Vous êtes sur la page 1sur 20

qu’il ne restait personne à Ainielle hormis les

trois de Casa Rufo [dont José, qui sera le


dernier habitant d’Ainielle]. 3 Nous étions
seuls, ma tante et moi […]. Nous descendions
par le sentier du moulin, tout en cueillant des
noisettes. Elle les mettait dans son tablier et
moi, de temps en temps, j’en écrasais une et la
grignotais, et mon palais s’imprégnait d’un
arrière-goût chaud et calcaire. Aujourd’hui
encore, partout où j’en mange, ce jour me re-
vient. »

Et le jour de l’adieu tomba, dont l’en-


fant qu’il était saisit le pathétique :

« Quelques jours plus tard, par un ma-


tin frais, sur un chemin moucheté de safran
pâle et de rose, je vécus des instants qui me
marquèrent : mon oncle tirait le premier mu-
let avec moi dessus, ma tante étant sur le se-
cond, j’avais les mains pleines de sueur, accro-
ché à la corde qui maintenait la charge de ma-
telas et de lits démontés. La fraîcheur et l’am-
____________
biance pesaient sur l’estomac. Malgré mon
jeune âge, tout cela ne me semblait pas être un
ENRIQUE SATUÉ jeu, surtout dans la ligne droite de Leramaza,
____________________________ quand le village disparaît définitivement.
C’est par là que mon grand-père Domingo
était parti pour la guerre de Cuba, 66 ans
»I avant.4 Ma tante Carmen se retourna vers Ai-
de riches bourgeois de Barcelone, comme c’était souvent le
cas au début du XXe siècle. Elle dut revenir à Ainielle, à la
Enrique Satué, Feria del Libro, Huesca (2015).
suite du décès de sa mère, pour aider au maintien de la Casa
Juan Antonio. Les pages que lui consacre Enrique Satué sont
empreintes d’une grande émotion et d’un profond respect.
1961, quelque part sur cet altiplano En particulier dans son ouvrage « Pirineo de boj » (éd.
qu’on nomme Sobrepuerto, entre 1.000 et Prames, 2005), qui lui est dédié.
2.000 mètres (2.035 exactement, le pic de 3 Casa O Rufo fut la dernière à émigrer, en octobre 1961 (la
Manchoya), près d’un village appelé à la vente du village avait été signée en décembre 1956, et les
habitants disposaient de cinq années pour partir). José obtint
célébrité, Ainielle. Un jeune garçon,l’autorisation de venir chaque été avec son troupeau, dans les
Enrique, participe, à sa façon, à l’abandon années suivantes (jusqu’en 1971).
définitif de ce « lugar »1 : 4 1898 fut l’année dite du « desastre » pour l’Espagne, qui
perdit nombre de ses colonies, dont Cuba, après une guerre
«  C’était en 1961, à la fin de la période rapide contre les Etats-Unis. A l’époque existait la règle du
service militaire (« las quintas ») obligatoire de trois ans par
consentie après l’achat du village par le Patri-tirage au sort, avec possibilité de rachat ! Les « señoritos »
moine Forestier de l’Etat en 1956. J’avais 6 des couches privilégiées ne faisaient donc pas la guerre (ils
ans, elle2 l’âge que j’ai maintenant, et je crois achetaient leur exemption), seuls y allaient les fils de paysans
et d’ouvriers, qui moururent par milliers de fièvres tropicales,
1Localité, dans la langue locale. plus que de la guerre elle-même. Une injustice parmi
2 Il s’agit de sa tante Carmen Oliván Sampietro (1915-2005), d’autres, qui fit le terreau de l’anarchisme et des gens épris
qui partit jeune du village pour devenir domestique au service de justice. 1898, avec ces défaites, fut l’année d’une amère
nielle et, parmi les bruits des sabots et le frot-Serafina, à Escartín, autre village du So-
tement des charges, desserra les dents pour lâ-brepuerto. Là aussi, le temps est venu de
cher un laconique « adiós, Ainielle, adiós ». la « despedida » (les adieux) : seules trois
Plus tard, en 1983, je dessinai cette scène pour « Casas » se maintiennent dans ce village,
«  El Pirineo abandonado  », qui illustrait le à 1.360 mètres d’altitude, sur un « serra-
chapitre intitulé « La última casa », qui in-to » (épaulement qui donne sur la vallée),
fluença sûrement Julio Llamazares pour son un autre « lugar » qui, en son temps, fut
ouvrage.  »5 visité par Édouard Wallon en 1876, qui ne
sut point en voir la beauté.6 Parmi ces trois
« Casas »7, la Casa Ferrer, qui se prépare à
l’incroyable abandon, au grand dam de
l’aîné et héritier, José Satué Buisán, qui
avait réglé sa vie sur la continuité et le res-
pect des aïeux, et ne peut s’y résoudre,
alors que sa mère (Serafina) a déjà accepté
l’inéluctable.8 Enrique se remplit d’aven-
tures, comme seuls, peut-être, savent le
faire les enfants de cet âge, et reçoit la « le-
çon » de vie de Serafina, maîtresse femme,
dont celle de la langue, lors de la « beila-
da » (veillée). Mais la fin du bonheur
sonne à la fin de l’été, avec le facteur qui
monte depuis Bergua, à environ 1 heure et
demie, et un courrier des parents, depuis
Sabiñanigo, où ils se sont installés après
avoir quitté leurs villages respectifs (Es-
cartín et Ainielle). Enrique descend de son
L’adieu à Ainielle, illus-
paradis pour tration
échouerd’Enrique
dans sa nouvelle
Satué
classe, et se coltiner une nouvelle
pour « El Pirineo profes-
abando-
nado  ». Lui-même, enfant,
6 « [Escartín] ne se compose que d’une vingtaine de maisons
est assis sur une des
mal bâties et sales. C’est dire que, malgré tous les efforts du
señor Domingo, notre mules,
souperau fut côté de sa tante
très médiocre et notre
Carmen,
coucher peu supportable. » qui« Montagnes
(Dans lance undupa- Haut-
Aragon », Pyrénées, les grandes heures du C.A.F.,
thétique «  adiós, Ainielle, éd. Sirius,
1983).
adiós ».
7 La « Casa », avec une majuscule, signifie la maison
(« casa »), ses propriétés, ses habitants (souvent le couple des
parents, celui de l’héritier et son conjoint, les frères cadets -
Été 1965, Enrique vient d’avoir dix « tiones » -, les sœurs cadettes (« tionas »), sa culture
ans, et est en vacances chez sa grand-mère particulière, ses liens particuliers avec les autres « Casas »,
son « caractère » et sa personnalité.
prise de conscience, suscitée, en particulier, par les auteurs 8 Il s’agit de Serafina Buisán Laguarta (née en 1887 à Escartín,
dits de « la génération de 98 » : Unamuno, Valle-Inclán, A.décédée à Huesca en 1976). La dernière année de vie à
Machado, Azorín, Baroja, Benavente y Martinez, auteurs qui Escartín est racontée dans un livre pathétique (le meilleur, à
mirent l’accent sur le fossé existant entre une Espagne réelle mon sens, sur le thème de l’abandon des villages du Haut-
misérable et une Espagne officielle fausse et apparente, et Aragon, endroit d’Europe qui a été le plus touché par ce
qui rejoignaient les thèses du Régénérationnisme de Joaquín phénomène), « Memoria de un montañés », éd. Xordica,
Costa. 2007. Un livre écrit à deux mains, puisque son fils, José María
5 SATUÉ (E.), Ainielle, la memoria amarilla. « El PirineoSatué Sanromán, autre passeur incontournable du Haut-
abandonado » a été écrit en 1983. Julio Llamazares est Aragon, l’a en grande partie organisé. Les habitants de Casa
l’auteur du best-seller « La lluvia amarilla » (éditions SeixFerrer sont partis le 22 décembre 1965, avant ceux de Casa
Barral, 1988), traduit aux éditions Verdier en 1990 (« La pluieBlas (6 janvier 1966) et ceux Casa Navarro (Antonio et
jaune », par Michèle Planel). Generosa, automne 1966).
seure, qui, d’entrée, demande à ses élèves leur amplitude, et par ces veines déformées à la
d’évoquer leurs vacances par un dessin couleur de plomb qui ressortaient de sa peau.
libre : Autour, je dessinai des petites scènes, signifi-
catives en elles-mêmes, qui semblaient dé-
« Je m’accrochai donc avec ardeur à tailler la vie de cette figure centrale, à coups de
cette planche, parce que ces instants m’appor-crayon raides, comme pour toute cette scène
taient de profondes bouffées de fraîcheur et de qui hésitait entre le céleste et le terrestre.
liberté. Je me concentrai autour de l’été que je Parfois, pensant à ce dessin que j’ai
venais de passer dans le village de mes grands- conservé, je me demande si l’art est un produit
parents. Le dernier été pour les habitants en-social ou si, au contraire, il naît de la réalité
core présents, qui n’avaient pas semé. Mes pa-personnelle, de l’état d’esprit et de la connais-
rents avaient dû m’y envoyer parce qu’ils me sance acquise. En tout cas, ce dessin équilibré,
connaissaient bien et savaient ce que représen-symétrique, et qui ne laissait rien au hasard,
taient pour moi ma grand-mère et ce village comme dans la mentalité montagnarde, distil-
accroché sur l’un des perchoirs les plus auda-lait l’encens épais du Moyen Âge.
cieux des Pyrénées  ; parce qu’ils comprenaient Je continuai mon dessin, très motivé.
aussi que ces semaines allaient me faire du Tout en haut du village, j’ébauchai l’église
bien, avant de descendre à la ville, plus que avec ses cloches, qu’on faisait encore sonner
l’une de ces neuvaines que ma mère m’infli-quand l’orage s’approchait et qu’il pouvait
geait, faite d’un mélange de jaune d’œuf et de donner des coups de dents dans le blé. En ser-
vieux vin. Certes, ce fut un été glorieux, mais rant mon crayon, je me rappelai l’une des his-
aussi une saison où je vécus le troisième cycle toires fantastiques que me racontait ma grand-
universitaire avant les études élémentaires. mère : il y a cent ans, ici dans ce temple, les
Cette période sublime s’acheva violemment le habitants déposaient la dixième partie de leur
jour où le facteur, comme au temps des recru-récolte, jusqu’à ce qu’une casa les libère de
tements, apporta un courrier dans lequel mon cette obligation, grâce à la naissance d’un
père me demandait de descendre à la ville, dixième enfant, que le curé ne voulut pas re-
pour rejoindre la classe. Je me souviens avoir cueillir et nourrir.10
vomi sur les linzuelos9 cette nuit-là. J’avais J’hérissai le mamelon de droite avec des
des nausées et des élancements dans l’estomac épis et laissai nu celui de gauche. C’était ce qui
face à l’abîme de l’aventure qui m’attendait. se passait depuis toujours, afin que la terre re-
Avec mes dix ans tout justes, j’avais le senti-prenne des forces et favorise la levée des cé-
ment d’un retour de génération, comme si on réales l’année suivante.
m’envoyait à la guerre. Dans la partie supérieure de la
Alors, mon crayon s’agita comme si planche, je dessinai ma cousine, musclée et
c’était ce matin-là. Je me mis à dessiner le vil-brûlée par le soleil à force de faucher et de gar-
lage, au milieu et en haut de trois mamelons, der le troupeau. Elle était accroupie sur un pe-
avec les maisons badigeonnées qui dégringo-tit banc, à tirer le pis d’une chèvre, afin de ré-
laient sur la pente. Ainsi, sans le vouloir et cupérer dans un seau de bois le lait dont nous
peu à peu, ma composition en gestation prit nous rassasions le soir avec une tranche de
l’apparence d’un parement médiéval, comme pain.
ceux qui décoraient la façade de l’autel, dans Au-dessous, je traçai la figure de mon
les petites églises sombres de montagne. Au oncle, en train de tirer, avec une corde en ban-
milieu, occupant une bonne partie de la doulière, un grand râteau avec des pointes en
planche, je représentai ma grand-mère sous les fer qu’ils appelaient el cristo, qui servait à ré-
traits d’une divinité aux mains disproportion-cupérer les épis de blé fauchés récemment.
nées. A la vérité, j’avais toujours été étonné de
9 Draps. 10 Selon la logique de la dîme, ou dixième partie.
Plus bas, dans les jardins obscurs du me disait qu’elle avait entendu raconter que
barranco, je dessinai l’ours, redressé et en ap-deux anciennes y avaient survécu à une peste,
puis sur un pommier. Quand ma grand-mère il y a longtemps15.
était petite, il passait par là lors de chaque Plus bas encore, sous le mamelon de
«  sanmigalada »11, sur le chemin de la grotte droite, je reproduisis le chemin aux cent lacets
de Tendeñera. Je fis un grand jardin, car elle qui montait depuis la vallée principale. Je le fis
m’avait dit que les carlistes y avaient mangé la passer près de la borde où on avait vu le loup,
Roya de Camarrón, la seule vache que possé-il y a un demi-siècle, et à côté de l’énorme
dait la maison la plus pauvre du village. lauze, presque un lit, où ceux de Lorién hono-
En m’attaquant à la partie supérieure raient leur parente décédée, qui avaient été al-
gauche, j’étais déjà dans un bonheur suprême. longée ici il y a des années, sur des pierres et
J’y représentai Antoné de Navarrro12, avec son des branches de buis.
visage empourpré, arborant une belle mous- L’œuvre était achevée, bourrée de nos-
tache blanquiñosa , ventripotent, et le béret et talgie. La sonnette retentit et la professeure
13

