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DES SILENCES II
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Yeba et son presbytère (1910). Photo L. Briet (Musée Pyrénéen de Lourdes).
Yeba en 1991.
Gens du Haut-Aragon
L’oubli dans lequel Lucien Briet avait sombré après sa mort, en 1921, en
particulier du côté français, est peu à peu réparé. Marcel Barrère fut l’un des
1
Toutes les photos anciennes à suivre, sauf celles signalées, sont de Lucien Briet, propriété du Musée Pyrénéen
de Lourdes.
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premiers à révéler cette absence flagrante dans l’histoire pyrénéiste dans les années
70, suivi par André Galicia. Deux raisons, peut-être, à cela : les déboires du
champenois avec le milieu pyrénéiste, à la suite de la rixe dont il s’était rendu
coupable avec Franz Schrader, personnage alors reconnu et incontournable (on
remarque d’ailleurs que Briet lui lance une pique presque chaque fois qu’il le cite) ; et
le sujet proprement dit de ses recherches, le Haut-Aragon, quelque peu tombé en
désuétude au début du siècle, après avoir fait la une du temps de la Pléiade avec
Russell, Schrader, Wallon et Saint-Saud, dans les années 1870-1880.
Comme le souligne Claire Dalzin2, Briet fut l’observateur sagace d’une société,
à la fois ethnologue et psychologue, bien qu’ayant été précédé par des pyrénéistes
reconnus, mais qui s’en étaient tenus à une exploration géographique le plus
souvent. Ses écrits dévoilent combien une sympathie réciproque s’était instaurée
entre les aragonais et lui-même, et l’on devine que la reconnaissance qui lui est
portée le touche, lui qui en était avide. Chez aucun de ses confrères, si ce n’est le
comte de Saint-Saud parfois, l’on ne trouve ces détails de la vie, quand bien même
son sujet reste celui de l’exploration d’une géographie en elle-même fascinante.
Comme si ces paysages ne pouvaient être séparés de ceux qui les habitent.
L’hospitalité aragonaise
Nul doute que Briet ne fût amadoué par le sens de l’accueil des haut-
aragonais, toutes classes confondues. Ainsi, en 1909, « après avoir consacré quarante
huit heures au culte de l’amitié », à Boltaña3, il n’hésite pas à rejoindre Lavelilla, hameau
modeste au pied de La Solana, pour être hébergé chez son guide Joaquín Buisán,
« Joaquin, mon dévoué et indispensable factotum ».
« La maison de Joaquin Buisán, au-delà de l’église, était la plus élevée du village. Je
m’y vis gratifier d’une chambre avenante, dallée de fragments de schiste inégaux, vaste et très
propre, ma foi ! Auprès de mon lit, un vénérable coffre prêtait l’oreille au tic tac d’une horloge
achetée en France. Des sacs de blé s’amoncelaient aussi, qu’une superbe couverture rouge
dissimulait avec soin. Par malheur, la fenêtre, selon la coutume, manquait de vitres : pendant
la nuit, à la clore, il fallait se passer des rayons de la lune ou de l’obscure clarté tombant des
étoiles, pourtant bien doux, bien rassurants, bien poétiques à contempler quand une insomnie
vous tourmente.
Doña Joaquina me produisit l’effet d’une paysanne simple et brave comme la vie des
champs. Les autres habitants du logis se composaient d’une fille aînée, Casemira, âgée de
quinze ans, et de deux jeunes garçons. Vis-à-vis la maison, qu’un bout de chemin desservait,
se délabrait un hangar abritant un four. En arrière, la pente, avec ses cultures, grimpait. On
se trouvait là en plein air, sans rien qui rappelât la ville de près ou de loin, et je finis par en
être enchanté au point que je résolus désormais de prendre annuellement un peu de repos à
2
DALZIN (C.), « A travers le Haut-Aragon dans les pas de Lucien Briet », Ed. Cairn, 2007. Un ouvrage
remarquable, qui complète les apports d’André Galicia et José Luis Acín Fanlo.
3
Parmi ces amis, don Enrique Gistau y Casbas (1868-1931), avocat, négociant (son commerce, « Hijos de
Ramón Lascorz », jouxte le « parador » de San Martín, tenu par Anselmo Palacio, où loge Briet). Enrique Gistau
deviendra député provincial en 1907, et ouvrira de nombreuses portes au français pour faciliter ses
pérégrinations.
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Lavelilla, avant de réintégrer la France, cela pour terminer en églogue chacune de nos
excursions dans ces montagnes. »4
Lavelilla, casa Pueyo, où Lucien Briet fut hébergé de 1909 à 1911. Le maître des lieux, et
guide du carlésien pendant cinq ans, Joaquín Buisán, se tient près du prêtre, D. Macario
Vitalés Delsel (assassiné le 15 août 1936, dans les environs de Javierre de Ara, alors qu’il
était curé de Guaso, par des miliciens anarchistes). Casa Pueyo, comme tout le village,
n’est que ruines depuis de nombreuses années, mais on évoque une réhabilitation du
village, grâce au nouvel élan porté par la récupération de Jánovas. Photo Lucien Briet, 1 er
octobre 1910, musée de Lourdes.
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guide, au « peon » comme elle disait, et m’invita à la suivre. Le palier du premier étage servait
de réfectoire. A droite, la cuisine ; à gauche, une pièce oblongue ; ce fut au bout de cette pièce,
dans une sorte de chambrette, que j’eus l’honneur d’être hébergé… O splendeurs de
Laguarta ! Ma couche fraternisait avec une pile de ballots. Des amandes séchaient sur le
balcon. Il me fallut désencombrer la table de mes propres mains pour étaler mes paperasses.
Mais ce désordre rustique et grossier souriait à mon âme de Parisien, à mon âme éprise des
charmes et du bucolisme de la vie des champs. Là, j’ai écrit, j’ai pris mes repas, je me suis
reposé, librement, sans que personne ne s’occupât de moi, heureux comme un prince. Avec un
soin dont je ne saurai trop les remercier, mes amis d’Espagne m’ont toujours aiguillé vers
d’excellents gîtes, et évité, autant que possible, les insectes, et les mille petits désagréments à
craindre dans ces contrées… »5
« Il ne messied point d’expliquer ici que, dans le Haut-Aragon, par suite de
l’inexistence d’auberge, on ne voyage pas aussi aisément qu’en Suisse, avec la certitude de
rencontrer, à l’heure psychologique et en payant, un gîte plus ou moins confortable. Les
villages, médiocres, très pauvres, s’espacent, et quant aux maisons, rares sont celles capables
d’accueillir un hôte impromptu. »6
« La voyant surprise, je pense rassurer cette femme, en lui présentant la lettre que D.
José Villacampa m’avait remise pour son mari, et voilà qu’elle ne sait pas lire ! ...Cinq
minutes se passèrent, la señora Graza se demandant s’il y avait lieu de nous recevoir ou non,
pendant qu’en mon for intérieur je délibérais, moi aussi, comment nous allions nous y
prendre en vue de loger ailleurs. Joaquin insiste ; les pourparlers reprennent ; puis, tout
s’arrange enfin. Sitôt les mules déchargées, on m’installe, et, au bout d’une heure, nous
dînons d’une soupe, d’une omelette, d’une tranche de jambon et d’une assiette de noix. A l’en
croire, elle n’avait pas grand-chose à nous octroyer, la brave « dueña », mais nous n’en eûmes
pas moins une grosse poule pour notre repas du soir. Quoique ma chambre eût l’air médiocre,
je n’y fus point trop mal. Dans l’ébrasement des fenêtres, deux sièges de pierre se faisaient
vis-à-vis7 ; pas de vitres ; simplement, des volets de bois. A signaler, l’absence désastreuse de
« retretes ». Cette obligation d’aller dehors, n’importe où, au choix, dans le corral, dans la rue
ou le jardin, par une nuit opaque ou sous une pluie battante, complétait à merveille ce gîte
préhistorique. En guise de bougie, il fallut, le soir, m’éclairer avec un « candil », lumignon de
fer blanc à bec, et fumeux. »8
5
Extrait de « Les gorges du Flumen et le Salto de Roldan », Bulletin de la Société Ramond, 1909.
6
Dans « Les grottes de Bastaras », Spelunca n°55 (1909).
7
Renfoncement appelé festejador.
8
Dans « De Nocito à Otín », Bulletin du C.A.F. (section du Sud-Ouest), 1910.
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En 1903, déjà, Briet avait eu l’occasion de se familiariser avec l’une de ces casas
modestes, en l’occurrence casa Jacinto à Escoaïn, description parfaite de l’habitat
haut-aragonais :
« Du rez-de-chaussée, à la fois cellier et écurie, un escalier noir mène au premier dans
une sorte de salle à manger : la table, très pratique, consiste en un plateau qui se rabat, à
volonté sur des ais scellés à la cloison. Cette pièce ouvre sur le balcon ; la cuisine, avec sa
calotte enfumée, se trouve en arrière. Une chambre succède ; puis une autre, laquelle, au bout
de l’enfilade, est incontestablement la meilleure, la plus vaste, voire la plus importante,
puisqu’elle renferme presque tout le mobilier de la maison. Trois lits, placés à la queue leu leu,
supportent des tas d’effets, des couvertures, des piles de linge ; une planche à pain s’accroche
au plafond, des coffres, d’autres objets hétéroclites, ajoutent au désordre ; j’ai couché à
l’extrémité de ce capharnaüm, près d’un buffet vermoulu… »9
« Je dois confesser ici qu’à s’imposer de la sorte, en pèlerin étranger et tombant du ciel,
on est d’abord quelque peu embarrassé, si bien recommandé que l’on soit, surtout lorsqu’il
s’agit d’une habitation seigneuriale où l’hospitalité ne se vend point. J’éprouve toujours, dans
mon for intérieur, en pareilles circonstances, une gêne réelle que, malgré moi, je m’exagère et
durant laquelle j’ai conscience de mon intrusion. Demander asile à quelqu’un qui ne vous
connaît ni d’Eve ni d’Adam est peut-être encore plus délicat que de l’accorder. »10
Briet vécut dans le luxe à Morrano, chez Don Sabino, tout comme à Laguarta
ou à Santa Eulalia la Mayor, chez Don Alvaro, où il est « confus de tant d’honneur, moi
qui semblais, par mon grossier costume de montagnard, plutôt digne de hanter des barrancos
que des appartements élégants ! ».11 Soulignons, par ailleurs, cette phrase : « D. Alvaro
semait le bien autour de lui, était la providence des malheureux », qui est, en quelque sorte,
une réponse à la question que pose avec justesse Claire Dalzin : « il peut sembler
étrange que lui, si intuitif, n’ait pas senti la somme de violence sociale que recélait la
situation, et qui allait se déchaîner de part et d’autre en 1936. »12 En quelque sorte, en effet,
car la société espagnole, profondément injuste, était bien fondée sur un rapport figé
entre riches et pauvres, ces derniers n’ayant aucune chance de s’en sortir, souvent
humiliés par des riches qui pensaient qu’ils n’avaient que le choix de rester à leur
place subalterne et de se trouver bien heureux de bénéficier de leur sens de la charité.
La société du Haut-Aragon montagnard (j’exclue donc des villes comme Huesca et
Barbastro) était elle aussi foncièrement immobile, avec une soumission ancrée, dont
celle des tiones, qui, au demeurant, ont contribué à la paix sociale dans les usines de
Sabiñanigo, grâce à ce trait de caractère dominant. Soumission non moins terrible
chez la femme, comme on peut le ressentir chez cette femme de Bara, désemparée
devant la venue de Lucien Briet, car son mari est absent et elle ne sait pas lire… On
peut penser, à juste titre, que la guerre civile est venue d’ailleurs, de Barcelone en
9
Dans le Bulletin Pyrénéen n°45 (1904).
10
Dans « A travers la Sierra de Guara » (Les curiosités de Morrano), Bulletin de la Section du Sud-Ouest du
CAF n°1 (1909).
11
Dans « Le val de Onsera », Bulletin de la Section Sud-Ouest du CAF, n°3 (1910).
12
« A travers le Haut-Aragon dans les pas de Lucien Briet », op.cit.
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particulier13, et que les aragonais des montagnes n’avaient aucune velléité de
changement de leur vie (alors que le Bas-Aragon, autour de Caspe, était déjà prêt
pour une révolution, devançant même souvent les colonnes anarchistes dans la
création de collectivités, à partir du 18 juillet 1936).
Lucien Briet souligne cette docilité au détour de certaines pages, comme pour
ces « arrieros », à Rodellar, en 1904, qui « restaient en bas et mangeaient sur leurs
genoux ». Il use souvent, pour caractériser les aragonais de condition humble, du
terme « brave », qui peut paraître condescendant.
La violence de la guerre civile ne viendra pas de ces gens-là, mais bien de
l’extérieur, du monde politisé des ouvriers catalans en particulier, réponse légitime à
la violence dirigée à leur encontre par l’oligarchie au pouvoir. La société
montagnarde du Haut-Aragon, soulignons-le à nouveau, n’était pas sensibilisée à la
lutte sociale, vivant en quasi-autarcie. Les tions avaient pourtant l’occasion de côtoyer
d’autres milieux, lors de leurs migrations en France par exemple, mais cette
expérience ne mena pas, apparemment, à un éveil politique dans le sens d’un regain
de justice. José Satué Buisán (« Ferrer ») d’Escartín évoque d’anciens habitants du
village, ayant émigré définitivement en France, qui vantent les mérites du progrès et
de la modernité, mais il n’en déduit pas qu’il puisse exister une injustice à son
encontre, restant imprégné de son destin d’héritier de la Casa, et trouvant
probablement un certain équilibre (et le bonheur) dans cette vie de haut-montagnard,
que d’aucuns jugent impossible maintenant. La guerre civile, comme j’ai tenté de le
montrer par ailleurs14, a été largement subie dans la région du Haut-Ara, sauf à être
politisés par des éléments étrangers (les ouvriers construisant les routes et les
barrages), à l’image de Sardino, ce milicien originaire du Sobrepuerto, qui vint brûler
le mobilier et les objets liturgiques de l’église d’Ainielle devant les yeux effarés de ses
habitants.
Il n’en reste pas moins que l’injustice de classe est flagrante, sachant qu’il est
quasiment impossible pour un individu d’une Casa humble de franchir le palier qui
le sépare du niveau supérieur, les Casas aisées ou moyennement aisées créant
systématiquement des alliances avec des Casas semblables économiquement. Parmi
les détails ‘’choquants’’, Lucien Briet note ce droit de patronat accordé aux caciques
de Yeba et de Jánovas :
« En vertu d’une bulle pontificale datant de 1513 et donnée par Léon X, « servus
servorum Dei », D. Francisco, à l’instar de tous les héritiers de la casa Buesa, ses
prédécesseurs, jouit du droit de patronat. Ce « derecho de patronato » lui permet de présenter
à l’évêque de Barbastro, pour la cure de Yeba, un prêtre de son choix, et que le prélat doit
nommer, à moins d’empêchements canoniques […] Ne nous étonnons donc pas que mosen
Felix, frère de D. Francisco, soit curé dans son village natal ! »15
13
Même si la responsabilité des militaires et royalistes factieux ne fait aucun doute. Sans leur coup d’État,
comme le souligne l’historien de Saragosse Julián Casanova, il n’y aurait pas eu de guerre mais autre chose. La
culpabilité « nationaliste » (franquiste) ne fait aucun doute, malgré le détournement scandaleux opéré par
l’historiographie franquiste (les vainqueurs écrivent l’Histoire…).
14
Il s’agit d’un texte intitulé « Maldita guerra », déposé à l’Instituto Aragonés de Huesca, et disponible en ligne,
composé de deux parties, l’une concernant l’Espagne dans son ensemble, l’autre la guerre en Aragon (environ
800 pages chacune).
15
Dans « Barrancos et cuevas », Spelunca n°61, 1910.
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Malgré ces entorses à la justice, il semble accepter l’état de fait de ces énormes
différences, étant sensible, par ailleurs, à la qualité de l’accueil offert par les maisons
aisées et, indubitablement, à l’importance que lui reconnaissent les « seigneurs »
locaux, et à laquelle il n’a pas droit en France. Son opinion frôle ici le dithyrambique :
Il est vrai qu’il tient ces propos en se référant à son accueil à Laguarta, en 1907,
chez les Villacampa, « gentilshommes campagnards [qui] avaient su réunir autour d’eux
tout le luxe et le confortable possibles ». Le « on voyait partout des sonnettes électriques »
peut étonner quand on sait que Laguarta n’a reçu l’électricité qu’en…2006.
Plus loin, au sujet du Serrablo (qu’il orthographie « Sarrablo »), région où se
situe Laguarta, il écrit :
« …comprise entre le bassin du rio Ara et le pays de Nocito, cette région est si bien
restée en dehors du progrès que la plupart de ses habitants se contentent de vivre sur place
[…]. Familiarisé depuis longtemps avec la désolation qui l’environne, le malheureux
Aragonais juge inutile de le repousser loin de lui, et, fataliste comme l’Arabe, se courbe
devant le destin, sans même essayer d’aplanir le lambeau de sente muletière attenant à sa
maison ! »
Des propos qui laissent perplexe. Briet, en déplorant une certaine inertie des
comportements, n’appelle-t-il pas à la mobilisation, voire à la révolte ? Cette dernière
certes pas contre les gens aisés, qu’il loue démesurément, une fois encore :
« Oui, un gentilhomme aragonais imbu des principes et des coutumes de ses pères,
vous recevra, sans hésiter et avec plaisir, parce que cela lui convient, parce que vous êtes
envoyé par un parent ou par un ami intime, mais quant à vous demander quelque chose…Le
roi lui-même ne serait pas assez riche pour payer son écot, s’il lui fallait se reposer sous ces
nobles toits. »
Oui, un gentilhomme aragonais vous recevra ainsi, si vous êtes du même
milieu que lui, ou si, comme Lucien Briet, vous êtes muni d’une autorisation
nationale du ministre de la guerre et de liens avec la Real Sociedad Geografica, et que
le journal régional (le Diario de Huesca) annonce vos déplacements…
16
Dans « Les gorges du Flumen et le Salto de Roldan » (A Laguarta), Bulletin de la Société Ramond, 1909.
17
Le fameux « l’Espagne a cessé d’être catholique », lancé lors du débat sur la sécularisation de l’Église, en
1931, qui fut brandi par ses adversaires politiques et comploteurs contre la République.
398
d’obligeance que de sympathie. »18La proximité avec leurs ouailles, dans les mœurs et la
modestie économique, est la caractéristique de ces hommes, dont seule une relative
érudition les différencie. Ce qui ne rend que plus pathétique le massacre dont ils
feront l’objet dans les premiers mois de la guerre. Au sujet de leurs conditions de vie,
Briet se fait précis, dans le cas de D. Ricardo Salinas, à Revilla (1904) :
« Quoiqu’elle fût la plus confortable du hameau, sa « casa » n’en avait pas moins
l’aspect d’une chaumine. Recouverte de planchettes taillées et posées comme des tuiles, elle ne
s’en distinguait aucunement des autres habitations, la cuisine étant en ajoutage, et un
immense noyer faisant écran derrière.
Intérieurement, une grande simplicité régnait, et pour cause, aussi bien dans la salle
que dans les chambres à coucher. Toutes les ressources qu’offrait cette modeste demeure furent
déployées en vue de me bien recevoir. Un agneau qu’on sacrifia nous permit de faire une assez
bonne chère. J’avais un excellent lit ; ma fenêtre donnait sur le Castillo Mayor… »19
18
Dans « Les gorges du rio Vero » (La gorge de Alquézar).
19
Dans « Les grottes de Revilla », Bulletin de la Section du Sud-Ouest du CAF n°57, 1905.
399
Même site à Revilla en 2008, sur fond de Punta Llerga et Peña Montañesa. L’un des
successeurs de don Ricardo Salinas, Martín Brun Garuz, fut capturé ici puis assassiné, le
30 août 1936, sur la rive du río Cinca.
Les prêtres sont les premiers à vouloir accompagner Briet dans ses
explorations, ou à l’aider, comme D. Medardo, « párroco » de Sarsa de Surta, qui, en
1906, fait venir quelqu’un qui peut orienter l’explorateur français jusqu’à la grotte
recherchée. Après la visite d’icelle, bonne surprise : « D. Medardo avait eu l’idée géniale
de faire réchauffer notre dîner. Les cendres de son brasier étaient encore rouges. Nous nous
attablâmes autour d’une grosse dalle plate. Le pain, trempé de sauce tiède, me parut
exquis… » (Ibid.) Les prêtres « explorateurs » partagent l’enthousiasme du spécialiste
français : « Le curé de Lecina, qui avait noué les pans de sa soutane autour de ses hanches
pour assurer la liberté de ses mouvements, me frappa sur l’épaule. Il rayonnait.
-Qué le parece a Vd., don Luciano ? ... » (« Qu’est-ce que vous en dites, monsieur
Lucien ? », scène dans les Oscuros du río Vero, en 1908).
20
Dans « Les gorges du rio Vero » (extrait de « Superbes Pyrénées »).
400
Francisco Acin Menac, curé de Morcat, 18 octobre 1908. Dessous, le même site en 2012.
21
Dans « Barrancos et cuevas », Id.
401
Bien sûr, Briet avait l’occasion de nouer des liens intellectuels avec
certains de ces ecclésiastiques. Pour autant, et le comte de Saint-Saud s’en était déjà
fait l’écho, les gens modestes n’étaient pas dépourvus de curiosité et de pertinence à
ce niveau. On les voit ainsi s’intéresser aux cartes étalées par Briet, à la Pardina de
Albas, en 1904, ainsi qu’à Santa María de Buil, en 1908. En 1907, a lieu un événement
particulier :
« Ces mesures me remémorent une anecdote qui est tout à l’honneur du paysan
aragonais « esprit ouvert, vif, intelligent, plus instruit qu’on ne croirait, et sachant d’instinct
lire une carte » (Saint-Saud). A peine au fond du Salto de Roldan, je m’étais empressé de me
débarrasser de mon holostérique, afin de n’être pas gêné par lui en photographiant les lieux
[…]. Mes notes prises, on goûta et on s’amusa, au point qu’en partant j’oubliai mon
baromètre, dont l’absence ne me frappa que lorsque nous eûmes remonté l’échelle. Angel vola
de suite à son secours. J’étais si contrarié de n’avoir pas observé la pression apte à me donner
la profondeur du gouffre que je n’osai l’avouer à personne, pas même à l’aimable garçon qui,
d’ailleurs, me paraissait incapable de la lire à ma place sur le cadran… Aussi, devinez ma
surprise, quand Angel réapparu me cria de loin, au milieu des buis, le chiffre indiqué en bas
par l’aiguille… Il m’avait vu opérer plusieurs fois devant la maison de son père, située au
niveau et à deux pas de la Plaza Mayor de Apiés, ceci est un fait ; mais on conviendra que
bien des paysans, en pareil cas, n’auraient pas eu le tact et l’esprit de cette initiative, surtout
sans y avoir été invités. »22
Octobre 1910. Les prêtres explorateurs dans le barranco du río Yesa : Don Gabriel, curé de
Yeba, le curé de Ceresuela et Don Domingo Ceresuela, vicaire à Boltaña, et son frère
Melchor, « chasseur de fouines » (photo Lucien Briet, Musée de Lourdes).
22
Dans « Les gorges du Flumen et le Salto de Roldan » (Le Salto de Roldan).
402
Autre corporation, les instituteurs, mais on devine que ceux-ci ont moins
d’importance que les prêtres, et que la loi Moyano de 1857 n’a été qu’un vœu pieux. 23
En 1908, Briet vit se proposer comme guide un jeune instituteur d’Abizanda.
L’occasion, pour lui, de constater l’état de son école et de se lancer dans quelques
diatribes contre le système éducatif espagnol :
« Je voulus voir son école. C’était une masure qui ressemblait à un cellier ou à une
écurie plus qu’à une maison. La classe occupait, au rez-de-chaussée, un local insuffisant,
obscur et mal aéré, muni d’un mobilier scolaire des plus pauvres ; D. Antonio était honteux,
dans son patriotisme et dans le vif amour qu’il avait pour sa profession, de me faire les
honneurs d’une si pitoyable « escuela ». Ne démontrait-elle pas en effet le peu d’intérêt que
l’on éprouve, dans le Haut-Aragon, pour tout ce qui touche l’instruction publique ? Sans leur
bâtir des palais, comme on l’a fait ailleurs, le gouvernement de Madrid devrait améliorer le
sort de ses « maestros », cela au double point de vue pécuniaire et hygiénique, de façon à ne
pas rester en dehors du progrès et en arrière de tous les peuples, car, dans la balance de la
civilisation universelle, la valeur d’un pays dépend du degré d’instruction de ses
habitants… »24 Un souhait qui sera exaucé par la République née en 1931, qui mettra
l’accent sur l’ouverture d’esprit et l’intelligence, choses inacceptables pour le
franquisme et le national-catholicisme à venir.
403
Dans ce même village, restauré de nos jours avec succès, Briet a l’occasion de
rencontrer l’un de ces prêtres qui sera broyé par la vague anticléricale criminelle de
la Guerre Civile, Ángel Sanmartín Mora :
« Par-dessus les chênes verts, le clocher de Lecina jaillit enfin. Je frappais à la porte du
‘’cirujano’’26, quand j’entendis tout à coup du bruit derrière moi : je me retourne, c’étaient les
señoras Lorés et D. Angel Sanmartin, le curé, qui, d’une casa proche où ils se trouvaient,
m’avaient reconnu et accouraient, joyeux, les bras en l’air… ».
Ángel Sanmartín, avec qui il sympathisa lors d’un premier voyage, en 1906,
était alors qualifié de « jeune homme, non encore pourvu du titre de ‘’parroco’’ curé de
paroisse » (il avait alors 35 ans). Trente ans plus tard, son état de santé était tel qu’il
devait garder le lit dans le presbytère, soigné par sa propre sœur. Il y sera assassiné
de façon ignominieuse.27
26
Il s’agit du métier assez étonnant de barbier-chirurgien, « depuis longtemps disparu en France ». L’hôte du
français, qui est aussi secrétaire de mairie du district de Barcabo, s’appelle Tomás Lorés Calon.
27
La fin lamentable du curé de Lecina est racontée dans « Maldita guerra », tome II, déposé à l’Instituto de
Estudios Altoaragoneses de Huesca. Briet connut d’autres prêtres qui eurent le même destin : Macario Vitales
Delsel (Lavelilla), José Cáncer Paúl (Buerba) et Ramón Ubiergo Sopena (Los Molinos), qui étaient alors (en
1936) affectés dans d’autres paroisses
404
L’air sérieux, pour ne pas dire sévère, des personnes qui posent pour Briet. « Mme Lorés,
sa fille et l’institutrice », le 27 septembre 1908. Il s’agit de l’épouse de son hôte, Tomás
Lorés, dont Briet apprécia les talents culinaires, et de l’institutrice qui a l’insigne honneur
d’enseigner dans l’ « affreux taudis » qui sert de classe.
405
salles voûtées en arc ; l’une servait de vestibule et l’autre de cuisine. Banquette de maçonnerie
à l’entrée, escalier rude et étroit au fond. D. Felipe me pria d’accepter sa chambre, et, le
lendemain matin, à l’aspect des deux matelas étendus côte à côte sur le palier, spacieux comme
une chambre du premier étage, je compris qu’il m’avait également donné son propre lit. Cette
généreuse façon d’exercer l’hospitalité m’alla droit au cœur… (Ibid.)
Don Felipe l’étonna par son adresse : « Après chaque repas, D. Felipe déposait sur
la nappe une grande boîte de carton contenant tout ce qu’il fallait pour fumer, et je
m’extasiais de la dextérité avec laquelle il confectionnait une cigarette. Ouvrant un étui de
cuir il versait un peu de tabac dans sa main, en ôtait les hachures par trop ligneuses, puis
versait dans une feuille de papier, roulait d’un coup de pouce, fermait d’un bout, plaçait
l’autre entre ses lèvres et allumait… » (Ibid.)
30
Antonio, l’homme de casa Patricio, me confia, qu’adolescent, il avait suivi l’exode de la Guerre Civile (les
habitants de Vió furent poussés par ceux de Fanlo, alors que, bizarrement, ceux de Buerba, à deux kilomètres à
peine, ne bougèrent pas), pour se retrouver dans un camp à Rennes. Il s’agit de l’exode lié à la chute du front
d’Aragon, en avril 1938, et Rennes reçut environ 1.000 personnes. Cet exode est l’objet d’un ouvrage récent, «
L’exil espagnol en Bretagne (1937- 1940) », éd. Coop Breizh. Où l’on apprend que la Bretagne accueillit 26.000
réfugiés (dont 22.000 ne revinrent en Espagne qu’en 1939), mais aussi que les conditions d’accueil ne furent pas
des plus dignes, une fois de plus, dans un pays, la France, qui se targue parfois d’être une terre d’asile. Un
scandale qui, à l’époque, fut révélé par l’écrivain Louis Guilloux (écrivain réputé, qui échoua pour une voix au
Goncourt, en 1935, avec son livre « Le sang noir »), dont le combat a été révélé dans la revue « Télérama » du
24 septembre 2017, sous le titre « Louis Guilloux : ‘’Franco n’est que l’assassin en chef, mais ici, il a trouvé des
aides’’ ». A propos de 300 espagnols parqués dans un bâtiment en ruines à Saint-Brieuc, il écrit : « L’horreur du
spectacle dépasse toute écriture. Ici, vraiment, on ajoute au malheur. » Les mots de Guilloux (« ici, il a trouvé
des aides »), se rapporte à la décision du Gouvernement français de renvoyer les réfugiés chez eux, au motif que
l’État n’a pas les moyens de subvenir à leurs besoins. Il ajoute : « Les ministres qui ont signé ce décret ignoble
ne valent pas mieux aujourd’hui qu’une escadrille de bombardement. Dès qu’on s’arrange avec le crime on peut
bien dire que tout est perdu… ».
406
Don Felipe, curé de Vió, posant pour Lucien Briet, le 20 juillet 1905 (photo musée de
Lourdes). Dessous, l’église San Vicente de Vió (XII e), en 2007, avec l’un des deux derniers
habitants permanents du village, taillant le buis. Vió peut se targuer d’avoir une vue sur le
Mont Perdu (tout au fond).
407
Rencontres
Heureux encore que notre français n’ait point rencontré de fantômes ou autres
être surnaturels, qui peuplaient alors les croyances. Ainsi, il rapporte que le Tozal de
Asba, dans la sierra de Guara, passait pour être hanté, ce que confirmait cette histoire
de repatán (jeune apprenti berger) :
« Un petit berger de Betorz y fut le héros [sur le Tozal] d’une aventure non moins
singulière. Une nuit qu’il se reposait là-haut, auprès du bétail dont il avait la garde, il se
trouva brusquement réveillé par un fantôme qui se tenait debout, au milieu de l’enceinte en
pierres sèches qui déterminait la bergerie. Ce spectre avait la forme d’un pin et faisait
entendre des claquements rapides comme s’il eût joué des castagnettes ; le troupeau, effrayé
par l’apparition d’un être aussi bizarre, s’enfuit si vite qu’en cinq minutes il ne resta plus une
seule brebis dans l’humble corral.
L’enfant appela, et, avec l’aide de son chien, essaya de retenir ses animaux ; ce fut en
vain. Alors, s’affolant lui-même, il dégringola d’une traite jusqu’au village, où il raconta ce
qui venait de lui arriver. Dès le lever du jour, des hommes montèrent avec lui, mais il fallut
beaucoup de temps et force peine pour rassembler le bétail dispersé de toutes parts. Un certain
nombre de brebis s’étaient plus ou moins blessées en s’enfuyant à travers les fourrés ou en
sautant des à pic qui par là ne manquent point. Bien que ce conte de fées passe pour très
authentique, nous croyons, quant à nous, que le petit berger, n’ayant pas eu ce jour-là
suffisamment soin de ses moutons, s’amusa à le forger dans le but d’éviter une correction… »
(Ibid.)
Cette interprétation est sans doute la bonne, et a le mérite de mettre en avant
ce que devaient subir les enfants, poussés très tôt à affronter la vie des adultes.
Un jour où ils se dirigeaient vers Alquezar, en 1906, son guide Lorenzo Viu et
lui-même rencontrèrent un jeune garçon et son père, qui lui furent d’un grand
secours, car la mule portant la cantine s’était couchée : « Nous soulevâmes simplement
les cantines et l’animal se remit sur pattes, l’oeil plein d’un doux flegme résigné ». L’auteur
fut alors interpellé par ces deux aragonais :
« Nous rendions grâce à l’Espagnol, lorsque je m’aperçus que son « muchacho » avait
sur les épaules un lot de petites cages d’osier renfermant chacune un oiseau sombre et de la
grosseur d’un pigeon. L’un et l’autre revenaient de la chasse aux « tordos », mot que Lorenzo
traduisit par ‘’merles’’, non sans ajouter, pour ma complète édification, que ces oiseaux, en
automne, quittaient par bandes le midi de la France, et qu’on en capturait alors en Espagne
d’énormes quantités. Un négociant de Barbastro les achetait vingt cinq centimes la paire pour
31
Dans « Les gorges du rio Vero » (Deux jours à Sarsa de Surta).
408
les expédier à Paris. Cet ultime renseignement m’éclaira tout à fait : il s’agissait de grives qui
sont une espèce du genre merle, tirant son nom de l’aspect de son plumage semé de taches
brunes, autrement dit grivelé. Nos gaillards en avaient attrapé une quarantaine, qui, toutes,
gisaient mortes dans un sac, celles des cages ayant simplement servi à rappeler.
Un chêne vert, préparé de longue date, joue le rôle de piège. Il comporte quatre grosses
branches écourtées, formant candélabre, et reliées entre elles par des bâtonnets horizontaux :
c’est sur ces bâtons que se plantent obliquement les baguettes enduites de glu où, trompées
par le chant de leurs sœurs captives, les grives de passage viennent se poser et se livrer à
l’oiseleur embusqué à peu de distance, dans une cabane au centre d’un buisson touffu »
(Ibid.)
Tous les aragonais de rencontre peuvent ainsi être gratifiés d’un mot aimable
et entrer discrètement dans l’histoire pyrénéiste. Tel cet enfant, lors de l’arrivée à
Ibirque :
« Dans le village, je jetai la corde de ma monture à l’enfant qui nous avait
accompagnés et sautai à terre. Le visage de ce gamin s’illumina si naïvement devant la
gratification que je lui remis que nous ne pûmes, Joaquin et moi, nous empêcher d’en
rire… »32
Un tableau qui met un peu de baume au cœur quant aux relations homme-
femme, qui paraissent bien chahutées par ailleurs. Voici aussi ce domestique, qui
prend une initiative personnelle pour l’aider dans son exploration :
La Val de Onsera
32
Dans « Les gorges du Flumen et le Salto de Roldan » (Le bassin de Santa Maria de Belsué).
33
Dans « Voyage au barranco de Mascun », Bulletin Pyrénéen n°53, 1905.
34
Dans « A travers la sierra de Guara », Bulletin de la Section du Sud-Ouest du CAF, 1909.
409
Lucien Briet est l’homme rare des paysages rares, celui, au moins, qui sait les
dire. L’ermitage de la Val de Onsera (la Bal d’Onsera), avec ses atours, est peut-être la
première merveille du Haut-Aragon. Un prodige que je m’étais juré d’honorer, après
plusieurs voyages in situ (en 1998 et 2001), par une nuit en solitaire, ce que je réalisai
en 2018. Je gardais alors le vague souvenir d’un canyon si étroit qu’il suffisait de
tendre les bras pour en toucher les deux murailles. Ce fut le cas, encore plus marqué
du fait de sa longueur, et, peut-être, de la solitude : on peut ainsi déambuler dans cet
« estrecho » pendant au moins un quart d’heure, et la menace d’un orage peut
inquiéter à juste titre, quand nulle échappée ne semble possible, sur ces roches au
lisse déconcertant. Surprise, l’approche du col San Salvador peut actuellement
s’effectuer en évitant l’accès direct (le Paso d’a Biñeta, que Briet nomme Escalera de
la Viñeta), aidé de câbles, le long de la paroi, en optant pour un sentier (« senda de
los Burros », sentier des ânes…) qui contourne ces difficultés par la droite, au prix
d’un détour. Depuis le col, et selon un même objectif d’accessibilité, la descente vers
le vallon de l’ermitage est lui aussi aménagé presque tout du long avec des câbles, ce
qui enlève une bonne part de la sauvagerie, et du rêve. Briet, en son temps, ne vécut
pas ces affres de la modernité et du risque zéro. A tout le moins lors de cette
excursion car, contre toute attente, son hôte de Santa Eulalia la Mayor, Alvaro Calvo
Vallés, n’en était point dépourvu :
« La casa de D. Alvaro Calvo était un énorme cube de maçonnerie, moitié pierre,
moitié brique, dont la façade trouée de vastes baies regardait le Sud. Ce manoir arborait un
paratonnerre et il s’y adjoignait force bâtiments communs. Une grille massive, dans le patio,
défendait la cage de l’escalier. Au premier, on rencontrait d’abord la cuisine et la salle à
manger, puis venait un couloir grandiose, qui servait de pièce d’habitation et où s’ouvraient
diverses chambres et un bureau. Chaque porte était magnifiquement sculptée. Le salon
moderne, très luxueux, se compliquait d’une alcôve ; on s’empressa de m’y installer. J’étais
confus de tant d’honneur, moi qui semblais, par mon grossier costume de montagnard, plutôt
digne de hanter des barrancos que des appartements élégants ! Notez en outre que la casa,
comme un hôtel de premier ordre, s’éclairait à l’électricité, D. Alvaro possédant à 220 mètres
en contre-bas du village, sur le rio Guatizalema et en face de La Almunia del Romeral, auquel
un téléphone le reliait, et où il avait établi une dynamo pour son usage exclusif… Liberté
d’avoir de la lumière toute la nuit ! Quelle bonne fortune, et surtout quelle commodité que
cette suppresion radicale des lampes, des ‘’candiles’’, des bougies et des allumettes ! »
410
Comme le souligne le français, cette richesse n’avait rien de choquant, car « D.
