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Enrique Satué
Enrique Satué
les bretelles qu’il avait gardés de ses voyages nous rappela qu’il fallait nous appliquer car
pour travailler en France l’hiver et qui lui elle ramasserait les travaux le lendemain. De
donnaient un air de paysan gaulois. Il était en retour à l’appartement, je vérifiai mon dessin
train de couper un chêne, et il avait gravé sur et y ajoutai un nouveau détail : mon cousin
une pierre : « Viva Azaña. Mueran los fartos qui, après son travail dans les champs, sortait
que no dejan vivir a os lasos ».14 Antoné était sur le balcon qui donnait sur la vallée et la
comme ça : un perdant, qui avait beaucoup Peña Canciás, pour écouter Radio Gaceta de
souffert, mais qui jouait encore avec nous, les los Deportes sur un transistor Lavis. J’accen-
enfants, comme s’il était des nôtres. Pour lui tuai ses sandales et ses chaussettes de laine
rendre justice, j’écrivis le texte à ses pieds, pleines de sueur, qui sentaient si fort. Je me
bien en évidence. Et c’était bien le moins, car souvenais de cette odeur, qui était une sorte de
ma grand-mère m’avait raconté qu’au début résumé de la vie au village depuis des siècles,
de la guerre, les miliciens l’avaient nommé un mélange de sueur et de terre. C’était le seul
maire, et que le premier arrêté de son mandat détail qui relevait de la culture encore présente
fut qu’on ne toucherait à personne ici, car tous en cette année 1965. Le reste était médiéval,
étaient de la même famille. Tout alla bien jus-tant dans la forme que dans le contenu… ».16
qu’à ce que le vent tourne, et il fut déporté
dans un camp de concentration au nord de
l’Afrique, pour ne plus s’en relever de toute sa
vie.
Dessous, je dessinai les ruines de la
« pardina » de Metils, dont ma grand-mère
11 Automne, période de la saint Michel.
12 Il s’agit d’Antonio Azón Gracia, dernier habitant d’Escartín
(casa Navarro), avec sa sœur Generosa, dont le profil
passionnant fait l’objet d’un chapitre du récent
« Sobrepuerto. Los ecos del silencio », de José María Satué
Sanromán (« Antoné de Navarro, ¡con la pipa en la boca ! »).
13 Blanchâtre.
14 « Vive Azaña. À mort les goinfres qui ne laissent pas vivre
les pauvres ». Manuel Azaña est l’une des figures marquantes
de la seconde République (1931-1939), son « père », et l’un
des grands vaincus de la guerre civile. Mais la démocratie l’a
néanmoins emporté, après une guerre inutile (comme toutes 15 Cette histoire renvoie au mythe local très répandu des
les guerres), qui imprègne encore le pays (ne serait-ce que deux grands-mères.
dans son sol : plus de 100.000 victimes de Franco, disparues, 16 Extrait de « Pirineo de boj », chapitre « Dibujo libre »
dans des fosses). (dessin libre). Ed. Prames, 2005.