les bretelles qu’il avait gardés de ses voyages nous rappela qu’il fallait nous appliquer car
pour travailler en France l’hiver et qui lui elle ramasserait les travaux le lendemain. De
donnaient un air de paysan gaulois. Il était en retour à l’appartement, je vérifiai mon dessin
train de couper un chêne, et il avait gravé sur et y ajoutai un nouveau détail : mon cousin
une pierre  : « Viva Azaña. Mueran los fartos qui, après son travail dans les champs, sortait
que no dejan vivir a os lasos  ».14 Antoné était sur le balcon qui donnait sur la vallée et la
comme ça  : un perdant, qui avait beaucoup Peña Canciás, pour écouter Radio Gaceta de
souffert, mais qui jouait encore avec nous, les los Deportes sur un transistor Lavis. J’accen-
enfants, comme s’il était des nôtres. Pour lui tuai ses sandales et ses chaussettes de laine
rendre justice, j’écrivis le texte à ses pieds, pleines de sueur, qui sentaient si fort. Je me
bien en évidence. Et c’était bien le moins, car souvenais de cette odeur, qui était une sorte de
ma grand-mère m’avait raconté qu’au début résumé de la vie au village depuis des siècles,
de la guerre, les miliciens l’avaient nommé un mélange de sueur et de terre. C’était le seul
maire, et que le premier arrêté de son mandat détail qui relevait de la culture encore présente
fut qu’on ne toucherait à personne ici, car tous en cette année 1965. Le reste était médiéval,
étaient de la même famille. Tout alla bien jus-tant dans la forme que dans le contenu… ».16
qu’à ce que le vent tourne, et il fut déporté
dans un camp de concentration au nord de
l’Afrique, pour ne plus s’en relever de toute sa
vie.
Dessous, je dessinai les ruines de la
«  pardina  » de Metils, dont ma grand-mère
11 Automne, période de la saint Michel.
12 Il s’agit d’Antonio Azón Gracia, dernier habitant d’Escartín
(casa Navarro), avec sa sœur Generosa, dont le profil
passionnant fait l’objet d’un chapitre du récent
« Sobrepuerto. Los ecos del silencio », de José María Satué
Sanromán (« Antoné de Navarro, ¡con la pipa en la boca ! »).
13 Blanchâtre.
14 « Vive Azaña. À mort les goinfres qui ne laissent pas vivre
les pauvres ». Manuel Azaña est l’une des figures marquantes
de la seconde République (1931-1939), son « père », et l’un
des grands vaincus de la guerre civile. Mais la démocratie l’a
néanmoins emporté, après une guerre inutile (comme toutes 15 Cette histoire renvoie au mythe local très répandu des
les guerres), qui imprègne encore le pays (ne serait-ce que deux grands-mères.
dans son sol : plus de 100.000 victimes de Franco, disparues, 16 Extrait de « Pirineo de boj », chapitre « Dibujo libre »
dans des fosses). (dessin libre). Ed. Prames, 2005.
j’ai pris la photo, avec l’objectif ouvert sur la
position ‘’B’’. Je ne me souviens plus s’il
s’agissait de deux secondes ou plus, mais
j’étais frustré quand j’ai vu le résultat, parce
que José et les chats avaient bougé. Mais
quelques années plus tard, je compris que non,
que c’était réussi, que la photographie disait
tout, que les silhouettes étaient floues, parce
Serafina
que leur monde Buisán
n’avait plusLaguarta, de 19
sa place ici. »
Casa Ferrer, et ses enfants,
Enrique
dont Joséa bien gardé
Satué son esprit
Buisán, au là-
haut : centre, l’héritier, qui écrivit
un émouvant «  Memoria deun
« Je crois que ceaprès
montañes », qui nous est arrivé, à
l’abandon
une bonnedupartie de notre génération,
village en décembre 1965. qui a eu
accès auxLa études,
photoc’est
est d’avoir
datée depris1930 :
conscience
que la culture de nos
Serafina, qui parents
marquerase perdait
tant de
façon irrémédiable. Certains d’entre
Enrique, jusqu’à être à l’ori- nous ont
orienté leurs
gineétudes
de sa de façon àethnogra-
vocation quitter la ville
et rechercher un espace où la guerre,
phique, a 43 ans. Elle finira sa le
système héréditaire
vie à Huesca ou le statut
en social
1976, avaient
marqué nos parents.années
quelques Ce ne fut pas toujours
après la
possible, « despedida  », encomme
et chacun revint décembre
il pouvait,
1965.ou
physiquement Photo dans « AsOn
mentalement. crabe-
peut dire
que noustas », Enrique
vivions Satué.mais que nous
en plaine,
avions la tête quelque part là-haut, dans les
Malgré son éloignement des montagnes, et je crois parler ici au nom de
Pyrénées (ses parents se sont installés à nombreuses personnes. Certaines racontent
Huesca, après avoir habité Sabiñanigo), tout cela avec plus ou moins de fougue,
Enrique est marqué à vie par le monde d’autres, en se retournant, en ont seulement la
qu’il a connu enfant, que certains, commenostalgie… Personnellement, j’ai construit ce
Lionel Tremosa, n’hésitent pas à qualifier pays idéalisé dès l’enfance, à Sabiñanigo, et
de civilisation, avec ses coutumes, satout cela est devenu clair avec les longues
langue, son espace…17 vacances dans les hameaux de mes parents, à
Ainielle et Escartín, le premier qui sera vendu
Il a seize ans, en 1971, quand ilau Patrimonio Forestal del Estado, et le second
monte à Ainielle, le village de sa mère, alors qu’il allait être abandonné. C’est là que
Esmeralda Oliván Sampietro (née en j’ai connu la magie de la tradition orale et celle
1923)18, avec son appareil photo Werlisa,des derniers contacts de l’homme traditionnel
et met en scène le dernier habitantavec la nature. C’était au milieu des années
(temporaire) du village, José de Casa O soixante, quand chaque détail, chaque mot,
Rufo : chaque odeur, pénétraient par capillarité et
« Il était environ dix heures du matin, s’accumulaient pour longtemps dans la cave
un jour de juillet, quand, dans le foyer de Casa de la mémoire. C’est dans cette ambiance qu’a
O Rufo, j’ai appuyé l’appareil sur une table et surgi ma grand-mère Serafina, une
authentique géologue des filons de la tradition
17 Lionel Tremosa : « Le Haut-Aragon moderne », revueorale, profondément enracinée dans la terre.
« Pyrénées », n°163-164, 165-166, 167-168 (1990-91). Des
articles admirables de lucidité. 19 Dans « Aquel Pirineo » (Ediciones Montañas y Hombre,
18 Le nom complet d’Enrique est donc Enrique Satué Oliván. 2005), chapitre « Mi primera fotografía etnológica ».
Elle me parla de l’ours et du loup, et, un jour,
me descendit, vers les jardins afin de connaître
le Pont d’as Cabras, dans l’ombre ; elle me
livra tout cela – c’est comme cela que je le
voyais – comme un trésor précieux, ‘’charrado
n’as suyas trazas, n’ixe fabla fiera d’as
montañas que ta yo me sonaba a mosica
zelestial’’.20 En souvenir de ce trésor, j’ai créé
au musée la collection de livres ‘’A lazena de La photo du jamais plus, José de Casa O
yaya’’21. Un chemin relié à la terre mère, fait Rufo, dernier habitant d’Ainielle, en juillet
1971. Par Enrique Satué, alors adolescent.
pour parcourir le monde, dans lequel nous
nous occupions de petites choses, certes, mais
grandes aussi à la fois. »22