Alvaro semait le bien autour de lui, était la providence des malheureux. » Qu’est-il advenu
de cette Casa et des héritiers de Don Alvaro, en juillet 1936, alors que les milices
anarchistes s’emparèrent des lieux ?35
Briet part donc de Santa Eulalia pour rejoindre San Martín le 7 octobre 1908.
« Le Barranco de San Martin qui est, ne l’oublions pas, un endroit tellement extraordinaire,
tellement impossible, qu’il faut l’avoir vu de ses propres yeux pour le bien comprendre, pour
s’en faire une idée nette et précise. » Après l’ascension du col de San Salvador, par la
voie directe, aménagée à ses propres frais par Don Alvaro, et la descente scabreuse,
« où les glissades étaient à craindre », vers le barranco de San Martín, il ne reste qu’un
petit sentier, environ dix minutes, pour atteindre le paradis promis :
« Il y avait une misérable sente qui parfois se confondait avec le lit d’un ‘’arroyuelo’’
tari. Des falaises, de part et d’autre, nous étouffaient ; elles étaient si gigantesques et si
proches, qu’un objectif ordinaire eût été incapable de les embrasser entièrement. La largeur du
barranco mesurait une dizaine de mètres, et même plus, mais cet espace se trouvait écrasé,
puis réduit à rien par des talus, des avancées, des fondrières, des fourrés d’arbustes ; il nous
fallait marcher à la file indienne. La base des rochers affectait une verticalité sinistre, au-
dessus de la quelle les tours se modelaient, triomphaient, menaçantes, babyloniennes,
couronnées de créneaux lumineux. Une pointe conique se perdait dans les nues. On éprouvait
l’impression d’être au bout du monde, enseveli au fond d’une galerie desservant un palais
souterrain, refuge légendaire et surnaturel, comme ces châteaux que l’on décrit dans les
‘’Mille et une nuits’’, et où un chevalier de la Table rode se fût attendu à pourfendre un génie
malfaisant et à sauver l’honneur de quelque belle princesse.
Sans compter sur un coup de théâtre aussi romanesque, j’espérais néanmoins, à
chaque pas qui m’enfonçait dans ce stupéfiant abîme, voir apparaître devant moi quelque
chose d’incroyable et de merveilleux. Ce rêve ne fut point déçu. Le Barranco de San Martin
répondait à ce qu’on était en droit d’attendre de lui. Lentement, l’espace se développa et, au
moment même où un grand arbre projetait sa ramure puissante, une troisième muraille, aussi
inexorable que ses sœurs, ferma le gouffre, converti brusquement en un sublime cul-de-sac. Le
clapotis d’un ruisseau retentissait. Nous enjambâmes cette eau et, après avoir monté et passé
sous les noyers – car il y en avait deux, unvieux et un jeune – nous stoppâmes sur une
plateforme.
La fissure du Barranco de San Martin dégénérait en puits monstrueux. Nous étions
au fond d’un aven triangulaire qui nous emprisonnait d’une façon presque indescriptible. Je
n’avais encore rien vu de semblable depuis que je parcourais les sierras du Haut-Aragon. On
m’avait soutenu qu’il fallait venir ici pour comprendre ce site unique en son genre ; je
doutais, hochant la tête d’un air sceptique, et voilà que maintenant je donnais raison, cent fois
raison à mes interlocuteurs ! D’un côté, la muraille ne déviait pas, mais de l’autre elle
s’écartait, contribuait à l’évasement du gouffre dont la superficie était inégale, grâce aux
cônes d’éboulis qui s’y étaient amassés. L’un d’eux, couvert de buissons, occupait
l’encoignure de droite. Il était labouré par un ravinement, car autrefois de l’eau s’était
précipitée par là, comme elle le faisait encore, du sommet de l’angle opposite. A gauche, en
effet, s’éplorait une adorable cascade grosse peut-être comme la cuisse,mais qui s’effilait,
35
Trois prêtres furent assassinés à Santa Eulalia, le 19 août 1936 : Mariano Cortés Remiro, 64 ans, curé de
Morrano ; Domingo Torres Laguna, 64 ans, chanoine à Jaca ; José María Torrente Villacampa, 57 ans, bénéficier
à la basilique de San Lorenzo (Huesca). Le curé de Santa Eulalia, Félix Gracia Sauras, 30 ans, réussit à se sauver
en se cachant puis en fuyant vers la zone « nationale ».
411
pleine de grâce, en raison de la hauteur de sa chute ; on eût dit un jet lancé par une gouttière,
jet qui se résolvait en pluie diamantine, à une respectable distance du pied des rochers.Cette
douche arrosait un bloc arrondi, qu’on aurait pu prendre pour une stalagmite engendrée par
elle ; et, à partir de là, le ruisselet ainsi interrompu se recomposait, gai et limpide, fuyant vers
la sortie où, de suite, il disparaissait sous la pierraille épaisse qui encombrait le thalweg du
barranco. »
L’ermitage de san Martín, le 7 octobre 1908. Une construction qui n’a pas encore subi les
dommages de la guerre civile, mais semble néanmoins relativement endommagé. Les
personnes, comme d’habitude chez Briet, posent pour la postérité, dont la sacristine du lieu,
Antonia Doto, à droite.
Briet, comme beaucoup d’autres, juge cet endroit indescriptible. Seul lui-
même, à mon sens, a su le décrire, tout comme il a su en décrire l’histoire :
« L’ermitage de San Martin fut donc fondé en 334. Il y aurait eu là comme un petit
monastère, fruste et rustique, mais qui devint promptement célèbre dans la région. Visité par
les rois, cet ermitage fut mis sous la juridiction de l’évêque de Huesca et y resta constamment,
sauf de 1110 à 1572, où il dépendit de l’abbaye de Monte Aragon.
San Urbez avait cinquante ans quand il s’installa dans le Val de Onsera. Il y prit
l’habit de ‘’monje benito’’ bénédictin, et il y eut comme supérieur un moine Martin qui
mourut en odeur de sainteté e qui fut enseveli dans l’ermitage même. On croit que les os
412
conservés dans le grand autel sont les siens, mais faute de certitude absolue, ils ne font l’objet
d’aucune autre vénération. »36
La chute d’eau de San Martín, pluie adamantine, et l’inévitable vautour, roi de l’espace.
Le champignon de mousse, gorgé d’eau, a disparu par la suite, sans doute vaincu par son
poids et le gel. Photo 1998.
Des informations qu’il tient grâce à « un vénérable in-quarto », qui circulait dans
la Ribera de Fiscal, et dont il put copier quelques lignes, grâce au curé de Lavelilla.
Un texte daté de 1701, relatant la vie de San Urbez, qui y aurait vécu, rapporte que le
saint bordelais, avocat de la pluie, né à Bordeaux en 702, avait cinquante ans quand il
rejoignit San Martín (ce serait donc vers 752), où il aurait pris l’habit bénédictin et
aurait été ordonné prêtre, avant de quitter le lieu pour finir sa vie à Nocito (à 100
ans !). La légende rapporte que cet ermitage aurait été fondé par saint Martin de
Tours en 334, donc avant le règne des wisigoths en Espagne (418-711) 37, mais cet acte
est fortement improbable puisque saint Martin (316-397) n’était pas en Espagne à
cette époque (334 est avancé comme la date où, alors dans l’armée romaine, il aurait
partagé son manteau avec un homme qui avait froid, à Amiens). Le monastère, lors
du Haut Moyen-Âge (fin du V e siècle-fin du XXe siècle), est assez réputé pour porter
la charge d’autres monastères locaux (San Gines de Isarre, San Pedro de Antefuenzo,
San Úrbez de Nocito, San Cosme). En 1110, San Martín dépend du monastère de
Montearagón, mais il aurait été utilisé par des religieuses à partir de la moitié du XII e,
et finalement abandonné en 1572, où il resta à la seule charge d’un ermite. San Martín
s’honore de la visite de rois et nobles aragonais, en quête de descendance masculine,
peut-être attiré par la réputation de son eau. Ainsi, le roi d’Aragon Pedro IV (1319-
36
Briet est assez méfiant, ici, écrivant qu’il s’agit de « données qu’il convient d’intercaler, ici, sous toutes
réserves, bien entendu, en ce qui concerne leur valeur historique ».
37
De nombreux auteurs prétendent, en effet, quele monastère existait à l’époque des wisigoths.
413
1387) y serait venu, ainsi que Don Alonso Felipe de Gurrea y Aragón, comte de
Ribagorza, en 1524, qui aurait rejoint le site avec sa troisième épouse, Doña Ana de
Sarmiento, déchaussés, pour obtenir cette descendance. Le destin de l’ermitage se
heurte à la Guerre Civile, en 1936, où il est vandalisé par des miliciens menés, paraît-
il, par une personne des environs, qui aurait elle-même été tuée, peu après, près de la
centrale hydroélectrique d’Apiés.
Depuis le col de San Salvador, vue sur les pitons rocheux qui dominent l’anfractuosité où
niche San Martín (vers la droite), appelés les « Alpargatas de San Martín » (les espadrilles
de saint Martin), habitat du vautour. Qui osa entrer dans l’oursière, au début de notre ère,
temps de superstitions et de survie ? Photo 2018.
38
Dans « Le Val de Onsera », Bulletin de la Section du Sud-Ouest du CAF, 1911.
414
Ermitage de San Martín, un lieu tranquille pour la nuit, où nul ours ne trouble
le sommeil. Photo 2018.
La fête et la messe
415
L’importance de la « fiesta mayor » se mesure à l’aune de la dureté de la vie,
sorte de soupape où l’on se « lâche ».39 En 1904, Briet « tombe » sur la fête d’Albella :
« Un violon grinçait entre deux guitares. On polkait, mais la ‘’jota’’ était surtout
demandée. Du reste, la chanson ne dit-elle pas que ‘’tout Aragonais qui ne chante pas la jota
est muet de naissance ou sans cœur’’ ? […] Rien de plus gracieux que la jota aragonaise,
danse expressive, où le jeune homme et la jeune fille, claquant des doigts pour imiter les
castagnettes, se font vis-à-vis comme s’ils se poursuivaient à tour de rôle, pour s’unir tout à
coup et sauter d’accord au signal du couplet entonné par les musiciens… »40
« Les Espagnols invitent alors cordialement les Français avec lesquels ils
entretiennent des relations d’affaires ou d’amitié, et qui s’empressent d’accourir, heureux de
pouvoir savourer le vin épais des plaines de Huesca dont ils sont si friands et volontiers
enthousiastes. De leur propre aveu du reste, cette réception ‘’tras los montes’’ l’emporte sur
celle qu’ils rendent à leur tour, lors des foires de Gèdre et de Gavarnie. L’Aragonais, qui
chante, danse, pince plus ou moins de la guitare, est d’un caractère plus gai, plus amical, plus
hospitalier que le Barégeois qui semble refléter son ciel brumeux dans sa taciturnité réfléchie
et dans ses vêtements de bure sombre. La fête de Torla dure trois jours. On absorbe force
tasses de chocolat dont la préparation à l’espagnole est très appréciée des touristes. Les jeunes
gens ont la bizarre coutume d’offrir alors des volailles aux étrangers présents, cadeau de
bienvenue en échange duquel on leur donne la pièce… »41
« J’ai assisté à une messe de l’Assomption dite par le curé ‘’cura parroco’’ de Torla, D.
Francisco Abenoza, dont le nom trahit une origine arabe indéniable. De l’ensoleillement du
parvis à l’obscurité relative de l’église, la transition fut si brutale que je me crus presque
tombé dans les catacombes ; des cierges allumés aidaient à l’illusion. Très peu de bancs,
réservés du reste au sexe fort. Les femmes restèrent à genoux par terre pendant toute la durée
du Saint-Sacrifice. Les carabineros, en grande tenue, se tenaient debout. Des enfants étaient
prosternés devant le sanctuaire, les garçons d’un côté et les fillettes de l’autre. Nous nous
passâmes de sermon. Le Credo eut des allures de pas redoublé. Quelques éventails s’agitaient.
Les membres de la confrérie, couverts d’une cape et une bougie à la main, allèrent à l’offrande.
Je goûtai davantage la procession qui s’effectua après les vêpres. En tête, des joueurs de
guitare et de violon accompagnés de jeunes garçons ; ceux-ci, un bâton dans chaque main,
dansaient, tout en frappant leurs cannes tantôt l’une contre l’autre, tantôt sur celles de leurs
vis-à-vis, conformément à la cadence et aux ritournelles de la musique. Cette danse religieuse
évoquerait, dit-on, le souvenir des luttes d’antan entre les Mores et les Chrétiens. Un grand
drapeau incarnat, puis un crucifix d’où pendaient des cordons de soie à glands, faisaient office
de bannières. Les hommes chantaient, et précédaient le curé en habits sacerdotaux portant une
statue de la Vierge dans les bras. La marche était fermée par la foule des femmes confondant
39
Un peu, songeons à ces jeunes femmes « disponibles », surveillées par tant de yeux, soucieux de l’avenir de la
Casa, et donc du choix de la « joven ».
40
Dans « Voyage au barranco de Mascun », Bulletin Pyrénéen, 1905.
41
Dans « Le long du rio Ara », Bulletin de la Section du Sud-Ouest du CAF, 1904.
416
leurs jupes voyantes, certaines d’entre elles coiffées de la mantille qui sied si bien à un teint
mat et à des yeux noirs. » (Ibid.)
Que de choses dans cette description ! Du sort douteux réservé aux femmes
pendant la cérémonie, au « paloteado » bien connu des pèlerins de Santa Orosia, l’on
devine l’étonnement de Briet. Un « folklore » qui renaît de nos jours, sous nos yeux
toujours ébahis.
Au sujet des femmes, il avait déjà fait cette observation à Lecina, en 1906 :
« Les hommes occupaient la tribune ; quant aux femmes, sans chaises ni prie-Dieu, elles
étaient agenouillées au milieu de la nef, où la plupart d’entre elles brûlaient des bougies en
commémoration de leurs parents défunts. »42 En Espagne, le lien femme-religion paraît
foncièrement différent de celui de l’homme, qui est plus distant. Il est tentant
d’interpréter cela par la différence de statut de chaque sexe, dans une société qui est
masculine dans son essence : la vie difficile des femmes sera récompensée par un au-
delà meilleur… On peut légitimement s’interroger, par ailleurs, sur la coutume que
décrit Briet, chez D. Antonio Buil, à Sarsa de Surta (1906) : « Sa femme nous servait,
mais sans s’attabler avec nous, la coutume aragonaise, dérivée des mœurs arables,
l’exigeant. » (Ibid.) Coutume que j’ai personnellement connue à Buerba, lors d’une
collation avec Antonio Viñuales, sa femme Pilar restant debout, près de nous, sans
partager nos agapes…
Dans ce rapport entre la femme et la religion, j’ai évoqué, par ailleurs, les
fameuses « barranganas », concubines acceptées tacitement, mais interdites
officiellement, qui facilitaient sans doute l’équilibre des prêtres… 43 Sur un sujet
proche, Briet évoque le choix des prénoms féminins :
« Les jeunes filles reçoivent fréquemment des noms se rapportant à la Sainte Vierge.
Ce sont de véritables enfants de Marie. Dolorès vient de Notre-Dame des Douleurs ; Mercedès
de Notre-Dame des Grâces ; Rosario, de Notre-Dame du Rosaire. On rencontre des
Concepciones, des Visitaciones, des Asunciones et des Purificaciones. Les Pilares foisonnent,
particulièrement en Aragon, car ce nom honore la célèbre Nuestra Señora del Pilar, patronne
par excellence de la province, celle qui inspira, durant la guerre de l’Indépendance, tant de
courage et de patriotisme aux défenseurs de Saragosse…
Il est un couplet de « jota » :
417
Couplet où la Vierge du Pilier dit qu’elle ne veut pas être française, mais capitaine des troupes
d’Aragon. »44
La cuisine aragonaise a souvent été dénigrée par les pyrénéistes français, peu
sensibles, en particulier, à l’huile d’olive, base de cette alimentation, qui, pourtant,
rencontre beaucoup de succès de nos jours. Briet reste lui-même assez méfiant :
« [Les aragonais] aiment ce qui sollicite ou excite l’appétit, comme des tranches de
concombres ‘’pepinos ‘’ nageant sur une mer de vinaigre rosat, sauce dont ils avalent ensuite
une honnête assiettée, mitigée d’eau par exemple. Le piment rouge fait fureur dans leurs
ragoûts. Demissez deux tomates crues et un gros oignon blanc, effilochez dessus quelques
brindilles de morue sèche, versez de l’huile, retournez à la façon d’une salade, et vous aurez
un goûter que rehausseront deux ou trois gorgées de vin pur bues à la régalade avec un
‘’porron’’. Le vin de Apiés pèse de 14 à 16 degrés. J’eus soin de me garer de toute cette couleur
locale et d’adopter un régime, plus conforme à mon estomac, de lait, d’œufs à la coque et de
volaille. Le médecin du pays, D. Eduardo Calleja, m’avoua qu’il avait à soigner le plus
souvent des affections intestinales. » (Apiés, 1907).46
Il s’était pourtant montré plus confiant, à Boltaña, en 1904, mais dans le cadre
d’une auberge où il avait ses habitudes :
« La cuisine du ‘’Parador de San Martin’’ n’avait rien de commun avec celle que l’on
peut apprécier dans les hôtels de Gèdre et de Gavarnie, et elle me plaisait surtout à cause de
son exotisme. Je variais le déjeûner du matin et prenais tantôt du café, tantôt du chocolat. On
dînait à midi ; on soupait dès le crépuscule. Les plats étaient en nombre suffisant. On
commençait par un potage aux pâtes auquels succédaient invariablement des légumes,
haricots et pois chiches ‘’garbanzos’’ ; ces derniers, cuits à l’eau et sans sauce, mettaient
comme un tas de billes jaunes dans les assiettes. Le ‘’puchero’’, sorte de pot-au-feu analogue à
la garbure bigourdane, se composait de mouton, de lard, de salé et parfois d’abattis de volaille,
ainsi que de fragments de ‘’chorizo’’, cervelas rougeâtre et très relevé. Quelques feuilles de
romaine, nageant dans un bain de vinaigre rose, dont nous buvions deux ou trois cuillerées
mitigées d’eau, représentaient la salade, côte à côte un plat de tomates crues, découpées et
44
Dans « A travers la sierra de Guara » (Les curiosités de Morrano).
45
Dans « Sous la Peña Montañesa », Spelunca n°66, 1911.
46
Dans « Les gorges du Flumen et le Salto de Roldan » (Apiés), Bulletin de la Société Ramond, 1909.
418
assaisonnées avec des tranches d’oignons blancs. Des olives en conserve, farcies de piment,
tenaient lieu de cornichons. Nous utilisions le ‘’porron’’, de préférence aux deux verres que
l’on alignait devant nous, le plus petit pour le vin. Le ‘’porron’’ est une carafe de verre, munie
sur le côté d’un goulot oblique et pointu qui, penché à une courte distance des lèvres, laisse
échapper un léger filet de liquide, qu’il faut ingurgiter au fur et à mesure, tout en évitant de le
répandre sur son gilet. Quant aux ragoûts, ils étaient comme de juste apprêtés à l’huile.
Fruits, biscuits et gâteaux secs surgissaient au dessert, accompagnés de temps à autre, le
dimanche notamment, d’un entremets. » 47
« Tous ces villages sont morts en tant qu’habitat des hommes, mais aussi en tant que
représentant une civilisation. Les objets qu’on y trouve – de moins en moins au fur et à
mesure que les maisons s’effondrent ou qu’ils sont emportés – sont des objets qui n’ont plus
cours, des objets en bois, en pierre ou en cuir, parfois en fer qui, dans notre vie de tous les
jours, ont été remplacés par d’autres objets fabriqués ailleurs dans des matières différentes, ou
qui font référence à des activités qui n’existent plus, celles-là même qui, avec les mentalités,
les croyances, les formes d’expression, forgent les traits d’une civilisation. »53
47
Dans « Le long du rio Ara », Bulletin du Sud-Ouest du CAF, 1906.
48
Dans « Les gorges du rio Vero » (Deux jours à Sarsa de Surta).
49
Dans « Les gorges du Flumen et le Salto de Roldan » (Le bassin de Santa Maria de Belsué).
50
Dans « La vallée de Vio », Bulletin de la Section du Sud-Ouest du CAF n°62 (1907). Il s’agit de son trajet
entre Boltaña et Vió, en 1905
51
Carte L’Aínsa-Sobrarbe (Prames), au 1 :40.000.
52
VÁZQUEZ OBRADOR (J.), Nombres de lugar de Sobrepuerto : análisis lingüistico. Coleción « Yalliq »,
Sabiñanigo, Comarca Alto Gállego, 2002. Un travail qu’il entama dès le début des années 80, en particulier
grâce à ses entretiens réguliers avec José Satué Buisán (« Ferrer ») d’Escartín, qui écrit, dans ses mémoires,
combien il a été surpris par les recherches de ce jeune étudiant, au moment où le processus d’oubli (teinté de
culpabilité ou de dévalorisation) était très actif (et destructeur pour l’image de soi).
53
TREMOSA (L.), Le Haut-Aragon moderne (La Solana de Burgasé), revue « Pyrénées » n°163-164, 1990.
419
Parmi ces objets, l’incontournable « trillo », qui choqua tant George Orwell en
1936, et que Briet vit en action :
« Il y a dans le village un four banal où, chaque jour, plusieurs familles cuisent de
concert. Les miches achèvent de lever, au chaud sous des draps. Durant l’extraction des
braises, les ménagères sont là, empressées à confectionner les ‘’tortas’’, sortes de petites
galettes, sur lesquelles on fait des dessins avec les doigts et que l’on dore au moyen de
quelques gouttes d’huile. D’aucuns les saupoudrent de sucre et d’anis, ou bien y étalent des
tomates coupées en quartiers. Bientôt l’heure critique arrive, et rien n’est plus amusant alors
que la bousculade de toutes ces jupes, apportant à la queue leu leu leurs pâtisseries, que le
boulanger enfourne pêle-mêle, chacun ayant fait une marque pour reconnaître son bien. Les
dernières sont à peine introduites que celles du fond peuvent se retirer. Assurément, cela ne
vaut pas une tarte quelconque, voire un de nos chaussons aux pommes, mais j’en ai mangé
quand même avec plaisir, dans le faible que je professe pour les mets exotiques, quelque
abominables qu’ils soient. On s’occupe ensuite du pain qui, quant à lui, exige une heure de
cuisson. Ce pain est délicieux : il laisse dans la bouche un arrière-goût et un parfum de farine
que nous ne connaissons plus en France, malheureusement ! »55
Parmi les coutumes et métiers disparus 56, les navatas (descentes de ríos sur des
trains de bois) et les navateros (radeleurs) interpellent le français, particulièrement
lors du passage de l’Entremón, et son cours capricant, maintenant barré par le
barrage de Mediano, dont les eaux noyèrent le village du même nom et le célèbre
pont du Diable :
54
Dans « Le défilé de l’Entremon », Bulletin Pyrénéen, 1906.
55
Dans « Les gorges du Flumen et le Salto de Roldan » (Apiés).
56
La dernière navata eut lieu en 1949. Ce moyen de transport a été délaissé à cause de la construction des
barrages et de l’apparition du transport par camions. Le bois était l’un des rares produits exportés depuis la
montagne : il était conduit jusqu’à la plaine, voire la mer (Tortosa). Les navateros étaient originaires, le plus
souvent, de Laspuña et de Puyarruego. Il fallait dix jours pour arriver à Tortosa, grâce aux crues de printemps
(« los mayencos », de « mayo », le mois de mai), avec environ vingt tonnes de bois. Laspuña propose un Museo
de las Navatas y la Madera, ainsi qu’un Ecomuseo de las Navatas. Les navatas ont été remises au goût du jour
par d’anciens navateros en 1983. Luis Buisán a aussi laissé des mots chargés d’émotions au sujet des
« navateros » du río Ara, depuis son village de Ginuábel, dans « Cerca del Monte Perdido » (2010).
420
« Le défilé de l’Entremon (prononcez à l’espagnole Enn-trémonn) n’est parcouru que
par les mariniers ‘’navateros’’ chargés de convoyer les trains de bois venant de la frontière, ou
plutôt de ses forêts. Ces trains n’ont rien de commun avec les interminables serpents qui
descendent lentement nos rivières. Sur le Cinca, les troncs de pin, dûment préparés pour la
scierie, sont attachés en radeau court et à peu près carré. Aux approches du cañon, la vitesse
du courant, qui s’accélère, lance ce radeau comme une flèche ; les adroits gaillards qui le
guident, arc-boutés sur leurs jambes et attentifs, l’un au gouvernail d’avant, l’autre à celui
d’arrière, disparaissent brusquement sous le magnifique portail dont la torsion est effrayante,
et où ils tâchent d’éviter les heurts. Il faudrait s’embarquer avec eux pour savoir quelque
chose des mystères de cette remarquable cluse, au milieu de laquelle on éprouverait peut-être
autant d’émotions que dans les célèbres couloirs de l’Ardèche et du Tarn. Semblables à des
oiseaux de mauvais augure , d’étranges racontars ont longtemps plané au-dessus du défilé de
l’Entremon, dont la traversée, disait-on, offrait mille obstacles à affronter, mille périls à
combattre, tous plus terribles les uns que les autres, et que les mariniers, par crainte de la
concurrence ou dans le but de se faire valoir, se gardaient bien de démentir : le populaire en
était arrivé à croire que ces derniers, au tournant d’une pène, dégringolaient une énorme
cascade, leur radeau plongeant à pic dans une vasque, dont ils ressortaient, solidement
cramponnés à lui et tout ruisselants. »57
421
(« navatero », radelier) a été récupérée dans les années 80, entre Laspuña
et Aínsa, puis sur d’autres ríos.
Mediano, village-symbole
Le français prend contact avec l’« hôtel » qui doit l’héberger, quelque peu
dubitatif :
« Aucune enseigne ne décorait le ‘’mesón’’ qui avait plutôt l’air d’être habité par un
paysan que par un aubergiste. Au-dessus du rez-de-chaussée, deux étages se superposaient : le
plus haut servait de grenier. Ces étages créaient une façade lourde, rectangulaire, au crépi
délavé par les averses. Une sorte de balcon couronnait le linteau de la porte dont les jambages
écornés montraient la pierre. Une dalle grossière faisait office de palier. Quelques touffes de
renouée, le ‘’polygonum aviculare’’ des botanistes, traînaient par terre. Le maître du logis
étant absent, sa femme prit connaissance de la lettre d’Anselmo. Pendant qu’elle lisait, je
constatai rapidement que la salle d’entrée, sans respirer la pauvreté, n’annonçait pas la
richesse. Les poutres non équarries avaient été bituminées par la fumée. A main gauche, deux
petites pièces représentaient la relaverie et la cuisine. Une ouverture, d’autre part, desservait
les écuries. L’escalier se trouvait à côté de cette ouverture. La ‘’señora’’ ne tarda pas à me
prier de la suivre au premier, dans une vaste chambre où avait été mise au frais une collection
de pots de fleurs. Des images religieuses s’accrochaient au mur. Une toile tendue s’agitait
doucement devant la fenêtre grande ouverte. Mon appareil photographique déposé sur une
422
table et le dîner commandé, je sortis avec Henri, avide comme moi de se familiariser avec les
êtres et les abords immédiats de cette habitation. »
Un cliché daté de 1930, où l’on perçoit les balbutiements du progrès, avec l’arrivée de la fée
électricité. « Jesús, Mariano, Antonio y Rosario Carruesco junto a Filomena Nacenta »
(photo et légende dans « Mediano, el ojo del pasado »).
423
La famille Carruesco en 1958. Le « mesón » s’est modernisé. « Les enfants de Mariano
Carruesco gardent précieusement le piolet que, paraît-il, le photographe a offert au grand-
père en remerciement de l’accueil reçu pendant son séjour dans le Sobrarbe. » (Photo et
légende dans « Mediano, el ojo del pasado »).
Javier Carruesco, arrière petit-fils de Mariano, avec le piolet que Lucien Briet
aurait offert. Sur la panne, l’inscription « Marke Tödi Prima 28161 ».
424
Briet à Charly, en 1895. Le piolet qu’il tient
dans sa main (photo à Charly, en 1895), ne
semble pas le même que celui du haut : le
manche semble plus long, et dépasse
l’ensemble panne-tête-lame, et la panne et la
lame semble plus alignées. Mais il n’est pas
impossible que le français ait possédé un
autre piolet lors de sa visite à Samitier, lieu
qu’il semblait fort apprécier (visites en 1904,
1906, 1907, 1908 et 1911).
425
Mediano, le 12 juillet 1904.
426
semblent d’hier, et dont on embrasse à merveille l’évasement, non sans être aussitôt surpris
du pont de pierre délicat et inattendu qui s’y profile. Une tour en ruine se plante comme une
girouette disloquée sur la crête de la falaise Ouest. »
11 juillet 1904, Lucien Briet se dirige vers l’Entremón, et le pont du Diable. Photo Lucien
Briet, musée de Lourdes. La décision de la construction du barrage fut prise en 1911. Le
pont du Diable rejoint le village de Palo (vers la gauche). Dessous, fin des années 50, un
cliché qui donne une idée de grandeur du barrage, avec le pont du Diable prêt à être mangé
par le monstre de béton. Photo dans « Mediano, el ojo del pasado ».
427
Le pont du Diable et le village, photo de Joaquim Branguli i Claramunt (1913-1991), en
pleine guerre civile (fin 1936), musée de Bielsa.
Le français sait admirer les merveilles de la nature, quand beaucoup, selon les
mots de Chesterton, manquent d’émerveillement :
« Nous dégringolâmes jusqu’au bord du Cinca pour goûter de plus près ce spectacle
majestueux. La piste se frayait parmi des cailloux où, parfois, du sable s’épandait : elle repré-
sentait le chemin de Palo. Nous fîmes un kilomètre. L’étrange cluse débutait entre deux
masses de roc qui se toisaient mutuellement, et par le moyen desquelles le pont s’élançait
d’une rive à l’autre. Ce plein cintre jetait un arc de triomphe au-dessus du Cinca. Le tablier
qu’il supportait bombait légèrement le dos. Trois baies s’y ajouraient, atténuaient la lourdeur
des culées, une à droite et deux à gauche, comme autant d’arches de décharge appelées à
combattre la poussée des crues capables d’emporter l’édifice. Intérieurement, et assez près des
soubassements écrasés qui servaient de piles, il existait deux séries de trous qui pouvaient
avoir aidé, lors de la construction, à soutenir les poutres de l’échafaudage, et qui n’avaient pas
été rebouchées probablement en prévision des réparations à venir. De même que pour la vieille
tour-vigie qui dominait le défilé, on reconnaissait de suite que c’était là une œuvre romaine
plutôt qu’arabe. L’ensemble comptait bien 30 mètres d’élévation à partir du niveau de l’eau
sur 40 à 50 mètres de portée. »
428
pluies, la dernière casa étant abandonnée le 28 avril. Carlos López, enfant à l’époque,
raconte :
« Le niveau de l’eau a monté et nous sommes vite sortis du village, alors qu’il y en
avait un mètre. Il n’y avait presque pas de véhicules dans le village pour enlever les objets des
maisons, ni de téléphone pour demander de l’aide. Nous avons d’abord fait sortir les animaux,
et avec le tracteur de mon père et la remorque, les meubles et les vêtements qu’on a pu. On ne
savait pas où les mettre, alors, pendant plusieurs jours, une partie des affaires est restée sous
les intempéries, protégées par des bâches. Des gens de la famille sont venus nous aider, depuis
Coscojuela de Sobrarbe et Barbastro. »58
Mais les greniers des casas étaient encore pleins d’objets en tout genre,
meubles, vêtements, vaisselle. Carlos López lâche : « On pensait que jamais l’eau ne
monterait aussi haut. » Il fallut donc revenir, grâce à des barques construites avec des
bidons, et récupérer tout cela. Et la vie, après ?
« Dans ma famille, nous étions huit et nous avons été répartis dans trois ou quatre
maisons construites hors du village… Nous étions une douzaine d’enfants à dormir dans la
Casa Cavera, d’autres dans celle des ingénieurs. » Au total environ 500 personnes, avec celles
de Morillo de Tou, Arasanz et Coscojuela de Sobrarbe, furent expropriées, la plupart
choisissant de rejoindre de grandes villes, Barbastro, Huesca, Saragosse et Lerida. D’autres
préférèrent vivre près de leur ancien village, dont la famille de Carlos López : « Nous sommes
restés parce que mon père a travaillé à la CHE (Confederación Hidrográfica del Ebro) après
avoir perdu les champs. D’un village qui avait un cinéma, une boucherie, une épicerie et une
salle de bal, nous avons atterri dans une maison où il y avait à peine assez de place pour toute
la famille, et pas d’eau courante. On n’avait que la première chaîne à la télévision. Ce furent
de mauvaises années, comme si on repartait de zéro. »
Les anciens habitants59 revenaient en période de basses eaux, en particulier
lors des fêtes du souvenir. « Quand l’eau baissait, on en profitait pour retourner dans les
maisons et récupérer des souvenirs. Des pierres et des lauzes, ou les cuves de pierre où on
gardait l’huile. Je conserve comme un trésor un raccord électrique en céramique… » Mais ils
ne purent récupérer le linteau de leur maison, daté de 1659, probablement celui que
Briet avait remarqué sur la casa López.
En 1995, la CHE détruisit les maisons de Mediano, sous le prétexte de la
sécurité. Les habitants s’opposèrent, par contre, à la destruction de l’église et de
l’esconjuradero, et Prames restaura la tour-clocher 60. Malgré les indemnisations
(faibles) dont bénéficièrent les anciens habitants, on peut s’interroger, à juste titre, sur
ce démantèlement des campagnes, qui se poursuivit d’ailleurs dans la région, avec la
construction d’un autre barrage (El Grado, en aval). Et souscrire à la colère de Lionel
Tremosa :
429
pour achever son œuvre de destruction. Et pourtant quel symbole accablant contre ceux qui
avancent arrogamment sous la bannière du progrès ! Quel symbole douloureux pour ceux qui
ont vécu là et reviennent parfois en pèlerinage ! Quel symbole révoltant pour ceux qui
découvrent le peu de cas que l’on fait des œuvres humaines et des gens dont elles étaient le
cadre de vie et les racines ! Quel symbole plus clair pour montrer que la modernité, dont le
barrage se veut la justification, représente en premier lieu la mort de la campagne ! »61
La tour de l’église et
l’esconjuradero, vus
depuis l’aire de casa
Pallás, le 19 mai 1936
(Photo archives de la
Confederación
Hidrográfica del Ebro).
Plaza de Abajo, lieu de danse, de fête, et de jeu au fronton, sur le mur de casa Latorre. A
droite, casa López, qui fournit le village en lait, et où fut hébergé le célèbre pyrénéiste Arlot
de Saint-Saud en 1882. Photo mai 1936, dans « Mediano, el ojo del pasado ».
TREMOSA (L.), Le Haut-Aragon moderne (D’eau et de bois), revue « Pyrénées » n°165-166, 1991.
61
430
La vie d’avant. Casa Fantova, avec des clients devant la porte de
de l’épicerie. Un homme prépare un agneau, pendu au
« camatriello ». Mai 1936. Photo dans « Mediano, el ojo del
pasado ».
431
Intérieur de l’église de Mediano, en 2011.
Mediano, huile de José Maria Camp OlivarTozal de Monclús). Le peintre n’a pas oublié
l’église de Nuestra Señora de Monclús, au fond, à gauche et sous le Tozal éponyme. Le 20
mai, les habitants de Mediano y conduisaient une statue de la Vierge en procession. Le
village de Monclús a été abandonné au XVIe siècle pour construire Mediano sur l’autre
432
rive (l’église contient la date de 1589). Le Tozal de Monclús (à droite) garde encore les
ruines d’un château, comme il y en eut beaucoup pour contrer l’avancée arabe. L’ermitage
a été dynamité par les militaires dans les années 1974/75.
Mariano Carruesco, en connaisseur du pays, conduit Briet sur la crête qui do-
mine Samitier, « ascension d’une heure et demie 62, qu’il serait regrettable de ne point
exécuter, qui donne une parfaite idée du serpentement de l’Entremón, que l’on
domine comme de la nacelle d’un ballon captif.
62
L’ascension actuelle, directement depuis une piste partant de Samitier, n’excède pas la demi-heure.
433
Défilé et pont de l’Entremón (sortie du défilé, où se trouvait autrefois le passage du bac),
depuis le château de Samitier, passage périlleux des « navatas », qui se poursuivaient vers
l’Èbre et la Méditerranée (jusqu’en 1949). Les radeleurs tombaient parfois dans l’eau, et se
noyaient s’ils ne savaient nager. On discerne nettement le sentier de la rive gauche, qui
atteint le barrage de Mediano en environ une heure. Photo 2002.