j’ai pris la photo, avec l’objectif ouvert sur la
position ‘’B’’. Je ne me souviens plus s’il
s’agissait de deux secondes ou plus, mais
j’étais frustré quand j’ai vu le résultat, parce
que José et les chats avaient bougé. Mais
quelques années plus tard, je compris que non,
que c’était réussi, que la photographie disait
tout, que les silhouettes étaient floues, parce
Serafina
que leur monde Buisán
n’avait plusLaguarta, de 19
sa place ici. »
Casa Ferrer, et ses enfants,
Enrique
dont Joséa bien gardé
Satué son esprit
Buisán, au là-
haut : centre, l’héritier, qui écrivit
un émouvant « Memoria deun
« Je crois que ceaprès
montañes », qui nous est arrivé, à
l’abandon
une bonnedupartie de notre génération,
village en décembre 1965. qui a eu
accès auxLa études,
photoc’est
est d’avoir
datée depris1930 :
conscience
que la culture de nos
Serafina, qui parents
marquerase perdait
tant de
façon irrémédiable. Certains d’entre
Enrique, jusqu’à être à l’ori- nous ont
orienté leurs
gineétudes
de sa de façon àethnogra-
vocation quitter la ville
et rechercher un espace où la guerre,
phique, a 43 ans. Elle finira sa le
système héréditaire
vie à Huesca ou le statut
en social
1976, avaient
marqué nos parents.années
quelques Ce ne fut pas toujours
après la
possible, « despedida », encomme
et chacun revint décembre
il pouvait,
1965.ou
physiquement Photo dans « AsOn
mentalement. crabe-
peut dire
que noustas », Enrique
vivions Satué.mais que nous
en plaine,
avions la tête quelque part là-haut, dans les
Malgré son éloignement des montagnes, et je crois parler ici au nom de
Pyrénées (ses parents se sont installés à nombreuses personnes. Certaines racontent
Huesca, après avoir habité Sabiñanigo), tout cela avec plus ou moins de fougue,
Enrique est marqué à vie par le monde d’autres, en se retournant, en ont seulement la
qu’il a connu enfant, que certains, commenostalgie… Personnellement, j’ai construit ce
Lionel Tremosa, n’hésitent pas à qualifier pays idéalisé dès l’enfance, à Sabiñanigo, et
de civilisation, avec ses coutumes, satout cela est devenu clair avec les longues
langue, son espace…17 vacances dans les hameaux de mes parents, à
Ainielle et Escartín, le premier qui sera vendu
Il a seize ans, en 1971, quand ilau Patrimonio Forestal del Estado, et le second
monte à Ainielle, le village de sa mère, alors qu’il allait être abandonné. C’est là que
Esmeralda Oliván Sampietro (née en j’ai connu la magie de la tradition orale et celle
1923)18, avec son appareil photo Werlisa,des derniers contacts de l’homme traditionnel
et met en scène le dernier habitantavec la nature. C’était au milieu des années
(temporaire) du village, José de Casa O soixante, quand chaque détail, chaque mot,
Rufo : chaque odeur, pénétraient par capillarité et
« Il était environ dix heures du matin, s’accumulaient pour longtemps dans la cave
un jour de juillet, quand, dans le foyer de Casa de la mémoire. C’est dans cette ambiance qu’a
O Rufo, j’ai appuyé l’appareil sur une table et surgi ma grand-mère Serafina, une
authentique géologue des filons de la tradition
17 Lionel Tremosa : « Le Haut-Aragon moderne », revueorale, profondément enracinée dans la terre.
« Pyrénées », n°163-164, 165-166, 167-168 (1990-91). Des
articles admirables de lucidité. 19 Dans « Aquel Pirineo » (Ediciones Montañas y Hombre,
18 Le nom complet d’Enrique est donc Enrique Satué Oliván. 2005), chapitre « Mi primera fotografía etnológica ».
Elle me parla de l’ours et du loup, et, un jour,
me descendit, vers les jardins afin de connaître
le Pont d’as Cabras, dans l’ombre ; elle me
livra tout cela – c’est comme cela que je le
voyais – comme un trésor précieux, ‘’charrado
n’as suyas trazas, n’ixe fabla fiera d’as
montañas que ta yo me sonaba a mosica
zelestial’’.20 En souvenir de ce trésor, j’ai créé
au musée la collection de livres ‘’A lazena de La photo du jamais plus, José de Casa O
yaya’’21. Un chemin relié à la terre mère, fait Rufo, dernier habitant d’Ainielle, en juillet
1971. Par Enrique Satué, alors adolescent.
pour parcourir le monde, dans lequel nous
nous occupions de petites choses, certes, mais
grandes aussi à la fois. »22
ENRIQUE
SATUE
« AQUEL PI-
RINEO » II
Dominique DU-
Enrique Satué (à droite), avec Eugenio Monesma, autre
référence du Haut-Aragon, lors de l’émission de TV
« Plaza Mayor » (2012).
