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VII

La^vieille maison.

Compïègne, de toutes les villes du


Nord de la France, était la seule qui eût
gardé le caractère du commencement du .
vingtième siècle. C'était une très vieille crté
avec ses maisons en pierre, son palais
royal et impérial. Son ancienne mairie
qui était une ■ sorte de musée de la troi­
sième République, attirait beaucoup les
touristes d’Europe. Les savants et les his­
toriens venaient s’y documenter. C’était
aussi un endroit de rendez-vous. Au
confluent de l’Aisne et de l’Oise, à Choisy-
au-Bac, des entrepreneurs américains
5
1:1 66 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

avaient édifié un village de plaisance fait


de maisonnettes reconstituées dans le goût
du vingtième siècle. La mode était de sé­
I

journer dans une de ces maisons tapissées


de lierre, au toit en escalier, telles qu’on
les voyait dans les anciens villages picards.
I
Par-dessus le confluent des deux ri­ J

j vières, une construction en béton armé


s’élevait audacieusement, d’une seule
portée, entre le ciel et l’eau. Une société
:
élégante venait dans ce restaurant aqua-
iï î tiquemanger les produits de la chasse et de
la pêche, le sanglier ou le cerf et les bro­
H ’ chets et les truites arrosés des vins de
France.
Le clair de lune dansait sur les rivières
y 1
sillonnées des feux multicolores et fugaces
des bateaux électriqqes qui amenaient les
dîneurs, lorsque François et Aline atter­
rirent face au Palace.
Coiffée d’une sorte de petit bonnet
h dalécarlien pointu en hermine, sur ses
boucles sombres, avec une veste de cuir

pi
O
1.

LA VIEILLE MAISON 67

doublée d’hermine, Aline, aux côtés de


François, pénétra dans un salon réservé
pour eux. Son vêtement et son bonnet
If
ôtés, elle apparut en pourpoint de velours
noir avec la culotte serrée aux genoux par
des boucles de jade. Un bijou chinois en ( I r'

ambre et jade fermait son col à la Rem­


brandt.
— Plaisir des yeux ! dit François en
l’enveloppant d’un regard charmé.
Us dînèrent gaîment. Une musique ?
jouait les vieux airs du vingtième siècle,
dont on commençait à s’engouer. AY Hymne
russe succéda la Marseillaise. François
l’écouta avec une attention particulière.
— Mais ils ne la jouent pas dans le
mouvement, dit-il, en désignant les musi­
ciens. C'est beaucoup trop lent.
Il fit qn signe au chef d’orchestre
afin qu’il accélérât le rythme. Le refrain
Aux armes, Citoyens, éclata en fanfare.
— C’est bien, approuva François.
« Figure-toi, dit-il à Aline, que cette
68 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

musique guerrière et sanguinaire fut,


:
plus encore que le chant révolutionnaire
de 1789, l’air officiel de la troisième Répu­
blique pacifique. Ces braves gens de l’an I
I
1900, qui croyaient dur comme fer à la
paix éternelle, ne pouvaient pas se réunir
pour la plus petite cérémonie : l’ouver­
ture d’un conseil municipal, une distri­
.1 1 bution de prix dans une école laïque, sans
qu’un orphéon fît retentir ce chant
exterminateur.
17 ! — C’est drôle ! Et quelle curieuse
:!'iT époque! Je comprends qu’elle t’ait inspiré,
dit Aline, faisant allusion à l’épopée de
François qui avait pour titre : 1914 !
— Elle me passionne. J’aurais voulu
vivre en l’an 1900 et inaugurer l’Exposi-
II ! tion Universelle. Quelle ère de naïveté,
■U‘ d’allégresse dans la découverte, d'insou­

F ciance, malgré les menaces de la guerre


formidable qui devait tuer ce beau rire.

II •’l '
Us ne virent rien, ne comprirent rien,
et la guerre éclatant-les surprit autant
!