434
s’aventurer sur cette crête et se retourner après en avoir atteint la première pointe ; l’antique
vigie se détache aussitôt, vigoureusement et en plein azur, au faîte de son pain de sucre. Un à-
pic épouvantable s’effondre à gauche : j’y ai jeté, entre les branches d’un arbre
pittoresquement suspendu, une énorme pierre, dont la chute n’a pas retenti. »
Tour fortifiée de
Samitier, le 12 juillet
1904. Mariano
Carruesco donne
l’échelle. L’église de
San Meterio et San
Celedonio, à droite et
en arrière, a été
restaurée de façon
magnifique en 1997.
Rien n’a changé, et l’on peut s’autoriser sur la pelouse de la tour un bivouac
des plus précieux, tourné vers le « hiatus » et Mediano. Mais seul son clocher
émerge… Il ne faut pas hésiter, non plus, à gravir le sommet adjacent (Tozal Corona),
pour un panorama fastueux, au coucher du soleil.
435
Lac et barrage de Mediano, crête de Samitier (église San Miterio et San Celedonio, et tour
fortifiée), et Tozal de Palo en arrière, séparé par le défilé de l’Entremón. Le Haut-Aragon
merveilleux, lieu de bivouac hors normes (mai 2013).
La nuit tombe, depuis la tour fortifiée de Samitier. Toute l’étendue du lac de Mediano, le
barrage, l’église, si seule, face aux logements de la CHE. Au fond, les lumières d’Aínsa, le
massif du Mont Perdu et les Parets de Pineta, à droite la Peña Montañesa. Mai 2013.
436
Ce même jour, 12 juillet 1904, Mariano Carruesco conduit le français à
Ligüerre de Cinca et vers le débouché du défilé :
« La sortie de l’Entremon est très supérieure à son entrée, en tant que décor et que
mise en scène. Deux immenses falaises l’encadrent de leurs pylônes géants. Celle de droite
s’arrondit en chapeau de gendarme ; celle de gauche, par une double escarpe qui s’échafaude à
la façon d’un escalier, s’élève de la terre au ciel. Plusieurs promontoires s’enlacent dans
l’entre-deux. Des talus verdâtres s’adossent aux flancs de ce formidable portique, tandis que le
roc blême, prodigué comme pour en éterniser la gloire, se rehausse de taches pourpres qui
l’incendient. Le rio miroite à même son invariable plaine de galets. Un rapide le barre d’un
léger mouton d’écume, et tout au fond, il y a un bac desservi par un sentier.
Cette sente, hors du village, franchit une ravine où sourd une petite fontaine, et
décline vers une plage caillouteuse sur laquelle elle finit de s’effacer. La nef, qui joue le rôle de
bac, est pontée à l’aide d’un mauvais parquet. Un câble de fils de fer, qui glisse entre deux
poutres arrondies et plantées comme des montants de guillotine à l’extrémité de ce
transbordeur rural, sert de rail aérien. En guise de lisse, un accoudoir quelconque ; il suffit à
préserver le bétail et le public d’une chute dans le Cinca. La ‘’barca’’ de Ligüerre est aussi
décrépite que son vieux nocher : elle a de l’eau à fond de cale, qu’il faut sans cesse écoper. Le
passage aller et retour coûte dix centimes par personne. Grâce à son grand bâtiment qui nos
tournait le dos, le village, sur sa terrasse, avait la tournure d’un fort. Après avoir traversé le
rio, je longeai sa rive gauche, parmi les cailloux et les gravats, jusqu’à ce que le courant, en
occupant toute la largeur du seuil de sortie, me contraignît à stopper.
437
On a alors devant soi un tableau vraiment extraordinaire : le chant du cygne du défilé
de l’Entremon. D’inexpugnables parois s’élancent, dont rien n’adoucit la nudité, âpre et fa-
rouche, entassement chaotique où la nature s’est piquée de bon goût et de régularité. Par ici,
un talus souligne en écharpe un rempart grisâtre qui porte un bastion de calcaire sanglant ;
par là, c’est une falaise côtelée qui se profile, mangée de rouille et si rébarbative, que la
végétation pariétaire hésite à y multiplier ses guirlandes. Il existe au-dessus une seconde
muraille ; au loin et plus haut, d’autres murailles se prodiguent encore ; et, au pied de tous ces
pignons, de toutes ces façades, qui se contrarient et s’harmonisent à la fois, le Cinca débouche
sans hâte et sans plainte, comme si la traversée de leurs sublimes Thermopyles l’avait
anéanti ; plus bas seulement, il se reprend à clapoter. Ses flots s’effrangent sur des galets
versicolores, marbre, grès rouge, schiste et granit, venus de partout, et les bases des courtines,
qui y plongent verticale- ment, se réfléchissent dans son éclatant miroir. Le cœur même de la
gorge s’emplit de pentes vallonnées qui se répandent sous une fortification badigeonnée au
minium et striée de vert ; cette crête monte par saccades ; quelques buissons la hérissent, et
sur sa pointe la plus audacieuse, on retrouve avec plaisir l’antique et imperturbable vigie,
ainsi que l’ ‘’ermita’’ qui l’accompagne. En arrivant des plaines espagnoles, la sortie de
l’Entremon apparaît comme l’entrée monumentale d’une exposition de pics, tous ceux que le
Sobrarbe rassemble, et au fronton de laquelle les nuages flottent en guise d’oriflammes…
A droite, une large corniche, assez élevée et vers laquelle une piste grimpe, ouvre une
voie d’accès facile dans l’intérieur de l’Entremon. »
Débouché du río Cinca, au miroir apaisé, dans l’Entremón. En haut, l’église de San
Meterio et San Celedonio, et la tour fortifiée. 2010.
438
Mediano, le río Cinca, et le Tozal de Monclús. Photo CHE, février 1935.
439
Nuevo et Samitier, ne prête rien moins qu’à ce dilettantisme coupable, qui gomme la
vision soudaine d’une « atalaya » (tour de guet) arborant encore sa fierté, tout en
semblant fondue avec son socle primitif63.
Combien de fois, pourtant, me suis-je dit que l’ascension incertaine vers cette
tour oubliée fleurait l’évidence. « Mañana », bien sûr, une fois accomplis certains
« devoirs » locaux, une cime altière à coiffer avant que le souffle ne se fassse court, un
« barranco » prodigieux et inaccessible à l’homme, un village échoué sur la rive de l’
« embalse », à la vie presque échappée mais à l’appel impétueux, une pierre, un
arbre, une composition, comme il en existe partout dans ce pays. Tous ces détails
qu’il faut honorer d’une visite, d’une émotion à tout jamais incompréhensible,
devenue addiction.
Mediano Viejo happe, comme il se doit, par son histoire humaine bouleversée,
par le dédain coupable d’hommes qui se sont vus comme des rois omnipotents, pou-
vant disposer à loisir de leurs sujets, ou comme des dictateurs malades du pouvoir,
trichant sans vergogne pour se légitimer, assis sur une violence aveugle. Il faut visiter
ce symbole, s’imprégner de ce qui fut un bassin de vie qui n’aurait jamais dû
s’effacer. Gravir, en peu de temps, la piste qui, depuis Samitier, donne accès à la crête
sublime que couronnent l’église restaurée (en 1997) de San Meterio et San Cele-
donio et sa tour fortifiée. Folâtrer quelque peu, aussi, sur la piste ou, mieux encore,
ahaner sur le sentier qui, coupant court depuis Palo et l’ermitage de San Climen, livre
l’accès à son Tozal, pour ouvrir sur l’Entremón et la mer de Mediano, où se révèle
une église sourcilleuse et vindicative.
Depuis le Tozal de Palo, le défilé de l’Entremón, où les « navateros » devaient batailler, la
crête de Samitier (avec le Tozal Corona, point le plus élevé) et le barrage de Mediano
(2013).
La géographie tourmentée de ce pays garde un secret aux accents fabuleux,
presque irréels, que la prétention des hommes, avec les fastes du barrage, a presque
occulté à jamais. La pyramide aigüe du Tozal de Monclús en est le signal patent, que
d’aucuns, le plus souvent, n’ont l’idée de conquérir. Pour y chercher quoi ? Pour quel
63
Il s’agit d’une « atalaya » du nom de San Juan, alignée sur Samitier et Abizanda, face au village d’Escanilla.
440
trésor enfoui ? L’œil s’y attarde pourtant, et se décourage face à tant
d’enchevêtrement arboré, tant de ressauts pugnaces, où l’on devine griffures et
combat à mener. Jaillit là, pourtant, un concentré de l’histoire locale, et peut-être du
Sobrarbe dans son entier, puisque le Tozal de Monclús est coiffé des ruines d’un
château qui eut une importance considérable en son temps, tandis que son pied, sur
la rive gauche du río Cinca, rassembla une localité qui ne fut pas moins que la
capitale locale, à l’instar de l’actuelle Aínsa.
Avant de partir à sa conquête, informons-nous sur ce passé fascinant, qui
donnera à coup sûr de l’ampleur au désir.
Plan du château fortifié de Monclús, par Adolfo Castán, dans « Torres y Castillos del Alto
Aragón » (Publicaciones y Ediciones del Alto Aragón, 2004).
A la fin de juin 1320, les « pastorells » gascons – groupe fanatisé et loqueteux -
se rassemblent à Luz, à 20 km de Gavarnie, et se lancent dans une incursion en Es-
pagne, ayant eu vent d’une croisade contre les maures de Grenade, qui menaceraient
le royaume de Valence. Ils sont peut-être 5.000, le 1 er ou le 2 juillet, à franchir la fron-
tière, probablement par le port de Boucharo (Bujaruelo) et la vallée de Broto.
441
Parvenus à Aínsa, ils préparent une attaque du village de Monclús, à environ dix
kilomètres au sud, sur la rive gauche du río Cinca, qui n’a pourtant rien d’arabe
puisqu’il s’agit d’une « judería » (juiverie), une bourgade composée en grande partie
de juifs aisés, dont l’activité consiste à prêter de l’argent (Monclús est une sorte de
centre bancaire régional), qui possède jusqu’à une synagogue et un cimetière juif.
L’attaque a lieu le 3 juillet, et donne lieu à un véritable massacre (au moins 35
morts, selon une source documentée, sur une population évaluée à 100/150, avec une
trentaine de casas), dont certaines personnes qui s’étaient pourtant réfugiées dans le
château lui-même. 10 juifs se seraient convertis au christianisme, et 17 auraient ainsi
réussi à survivre. La localité est vandalisée avec, paraît-il, la participation de gens du
pays, qui en auraient profité pour solder leurs comptes. Le même jour, les
« pastorells » poussent vers Naval, où ils mettent à sac la « morería » (quartier
maure), là aussi avec l’aide de locaux, mais les maures réussissent à se protéger en se
réfugiant dans le château. Les assaillants poursuivent jusqu’à Barbastro le 4, où ils
campent à l’extérieur de la ville. Ils y vendent les objets volés à Monclús, mais
apprennent que la campagne contre les maures dans le Levant a été annulée, et s’en
retournent en désordre vers la France. Ce même jour, le roi Jaime II d’Aragon (1267-
1327, qui renforça l’alliance entre les royaumes d’Aragon et de Valence, et le comté
de Barcelone) apprend l’existence de cette incursion, et ordonnent des représailles,
menées par son fils, l’infant Alfonso, tout en exigeant que les juifs et les maures de
son royaume soient protégés. La répression tombe avec dureté sur les « pastorells »
qui n’ont pu remonter à temps vers la France, avec, par exemple, quarante
pendaisons à Barbastro et ses environs, tandis que les autorités locales qui n’ont pas
empêché les faits sont elles aussi poursuivies (dont 26 personnes d’Aínsa).
Le massacre de 1320 marque un avant et un après pour Monclús, qui décline
peu à peu et voit partir les juifs (en particulier, pour un temps, vers Aínsa), puis les
chrétiens, jusqu’à un quasi abandon vers 1357, et le transfert de la prépondérance po-
litique locale à Mediano. Le château de Monclús, quant à lui, est détruit en 1519 à la
suite d’une rébellion des villages de la baronnie (« Baronía de Monclús ») 64 contre
leur suzerain, le baron Rodrigo de Palafox. Mais la discorde s’étalera jusqu’en 1585,
64
Ces villages sont : Monclús, Mediano, Arasanz, Morillo de Monclús, Palo, Trillo, Olsón, Plampalacios et les
hameaux (« aldeas ») d’Arcusa et Castellazo.
442
où le roi Felipe II incorporera la baronnie au royaume, contre argent sonnant et
trébuchant.65
443
cuasi del todo divino
favores acumuló
vuestra mano repartió
maravillas con primor
Paralíticos, quebrados,
tullidos, calenturientos,
vuestras glorias con acentos
publican muy elevados
todos quedan remediados
publicando vuestro amor.
444
del cielo con tu lucir
porque lo sabes abrir
con vuestra vista amorosa
aguas envías bondadosa
que al campo leda verdor
Esclarecido Mediano,
de esta prenda noble centro
las dichas irán de aumento
pues de ellas tienes la mano
tus penas si eres humano
demuestran bello color.
445
(« Cantique en l’honneur de Notre-Dame de Monclús, protectrice contre le goître,
vénérée dans les villages de la région de Mediano, district de Boltaña », texte sur le
site « gensobrarbe », par Jesús Cardiel Lalueza, 2014)
446
Procession de la Vierge de Monclús,
le 20 mai, à la fin des années 40. Les
hommes devant, les femmes (photo
du bas) derrière, et au centre les
musiciens, le commandant de la
Garde Civile, et le curé, Mariano
Orús.
447
Le Tozal de Múonclús et le magnifique « puente del Diablo », objet d’une légende : Satan
proposa de construire un passage sur le Cinca, pour les habitants de Mediano, en une nuit,
le chant du coq faisant foi, en échange de trois jeunes femmes. Alors qu’il ne lui manquait
qu’une pierre pour finir l’ouvrage, un habitant imita le cri du coq, et il s’enfuit. Le pont
serait aussi le lieu d’un fait historique légendaire (mais l’endroit est contesté) : l’assassinat
de Gonzalo, fils de Sancho el Mayor et roi du Sobrarbe et de la Ribagorza (rive gauche) par
Ramón de Gascuña, le 26 juin 1045. Cliché pris par le photographe de la CHE, en mai
1933. L’accès actuel au sommet coupe en diagonale sous la crête, de droite à gauche, avant
de gravir cette même crête, de gauche à droite. La principale difficulté est la traversée dans
un bois très dense, alors que ce cliché montre une pente burinée.
448
Sommet du Tozal de Monclús, et les restes de sa tour. Juin 2019.
Début de l’ascension du Tozal (arête), vue sur l’église de Mediano. La remontée de la crête
est aisée, mais la traversée pour accéder à cette crête s’effectue dans un bois très dense, sur
une pente assez raide. Une véritable bataille, qui donne tout son prix à cette courte
ascension.
449
Tella, ermitage de San Juan et San Pablo, sur le col de l’Abellanera, devant le Puntón. Il fut consacré en
1019 par l’évêque Borrell, de Roda de Isabeña (2008).
On attribue le nom de Sobrarbe, aussi appelé As Balles (les vallées, comme en-
tités propres), à un événement historique improbable, mais auréolé de légende, la ba-
450
taille d’Aínsa en 724, où les chrétiens, menés par Garcí Ximénez, auraient vaincu les
musulmans, après avoir vu apparaître une croix en feu sur un chêne. Apparition
« sobre el arbol », qui aurait donné naissance à l’entité géographique locale. Mais
d’aucuns voient plus sûrement une étymologie liée à la sierra de Arbe, au sud du
village d’Olsón (on dit aussi sierra de Olsón), qui délimite le « pays » dans sa zone
méridionale, et sépara les chrétiens des musulmans. Malgré une géographie
tourmentée, mais ô combien généreuse et à la beauté fascinante, la trace de l’homme
remonte assez loin, comme le soulignent la grotte del Moro (Añisclo), les
« maccarroni » (dessins sur de l’argile tendre) de la grotte du Forcón (ou del
Borracho, près de Toledo de la Nata, au pied de la Sierra Ferrera) et la Losa Campa
de Tella, associés au néolithique (- 5.000 à – 3.000). L’analyse au carbone 14 révèle, en
effet, une ancienneté de – 4.600 au sujet de céramiques trouvées dans la grotte du
Forcón.
Les informations se font encore plus rares par la suite avec, prétendent
certains auteurs, des tribus celtibériques, les « cerretanos » et les « jacetanos » (à
associer à Jaca68), qui seront soumises par Rome, et les basques à l’ouest. Le VI e siècle,
sous contrôle wisigoth (dont le royaume se situe entre 418 et 711), est marqué par
l’arrivée de l’anachorète italien Victorián vers 522, qui deviendra le supérieur du
monastère de San Martín de Asán (futur San Victorián, au X e siècle), le plus vieux
monastère de la péninsule ibérique, au pied de la Sierra Ferrera.
La conquête musulmane, entre 711 et 726, met fin au royaume wisigoth. Dans
le Sobrarbe, ce conflit trouve écho dans la nécropole wisigothe de la Cueva Foradada
(Sarsa de Surta). Certains considèrent Boltaña comme la capitale d’une « cora » (déli-
mitation géographique) d’Al-Andalus, qui aurait été transférée à Barbastro au début
du Xe siècle, avec la poussée chrétienne. La présence musulmane est restée dans
l’imaginaire populaire, sous le terme de « moros », qu’on retrouve sur certains sites
(l’Ibón de la Mora de Plan, dans la vallée de Gistaín, la Cueva de los Moros, à
Añisclo, et en de multiples endroits). Enrique Satué relève cette croyance dans la
région du Sobrepuerto (comarque du Haut Gallego), où les « moros » désignent des
68
Selon Caton, Jaca aurait été conquise par les romains en -194.
451
êtres magiques – une sorcière maure est cachée dans quelque grotte proche – et des
temps qui englobent jusqu’à la période romaine, avant la conquête musulmane elle-
même69. Elle est discutée par certains historiens, à juste titre méfiants quant à la
véracité historique au sujet du territoire musulman, qui pensent que celui-ci n’a pas
dépassé la sierra de Arbe (malgré la consonnance arabe d’Abizanda, d’Azaba et
d’Almazorre, et des allusions à des « almunias », exploitations agricoles d’origine
musulmane, comme l’Almunia d’Olsón ou l’Almunia de Zaragoza à Escanilla).
Monastère de San Victorián, 9 octobre 1911 (photo Lucien Briet, Musée Pyrénéen de
Lourdes).
69
Voir son chapitre « La neblina de los moros » (le brouillard des maures), dans son formidable « Ainielle, la
memoria amarilla », ed. Prames, 2003.
70
Un mythe colporté par Gauberto Fabricio de Vagad, dans sa « Cronica de Aragón », imprimée en 1499.
71
Néanmoins, Charlemagne, en 778, ne réussit pas à prendre cette ville aux musulmans.
452
Carte du Sobrarbe (dans « Comarca de Sobrarbe », Severino Pallaruelo, 2006).
453
forte. Domingo Buesa Conde ne fait d’ailleurs pas allusion à cette bataille, et il est
avéré que le mythe des rois du Sobrarbe est apparu au XIIIe siècle.
A partir de 1050, les rois aragonais essayent d’avancer vers le sud, le long du
Cinca (le « Vieux Sobrarbe », à droite, la Fueva, à gauche), en réduisant les défenses
musulmanes (Muñones, Graus, Naval, Barbastro, Alquézar). La tradition rapporte
que les restes de San Victorián suivent ces troupes, à l’instar de Franco et du bras
incorrompu de sainte Thérèse d’Avila (lors de la guerre civile), par exemple pour la
prise d’Alquézar, en 1067. Le roi Ramiro I meurt lors d’une de ces batailles, à Graus,
en 1063. Cette dernière ville est prise en 1083 par le fils de Sancho Ramírez, Pedro.
Suivent Monzón (1089), Naval (1095) et Barbastro (1100). Les gens du Sobrarbe
participent au repeuplement des terres fertiles au sud, et Alfonso I désigne Aínsa
comme « capitale » en 1127, avec les mêmes « fueros » que Jaca, afin de structurer le
455
pays. La création de la Couronne d’Aragon relègue le Sobrarbe à un rang secondaire,
pour sa faible importance économique et sociale. L’espace est de plus en plus
contrôlé, autour de l’entité de la vallée, en particulier au sujet de l’élevage, et des
accords ont lieu avec les vallées françaises frontalières : les premières lies et passeries
écrites datent de cette époque, qui doivent assurer la paix entre les communautés, et
la jouissance indivise des pâturages.
Depuis le pic de la Bernatoire, le col et le lac éponymes, lieu de passage des troupeaux
espagnols de la vallée de Broto (à droite) vers les pâturages d’Ossoue, en juillet chaque
année, depuis des temps ancestraux (1330). En face, le pic de Gabiet (2716 m), au fond les
cimes de Gavarnie (pic de Taillon, à droite, du Marboré plus loin). Photo sur le site
« camptocamp ».
457
franchissent la frontière vers la France, le 16 juin 1938, pour gagner la Catalogne et
poursuivre leur combat, sur le front de l’Èbre, où beaucoup seront massacrés, dans la
bataille la plus importante qu’ait connu le sol espagnol. De nombreuses familles se
divisent, des frères pouvant combattre dans des camps opposés, et les vaincus
républicains subissent la vengeance franquiste, pouvant rester plusieurs années dans
des prisons ou des camps de travail, avant de réintégrer la casa.
Avec la victoire franquiste, une chape de plomb tombe sur l’Espagne, et le
Sobrarbe, pour des décennies, avec les conséquences de l’exil, son lot de rancœurs et
de répression, en particulier dans toutes ces régions qui restèrent républicaines (dont
le Sobrarbe). Les années à venir sont celles d’un retour impossible à l’« équilibre »
d’avant, avec la poursuite de la guerre par les franquistes, avec d’autres moyens que
les armes, afin de bien définir les vainqueurs et stigmatiser les vaincus. Au niveau
économique, l’hégémonie des « Casas » les plus fortes est consolidée, les autres « Ca-
sas » s’appauvrissent, et les gens « afectos » au régime sont les nouveaux « caciques»,
tandis que l’Église se voit offrir les fruits de sa coupable collaboration avec le
nationalisme franquiste, proche du fascisme, surtout dans les premières années. Avec
la Seconde Guerre Mondiale, et la victoire des alliés, les républicains espagnols
survivants, souvent communistes, parfois anarchistes, se lancent dans des actions de
maquis, en particulier dans la zone de la Peña Montañesa, au-dessus d’Aínsa. La
zone frontalière est l’objet d’une surveillance assidue des militaires, ainsi que de
travaux de protection, et le découragement de la population, occupée à sa survie (un
objectif caché du régime, la faim empêchant toute velléité de combat politique), ne
permet pas aux maquisards de trouver l’appui escompté, jusqu’à leur disparition,
autour des années 50.
Les années à suivre sont, pour beaucoup, celles de la rupture avec une vie an-
cestrale et ses normes (la « Casa », l’héritier unique, les stratégies de mariage …), une
vie souvent dédiée à la lutte contre les éléments et une géographie âpre, où l’espoir
d’une amélioration n’est guère de mise, bloquée par une hiérarchie anachronique, et
pourtant acceptée, car vécue comme nécessaire. Les années 60 sont un pas
supplémentaire, souvent décisif, une nouvelle violence des autorités franquistes à
l’encontre des campagnes, quand elles prennent conscience, sans le dire (il est
inconcevable de remettre en question le « génie » de Franco), que l’autarcie voulue
par le Caudillo est une catastrophe pour le pays. A leur corps défendant, et au prix
de nombreuses crises existentielles, les gens abandonnent une vie venue du Moyen-
Âge, que d’aucuns, maintenant, ne regrettent pas, tout en soupesant le poids étrange
de la nostalgie.
458
Aire (Buerba, 2007)
ARCHITECTURE 74
74
Les mots aragonais présentés ici constituent une sélection tirée des ouvrages de Carlos Baselga, Luis Buisán,
Enrique Satué, José Satué Buisán, José María Satué Sanromán, Fernando Biarge, Severino Pallaruelo, et du
Musée du Serrablo. Ils sont en italiques, comme le long de tout cet ouvrage (le castillan étant entre guillemets). Il
faut tenir compte des nombreuses disparités de cette langue selon les régions : nous avons affaire ici à
l’aragonais de La Solana et du Sobrepuerto essentiellement, qui diffèrent eux-mêmes parfois. L’orthographe peut
varier légèrement jusque dans une même région, par exemple entre Ainielle et Escartín.
459
Amortar : s’éteindre, disparaître, en parlant d’une demeure ou d’un village. On pense
à Isábal, près d’Ainielle, ou Semué près de Ginuábel, mais surtout à Ainielle, dont la
dernière cheminée (casa Juan Antonio) s’est écroulée au début du millénaire, comme
un symbole … Ce sont ces villages amortados qui donnèrent naissance au mythe des
deux aïeules.
Buerda (ou borda) : bâtiment auxiliaire de la casa, grange, pour plusieurs usages. La
buerda à deux étages peut, par exemple, servir à entreposer l’herbe (en haut) et faire
fonction d’étable et d’entrepôt des outils (en bas, avec une trappe, éventuellement,
pour fournir l’herbe aux animaux). Son emplacement éloigné du village permettait
aux gens d’y rester un certain temps, avec leurs animaux. La « borda de era » (borde
d’aire), située dans le village ou près de celui-ci, a un seul étage, avec fonction de
pailler. Historiquement, on pense que les premières maisons étaient semblables à des
buerdas, avec écurie au rez-de-chaussée et une pièce unique à l’étage. Il existe des
ensembles de bordas, par exemple à Viados, au pied des Posets, permettant de vivre
l’été, loin du village. Le toit de la buerda peut être en lauzes (La Solana, le
Sobrepuerto), en planches de bois (Bielsa), en paille de seigle (vallée de Gistaín, avec
le haut du pignon en escalier, pour changer la paille), en ardoise (vallée de Gistaín),
en céramique (vallées occidentales de l’Aragon) ou en tuile arabe (vallées orientales).
Embordar : stocker dans la borda.
460
« El rincón de agua » (le coin de l’eau) à Asín de Broto. Sur le barranco Lugar, qui sépare
les deux quartiers du village, trois éléments essentiels de la vie : le lavoir, la fontaine et
l’abreuvoir (« bazión » ou « cumo »). 2010.
461
Buro : terre argileuse utilisée dans la construction, en particulier mêlée avec des
branchages pour les cloisons et les plafonds (formant un torchis ou un pisé) ou pour
former un lit pour les dalles du sol. Il est aussi utilisé comme « peinture », sur le mur
de la cuisine ou en extérieur.
Cadiera (ou encadierao) : banc de la cuisine, autour de l’âtre, adossé sur trois murs.
Les cadieras sont souvent recouvertes de peaux de brebis, pour le confort. Le bois du
dossier est ouvragé ou présente des dessins. Une tablette rabattable permet à
quelqu’un (le maître de la casa, généralement) de déposer quelque chose devant lui.
La position des personnes sur la cadiera n’est pas aléatoire, le maître de la casa
bénéficiant d’un endroit préférentiel. Il est encore possible de s’asseoir sur l’un de ces
bancs, dans des casas abandonnées à leur sort, ou entretenues par des passionnés
(casa Mallau, à Susín, avec Angelines Villacampa).
Callizo : passage couvert dans une rue. Le callizo le plus important du Haut-Aragon se
situe à Usana (près de L’Aínsa).
Calsinar (ou calera, forno de cal, olla) : four à chaux. Ce four est construit
collectivement, en montagne, près d’un site boisé (pour alimenter en bois) et riche en
pierres calcaires. C’est une sorte de marmite gigantesque, profonde de six mètres, sur
un talus. Le bois est présenté par l’ouverture frontale, sans discontinuer, pendant une
semaine, temps nécessaire pour changer la pierre en chaux. Celle-ci, une fois
refroidie, est retirée par le haut. En cherchant, on peut encore trouver des restes de
ces fours. La chaux est conservée dans une pièce de la maison, en attendant son
utilisation sur les murs.
462
Caseta : « petite maison » en montagne, l’abri du berger, dans sa mallata (espace pour
garder le troupeau, la nuit) ou pour toutes sortes de travaux effectués loin du village.
La caseta d’Eripol, de forme arrondie, est très connue. On utilise souvent le mot
mallata pour désigner la caseta.
Une « caseta » rénovée, au-dessus de Vió, dans l’axe du cañon d’Añisclo (à gauche le
Mondoto, à droite les Sestrales). Au fond, Mt Perdu, Soum de Ramond et Punta de Las
Olas. Une merveille du Haut-Aragon.
Chaminera : cheminée. Elle est construite avec de la pierre tosca (tuf) et a le plus
souvent une forme tronconique ou troncocylindrique. La cheminée rectangulaire ou
troncopyramidale est plus rare dans La Solana, on la trouve surtout dans la Ribera de
Fiscal : le foyer est adossé à un mur extérieur et elle serait d’origine française. La
cheminée est l’élément architectural qui attire l’œil en premier, mais elle est en voie
de perdition, son effondrement signant en quelque sorte la mort officielle de la Casa.
Le « drame » d’Enrique Satué, face à la perte inattendue de la cheminée de casa Juan
Antonio (la casa de sa mère), à Ainielle, dernière cheminée du village, a des accents
pathétiques.
Corraliza : corral découvert. Pour casa Salas, à San Felices, on pénètre d’abord dans le
corraliza par une porte avec auvent, avant d’entrer dans la maison proprement dite.
Cremallo : ensemble du madrier de la hotte et de la chaîne pour accrocher les pucheros
(chaudrons).
Crepo : madrier qui sert de support à la recha du toit.
Cumo (ou abrebador, ou bazión) : abreuvoir pour les animaux.
Esconjuradero (ou esconjuradera) : conjurador, édifice religieux généralement de
forme carrée, dont la fonction est protectrice, en exorcisant les tempêtes et les
animaux nuisibles, ou propitiatoire (favoriser la venue de la pluie et bénir le
territoire et les cultures, lors de la cérémonie des Rogations), en orientant le
goupillon vers les quatre ouvertures. Il en existe sept dans le Sobrarbe (Cámpol,
Guaso, San Vicente de Labuerda, Almazorre, Mediano, Burgasé et Asín), 9 dans la
463
province. Celui de Burgasé porte l’inscription « P-RP BUISAN 1613 » (Buisan étant
probablement le nom du prêtre à l’origine de sa construction). On trouve aussi des
esconjuraderos en haut de la tour-clocher, comme à Pueyo de Araguás (daté de 1552)
ou à Alquezar. Il existe un conjurador en France, à Serralongue (Roussillon), datant
du XIVe, et des comunidores en Catalogne (le plus spectaculaire à Son del Pi, dans le
Pallars Sobirà). La ville de Broto a récemment proposé la création d’une « route des
esconjuraderos ». L’esconjuradero symbolise la tendance marquée au prosélytisme
par l’Eglise. Etait-il dupe, ce prêtre qui dirigeait une cérémonie païenne, à grands
coups de formules magiques ? Dont celle-ci à San Vicente de Labuerda : « Boiretas en
San Bizien y Labuerda : no apedragaráz cuando lleguéz t’Araguás : izi ! izas ! » (Les nuages
de San Vicente et de Labuerda : pas de grêle en arrivant à Araguas…)
Espaldar : s’écrouler, en parlant d’un bâtiment. Un verbe qui peut s’utiliser beaucoup,
actuellement…
Espantabrujas (ou espantabruxas, espantabiellas, capiscol, capistol, motilón) : effraie-
sorcières (ou épouvantail à sorcières), pierre de forme plus ou moins pyramidale ou
arrondie, posée sur le sommet des cheminées, avec parfois une représentation
anthropomorphique, comme au musée du Serrablo (casa Batanero).
Falsa (ou desván) : grenier. Non habité, il sert à conserver certaines choses, en
particulier des palluzas (paniers en paille de seigle) de graines, des pommes, des noix,
des espadrilles usées et d’autres objets qu’on ne jette jamais, même s’ils sont abimés.
Cette mentalité (garder), fit les délices des « Amigos de Serrablo » quand, au milieu
des années 70, ils se lancèrent dans la récupération des objets, ce qu’Enrique Satué
appelle l’« arqueología de la falsa ».
464
Festejador : petit renfoncement d’un mur de la maison, qui donne accès à une fenêtre,
et comporte deux petits bancs de pierre latéraux. Une sorte d’emplacement
stratégique, pour « voir sans être vu » (coussiège).
Fogaril : foyer ou âtre, l’âme de la casa, avec la cadiera qui l’entoure sur trois côtés.
L’espace le plus fréquenté, inséparable de la beilada, des soirées à regarder le feu, s’y
regarder peut-être. Le fogaril est l’une des deux parties de la cuisine, l’autre étant
occupée par des meubles de vaisselle et un évier.
Forno : four (« horno »), dans la masadería, au rez-de-chaussée ou à l’étage, construit
en pierre tosca, pour la voûte, ou en briques.
Furigacho : quartier obscur, passage.
Guardacarne (ou reposte, fresquera) : garde-manger. Souvent situé près de la cuisine,
dans la partie nord de la maison pour une meilleure conservation. Il semble plein en
permanence : il y a toujours quelque chose à mettre dans la marmite, surtout grâce à
la « dueña ».
Lucana : fenêtre saillante sur le toit.
Lugar : village.
Masada : construction située dans la zone du Sobrarbe délimitée par les ríos Yesa,
Cinca et Ara (entre Boltaña, Morillo et Muro de Bellos), comprenant un ensemble
complet à visée agricole et d’élevage : demeure, aire, grange, corral, mallata et vires
cultivées.
Esconjuradero d’Asín de
Broto, depuis le porche de
l’église (2002).
465
« Chaminera » rectangulaire à
Escartín (au fond, la crête du
Canciás)
« Masada » Campo, au-dessus de Boltaña, face au pic de Navaín (Santa Marina), 2008.
466
Solana : balcon de demeure orientée à l’est, l’ouest ou le sud (on dit aussi solanera).
Bout de terrain orienté vers le midi.
Subidor : rampe d’accès ou escalier avec peu de pente, par exemple pour accéder à
l’étage d’une grange.
467
Tosca (ou toba) : tuf (roche poreuse légère), utilisé dans la construction, des cheminées
en particulier. On trouve ces pierres dans les tosqueras, ou sites à tuf.
Trucador : heurtoir.
Zaguán : entrée d’une demeure, patio intérieur, d’où part l’escalier qui donne accès à
l’espace de vie.
Zequia : canal d’irrigation (« acequia »). La langue française a assimilé le mot
d’origine arabe « seguia » (ou « seghia »).
75
La casa est une maison, au sens physique (la construction), la Casa étant l’ensemble de la propriété, les gens
qui la composent (et leur caractère…), et son histoire particulière (voir plus loin, dans le thème « organisation
sociale et vie quotidienne »).
468
Escartín (2010). Un formidable mur de soutènement, épousant une aire, ou
l’entêtement de l’homme.
L’école, souvent accolée à l’église, est un lieu qui dispense en effet beaucoup
d’émotions. Le plus souvent, il s’agit d’une pièce rectangulaire simple, avec un sol en
parquet. Celles d’Escartín et d’Otal sont parmi les moins touchées (je n’ose dire les
mieux conservées), sans doute grâce à leur éloignement. Les clichés d’Enrique Satué,
au milieu des années 70, sont de formidables témoignages, qu’il a su rassembler dans
« Aquel Pirineo ».
Parmi les édifices extérieurs, on remarquera, lors des visites des villages, la
présence systématique d’une forge, petit édifice parfois daté, qui n’a pas de
cheminée : la hotte du four monte jusqu’aux lauzes du toit, qui sont un peu écartées
afin que la fumée s’évacue.
L’église est l’édifice le plus visible, souvent situé en haut du village.
Elle est de style roman (origine entre le XI e et le XIIe siècle), et dépend de monastères
ou du siège épiscopal. La plus ancienne serait celle de San Juan y Pablo de Tella,
consacrée en 1019 par l’évêque de Roda. Le style lombard apparaît parfois (église San
Pedro de Lavelilla, au pied de La Solana, et église de San Vicente de Vió). Les années
« fastes » du XVIIIe permirent de restaurer les édifices, dont certains trésors
artistiques furent heureusement sauvés (musées diocésains à Barbastro et Jaca). Reste
le cas des églises dites serrablaises, dont l’origine a donné lieu à des désaccords :
mozarabes pour les uns (Antonio Durán Gudiol), romanes pour d’autres 76. Les
« Amigos de Serrablo » ont tranché en faveur du premier et largement œuvré à leur
récupération, malgré des difficultés importantes, comme à Otal (cette dernière
restaurée en 2014 après un effondrement de la toiture du chevet).
76
GARCÍA GUATAS (Manuel), El arte románico en el Alto Aragón, Instituto de Estudios Altoaragoneses,
1997.
469
Clef de voûte de casa Ambrosio, Sasé (2002).
470
Susín, ou l’architecture d’un village qui vit, grâce à Angelines Villacampa. De gauche à
droite, casa Ramón, casa Mallau, église Santa Eulalia, et ermitage de la Virgen de las Eras
(tout à droite). Un site de sérénité (2008).
471
Ouverture en « ajimez » sur l’église mozarabe de San
Juan de Busa, la plus ancienne (920-950), et logo
des « Amigos de Serrablo » (2007).é
472
La « solana », la « lucana », et la « chaminera », un concentré d’architecture
aragonaise ( Morillo de Sampietro, 2008).
473
Eglise de Torruellola de la Plana, début XVIIe (2012) : « espaldar ».
« …Henri Soulé, en passant sous l’église, demanda à boire à une gamine qui
revenait de la fontaine avec un petit tonnelet sous le bras… » (Lucien Briet, Voyage au
barranco de Mascún, Bulletin Pyrénéen n°50, mars-avril 1905, relatant son passage à
Torruellola en juillet 1904). La tour s’est écroulée, lors de l’hiver 2013.