20 « Charriant ses traces, cette belle langue de la montagne,


qui résonnait en moi comme une musique céleste ».
21 « L’armoire de mémé ».
22 Dans « Aquel Pirineo », chapitre « La construcción del
país ».
malchance. Mon « « máster’’24 fut gratuit et
chez les Amigos de Serrablo. J’ai passé une
bonne partie de ma vocation ethno-historique
en tant que boursier dans cette université
semi-rurale et populaire. Je lui dois toute ma
gratitude.
Je crois que c’est vers 1973 que tomba
entre mes mains ‘’Arte altoaragonés de los
siglos X y XI’’, un joyau de don Antonio
Durán Gudiol. Je restai pantois d’apprendre
que les villages abandonnés des alentours de
Sabiñanigo avaient des églises dignes d’être
valorisées et étudiées, même si elles étaient
petites et austères.
[…] Je fis mes premières armes dans la
spécialité de l’« Archéologie du grenier », une
discipline risquée, dans des mansardes
Escartín en août 1975, presque dix années ébréchées et au point de s’effondrer, mais
après l’abandon. Le paysage ensorceleur de enfermant les trésors de la culture
l’altiplano du Sobrepuerto, avec Basarán, montagnarde du quotidien : quenouilles,
sur l’autre versant du barranco d’Otal, et le colliers, clarines, objets de mesure, lettres… ;
pic d’Oturia (1921 m), puissante épaule la pulsation sclérotique de ces vieilles formes
protégeant, au-delà, le plateau de Santa de vie.
Orosia, lieu du célèbre pèlerinage, le 25 juin. Je me rappelle comment, au début, je
Un cliché qui fait mesurer l’effort à fournir, descendis l’« espantabrujas »25 de la maison
chaque année, pour aller rendre grâce à la de mon père, et que j’arrachai une petite
sainte. Casa Ferrer, où Enrique passait ses fenêtre au Sobrepuerto… C’était la pratique.
vacances, se situe sous l’église, et à sa Julio Gavín et Javier Arnal avaient déjà le
gauche (la première maison blanche). Photo diplôme depuis longtemps  ; moi et d’autres
Enrique Satué. amis, nous récupérâmes ces objets pour
agrandir le musée.
Une opportunité exceptionnelle lui Au début des années quatre-vingt,
est donnée d’assouvir sa passion pour le nous adoptâmes l’habitude saine et formatrice
monde traditionnel des Pyrénées, avec d’emmener systématiquement un carnet de
l’association Amigos de Serrablo, créée en terrain et un appareil photo. Il y avait tout à
1971, et animée par Julio Gavín, découvrir et à noter, sans que n’importe quelle
dessinateur exceptionnel (en particulierporte des villages abandonnés ne nous
des églises dites mozarabes23) : l’empêche. Toutes, ou presque toutes, étaient
ouvertes ; ceux qui nous en confiaient la clé
« Aujourd’hui, les parents payent les pensaient que rien n’avait de la valeur et que
études de leurs enfants à coup de chéquier, personne ne voudrait de ces objets. Comme ils
sans qu’ils vivent celles-ci comme quelque se trompaient… !
chose qui leur est propre. Je n’ai pas eu cette Juste après leur départ, une légion
d’antiquaires arriva, qui fit son beurre.
23 Un caractère qui fut affirmé par don Antonio Durán24 Cours de troisième cycle à l’université.
Gudiol, qui date leur origine au début du XI e, mais qui est25 L’effraie-sorcières, pierre sculptée qui ornait la cheminée,
contesté par des historiens tenants du roman-lombard à l’extérieur. Ici, il s’agit de l’ « espantabrujas » (appelé aussi
(seconde moitié du XIe). « Los Amigos de Serrablo »« capiscol »), de casa Ferrer, à Escartín, qui a rejoint le musée
organisent chaque année une messe selon le rite mozarabe. du Serrablo.
D’abord dans les villages près des routes  ;
plus tard, en même temps que montait
l’inflation, dans ceux d’en haut… Ils Espantabrujas de
répondaient à l’appétit de régions et de casa Ferrer, à Es-
groupes sociaux qui cherchaient à décorer leur cartín (1980). Mainte-
intérieur avec ces objets de survie des nant au musée du
villageois, pendant que ces derniers prenaient Serrablo. Photo En-
le chemin inverse (la loi universelle qui nous rique Satué, dans
sépare toujours en castes et en chemins). « Aquel Pirineo ».
Heureusement, une fois de plus, il y eut Julio
Gavín et les Amigos de Serrablo, qui se mirent
au travail et, en tant que connaisseurs du
milieu, purent accéder à ces richesses, laissant
seulement la coquille pour la demande
privée. »