LA VIEILLE MAISON 69

que l’eût pu faire la fin du inonde suivie


du jugement dernier. Et pourtant ils 11
étaient intelligents !
Aline avoua connaître très succincte­
ment cette époque. Elle la situait entre
les crinolines du Second Empire et le
tango de 1914, deux périodes joyeuses
que coupaient deux guerres. Quant à la
femme de ce temps, elle la voyait d’abord
à travers Madame Bovary, le célèbre
roman de Flaubert. Mais, après 1900, le
caractère féminin lui apparaissait moins
net. La femme du commencement du
XXe siècle, à la fois faible et avide, qui
clamait tout le temps ses revendications,
lui était antipathique.
— Je lui préfère, dit-elle, la femme
sentimentale du xixe siècle ou la Manon
frivole du xvine, ou encore la mys­
tique princesse de Clèves du xvne. Avec
ces femmes au caractère tranché, on sait
au moins à quoi s’en tenir.
— Sommaire, mais juste ! approuva
!

b
7o CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

François. Et là femme d’aujourd’hui,


comment nos descendants la jugeront-
ils?
— Forte, avec une conscience virile,
travailleuse et libre.
Puis, dans un joli mouvement de tête,
elle ajouta :

11J — Et capable aussi d’être amou­


reuse, très amoureuse.
— Et très aimée ! dit François en lui
i baisant tendrement la main.
L’orchestre jouait le Jardin sous la
-pluie. Ils écoutaient cette musique nos­
r j
talgique et prenante qui rendait plus

II
profond encore le beau regard d’Aline.
François demanda ensuite les Bateliers de
' la Vodga, dont il aimait le rythme coloré.
Aline, à son tour, réclama le Prélude de
IRi | ■ Parade qui l’amusait.
Le dîner était terminé. Ils balancèrent

ij * de remonter l’Aisne eh bateau jusqu’à


Rethondes ou de gagner le vieux village
à travers la forêt. Une demi-heure de

I ■
=ü H . .
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“ ;

l
4___
LA VIEILLE MAISON 71

marche au clair de lune. Aline préféra


la marche.
Ils s’en allaient comme deux amoureux,
lui appuyé sur elle ou la tenant par la
taille. Ils s’embrassèrent sous les mélèzes,
ils s’embrassèrent sous la hêtraie, sous
les grands chênes ; et même ils s’embras­
sèrent en pleine route découverte, toute
blanche du clair de hirie.
Maintenant ils longeaient l’Aisne qui
serpentait entre le double alignement
des peupliers élancés. La forêt, au loin-,
formait des plans successifs, très hoirs
d’abord, puis gris, le dernier presque
blanc et qui touchait l’horizon lunaire.
— C’est composé comriie un tableau
classique, dit François. Que j’aime ce
paysage ordonné, aux coteaux modérés,
cette rivière sinueuse, ces arbres qui
s’élèvent violemment vers le ciel haut !
Ils m'évoquent une tragédie de Racine
construite- solidement et âvec harmo­
nie.
72 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

*
* *

Soudain, au bord de la rivière, dans


une oasis forestière, la maison de François
apparut. C’était une petite « villa » du
xxe siècle, de« style banlieue », construite
en pierres meulières, avec un avant-corps
et un toit biscornu d’ardoises qui, sous
les rayons de la lune, paraissait d’un
violet rosé. Un tronc noueux de glycine
courait sur la façade : ses ramifications
contournaient les fenêtres, montaient jus­
qu’au toit.
— En été, dit François, quand la gly­
cine est en fleurs, c’est une symphonie
du vert au violet avec des cris d’hiron­
delles et le roucoulement des pigeons
qui viennent s’abreuver dans les gout­
tières.
— Une vraie maison de poète !
C’en était une, en effet. Le bohème
Jérôme de Tyane, ayant été lauréat
LA VIEILLE MAISON 73

de l’Académie Française, fut si étonné


de voir un jour dix mille francs dans sa
main qu'il résolut aussitôt de devenir
propriétaire. C’est ainsi qu’il acheta pour
cette faible somme cette maison et son
jardin.
« Entrez, ma chérie, dans le berceau de
ma famille, dit François sur un ton
gaîment pompeux. C’est là que mon
aïeul finit ses jours glorieux. C’est là que
j’ai grandi. Voici l’allée de tilleuls où,
m’a-t-on dit, j’ai fait mes premiers pas.
Si vous saviez, mon amie, combien j’aime
cette maison pleine de souvenirs où j’ai
écrit mes premiers livres et qui abrita mes
premiers rêves !
La maison était pourvue de tout ce
qu’on appelait le confort en l’an 1915.
Une douce chaleur y régnait. François et
Aline pénétrèrent dans le salon qui occu­
pait la moitié du rez-de-chaussée. Pour '
le plaisir, François alluma un feu de
bûches dans la cheminée de marbre
*

d '■ 74 CES CHOSES. QUI SERONT VIEILLES...