474
Esthétique de la ruine. Arraso, 2012.
Belsué, 2013.
475
Station de Formigal : présence insolite de l’église San Salvador, de Basarán (XI e), typique
du groupe serrablais (mozarabe ou romane), transférée en partie depuis ce village du
Sobrepuerto, en 1972 (une tour a été ajoutée, sur le modèle de l’église de Lárrede), sous
l’impulsion de Luis Fernández Fuster, maître à Basarán, de 1941 à 1945. Une action qui
pose question, mais a abouti à la préservation d’une partie du patrimoine, tout en
maintenant le nom de Basarán dans les mémoires. 2007.
Bara (2012).
476
Cheminée de casa Lacasa (Escartín) et son symbole de fertilité. Le talent d’un
grand artiste, Julio Gavín (1927-2006), l’âme des Amis du Serrablo.
477
Escoaïn, entrée au nord-ouest, de retour des sources du río Yaga, dans la Garganta. Des
murs chargés d’histoire. 2013.
Quelques mètres plus avant, le sphynx roux d’Escoaïn, veillant sur la vingtaine de chats du
village, et sur son âme pas encore perdue (2013).
478
ORGANISATION SOCIALE ET VIE QUOTIDIENNE
Abarcas : sandales rustiques, en cuir autrefois, puis avec semelle de caoutchouc (grâce
à de vieux pneus). Auparavant, les gens portaient des galochas, à semelles de bois
(galoches), surtout dans le Sobrepuerto, pour les enfants et les femmes.
Adobo : méthode de conservation des aliments dans l’huile, par exemple pour les
produits charcutiers issus de la matacía.
Adubir : être satisfait, arriver à quelque chose, avec de la patience, du temps.
Ajazeite (ou ajaceite) : sauce obtenue par un mélange d’huile et d’ail broyé,
accompagnant une assiette de viande. L’ajaceite était un plat typique du printemps à
Ainielle : « on faisait bouillir des pommes de terre, qu’on laissait reposer et qu’on broyait
avec une fourchette ; ensuite, avec de l’huile, un jaune d’œuf et de la morue hachée, on faisait
une mayonnaise grossière que chaque convive mélangeait avec des petits escargots jaunes
appelés carrachinas. » (E. Satué)
Aparejo : selle et ses compléments pour porter des charges sur les montures (harnais).
Argadera, ou aguadera : récipient en osier pour porter des charges sur les montures,
des cruches souvent.
L’« argadera », pour
transporter l’eau de la
fontaine à la maison
(Musée du Serrablo, 2007).
Balluarte (ou escaño) : brancard ou bard. On l’utilise pour aller chercher quelqu’un qui
est mort en montagne ou dans un champ. Le balluarte est aussi un bât garni de
paniers.
Banasto : panier en osier avec armature en bois sur la partie supérieure et parfois avec
un couvercle, pour transporter des petits cochons ou d’autres animaux, sur la mule.
Baste : bât, avec armature en bois, pour porter les charges sur les chevaux.
Batán : machinerie mue par la force hydraulique, avec des masses pour travailler
l’étoffe (foulon). On peut visiter actuellement, à Fiscal, l’ancien batán de Lacort, où
descendaient les gens de La Solana. Expression utilisée quand on donne un coup à
un animal, une personne ou une chose.
Bezinal : ensemble des habitants d’un village ou représentation de chaque Casa. Des
gens partent parfois en bezinal pour réparer les zequias, les murs écroulés sur un
chemin, ou les poteaux acheminant l’électricité, abattus par une tempête d’hiver.
479
Le « balluarte », ou brancard. Photo dans « La muerte en Aragón » (Rafael Andolz).
Boto : outre en cuir pour conserver le vin, enduite de poix à l’intérieur, d’une
contenance de 50 litres. Le botico contient entre 2 et 10 litres.
Brendar : goûter.
Cabezal : morceau de toile contenant de la bourre, en forme de chenille, pour
transporter des cruches, des seaux ou des paniers sur la tête.
Cachirulo : foulard qui se pose sur la tête et fait partie du costume typique aragonais
masculin.
Caixeta, carré : baby trotteur, appareil favorisant la marche du jeune enfant.
Calibro : braises, chaleur de la braise sous la cendre.
Capino : trop gai, saoûl, après avoir bu du vin.
Carda : ustensile utilisé pour que les fibres soient duveteuses et dans le bon sens pour
être filées. Le chardon servait autrefois à carder (latin carduus).
Carrañar : réprimander, surtout les enfants.
Casa : la cellule primaire de l’organisation sociale et économique. Il s’agit bien d’une
structure basique, comprenant le patrimoine et une famille, avec un meneur,
l’héritier (hereu), désigné lors de son mariage, sa femme, la nuera, et une fratrie (les
tiones et tionas) qui offre ses bras en échange du gîte et du couvert. « Meneur » entre
parenthèses car les décisions ultimes sont toujours prises par les grands-parents (amo
et dueña) s’ils sont toujours vivants, qui veillent à la continuité de la Casa. Le
vouvoiement est de règle à l’égard de l’amo, même pour ses enfants. Une structure
visant l’autarcie, où l’endogamie augmente les risques de la consanguinité (ce qui
alimente le nombre de demoniados,-as, lors de la romería de Santa Orosia).
L’endogamie se situant à trois niveaux géographiques : le village, le « municipio »
(par exemple celui de Burgasé, ou de La Solana), et le « vecindario » (vallée voisine,
surtout la vallée de Vió, en ce qui concerne La Solana). Les stratégies matrimoniales
dépendent du niveau économique de la Casa : on se marie entre Casas du même
niveau, la hiérarchie étant ici très présente. Il y a donc peu de chance, pour une Casa
480
pauvre, de voir l’un de ses membres épouser quelqu’un d’une Casa plus élevée.
D’où, parfois, des situations extrêmes, comme le raconte José María Cuesta 77 :
« En 1853, José et María, habitants d’un village de montagne composé de deux casas,
demandèrent à l’Eglise l’autorisation de se marier. La réponse du pape fut « non » parce qu’ils
étaient frère et sœur. L’argument de José pour contracter ce mariage avec sa sœur était qu’il
n’y avait pas d’autres femmes dans le village. En réalité, à peu de kilomètres de sa casa, il y
avait des femmes. Alors, pourquoi choisit-il sa sœur ? La casa de José était très pauvre et ne
pouvait pas constituer une dot. Il est possible aussi que personne n’aurait accepté de vivre
dans une casa si pauvre… »
La recherche de l’auto-suffisance explique la présence d’édifices ou de pièces
pour « conserver » (les aliments, le bois, le foin…). On recense donc des Casas riches
(+ de 10 ha de terres ou de 200 brebis), où le maître ne travaille pas de ses mains et
coordonne les tâches, au travers de son héritier ou d’un « mayoral ». Elles peuvent
embaucher, et vendre une partie de leur production, et elles organisent et contrôlent
politiquement le village et la vallée. La Casa moyenne (entre 1 et 10 ha et 20 et 200
brebis) passe parfois contrat mais doit aussi vendre sa force de travail, et vend peu sa
production. La Casa pauvre vend sa force de travail et loue des parcelles aux Casas
riches78. La « fuite » des tiones fut la cause première de la chute de la Casa, les Casas
pauvres étant les premières à partir, au début du XX e siècle, et vendant leur maigre
patrimoine aux Casas riches, qui s’agrandirent donc temporairement.
La stratégie de « guardar » (garder) pour survivre est illustrée par un dicton :
« Pa San Antón de metá chinero, a metá palla e a metá granero y a güena casalera, o cochín
entero » (Pour Saint Antoine à la mi-janvier, pour aller bien, il faut avoir conservé la
moitié de la paille, la moitié du grain, et la maîtresse de maison ne doit pas avoir
entamé les produits de l’abattage du porc).
Un fonctionnement confinant à l’immobilisme, jusqu’à bloquer la créativité
artisanale ou une quelconque innovation agricole ou liée à l’élevage. Exemple
typique : la difficulté, au début du XX e siècle, à imposer la faux contre la faucille.
D’un point de vue historique, cela explique que la vie, à la sortie de la guerre civile,
était quasiment semblable à celle du Moyen-Âge. Les Casas les plus aisées achetèrent
les terres des Casas qui émigraient, au moins jusqu’en 1930. Ensuite, elles furent
louées, comme s’il y avait déjà un doute quant à la survie du village.
Casamentera : arrangement pour qu’il y ait mariage. Casamentero : entremetteur
(souvent le prêtre du village, ou un artisan ambulant). Paradoxalement, ce pouvait
être un tión, presque condamné lui-même à rester célibataire toute sa vie…
Charrar : parler (hablar).
Chascarrillo (ou contornillo) : commérage. Parfois, les parents apprennent ainsi que
leur enfant a une relation amoureuse.
Chera : flambée, bûcher.
Chireta : préparation cuisinée à base de tripes de brebis, avec du riz et des
condiments.
Choven : épouse de l’héritier. En arrivant dans sa nouvelle Casa, elle doit faire ses
preuves, sous l’œil attentif de sa belle-mère, ce qui ne va pas toujours sans quelques
frictions. Comme l’écrit Enrique Satué, parfois « a choben metía cizaña » (la belle-fille
77
Dans « Estrategias matrimoniales en la reproducción social de Sobrarbe », Revista del Centro de Estudios de
Sobrarbe, 1997.
78
Source : CUESTA (José María), La organización socio-económica campesina del Pirineo, Temas de
Antropología Aragonesa, n°8, 1998.
481
mettait la zizanie). La choven seconde la « dueña » pour les tâches de la maison, mais
participe aussi aux travaux des champs, en été. Idem pour le choven, qui a épousé
l’héritière, et doit tout donner pour sa nouvelle Casa.
Chuelo (ou ixuelo, xuelo) : piège pour chasser les perdrix, consistant en une armature
de bois avec des trappes. La perdrix tombe dedans et ne peut ressortir. Plantar los
chuelos : poser les pièges. Autre technique : la loseta, petite pierre en équilibre qui
assomme l’oiseau, souvent placée au milieu du blé.
Colada : lessive. Autrefois, elle avait lieu deux fois par an, au printemps et en
automne. Plus tard, c’était plus fréquent. Une tâche dédiée aux femmes, qui est un
moment important socialement, autour du lavoir. Les vêtements sont lavés avec de la
cendre et de l’eau, et ce liquide sert ensuite à se laver la tête, la vaisselle ou le sol. On
utilise parfois un savon maison, fabriqué avec de la soude et de la graisse animale.
Compairón : couverture décorée, utilisée par le fiancé, sur la monture qui l’amène au
village de sa fiancée, où a lieu généralement la cérémonie de mariage. Elle est
décorée avec une symbologie de la fertilité (coq, fleurs en symétrie…), dont l’un des
dessins constitue le logo du Musée du Serrablo.
482
convoque cette réunion, qui peut avoir lieu sous le porche de l’église ou chez lui en
hiver. Ce sont des sujets liés à la vie hors du village, par exemple une nouvelle loi, ou
au village lui-même (restaurer un chemin, une zequia …).
Crío (ou chabal, zabal) : enfant d’âge moyen. Plus jeune, on parle de niñón ou chicorrón,
ou avec des sobriquets peu amènes (catenazo, zancarrón, pinganetero, dimonio, pendón,
ferrinchanero, nous apprend Enrique Satué). Les enfants reçoivent un cadeau en fin
d’année, par leur parrain et marraine, jusqu’à environ 12/13 ans, âge où on les
considère comme des adultes pour certaines choses, mais leur « force de travail » est
en fait exploitée dès 7 ans, les années de sept à neuf ans étant considérées comme la
période d’incorporation au monde adulte ; à 9 ans, l’enfant s’habille comme un
adulte, par exemple en portant le béret. Ce cadeau, ou cabo de año, est un panier avec
des fruits du pays, parfois des oranges ou du touron. Les enfants ont souvent peu de
temps pour s’amuser car ils aident d’abord à la maison. L’enfant peut être repatán
(aide du berger) avant 8 ans. A l’adolescence, il devient un mozo (ou une moza).
Debanadera : appareil pour faire des pelotes à partir des écheveaux de laine.
Demoré : appareil pour faire les écheveaux. Le premier objet à être récupéré par les
« Amigos de Serrablo », au milieu des années 70, à Azpe, au nord de la sierra de
Guara.
Desbezar : dans une société où le monde humain est souvent associé au monde animal
(on dit qu’une femme est « preñada », pleine, plutôt que « embarazada », enceinte),
on emploie aussi ce mot pour le sevrage des enfants, aux environs de deux ans.
Sevrage assez expéditif, en enduisant le sein d’aliments agressifs (ail, piment,
vinaigre…), ou avec le départ de la mère chez ses parents pour plusieurs jours. Le
jeune enfant passe directement du lait aux « sopas de pan ».
Dondiar : aller sans but précis, vagabonder.
Endrezera : ligne droite pour indiquer quelque chose à travers la montagne.
Escaparse : s’en tirer, en parlant du nouveau-né, à une époque de forte mortalité. Il y a
par exemple 50% de mortalité infantile à Burgasé entre 1850 et 1879 (19% entre 1880
et 1929, 15% entre 1930 et 1960).
Escobizo (ou escopallo, escopallero) : balai rustique fabriqué avec des branches de senera
(« guillomo », cormier), de buis ou d’autres arbustes.
Escombrar : nettoyer, laver.
Espadero, a : accompagnateur (parrain, marraine) du fiancé ou de la fiancée, lors du
mariage. Il a, par exemple, la tâche d’aider la fiancée à monter sur sa silla de novia
(chaise de mariée) lors du retour, vers le village de son mari. Un mot qui a quelques
relents de decorum militaire (« espada », l’épée).
Esportón : grand sac de chanvre ouvert en long pour y mettre des charges, sur une
monture.
Estalentau : personne étourdie et peu compétente (sans talent), et donc peu utile, dans
une société d’« efficacité’ » liée à la survie. La question de l’enfant handicapé
n’apparaît dans aucun écrit, à ma connaissance.
Estorrecedor : armature conique en osier, pour chauffer les pains façonnés avant leur
mise au four, ou pour sécher des vêtements. La pâte préparée exige de la chaleur et
une formule propitiatoire, pour une bonne fermentation, la plus connue étant « crece,
masa, en la bacía, como Jesús creció en el vientre de María » (« gonfle, pâte, dans la
bassine, comme Jésus a grandi dans le ventre de Marie »).
Falca : coin de fer, pour ouvrir une bûche.
Fambre : faim (« hambre »).
483
Farineta (ou fajineta) : plat simple dont le principal ingrédient est la farine ; on y met
parfois des pommes de terre pour faire de la purée, ou du lait, voire du sucre. Elle
peut être accommodée avec des chichones « sofritos » (morceaux de viande avec un
mélange de tomates et oignons frits).
Ferrero : forgeron (« herrero »). Il n’y a pas un forgeron pour chaque forge, dans La
Solana au moins (il y en a plus dans le Sobrepuerto), où il s’agit souvent d’un
forgeron des environs qui passe, à une date fixée à l’avance. Il est rémunéré par une
conducta, lors de la Sanmigalada. Entre autres travaux (surtout le ferrage des chevaux
et la fabrication de pièces de l’âtre), il fabrique des colliers hérissés, portés par de
gros chiens (« mastines », mâtins) qui protègent le troupeau des loups (au XIX e
siècle).
Fogorniar : gérer le feu du foyer. Le feu reste allumé toute la journée, jusqu’au
coucher, toute l’année, ce qui donne une idée de la consommation de bois, et
explique la nudité du paysage.
Foricón del escopallero : balais de buis pour balayer le four à pain. Foricón : bâton
grossier pour remuer les braises du four.
Fustiar : travailler le bois, par exemple pour sculpter le buis. Une des occupations
favorites du berger, ou des hommes restés à la maison en hiver, mais aussi, assez tôt
des enfants, avec la naballa (« navaja », couteau), qui les initie au monde adulte.
Fuso : fuseau (« huso »). Le musée du Serrablo propose un panneau intitulé « Las
vueltas del huso », qui décrit le travail du textile, effectué lors de la beilada. On
travaille la laine, le lin et le chanvre. Ce dernier est récolté en octobre, puis travaillé
par trempage (rouissage). L’hiver, la fibre est écrasée avec la grama (broie) et
l’alforacha (broie fine), avant d’être cardée (avec la carda) et nettoyée (avec l’espada)
puis portée chez le tisserand. Le chanvre sert, entre autres, à faire des ramales
(cordes).
Galbana : paresse due à la chaleur. Luis Buisán consacre un chapître à la nécessité de
la sieste en été, aux heures chaudes (on ne peut plus parler, alors, de paresse, mais
bien d’une nécessité physiologique, permettant d’être plus efficace ensuite).
Garrocha (ou garrancha) : crochet avec plusieurs pointes, qu’on met généralement
dans le garde-manger, pour suspendre les aliments. Le plus souvent, il s’agit d’un
nœud de branches, avec des bouts coupés saillants. Une assiette glissante, à l’envers
et trouée pour laisser passer la corde, est souvent disposée au-dessus, pour dissuader
les rats téméraires.
Garruliar : courir dans la rue et parler sans aucun sens… sans doute après quelque
excès.
Güerto : jardin potager (« huerto »). Les Casas disposent souvent de deux jardins,
l’un près de la maison, l’autre dans le barranco (il faut parfois plus d’une heure pour
faire l’aller-retour). Les jardins des barrancos sont bien irrigués. On y cultive
pommes de terre, haricots, tomates, piments, bettes, laitues, choux, etc., en assez
grandes quantités, ce qui permet de faire des excédents (les gens d’Ainielle vont
vendre leurs pommes de terre à Biescas).
Leñero : bûcher, réserve de bois (« leña »). Elle devait être importante car le feu était
maintenu toute l’année, la « dueña » étant la première levée pour le rallumer.
Linzuelo : étoffe fine.
Lorro : nom péjoratif donné aux gens de la plaine, par ceux de la montagne, qui les
accuse d’être fanfarons, gaspilleurs, et de manquer de parole. Mais ceux de la plaine
accusent les montagnards d’être avares… Un dicton de la plaine dit : « Hombre de
484
abajo, mujer de arriba, la casa para arriba/ Hombre de arriba, mujer de abajo, la casa
para abajo » (Homme d’en bas, femme d’en haut, la maison pour en haut/ Homme
d’en haut, femme d’en bas, la maison pour en bas). En clair, l’homme de la plaine se
considère supérieur à celui de la montagne, mais il considère la femme de la
montagne positivement car elle effectue des tâches équivalentes à celles d’un homme
d’en bas… Les montagnards eux-mêmes accusent des différences mutuelles, créant
des microcosmes, liés en particulier au déterminisme géographique : le paco (ombrée)
d’Ainielle, forçant à l’inactivité en hiver, contre la solana (soulane) d’Escartín, et ses
gens « travailleurs ». Enrique Satué évoque néanmoins, chez les gens du
Sobrepuerto, le sentiment plus ou moins conscient d’une « unité ethnique ».
Lucero : bout de bois sec, normalement de buis, qui sert de torche et donne une
flamme très vive. Il s’agit d’une spécialité de Ginuábel, village qui, n’ayant pas accès
aux « pardinas », ne peut s’éclairer avec les teas. Cet éclairage étonne même les gens
des autres villages de La Solana. José María Satué Sanromán évoque aussi son
utilisation à Escartín, dans les buerdas et casetas d’altitude.
Manchar : ventiler avec le soufflet de la forge. Manchón : grand soufflet de la forge.
Mandileta : couverture pour protéger le corps du froid, avec une cagoule pour la tête.
Maziello (ou caporal, crestón, crestencio, entornizo) : célibataire qui ne retient pas
l’attention des femmes, avec une nuance péjorative. On pense évidemment au tión.
Mediodiada : moment de la demi-journée, correspondant à la sieste.
Menester : obligation ou tâche.
Mesura (ou moltura) : petite quantité ou quote-part que garde le meunier pour chaque
talega (mesure) de blé moulu (par exemple au moulin de Jánovas).
Milloca : feuilles de maïs séchées, composant la paillasse, enveloppées dans une toile
de lin. Cette paillasse, d’environ 15 cm d’épaisseur, est posée sur le sommier.
Mocador, moquero (ou toca) : foulard, fichu, pour la femme, noué par derrière, souvent
de couleur sombre.
Morapio : vin.
Orón : panier pour conserver le sel amené par les « arrieros » de Naval, où les oeufs.
Il est confectionné avec de la peau de ronce et de la paille de seigle.
Palluza, palluceta : panier confectionné avec de la paille de seigle et cousu avec des
lanières de peau de ronce ; il est très serré et on l’emploie pour les grains, le sel et
d’autres produits.
Pañuelo fardero : grand foulard ou fichu pour transporter toutes sortes de choses,
qu’on ferme en nouant les coins.
Pastura : nourriture pour les cochons, préparée avec des restes. Une très bonne
nourriture, car cet animal représente beaucoup, en termes alimentaires. Avant la
Toussaint, une activité consiste à récolter les feuilles de certains arbres (esfollar), dont
celles de l’orme, qui entrent dans la composition de la pastura.
Pealeta (ou pedaleta, peal) : chaussette très forte, travaillée au batán de Lacort, qu’on
porte avec des abarcas (sandales de cuir).
Pernil : jambon.
Pichaperro : façon de verser le vin ou un autre liquide, de botos ou d’autres récipients,
pour qu’il en sorte peu à la fois.
Plega (ou pliega) : trousseau de la choven, ou belle-fille. Enrique Satué79 nous en
présente le contenu : « Un matelas, une couverture confectionnée à la maison, un petit
matelas (« colchoneta »), une demi-douzaine de draps en chanvre, deux jupons, des corsages,
79
Dans « Sobrepuerto, techo de Serrablo ».
485
un châle, une jupe en laine, des bas de laine ou d’« estambre » (laine de moindre qualité) et
une paire de sandales. Tout était dans un coffre en bois. »
Presta : expression pour dire si ça plaît ou si ça convient.
Puchero : marmite en terre cuite.
Purna : étincelle qui sort d’une bûche en feu.
Ramal : corde, longe.
Rasura : pain fabriqué avec les restes de la pâte, qui fait le régal des enfants.
Reblar : se laisser impressionner, se soumettre au mauvais temps.
Rescoldo : braises.
Ronda : groupe de jeunes gens donnant des sérénades lors des fêtes de village. Le
mot « aubade » est tentant pour traduire cela, même s’il se rapporte à l’aube.
Roscadero : panier en osier, qui sert, par exemple, à transporter l’herbe quand les
écuries sont séparées du yerbero (grange à foin).
Rueca : ustensile pour filer la laine, simple bout de bois ouvert en quatre sur la partie
supérieure, pour mettre la touffe de laine et filer ensuite avec le fuso.
Saladera : saloir, récipient dans lequel on met la viande à saler.
Sericueta : lait caillé, petit lait. Un autre mets qui régalait grands et petits, comme le
montre cette anecdote rapportée par José Satué Buisán (Escartín) :
« Ces jours-là, Serrate, un voisin d’un autre village, ne manquait pas de nous rendre visite.
Apparemment, il adorait la sericueta, et comme sa casa n’en faisait pas, il se présentait dans
notre village pour déguster le fameux mets. Une fois, il est venu avec un panier et une
marmite, et il faisait les maisons pour qu’on les lui remplisse. Quand il est arrivé chez moi,
ma mère, qui connaissait ses intentions, lui a dit :
-Prends une assiette de sericueta, Serrate.
-Mellor me la iche en o puchero, pa que la gusten en casa, pos en hi comito muita y no’n
po más, si me podese dar un un gotet de vino, siña Serafina… (Ce serait mieux de me la
mettre dans la marmite, pour la goûter à la maison, car j’en ai mangé beaucoup et je n’en peux
plus, si vous pouviez me donner une goutte de vin, madame Serafina).
Ma mère lui a sorti le « porrón » de vin, amerado80 avec de l’eau, car elle connaissait
ses faiblesses. Et le pauvre Serrate, assis sur la cadiera, s’en est saisi avec tant d’envie qu’il
n’arrêtait pas de boire et de boire, sans vouloir s’en aller, tandis que mes petits frères
restaient cachés et dans le silence absolu sous le creux de l’évier, derrière un rideau, jusqu’à
ce qu’il prenne la porte. Cette scène inspira ma mère, et quand elle voulait nous faire taire, si
nous faisions du grabuge dans la maison, elle nous disait :
-Si vous ne vous calmez pas tout de suite, je vais appeler Serrate.
Et on arrêtait à l’instant. »
Sogada : corde épaisse pour fixer les charges.
Sopas : morceaux de pain coupés très fins. L’aliment de base du berger, lors de la
transhumance, auquel on ajoute de la graisse. Sopanvinas : tranches de pain trempées
dans le vin, qui favorise, dit-on, la lactation des jeunes mères. On leur donne aussi de
l’eau chaude avec de l’orge. En cas de difficulté à faire du lait, on peut proposer
directement une chèvre à téter, mais il y a aussi ce qu’Enrique Satué appelle
« socializar la leche », le bébé tétant une autre femme, la dernière à avoir accouché
dans le village, qui a un lait plus riche. Pour travailler tranquillement dans la casa, on
propose parfois à l’enfant, dans son berceau, un morceau de pain trempé dans du
vin…
Tacheta : clou à grosse tête qu’on met sous la semelle des abarcas, les sabots et les
bottes, pour ne pas glisser sur la glace.
80
Amerado : coupé.
486
Talega : sac en toile de chanvre ou de laine. Unité de mesure.
Tarambana : personne troublée et un peu folle. On dit aussi de quelqu’un qui a un
comportement décalé qu’il est modorro, comme les brebis qui sont touchées par une
maladie du cerveau qui leur fait perdre le sens de l’orientation.
Tarranco : petit bois qui sert à allumer un feu.
Tiedas (« teas ») : éclats de bois de pin, très résineux, tirés des souches de pins,
employés pour s’éclairer. Briet utilise le mot « tède », fustigeant, par ailleurs, la façon
qu’ont les bucherons de couper les superbes arbres d’Ordesa, laissant un moignon à
un mètre du sol, mais qui permet, en fait, de faire monter la résine, cette dernière
s’accumulant et permettant d’obtenir les « teas ». Tedero (ou candelero) : support. Le
problème des tiedas est qu’elles dégagent une fumée noire et toxique. Dans quelques
casas, des tederos sont encastrés dans les murs, comme des petites cheminées, avec
tirage sortant dans la rue. Pour l’éclairage, il existe aussi la lampe à huile (récipient
d’huile dans lequel trempe une mèche en coton), qui donne beaucoup de fumée, la
lampe à pétrole, qui, grâce à son verre cylindrique, permet de sortir dehors, et la
lampe à carbure (un mélange carbure-eau fournissant un gaz d’acétylène à la flamme
très vive), la plus utilisée à la fin, et la plus pratique car ne générant pas de fumée
(mais le carbure manque parfois). La lumière électrique est arrivée dans La Solana
dans les années 20 (1927 pour Sasé), mais seulement en 1945 à Ginuábel. L’hiver, les
gens partent parfois en bezinal pour réparer les poteaux ou les câbles, en cas de
tempête. Au début, la puissance n’était pas suffisante et on éclairait seulement la
nuit, le moulin de Jánovas ayant besoin de courant le jour.
Terrazo : jouet pour glisser sur la neige.
Tión : homme non héritier. Dans la cellule économique qu’est la Casa, il constitue
une main d’œuvre gratuite, et ne met pas en danger le système car il ne se marie pas,
sauf à partir, ou selon le système (rare) de sobrebienes (deux hommes d’une même
Casa mariés avec deux sœurs d’une autre Casa). On dit de lui : « Hace más casa », il
fait plus pour la maison (que le propriétaire de cette maison). Le tionaje est l’une des
bases hiérarchiques sur lesquelles s’appuie la Casa. Les tiones effectuent la
transhumance ou sont sur les ports, en été. Entre ces deux moments, il ne leur reste
que très peu de temps à vivre réellement dans la maison : comme le souligne
Severino Pallaruelo, ils mangent rarement autour d’une table et ne connaissent guère
le vrai lit. Cette vie particulière fait qu’ils retiennent la tradition orale mieux que
d’autres. Leur attachement à la Casa est de nature quasi mystique, avec le prix à
payer d’une vie affective chahutée. Les années 20 virent le début de la fuite des
tiones (on peut donc considérer ces années comme l’amorce de l’effondrement d’une
culture) à cause de l’apparition du travail salarié, pour la construction
d’infrastructures routières et électriques. Certains héritiers, moins soumis peut-être à
l’autorité paternelle, furent aussi tentés par cette aventure. La ville de Sabiñanigo eut
un grand rôle social pour empêcher la fuite complète des tiones, en retenant ces
derniers en usine, non loin de leurs villages (avec lesquels ils gardèrent donc un lien),
et en initiant un changement radical de la mentalité (les usines de Sabiñanigo
bénéficièrent un temps d’une paix sociale grâce à ces tiones, qui ne contestaient guère
l’ordre établi, qui s’imposait, de toute façon, lors des années franquistes). L’artisanat
est, pour le tión, un moyen de s’émanciper de la tutelle familiale : cette profession,
malheureusement temporaire (c’est un extra) lui permet souvent, par ailleurs, de
circuler dans les villages, favorisant ainsi la transmission orale, et de faire office de
casamentero. La misère affective des tiones est telle, parfois, qu’elle génère des
487
drames : dans les dernières années avant l’abandon, on a compté cinq suicides dans
le Sobrepuerto. Et beaucoup ont été touchés par des problèmes psychiatriques qui les
ont contraints à rejoindre une structure spécialisée. Un équivalent des troubles
observés chez les tionas, qui imploraient Santa Orosia…
Le tión, pour moi, a les yeux de Miguel Viñuales, de Buerba, avec lequel je
discutais le soir, sur le pedriño devant la plaza mayor, me donnant quelques conseils
pour tirer droit pour descendre, un moment donné, depuis le pic de Santa Marina, et
racontant les exploits cynégétiques de sa jeunesse (deux « jabalíes » le même jour !).
Une bonhommie, une tendresse, et beaucoup d’ironie, arme nécessaire pour
encaisser les rudes coups de la vie, mais qu’il paya, probablement, par un handicap
qui ne trompe guère, à la fin de sa vie. Jamais je n’osai le prendre en photo, comme
sut le faire (magnifiquement) Jean-Paul Pontroué. En octobre 2011, lors d’une pause à
casa Lisa, Antonio Viñuales, son sympathique propriétaire, m’annonça qu’il était
décédé le matin même, à Saragosse, me laissant avec une nostalgie sans pareille.
Tiradera : sentier du bois pour sortir (tirar) les madriers avec les mulets.
Tombilla (ou tumbilla) : calorifère de lit, fabriqué avec une armature en bois, dans
lequel on met un petit chaudron qui contient les braises.
Torteta : galette à base de sang de cochon.
Trafucarse : se tromper.
Tramenar : travailler avec beaucoup de motivation et de persévérance.
Truexo : grand coffre en bois, situé dans le vestibule souvent, qui sert à conserver le
blé propre. Le rendement des récoltes étant très bas, le blé est dédié exclusivement à
la consommation familiale. On essaye d’en garder en prévision des mauvaises
années.
Zagal : jeune garçon.
Zeñidor : ceinture.
488
Miguel Viñuales, un « tión » à Buerba, souvenir merveilleux d’une époque enfuie.
Photo Jean-Paul Pontroué, « Pyrénées aragonaises » (1987).
489
Le stockage dans la
« falsa », pour l’hiver. José
Castillón, de La Mula,
triant les figues, les noix et
les amandes (photo
Severino Pallaruelo, dans
« José, un hombre de los
Pirineos »).
490
devant une casa riche, donau disait-on, et devenait plus tard un bras utile. Le thème
de la naissance est l’occasion d’aborder la place de la femme dans cette société, assez
ambivalente, entre Ève provocatrice et Vierge à la haute spiritualité. L’Eglise,
omniprésente, joua un rôle pour le moins ambigu dans ce jeu, par exemple avec la
cérémonie de la « purificación », suivant la quarantaine symbolique après la
naissance. On peut regarder avec un œil douteux le superbe dessin de Roberto
L’Hôtellerie représentant une femme tenant un cierge, les yeux baissés, lors de cette
messe (dans « As crabetas », éd. Prames, 2011). « Mais quelqu’un me demandera de quoi
devait se purifier la pauvre femme. Effectivement, de rien. C’était la malheureuse mentalité
officielle qui la reliait à Ève… » Enrique Satué a beau ajouter qu’il s’agissait aussi d’une
trêve sexuelle et par rapport au travail, une forme de protection et un temps pendant
lequel la femme se sentait considérée, il y a quelque chose qui ne passe pas. Loin de
moi l’idée de provocation (quoique…), mais les hommes ne nécessitaient-ils eux
aussi quelque cérémonie de « purification » ?
491
Pyrénées, et dans tous les villages d’influence rurale. »81 On pourra néanmoins penser que
le franquisme influa pour une certaine part dans le retour vers une société
rétrograde, où la femme, symbolisée par Pilar Primo de Rivera – première d’entre
elles, adoubée par Franco - eut un seul droit, celui de se taire…
Cet hommage appuyé d’Enrique Satué et de Luis Buisán ne peut néanmoins
occulter les souffrances qu’ont eu à subir de nombreuses femmes, les tionas, à savoir
toutes celles qui n’étaient pas héritières ou n’avaient pas épousé un héritier, et
surtout celles des Casas pauvres et moyennes (sans parler, bien sûr, des femmes
épousant un héritier non désiré). Je m’appuie ici sur le texte récent, traduit plus haut,
plein de force et de vérités, de Carmen I. GARCÍA, « Aquellos casos y cosas del
Aragón oscuro… ».82
Autre anecdote, qui va aussi dans le sens d’une inégalité, rapportée par Carlos
López López : « Mon grand-père, quand naissait une fille dans la famille, le notait en lettres
normales dans ses journaux et livres de comptabilité ; mais quand c’était un garçon, il
l’écrivait en lettres énormes. »83
Quelle place pour les sentiments, pour la tendresse, l’abandon et l’élan
amoureux, dans un monde de combat pour la survie, où les mentalités se sont
durcies, obsédées par la valeur-travail, qui font qu’une épouse est choisie
essentiellement à l’aune de la puissance de sa Casa et de sa propre capacité au
labeur ? Comment peut-on aimer quand, non seulement, on n’a pas eu une
démonstration de ce lien, mais surtout lorsqu’on s’aime peu soi-même, lorsqu’on a
reçu si peu de tendresse ? Seule une forme de conditionnement pouvait faire accepter
ce qui semble de nos jours inacceptable, l’impossibilité pour la personne de diriger
son destin a minima. Un conditionnement d’autant plus opérant que les jeunes filles,
plus encore que les tions, qui eux, avaient des opportunités à cet égard (ne serait-ce
que lors des transhumances), ne sortaient quasiment jamais du lugar. On comprend,
à cet égard, que les départs massifs de jeunes filles, au début du XX e, aient constitué
une sorte de révolution pour cette société, et pour ces jeunes filles elles-mêmes, qui
devaient pourtant partir la peur au ventre, imprégnées de cette idéologie de
soumission (que les riches bourgeois de Barcelone durent apprécier). Enrique Satué
cite le cas d’une jeune de Casa Juan Antonio, Asunción, partie à l’âge de 15 ans, pour
être servante à Barcelone, mais qui fut emportée par une rougeole et inhumée là-bas,
en 1926.
81
BUISÁN VILLACAMPA (L.), Mujeres legendarias, El « Gurrión », n°104, 2006.
82
Paru dans « El Gurrión » n°116, 2009. Il évoque les conditions de vie des femmes tionas à la fin du XIXe et au
début du XXe.
83
Interview dans « Mediano, la memoria ahogada », DVD-livre édité en 2010 (voir en bibliographie).
492
servir dans une Casa du village voisin de Cillas. « Los sacaban por pan », dit Justo del
Botero.84 En 1947, sa mère étant décédée, elle fut rappelée par son père, à Casa Juan
Antonio d’Ainielle, alors qu’elle vivait depuis de nombreuses années à Barcelone, et
dut donc abandonner quasiment tout espoir d’une autre vie.
Une analyse « à froid » amène à suggérer que cette société, basée sur l’objectif
primordial de la survie dans un milieu hostile, n’ait trouvée d’autre solution que de
« sacrifier » une grande partie de ses membres (un seul « élu » par Casa !). Et ce par
un conditionnement tel que ceux-ci acceptèrent longtemps leur sort. Le prix à payer
parut soudain exhorbitant, au début du XXe, quand ce monde s’est fait moins fermé,
avec l’émigration temporaire en France (tiones) ou permanente à Barcelone (tionas).
493
-Qu’est-ce que j’en sais, moi !, mais ça ne se fait pas en mangeant ! – répondit-il.
Il y eut une telle émeute dans la chambre que le médecin partit sans demander quoi
que ce soit. Décontenancé, le père lança à Marieta que cette affaire venait du berger…
-Honte de la casa, honte de la casa – lui dit-il -, tu n’avais rien d’autre à faire que de te
payer le berger… ! Bon, tu peux préparer res affaires, demain matin, à la première heure, je te
laisse sur la route.
Et il prépara une monture, à l’aube, et les deux partirent sur le chemin, avant que les
cheminées du village ne fument, pour passer le río Gállego par un gué. Il la laissa sur la route
avec son ‘’pañuelo fardero’’ à la main, à attendre le bus de la ligne, qui descendait de Sallent.
En guise d’adieu, il lui cria :
-Et ne retraverse pas ce río, ni ne reviens à la casa, jamais ! tu as bien entendu ?, plus
jamais !