En oc-
tobre
2004, une
chevau-
chée sur
la crête
d’Erata,
depuis le
tunnel de
Cotefa-
blo, me laissait glisser dans l’âpre barran-
co d’Espallás, avant de rejoindre Ainielle,
à la nuit tombante. Juste le temps de pré-contrats de travail pour les hommes et
parer un bivouac, entre les deux quartiers femmes des « Casas » les plus pauvres,
du village, et un feu que je m’échinai à contrats oraux qui courent de San Miguel
maintenir toute la nuit, comme pour éloi-à San Miguel -, avec sa mort flamboyante,
gner quelque fantôme. Mon excuse, s’il en en pluie jaune ; « ‘’cuculos’’ de abril »
est une, était de m’extirper de la lecture (coucous d’avril)27, ou le réveil de la na-
éprouvante de « La pluie jaune », qui dé-ture, après, parfois, six mois d’enneige-
crit les derniers moments solitaires et pa-ment dans la conque, à 1.355 mètres, obli-
thétiques de l’ultime habitant d’Ainielle, geant à une quasi autarcie. De la géogra-
Andrés de Casa Sosa. phie : « Le vol du capitaine Smith », avia-
Julio Llamazares, l’auteur du ro-teur américain, qui photographia la ré-
man « La lluvia amarilla », en 1988, estgion, en 1956, au moment où le village dé-
monté à Ainielle après avoir lu « El Piri-cidait l’adieu ; de l’histoire, lointaine : « Le
neo abandonado » (1984), d’Enrique, l’unbrouillard des maures », ou récente : « Le
de ses premiers ouvrages. « Ainielle, laverre de vin », sur le thème de la guerre ci-
memoria amarilla » (la mémoire jaune),vile, et l’achat de la « finca » Ainielle en
est un aboutissement, le recueil quasi ex-1956. La grande Histoire se mêle à la pe-
haustif de l’histoire d’un village, comme tite, avec des destins individuels broyés :
aussi un « compte » émotionnel à solderl’oncle Luis, qui a fui Ainielle et l’avancée
pour son auteur, qui sait ce qu’il doit à ces franquiste avec la mule de la Casa en 1938
gens d’avant et veut leur rendre hom-(rupture du front d’Aragon), jusqu’à Bar-
mage. On y trouve l’heureuse conjugaison celone, puis la France, et qui mourra des
d’un regard rationnel, parfois exigeant in-suites d’une pneumonie à Béziers, victime
tellectuellement, et de l’émotion, offrantde l’accueil déplorable des autorités fran-
un objet rare et abouti. Avec, en exergue, çaises, qui décidèrent de parquer les répu-
les mots « A la partie féminine de ma vie, Ai-blicains dans d’indignes camps de concen-
nielle incluse ». Quel village, a fortiori tration ; le retour de tante Carmen à Ai-
abandonné depuis plus d’un demi-siècle, nielle pour compenser le décès de sa mère,
peut se targuer d’une telle « biographie » ? après des années comme domestique à
Barcelone.
Au-delà de la leçon d’histoire, on
s’attache aussi à ces voyages dans l’en-
fance, qu’Enrique appelle ses « souvenirs
jaunes » (ou « jaunis »). En particulier, et
comme évoquée plus haut, l’image des 6 septembre 1995 : cé-
derniers jours du village, ceux du départ, lébration de la messe
en 1961, fin de la période consentie après lors de la première ren-
l’achat du village par le Patrimoine Fores- contre des anciens ha-
bitants et des amis
tier de l’Etat, le 20 décembre 1956. L’ou-
d’Ainielle. Le prêtre,
vrage traite par ailleurs des saisons :
Ricardo Mur Saura, est
« Feuille d’automne », sur le thème de la
l’un des grands anima-
« Sanmigalada » (la saint Michel, le 29 sep- teurs du pays.
tembre) , ou la bascule dans une autre sai-
son - l’hégémonie masculine du printemps
et de l’été, qui laisse la place à la prépon-
dérance féminine de l’automne et de l’hi-27 Un dicton disait : « Si o cuculo no canta pal tres de abril, o
ver, avec les hommes partis pour la trans-ha muerto o está pa morir » (si le coucou ne chante pas au
humance en terre basse, et le temps des trois
avril, ou il est mort ou il va mourir).
nombre de gens ont subis, il est
L’attachement viscéral d’Enrique à néanmoins difficile d’adhérer à
ce village l’a conduit, par ailleurs, à initier cette idée.
une rencontre annuelle des habitants et - des gens attirés par la randonnée
des amis d’Ainielle, à partir de 1995, por- et l’aspect sportif.