inutile que les gens du XXe siècle s’étaient


obstinés à conserver, peut-être parce
qu’elle symbolisait l’antique foyer, peut-
être aussi parce qu’encore mal accoutu­
més au progrès rapide ils redoutaient
des défections dans ce qu’ils appelaient
alors le chauffage central.
H ' i Le feu se mit à crépiter, répandant

' !I !r■
hH? dans la pièce une légère fumée et une
odeur de résine. Aline retint poliment
b y i ■.
la toux que provoquait la fumée. Mais
cette fumée augmentant, François dit
en riant :
— Quand il y avait trop de fumée, ils
ouvraient la fenêtre pour établir le tirage

6
de l’air.
Il l’ouvrit, en effet, et poussa les volets;
La brise froide de la nuit pénétra dans
■’l
la pièce.
? — Brr ! C’était vraiment peu confor­ 1
table.
Mais soudain le feu ronfla ardemment
sous la plaque baissée. François ferma la

JH
ât
-A
LA VIEILLE MAISON 75

fenêtre, releva la plaque. Le beau feu


flambait.
— Maintenant, c’est tout à fait agréa­
ble, dit Aline en s’asseyant dans un long
fauteuil de cuir, au coin de la cheminée.
Elle s’amusait de tout, du mobilier
désuet, du tisonnier et des pincettes dont
elle essayait de se servir, de la pendule
« modem’ style » qui ne marchait pas et
qui n’avait dû jamais marcher, comme la
plupart des pendules, des candélabres à
bougies qui ne servaient à rien, puisque
la lumière était fournie par des lampes
électriques. Un tapis, d’Orient quant au
dessin; mais qui devait être de fabrication
française, avait des couleurs pâlies et
montrait l’usure en maints endroits. Fran­
çois aimait cet ensemble un peu incohérent
qiii marquait si bien son époque. Il avait
■ fait de la vieille maison sa demeure de
prédilection ; il l’appelait sa « villa »,
ainsi qu’on disait au XXe siècle. C’est
là qu’il travaillait à son grand ouvrage
« J I

II 76 CES CHOSES QUT SERONT VIEILLES...

w
sur la Vie et l'Œuvre de Jérôme de Tyane.
Aline écoutait François, en tisonnant
les bûches.
— C’est votre mère? demanda-t-elle,
montrant sur la cheminée une statuette
' polychrome dont le modernisme jurait
au milieu de ces vieilles choses. Comme
elle vous ressemble ! Mêmes yeux bleus.
Lessiens étaient un peu moins grands, mais
plus doux. C’est surtout par les yeux que
la mère transmet- la ressemblance. Vous
avez les yeux de votre mère, François.
Oh prétend aux Indes que cela porte
bonheur, d’avoir les yeux de sa mère.
— Il est bien vrai que je fus cons­
tamment heureux par elle. Et quelle
femme charmante, spirituelle et gaie !
;
Je lui disais parfois qu’elle avait dû
naître en souriant. Et tendre et dévouée
aux siens et si pleine de raison et de
sereine philosophie ! Mon enfance fut par
il elle entourée des plus tendres soins. Mais
quand je fus adolescent, elle comprit que
ï ■
ji ' '
LA VIEILLE MAISON

le plus grand des biens pour tous et sur­


77
f
J!
i:
tout pour les êtres jeunes est la liberté.
Pour nous laisser plus libres, ma sœur et h
moi, elle vint habiter cette maison. Vers
ses dernières années, elle s’éloigna davan­
i
tage.' Elle est morte dans le petit château
de mon père, en Forez, au bord de la Loire
sauvage. Nous l’allions voir là fréquem­ i!
t :
ment, Lise et moi. Elle se vêtait pour
nous recevoir d’un costume pimpant,
organisait des repas fleuris. Nous l’appe­
lions la douce châtelaine. Elle avait su
parer sa solitude. Elle lisait beaucoup,
faisait de bonne musique. Je la vois encore
avec ses chiens épagneuls, suivant les
moissons. Elle était restée étonnamment
alerte et belle et semblait, à cinquante
ans, une jeune femme. C’est un des
i
mérites des femmes de notre temps
qu’elles savent vieillir en beauté. Je garde
un souvenir attendri des soirées passées
près d’elle. Elle contait ses souvenirs avec
verve. C’est elle qui a orienté vers le
î
78 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

xxe siècle mon inspiration de poète.