En 1979, est donc inauguré le


musée Ángel Orensanz y Artes de
Serrablo, à Puente de Sabiñanigo, grâce
aux efforts de l’association « Amigos de
Serrablo », créée en 1971 et animée par Enrique en compagnie de son ami Antonio
Julio Gavín, musée qui rassemble les Oliván Orús (« Cabalero »), le berger
d’Aso de Sobremonte (village au-dessus de
nombreux objets de la vie quotidienne de
Biescas), et protagoniste principal du livre
la culture d’avant. Enrique en devient le
«  Cabalero, un viejo pastor del Pirineo  »
directeur en 1988, jusqu’en 2007. Une
(1996, réédité en 2017) devant le musée du
fonction qu’il remplit avec enthousiasme, Serrablo, en 1995. Photo Javier Ara.
et bénévolement : création d’un espace
intitulé « el rincón de Ainielle », de la
collection « A lazena de yaya » (l’armoire
de mémé), conférences…

« Tout a été essayé et mis en pratique,


depuis 1992, au Musée du Serrablo. J’ignore
dans quelle mesure tout cela a été compris,
mais ce fut certainement une belle histoire, qui
ne doit pas se terminer… ».26

26 Dans « Aquel Pirineo ».


PONT

ENRIQUE
SATUE

« AQUEL PI-
RINEO » II
Dominique DU-
Enrique Satué (à droite), avec Eugenio Monesma, autre
référence du Haut-Aragon, lors de l’émission de TV
« Plaza Mayor » (2012).

Musée Ángel Orensanz y Artes de Serrablo.


Créé en 1979, grâce à l’activité incessante Tout en remplissant ses obligations
des « Amis du Serrablo  », spécialistes de professionnelles d’enseignant à Huesca,
l’«  archéologie de la ‘’falsa’’ » (le grenier). Enrique trouve le temps pour randonner,
Photo D. Dupont, 2009. surtout depuis son deuxième lieu de vie,
Biescas, au pied de ses racines parentales
du Sobrepuerto, de chercher, puis écrire,
autour de trois thèmes : l’ethnographie, la
littérature infantile et l’histoire de
l’éducation. Dans la masse
impressionnante de ces écrits, il faut
s’arrêter sur des ouvrages marquants.

Ainielle, la memoria amarilla

435 pages, 110 photos, environ 50 dessins.


Editions Prames, 2003.