tée par la soudaine célébrité acquise par le - des gens attirés par l’environne-
village après le succès de « La lluvia ama- ment naturel, avec l’idée d’un
rilla », qui en a fait le symbole de l’aban- voyage initiatique et d’une régé-
don. Le village, à la suite cet événement nération. Ils parlent de l’« énergie
inattendu, devient le but de ce qu’Enrique positive » d’Ainielle.
appelle une « romería » (pèlerinage) - les anciens habitants d’Ainielle,
laïque, qu’il étudie en mettant à disposi- étonnés de cet engouement pour
tion un carnet dans l’école, puis dans leur village, et parfois fiers de la
l’église (l’école, seule possibilité d’héber- reconnaissance accordée à leur
gement, fut incendiée accidentellement ancienne vie.
par des randonneurs en octobre 1998), car-
net qui est utilisé presque chaque jour
pendant de nombreuses années, en été. Il
explique ce soudain engouement par un
besoin religieux, de sacré, même exprimé
sous le voile de la laïcité. Ainielle serait un
sanctuaire, propice à la vénération et au Le moulin d’Ai-
recueillement, un univers idéalisé, éthéré, nielle, en 2007. Un
confronté aux exigences de la nature. En- lieu d’envoûtement,
rique identifie plusieurs groupes de visi- à l’heure de la pluie
teurs en fonction de leurs motivations : jaune. Photo D. Du-
pont.
- des gens attirés à cause du livre,
ou du succès du livre, avec des
relents de romantisme plus
qu’une conscience réelle du phé- Les gens qui visitent actuellement
nomène de l’abandon. Ainielle seront probablement déçus, car ils
- des gens attirés par les villages ne trouveront que ruines et végétation ru-
abandonnés, faisant référence audérale, sans possibilité réelle de lecture,
modèle urbain en opposition àsauf à avoir parcouru l’ouvrage d’Enrique.
un idéalisme ancré dans la na-L’église San Juan Evangelista, malgré le
ture. Ainielle devient alors unciel qui lui sert de toiture, reste pourtant
symbole dans la lutte pour la ré-un lieu qui inspire, avec son petit cime-
habilitation des villages aban-tière attenant, où est enterré le grand-père
donnés et dans le mouvement in-d’Enrique, Domingo Oliván Bandres, dé-
verse d’abandon du mondecédé en 1951. Mais il faut quitter le village,
déshumanisé de la ville. Dupar le sentier longeant cette église, et des-
coup, les anciens habitants sontcendre dans le barranco del Puerto, pour
idéalisés, ainsi que leur vie rejoindre le moulin, à environ 15 minutes.
d’avant, qui devient un para-On touche alors une sorte de paradis, sur-
digme du bonheur. Quand ontout à la fin du mois d’octobre, au moment
sait la rudesse de cette vie, et sur-de la « pluie jaune », et on peut visiter le
tout les drames affectifs que
bâtiment encore intact, avec tous les élé-fut cultivé, à la sortie d’Ainielle, quand on
ments permettant la mouture.28 descend vers la vallée). La guerre civile, la
« maldita guerra », est abondamment évo-
« Ainielle, la memoria amarilla »,quée, en particulier grâce au mémoire que
livre unique, dont nous avons tenté une lui a laissé son père, qui réussit à échap-
traduction.29 per, de justesse, au massacre mené par
l’armée de Franco pendant la bataille de
l’Èbre, la plus effroyable du conflit ; ou au
travers de cette petite fille de Fanlo im-
mortalisée par le photographe Alix, de Ba-
gnères de Bigorre, lors de la « reculada »
de la « Bolsa » de Bielsa.
« Je m’intéresse beaucoup à la guerre des
Pirineonon deidéologisés,
boj ceux qui furent entraînés par
Relatoselleen sans
flor comprendre
y en grano ce qui se passait… La
symétrie de l’horreur dans la vallée 30 montre
295 pages bien ce que fut ce conflit… L’Espagne la plus
Editions Prames, 2005.
importante fut la troisième, celle qui a souffert,
celle dont on ne parle pas. », m’écrivait
Enrique, à ce sujet.