faire attendre !
Une autre fois, elle se tenait prête,
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;

H
52 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

' U' tandis que François en était encore à sa


cravate.
— Au siècle dernier, dit-il, les femmes
consacraient des heures à s’habiller, à se
coiffer, et c’était un plaisir, paraît-il, de
regarder une femme nouer sa voilette.
—Voilà qui m’a tou j ours semblé étrange,
i t •
hH répondit Aline. Un vêtement bien fait
s’ajuste aisément, donc rapidement. Pour­
p;' •'fp r quoi passerais-je plus de temps que vous

à boutonner ma veste? Les complications


P ■: r en lacets et en crochets des costumes de
mes aïeules me paraissent une aberration.
■b V i ■■ Et ce voile sur le visage, qui gênait la vue !
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! I! I Et ces chaussures barbares ! Quelle bizarre
conception de la vie et de l’emploi du
fl I temps on avait. alors ! Je ris quand je
regarde les vieilles gravures du xxe siècle,
ces femmes qui devaient faire de l’acro­
1( batie pour boutonner leur robe par der­
rière !
■i.- — Elles étaient très femmes !
— Je ne comprends pas...

4 --- -
AMANTS ! 53

— Charmant petit homme ! dit Fran­


çois, en la contemplant.
Debout, les jambes croisées, un poing
accusant le creux de la hanche, et l’autre
appuyé sur sa canne en forme de crosse,
Aline riposta :
— Je suis satisfaite d’être telle que je
suis, je ne voudrais pas ressembler aux
femmes de ce temps-là. Je me sens meil­
leure qu’elles et je suis plus heureuse.
—■ Etés-vous meilleures? Je crois qu’il
y a dans le monde, depuis qu’il est monde
une somme de bien et de mal qui n’est
i.
jamais dépassée, mais qui est seulement
répartie différemment suivant les âges.
La femme de maintenant a un sens de
l’honneur plus viril, elle répugne au men­
songe, elle est plus droite, plus forte, plus
: cérébrale, mais, par contre, son cœur s’est
atrophié. 11 y a beau temps que la femme
i n'est plus tout sentiment !...
— Mais c’est tant mieux, interrompit
Aline, puisque cette piété exagérée du

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T
i' 54 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

sentiment entraînait la faiblesse, cause


de tous les conflits et de toutes les décep-
tions. Allez-vous reprocher aux femmes
d’aujourd’hui d’avoir enfin mis de la
sérénité dans l’amour? 11 nous a fallu
des siècles pour comprendre que l'homme
ne s’enferme pas dans l’amour, et pour I
faire comme lui, enfin !... Nous sommes

Iy plus fortes, notre force, nous la devons au


travail universel si parfaitement organisé.
— Oui, je sais. Dieu Taylor, protégez-
nous l dit François, en s’étendant dans la
pose nonchalante qu’il affectionnait.
Beauté de l’organisation ! Pourquoi, moi,
. ai-je toujours envie de me reposer aux

I heures de travail? Et quand le labeur est


terminé, la nuit, parfois, pourquoi le désir
1’ ; me prend-il de me mettre à l’ouvrage?
Le travail régulier me paraît odieux
■ ;
comme un bagne.
— Vous êtes la poésie, François, c’est-à-
dire la fantaisie, l’anarchie qui s’oppose
à l’ordre. Vous êtes mon péché, mon cher
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AMANTS ! 55

péché, ajouta-t-elle, en se penchant sur
lui avec tendresse.
— Et toi, dit-il, en l’étreignant, Line,
mon adorée, pardonne-moi, j’ai blasphémé,
tu es la plus belle, tu és la plus sensible.
Tu es l’éternel amour. Et je m’attendris,
te voyant si jolie, avec un corps aussi
charmant, de songer que tu possèdes, par
surcroît, un cerveau bien fait.
Sept heures sonnaient aux tours de
Notre-Dame; Aline, sur un baiser, partit ,
enlhâte.

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