Il paraît que ni les pleurs ni les lamentations de sa mère n’y purent rien changer. La
fille fut jetée de sa casa pour toujours et le berger reçut son san Miguel – son licenciement –
de façon radicale. Pour compléter l’histoire, Marieta ajouta :
-Ils se sont séparés de moi, mais l’étiquette du déshonneur est restée attachée à jamais
sur la façade de ma casa… C’était comme ça, à ce moment ! Mes parents ont été victimes de
cette époque, alors je comprends leur réaction et je leur pardonne. J’ai refait ma vie, je m’en
suis sortie, loin de mes terres, et je ne regrette rien ! »85
J’ai évoqué, plus haut, le drame de nombreux « tiones » voyant leur monde
s’écrouler. José María Satué Sanromán, toujours, livre quelques mots à ce sujet, avec
une certaine pudeur :
« Je m’arrêtai un moment à l’ombre d’une grange à foin, pour regarder les vaches qui
paissaient dans l’immense prairie, autour de la source O Reguero. Le vent du soir commença
à souffler et la fraîcheur incita le troupeau à sortir des ‘’mosqueras’’ – l’ombre – pour se
remplir le ventre d’herbe verte. On n’entendait pas les clarines à cause de la distance, mais au
milieu du silence une voix commença à me susurrer :
‘’Depuis un moment, déjà, on ne parlait pas d’autre chose dans le village, tous
faisaient des plans pour le futur, un endroit pour refaire sa vie, ici il n’y avait plus
d’horizon… Depuis que j’étais sorti de l’école – bon, en réalité, j’y étais à peine entré -, je
m’étais consacré au pastoralisme, à garder les brebis de notre casa, en hiver dans les steppes
monégrines et en été sur le port ; j’étais satisfait de ce travail, je me sentais heureux, utile à
ma famille, tout en étant accueilli et respecté. Et mon frère aîné avait choisi un nouveau
destin en bas, dans un nouveau village, avec des terres de labour qui n’étaient pas prévues
pour le bétail…
-Que vais-je faire, maintenant, je ne sais faire rien d’autre ! Être une charge pour mon
frère ! Beaucoup d’idées trottaient dans ma tête, toujours plus troubles et mêlées d’un
brouillard grisâtre, qui m’empêchait de discerner, et encore moins de décider… ‘’
Il s’arrêta là, mais il ne m’en fallait pas plus pour me souvenir de son histoire brute. Il
s’agissait d’un ‘’tión’’, le frère célibataire du maître de la casa – peu importe son nom ! -,
comme il y en avait tant dans le Sobrepuerto, qui se considéra soudain comme inutile, et ne
pouvait plus se recycler à cause de son âge. Il avait toujours été discret, au milieu des brebis et
dans la montagne, mais son histoire finit par une triste nouvelle dans les chaumières et les
cours ensoleillées… Un chêne maudit fut coupé et brûlé quelques jours après, à Planaglera,
85
Dans « Sobrepuerto, los ecos del silencio », chapitre « Ayerbe de Broto, balcón sobre la ribera de Fiscal ».
494
près du chemin de Bergua, selon la tradition ancestrale :’’Arbol del ahorcado, árbol
quemado’’ ».86
« Nous, les garçons, on se couchait par deux dans les lits, enveloppés dans des draps
de chanvre et des couvertures en laine, et on sortait juste la bouche et les narines pour
respirer. A la nuit tombante, on n’était pas pressés d’aller nous coucher, alors on écoutait les
histoires racontées par nos grand-pères, et le matin on se faisait prier, on se levait très tard,
‘’hasta l’hora de tente Chuana’’ – disait-on.
-Bon, il faut se lever, il va être tard pour aller à l’école – criaient nos mères depuis la
cuisine.
On sortait les uns derrière les autres de la chambre, en étirant les bras et en baillant,
comme venus d’un autre monde. Notre grand-mère nous avait déjà préparé les assiettes de
farinetas sur la table rabattable.
-Encore des ‘’farinetaaas’’ !, on en a déjà mangé hier ! – criait-on, à l’unisson, comme
si on avait un ressort derrière la langue -. Donne-nous une tartine de ‘’sopanvina’’, c’est
meilleur.
-A cette heure, une ‘’sopanvina’’ !, pour vous assoupir en classe – nous répondait-elle
-. La ‘’sopanvina’’, ce sera au goûter, après vos devoirs.
On protestait tout bas, mais comme on avait faim, on mangeait les ‘’farinetas’’ et on
devait patienter. Pendant ce temps, notre mère mettait de l’eau dans la cuvette pour nous
laver la tête et nous peigner, et préparait des bouts de bois pour le poêle de l’école.
Je me souviens qu’il neigeait souvent en hiver et que les hommes se chargeaient
d’enlever la neige dans les rues – fer camín -, afin que la maîtresse et les enfants puissent aller
à l’école. On devait marcher en file sur le chemin étroit, dégagé à la pelle, pour ne pas nous
mouiller. Des additions à tort et à travers, des dictées, des lectures, des tables d’opération, des
leçons de grammaire, d’histoire de l’Espagne, des questions de catéchisme, d’histoire sacrée…,
ces jours-là on n’avait pas de récréation sur la place, on nous laissait juste un moment pour
regarder par la fenêtre. Le matin comme l’après-midi. Quand la journée était terminée, la
maîtresse nous ouvrait la porte, et on se jetait tous dans les rues enneigées, comme des brebis
vers les pierres à sel, qui auraient attendu vingt jours sans y goûter, alors on courait et on
sautait, et on se lançait des boules de neige. Imagine comme on était mouillés, de la tête aux
pieds, avec cette neige qui collait aux vêtements et fondait.
-Madre mía, comment vous êtes !, où avez-vous pris tout ça ?, vous pouvez vous
déshabiller et vous mettre devant le feu – on entendait ça dans toutes les casas, par nos mères
et nos grand-mères, il y avait même des gifles et des pleurs, selon la colère.
Nos mères se fâchaient tout haut en nous voyant comme ça, mais les grand-mères
étaient plus compréhensives et se rangeaient à nos côtés. Comme la nôtre, qui nous coupait
deux tartines de pain, les trempait avec du vin du porrón et y mettait un peu de sucre dessus,
pour le goûter.
-Comme c’est bon cette ‘’sopanvina’’, grand-mère – lui disait-on, en se pelotant contre
elle, devant le feu qu’elle avait ravivé pour nous calmer et nous sécher les vêtements.
Avant, comme maintenant, les enfants s’entendaient bien avec leurs grand-parents, on
faisait bon ménage, surtout avec une ‘’buena tallada de sopanvina’’, l’un des meilleurs images
souvenirs de cette époque. »
86
« Arbre du pendu, arbre brûlé ». Texte tiré de « Sobrepuerto, los ecos del silencio », chapitre « Otal, cerca de
las estrellas ».
495
La « sopanvina », un délice pour tous, enfants compris. « Sopanvinas que no
emborrachan pero alegran a la muchacha » (les « sopanvinas » qui n’enivrent pas et
égayent la jeune fille). Photo Manuel Estaún, dans « Sobrarbe, a tiempo parcial »,
Fernando Biarge.
La Casa, système qui s’est maintenu pendant des siècles, basée sur le
communautarisme et l’autarcie, produisant juste ce qu’il fallait pour survivre
(jusqu’à la récolte suivante et la matacía, d’où l’importance de la maîtrise des aliments
par la « dueña ») se heurta de plein fouet à l’avènement de la société industrielle, qui
sacralise l’argent et le profit, et fut emportée. S’il fallait donner une date précise à ce
bouleversement, pour le Serrablo, ce serait peut-être 1893, avec l’arrivée du train à
Sabiñanigo, événement qui, dans les esprits, correspond à la disparition du loup,
symbole des temps médiévaux.
L’autorité sociale, elle, était représentée par un « alcalde mayor » (maire
principal) pour chaque district, secondé par des « alcaldes pedáneos », mais le curé et
l’instituteur étaient aussi des autorités qui aidaient à réguler la vie sociale. Les
dépenses publiques étaient alimentées par les consumos, sorte d’impôt fixé en
fonction de l’importance des Casas et du nombre d’hommes productifs (braceros). En
cas de litige, il fallait faire intervenir le juge de paix local, accompagné de deux
« hombres buenos ».
Parmi les gestes quotidiens, notons ceux liés au transport, avec la panoplie des
objets à cet effet. Luis Buisán évoque le trajet pour l’eau, entre la maison et la
fontaine, qui permettait de faire des rencontres : « le flirt entre garçons et filles était
possible grâce à l’excuse d’aller chercher l’eau ». Le cœur de la casa était le fogaril, avec le
feu rallumé chaque matin pour le petit déjeûner, et pour le chauffage l’hiver : « A
l’aube, on voyait des signes de vie partout avec le signal bleuté des cheminées… ».
Le travail était la valeur primordiale : les gens travaillaient jusqu’au bout, s’ils
le pouvaient. Un dicton le souligne : « Poco se gana a filar, pero menos a mirar » (on
gagne peu en filant, encore moins en regardant)87.
87
Le travail comme valeur incontournable, ici dans le Haut-Aragon, va à l’encontre d’une caractéristique
reconnue des espagnols en général (et des castillans en particulier), à savoir une forme de dédain pour le travail,
496
Le « fogaril » et la « cadiera ». Au
cœur de l’âme aragonaise (musée du
Serrablo, 2007).
Les métiers autres que ceux dédiés aux activités traditionnelles (élevage et
agriculture) ne sont que complémentaires, permettant aux Casas moins aisées, ou
avec plus de bouches à nourrir, de s’en sortir. Soulignons que les Casas sont quasi
autosuffisantes au niveau des travaux à effectuer : filer, tisser, confectionner les
paniers et les chaussures, faire des travaux de maçonnerie et de charpente, etc… Les
tiones pratiquent souvent l’un de ces métiers, hors de la Casa, le plus souvent en
automne ou en hiver, saisons où il y a moins de travail. Il n’existe pas de profession
permanente, dédiée à un seul village, ce sont toujours des artisans itinérants, ou
proches géographiquement et pouvant recevoir les gens des villages :
-le forgeron (ferrero) monte dans les villages à intervalles réguliers. Chaque famille
prépare le charbon et aide à la tâche, par exemple affûter la charrue. Parfois, elle
fournit le métal. Le forgeron touche une rétribution annuelle en nature (conducta ou
iguala), lors de la sanmigalada. Après la guerre, le forgeron de Lavelilla s’est installé
près du pont des Guargas, ainsi que le charpentier de Burgasé. On ne voit presque
plus rien de leurs anciens ateliers, disparus dans la tourmente des années 60.
-le maçon (piquero). Comme Miguel Sánchez, de Cámpol, très apprécié et qui avait
plus d’une corde à son arc : « Il aimait lire, et sa culture générale dépassait le niveau
considéré comme normal dans la vallée. » (Luis Buisán)
-le meunier de La Solana orientale et centrale a son moulin à Jánovas, tandis que les
gens de La Solana occidentale vont à Fiscal, comme ceux du Sobrepuerto. Le meunier
se paye en gardant une mesura (quantité de blé).
-le tisserand, ou drapier (pelaire, « tejedor ») le plus couru est à Javierre. Tous les
tissus de La Solana y sont tissés. On lui apporte la laine ou le chanvre filé en
qui serait humiliant. Cet aspect est développé par Gerald Brenan (« Le labyrinthe espagnol », Ed. Ivrea, 2005).
497
écheveaux. Biescas s’est spécialisé dans le travail du textile (couvertures, couvre-
lits…), et ses habitants portent le surnom de pelaires.
-pour le charpentier (serrador), les casas disposent d’une réserve en matériaux.
Travaux les plus courants : la cadiera avec table rabattable, les bancs, les portes et les
fenêtres. Antonio Azón Gracia (« Antoné ») de Casa Navarro, d’Escartín, le dernier
habitant, est aussi un spécialiste.
-le tailleur (« sastre ») passe une fois par an, le plus souvent en automne, avant le
départ de la transhumance, pour les effets des bergers. Dans La Solana, il est
justement de Casa Sastre à Muro. Lucien Briet donne au pic de Sestrales une
étymologie liée au mot « taillés » (« paredes sastrales » : parois taillées).
-le botero fabrique des outres (botos) pour le vin et des crabunas pour l’huile. Le client
fournit la peau correspondant à ce qu’il veut, généralement de la peau de chèvre. Les
botos sont enduits de poix à l’intérieur, pour que le vin ne se détériore pas. Un botero
réputé vit à Escartín (casa Buisán)88.
-le bastero (sellier) monte pour fabriquer des bastes (bâts), des colliers, et autres
équipements pour les chevaux, et pour réparer. La fabrication des bastes est montrée,
nombreuses photos à l’appui, dans « Labores de un milenio » (Eugenio Monesma,
Editorial Pirineo, 2003). Les temps ayant changé, et grâce à leur connaissance de la
laine, nombre de basteros ont évolué vers le métier de matelassier (« colchonero »).
-le cestero ou capacero (vannier) passe chaque année. Les Casas ont une oseraie : l’osier
sert à fabriquer des capazos (paniers pour sortir le fumier des écuries ou ramasser les
pommes de terre), des roscaderos (corbeilles pour porter du foin) et des argaderas
(pour transporter l’eau).
-l’alpargatero fabrique des espadrilles. Le processus de fabrication est expliqué et
photographié dans « Labores de un milenio ». Il existe aussi un « abarquero » (pour les
« abarcas », sandales) à Basarán.
-le cuchachero est spécialisé dans les couverts en buis. Un métier, ou plutôt un passe-
temps, qui a fait la réputation de Buerba. On trouve encore des artisans réputés à
Nerín.
-le campanero fabrique des cloches. Il y en avait un à Burgasé, au début du XXe.
-le matelassier (« colchonero ») utilise de la laine récente et lavée.
-le rémouleur, comme le Gédémus du « Regain » de Jean Giono, doit trimbaler un
appareil encombrant, sur des sentiers rugueux. Mais les casas possèdent toutes une
amoladera (meule pour affûter).
-le capador, venu de Navarre, castre les ânes, moutons et cochons.
-l’estañador (étameur ou ferblantier) répare toutes sortes de pots et la vaisselle
métallique. Il pose des parties métalliques, sortes de grillages, sur les pucheros en
terre pour les renforcer.
-un horloger (« relojero ») monte parfois, pour réparer ou réviser les vieilles pendules
qui ont franchi la brèche de Roland. Il vient le plus souvent de France.
-le fideero (de « fideo », vermicelle) prépare des pâtes, du vermicelle…
-le ramalero fabrique des cordes.
-le quincallero propose de nombreux petits objets et de la vaisselle. Il vient de
Labuerda.
-le sillero, venu de Margudgued, fabrique des chaises (« sillas »).
-un pecero, ou peguntero (de pega, la poix), venu de Castille, fabrique de la poix pour
marquer les brebis, de l’empois pour soigner les fractures des pattes des brebis, et
88
Cf. chapitre « La fièvre du vin ».
498
une huile noire pour désinfecter les blessures des animaux. Il existe un « Museo de la
pez » à Yésero, inauguré en 2004. Ce village était spécialisé dans la fabrication de la
poix, ses habitants étant surnommés les « peceros ». On trouve les restes d’anciens
fours à poix dans le barranco del Infierno proche du village.
-le ceacero fabrique des ceazos (tamis).
-un fustero (de fustiar, travailler le bois) de Basarán fabrique des fuseaux, des ruecas,
des retabillos et des pièces de charrue.
-un guérisseur (« curandero ») vient parfois pour soigner une monture.
-un coiffeur (« peluquero ») monte à Ainielle pour récupérer les cheveux et les crins
des chevaux.
-des picadores (bûcherons) viennent du pays basque. Ils coupent les arbres d’une
parcelle, par exemple entre Otal et Escartín, les grumes étant tirées par des chevaux,
jusqu’à rejoindre le barranco d’Otal, où l’eau les charrie jusqu’au río Ara.
-des charbonniers (« carboneros ») de Guadalajara viennent pour faire du charbon de
bois, avec des arbres que quelqu’un leur a vendus. Ils coupent les arbres, font la
meule et vendent le charbon. Ils vivent près de la meule ou chez l’habitant. Dans le
Sobrepuerto, les charbonniers de Berbusa, sous Ainielle, sont très connus.
- les colporteurs (« arrieros ») de Naval sont réputés pour leurs poteries et le sel.
D’autres viennent d’Alquezar, avec du miel, du vin et de l’huile (aceitero).
-le santero propose de montrer un saint sculpté ou une image pieuse, en échange de
quelques aliments.
-des gens de Bergua montent dans le Sobrepuerto pour vendre leurs fruits.
Parfois, ce sont des acheteurs, des marchands de bestiaux, peu nombreux
cependant, car les affaires se règlent surtout lors des foires ; ou un pelletero (de
« piel », la peau) qui cherche des peaux, dont les plus intéressantes financièrement
proviennent des fouines, genettes et chats de montagne.
499
escorchas – dans des tailles différentes, plus petites pour les femmes, puis les quatre bouts –
escorchar -, et on cousait avec un poinçon à l’aide d’une petite enclume de bois, au moins trois
trous de chaque côté de la pointe et du talon. On cousait avec des lanières de cuir, bien lisses,
à l’aide d’une aiguille de buis, en pliant la pointe par devant, et le talon était fixé avec des
lanières plus larges au mollet, les fameuses abarqueras. De là une phrase très populaire que les
gens lançaient par ici, pour montrer l’astuce nécessaire pour se sortir d’un problème
important ou d’une affaire désagréable sans trop de dégâts : « Attache bien les abarqueras… »
La forme des abarcas a un peu évolué avec le temps : la pointe a été renforcée avec une
pièce cousue devant et fixée à la semelle par les bords, une autre a été fixée sur le talon, et le
pied était mieux tenu, et la semelle a été renforcée avec des clous, pour qu’elle ne s’abime pas
trop vite. Dans les derniers temps, les semelles étaient fabriquées avec des pneus usagés de
voitures.
On ne voyait les bottes et les chaussures que lors des fêtes et des noces, c’étaient les
chaussures les plus élégantes, pour que les jeunes garçons et les jeunes filles sortent bien
habillés, mais comme les poches étaient vides, on devait le plus souvent se contenter
d’espadrilles de chanvre, qui provenaient de la France voisine. Plus tard, on a appris à les
faire ici. Mais les abarcas ont toujours cpnstitué la chaussure la plus adaptée pour les bergers
et les travailleurs, elles ont été les reines des chemins de ces montagnes pour longtemps ! »90
pyrénéistes français, dont le comte de Saint-Saud : « Dans cette affreuse auberge [de
Barranco Fondo, dans la Guarguera), je ne pus dormir : à peine endormi sur un mauvais
grabat, je me relevai couvert des pieds à la tête de morsures causées par un petit animal long,
fort agile, une sorte de mille-pattes, je crois. Je conservai la trace des piqûres pendant plus de
quinze jours. La cuisine noire et enfumée où des muletiers dormaient sur le carreau, m’offrit
un asile non moins triste, car d’autres insectes plus connus se livrèrent alors sur ma personne
90
Dans « Sobrepuerto, los ecos del silencio », Editorial Pirineo, 2018.
91
Dans « Les gorges du rio Vero » (La source du rio Vero).
500
à des pérégrinations également funestes à mon repos… »92 L’épouillage s’effectuait dehors,
constituant une activité importante.
Et puis il y avait l’enseignement, avec ses hauts, l’hiver, et ses bas
quand les enfants étaient envoyés dans la montagne pour garder les troupeaux.
Institutrice, un métier plein d’aléas, avec la solitude comme compagne bien souvent,
car il fallait s’intégrer dans un milieu différent.
La vie venait aussi du « coche correo », l’autocar entre Boltaña et Torla, qui
passait tous les deux jours, attirant les curieux en quête de nouvelles et de rencontres,
tandis que les facteurs recevaient le contenu de leurs sacoches qu’ils montaient
distribuer, à pied, même sous la pluie ou la neige.
Des événements extraordinaires pouvaient rompre le quotidien. Luis Buisán
évoque ainsi l’arrivée du cinéma :
« D’après les chroniques ou les histoires racontées autour du « fogaril », un « cine
ambulante » est passé dans La Solana à certaines occasions. On a raconté ça mille fois dans
ma jeunesse.
Cela a dû se passer dans les années 20. On projetait, paraît-il, un film de bandits et de
gendarmes. C’était le temps du cinéma muet et l’opérateur expliquait l’histoire à sa manière,
car il savait le scénario par cœur.
C’était du noir et blanc et, à ce qu’on dit, les acteurs devaient jouer « el Gordo et el
Flaco ». Mais la nouveauté et l’impact du ciné furent incroyables ici, et on n’arrêtait pas d’en
parler. Cette machine à faire le ciné, qui avait tant diverti et accroché, générait de
l’étonnement, de la curiosité, du mystère et de la méfiance. Certains lui ont même attribuée
des pouvoirs magiques ou l’ont associée à la sorcellerie.
L’homme qui parcourait les villages avec le cinématographe sur le dos était appelé « El
Portugués » et on disait qu’il était de Labuerda. Le ciné a impressionné les gens. Beaucoup
d’années après, ils s’en souvenaient avec étonnement et admiration, comme la chose la plus
extraordinaire qu’ils aient vue alors. On disait que c’était du jamais vu : ici, ils disaient « lo
nunca visto. »
92
SAINT-SAUD, « Courses en Sobrarbe », 1881, dans « Pyrénées, les grandes heures du C.A.F. », tome II, Ed.
Sirius, 1983.
93
Dans « La luz en la memoria », revue El « Gurrión » n°106, 2007.
501
« vainqueurs ». Et ce pendant une décennie. Mais cela ne déclencha pas de bagarres
ni de haine, les gens supportant la situation avec humour.
Dix années pour que l’idée d’un changement fasse son chemin, chez les
« vaincus ». Mais le parti « vainqueur » et Jánovas rechignaient à concéder la faveur
électrique, peut-être plus pour faire rager les autres et « augmenter la durée de la
punition et de la rigolade ».
C’était devenu choquant, car les veillées intéressantes ne se déroulaient que
dans les maisons éclairées, où venaient pourtant ceux des maisons « cavernícolas »
(troglodytes…). Ici, en effet, grâce à cette lumière fascinante, on pleurait et on
toussait moins, on filait et on faisait facilement les chaussettes, et fustiar était aisé. Et
puis on voyait mieux les cartes quand on jouait au « guiñote » …
Les trois casas maudites s’éclairaient toujours avec les luceros. La Fiesta Mayor
était le moment où les visiteurs s’étonnaient le plus de cette situation ubuesque,
jusqu’à créer un sentiment de honte chez les gens des casas non éclairées.
L’histoire prit fin avec le branchement des casas, en 1954, sauf casa Salas,
justement la casa du narrateur, Luis Buisán, qui était sans doute la plus têtue des
trois… De guerre lasse, le jeune de casa Salas (lui-même) descendit un jour à Jánovas
pour passer contrat pour la lumière, sans à peine consulter la famille. « Au passage, il
s’acheta une radio à Lacort pour célébrer l’arrivée de l’électricité et la fin de ces histoires. »
La vie d’alors fourmille ainsi d’anecdotes, plus ou moins drôles, mais qui
parlent à tout coup d’une époque révolue. José María Satué Sanromán en rapporte
une, depuis l’une de ces voix qui lui parlent malgré le temps, celle d’Aurelio,
d’Ayerbe de Broto (casa Franco) :
« Je ne sais pas si tu te souviens, Taría 94, que je suis de la classe de ton frère Luis. En
fait, on nous appelé le même jour pour passer la visite médicale à Fiscal. Tu trouveras que
c’est une bêtise, vu d’aujourd’hui, mais quand j’étais jeune j’avais beaucoup d’idées dans la
tête… On avait un jardin au bout du secteur de San Ciprián, entre le río Ara et le chemin
d’Oto. Combien de fois j’ai traversé le río et je me suis assis au bord de la petite route pour
voir passer les voitures et les camions ! Ils étaient rares, pourtant, à cette époque, mais j’étais
impressionné quand je les voyais de près, et ce qui me frappait le plus c’étaient les bicyclettes,
comment ils arrivaient à garder l’équilibre avec deux petites roues ! J’allais à Broto, à juste
une heure, et je voyais un jeune passer sur ce drôle d’engin, alors il m’est venu l’idée d’en
acheter une, mais pour quoi, s’il n’y avait qu’un chemin de pierres à Ayerbe ! et qu’est-ce
qu’ils penseraient au village ! Mais un jour que j’étais à la forge, j’en ai vu une qui était
accroché au mur, qui avait seulement un cadre, deux roues et un frein.
-Vous la vendez ? – ai-je dit au forgeron.
-Elle est à toi pour 200 pesetas.
Et je l’ai acheté avec l’argent que j’avais économisé en travaillant. Avec ma besace sur
le dos, je suis descendu sur la route avec la bicyclette, plus content qu’un pinson. En fait
jusqu’aux llanos de Planduviar, plus bas que Sarvisé, et j’ai commencé l’apprentissage, en
prenant mon élan, ou en me laissant aller sur une petite dénivellation. Je me suis ramassé
plus d’une fois, mais j’ai réussi à la contrôler en peu de temps. Après, je la mettais sur le dos
pour traverser le río, et je la remisais dans la cabane de San Ciprián. Et chaque fois que je
94
Taría est le personnage imaginé par José Luis, dans son émouvant ouvrage « Sobrepuerto, los ecos del
silencio », qui parcoure les lieux du Sobrepuerto de son enfance, et tend l’oreille aux souvenirs de gens qu’il a
connus autrefois.
502
descendais pour arroser, je passais de l’autre côté avec elle et j’allais faire un tour à Sarvisé ou
Broto. J’étais le gars le plus heureux de la Terre. Comme le jardin a bien été irrigué ! Si bien
que mon père en a eu des soupçons :
-Tu es toujours parti pour arroser, Aurelio, toujours rendu au jardin !
Je n’osais pas lui dire, jusqu’à ce qu’il descende, un jour, pour chercher des pommes de
terre, et qu’il la découvre dans la cabane. Tu peux deviner ce qu’il m’a dit, mais il a
finalement compris que c’était un rêve que j’avais accompli. J’ai l’honneur d’être le seul du
Sobrepuerto à posséder une bicyclette, et sans avoir de route ! »
503
504
La « ronda » à Buerba, sur la « plaza mayor », où « agonise
un frêne monstrueux, vieux comme Hérode, et découronné
par les autans » (L. Briet). Le texte manuscrit qui
l’accompagne, écrit sur l’ouvrage d’André Galicia « Le
Haut-Aragon vu par Lucien Briet », est l’œuvre de Miguel
Viñuales, le frère d’Antonio (lequel a juste pu signer,
n’ayant pas appris à écrire) : « Josefa Viñuales, mère
d’Antonio Viñuales, jour de saint Michel. » Antonio, le
bébé dans les bras de sa mère, en 1911, m’accueillit
plusieurs fois dans les années 90. Sur la photo du bas, il
pose devant son atelier de « cuchachero », en avril 1991. A
l’époque, seuls cinq habitants vivaient au village, tous âgés.
Une semaine qui est restée dans ma mémoire, à jamais, où
nous avions pu loger, Daniel et moi, dans une grange qu’il
nous avait aimablement prêtée, sous les célèbres aires.
Antonio nous a quittés en 2006 et repose dans le cimetière
près de l’église. Jesus, célèbre « cuchachero », est décédé
en 2009, et Miguel en 2010. Pilar, la femme d’Antonio, vit à
Saragosse, tandis que Consuelo, la femme de Jesús, résiste
encore à Buerba. Reste une indéfinissable nostalgie, mais le
village renaît, grâce à des gens comme Antonio Nerín
Viñuales, propriétaire de l’accueillante casa Lisa. (photo
du haut : L. Briet, Musée Pyrénéen de Lourdes).
Abrinzón (ou abrizón, arizón, brizón, erizón, alberizo, alberizón) : genêt hérissé
(echinospartum horridum). Un arbuste qui couvre des pans entiers de montagne
d’une superbe couleur jaune au début de l’été, et que les « explorateurs » du Haut-
Aragon redoutent quelque peu. On l’affuble aussi du nom peu sympathique de
« cojín de suegra » (coussin de belle-mère…). Mélangé avec des feuilles de hêtre, il
constitue une litière dans les écuries, l’hiver, litière réutilisée comme engrais. Dans le
Haut-Aragon, la nature est utilisée au maximum, dans la lutte pour la survie.
Ager : paysage humanisé, par opposition à montagne ou paysage naturel. Espace qui
porte un nom ou est lié à une histoire.
Alcorce (ou tratallo) : raccourci.
Aliaga (ou yaga) : genêt épineux (genista scorpius). Un autre arbuste aimable… qu’il
faut parfois piétiner pour progresser, en montagne, quand il n’y a pas de sentier.
Badina : vasque, nappe d’eau dans les ríos.
Barzal (ou zarzal) : ronce, roncier.
Boira : nuages, brouillard. La dépendance climatique est compensée par l’observation
séculaire empirique, en s’aidant, par exemple, des pics autour d’Ainielle. Ainsi, on
dit : « Si bes a boira en Autoría, l’agua a l’otro ‘l día » (si tu vois du brouillard sur Oturia,
c’est de l’eau pour le lendemain), ou « Con boira en Erata, no tiendas a pallata » (avec le
brouillard sur Erata, n’étends pas la pallata). La « boira » était particulièrement
redoutée lors de la transhumance en « Tierra Baja », pouvant s’installer pendant des
jours, par exemple, sur la steppe des Monegros, et empêchant tout repère visuel.
95
Dicton qui caractérise le climat du Sobrepuerto. L’« enfer » de l’été renvoie aux durs travaux des champs.
506
Depuis Nerín, embrasement d’automne sur la Peña Montañesa, au fond, avec le pic de
Bramapán à droite et les contreforts du Sestrales à gauche (2001).
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Garmo : pré ou gradin isolé sur de hautes parois rocheuses. Les pyrénéistes
connaissent le pic de Garmo Negro (3051m), au-dessus des Bains de Panticosa, dans
le massif des pics d’Enfer.
Glera : cours d’un río sec ou rives d’un río généralement avec beaucoup de galets ;
déjection rocheuse accumulée dans une pente. A rapprocher du mot « glère »,
versant français.
Gorga : gorge dans un barranco. On appelle aussi gorga les Guargas de Cájol.
Guambra : ombre des montagnes, qui apparaît tôt le soir.
Güega (ou lindero) : séparation, limite, frontière. La plus connue est le mur de
séparation entre les pâturages d’Ainielle et ceux d’Espierre, sur une crête entre Erata
et la punta de Canalizas (A Paré d’Erata, environ 3 kilomètres de murs). Dans « El
Pirineo contado » (1995, éd. de l’auteur), Enrique Satué propose un dessin intitulé
« el pino y la güega » (le pin et la frontière), illustrant la légende selon laquelle
Ainielle et Berbusa, se disputant la possession de l’unique pin de leurs montagnes,
déplaçaient la borne placée près de ce pin, à la dérobée.
A Paré d’Erata, limite de pâturages entre ceux d’Ainielle et d’Espierre. En haut, sur la
crête d’Erata, l’ermitage de San Benito, récemment rénové, censé stopper les orages et
protéger Otal, au-delà. Cette crête fut aussi une ligne de défense républicaine pendant la
guerre civile, dont les câbles de transmission furent fort utiles, une fois la paix venur, pour
ficeler les bottes de céréales… (2014).
Lenera : mine de lauzes (losas). Le travail d’extraction des lauzes est très dur : quand
quelqu’un en a besoin pour son toit, les autres habitants aident. On dispose de
grandes lauzes en bas du toit, puis d’autres de plus en plus petites en montant.
Mingua : lune décroissante.
Mojadura (ou rosada) : rosée, bruine.
Noguera : noyer.
508
Onso : ours. Un animal qui hante la mémoire et la beilada, comme le loup. A Burgasé,
il existe un chêne de l’ours, dans le cajigar (près du pont qui va à Castellar). Les
branches sont horizontales à cause du poids de l’ours, car il dormait dessus (source :
contes et légendes, par C. Baselga).
Paco (ou pocino, ubago) : ombrée (ubac), zone ou versant de montagne qui voit peu le
soleil à cause de son orientation prédominante au nord. Ainielle est situé dans un
paco, tandis qu’Escartín est en soulane, deux expositions qui déterminent un
comportement humain différent, l’un favorisant la convivialité (au travers de la
liebrada, chasse collective, par exemple) tandis que l’autre vit toujours une certaine
activité liée au travail.
Panar : parcelle de terrain arraché à la montagne, choisi pour son exposition, sa
pente et la qualité de la terre, et utile pour l’agriculture et l’élevage. « La différence
entre un « panar » et un simple « abancalamiento » (terrain en terrasses, « bancales ») en
pente se trouve dans l’intervention de l’élément communautaire qui impose des restrictions
pour l’utilisation et l’exploitation de terrains qui sont des propriétés privées pour concilier les
rythmes pastoraux de la communauté et les cultures particulières. Ces règles permettent
d’apprécier la force de la communauté et le rôle prépondérant de l’élevage par rapport à
l’agriculture. » (Fernando Biarge, « Piedra sobre piedra »)
Pedregar : grêler. José Satué évoque l’année de la pedragada, qui laissa Escartín sans
ressources, et où ses parents faillirent partir.
Pleber : pleuvoir.
Rabíura : temps très froid, avec du vent et de la neige. Un moment très craint des
aragonais, au moment de franchir la frontière vers la France, pour y aller travailler
(certains laissèrent leur vie au Pourtalet ou près du col de Bujaruelo).
Redolada : alentours, environs.
Ripa (ou ripareta) : versant escarpé.
Sabuco (ou sabuquero) : sureau (l’arbre des villages abandonnés).
Sarrato (ou serrato) : épaulement herbeux.
Toscón : neige fine et glacée.
Tozal : côteau, colline.
Trañar : ouvrir un chemin dans la neige.
Tronada : orage. Pendant l’orage, on pense qu’il est dangereux de rester dans la
cuisine, car on croit que le feu attire la foudre. A Escartín, l’image de Santa Orosia est
disposée sur le balcon, pour calmer le courroux céleste. Avec un couteau ouvert et
tourné vers le ciel, cela peut être efficace. La Semaine Sainte est liée aux tourments du
ciel : les rameaux bénis à cette période sont plantés dans les champs pour empêcher
l’orage.
Turbio : tourbillon, bourrasque, mélange de vent et de neige qui peut faire suffoquer.
509
l’année. Les relations commerciales peuvent être modifiées à cause du temps : ainsi
d’Otal, dont les gens dépendent de Biescas (vallée de Tena) mais qui doivent sortir
par Fiscal et Broto (vallée de l’Ara) en hiver. La Solana est marquée, quant à elle, par
une forte différence d’altitude entre les villages du bas (Villamana, 800 mètres) et du
haut (Cájol, 1344 mètres), ce qui modifie le rythme de la nature (et les dates de
récolte).
Les conditions météorologiques sont, on s’en doute, l’un des sujets les plus
débattus, puisque la survie peut être menacée par ses caprices. José María Satué
Sanromán rapporte cette histoire, venue du fin fond d’Ayerbe de Broto, par la voix
de son cousin Pascual, d’Otal :
« A casa Yerno ils ont perdu leur troupeau, mais nous, nous avons perdus deux
oncles, Miguel et Gregorio, tous deux foudroyés, en des années et des endroits différents. Ça,
c’était énorme ! Avec les orages qui sont passés à Ayerbe, qu’on supportait en nous réfugiant
dans des cabanes, des bordes ou sous un parapluie en pleine montagne, on n’a pas souvenir de
pertes humaines, sauf ces deux cas. Comment ça pouvait arriver à deux membres de la même
famille ! Nous avons cherché une explication et nous croyons l’avoir trouvée : une montre de
poche que l’oncle Gregorio avait achetée à un berger français à Bujaruelo. Il la portait le jour
de sa mort et son frère Miguel la portait aussi. Elle avait sûrement une pièce qui attirait les
éclairs. En tous cas, c’est la conclusion que nous avons tirée de ce triste cas, mais nous ne
pouvons pas la vérifier scientifiquement. Au cas où, aucune personne de la famille n’a porté la
montre macabre, qui avait vu le dernier souffle de deux frères.
Dans le cas de mon oncle Miguel, je me souviens que c’était un jour de juillet, avant
de partir pour Bujaruelo, à ces moments de brume de chaleur, présage des orages, selon
l’observation séculaire. Le bétail avait passé la nuit dans un champ d’As Cubilellas et, avec
José María – quelqu’un d’une autre casa -, il avait décidé de le sortir pour paître, de bon
matin, pensant qu’il ferait la sieste longtemps aux heures de la mi-journée. Ils sont montés
par la crête Estazón et O Raso, pour atteindre le sommet de Gabalos à la mi-journée, au
moment de la plus forte chaleur. Les bêtes ont commencé à serrer – les têtes des unes sous les
ventres des autres -, comme d’habitude au moment d’ « acalorar » - faire la sieste, se reposer et
se protéger des rayons du soleil -, pendant que les deux bergers restaient vigilants sur la cime.
Un orage menaçant tombait autour du Mondarruego et de Torla, très chargé en électricité. A
un moment donné, des chèvres ont essayé du côté d’Oto, la limite de cette zone ; Miguel s’est
penché pour ramasser une pierre et, au moment précis de la lancer pour les faire revenir, il a
été foudroyé et est resté cloué au sol avec la pierre à la main, sous la stupeur de José María,
qui était étourdi à ses côtés. Quand il a récupéré, il est descendu en courant vers le village
pour chercher de l’aide. Il criait
-Il a pris la foudre !, il a pris la foudre !...