En oc-
tobre
2004, une
chevau-
chée sur
la crête
d’Erata,
depuis le
tunnel de
Cotefa-
blo, me laissait glisser dans l’âpre barran-
co d’Espallás, avant de rejoindre Ainielle,
à la nuit tombante. Juste le temps de pré-contrats de travail pour les hommes et
parer un bivouac, entre les deux quartiers femmes des « Casas » les plus pauvres,
du village, et un feu que je m’échinai à contrats oraux qui courent de San Miguel
maintenir toute la nuit, comme pour éloi-à San Miguel -, avec sa mort flamboyante,
gner quelque fantôme. Mon excuse, s’il en en pluie jaune ; « ‘’cuculos’’ de abril »
est une, était de m’extirper de la lecture (coucous d’avril)27, ou le réveil de la na-
éprouvante de « La pluie jaune », qui dé-ture, après, parfois, six mois d’enneige-
crit les derniers moments solitaires et pa-ment dans la conque, à 1.355 mètres, obli-
thétiques de l’ultime habitant d’Ainielle, geant à une quasi autarcie. De la géogra-
Andrés de Casa Sosa. phie : « Le vol du capitaine Smith », avia-
Julio Llamazares, l’auteur du ro-teur américain, qui photographia la ré-
man « La lluvia amarilla », en 1988, estgion, en 1956, au moment où le village dé-
monté à Ainielle après avoir lu « El Piri-cidait l’adieu ; de l’histoire, lointaine : « Le
neo abandonado » (1984), d’Enrique, l’unbrouillard des maures », ou récente : « Le
de ses premiers ouvrages. « Ainielle, laverre de vin », sur le thème de la guerre ci-
memoria amarilla » (la mémoire jaune),vile, et l’achat de la « finca » Ainielle en
est un aboutissement, le recueil quasi ex-1956. La grande Histoire se mêle à la pe-
haustif de l’histoire d’un village, comme tite, avec des destins individuels broyés :
aussi un « compte » émotionnel à solderl’oncle Luis, qui a fui Ainielle et l’avancée
pour son auteur, qui sait ce qu’il doit à ces franquiste avec la mule de la Casa en 1938
gens d’avant et veut leur rendre hom-(rupture du front d’Aragon), jusqu’à Bar-
mage. On y trouve l’heureuse conjugaison celone, puis la France, et qui mourra des
d’un regard rationnel, parfois exigeant in-suites d’une pneumonie à Béziers, victime
tellectuellement, et de l’émotion, offrantde l’accueil déplorable des autorités fran-
un objet rare et abouti. Avec, en exergue, çaises, qui décidèrent de parquer les répu-
les mots « A la partie féminine de ma vie, Ai-blicains dans d’indignes camps de concen-
nielle incluse ». Quel village, a fortiori tration ; le retour de tante Carmen à Ai-
abandonné depuis plus d’un demi-siècle, nielle pour compenser le décès de sa mère,
peut se targuer d’une telle « biographie » ? après des années comme domestique à
Barcelone.
Au-delà de la leçon d’histoire, on
s’attache aussi à ces voyages dans l’en-
fance, qu’Enrique appelle ses « souvenirs
jaunes » (ou « jaunis »). En particulier, et
comme évoquée plus haut, l’image des 6 septembre 1995 : cé-
derniers jours du village, ceux du départ, lébration de la messe
en 1961, fin de la période consentie après lors de la première ren-
l’achat du village par le Patrimoine Fores- contre des anciens ha-
bitants et des amis
tier de l’Etat, le 20 décembre 1956. L’ou-
d’Ainielle. Le prêtre,
vrage traite par ailleurs des saisons :
Ricardo Mur Saura, est
« Feuille d’automne », sur le thème de la
l’un des grands anima-
« Sanmigalada » (la saint Michel, le 29 sep- teurs du pays.
tembre) , ou la bascule dans une autre sai-
son - l’hégémonie masculine du printemps
et de l’été, qui laisse la place à la prépon-
dérance féminine de l’automne et de l’hi-27 Un dicton disait : « Si o cuculo no canta pal tres de abril, o
ver, avec les hommes partis pour la trans-ha muerto o está pa morir » (si le coucou ne chante pas au
humance en terre basse, et le temps des trois
avril, ou il est mort ou il va mourir).
nombre de gens ont subis, il est
L’attachement viscéral d’Enrique à néanmoins difficile d’adhérer à
ce village l’a conduit, par ailleurs, à initier cette idée.
une rencontre annuelle des habitants et - des gens attirés par la randonnée
des amis d’Ainielle, à partir de 1995, por- et l’aspect sportif.
tée par la soudaine célébrité acquise par le - des gens attirés par l’environne-
village après le succès de « La lluvia ama- ment naturel, avec l’idée d’un
rilla », qui en a fait le symbole de l’aban- voyage initiatique et d’une régé-
don. Le village, à la suite cet événement nération. Ils parlent de l’« énergie
inattendu, devient le but de ce qu’Enrique positive » d’Ainielle.
appelle une « romería » (pèlerinage) - les anciens habitants d’Ainielle,
laïque, qu’il étudie en mettant à disposi- étonnés de cet engouement pour
tion un carnet dans l’école, puis dans leur village, et parfois fiers de la
l’église (l’école, seule possibilité d’héber- reconnaissance accordée à leur
gement, fut incendiée accidentellement ancienne vie.
par des randonneurs en octobre 1998), car-
net qui est utilisé presque chaque jour
pendant de nombreuses années, en été. Il
explique ce soudain engouement par un
besoin religieux, de sacré, même exprimé
sous le voile de la laïcité. Ainielle serait un
sanctuaire, propice à la vénération et au Le moulin d’Ai-
recueillement, un univers idéalisé, éthéré, nielle, en 2007. Un
confronté aux exigences de la nature. En- lieu d’envoûtement,
rique identifie plusieurs groupes de visi- à l’heure de la pluie
teurs en fonction de leurs motivations : jaune. Photo D. Du-
pont.
- des gens attirés à cause du livre,
ou du succès du livre, avec des
relents de romantisme plus
qu’une conscience réelle du phé- Les gens qui visitent actuellement
nomène de l’abandon. Ainielle seront probablement déçus, car ils
- des gens attirés par les villages ne trouveront que ruines et végétation ru-
abandonnés, faisant référence audérale, sans possibilité réelle de lecture,
modèle urbain en opposition àsauf à avoir parcouru l’ouvrage d’Enrique.
un idéalisme ancré dans la na-L’église San Juan Evangelista, malgré le
ture. Ainielle devient alors unciel qui lui sert de toiture, reste pourtant
symbole dans la lutte pour la ré-un lieu qui inspire, avec son petit cime-
habilitation des villages aban-tière attenant, où est enterré le grand-père
donnés et dans le mouvement in-d’Enrique, Domingo Oliván Bandres, dé-
verse d’abandon du mondecédé en 1951. Mais il faut quitter le village,
déshumanisé de la ville. Dupar le sentier longeant cette église, et des-
coup, les anciens habitants sontcendre dans le barranco del Puerto, pour
idéalisés, ainsi que leur vie rejoindre le moulin, à environ 15 minutes.
d’avant, qui devient un para-On touche alors une sorte de paradis, sur-
digme du bonheur. Quand ontout à la fin du mois d’octobre, au moment
sait la rudesse de cette vie, et sur-de la « pluie jaune », et on peut visiter le
tout les drames affectifs que
bâtiment encore intact, avec tous les élé-fut cultivé, à la sortie d’Ainielle, quand on
ments permettant la mouture.28 descend vers la vallée). La guerre civile, la
« maldita guerra », est abondamment évo-
« Ainielle, la memoria amarilla »,quée, en particulier grâce au mémoire que
livre unique, dont nous avons tenté une lui a laissé son père, qui réussit à échap-
traduction.29 per, de justesse, au massacre mené par
l’armée de Franco pendant la bataille de
l’Èbre, la plus effroyable du conflit ; ou au
travers de cette petite fille de Fanlo im-
mortalisée par le photographe Alix, de Ba-
gnères de Bigorre, lors de la « reculada »
de la « Bolsa » de Bielsa.
« Je m’intéresse beaucoup à la guerre des
Pirineonon deidéologisés,
boj ceux qui furent entraînés par
Relatoselleen sans
flor comprendre
y en grano ce qui se passait… La
symétrie de l’horreur dans la vallée 30 montre
295 pages bien ce que fut ce conflit… L’Espagne la plus
Editions Prames, 2005.
importante fut la troisième, celle qui a souffert,
celle dont on ne parle pas. », m’écrivait
Enrique, à ce sujet.