i: '■ Elle me parlait souvent de Jérôme de
Tyane, qui fut son grand-père et qu’elle
i
avait connu. Elle a réuni la correspon­
dance de Jérôme et a écrit, pour moi,
tous les souvenirs et anecdotes que lui
avait narrés sa mère.
« Je te parle bien longuement d’elle,
ajouta François. Mais je sens qu’elle
t’eût aimée. Elle eût aimé ton âme claire
et saine. Il me semble parfois, mon amie,
que tu prolonges sur moi son influence
bienfaisante.
Œ■ ' — Et pourtant, je lui ressemble bien
■f ■
peu, moi la nomade et que tu trouves
trop moderne. Ce n’est pas ma faute si
mon cœur est plus viril...
: Aline conta, alors, comment à cinq ans,

iif' orpheline, elle était déjà dans un de ces

1i» 1I collèges - ambulants où l’on apprend la


géographie du haut du ciel et où l’on fait
son éducation en parcourant le monde.
— J’avais six ans, lorsque notre col-
LA VIEILLE MAISON 79

lège atterrit en Italie pour y passer le


printemps. J e me revois alors, petite fille,.
la plus petite, en uniforme, avec ma
culotte de toile rose suivant, la dernière,
la théorie des jouvencelles qui visitaient
les musées de Florence. Mes pieds glis­
saient sur le parquet ciré du Palais Pitti,
et j’accrochais ma main à la veste de la
sous-maîtresse qui nous guidait, afin de
ne pas me laisser distancer. Un jour,
j’éclatai en sanglots au milieu de la salle
des Raphaëls. On me demanda pourquoi
ce chagrin. Et je répondis, désignant la
Vierge à la Chaise : « C’est à cause de
toutes ces mamans et de tous ces petits
enfants sur les genoux de leurs mamans».
Ce ne fut pas un baiser qui sécha mes
larmes, mais un regard sévère et l’ordre de
me moucher. Et voici ce qui me fut dit et
qui fut la règle de ma vie : « Quand on est
l’égale de l’homme, on doit avoir la force
morale d’un homme. Est-ce qu’un _petit
garçon pleurerait devant la Vierge à la

k n
a r
; r-
80 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...
I ' i, Chaise parce qu’il aurait, comme vous,
eu le malheur de perdre sa mère à sa nais­
sance? Vous êtes l’égale du petit garçon,
vous êtes vêtue comme lui, votre cœur
doit être aussi fort que le sien. Allons, ne
pleurez plus. Les hommes ne pleurent pas.
« Mme Fanny Kermard appliquait sur
moi ses principes d’éducation Spartiate :
« Loyale comme un homme, dure à soi-
ï même et pitoyable aux autres », telle fut
notre devise. Elle avait établi des prix
de courage moral. Il était rare que l'on
entendît une plainte" parmi nous, et il
' : y avait même une sorte d’émulation à
supporter les malaises physiques, à les
ignorer presque, à tel point qu'ils cessaient
d’exister. Fanny Kermard prétendait créer
ainsi une génération de femmes vigou­
reuses moralement et physiquement. Sa
méthode a fait école, vous le savez.
Aline se tut. Son visage penché, à
l’expression songeuse et mélancolique,

hi était ainsi plus séduisant encore. François

yil ' ‘ I

ni

LA VIEILLE MAISON

la contemplait. Sa liaispp avec plie, cqm-


81
f
■ . —J

mencée çpmnrè ppe gracieuse fantaisie, S~r

I
devenait un fort amopr. A l’attrait
physique se joignait celqi des cerveaux et
des cœurs. Il découvrait avec ravissement
que le cœur fermé d’Aliqe contenait la
sensibilité, la générosité. Hélas ! il entrait
trop tard dans Ja vie de sa maîtresse.
Aline ne serait jamais entièrement à lui.
Et lui-même, aurait-il le courage et la
force de l’enlever à son existence hem
reuse? Mais il l’aimait et cela spul comp­
tait ; et dans ce moment où elle le regar­
dait avec ses tepdres yeux, François sen?
tit nettement ce goût du désordre et du
mal, vice littéraire qui était en lui comme
une seconde nature, comme une hérédité, le
pousser irrésistiblement à désagréger la
belle ordonnance de cette vie claire. Désir
âpre de l’avoir à lui seql, passion et besoin
de domination mêlés, il eût voulu l’empor­
ter sur le mari, sur ce savant Ferrières, cet
homme intègre et froid qui était son rival.
6
i! {
> i;;

82 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

i !■ I Il la pressait dans ses bras :


— Oh ! t’avoir à moi ! Réaliser avec toi
l’union intime. Jouir de la présence cons­
tante de l’être aimé ! Ma Line Câline à
moi seul !
Elle ne répondit pas. Mais les yeux
de la petite fille qui, à six ans, au
h '• Musée de Florence, refoulait ses larmes
stoïquement, les yeux d’Aline se voi­
lèrent. Vraiment, elle aimait plus qu’il
j. fl; ; ne convenait' ce poète nonchalant et
fantasque. Mais, cette fois encore, elle
fit face au sentiment et passant amou­
,i reusement sa main autour du cou de
■ .