Il ne disait même pas de qui il s’agissait, mais peu importe, tout le monde le savait :
Miguel de Cadena. Une civière a été improvisée et quatre hommes l’ont descendu au village
pour lui donner une sépulture. Ce triste événement a été commenté dans le village et dans les
environs très longtemps.
Peu d’années après, on enfermait le bétail à quelques huit cents mètres du village,
dans un petit enclos près du chemin qui mène à Escartín. L’oncle Gregorio est arrivé le matin
pour le sortir, mais il s’est mis à pleuvoir à foison, alors il a ouvert son parapluie et s’est
réfugié sous un chêne, avec le chien à ses pieds. Une fois l’orage passé, quelqu’un du village
est arrivé, pour travailler dans un champ voisin, et il a vu le troupeau de Cadena qui était
toujours dans l’enclos.
-Comme c’est bizarre qu’ils soient toujours enfermés ! – a-t-il pensé.
510
Il s’est approché et a trouvé le pauvre Gregorio allongé sur le sol, le chien à ses côtés.
Un éclair l’avait touché de plein fouet et en avait fini avec sa vie. Ce sont vraiment des
hasards de la vie, avec la quantité d’orages qui passent, qu’il y ait deux malheurs dans la
même famille. Alors, ça mérite d’être raconté, et il faut rappeler qu’on ne connaît que ces deux
cas dans la zone, hormis avec les animaux, qui cherchaient la fraîcheur sur les sommets, au
moment des orages. »
511
[…] En arrivant au village, et après l’émotion naturelle des premiers moments, avec
ma nouvelle famille qui ne connaissait pas cet endroit où j’avais vécu 27 ans, une petite
odyssée a débuté : les aires s’étaient transformées en espaces réduits à cause des arbustes, à
l’ombre de quatre pins hauts comme le grenier à foin ; les chemins et les rues étaient barrés
par les ronces et les « sabuqueros » ; le jardin et le pré étaient un bois d’ormes ; les champs
étaient une jeune forêt d’ICONA ; la fontaine ne donnait plus ce qu’elle avait toujours
donné ; une partie du toit de ma maison s’était effondrée ; on ne pouvait poser un pied dans
une maison sans se méfier ; dans l’école, il y avait encore des pupitres, et j’ai montré à ma
famille celui que je partageais avec un autre garçon. J’ai dû suer en luttant à coups de bâton
contre les ronces pour passer dans les rues. Les vaches s’étaient installées dans l’église au
printemps. […] La mémoire des gens qui ont habité et cultivé cette terre et y ont élevé des
brebis doit aujourd’hui affronter le choc brutal de ce qu’ils voient : les deux images se
superposent et, parfois, il n’y a pas moyen de les ordonner, les relier ; elles ne se reconnaissent
pas mutuellement et on perd le fil et le contrôle dans ce monde étrange, comme effacé par
l’explosion de la nature libre et spontanée. Les branches des arbres, à leur sommet, atteignent
l’extérieur du village et lui servent presque de parapluie. Quand on regarde le site depuis les
collines, il semble entouré d’une sorte de tapis flottant, là où il y avait des espaces découverts.
[…] Avec l’arrivée de l’hiver, la neige maquille le paysage, l’égalise, et les montagnes
ressemblent à ce qu’elles étaient avant. Mais on ne pourra jamais y pénétrer pour les
reconnaître. Seuls émergent le relief du paysage, plein de solitude, et une certaine sensation de
paix. Comme en cette soirée d’été en famille, pour les adieux et la prière, en souvenir de nos
aïeux. »
Luis Buisán fait là référence à son retour au village de son enfance, en 1977.
Quand je suis arrivé à Ginuábel, en 2003, j’ai failli renoncer à y pénétrer, un véritable
mur de ronces empêchant l’accès à la place du village. Quelques contorsions me
livrèrent un espace bouleversé, me laissant stupéfait. Je le fus plus encore avec cette
photo que nous livre Luis Buisán, pendant de celle de 2003 : deux images qui tentent
de se superposer, quasi inconciliables.
Je suis revenu en 2014, accompagné de Faustino Calderón, spécialiste éclairé
des villages abandonnés (site « Pueblos deshabitados »), pour trouver, contre toute
attente, un pueblo plus dégagé, grâce à la présence de néo-ruraux, et nous immiscer
dans l’école, dernière maison au bas du village, reconnaissable par ses grandes
ouvertures et son intérieur bleuté.
512
Ginuábel, 1964. L’image bouleversante du départ. (Photo Luis Buisán, dans « La
Solana de Burgasé y la Ribera de Jánovas »).
513
San Úrbez, un saint devenu
mythe, entre Añisclo et la
sierra de Guara. Sculpture
réalisée par José Nerín
(photo dans « El Pirineo
contado », Enrique Satué).
En bas, le pont de San
Úrbez, à l’entrée de la vallée
d’Añisclo, à quelques
minutes de l’ermitage
éponyme (2010).
ELEVAGE ET PASTORALISME
514
Acalurar, ou acalorar, morriar, amosquerar : s’arrêter, se reposer, en parlant du bétail
qui se met à l’ombre à midi.
Acorronarse : se mettre à l’ombre mutuellement, en parlant du bétail.
Barana : barrière.
Batiaguas : parapluie. Il n’est arrivé que tard, dans la moitié du XX e, et a remplacé la
peau de mouton (zamorra).
Bereda : quartier de pâturage pour les animaux, sur le port, en montagne. Chaque
village possède la sienne, sur le Port de Góriz. Les beredas sont ouvertes le 24 août,
permettant aux troupeaux d’agrandir leur espace à pâturer, et aux bergers de se
rencontrer.
Cabaña : bétail de transhumance. Temps que dure la transhumance. Cabañera : chemin
pour le bétail transhumant (« vía pecuaria », draille), ensemble de ce bétail. Les voies
de transhumance, malgré des siècles de passage, ne sont plus identifiables
actuellement, la végétation ayant repris ses droits. Le territoire haut-aragonais était
traversé par cinq grandes cabañeras, du nord au sud. On dit aussi vía pecuaria, cañada,
vereda, cordel…
Can : chien.
Cañabla (ou canaula) : collier en bois pour les clarines du bétail ; leur fabrication est
réalisée en hiver, lors de la beilada, par les hommes non partis en transhumance.
Récipient pour donner la forme au fromage.
Casalero (ou casalengo) : bétail qui reste au village pendant l’hiver, pour diverses
raisons, pendant que le plus gros est en transhumance sur la terre basse.
Cencero (ou zenzero) : pâturage d’automne.
Cerrau (ou cletau, ou encletau) : terrain fermé par un mur ou des arbustes ou des
branches d’arbres, généralement dédié à la pâture du bétail casalengo, parfois à la
culture. A Escartín, les cerraus sont situés au sud du village, entre 1000 et 1300
mètres. Chaque Casa en possède plusieurs, orientées de façon précise, en particulier
en fonction de la fonte des neiges. Chaque cerrau a sa caseta, où le berger passe
beaucoup de temps, se réchauffant près d’un feu, à fustiar (sculpter au couteau) une
cañabla, graver des lettres sur un mur… (source : José María Satué, Os cerraus de
Escartín, revue « Serrablo » n°58, 1985).
Cerrón : sac en peau d’agneau, pour dormir ou pour garder le sel, la graisse et les
couverts.
Choto : bouc. Il guide la cabaña lors de la transhumance.
Cletas : barrières mobiles, que les bergers utilisent pour délimiter une mallata
particulière, appelée cletau (ou encletau, ou cerrau, ou musar), et déplacées chaque jour
pour fumer une nouvelle partie de terrain.
Compañia : compagnie, regroupement de Casas de taille moyenne ou petite, dans un
but économique, pour la transhumance.
Cosirar : aller chercher le bétail qui est dans un champ, le rassembler.
Cuartizo : grande clarine que portent les chotos lors de la cabaña.
Desbezar (ou esbezar) : sevrer les agneaux. Ce sevrage a lieu au retour de la terre basse,
en mai. Les agneaux sont regroupés et séparés de leurs mères (on appelle cela « hacer
corderada », de « cordero », agneau).
515
Embatajar : marteler le métal des clarines, le façonner, enlever les déformations, avant
le départ de la transhumance. Plus globalement, préparer les ustensiles nécessaires
avant la transhumance.
Ensundia : graisse du cochon, mise en boules pour la conserver. Lors de la
transhumance, les bergers préparent une soupe au pain (« sopas ») avec cette graisse.
Escamalar : cueillir les feuilles des arbres pour nourrir le bétail casalengo en hiver. A
Ainielle, chaque casa possède sa zone propre, près du moulin. Ce sont des feuilles de
frêne, de peuplier noir et de cajigo.
Escodar : couper la queue des jeunes brebis pour favoriser la saillie, un exercice
assezphysique, et violent, que Fernando Biarge a montre, dans « De sol a sol ». Les
queues sont cuisinées et constituent un mets fort goûté.
Esmarguinar : nettoyer la montagne des mauvaises herbes et autres arbustes, pour
que le bétail casalizo puisse paître et ne perde pas sa laine au contact des épineux.
Esquilla : sonnaille. Esquillada (sonnerie de cloches), esquilleta (petite cloche), esquillón,
cencerro ou truco (grande cloche). Les enfants agitent les trucos lors de San Antón (17
janvier).
Esquirar : tondre. Dans La Solana, on tond en juin. Les brebis sont rassemblées la
veille, très serrées pour qu’elles suent, ce qui facilite le travail des ciseaux le
lendemain. Le jour de la tonte est aussi un jour de fête, avec un banquet. Un bon
tondeur peut tondre 60 brebis dans la journée, entre très tôt le matin et midi.
Fenal : pré commun en herbe naturelle où paît le bétail, près du village.
Ferrada (ou forrata) : seau de bois pour la traite.
Fuida : fuite ou cavalcade du troupeau (« huida »).
Fustiar : sculpter le bois au couteau. Une activité fréquente du cuchachero, ou du
berger, qui était le porteur d’une culture ancestrale, projetée sur les objets sous forme
de figures ou de symboles liés à la fertilité, la protection et leur propre travail : des
svastikas, des femmes, des reptiles, des chèvres et des chiens. Violant I Simorra, dans
son livre majeur « El Pirineo Español »96 (l’ensemble des Pyrénées espagnoles étudié
entre 1941 et 1946), révéla l’un de ces artistes, Antonio Benedé, de Larrés. José Nerín,
né à Buerba en 1911, fut aussi l’un de ces artistes de la troisième dimension, reconnu,
en particulier, chez l’un des membres de sa famille, Antonio Nerín Viñuales, de
l’incontournable Casa Lisa de Buerba.
Güella : brebis.
Juñir : unir deux animaux pour labourer ou dépiquer. Ce sont parfois deux animaux
différents (une mule et une vache, par exemple), pouvant venir de deux Casas
différentes, un accord économique qui peut aller jusqu’à un accord humain (marier
deux enfants de ces Casas… pour maintenir l’union des deux animaux).
Macho : mulet ou âne. Le mulet a été introduit tardivement, surtout dans le Serrablo
(avant, il s’agissait de bœufs, avec des colliers en bois).
Mallata : lieu de gîte du troupeau sur le port en montagne, ou espace non clôturé
près de la cabane (caseta) du berger (en castillan : « majada »). Le mot mallata est
parfois assimilé à la caseta proprement dite. A chaque mallata correspond une movida,
ou zone de pâturage du troupeau d’une Casa, sur le port de Góriz. Sur le versant
français, on parle de coueyla, courtau, ou cayolar, ce dernier terme définissant une
unité pastorale comprenant la cabane, l’enclos pour la nuit et le quartier de pâturage
96
VIOLANT I SIMORRA (Ramón, 1903-1956), El Pirineo español. Vida, usos, costumbres, creencias y
tradiciones de una cultura milenaria que desaparece (Editorial Alta Fulla, 1997, première édition en 1949).
516
(source : « Pyrénées », P. de Bellefon, Arthaud, 1985). Amallatar : rassembler le
troupeau dans la mallata.
Un livre rare, trouvaille heureuse à Casa Lisa (Buerba), l’un de ces endroits où le maître
des lieux, Antonio Nerín Viñuales, a eu l’idée géniale de consacrer une pièce où l’on peut
compulser quelques livres rares, à la gloire du Haut-Aragon. José Nerín Fernández y est
l’un des auteurs à voir et lire, avec quelques œuvres de ses propres mains (2008).
Marta : brebis entièrement noire, animal tabou, qui aurait le pouvoir de conjurer les
maladies. Un animal protégé, qui ne reçoit pas de coups de bâton et n’est pas mordu
par le chien : une seule goutte de son sang peut avoir de graves conséquences sur le
reste du troupeau ! Elle meurt de vieillesse… Des bergers croient que ce sont des
517
sorcières réincarnées qui viennent se repentir du mal qu’elles ont fait. Toute croyance
est bonne quand elle aide à vivre.
Masto (ou barraco) : porc mâle.
Modorra (ou amorra) : brebis qui perd le sens de l’orientation. Les gens disent :
« hacen los sesos agua », la cervelle devient de l’eau. Il s’agit, en fait, d’un parasite
qui se développe dans le cerveau. Ce mot s’applique, parfois, à quelqu’un (modorro)
… Pour empêcher la brebis de devenir modorra, on peut disposer, dans l’étable, une
pierre trouée naturellement, ou piedra modorrera…
Morral : musette du berger, son repas du jour. Contenu : le couteau à manche en os,
la gourde de vin, un morceau de pain, un bout de lard…
Mosal (ou musal) : espace clos avec des murs de pierres, pour la traite des brebis, en
particulier à Escartín, le village des « comequesos » (mangeurs de fromages). A
rapprocher du musar. Il existe un pic de Musales, au-dessus de Sallent de Gallego,
dans la vallée de Tena. Fernando Biarge consacre plusieurs pages et de nombreuses
photos aux mosales d’Escartín (dans « Piedra sobre piedra »).
Muir : traire. La traite dure environ 15 jours : une femme prend une heure le soir et
une heure le matin, aidée par deux hommes qui attrapent les brebis, pour 60 brebis.
Pour un troupeau plus important, il faut plus de personnel. Le lait du matin et celui
de la veille sont mélangés et chauffés, puis on ajoute la présure pour obtenir le
fromage. La présure (cullestro) provient de l’estomac d’un agneau qui a été sacrifié
(souvent après un accident), estomac qui contient le colostrum ou premier lait, et qui
est séché d’une année sur l’autre.
Osqueta (ou resacau, fendida) : marque à l’oreille des brebis. On plie l’oreille et on la
coupe de manière à donner une forme de V, à la naissance (opération dénommée
« hacer el señal ») ; ce peut être osqueta ta tante (par devant) ou osqueta ta tras (par
derrière). « Avec cinq marques différentes, et en associant l’une avec l’autre à l’une ou
l’autre oreille, on peut créer des centaines de marques différentes, afin qu’il n’y ait pas de
confusions ni de disputes pour la propriété du bétail. » (C. Baselga)
518
Mosal à Escartín (2011).
Pagar la manta : obligation faite au repatán d’aller chercher du vin pour le berger âgé,
lors des arrêts dans les « mesones » sur le trajet vers la terre basse. On leur fait peur
en disant que s’ils ne s’acquittent pas de cette tâche, le fotronero, être extraordinaire
vivant dans les cavernes, peut les manger.
519
église. Ainsi, la pardina d’Isuala, entre Escartín et Ayerbe de Broto, a vu son église
transformée en borda, après son abandon, vers 1785.
Pedera : système utilisé pour faire tetar (téter) les agneaux rejetés par les brebis ou les
chèvres non mères ; il consiste à planter un pieu dans le sol, auquel on attache une
patte de devant de la brebis pour qu’elle ne bouge pas ; souvent, on fait peur à la
brebis ou à la chèvre avec le chien.
Pesebre (ou pesebra) : râtelier.
Plega : trousseau du berger. Celui du berger d’Escartín « était enregistré à la gare de
Sabiñanigo pour la gare la plus proche du « monte » loué, avec le gros des provisions et les
bâtons d’ « abellanera » (noisetier), deux paires de pantalons de velours à côtes – une neuve
et l’autre usée -, quatre « mudas » (changes) complètes de linge de corps – caleçons,
chemisettes et chemises -, quatre paires de « peals » (chaussettes fortes), des « abarcas »
(sandales) neuves renforcées avec des « tachuelas » (clous), deux paires de chaussettes de
laine, une paire d’espadrilles, quatre « moqueros » (mouchoirs), un béret, un parapluie, des
bandes de tissu pour les jours de pluie, un cache-col, un « tapabocas » (grand cache-nez),
des « zagons » en peau de brebis pour protéger depuis la ceinture jusqu’à mi-jambes lors des
jours de pluie et de froid, une peau et une couverture pour dormir, un sac en peau d’agneau –
« cerrón » - pour garder le sel, le « sebo » (graisse), la cuiller et la fourchette, une « sopera »
(assiette) en peau pour couper les « sopas » (tranches de pain), l’aliment quotidien des
bergers » (José Satué Buisán).
Pardina de Alseto, sous le col de Burgasé, face au pic de Suerio. Un lieu de référence
dans La Solana (2013).
Rastrillo : râtelier, parfois en lien avec l’étage, où est stockée l’herbe (yerba), par une
trappe ; dents allongées, en bois, qui se fixent sur la faux, pour que les céréales se
disposent en ordre quand on fauche.
520
Recau : nourriture pour le berger.
Redeo : troupeau sur un espace défini, pour fumer naturellement le sol avec le sirrio.
On peut répartir les excréments avec une barzada.
Repatán (ou rebadán) : enfant qui accompagne le berger lors de la transhumance.
Certains anciens prétendent qu’il faisait parfois le travail du chien quand celui-ci
n’était pas bon. Il est mis en valeur lors de la « pastorada » (dialogue théâtral) de la
romería de Santa Orosia. José Satué Buisán a commencé ainsi, à 11 ans, lors de la
transhumance de 1918. Il est notoire que les repatanes subirent des conditions de
travail complètement inadaptées à leur âge, et qu’ils en subirent de lourdes
conséquences sur le plan de leur santé, sans parler du stress de la séparation et des
rites initiatiques.
521
Rodiar : garder le bétail la nuit. Une activité qui fit battre le cœur de nombreux
enfants, apeurés, surtout après avoir entendu les histoires d’ours et de loups, lors de
la beilada. Une couche est improvisée, en plein air, près des brebis.
Salinera : grande pierre plate où on dépose le sel pour les animaux. Donner le sel, l’un
des gestes du berger, demande de l’attention et de la ruse, pour ne pas se faire
déborder par la masse du troupeau. On peut voir des salineras au cuello Escarrón,
avant d’arriver au Plan de Tripals (entrée du Port de Góriz).
Soasa (ou suasa) : vieille brebis qui paît entre les Gradas de Soaso et la Cola de
Caballo, sur le Port de Góriz ; on amène les soasas sur ce site, en automne, pour
qu’elles reviennent grasses au village, et faire de la zezina (viande salée séchée).
Sopera : assiette en peau, que le berger accroche à sa ceinture, qui lui permet aussi de
couper les « sopas » (tranches de pain).
Suelta : entrée du bétail sur le Port de Góriz, le 1 er août (sauf s’il s’agit d’un
dimanche). L’un des moments forts de l’année pastorale et l’une des plus grandes
fêtes pour les gens du pays.
Tasca : herbe fine qu’on trouve en altitude dans les endroits assez humides. Ces zones
de pâturage (appelées aussi puertos, comme le Port de Góriz) sont actuellement
gagnées par les arbres et le maquis, ne subissant plus la pression ovine. Ainsi de la
partie haute de La Solana, dont le paysage a été bouleversé en quelques décennies.
Tocho : perche ou pieu, bâton pour aller en montagne, bâton du berger pour attraper
les brebis.
Torzedor : ustensile rustique avec une corde et un bout de bois, pour tordre la lèvre
supérieure du cheval afin qu’il reste tranquille.
Trapa : ouverture pratiquée dans le plancher du pailler pour jeter à manger au bétail
de l’écurie.
Triau : séparé (l’agneau de sa mère).
Trigar : trier le troupeau commun pour répartir les animaux selon leurs propriétaires.
Truxeta (ou truseta, troseta) : fagot de branches avec les feuilles, de frêne, cajigo ou
chinebro (genévrier), entre autres, ramassées au début de l’automne, pour nourrir le
bétail en hiver.
Vacivo (ou bazibo) : troupeau de brebis qui n’ont pas d’agneaux. Vacivero : berger qui
s’occupe de ce troupeau.
Vaquera : clarine pour les vaches.
Zagón : vêtement du berger formé de jambières et d’un plastron de cuir posé sur le
dos et attaché avec des boucles.
Zamarra (ou zamorra) : peau de chèvre ou de brebis entière, portée sur les épaules
comme vêtement, par les bergers généralement. C’était le vêtement contre la pluie,
avant l’arrivée du parapluie.
Zincha : sangle qui sert à fixer les aparejos de charge sur le cheval.
Zolle : porcherie.
L’élevage était considéré comme une tâche plus noble que l’agriculture,
laquelle apparaît comme une conséquence de la recherche d’autarcie. Le son familier
des esquillas se mêlait aux aboiements des chiens et aux cris des bergers. La Solana
possédait environ 12.000 têtes de bétail à la moitié du XX e siècle, la principale source
de revenus. La grande affaire, bien sûr, était la transhumance d’été vers le Port de
522
Góriz, avec le déplacement du troupeau le 31 juillet et son entrée dans le Port le 1 er
août, pour y rester jusqu’au Pilar (Vierge du Pilar, le 12 octobre). La suelta du 1er
août, sur le Plan de Tripals, était un spectacle haut en couleurs, mélange d’économie,
de social et de fête.
La transhumance vers la terre basse était pratiquée par les Casas les plus
riches, celles qui possédaient plus de 200 têtes. A Escartín, cependant, les petits
éleveurs se regroupaient pour former une compañia. Le départ avait lieu vers le 20
octobre dans La Solana, voire plus tard, vers Todos los Santos (la Toussaint), quand
il faisait beau (il fallait partir avant les premières chutes de neige). Il était parfois
difficile de trouver à louer un « monte » (parcelle de terre, en « tierra baja »), à cause
de la grande quantité de bétail. Des hommes partaient jusqu’à 10 jours pour chercher
à louer et ils pouvaient revenir bredouilles.
Lors des cabañas tardives, les brebis pouvaient mettre bas. Des machos
suivaient, avec des sacs à plusieurs compartiments (crabiteros) pour porter les
agneaux nouveaux-nés : deux niveaux de chaque côté, soient 24 agneaux possibles.
Certaines années, il y avait une cinquantaine d’agneaux, et donc un énorme travail, le
soir, pour les faire téter.
523
« Ferrer » d’Escartín, débuta à 11 ans !). Le « repatán » (apprenti berger), n’était pas
vraiment à la fête, lors de cette phase d’initiation brutale à la vie adulte, comme le
décrit José María Satué Sanromán, par la voix de Gregorio, d’Ayerbe de Broto :
« J’ai à peine foulé l’école, juste de quoi apprendre à me défendre dans la vie : lire,
écrire et faire les quatre opérations…, d’ailleurs ce que je faisais de mieux c’était compter le
bétail et noter les ‘’cincuentenas’’ avec le bâton. Dans les tâches de la casa, c’est le
pastoralisme qui me plaisait le plus, je l’ai appris de mon grand-père, je l’ai accompagné
quand j’étais encore petit. Avec l’aide de mon chien, je maniais le troupeau comme je voulais,
peu de situations me résistaient. J’ai passé pratiquement toute ma vie avec les brebis et les
chèvres, mon chien, la musette, la zamarra, le parapluie et le bâton, comme uniques bagages.
Si j’avais su bien ‘’manier’’ la plume et si j’avais noté les anecdotes de la vie au jour le
jour, j’aurai assez pour écrire deux Quijotes… mais, qui serait intéressé pour lire ça, avec la
quantité des bergers maintenant ?
Parmi les secteurs de la montagne, c’est la sierra qui me plaisait le plus : on
rencontrait les bergers d’Escartín et d’Oto par le haut, je les connaissais bien, je parlais avec
eux, on partageait la gourde de vin…et puis on avait un beau panorama sur la vallée de Broto
et la ribera de Fiscal, on voyait passer les voitures, c’était un signe de vie.
L’été, j’allais à Bujaruelo, sur la zone qui me correspondait, à Plana Coma : il y avait
des secteurs très bons, mais d’autres étaient dangereux, avec des parties rocheuses et des
ravins, alors il fallait bien diriger le chien pour empêcher que les bêtes chutent. Plus que le
terrain, c’était le temps qui était compliqué, les orages étaient très durs par ici, il y avait
souvent de la grêle. Parfois, ils étaient faciles à prévoir, alors tu essayais de rester sous un
abri, mais ils pouvaient aussi venir sans prévenir, c’était la haute montagne ! En été, il restait
des névés qui fondaient et laissaient de grands creux, les brebis se mettaient dessous pour se
protéger des fortes chaleurs à la mi-journée. Quand tu t’y attendais le moins, le névé
s’effondrait et écrasait les bêtes. Du coup, les bergers ne manquaient pas de viande fraîche,
entre les névés et les ravins !
Tous les quinze jours, des gens venaient du village avec une monture pour renouveler
mon garde-manger : pommes de terre, légumes, viande salée…, c’était ce qu’il y avait ! Au
passage, on m’apportait les nouvelles. Dans les parties plus hautes, on rencontrait les bergers
français, et on leur commandait des sonnailles et des parapluies parce qu’ils étaient meilleurs
que chez nous.
J’étais comme à la maison dans la montagne de mon village ou celle de Bujaruelo, mais
la vie était pire dans la Tierra Baja, où on passait l’hiver. On se réunissait alors avec des
bergers d’autres casas, et on partageait les préparatifs et les aventures. On préparait ensemble
le troupeau : on posait des sonnailles sur les brebis, des ‘’cencerros’’ sur les boucs, des cloches
plus grandes sur les béliers, qui faisaient office de guides, et on les peignait de poix rouge pour
bien les voir. Les femmes nous préparaient les vêtements et la nourriture, on faisait une
‘’lifara’’ d’adieu, et on commençait la marche. Plusieurs jours de ‘’cabañera’’, selon le lieu
choisi – vallée du Cinca, Hoya de Huesca, les Monegros -, à subir les caprices du temps – le
brouillard, le vent, la pluie, le froid -, et on avalait la poussière que les brebis soulevaient sur
les chemins… Des journées courtes, des fois avec un brouillard persistant, sur des terres
plates sans repères pour s’orienter, de vrais casse-têtes pour les bergers débutants, qui
devaient faire preuve d’astuce pour revenir à la ‘’paridera’’. C’était possible grâce aux brebis
qui venaient de mettre bas, qui revenaient à la tombée de la nuit pour faire téter leurs
agneaux !
524
Je me souviens que mon grand-père nous racontait les aventures du ‘’repatán’’
Veturián, la première année que j’étais en Tierra Baja…
-L’air s’est arrêté et une brume épaisse s’est installée. Ainsi de jour en jour…, avec
cette ambiance grise et triste : on ne voyait plus le soleil ni les montagnes. Veturián était
apeuré, il craignait de s’éloigner et ne se séparait pas du señor Ramón, le ‘’mayoral’’.
-Quand cette ‘’boira’’ va partir, señor Ramón ?
-Qu’est-ce que j’en sais, moi !, quand elle voudra.
On ne voyait personne nulle part et il faisait très froid, mais il fallait sortir le bétail
tous les jours. Le señor Ramón savait bien le manier après tant d’années comme berger, et un
jour il a voulu tester l’adresse de Veturián.
-Je ne me sens pas bien du tout, Veturián, alors tu vas sortir le bétail, et ne vas pas
trop loin – lui a-t-il dit.
Veturián retenait les bêtes comme il pouvait, mais comme il y avait peu d’herbe elles
partaient de tous les côtés. La brume était très épaisse, et les ‘’sisallos’’ et les ‘’ontinas’’ 97
étaient recouverts d’une couche de givre blanc. Il avait tellement froid qu’il s’arrêta dans un
creux pour se faire un petit feu avec une touffe d’ontinas. Pendant qu’il se réchauffait un peu,
les brebis disparaissaient dans la brume…
-¡Quirrrina, quirrrina, quirrrina… ! – criait-il.
Mais il criait encore et les brebis ne venaient pas, ni les chiens, ni la mule : la brume
les avait tous avalés ! Veturián courut de tous côtés dans les champs, sans savoir vers où avec
ce terrain plat.
-¡Quirrrina, quirrrina, quirrrina… ! On n’entend pas une seule cloche ! Pauvre de
moi, pauvre de moi, j’ai perdu le troupeau et on ne sait pas où est la ‘’paridera’’…
-Señor Ramóoon, señor Ramóoon – criait-il -. Il ne doit pas m’entendre, il s’est
endormi dans la cabane.
Et la nuit tomba, on ne voyait plus rien et il trébuchait partout. Il n’en pouvait plus
de courir partout, alors, fatigué, il s’assit à cotés d’une touffe d’ontinas.
-En montagne, il y a des pentes, des ravins, des arbres et des pierres, pour te repérer –
pensait-il, alors qu’il se blotissait sous son cache-nez.
Le troupeau s’en revint seul à la ‘’paridera’’, à la tombée de la nuit, et le señor Ramón
sortit les agneaux pour qu’ils têtent, puis il les enferma avec l’âne.
-Où peut-être Veturián ?, où peut-il être ?, où s’est-il perdu, qu’il est bête !, comment
le retrouver avec ce brouillard ?
-Veturiáaan, Veturiáaan… ! – criait-il, depuis la porte de la cabane-. Et en plus une
nuit glaçante ! Demain ? il sera aussi givré que les ontinas !
Le señor Ramón ne trouva pas le sommeil, il pensait à la blague qu’il avait faite au
pauvre Veturián. Quand le jour se leva, il sépara les agneaux, sortit le troupeau et mit une
paire de couvertures et de la nourriture sur l’âne. En plus, il accrocha les clarines sur les
boucs pour que ça résonne bien dans les environs.
-Veturiáaan, Veturiáaan… !
Après des allers et retours, les chiens s’arrêtèrent pour renifler près d’ontinas, comme
s’ils avaient débusqué un lièvre. Veturián était là, tellement frigorifié et dépité qu’il n’avait
pas la force de parler. Il le chargea sur l’âne et ils revinrent à la paridera. Dans la cabane, il lui
fit un feu et des sopas d’ail pour qu’il récupère.
-Qu’est-ce que tu as fait pour ne pas revenir avec le bétail à la mallata, Veturián ?
-Rien, qu’est-ce que je pouvais faire ?, je me réchauffais devant un feu et le troupeau a
disparu dans le brouillard, et je ne savais plus où aller !...
97
Plantes herbacées.
525
-Bon, on va être la risée de toute la Tierra Baja ! – lui répondit Ramón -. C’est vrai, je
ne me souviens pas de t’avoir dit qu’avec un brouillard épais tu dois rester toute la journée
derrière l’âne ou les brebis, comme elles ont des petits elles reviennent à la tombée de la nuit
pour donner à téter à leurs agneaux…
-Dites-donc, vous auriez pu me le dire avant !, j’ai failli mourir de froid !
Et à force de moments comme ça, Veturián devint un bon repatán. Un autre problème
préoccupant était le bois pour nous chauffer le repas chaque jour, il n’y avait ni buis ni
chênes !, juste des ontinas et des sisallos, qui brûlaient comme de l’étoupe. Si on trouvait un
romarin ou un aliaga, c’était la fête ! Et sans parler de l’eau, presque toujours dans une mare,
alors on avait des problèmes digestifs, comme le bétail.
-Avec les sources prodigieuses qu’on avait en montagne ! »98
98
Dans « Sobrepuerto, los ecos del silencio », chapitre « Ayerbe de Broto, balcón sobre la ribera de Fiscal ».
99
Le “rincón de Ainielle” est aussi le nom d’un espace créé par Enrique Satué au musée du Serrablo, consacré à
ce village.
526
Hommage au dernier berger de Nocito (2012).
AGRICULTURE
528
Ajada, jada, xada : houe.
Afiladera (ou esmoladera) : pierre à aiguiser portée à la ceinture, dans le copolón (étui
qui contient un peu d’eau).
Aladro (ou aladre) : charrue. Ce peut être la charrue romaine, ou común, ou
la vertedera (bertedera), arrivée vers 1940 dans La Solana, qui permettait de mieux
retourner la terre. La charrue romaine, utilisée jusqu’au bout (début des années 60),
est la même qu’au Moyen Âge, telle qu’est représentée sur les chapiteaux de San Juan
de la Peña (XIIe). Le monde agricole fut guidé par des schémas médiévaux jusqu’à la
fin. En montagne, la charrue était démontée en deux parties et portée par une mule
pour rejoindre les champs les plus lointains. Au début du XIX e, les casas pauvres
fonctionnaient avec le système « a tornajuntas », l’appariement d’un bœuf ou d’une
vache avec un équidé. La mule remplaça peu à peu le bœuf à partir du XVIII e siècle,
période plus favorable économiquement.
Alentada : souffle, haleine, d’un homme ayant un talent particulier pour aider à la
croissance d’un arbre ou arbuste. Souffle du parrain du nouveau-né, lors du
baptême, pour lui transmettre la santé.
Alfaz : luzerne.
Alfonsar : creuser la terre en binant avec la houe.
Almuz : almude, mesure pour le grain, dont la capacité est la douzième partie de la
fanègue aragonaise, la huitièma partie d’un cuartal, soit 1,8716 litre.
Añada : qui est associé à une durée d’un an. Chaque année des dosañadas où on laisse
reposer la terre, entre deux années où elle est cultivée. Año y vez : rotation biennale
des cultures.
Arnal : ruche.
529
brûler, puis à défoncer la terre à la houe, ce qui nécessite beaucoup de travail. Les
arbustes arrachés constituent des formigueros qui sont brûlés pour bonifier la terre.
Luis Buisán cite le cas d’un vieil homme de Muro de Solana (Casa Duaso) qui, dans
les années 50, se consacra chaque jour et pendant plusieurs années à transformer une
colline sauvage en une terrasse remarquable : « Les murs en nouvelles pierres se voyaient
de très loin, et ça a intrigué beaucoup de gens. Le travail réalisé par cet homme, qui allait vers
ses 80 ans, ce Macchu Picchu en pleine Solana, fut une chose admirable, qui suscita beaucoup
de commentaires, et était digne d’être photographié, ce qui ne fut peut-être pas le cas. »
Atablador : herse grossière en bois avec deux rangées de dents en fer, utilisée pour
aplanir le champ après avoir semé.
Aventar (ou abentar) : vanner. Il s’agit de soulever les céréales dépiquées, quand il y a
du vent, qui emporte la balle du dépiquage, ou en utilisant une machine, aventadora,
aux dimensions telles que les villages d’altitude ne pouvaient guère les acheminer.
On trouve encore des aventadoras, remisées pour toujours, dans certains villages.
Barzón (ou trasca) : partie métallique au milieu du joug, pour insérer la barre de bois
(baral) du soc.
Breca (ou brecha) : morceau de bois, de senera (cormier) ou de buis, qui sert d’aiguille
permettant de fermer les mandiles (toiles) remplis d’herbe ou de céréales.
Caimo (ou cañimo) : chanvre.
Camatón (ou puyal) : tas d’herbe. Acamatonar : mettre l’herbe en tas, pour la protéger
de l’humidité.
Canastón : grande corbeille pour transporter la paille ou l’herbe.
Carriar : porter une charge à dos de mule, par exemple entre le champ et l’aire.
Cebada : avoine. La cebada et l’ordio sont des compléments alimentaires pour les
animaux.
Contornar : retourner les céréales sur l’aire pour dépiquer l’autre côté.
Dallo (ou dalla) : faux. La faux a été introduite à Ainielle par des hommes des maisons
pauvres, car ils offraient leurs bras dans la vallée du río Gallego et ont connu alors
cet outil révolutionnaire. Il y eut de la résistance de la part des tenants de la faucille,
qui estimaient que la faux faisait tomber le blé violemment sur le sol et l’égrenait.
Redallar : refaucher les prés, trèfle, luzerne ou pimpirigallo. Dallado, redallo : coupe,
recoupe. Picar la dalla : affiler la faux avec un petit marteau.
Diablo : grand râteau avec dents en fer, pour glaner les céréales qui restent après
avoir bottelé. Il est porté à l’épaule avec une lanière. Dans le Sobrepuerto, terre du
diable, ce même outil s’appelle cristo !
Esfollar : collecter les feuilles en automne (de l’orme – ormo -, pour la pastura du
cochon, ou du hêtre – fau - ou du chêne – caxico -, pour la litière des écuries).
Eslomarse : s’échiner, s’éreinter.
Esmoladera : pierre pour affûter la faux, disponible à la ceinture, dans un codé ou
escopolón.
Espajar : dépailler, enlever la couche de paille de la parba avant de vanner.
Espedregar (ou minar) : enlever les pierres d’un champ.
Esportón : grand sac de chanvre ouvert en long pour y mettre des charges, sur les
montures.
530
La « dalla » et son « rastrillo »
(dents de bois pour faciliter la
dépose des céréales). Une
révolution au début du XXe
siècle, mal acceptée à Ainielle,
tenante de la faucille. Isidoro
Viñuales, Ligüerre, 1970,
photo dans « El Pirineo
contado », Enrique Satué.
Estirazo, ou esturrazo : traîneau rustique pour transporter, surtout des pierres à sortir
des champs. L’un des outils les plus primitifs qui se soient maintenus, qui consiste en
une sorte de grosse fourche de chêne, avec des traverses en bois cloutées et des
montants latéraux. L’estirazo est tracté par un animal, parfois, aussi, pour transporter
l’herbe.