Le chapitre peut-être le plus intéres-


sant, pour nous français, s’intitule « Pyré-
nées de buis », et raconte l’expérience de
« Pirineo de boj » (Pyrénées de buis)
son père, Enrique Satué Buisán, en tant
est peut-être l’ouvrage le plus attachant de
que berger novice (« repatán »), sur le ver-
son auteur à ce jour, celui où il se livre le
sant sud du col des Espécières (Gavarnie),
plus. Dédié à sa tante (Carmen Oliván
où il passait la nuit dans une grotte près
Sampietro), il se présente sous la forme de
du lac de La Pazosa, avec son « mayoral »
37 récits, d’une grande originalité litté-
(berger guide) :
raire, parsemés de portraits de personnes
ayant animé ces Pyrénées presque dispa-
« Les souvenirs les plus intenses qu’il
rues, sauf dans la tête de leurs rares habi-
conservait de cette époque tournaient autour
tants.
de l’ibón de La Pazosa, un lac aux eaux vertes
Parmi ceux-ci : « El eco de la escue-
et profondes, gardé par les cimes, qui semblait
la » (L’écho de l’école), en l’occurrence
contenir l’ancienne ardeur d’un cratère et res-
celle d’Ainielle et son institutrice, doña
Leonor, qui donna l’envie d’apprendre 30 Enrique fait référence à la ligne de front (le front du
Serrablo), qui longeait le río Gallego, entre Biescas et
aux enfants, dans les années 20. Qui, sur-Sabiñanigo. Pour notre part, nous pensons qu’il n’y a pas eu
tout, réussit à convaincre les parents que de « symétrie » dans l’horreur de la guerre civile espagnole,
les filles avaient aussi le droit d’étudier, à tant au niveau des chiffres (150.000 assassinats de la part des
franquistes contre 50.000 de la part des « républicains » - en
une époque où elles étaient souvent desti-fait, le plus souvent, des anarchistes et des communistes -, et,
nées à partir travailler pour une « Casa »surtout, un projet génocidaire clairement exprimé par le
riche, afin d’aider à la survie de leur cerveau du complot nationaliste, le général Emilio Mola, alors
propre Casa ; « Por Leramaza, a Cuba », laque la République n’a en aucun cas exprimé un tel projet, et,
au contraire, a cherché à stopper les exactions dans son
guerre du grand-père Domingo à Cuba, àpropre camp. Nous avons déposé deux textes en ce sens à
la fin du XIXe (Leramaza est un espace quil’Instituto de Estudios Altoaragoneses de Huesca (« ‘’Maldita
guerra’’, la guerre civile en Espagne », 900 pages, et
28 Le moulin a été restauré en 2015. « ‘’Maldita guerra’’, la guerre civile en Aragon », 850 pages,
29 Disponible chez l’auteur de cet article. disponibles chez l’auteur de ces lignes).
semblait au fiel retenu d’une bête autrefois en-seuse. Quand le troupeau partait vers les pâ-
fuie et cachée dans une crevasse. Le plus fort turages récemment libérés de leur neige, et que
se concentrait sur ce vieux berger au visage lé-le soleil touchait la grotte, Bellos et mon père,
zardé de rides imprégnées de suie et de graisse, comme un père et son fils, déjeunaient face à
qui dégageait une odeur poisseuse de brebis, et face, assis sur des pierres, avec le chaudron au
la noirceur du caveau où ils dormaient, proté-milieu. Chacun plongeait la cuiller de buis de
gés par un muret. Et surtout sur ces nuits son côté, sans s’autoriser à franchir la partie
étoilées qui lançaient parfois des flèches incen-de l’autre pour récupérer un bout de lard.
diaires sur la voûte du ciel ou des reflets plan-C’était la règle depuis toujours, figée et défini-
tés comme des épées dans ce mystérieux lac.  tive, comme les origines de ces montagnes. En-
[…] Dans cette marmite creusée en suite, Bello grimpait derrière les brebis et mon
pleine montagne, tous les jours étaient du père récurait le chaudron et rangeait le refuge
pareil au même, et les brebis, les heures, les avant de le rejoindre, avec l’espoir de gagner
deux hommes et même les rongeurs qui de l’altitude pour libérer son regard d’enfant
finissaient les mies de pain, suivaient le même de ce trou étouffant. »
rythme, celui du soleil. Trente jours cloués là,
identiques, le vendredi comme le dimanche, à
Aquel Pirineo
Santiago comme à la Vierge d’août, jusqu’à la
208 pages
relève, avec les brebis d’un autre village qui
Ediciones Montañas y
venaient pâturer dans ce trou. Hombre
[…] Le bétail s’entassait été après été, S.L.U., 2005.
depuis Santiago jusqu’à San Miguel, épaissis-
Siente
sant la couche de fumier autour de la grotte et
Testimonios de aquel
sur les blocs de pierre que le glacier avait Pirineo
abandonné là, depuis plusieurs milliers d’an- Ediciones Prames, 2016.
nées. La nuit, parfois, les brebis s’agitaient et
le chien démarrait comme l’éclair pour aboyer
sur les rives argentées du lac. Bello savait qu’il
n’y avait plus de loups, mais le spectre de
l’ours égratignait encore sa conscience, comme
les épines des ronces dans un bois épais, alors,
quand il entendait les aboiements de son chien,
il sortait à moitié nu à l’entrée de la grotte, un
bâton à la main, montait sur un bloc calcaire
et criait désespérément pour le faire revenir.
A l’aube, les reflets métalliques des
étoiles et des névés disparaissaient et il fallait
attendre que le soleil frappe fort et sèche
l’herbe pour libérer le bétail. Puis Bello pous-
sait les brebis vers les pentes au-dessus, et
pendant que mon père préparait un chaudron
de «  sopas  » de pommes de terre, avec du lard Sa modestie dût-elle en souffrir, En-
saisi, il remplissait la musette pour la jour- rique est bien l’auteur en vue, depuis de
née  : deux bouts de fromage dans l’huile et des nombreuses années, incontournable au su-
morceaux de viande d’une brebis tombée des jet de « Ces Pyrénées » (« Aquello Piri-
rochers, plus une bonne ration de pain, un tra-neo ») d’hier, qu’il fait toucher du doigt
billanco disait-il, et une gourde de vin cras-comme si elles étaient toujours présentes,
qui ont laissé tant d’amertume chez leurs
habitants exilés. Outre sa passion pour années 70, et les salles de classe quasi in-
l’ethnologie, qui l’a conduit à diriger le tactes...31
Museo Ángel Orensanz y Artes de Serra-
blo (plus communément appelé Musée du
Serrablo), tout en poursuivant sa carrière
d’enseignant et en poursuivant ses re-
cherches, il entretient un lien direct avec L’école d’Otal,
ce passé, par ses parents, Enrique Satué vingt ans après sa
Buisán, originaire d’Escartín (Casa Ferrer), fermeture, date de
et Esmeralda Oliván Sampietro, native l’abandon du
d’Ainielle (Casa Juan Antonio). village (Casa Orós,
« Aquel Pirineo » est un condensé en 1969). Le temps
heureux de la vie d’autrefois, de sa résis- n’a pas encore fait
tance désespérée contre les temps nou- son œuvre. Photo
veaux, et de la « révolution » de la moder- E. Satué.
nité, presque incompréhensible pour « ces
gens-là » (comme ils n’avaient pas com-
pris l’irruption de la guerre, en 1936), qui
a suivi. Une iconographie très riche, avec
des photos qu’on ne peut plus prendre « Siente » est, à nouveau, la démons-
maintenant et sont autant de perles, et une tration du savoir-faire de son auteur, en
collecte qui débute en 1971, avec le por-termes didactiques, où l’on devine la
trait-symbole du dernier « vrai » habitant« patte » de l’enseignant, et sa passion
d’Ainielle, José d’O Rufo. pour la pédagogie.
On remarquera aussi, entre autres
trésors, les portraits de Serafina, la « ‘’Siente o que to digo’’ ai-je entendu si
« dueña » (maîtresse) de Casa Ferrer, filantsouvent quand j’étais enfant, et les années
paisiblement sur la « solanera » (balconpassant, je me rendis compte que ce que me di-
exposé au soleil), non pas celle de sa mai-sait ma grand-mère Serafina, lors de ces jours
son d’Escartín, mais celle de l’apparte-intenses vécus dans le village, signifiait qu’il
ment que son fils avait choisi spécialement fallait que je me concentre sur ce qu’elle allait
pour elle, à Huesca, craignant qu’elle ne me dire, que j’associe la tête et le cœur, comme
supporte pas l’éloignement du Sobrepuer-lorsque les doigts se serrent pour ne pas perdre
to qui l’avait vu naître, et de la vie d’avant un seul grain de blé. Paradoxes de la vie, avec
(en fait, c’est lui qui souffrit le plus de les années je découvris qu’elle-même, qui
cette séparation). Serafina, sa grand-mère, n’avait pas foulé une salle de classe ni entendu
qui l’initia, petit, aux sonorités du pays, et parler de l’existentialisme, proposait la même
fut une sorte d’enseignante en ethnologiechose que Nietzsche, que l’homme devait s’obs-
in situ. tiner à comprendre la palpitation, le battement
Et une photo de Presentación San-des mots. »
román Sampietro (Casa O Royo, d’Otal,
village le plus haut du Sobrepuerto, 1.460 Comment, donc, sauver cette langue,
mètres), la dernière à vivre au village (elle l’aragonais, cette musique étrange et si di-
reviendra avec son frère, Pascual, chaque 31 Enrique SATUÉ est le co-auteur d’un ouvrage semblable :
été, jusqu’en 2000, pour le troupeau), en-« Pirineo adentro » (Barrabés Editorial, 2003). Sous-titre :
« Abre la puerta y descubre un Pirineo diferente » (Ouvre la
core l’une de ces femmes fortes. On mesu-porte et découvre des Pyrénées différentes). En collaboration
rera, enfin, le temps dévoreur d’espace, avec Ricardo MUR SAURA, le « mosén » (prêtre) du Haut-
avec ces clichés d’Escartín et Otal, dans les Gallego et des villages abandonnés, qu’il parcoure, souvent,
pour une messe, pour les anciens habitants.
verse32, qui fut étudiée par un philologue
français, Jean-Joseph Saroïhandy (1867-
1932, on peut trouver le résultat de ce tra-
vail à l’université de Bordeaux), pendant
Enrique Satué, dessinant, sur
presque vingt ans, et ne serait de nos jours
le sommet du pic d’Oturia,
parlée couramment que par 6.000 arago-
montagne tutélaire, le 15
nais. Enrique, parmi d’autres défenseurs, juillet 2017, sur fond de sierra
s’est attelé à la tâche en effectuant un enre- de Guara. La passion, encore
gistrement de 3.000 (!) documents sonores et toujours.
entre 2003 et 2010. « Siente » est le résultat
de ce travail, où les entretiens écrits béné-
ficient de leur écho sonore, par le biais
d’un CD (on peut lire et écouter les per-
sonnes interviewées en même temps).