François :
- — Ma vie est faite, mon bien-aimé,

L: . et l’amour n’est pas tout au monde. -


Il y a ton art. Il y a mes travaux. Il

v- y a...
— Il y a que je t’aime ! interrompit
François, en lui fermant la bouche d’un
1 i:
baiser.
Puis la prenant dans ses bras, il l’em-

•i
■ Hi BUI III Il III H

LA VIEILLE MA ISON 83

porta et avec un sourire de malice qu’elle


ne vit pas, il lui dit :
- I
— Sois charmante et tais-toi !

***
Les heures de la nuit sont légères aux
amoureux. Le soleil d’avril vint réveiller
François et Aline endormis dans les bras
l’un de l’autre. Ils s’étonnèrent et rirent
d’avoir pu reposer ainsi enlacés.
Aline sauta du lit et alla soulever le
rideau de tulle de la fenêtre pour voir le
jardin. François étendu contemplait son
corps gracieusement épanoui dans sa
saine vigueur. Quelle chair si douce, si
blanche, où le soleil semblait avoir laissé
le reflet d’un de ses rayons d’or ! Qu’elle
était belle ! Comme il l’aimait !
Des arbustes en fleur ornaient des
pelouses à l’anglaise autour desquelles des
allées en méandres se perdaient sous des
bouquets d’arbres.
III III
r
g
84 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

— Mais c’est un grand jardin I dit


Aline.
— Non ! Le mur qui le borde est tout
proche. Mais, au xx' siècle, ils con­
naissaient l’art, sur un petit espace,
d’agrandir la perspective. Ils donnaient
ainsi, au bourgeois propriétaire d’un

IL hectare de terre, l’illusion d’un vaste


domaine. C’est ce que nous appelons
aujourd’hui le style banlieue.
— J’aime le style banlieue\ dit joyeu­
sement Aline, tout en s’habillant vite
afin d’aller se promener autour de la pièce
d’eau, sur laquelle un saule en bourgeons
se penchait.
De cette nuit, des confidences de la
;i F veille, une intimité entre eux était née
; qui donnait plus de douceur encore et plus
de profondeur à leur amour. La main dans
la main, ils allaient parmi les allées

7r
p .r
sablées se comparant à de jeunes époux
au lendemain de leurs noçes. La journée
leur parut brève ! Une journée de pré-

J
LA VIEILLE MAISON 85

sence constante est une riide épreuve


aux amours dé passade, lorsqu’il h’y â
qu’une faible correspondance d’intelli­
gence entre les amoureux. Aü contraire,
François et Aline étaient émerveillés de si
bien se comprendre et d’éprbtiver les J
mêmes émotions devant les paysages
I'
sensibles de l’Ile-de-Fraiice. Ils déjeu­
nèrent dans le village de Francport, que
la vie moderne n’avait pu réussir à trans­
former et qui gardait, à quatre-vingts
kilomètres de Paris et à proximité du
Palace Aquatique, son caractère ancien.
Le soleil commençait de décliner qu’ils
gravissaient encore le mont Saint-Marc. .
Ils le redescendirent en courant, et c’est
en marchant d’une vive allure qu’ils rega­
gnèrent le Port-Aviation de Compiègne.
— Séparons-nous ici, dit Aline, rentre
dans ta poétique maison, mon ami bien-,
aimé. A mon retour tu me liras ce que
tu auras écrit sur la Vie amoureuse de
Jérôme de Tyane. Je penserai à toi pen-
il
I- ;
86 CES CHOSES QUI SERONT VIEILLES...

; dant mon voyage. Il me sera doux d’évo­


quer ton cher visage, tandis que tu écriras
à la manière ancienne avec un porte-plume
et de l’encre. Car c’est sans doute ainsi
que tu vas écrire? questionna-t-elle d’un
ton narquois.
— Certainement ! répondit François
! : ■ ’

en riant et en l’embrassant.

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