Faja : terrasse étroite pour cultiver. Parfois si étroite qu’il faut désolidariser la charrue
du bras pour tourner. Enfajolau : ensemble de fajas ou terrasses échelonnées sur la
pente de la montagne.
Fajo (ou faxo, faixo) : javelles, tas de céréales non attachées qu’on laisse dans le champ
pour qu’elles sèchent. Un fajo est une quantité de 8 à 10 gerbes. Pour carriar
(transporter), une mule porte trois fajos, un de chaque côté et un dessus. Enfaixar :
technique de préparation des fajos.
Falz : faucille.
Femar : fumer la terre. Femalla : endroit avec beaucoup de fumier, dans les mallatas du
Port. Fiemo : fumier.
Forca : fourche.
Forga : petite enclume qu’on fiche dans le sol, pour affûter la faux avec un petit
marteau. La forga, l’esmoladera (pierre à aiguiser) et le copolón (fourreau pour la
pierre) sont portés sur soi, attachés avec une corde.
Forniguero : fagot d’aliagas écrasé avec des pierres pour qu’il soit moins gros ; on met
de la terre dessus et on le brûle dans un champ, pour faire de l’engrais. On transporte
aussi ces fagots à la casa, accrochés à un bout de bois, pour allumer un feu.
531
Gabilla : gerbe de céréales fauchées (andain).
Garba : céréales fauchées.
Grama (ou esforachadera) : appareil pour piler (esforachar) le chanvre et en extraire la
fibre (= broie ou brisoir).
Güebra : labour.
Luziar : aiguiser.
Maigar : remuer la terre, la casser, et enlever l’herbe, pour favoriser la croissance des
pommes de terre.
Mallo (ou mayal) : bâton pour nettoyer les grains de céréales ou de légumes en
frappant. Masse (marteau lourd). Le mallado est considéré comme le système le plus
primitif de dépiquage : il s’agit de secouer le seigle contre une lauze ou une planche,
puis de frapper avec le mallo pour décrocher le grain. On peut aussi mallar pour sortir
les graines de haricots.
Maña : coup de main.
Mandil : toile fabriquée avec de la laine ou du chanvre pour transporter la moisson
ou l’herbe. Enmandilar (ou ensabanar, de « sabana », drap) : mettre dans cette toile.
Mantornar : remuer la terre de labour, ou relabourer, après que les pluies suivies du
soleil aient durci la terre. Ce travail d’août dure environ une semaine, à une époque
où l’esprit se porte déjà vers les fêtes à venir. Le mot s’utilise aussi pour retourner
l’herbe afin de la sécher.
Mistura : seigle.
Mojadura : rosée sur les pâturages, nuisible pour l’alimentation des brebis, qui
peuvent, si elles l’ingèrent, être victimes du torzón (colique). Humidité.
Motolón (ou motilón, modolón) : ensemble de 20 ou 25 gerbes empilées les unes contre
les autres, laissées dans le champ jusqu’à ce que les céréales soient séchées (moyette).
Le motolón est recouvert de trois gabillas pour protéger des intempéries.
Muela : pierre à moudre (meule).
Naya (ou ringlera) : alignement d’herbe coupée.
Ordio : orge.
Pallada (ou pallata) : céréales étendues sur l’aire pour le dépiquage. Elle est étendue
avec précaution, en se débrouillant pour que les épis restent cachés et protégés des
coupures par les tiges.
Panar : ensemble de champs autour du village.
Par juntero : paire de chevaux de casas différentes. On dit aussi « a tornajunta », pour
l’utilisation de deux animaux différents (ex. un bœuf et une mule). Le bœuf a été
remplacé peu à peu par la mule à partir du XVIIIe, période de prospérité.
Parba (ou parbada) : céréales étalées sur l’aire et prêtes à être dépiquées, ou airée
(« parva »). Parbada s’emploie pour n’importe quel autre produit récolté en grande
quantité et qui peut être dépiqué, comme les lentilles.
Pedros (ou sanpedros) : rameaux bénis plantés dans un champ pour favoriser la
récolte, lors de la saint Pierre, en avril.
Pimpirigallo : herbe cultivée.
Plegadera (ou cojedora, recogedor) : grande planche avec manche et des trous à chaque
extrémité pour passer une corde et l’accrocher au collerón d’une mule, pour tirer la
pallada sur l’aire préparée pour le vannage.
Porgador (ou porgadero, ou zeazo) : tamis ou blutoir (« cedazo »).
Rasquil (ou retabillo) : râteau pour rassembler le blé et la paille de l’aire, avec un
manche pour pousser et une corde devant pour tirer, avant de vanner. Les mots
532
rasquilar et retabillar définissent l’état d’esprit du montagnard, par rapport aux gens
de la plaine, à savoir que rien ne se perd.
Romper : labourer.
Roscadero : panier d’osier très grand pour transporter l’herbe, la paille, ou la lessive.
Ruello : rouleau de pierre ou de bois utilisé pour aplanir l’aire.
Saso : terre humide, prête à être labourée.
Sirrio : excrément sec de brebis dans la mallata et l’étable.
Talega : sac pour récolter les pommes de terre.
Suertes : champs provenant d’anciens communaux et distribués selon un tirage au
sort (« suerte » : la chance).
Torzedor : ustensile pour tordre l’herbe et faire des tuertas (rouleaux d’herbe), de
façon à la transporter et la stocker plus facilement. Faire des tuertas constitue, pour
Luis Buisán, l’une des tâches les plus originales du monde rural de La Solana.
Traspalar (ou palear) : passer une chose d’un endroit à un autre avec une pelle ;
généralement, on dit cela quand on vanne les grains de céréales avec des pelles en
bois.
Trillar : dépiquer, ou séparer le grain de son épi. Trillo : traîneau en bois incrusté
d’éclats de silex (pedreñas, pierres qui viennent de Colungo, en sierra de Guara) que
tire une ou deux mules sur une aire circulaire au sol soigneusement aplani et qui, en
passant sur les céréales, sépare le grain de l’épi. Les trillos de pedreña sont les plus
anciens, ils ont parfois été remplacés par des trillos à rouleaux fabriqués en usine (à
Vitoria), qui ont l’avantage de ne pas agglutiner la paille par devant, et donc d’aller
plus vite. Mais si la pallada n’est pas bien sèche, elle s’enroule entre les lames et forme
un bouchon. En fait, le trillo est le reflet du niveau économique d’une Casa : la Casa
riche utilise le trillo à rouleaux, la Casa moyenne celui avec des silex de Colungo, la
Casa pauvre se débrouille en fixant des objets coupants sur la plaque, clous de fer à
cheval, bouts de granit…Le tribulum, puisque tel est son nom original, est vieux de
7800 ans et était commun il y a 5000 ans. Il fut utilisé en France jusqu’au début du
XXe siècle. Virgile l’évoquait dans « les Géorgiques », le premier siècle avant J.C.
George Orwell, l’écrivain anglais venu combattre dans les Brigades Internationales,
en Aragon, pendant la guerre civile, décrit le trillo :
« Il y avait aussi une sorte de herse qui vous ramenait tout droit à la fin de l’âge de
pierre. De la dimension environ d’une table de cuisine, elle était faite de planches jointes les
unes aux autres et mortaisées de centaines de trous ; et dans chacun de ces trous était coincé
un éclat de silex qu’on avait obtenu de la forme souhaitée en s’y prenant exactement comme
les hommes s’y prenaient il y a dix mille ans. Je me souviens du sentiment presque d’horreur
qui s’était emparé de moi lorsque j’étais pour la première fois tombé sur l’un de ces
instruments, à l’intérieur d’une hutte abandonnée, dans le no man’s land. Cela me rendit
malade rien que de penser à la somme de travail qu’avait dû exiger la fabrication d’une telle
chose, et à la misère à ce point profonde qui faisait employer le silex au lieu de l’acier… »
(Hommage à la Catalogne).
J’ai vu un trillo, pour la dernière fois (du moins le croyais-je), en 1991, dans
une grange de Buerba. Depuis ces années, cet objet a pris une valeur énorme, en tant
qu’objet décoratif,100 et il est presque impossible de le voir in situ. Presque… car j’ai
eu la chance d’en voir deux, dans la dépendance d’un village, en 2010. Un village
dont je tairai le nom, tout en priant pour que ces objets magnifiques restent en leur
demeure.
100
Certains trillos auraient été sciés pour être emportés…
533
La « trilla » sur une aire de Buerba, dans les années 80. Antonio Viñuales aux commandes
(photo sur le site Buerba.com, « recuerdos en blanco y negro »).
534
Une porte poussée, et l’heureuse surprise… Deux « trillos » magnifiques, in situ, attendant
leur emploi. Image rare (2010).
Avant d’arriver sur l’aire, espace symbole, les céréales sont semées, fin
septembre en haut de La Solana, à la mi-octobre dans la Ribera de Fiscal, assez tôt
pour qu’elles sortent avant l’arrivée du froid. On ensemence un blé sulfaté
au bitriol (sulfate de cuivre), avant de passer l’aladro común ou mieux, la bertedera, qui
enterre bien la semence, puis l’atablador. La moisson a lieu en août, organisée
méthodiquement : le dallador avec la faux, l’engabillador (qui dispose les céréales en
gerbes, ou gabillas), l’atador qui attache les gerbes et l’espigador (glaneur) avec
son diablo pour ramasser les épis qui restent. La faux est apparue au début du siècle
dans La Solana mais, comme à Ainielle, les anciens ont été réticents et elle ne s’est
imposée qu’après la guerre civile. A partir des gabillas, on forme des fajos (gabillas
superposées et non attachées) ou des motolons (gabillas disposées de façon à être
protégées de la pluie ou de la grêle). Les céréales restent dans le champ jusqu’au
moment du dépiquage, où elles sont transportées (carriar) dans un mandil sur
un macho. Le dépiquage dure jusqu’à 10 jours. Il existe trois types d’aires :
de buro (terre glaise) comme à Gere ; en herbe, comme à Sasé ; en pierre, plus rares (il
y en a trois à Burgasé), qui décomposent mieux la pallada mais il reste du grain entre
les pierres. La pallada est étendue en ouvrant entre 30 et 60 fajos. Puis vient la
trilla proprement dite : le trillo tracté par des machos et monté par une, deux ou trois
personnes, tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre jusqu’à ce que
la pallada soit broyée au-dessus ; puis on contorna (retourne) cette pallada pour
dépiquer à nouveau le dessus. Le trillo de pedreña donne une paille plus fine que
le trillo à rouleaux mais le dépiquage dure plus longtemps. Pour le vannage, on
profite du vent du sud, le bochorno, entre 10 heures et midi ; certaines Casas
535
attendent le cierzo (vent du nord) vers 16-17 heures. On amène chaque jour la
quantité à abentar, mais le vent n’est parfois pas là et, le retard s’accumulant, on peut
passer la nuit sur place pour profiter d’une brise éventuelle. Le vannage s’effectue en
soulevant les céréales et la paille contre le vent, ce qui sépare les deux ; ce vent doit
être continu pour que le blé ne s’éparpille pas. Dans les dernières années, les gens
utilisaient parfois un tarare (abentadora, appareil formé d’un ventilateur et de cribles,
actionné manuellement), ce qui nécessitait des efforts conséquents pour l’amener sur
place vus son volume et la médiocrité des chemins. Certaines maisons possèdent un
aventadero, édifice en forme de tunnel, orienté au vent. Les céréales sont finalement
tamisées avec un zeazo et stockées dans des truexos.
536
La « pallada » est prête pour le vannage, sur l’aire Antón Duaso à Sasé, dans les années
40. Photo cédée par Joaquín Duaso Ortas pour « La Solana, vida cotidiana », Carlos
Baselga.
Avec José María Satué Sanromán, revenons sur certains détails de cette vie
agricole, en l’occurrence avec Francisco F. L., habitant de Basarán, que l’auteur
« ressuscite » lors d’une pérégrination dans ce village :
« Moi je suais à fabriquer tous ces outils et instruments, mais les gens du Sobrepuerto
suaient plus encore en les utilisant dans leurs tâches quotidiennes.
Ces outils étaient très employés dans les casas d’avant. Par exemple avec la ‘’zoqueta’’,
liée inévitablement à la faucille, des outils qui furent utilisés depuis des temps immémoriaux
pour couper l’herbe et les céréales. La faucille – haz – a une lame métallique de forme semi-
circulaire, avec un manche en bois qui permet de l’utiliser d’une seule main, tandis que
l’autre est libre pour empoigner la botte qui va être coupée. Cet instrument a commencé à être
utilisé au Néolithique, il était alors fabriqué en pierre ou en os, d’après les exemplaires
découverts dans les gisements archéologiques. Après, ils étaient faits en fer et en cuivre. On
sait aussi que la faucille fut utilisée comme arme pour se défendre lors des temps médiévaux.
Mais en utilisant cet outil, les hommes se rendirent compte qu’il était nécessaire de se
protéger la main gauche, celle qui prend la botte d’herbe ou de céréales, afin de ne pas se
couper avec la faucille. Ils inventèrent donc la zoqueta, une sorte de gant artisanal en bois
avec quatre doigts dedans, où seul le pouce est libre, pour mieux saisir la botte. La faucille et
la zoqueta, outils maintenant conservés dans des musées ethnologiques, furent en d’autres
temps utilisés par les agriculteurs pour faucher.
Comme pour tout, la manipulation de ces ustensiles exigeait une certaine dextérité de
la part des faucheurs : avec la main gauche, protégée par la zoqueta, le faucheur saisissait une
bonne poignée d’herbe ou de céréales – une falcada -, qu’il coupait avec la faucille et attachait
avec trois ou quatre herbes ou ‘’mieses’’…, et laissait en file dans le champ. Il faisait tout cela
mécaniquement, sans s’arrêter. Il faut imaginer une équipe d’une demi-douzaine de
faucheurs, qui commençaient le travail l’un derrière l’autre sur le côté d’un champ ou henar,
travailant généralement à forfait, jusqu’au bout.
537
Dans le cas des céréales, ils étaient suivis des gerbeurs, qui rassemblaient les javelles et
les passaient aux ‘’atadores’’, qui les attachaient en gerbes de différentes tailles. Et on les
chargeait finalement sur des montures pour le dépiquage sur les aires.
Faucher à la faucille et la zoqueta était très pénible, exigeait du sacrifice, car les
faucheurs étaient courbés toute la journée, ‘’de sol a sol’’, et ne s’arrêtaient que pour boire de
l’eau ou du vin, qu’un jeune leur apportait. Ils terminaient la journée voûtés, éreintés,
épuisés ; ils ne pouvaient même pas se redresser ni se tenir droits.
Souvenons-nous que des équipes de faucheurs venaient des terres du levant vers le
Haut-Aragon, ils obtenaient un contrat dans les villages pour la moisson, en tant que
journaliers. Ils montaient des plaines jusqu’aux vallées puis aux terres plus hautes, selon la
maturation de l’herbe et des céréales.
Dans les villages de montagne, comme dans le Sobrepuerto, après la faucille on
employa la faux – dalla - , et il n’y eut plus d’autre évolution possible, à cause des conditions
du territoire. Mais la faucille fut toujours utilisée après le dépeuplement, pour des tâches
auxiliaires, quand, par exemple, il restait un bout de champ non fauché parce que la moisson
était toujours verte, ou pour couper de l’herbe pour les lapins.
En plus de chez nous, on faisait aussi des zoquetas à casa Mariana de Cortillas. On
nous les achetait dans tous les villages de la zone, ce qui nous rapportait de l’argent en plus et
nous faisait une bonne réputation. »101
101
Dans « Sobrepuerto, los ecos del silencio », op. cit.
538
« Aventar » (vanner), avec le « porgador ». Une photo prodigieuse de
Ricardo Compairé (1927).
539
COUTUMES
Abandiar (ou bandiar) : sonner les cloches à toutes volées. Par exemple le jour de la
fête ou pour éloigner un orage (dans ce cas, à Ainielle, il faut faire sonner d’une
certaine manière, comme pour amadouer les cieux…). Dans certains villages (tel
Escartín), les femmes font elles-mêmes sonner les cloches le jour de Santa Águeda,
qui favorise la lactation des jeunes mères. Le mortijuelo est le son particulier des
cloches lors d’un enterrement.
Almeta (ou La Paz) : cartilage de brebis qu’on lance au plafond, où il reste collé. On dit
que c’est une offrande à la Vierge.
Bazión (ou bacía, bazía, baziba, bación) : grand récipient en bois utilisé pour la matacía,
mais aussi pour laver les vêtements et donner à manger aux animaux. Les mots
dépendent en fait de la taille et de la fonction : du plus grand au plus petit, cumo
(abreuvoir pour le bétail), bazión (récipient de nourriture pour les cochons), bazía
(pour laver le linge).
Beilada (ou beila) : veillée. L’un des grands moments de l’hiver, quand la hiérarchie
homme/femme est inversée, et quand les enfants se font transmettre les histoires et
les coutumes du pays. Mais il est parfois difficile de s’endormir, après ces histoires
fantastiques.
Bruxa : sorcière (« bruja »).
Carida (ou caridad) : partage de la galette et du vin bénis, distribués au cours des fêtes,
romerías, etc.
Colación : collation pendant la veillée.
Concello : réunion des responsables du village et des habitants. En 1965, à Escartín, les
trois derniers « amos » des Casas Ferrer, Navarro et Blas se réunissaient encore ainsi,
pour des problèmes urgents, comme l’accès au village (les murs pouvant s’écrouler
sur un chemin).
Enramada : rituel de fertilisation au cours duquels de jeunes hommes grimpent au
balcon d’une casa où vit une jeune fille à marier, pour le décorer d’un bouquet de
feuillages où sont accrochés des pommes, des galettes, des caramels…
Esconjurar (ou exconjurar) : chasser au moyen d’exorcismes.
Espedero, a (ou espadero, a) : garçon ou fille qui mène le cheval de la mariée et l’aide à
monter et descendre (parrain ou marraine de noces). Il joue aussi le rôle d’animateur
du mariage. Il y a souvent des fiançailles, à suivre, entre espederos et espederas.
Espirituado : personne possédée, qu’on fait exorciser lors de la « romería » de Santa
Orosia, le 25 juin. Il s’agissait surtout d’« espirituadas », car, comme le souligne
Enrique Satué, « ici, les femmes ne manquaient pas de motifs pour devenir folles ».
Estopiadas (fer estopiadas) : jeu de carnaval en hiver, où les petits allument des brins de
chanvre et tentent de les mettre sous les jupes des filles ou les approchent du sexe
des hommes (à Escartín).
Fiesta Mayor : le moment fort de l’année dans chaque village, qui est l’objet d’une
grande organisation, s’échelonnant sur trois ou quatre jours. La « ronda », la messe,
le bal, les compétitions locales (course pédestre, grimper au poteau), l’accueil des
« étrangers », la tombola, le gasto (repas) des jeunes… Un moment difficile à
imaginer, surtout quand on est seul, sur la place du village, au début du XXIe siècle…
Gasto : consommation ; fête ou repas de fête, et groupe de jeunes qui organise cette
fête (les adolescents sont impatients d’entrer dans le gasto, sorte de rite initiatique). Il
540
existe une casa del gasto, maison qui reçoit les musiciens de la « ronda » et où
s’effectue la lifara finale.
Herencio : contribution de deux Casas lors d’un mariage, l’intégralité de la Casa dans
le cas de l’héritier, souvent des vêtements et un peu d’argent pour la mariée. Il peut y
avoir un contrat notarial ou une simple dot.
Iguala (ou conducta) : quote-part, quantité fixe à payer annuellement, au forgeron, au
médecin…
Liebrada : chasse collective d’hiver à Ainielle, pour cuisiner un plat à base de lièvre.
Une activité qui symbolise la mentalité particulière de ce village.
Lifara : repas ou goûter occasionnel. Par exemple, les jeunes du village organisent une
lifara entre eux en demandant des victuailles dans chaque casa.
Lilas : friandises (noix, amandes, caramels, dragées) lancées par le parrain et la
marraine à la sortie du baptême.
Loseta : piège de chasse avec quatre petits bâtonnets en équilibre et une lauze qui
assomme l’animal (étourneau, grive, passereau, rongeur). L’animal est capturé mort
ou vif, selon qu’on a creusé un trou ou pas.
Madre : premier vin, appelé à vieillir pour devenir le rancio, qui peut être la fierté
d’une Casa lors d’une fête ou d’un mariage. José Satué Buisán (Ferrer) l’avait amené
à Huesca, après l’adieu à Escartín, où il avait le goût inimitable du souvenir.
Maldau : maladie indéfinie, avec des aspects hystériques. Les personnes qui en sont
touchées (espirituadas) sont conduites à la romería (pèlerinage) de Santa Orosia, pour
être guéries. La guérison, afin d’être avérée, oblige à emprunter un autre chemin qu’à
l’aller : « …je me souviens qu’une femme de Berbusa avait été amenée par Lárrede jusqu’à
Yebra et ramenée par Cortillas, Basarán et Ainielle. » (José Satué Buisán) Les textes ne
précisent pas vraiment s’il y a eu guérison…
Mata : pied de buis, en particulier sur le port de Santa Orosia, qui est l’emplacement
d’un village précis, lors de la romería du 25 juin. Depuis l’abandon des villages, et
surtout à la suite de la guerre civile (les républicains s’en servaient pour se chauffer
et cuisiner), ces emplacements n’existent plus.
Matacía (ou matazía) : abattage du porc et confection de charcuterie pour l’année. On
sacrifie entre un et trois cochons en hiver. Le jour de la matacía est un jour de fête où
sont invités parents, voisins et amis. Parmi les charcuteries préparées, les tortetas, la
duanica avec le gros intestin, du saucisson et des saucisses… ; les côtes, le filet et les
saucisses sont conservés dans l’adobo (préparation à base d’huile). Des produits de la
matacía sont offerts à l’institutrice et au prêtre (le presente).
Matar judios (ou moros, ou a Judas) : rite punitif où les enfants frappent des morceaux
de bois dans l’église, ce qui provoque parfois des excès, les enfants devenant comme
fous. Il est courant, néanmoins, que le curé récompense les enfants avec quelque
menue monnaie.
Matraca, carracla, matracon : jouets pour faire du bruit, utilisé pour des rituels
idéologiques et protecteurs. Par exemple lors de la Semaine Sainte, où le son des
cloches est interdit, pour prévenir de l’heure des offices religieux.
Mayo : pieu lisse enfoncé dans le sol, auquel il faut grimper pour décrocher des
objets, lors de la Fiesta Mayor. Pieu dressé au milieu d’un feu, au printemps, pour
fêter la renaissance de la nature, le renouveau de la fertilité. Grosse bûche de pin
déposé dans le feu à Escartín, le 20 janvier (San Fabián et San Sebastián).
Mayordomo : garçon chargé d’organiser les fêtes, responsable du gasto.
541
Mondoguiar : laver les tripes (tripas), lors de la matacía. Une tâche dévolue aux
femmes, qui descendaient parfois jusqu’au río pour la réaliser.
Pagar la manta : tribut que doit payer un jeune aux autres garçons quand il va se
marier, et ainsi les priver d’une femme du village. S’il ne le fait pas, il doit subir
l’esquillada, un tintamarre de cloches tout au long de la nuit de noces.
Redolin : rotations ou girations du drapeau, lors des fêtes ou des romerías. Un test
pour les jeunes hommes, comme j’ai pu le voir lors de la romería de 2009, à Yebra.
On utilise aussi ce mot (a redolin) pour la rotation des terres à cultiver, une année sur
deux.
Ronda : orchestre de trois ou quatre musiciens (violon, guitare, accordéon) qui monte
dans les villages pour la Fiesta Mayor, qui dure trois ou quatre jours. Ils sont
hébergés et nourris par les habitants, généralement dans la « casa del gasto ». Ils
exécutent des morceaux devant chaque maison, souvent dédiés aux jeunes filles,
pour qu’elles viennent danser sur la place. Et chaque maison offre à manger et à
boire (à Burgasé, il y a plus de vingt maisons…). Les paroles des chansons sont
parfois évocatrices :
Un texte chanté à Burgasé102, qui donne une idée sur l’ironie ambiante, cachant
peut-être une forme de jalousie. On imagine que ce même orchestre modifiait les
paroles lors de la Fiesta Mayor de Castellar…
Sanchuanada (ou sanjuanada) : fête de saint Jean Baptiste (24 juin). Le summum de la
vie, végétale et humaine. Ce jour-là, à Ainielle, des gens de chaque Casa se lèvent
avant l’aube et récoltent des fleurs et des plantes pour composer un bouquet. Une
fois séché, et imprégné d’huile, ce bouquet fournit un onguent pour soigner les
blessures. Au lever du soleil, il est conseillé de se baigner dans le torrent, pour
sanjuanarse.
Sanmigalada (ou sanmiguelada) : époque de l’année autour de la fête de saint Michel
(san Miguel), le 29 septembre, synonyme de l’entrée dans l’automne. Date prévue
pour embaucher des employés pour l’année (afirmar), pour payer la iguala (dette) aux
forgerons, médecins, etc. Les contrats se font oralement, la « palabra » (parole) faisant
force de loi.
102
Source : CASTÁN SARASA (Adolfo), « Burgasé, en La Solana », Revista del Centro de Estudios de
Sobrarbe, 1994.
542
La sanmigalada est surtout une référence aux cycles de la nature : elle marque
la fin d’un cycle et le début d’un autre. Les multiples générations, à coups d’essais et
erreurs, avaient ainsi instauré une vie synchronisée avec ce cycle. L’Eglise, en y
accolant le nom d’un saint, a voulu coloniser ce qui n’est qu’un moment important
du cycle des saisons.
San Sebastián : la nuit précédente, le 19 janvier, on brûle un grand tas de bois, avec
du buis vert pour que ça fume beaucoup. Les jeunes y font cuire des aliments
récupérés dans les casas. « A foguera San Sebastián. Una chullica y un trozo de pan »
(Pour le feu de Saint Sébastien, une petite tranche de jambon et un bout de pain),
« San Sebastián nos libre de toda peste y todo mal » (Saint Sébastien, délivre-nous de
toute peste et tout mal), clament les enfants. Entre Escartín et Basarán, c’est la
compétition, à qui fera le plus grand bûcher… La fournaise, au milieu d’un froid
intense, à plus de 1300 mètres, en plein cœur de l’hiver. Il s’agit d’un rituel de
purification.
Sillón : chaise de fête pour transporter la mariée sur le cheval vers le village du marié,
constituée d’une armature en bois et posée sur le baste, la mariée s’asseyant de côté.
(« silla de novia »).
Torteta : galette confectionnée avec le sang du cochon, lors de la matacía.
Tizón : bûche qui brûle. Tizón, ou toza de Navidad, ou tronca : bûche de Noël. Elle doit
être grosse et en cajigo (chêne). Dans le Sobrepuerto, il existe un petit cérémonial : un
enfant dit une tirade, « Buen tizón, buen varón, buena casa, buena brasa, Dios mantega al
amo y a la dueña de esta casa » (« bon tison, bon garçon, bonne maison, bonne braise,
que Dieu maintienne le maître et la maîtresse de cette maison »), puis il arrose la
bûche de gouttes de vin (santiguar). Sa cendre est la meilleure pour faire la colada
(lessive), alors on la garde dans le cenicero (cendrier). On l’utilise aussi mêlée à la
semence, pour favoriser la récolte. Dans l’année, on entend souvent cette phrase :
« ixa toza, que ye gran, la guardaremos pa Navidá » (« cette souche est grosse, nous la
garderons pour Noël »). La bûche doit rester allumée entre la « Nochebuena » (Noël)
et « Año Nuevo y Reyes » (premier jour de l’année), pour augurer d’une bonne
année. Tizonera : partie du foyer où on met des bûches à brûler. Après des années
d’abandon de la tradition, la « bénédiction » de la tronca réapparaît de nos jours.
La culture traditionnelle de cette société était une sorte de compromis avec les
lois de la nature, qui l’avait conduite à une conception cyclique du temps. Le point de
départ et d’arrivée du cycle est la sanmigalada, période autour de la saint Michel, le
29 septembre, qui se confond avec l’automne et la pluie jaune, et correspond avec les
préparatifs pour l’exode vers la terre basse ou vers la France et les contrats
d’embauche des bergers et des domestiques. Ces contrats étaient officialisés, pour les
gens de La Solana, lors de la foire de Boltaña, le 19 octobre. Un contrat verbal qui
indiquait seulement le salaire et la durée, généralement d’un an (jusqu’à la prochaine
sanmigalada). Les maisons riches pouvaient embaucher quelqu’un pour les travaux
pénibles tandis que les maisons pauvres fournissaient la force de travail. C’était aussi
le moment où l’on effectuait les paiements stipulés lors du contrat de mariage, pour
les parents des nouveaux-mariés.
543
« A sanchuanada, un moment où on pouvait s’imprégner de l’air à chaque respiration
et à tout moment, et où le corps s’emplissait, avec la même force que la mer, d’ôdeurs et de
couleurs qui s’écoulaient du port en longeant le barranco …si tu t’allongeais sur un pré
imprégné de rosée, tu sentais la palpitation hormonale effrénée de la terre ; si tu te baignais
dans le barranco, tu sentais un frisson qui te parcourait l’échine, et si on faisait traverser les
eaux du barranco au troupeau, celui-ci était protégé de toute maladie… »103
C’était le temps des « romerías » et des amours. Le temps, aussi, où elle, la soi-
disant sorcière d’Ainielle, vénérée par Enrique Satué (comme il vénère l’institutrice
doña Leonor, ou sa mère, sa tante et sa grand-mère Serafina d’Escartín, dans une
sorte de culte à la féminité), observait les jeunes du village, « peu avant l’apparition du
soleil, grimpés sur la Peñazuala, au-dessus du précipice fleuri qui sépare les deux quartiers.
[…] Tous ensemble, ils composaient un bouquet unique avec de la menthe, des mauves, de la
mélisse, du sureau, des jonquilles et des roses. Quand le curé l’avait béni, on le suspendait
dans la maison, pour le sécher, puis on le faisait macérer et c’était quasiment la seule
médecine, à part les toiles d’araignées et l’écalure de blé ».
Il y avait aussi la coutume d’aller boire l’eau de sept sources en étant à jeun, avant le
lever du soleil, et on devait ensuite cueillir trois noix vertes d’un coup sur les branches basses
d’un noyer. C’était, paraît-il, un remède pour prévenir contre le goitre, entre autres maladies.
Les gens d’ici avaient une certaine dévotion et du respect pour les vieilles coutumes et
croyances, qui représentaient une forme de vie liée à l’histoire et à la mentalité.
[…] Il semble impossible de boire l’eau de sept sources différentes et distantes entre
elles avant le lever du soleil. Mais à Ginuábel, il existait sept sources d’eau potable autour du
village, qui donnaient plus ou moins au printemps, et la distance entre elles était faible. »104
Mais le mélange de la mentalité pré-chrétienne, venue du fond des âges, et de
la « croix civilisatrice », aboutit à des comportements étonnants, voire suspects, lors
de la Semaine Sainte :
« Ces jours-là, à la tombée de la nuit et après le Rosaire, les garçons entre 10 et 14 ans
allaient « matar los judíos » (tuer les juifs). C’était une vieille coutume ou une tradition
religieuse et populaire, comme une autre, et qu’on suivait sans penser plus loin.
103
SATUÉ (E.), op.cit.
104
BUISÁN (L.), op.cit.
544
On entrait dans l’église armés de bâtons et de crécelles et on se plaçait dans des
endroits stratégiques, définis par la coutume et espacés, pour ne pas nous frapper les uns les
autres dans l’obscurité, puis les adultes éteignaient les cierges et les coups pouvaient
commencer. L’église entière résonnait et ça nous excitait, en pensant aussi que nous
punissions symboliquement et en toute justice les juifs qui avaient crucifié Jésus Christ dans
l’antiquité. »105
19 octobre 1908 : animation devant le parador de san Martín, à Boltaña, jour de la foire
annuelle et, pour certains, du contrat de travail pour l’année à venir (Photo Lucien Briet,
Musée pyrénéen de Lourdes).
105
BUISÁN (L.), op.cit.
545
haut. Les mots d’Enrique Satué me semblent à nouveau précieux, lui qui a beaucoup
écrit sur ce sujet106 :
[…] Que cette journée était intense et profonde ! Combien de fois j’ai eu moi-même la chair
de poule pendant cette procession… ! La sainte ouvrait la marche, sur un brancard paré de
roses et entouré de danseurs qui exécutaient la danse des bâtons, sur une musique vieille
comme les entrailles de la terre. Elle suivait107, avec ceux d’Ainielle et tous ces gens pauvres
de la montagne. Ce jour-là, ils marchaient sur un manteau fleuri et se sentaient les plus
favorisés de la terre.
[…] « Si no’n fuese por ro requesón, a sericueta y ro prieto, no’n abría garra chen
biba en to Sobrepuerto »108, racontait un jour un ‘’poca sustencia’’109 de Yebra, en se
moquant des gens qui habitaient ces montagnes derrière la sainte. Elle avait bien en mémoire
que les gens du Sobrepuerto et ceux de la vallée de Basa en étaient presque venus aux mains.
A la tombée du jour et l’heure du retour vers Ainielle, le temps s’étirait, car on savait
qu’après le cadeau de cette journée allaient venir des moments de folie, à faire gercer les
mains jusqu’au sang. Avant d’arriver au village, on s’arrêtait au col, près d’une pierre
appelée « el cenador » (le dîneur), et on liquidait les restes, victuailles et vin, en pensant à ce
portrait-photo qu’avait pris ce catalan qui montait chaque année, avec de grandes affiches
représentant des bateaux, des avions et des allées urbaines, et qui faisait leur bonheur grâce
à un énorme appareil qui faisait presque envie. »
Dans un autre registre positif, il y avait les fêtes, et surtout la « fiesta mayor »,
la fête patronale, attendue avec impatience.
106
On lui doit, en particulier : « Religiosidad popular y romerías en el Pirineo » (1991, Instituto de Estudios
Altoaragones), et « Las romerías de Santa Orosia » (1988, Diputación General de Aragón). Il a écrit, par ailleurs,
un article proposant la Déclaration d’Espace Naturel Protégé pour le massif de Sobrepuerto, Santa Orosia et
Canciás (Revue Serrablo n°146, 2007).
107
Il s’agit de la femme aux pouvoirs spéciaux, d’Ainielle, chantée par Enrique Satué dans « Ainielle, la
memoria amarilla » (chapitre intitulé « Cuculos de abril », les coucous d’avril).
108
« S’il n’y avait pas le fromage, la « sericueta » et le « prieto » (présure), personne ne vivrait au Sobrepuerto ».
109
« Peu de substance », quolibet adressé aux gens de Yebra. On devine que ceux d’Ainielle avaient quelques
réticences à présenter leur drapeau à ces derniers.
546
Calendrier des fêtes dans La Solana :
« Nous sommes déjà ici, Maria/montre-toi au balcon/car, entre toutes les fleurs/tu es
la plus belle. »
Et la jeune fille en question de lancer des petits bouquets de basilic…, avant
que les vaillants chanteurs soient récompensés, à coups de « porrón » et de biscuits
secs.
Suit le banquet dans chaque casa, avec famille élargie et amis. Puis le bal, le
soir, avec tirage de la tombola. Les invités finissent par se répartir dans les casas pour
dormir, comme ils peuvent, et les sous-entendus malicieux pleuvent… Et ainsi
pendant trois jours, avant la descente de l’orchestre, épuisé.
Même folie à Ainielle, célèbre pour sa fête à l’époque des premières neiges :
« La fête durait 3 jours, le premier étant dédié à la Virgen du Pilar. Le village entrait
en ébullition dans sa cuvette jaunie, alors que les sommets étaient déjà souvent recouverts
d’une crème froide. La ronda ouvrait la fête, maison par maison, suivie par les jeunes du
village et ceux qui étaient venus des alentours. On gardait le silence devant la maison où il y
avait eu un décès dans l’année.110 Avant la Guerre Civile, un duo célèbre dans toute la
contrée était entonné, qui commençait toujours par un couplet en forme de jota : « O grillo o
tuerto de Biescas/ han venido a tocar/ a la fiesta d’Ainielle/ pa la Virgen del Pilar. »
110
Lors de la ronda d’Ainielle, les casas n’offraient pas de vin et de gâteaux (pastas) mais des aliments solides :
salade, boudin, ragoût de viande, fromage.
547
Puis c’était la messe, avec le partage de la caridad – une galette pour toutes les casas
– à la charge du maire, et la procession où la Virgen était sortie sur un brancard, décorée
avec des tissus de couleurs et promenée dans le quartier bas, le quartier officiel, celui qui
rythmait la vie d’Ainielle, avec ses timides ébauches d’architecture « infanzonia », avec
l’école, l’église, la place et la potinière. Ensuite, c’était le repas, avec obligation pour le
maire d’inviter le prêtre et les musiciens. Finalement, quand le soleil disparaissait derrière la
sierra et le Paco, les jeunes se réunissaient pour danser dans le plus grand salon du village,
celui de Juan Antonio, pendant que les plus âgés jetaient leur dernière sève, comme les hêtres
jaunes, en les regardant.
Au cœur de l’hiver, saison des femmes, la soirée de San Sebastián était un autre
moment sensible, que raconte l’incontournable Enrique Satué :
« Le jour du grand feu de la San Sebastián, le 20 janvier, permettait de laisser libre
cours à certaines choses interdites à d’autres moments. Quinze jours avant le feu
purificateur, on nettoyait toute la soulane de Lardazas en arrachant le buis. On entassait les
fagots autour d’un tronc de pin (mallo), toujours au même endroit, sur le Torrullón, un petit
espace entre l’aire de Juan Antonio et le barranco.