« En réalité, ‘’Siente’’ a supposé un au-


thentique voyage dans les entrailles les plus
profondes des hommes et des femmes qui ont
vécu la société traditionnelle des Pyrénées, de- « As crabetas »
puis les échos préhistoriques jusqu’aux ins- Libro-museo sobre la infancia
tants de l’ultime adieu au village, pour
tradicional del Pirineo
prendre le chemin de l’émigration. »
Dessins de Roberto L’Hotellerie
Les textes choisis sont classés par 440 pages
thèmes : le paysage et le milieu physique, Edition Prames, 2011.
le cycle de la vie, les croyances, la religio-
sité populaire, la vie sur la « cadiera » au-
tour de l’âtre, pendant que le vent d’hiver
rugit, l’émigration, le devenir historique,
« As crabetas », non pas de petites
le changement social, les champs, le bétail,
chèvres mais les étoiles qui forment une
la chasse et la pêche, l’ours et le loup, l’ar-
constellation connue sous le nom de
chitecture populaire, l’artisanat, les tra-
Pléiades, formant comme une larme, et le
vaux communs, et…un lever de soleil de-
toit céleste des enfants appelés à garder le
puis le pic d’Oturia, au-dessus du plateau
troupeau au printemps et en été. Des en-
de Santa Orosia, altiplano sacré où il fit ses
fants qui avaient parfois le cœur gros, jus-
premières armes intellectuelles, couron-
qu’à en pleurer.
nées par l’obtention d’une thèse de li-
Le musée qu’Enrique a imaginé s’as-
cence, en 1988, pour « Les romerías de
sied sur la réalité tangible de l’école aban-
Santa Orosia », et d’une thèse de doctorat,
donnée d’Orús, petit village de la vallée
en 1991, pour « Religiosidad popular y ro-
de Basa où vit une demi-dizaine d’habi-
merías en el Pirineo ».
tants autour de sa belle église romane et
sous les auspices majestueux du massif de
Santa Orosia. École que dirigea, dans les
années soixante, doña Cipriana Aventín,
secrétaire de Gabriela Mistral (1889-1957,
32 L’aragonais est en fait fragmenté en quatre dialectes :prix Nobel de littérature en 1945).
occidental (Ansó, Echo, Berdún, Jaca), central (Biescas, Torla,
L’Aínsa, Bielsa), oriental (Venasque, Plan, Graus), et
Notre hôte nous promène dans les
méridional (Ayerbe, Huesca, Barbastro). salles (chapitres de l’ouvrage), imprégnées
de l’imaginaire collectif d’un pays, et or- « El Pirineo contado » est le fruit
ganisées selon les âges de la vie. Motd’un labeur têtu sur le terrain, à une
d’ordre de cette société, le pragmatisme, époque où la parole autochtone n’était
avec, en particulier, la soumission du bon-guère récupérée (respectée ?), et ce dès
heur et de l’amour aux impératifs écono-1975. Une tâche d’autant plus pertinente
miques, dont la femme sort grande per-qu’elle ne peut plus être effectuée actuelle-
dante. Une société qui a un pied dans le ment, avec la disparition d’une génération
Moyen-Âge et l’autre dans la modernité, qui fut, à mon sens, l’évanouissement dis-
dans un mouvement irrépressible d’accul-cret (ces gens semblent s’excuser d’avoir
turation. A l’aune de cette bascule, la vécu ici, et construit une vie ‘’différente’’)
femme, encore et toujours, qui voyage d’une civilisation, si l’on se réfère aux
entre les maisons bourgeoises de Barce-mots de Lionel Tremosa, c’est-à-dire d’une
lone et la « casa » de son « lugar », à l’étémentalité, d’us et coutumes, d’objets, et
venu. d’une langue, spécifiques. Les autorités
Un texte très original, à la fois avec elles-mêmes ont bien tardé à prendre
l’idée du musée imaginaire mais aussi par conscience de cette perte, quand elles l’ont
l’approche de son guide, Enrique lui-fait…
même, qui interpelle ses visiteurs de Depuis ma lointaine position, qui
temps à autre, comme en un dialogue réel. pourrait sembler incongrue pour les haut-
Les dessins de Roberto L’Hotellerie sont aragonais, je tiens à dissiper les doutes
rien moins que formidables. d’Enrique (« je doute que l’effort ait pris sens,
et s’il en valait la peine », m’écrit-il). Je crois,
je suis sûr, que son œuvre prendra une
grande valeur avec le temps, celui qui, in-
satiable pourtant, prétend tout effacer. Et
lui-même l’avoue plus loin :

« …quand je pense aux centaines et


centaines d’heures passées avec les an-
El Pirineo
ciens, sur contado
la place ensoleillée, dans les ré-
sidences, les appartements d’émigration,
215 pages
EditionouPrames,
sous les cheminées fumantes de mon-
2014
(1ère édition 1995).
tagne, je pense que oui, cela en valait la
peine, car, finalement, le travail ethno-
historique a toujours été accompagné de
la reconnaissance pour certaines per-
sonnes et leur culture, et que, par consé-
quent, sans le chercher, outre le recueil de
Dans un échange récent, Enrique leur patrimoine immatériel, j’ai effectué
Satué nous avouait qu’il ressentaitun travail discret de rencontre où, il est
quelque vertige à se retourner sur sa pro-juste de le dire, j’ai reçu plus que je n’ai
duction passée. Il y a de quoi, en effet, sidonné.  »
l’on considère la quantité de travail effec-
tué depuis 30 ans a minima, et surtout sa
qualité. Une référence, à notre avis, si l’on
questionne la littérature dédiée à la
chaîne.
quelques jeunes qui aspirent à une vie al-
ternative (par exemple moniteur de ski en
hiver et berger en été), ils sont peu nom-
breux, en effet, à être appelés par la « vo-
cation », d’autant que le cheptel ovin pâtit
d’une nouvelle politique agricole plutôt
Cabalero
favorable aux bovins.
Un viejo pastor del pirineo
L’amitié entre Enrique et Antonio
225 pages naît en 1982, près des sources du río Gálle-
Editionsgo, Prames, 2017de
proches (1èrelaédition en 1996).
frontière avec la France
(col du Pourtalet). Antonio est « …un
homme d’ordre, bien que le système ne l’ait
pas gâté ; il croit en la hiérarchie, mais est un
peu anarchiste ; il est religieux, bien qu’il jure
Une réédition bien venue, avec uncontre Dieu avec une confiance excessive ; il
berger, Antonio Oliván Orús (« Cabale-est célibataire, comme il ne peut être autre-
ro », de Casa Cabalero, Aso de Sobre-ment chez un homme qui n’a pas dormi chez
monte, au-dessus de Biescas), au centre de lui le quart de sa vie ; il est conservateur, bien
la page de couverture, entouré de signes qu’il ait voyagé jusqu’à Majorque, il est contre
presque cabalistiques, venus d’un monde l’énergie atomique et parie implicitement pour
qui s’est perdu quelque part, à partir desun socialisme compensateur. Antonio, pour
années 60, jusqu’à l’aube des années 2000. résumer, est un enfant ancien et sage qui a
Le prologue d’Enrique vient confir-tout appris à l’université des transhumances,
mer ce déclin, paraphé par des autorités et comme la vie ne lui a pas permis d’être en-
qui ont misé sur d’autres Pyrénées, où la fant il résiste à devenir vieux. » Un homme
figure du berger n’est présente que pour lequi, bien que descendant de serfs, et
décorum, l’authenticité frelatée. Qu’en est-l’ayant été lui-même, « d’une certaine ma-
il, aujourd’hui, de la « mallata » de Caba-nière, une grande partie de sa vie, n’a jamais
lero (« mallata » de Laguarre, Aso de So-cessé d’être un homme libre ».
bremonte), où on le voit, en 1983, se rasant A quinze ans, Antonio est « re-
avant une nouvelle journée de travail,patán » (apprenti berger) dans le Bas Cin-
avec son inséparable chien Prim ? La dédi-ca. Il part lors de la Sanmigalada » de
cace du vieux berger lui-même est un ap-1938, alors que la région vient d’être « li-
pel au secours : bérée » par les forces nationalistes de
« Ce livre est particulièrement dédié Franco, et que la guerre continue non loin,
aux jeunes, pour qu’ils rejoignent la montagne du côté de l’Èbre, dans le plus grand dé-
et s’occupent des animaux, qui t’apprennent chaînement de violence qu’ait connue l’Es-
beaucoup, et c’est une vie très saine et heu-pagne. « J’ai pleuré beaucoup cette année-là »,
reuse qui les attend, à garder les brebis, car il y concède-t-il.
a beaucoup d’avocats, de politiciens et de mé- A dix-neuf ans, il est déjà « mayo-
decins, mais il manque des bergers. » ral » (berger-chef) d’un troupeau, diri-
geant celui-ci vers Torralba de Aragón,
« Cabalero », décédé en 2007, fut dedans les Monegros. Son père, qui a dirigé
la dernière génération des bergers « solte-sa carrière jusqu’alors, en le faisant em-
ros » (célibataires), au service de « Casas »baucher par des propriétaires, meurt en
riches, quand toutes les bases de leur sys-1943, et il devient alors tête de famille,
tème s’écroulaient autour d’eux. Hormispuis se retrouve seul en 1964, après que
tous s’en soient allés sous d’autres cieux, morceau de lard, une tomate, un oignon,
la mère, la fratrie… et il travaille successi-du sel dans un petit flacon ; le bâton, en
vement pour six patrons, avant la « jubila-noisetier, bien droit.
ción » (la retraite) en 1985.
Le lien avec son chien Prim est très
Enrique décrit par le menu la vie fort, mais aussi très codifié :
du berger. La santé : très bonne, malgré
un contact très proche avec les animaux, et « Antonio et Prim sont deux vieux
une seule douche par an, après la mois-compagnons nomades qui renouvellent chaque
son, dans une vasque du barranco, « et pas jour le respect et la hiérarchie, bien qu’ils
de problème, tu me vois devant toi !... ». Lasoient maintenant retraités. Depuis que je les
solitude : Antonio ne l’a pas vraiment res-connais tous les deux, je n’ai jamais vu Anto-
sentie, grâce à plusieurs stratégies,nio le caresser, mais, par contre, je n’ai jamais
d’abord se sentir bien où on est et avec ce vu lui donner un mauvais traitement ou une
qu’on fait, chanter des jotas devant le inattention à l’heure de manger : une bonne
chien et les brebis, la compagnie du trou-tranche de pain graissé, des os et un caprice of-
peau, la fidélité du chien, avoir un carac-fert par les circonstances. »
tère affable, qui permet d’accueillir les vi-
siteurs en montagne, jouir du paysage, Antonio se pose nombre de ques-
avoir une radio (en l’occurrence, un « La-tions sur la vie, en lien avec son environ-
vis »). La richesse et le bonheur : la phrasenement montagnard : « Qui nous a donné la
fétiche d’Antonio est « O farto no s’acuerda vie, qui ? Qui a fait ces ‘’cinglos’’ de Peña Te-
d’o laso » (l’homme riche ne se souvient ja-lera, qui ? … Certains disent que c’est la na-
mais du pauvre qui n’a rien dans l’esto-ture. Mais la nature, qui l’a fait dans son en-
mac) ; une autre : « en las entrañas de estos semble ? Il a dû y avoir une main puissante,
montes/ cuánto oro habrá escondido/y en la ca-quelque chose de divin… ».
beza de los pobres/ cuánto talento perdido »
(dans les entrailles de ces montagnes/ Il y a beaucoup à piocher
comme il y a de l’or enfoui/ et dans la tête dans chaque chapitre d’un livre abouti,
des pauvres/ que de talent perdu). Anto-fruit d’une longue amitié, et leçon de vie.
nio affirme avoir été modérément heureux Le sujet de l’amour, et des femmes, est
grâce à deux choses : profiter des petitessensible, à tout le moins, pour quelqu’un
choses (« si tu vois le troupeau, tu es heu-qui a vécu une grande partie de sa vie loin
reux »), et maîtriser le travail pour avoir d’elles :
assez d’autonomie face au patron. « Une jolie femme plaît à tous, mais il
Les objets du berger au quotidien :y a beaucoup de désillusions avec la beauté.
le parapluie (batiaguas), refuge contre leMoi, j’ai toujours dit : ne regarde pas la beau-
mauvais temps : « J’ai mangé plus souvent té, mais la personne  !, parce que la beauté part
sous le parapluie que toi au-dessus de la avec le vent et beaucoup de belles femmes ne
table ! » ; la « zamarra » (peau de bouc),savent rien faire. Si elle est bonne, intelligente
l’ancienne protection du berger avant et travailleuse, que veux-tu de plus ? »
l’avènement du parapluie, et qui est, pour Comme le souligne Enrique, le
Antonio, la meilleure combinaison avec la monde d’Antonio, à cet égard, est « radi-
veste pour le travail (pour lui, il est impor-calement bipolaire », marqué par un envi-
tant, par ailleurs, de garder les mêmes vê-ronnement pastoral fortement « hiérarchi-
tements toute la journée) ; le « zurrón » (lasé » et « masculinisant » :
sacoche), contenant le couteau à manche « Antonio, d’une certaine manière,
d’os, la gourde de vin, un bout de pain, un participe à la misogynie ethnocentrique ty-
pique qui révoque les femmes de la vallée de
Tena, de Biescas ou de la vallée de l’Èbre… ».

Enrique décrit de façon émouvante, _____________________________________


pour ne pas dire pathétique, dans son_____________
« Pirineo de boj », et un chapitre, « Chico,
chico », qui laisse à penser aux moments
difficiles de la solitude, et aux frustrations. Le 31 décembre 2000, Enrique
« Cabalero » rapporte un fragment deeffectuait, en solitaire, sa « romería » vers
« romance »33 qui illustre tout cela : Ainielle, par le sentier de « herradura »
(muletier), depuis Oliván et les ruines de
« Pastorela, pastorela, Berbusa :
Jeune bergère, jeune bergère
no vayas por agua al río « Pour moi, le 31 décembre, dernier
ne pars pas, comme l’eau de la rivière jour de l’année, commença tôt, comme pour le
que detrás de una junquera départ d’une romería autrefois. Ce matin-là, je
car derrière la jonchaie me sentais comme un pèlerin cherchant intui-
el pastor está escondido. tivement des retrouvailles particulières avec
se cache le berger. Ainielle. C’était en tout cas comme cela que je
Pastorela, pastorela, le ressentais. Ce n’était pas seulement le ta-
Jeune bergère, jeune bergère, page fait autour du changement de siècle et de
usted ha de ser mi pastora, millénaire qui m’influençait, mais aussi
vous devez être ma bergère, l’étrange sensation de dilution qui m’avait en-
que el ganado que yo cuido vahi tout au long d’un automne pluvieux et
car le bétail que je garde lors de mes visites à Ainielle, quand je voyais
de lo verde se enamora. »chanceler les derniers murs, imbibés d’eau,
est amoureux du vert. puis la semaine suivante leurs vomissures
dans les rues et sur mes souvenirs. Cette im-
Et puis approche la mort, une pression de cœur serré était fondée, et je
forme de justice, pense Antonio, « parce l’éprouvai à nouveau en février, au début du
que personne n’y échappe, ni même les riches, nouveau millénaire, devant la disparition de la
qui croient qu’ils ne vont jamais mourir. Ils dernière cheminée, celle de l’antique demeure
peuvent avoir des millions et embêter les de ma mère. Une émotion irrationnelle m’en-
pauvres, mais ils s’en vont aussi  ! ». Antoniovahit alors, et je me sentis plus vieux, orphe-
rêve d’une fin rapide : « Un patatús. ¡Ya lin, avec ce paysage de la mémoire brisée, reje-
s’acabau  ! » (un évanouissement, et c’est té définitivement dans un autre océan, sans
fini !), et d’être entouré de verdure :cheminées familières auxquelles tourner le dos
« Madre mía, si me muero/no me entierres en de temps à autre, pour que le rêve prenne
sagrado/Hacedme la sepultura/en un verdecito forme et assouvisse, parfois, le besoin d’occul-
prado » (Mon Dieu, si je meurs/ne m’en-tation. »34
terre pas dans un lieu sacré/Fais-moi une
sépulture/Dans un joli pré vert).

Son vœu a été exaucé : il dort dans


le beau cimetière d’Aso de Sobremonte,
avec son père, depuis 2007.
33 Le « romance » est une composition poétique formée
d’octosyllabes, dont les vers pairs sont assonancés et les34 Dans « Ainielle, la memoria amarilla », chapitre « La ronda
impairs libres. de fín de siglo ».
La cheminée de casa Juan Antonio, la der-
nière d’Ainielle, attendant sa fin,
pour l’ultime adieu du village, qui advien-
dra, à l’orée du millénaire (photo
Enrique Satué, 1996, dans « Ainielle, la me-
moria amarilla »).

Vous aimerez peut-être aussi