Ces jours-là, on construisait beaucoup de bonhommes de neige, dont la tête était une
citrouille évidée. Et on passait dans les casas pour faire la quête, en jouant mal d’un
accordéon que quelqu’un avait ramené de France. On récoltait des œufs, des saucisses, des
boudins et du vin offert par le maire, sorte de reconnaissance initiatique par rapport à
l’injustice auxquels les temps soumettaient les enfants, à savoir l’entrée dans le monde du
travail dès 9 ou 10 ans.
Et quand, enfin, le vingtième jour arrivait et que le soleil se montrait un peu au-dessus
du Paco, on entrait inconsciemment dans la nuit des temps – celle du chêne et de l’if – et on
allumait le bûcher pour rappeler que le temps de la résurrection arrivait pour tous.
Les énormes flammes brillaient sur les murs chaulés des deux quartiers et le
crépitement du buis atténuait le froid qui s’élevait du barranco, pendant que les étincelles
(purnas) s’échappaient dans l’air et se confondaient avec le ciel étoilé.
Quand le brasier se calmait, les enfants commençaient à sauter entre les flammes
comme des guerriers possédés. Certains criaient : « ¡ Glorioso San Sebastián, líbranos de
111
Quand on sacrifiait la brebis, on sortait de son sternum un cartilage appelé almeta qu’on lançait vers le
plafond, où il restait collé. On disait que c’était une offrande à la Vierge.
548
toda peste y de todo mal ! » (« Glorieux saint Sébastien, délivre-nous des pestes et de tout
mal »). D’autres, moins possédés, fêtaient juste la journée en disant : « A foguerica de San
Sebastián, con una chullica y un trozo de pan ! » (« Pour le feu de saint Sébastien, une petite
tranche de jambon et un bout de pain »). Ces formules rituelles étaient associées au
symbolisme de l’inertie culturelle et au sens ludique et carnavalesque, et aussi au sens
protecteur et propitiatoire. En effet, le bûcher avait une fonction « pa sacar el maleficio d’as
casas » (éloigner les maléfices des casas) - affirment les anciens -, en brûlant les meubles et
les vêtements associés à la mort et aux malades proches.
[…] A la fin, quand il ne restait plus que les braises, les gens plus âgés arrivaient et
on grillait les saucisses, le lard et les pommes de terre que les jeunes gardaient encore après
avoir mangé dans une casa. »
549
les liens de solidarité et la coordination des efforts dans un système cherchant avant
tout à être productif pour survivre. On se mariait donc avec quelqu’un du village, ou
d’un village voisin, ou de la vallée voisine. Par exemple, entre gens de Burgasé et de
Yeba (vallée de Vió), qui avaient un mode de vie semblable. Mais pas entre Burgasé
et la Ribera, sans doute à cause de différences importantes, ne serait-ce que d’un
point de vue économique (l’élevage prioritaire en haut, l’agriculture en bas).
Quoiqu’il en soit, la nouvelle mariée (la choven, belle-fille) se retrouvait
soudain séparée de la Casa maternelle et devait faire sa place dans la nouvelle Casa,
« affronter » sa belle-mère surtout. Elle arrivait « vestida y enjoyada a uso y costumbre de
Ainielle, con cama y arca de pino con su cerradura »114. C’était ainsi, la personne qui
arrivait n’avait plus le choix, elle devait s’engager à fond pour sa nouvelle Casa.
La matacia, à Buerba, au
début des années 80. A
gauche, Jesús Castillo, au
centre Miguel Viñuales, à
droite Antonio Viñuales
(photo L. Laborde Balen,
1983, sur le site
Buerba.com, « recuerdos
en blanco y negro »).
114
SATUÉ (E.), op. cit.: « vêtue et parée selon les us et coutumes d’Ainielle, avec le lit et le coffre en pin et sa
serrure », termes extraits du contrat de mariage entre Prudencia Azón, d’Ainielle, et Martín Borrés, de Lárrede,
en 1703.
550
« Matar judios », une coutume pour
le moins suspecte, cautionnée par
l’Eglise. Dessin de Roberto
L’Hotellerie López, dans « As
Crabetas ».
La
551
Emblème du Musée du Serrablo, d’après un ornement du « compairón ».
552
Otal (2007)
Espoir
Plus de cinq décennies sont déjà passées et la destruction poursuit son œuvre,
jusqu’à rendre tout retour impossible dans certains villages, et qui peut maintenant
décevoir les visiteurs quand ils ne possèdent pas les clés de la vie traditionnelle. Les
autorités administratives propriétaires de ces lieux 115 ne se sont aperçues (?) que bien
tard des trésors qu’elles détenaient, ne croyant visiblement pas que le tourisme,
115
Sauf Otal et Escartín, qui appartiennent aux anciens habitants.
553
première source économique de la région, puisse s’engouer de ces rogatons d’un
autre temps.
Nombre de voix se sont élevées, pourtant, pour s’indigner de cet injuste oubli
et faire remarquer que l’avenir se construit aussi avec le passé. D’autres se sont tout
simplement récriées devant les nuisances esthétiques, et morales, sans cesse
rappelées, d’un Jánovas déchu. Le cas de Lanuza (vallée de Tena) rappelle que la
réhabilitation est possible car ses anciens propriétaires ont obtenu de la
Confédération Hydrographique de l’Èbre la restitution de leurs maisons non noyées
par le barrage, en 1995, et on peut maintenant visiter ce superbe village, qui bénéficie
aussi de la présence d’un festival de « world » musique très coté (Festival Pyrénées
Sud). Saqués, autre village de la vallée de Tena (sur la rive ouest de la retenue de
Búbal), renaît aussi, très lentement.
Le combat mené par l’Association des Habitants de Jánovas a abouti, enfin,
avec l’ordonnance ministérielle du 16 juin 2008, qui autorise la restitution de leurs
biens (maisons et terres). Mais ce processus est soumis au rachat de ces biens, par
ceux qui avaient reçu une indemnité de départ à l’époque. Un rachat « actualisé », au
prix fort, alors que l’Association souhaite que les biens soient rendus dans le même
état que lors du départ. Difficile, car la société d’électricité faisait dynamiter les
toitures des maisons, justement après le départ de leurs occupants… Le problème
étant que, légalement, le nouvel acquéreur avait le droit de détruire ces biens lui
appartenant. Ce à quoi on peut répondre qu’il y a, à la base, un préjudice moral
énorme puisque les habitants ne voulaient pas partir, et que cela a aussi un coût,
mais aucune loi (surtout en Espagne, où l’idée de la force faisant loi, imposée par
Franco pendant presque quarante ans, a encore de beaux restes) ne prévoit cela…
Néanmoins, Jánovas renaît de ses décombres, ce qui a semblé longtemps
impensable avec cette procrastination espagnole (« mañana … »). Et l’on se met à
rêver : dans quelques années, un village qui aurait retrouvé l’allure que Briet lui
connut, se mêlant « agréablement aux prés, aux chaumes, aux clos, aux jardins dont vivent
ses chaumières »116. Etant optimiste, je crois qu’il s’agirait là du coup de pouce donnant
l’élan à toute une vallée, avec, peut-être, des voies de communication modernisées
(amélioration de la route entre le tunnel de Balupor et Fiscal, construction d’un pont
sur le río Ara pour accéder à Jánovas, ou d’une route d’accès par la rive droite,
depuis San Felices de Ara). Et la propagation de ce renouveau à La Solana proche…
Paul Minvielle (1890-1956) a écrit la partie traitant des canyons espagnols dans le Guide Ollivier « Pyrénées
117
554
Il fallut l’action privée digne d’éloges des Amis du Serrablo, association créée
en 1970 et animée par Julio Gavín, soutenue ensuite par les pouvoirs publics grâce à
quelques relations « bien placées », pour récupérer ce qui était possible. L’histoire
d’Esmeralda Oliván Sampietro, mère d’Enrique Satué, est, elle aussi remarquable car
elle fut l’une des rares personnes, dans le Sobrepuerto, à vouloir conserver les objets
qui avaient accompagné sa vie, et à effectuer de nombreux voyages vers Ainielle
pour les récupérer, contre l’idéologie de dénigrement ambiante.
L’un des premiers ouvrages français à proposer un tour d’horizon complet des
villages du Haut-Aragon fut « Canyons, sierras et villages du Haut-Aragon » (A.
Galicia, J.P. et Ph. Pontroué, F. Biarge, A. Castán et S. Pallaruelo) en 1984. Il fut
précédé de « Le Haut-Aragon » (Michel Ambit, André Galicia, Jean-Paul et Philippe
Pontroué), en 1982. Il est facile d’imaginer, à cette époque, combien les villages
étaient encore « dans leur jus ».
Les espagnols, depuis quelques années, ont réalisé l’étendue de la perte (400
villages environ, abandonnés entre 1950 et 1970, dans la province de de Huesca,
d’après José Luis Acín Fanlo, 140 dans la seule comarque du Sobrarbe depuis le
555
début du XXe),118 et tentent de récupérer ce qui peut l’être. La première étude sur les
villages abandonnés date de 1985, par le « Departamento de Medio Ambiente » du
Gouvernement d’Aragon, propriétaire de ces villages et de nombreuses terres depuis
les années du Patrimonio Forestal. Cette étude concernait 44 villages et 23 pardinas
dans le Sobrarbe, la Ribagorza, le Serrablo et la Jacetania. Elle fut actualisée en 1996,
pour aboutir en 2000 à l’élaboration d’un Plan de réhabilitation. En 2004, nouvelle
étude du même Département du Milieu Ambiant, avec l’entreprise SODEMASA,
pour réaliser un inventaire de tout le patrimoine immobilier en désuétude
appartenant au Gouvernement d’Aragon, et proposer des actions prioritaires de
récupération de villages et de dynamisation du tissu social. Le résultat de cette étude
conduisit, en 2007, à 7 actions prioritaires, dont la réhabilitation de la Vía Pecuaria,
voie de transhumance dans les vallées de La Solana et de Vió.
Le premier sentiment est la déception face à une perte de temps énorme : des
études accumulées pendant que les cheminées tombent et que les spoliateurs
agissent. Je souscris à la juste colère d’Enrique Satué devant ces tergiversations, et
imagine son immense tristesse quand il a constaté la chute de la dernière cheminée
d’Ainielle, celle de casa Juan Antonio, la maison de sa mère !
Dans un ouvrage récent, Fernando Biarge s’est fait l’écho de tous ces villages
qui réclament le respect. A la fin de l’une de ses conférences, avec projection de
diapositives, une dame se présenta à lui : « Monsieur Biarge, si une personne comme
vous, lors d’une occasion comme celle-ci, n’a même pas mentionné le village de Ceresuela,
c’est qu’il est mort, mort et bien mort. Et je crois qu’on devrait au moins le mentionner ou
s’en souvenir. » Du coup, Ceresuela eut droit à de belles pages, comme tous ces
villages le mériteraient.120 La mort réelle de chacun d’entre eux sonne lorsque le
dernier de ses anciens habitants est mort lui aussi, pourrait-on dire, à moins que des
circonstances exceptionnelles, comme à Jánovas, viennent inverser le cours du temps.
118
Lionel Tremosa avance les chiffres de 1.114 villages dans la province de Huesca en 1857, contre 781 en 1970.
(Source : revue Pyrénées n°165-166, 1991).
119
En juillet 2008, j’ai pu visiter les aménagements de Giral et suivre le sentier jusqu’à Castellar, restant
perplexe devant le parking gigantesque (et inoccupé) de Giral, et dubitatif quant au nouveau sentier, qui ne
demande qu’à se refermer, à moins que les randonneurs y passent régulièrement, ce dont on peut douter. Quant à
Castellar, où je m’apprêtais à passer à nouveau la nuit, j’eus de la peine à le reconnaître, avec la casa Pascual
habitée, des bidons et des bâches bleues, un jardin potager, et des chiens peu accueillants…
120
A lire : « Sobrarbe, letra menuda », Fernando BIARGE, Ed. Diputación Provincial de Huesca, 2009.
556
eaux du barrage, et ce ne sont pas les anciens habitants qui ont bénéficié de la manne
touristique du nouveau village) et de Saqués, dans la vallée de Tena, ou conduites
par des syndicats (Morillo de Tou et Ligüerre de Cinca, près de L’Aínsa). Gillué, dans
la Guarguera, a été acheté par des promoteurs privés, qui ont construit un hôtel de
montagne, « La Bardaña » (une « borda » réhabilitée). L’association des scouts
d’Aragon a donné un nouvel essor à Griebal, près d’Aínsa, et Isín, près de
Sabiñanigo, renaît aussi grâce à la fondation Benito Ardid. 121
La solution Artiborain (association née du nom de trois villages récupérés :
Artosilla, Ibort et Aineto) a été étudiée par Mercedes González Minguillón. 122 Il s’agit
de la cession administrative, pour 25 ans, de ces villages et des terres
correspondantes, par leur propriétaire, la DGA (Diputación General de Aragón).
D’où ressortent trois modèles de repeuplement :
1. Le repeuplement néo-rural, depuis les années 80 jusqu’à l’actualité, dans le
contexte d’Artiborain, qui a eu lieu aussi à Solanilla (près d’Aineto) et Sieso
de Jaca. Les motivations : l’abandon de la ville et le pari de la ruralité, un
projet de vie collective, l’associacionnisme et la relation avec la nature, le
territoire et les anciens habitants, la connaissance du milieu, la
revalorisation du patrimoine culturel, la pratique de l’écologie et des
médecines alternatives. Economiquement, il s’agit de tendre vers l’auto-
suffisance, de récupérer certains métiers (boulangerie, forge, métiers liés à
la construction), de promouvoir les énergies renouvelables. Le système
d’organisation interne est basé sur l’assemblée, où se prennent des
décisions, dont l’intégration de nouveaux habitants.
2. Le repeuplement de la nouvelle immigration , à partir de 2002 et jusqu’à
maintenant, à Ibort. Par des personnes venues d’autres pays pour
améliorer leurs conditions de vie, mais où apparaît une précarité d’emploi,
et où la vie rurale n’est pas idéalisée.
3. Le repeuplement de la nouvelle ruralité, à partir de 2006 jusqu’à
maintenant, à Lasaosa. Motivé par l’éloignement de la ville pour obtenir
une meilleure qualité de vie en campagne, en conservant les avantages de
la modernité. Tendances économiques : les thérapies alternatives, le
tourisme rural, le télé-travail. Peu de relations avec les autres villages et de
projets communautaires.
121
Source : « La memoria recobrada : recuperación de núcleos deshabitados en el Alto Aragón », José Luis Acín
Fanlo, revue « Serrablo » n°150, 2008. La fondation Benito Ardid, créée en 1989, a pour objectif l’assistance
aux personnes handicapées mentales adultes.
122
Dans « Habitar en lo rural hoy. Modelos para un repoblación todavía necedaria : Ibort y Lasaosa », dans
« Arxiu d’Etnografia de Catalunya, n°11, 2011).
123
Mais 13 villages seulement de la Guarguera, sur 29, étaient habités en 2017.
557
Nocito et Used, au nord de la sierra de Guara. On parle même de Cortillas, 124 près
d’Ainielle, et de Susín, près d’Oliván. Susín, abandonné en 1966, mais qui survit
depuis longtemps déjà (les années 90), grâce à la regrettée Angelines Villacampa,
professeur de français, revenue dans le village de ses parents (Casa Mallau, voir
chapitre suivant).
Il faut revenir, malheureusement, sur une tentative qui s’est soldée par un
échec – temporairement, espérons-le -, autour du Sobrepuerto :
« En 2007, l’association culturelle ‘’O zoque’’ de Yebra initia les démarches afin de
déclarer la Montagne de Santa Orosia, Sobrepuerto et Oturia paysage protégé par la loi des
espaces naturels d’Aragon. Au début, l’initiative fut bien reçue dans la société de ces vallées.
Beaucoup de réunions d’information furent réalisées (au cours desquelles personne ne fit
d’objection). Certains politiciens décidèrent même d’appuyer le projet et montèrent faire des
photos au pied d’Oturia. Néanmoins, personne n’avait vu venir un groupe réduit de
personnages qui, de façon traître, avec de faux messages et des mensonges, minèrent peu à peu
la crédibilité de l’association, qui conduisait le projet de façon impeccable, avec beaucoup
d’espoir. Menaces, mensonges, contraintes firent que beaucoup de gens qui avaient soutenu le
projet au début, se rétractèrent, par ignorance, méfiance et le maintien surprenant des
anciennes structures féodales. Ils se permirent même de menacer de boycotter la fête de Santa
Orosia, le 25 juin 2009. Une fête qui se déroule probablement depuis 4.000 ans, et qui n’a été
interrompue qu’en 1938 (pour des raisons évidentes), qui aurait été annulée par l’ignorance et
la mauvaise foi de ces ‘’montagnards’’. Les politiciens qui avaient supporté le projet initial,
voyant qu’apparemment il n’y avait plus le soutien du territoire, et après avoir reçu (et
permis) des formes de chantage, firent marche arrière. Ceux d’O zoque continuent à lutter,
seuls, pour une montagne où la trace de l’homme se mélange à une nature encore bien
préservée. Des montagnes qui gardent des restes préhistoriques dans des gisements inédits,
des espèces végétales cataloguées et une faune variée. Mais ce sont surtout des montagnes où
l’on peut voir (et enseigner aux générations futures) le dialogue séculaire de l’homme avec le
milieu. Elles nous parlent de souffrances, de travail, de croyances, d’histoire passée et récente.
Elles nous parlent de nos racines en tant que peple et monagnards. Une opportunité unique
de développement et de progrès a été perdue, non seulement pour le Sobrepuerto, sinon pour
tous les villages satellites et habités autour de cet espace. Un jour, nos enfants nous le
lanceront à la face. »125
(José Miguel NAVARRO, dans « Guía de Sobrepuerto »)
124
Cortillas est en effet habité temporairement, comme j’ai pu le constater en juillet 2010, mais la plus grande
partie du village est en ruines, et l’église menace de s’effondrer, tout comme la dernière cheminée.
125
Les gens ciblés sont « des individus liés au négoce de l’installation des antennes de télécommunication et des
personnes ayant des intérêts spéculatifs urbains : des gens qui ont acheté des terrains et veulent les valoriser… »
(site « ecologistas en acción », septembre 2010). En avril 2018, une réunion avait lieu à Sabiñanigo, « pour
débloquer la déclaration de Paisaje Protegido de Santa Orosia y Sobrepuerto »…
558
Eté 1991, entrée de Buerba. Consuelo Castillo, et les gestes de toujours. Un décor
inoubliable, où le Fraile (le « Moine »), pointe accolée au Sestrales, dialogue avec la
cheminée aragonaise. Jesús, le mari de Consuelo, n’est plus. Buerba suinte la nostalgie
mais avance.
559
espoirs (2007).
Gésera, une réhabilitation réussie, pour l’église et casa Tejedor (photo 2012).
560
561
Cortillas, Casa Isabal, construite en 1740 et rénovée…
562
Linteau d’une maison restaurée à Lusera. Une révolution… (2013).
563
« Casa del
pueblo » de
Jánovas,
l’école
réhabilitée,
un symbole
de la
renaissance
d’une région
martyrisée
(2014).
26 septembre 2015, 300 personnes sont réunies à Jánovas pour écouter la Ronda de
Boltaña et sa célèbre « habanera triste », composée en l’honneur du pueblo. Casa Agustín
et casa Castillo sont en cours de réhabilitation, ainsi qu’un ancien four. Photo María José
Villanueva, dans « Heraldo ».
564
Angelines
de Susín
Ses yeux sont traversés de vert, vous forent, vous traversent aussi, comme
pour vous intimer de dire vrai. Mais son sourire esquissé calme le jeu, rassure.
565
Elle ne fait rien pour plaire, nul artifice. En riant, elle évoque ce « lifting »
qu’elle ne s’offrira jamais, qu’elle ne veut d’ailleurs pas s’offrir. Parfois, ses cheveux
s’échappent, peut-être pour mieux ressembler à une « bruja », comme celle
qu’admire Enrique Satué, cette femme aux « pouvoirs spéciaux », d’Ainielle.126 Des
pouvoirs qui ne sont qu’une intuition aiguë portée à la vie. Sa démarche, sa gestuelle,
sa voix, sont un mélange de gracilité et de certitude.
Pourtant, souvent, ses yeux se noient, jusqu’à laisser couler une larme qu’elle
essuie discrètement. Bêtement, comme le sont souvent les hommes, je lui ai suggéré
de contenir ce trop-plein d’émotion, qui n’est pourtant qu’une expression naturelle.
Les hommes ne pleurent pas, il est vrai, ils ravalent et serrent les dents. Ou se
cachent. « Lâcher », ou « se lâcher », n’est-ce-pas ce que je propose parfois à ces
jeunes handicapés en souffrance qui participent à mon quotidien ? Moi-même, il
m’est arrivé de pleurer de bonheur en Aragon, ou en écoutant une musique venue
d’ailleurs, ou de rage face à un trop-plein d’injustice. Nous avons toujours une bonne
« raison » pour pleurer.
Cet entêtement lui valut de nombreuses amitiés, jusqu’à créer, en 1999, une
association (Associación Mallau-Amigos de Susín), dont l’objectif est de préserver
l’identité culturelle du village. Amitiés transfrontalières parfois, comme,
dernièrement, ces scouts de Blois qui ont participé au défrichage.
126
SATUÉ (E.), « Cuculos de abril », dans « Ainielle, la memoria amarilla ».
566
Ermitage de la Virgen de las Eras, à 200 mètres au nord de Susín. Datant probablement du
XVIIe, elle fut réhabilitée en 1887, subit la barbarie de la guerre civile, et servit d’étable
pendant 50 ans. Angelines Villacampa est à l’origine de sa rénovation (2009).
Ce soir, le soleil retient sa chute, laissant couler sa lumière sur l’aire et les
granges voisinant l’église. Nous pressons le pas afin qu’elle nous accompagne
encore, près de l’ermitage de la Virgen de las Eras, dont l’accès a été nettoyé par ses
soins127. Angelines raconte le paysage de son enfance, toutes ces terrasses, dont
beaucoup appartiennent encore à Casa Mallau. A l’encontre de Casbas, village tout
proche, vendu au Patrimonio Forestal en 1952, et par un concours de circonstances
particulier, Susín survécut une trentaine d’années avant le retour d’Angelines. Sa
situation privilégiée, offerte aux yeux de la vallée, et la rapidité de son accès 128,
autorisent tous les espoirs, tous les rêves aussi, dont celui d’Angelines : créer un
écomusée et un gîte, visages in situ de la vie d’autrefois. L’un de ses combats, déjà
couché sur papier, et dont l’aboutissement serait une juste récompense, d’autant que
la demande existe.
127
Lire, dans la revue « Serrablo » (n°105, 1997), « Susín y la ermita de Nuestra Señora de las Eras », de Ricardo
MUR SAURA. « Eras » renvoie à l’existence d’aires proches, où les gens effectuaient les tâches agricoles.
L’ermitage a bénéficié d’un grand engouement à partir de la rénovation de 1887.
128
Susín est accessible en trente minutes à pied, depuis Oliván, par un sentier direct, ou plus rapidement en
voiture, par une piste qui débouche sur un parking caché, à 300 mètres du village, accès qu’Angelines a demandé
et obtenu, sur ses propres terres.
567
«Borda » et aire. Le crépuscule se résigne difficilement, en écharpes rosées. Comment ne
pas aimer Susín ? (2009).
Angelines aime jouer les cicérones auprès des gens qui accostent, parfois
surpris par ce bout de paradis. Elle possède la clé de l’église Santa Eulalia, l’un des
joyaux architecturaux du Serrablo, et en connaît quelques secrets, jusqu’à rester
objective quant à ses origines, ne voulant trancher sur le conflit entre le postulat
mozarabe de don Durán Gudiol (première moitié du XI e) et les tenants du roman-
lombard de la seconde moitié du XI e (entre 1060 et 1070) 129. « Ça se joue sur des détails,
dit-elle, comme ces arcs en fer-à-cheval sur la fenêtre géminée, qui se ferment un peu, qu’ils
qualifient de faux »130. Ou le refus de reconnaître l’alfiz, ce panneau rectangulaire qui
enclôt l’ouverture géminée. Pour le profane que je suis, la querelle insoluble des
spécialistes, qui semblent jouer leur vie sur des détails, est lointaine. Contre toute
129
Plus précisément, ils qualifient ces églises comme appartenant au groupe « románico-larrendese », l’église de
Lárrede, village tout proche dans la vallée, en étant la figure de proue (déclarée Monument Historique dès 1931).
La querelle débuta en 1973, avec le professeur Fernando Galtier, peu avant la parution de l’ouvrage de Durán
Gudiol, « Arte altoaragonés de los siglos X y XI », qui sera suivi, en 1978, du « Guía monumental de Serrablo ».
En 1982, Fernando Galtier, avec des collègues professeurs de l’Université de Saragosse, Manuel García Guatas
et Juan Francisco Esteban, dans l’ouvrage « El nacimiento del arte románico en Aragón », avançaient leur
théorie du « círculo larredense ». La querelle perdure, racontée dans ses détails dans le « Guía de Serrablo », où
l’on rencontre, en particulier, le manque de respect des universitaires de Saragosse à l’égard de don Durán
Gudiol. José Garcés Romeo (« Guía de Serrablo ») convoque judicieusement Antonio García Omedes, dont le
merveilleux site romanico.com fait autorité : « Le Roman du Gallego est par droit propre un endémisme de l’art
roman précédant le roman plein et avec des éléments qui le relient fortement avec le lombard ; mais orné d’une
série de clins d’œil vers le mozarabisme/islamisme ou encore avant avec l’hispano-wisigoth, selon son point de
vue. » (2007)
130
Ces faux arcs en fer-à-cheval, ou arcs outrepassés, que l’on observe sur les autres églises du groupe serrablais,
renverraient à une origine hispano-wisigothique plus qu’à une origine islamique. Le guide du Serrablo avance,
avec Durán Gudiol, que trois éléments architectoniques distingueraient le mozarabisme avec l’influence
musulmane : les tours-clochers, l’arc en fer-à-cheval rabaissé et l’alfiz.
568
attente, le patchwork qui aurait pu naître des multiples influences, celtes, hispano-
wisigothiques, roman-lombards, arabes, et du remodelage des XVII e-XVIIIe siècles,
n’empêche pas l’impression d’une esthétique homogène et équilibrée.
L’abside interpelle, avec ses arcatures aveugles soutenues par des pilastres, et
la frise de tores (« baquetones »). L’élément le plus extraordinaire, parce que le plus
ancien, est représenté par 21 pierres taillées, à la répartition désordonnée, décorées
de motifs gravés. Parmi ceux-ci, le symbole de Susín, une double spirale, qui trouve
ses racines dans la culture ibérique, avec des relents celtes, et renvoie à la dualité des
choses et la vie éternelle. Ces pierres signalent une réutilisation du matériau, nous
conviant à une mise en abyme fascinante, mâtinée d’ésotérisme. Parmi les plus
remarquables, et les plus nettes, une croix d’origine hispano-wisigothe 131, déplacée de
l’édifice original, ce que prouve son orientation illogique. Selon toute vraisemblance,
l’église originale devait être petite, avec un chevet plat (sans abside), et des éléments
de tradition hispano-wisigothe, comme l’arc en fer-à-cheval ou outrepassé. Plus tard,
peut-être après les razzias d’Almanzor (fin du X e), elle aurait été reconstruite selon le
modèle serrablais, à partir de la moitié du XI e, « et il est possible que des personnes
mozarabes aient prié ici ».132
L’histoire nous enseigne qu’en 1633, une chapellenie fut concédée à l’église
Santa Eulalia, et qu’elle disposait donc d’un curé permanent (pour un village de trois
Casas !)133. Cet événement permit une série de transformations, lors du XVIII e :
réorientation de l’église, construction d’une tour (sur le chevet), d’une voûte à
131
Les wisigoths ont dominé l’Espagne entre 400 et 700, avant l’arrivée des musulmans, en 711, qui furent au
pied des Pyrénées dès les années suivantes.
132
Ces dernières informations proviennent d’un site internet remarquable, El Arte románico en Aragón, d’A.
GARCIA OMEDES.
569
lunettes et d’une nouvelle décoration intérieure. Elle nous conte aussi l’épopée des
« Llorones de Susín » : les pleureuses (« llorantes »), fragment de la fresque romane
(début XIIe) qui décorait l’intérieur de l’abside, transférée au Musée Diocésain de Jaca
en 1966.
Le dictionnaire Madoz, ou « Diccionario Geográfico de España » (16 volumes, entre 1845 et 1850), cite trois
133
Casas pour Susín : Canales, Mallau et Ramón (seules les deux dernières subsistent), soient 31 habitants.
570
Eglise Santa Eulalia, restaurée par les Amis du Serrablo en 1977 et 1991, puis par
l’Ayuntamiento de Biescas (auquel appartient le village) et l’évêché de Jaca en 2001.
Remarquons, décorant le plafond, le svastika, allégorie du soleil dans sa rotation
quotidienne autour de la terre, et la voûte à lunettes (2009).
571
L’art superlatif de Julio Gavín.
134
FLORES PINTADO (M.), Guerra Civil Aragón, El Pirineo, Editorial Delsan, 2008.
572
Bien sûr, les livres d’histoire parlent peu des habitants, victimes d’une guerre
absurde. Enrique Satué, toujours en empathie avec ces gens, décrit des jours
difficiles : « Un beau jour du début 37, en prévision d’une offensive franquiste, des habitants
d’Oliván furent évacués vers Ainielle et répartis dans les casas. Pour une grande partie de la
population civile du Sobrepuerto, jusqu’à l’offensive d’Aragon [premiers jours d’avril
1938], ce fut une pérégrination incessante pour dormir et manger dans des maisons
étrangères. Les anciens se souviennent encore comment des gens de Susín passaient,
taciturnes, pour rejoindre la ribera de Fiscal. Et ils revoient cette femme de Casa Mallau
qu’on avait sortie de force du four à pain, et qui était « enfarinada » (enfarinée) de haut en
bas. »135
Dans la dramaturgie ambiante, une autre histoire. A l’initiative de Gabriel
Villacampa, père d’Angelines, les trois villages de Berbusa, Casbas et Susín, s’étaient
unis pour avoir l’électricité, grâce à une turbine installée dans le barranco Toscal,
près du sentier qui monte vers Ainielle. Déjà, le souffle de l’exode se faisait sentir, et
les plus démunis étaient partis, laissant planer le doute. Gabriel Villacampa, homme
de décision, croyait encore à un avenir pour les villages, en se modernisant. Les
villages bénéficièrent donc de l’électricité pendant les deux années précédant le
conflit, grâce au générateur et une petite retenue d’eau. Deux ou trois heures
seulement en été, mais en permanence aux saisons plus arrosées. Avec la guerre, les
républicains confisquèrent la turbine et la transportèrent à Lafortunada, où elle
échappa miraculeusement aux sabotages ordonnés lors des derniers jours de la Bolsa
de Bielsa par Antonio Beltrán. Elle fut récupérée par les villages et ramenée à
Sabiñanigo, mais après désaccord, utilisée par Gabriel Villacampa pour son nouvel
hôtel de Sabiñanigo (Hôtel Alpina, premier hôtel du bourg, 1966).136
Cette histoire n’a rien d’anecdotique puisqu’elle se situe au moment
même où l’indécision grandit, concernant l’avenir des villages. Des destins
malmenés, des espérances fracassées. Gabriel Villacampa, toujours lui, fut en effet le
promoteur d’une proposition de vente au Patrimonio Forestal del Estado, en 1945,
concernant les villages de Susín, Casbas, Berbusa et Ainielle. Il avait donc l’intention
de vendre Susín, ce qui n’aboutit pas, contre toute attente, sans doute à la suite d’un
désaccord entre les deux Casas (Mallau et Ramón). Un coup heureux du destin, qui
fait que le village est devenu ce qu’il est, par la grâce d’Angelines.
Casa Mallau est une pourtant forteresse fragile. Des fondations ancrées, de
puissants étais, mais aussi un poids formidable, qui a réussi à infléchir la conviction
de la poutre délimitant le foyer. Au rez-de-chaussée, habillé d’ombre, des galets sur
champ composent une courbe harmonieuse, soulignée par le contre-jour du patio.
135
SATUÉ (E.), Ainielle, la memoria amarilla.
136
Source : RODRÍGUEZ GÓMEZ (Juan Miguel), La vida en Berbusa, Revue Serrablo n°135, 2005.
573
Chaque objet, chaque meuble, semble à sa place, sans que l’on sache pourquoi.
L’austérité de la pierre enveloppe, et offre sa chaleur pourtant.
Entre l’église, le soleil décliné et la casa, il y a sans doute déjà trop pour moi.
Depuis quelques années, les villages du Haut-Aragon sont un espace que je tente de
maîtriser, domestiquer plutôt. Susín me fait vaciller, par la vie susurrée.
574
Casa Mallau, une
porte que l’on ouvre,
enfin (2009).
575
Au moment du coucher, je pense aux enfants qui, autrefois, rechignaient à
rejoindre leur chambre glacée, surtout après avoir écouté les histoires à faire peur de
l’ « abuelo ». Sur ce lit d’un autre temps, le sommeil me surprend vite, pelotonné
dans mon duvet, comme lors de ces bivouacs que j’affectionne. Les murs de casa
Mallau me semblent indestructibles, à l’encontre de tout ce que je sais.
Au matin frileux, Angelines impulsa un nouveau feu, à l’image de ces
maîtresses de casa, toujours levées les premières. Sa gestuelle, chacune de ses
interventions, me semblait accord, quand je n’étais qu’ajustement pataud dans cet
espace non apprivoisé. Dans le flot de ses paroles, à nouveau, tout me parut essentiel,
que je ne parvenais à retenir.
Angelines est décédée à Huesca le 7 février 2013. Ses cendres ont été
dispersées dans Susín. Quand oserai-je remonter là-haut ?
576
Au bonheur d’Angelines (2009).
577
Ambiance : le foyer, la « cadiera » et sa table rabattable. Et des gestes ancestraux (2009).
Le « subidor » et son arche, donnant accès à une dépendance de casa Mallau. Au fond,
Casa Ramón (2009).
578
Sur une pierre, près de l’église dont elle était la gardienne. Susín est inconsolable.
« Mon rêve est que Susín ait une restauration authentique ».
579
Le Puntal d’a Costera (« La Ciudadela ») et la Cuca de Bellosta (1998).
Otín,
580
Une furieuse envie de rochers jaunis par le matin, zébrés d’ocre, et je me saisis
de ce livre d’images qui magnifie le Mascún. 137 Et voilà qu’un bout de papier collé
surgit, pour marteler une ancienne relation, une forme d’amour peut-être, de
complicité sûrement, malgré les inévitables accrocs.
« Sans doute un des plus beaux textes de P. de B., tellement lyrique, tellement
authentique – comme je l’en avais, dès sa connaissance, félicité dans l’enthousiasme
et la ferveur, il m’en a offert l’itinéraire, de Las Bellostas à Rodellar – avec
Françoise, sa femme, et le photographe Noirot – ça a été un enchantement – ainsi que
de vivre 48 heures avec la famille Sierra. »
Bien que n’ayant pas partagé les lumières magiques de Mascún avec Chantal
d’Espouy, étonnante omission dans notre amour commun du Haut-Aragon, je tiens à
lui dédier ce texte, elle qui fut capable de m’arrêter, soudain, pour me déclamer
Apollinaire, le poète préféré, avec Louis Aragon. Elle m’accusait, parfois, de ne voir
en elle que la « fille de », son père, Papé (Raymond d’Espouy). De fait, je cherchai
souvent à lui soutirer quelque info au sujet de ce pyrénéisme d’antan, qui a fait
l’histoire, et nous avait poussés, entre autres, dans le val de la Frêche, où errait l’âme
du « Quijote »,138 comme l’appelaient ses amis espagnols. Elle ne m’accompagnait
donc pas, ce jour de 1998, quand nous partîmes, Daniel et moi, de Rodellar vers Otín,
par l’étonnant sentier d’o Turno, yeux grand ouverts.
L’ami de « Papé », Pierre Billon,139 fut de ceux qui, à l’époque de la « despedida »
dans la plupart des villages du Haut-Aragon, au début des années 60, eut l’intuition
qu’il y avait là quelque chose à ne pas laisser échapper :
« …Le lendemain, deuxième étape : San Juan-Rodellar par Huesca. Nous descendons
vers une plaine où l’homme dispute chèrement sa vie à un sol apparemment bien ingrat. Une
grande étendue d’eau, au barrage de la Peña, atténue cette impression d’aridité. Deux
carabiniers nous arrêtent, pas tellement pour contrôler nos papiers mais pour faire de l’auto-
stop… Nous les déposerons à Triste. Curieux nom pour un village !... A toute allure nous
filons sur Huesca. Au passage, je note que l’on croise plus de tracteurs que de mulets. Entre
Huesca et Barbastro, nous nous enfonçons à nouveau sur des routes ignorées. De part et
d’autre de la route, sur des bandes de terre, se lève la moisson prochaine. Immense escalier où
s’étagent les oliviers noirs et bleus.
Tout un arrière pays nous attend. Les barrancos sont là. Nous prenons possession de ce
paysage où rien ne semble bouger, passons un col et traversons une très belle forêt de pins
odorants. En fin de piste, sur une sorte de promontoire, Rodellar étale ses maisons…
Plus de fonda. Don Lazaro Correas, aubergiste, soucieux de son avenir, s’est installé à
Barbastro. Nous en sommes donc réduits à rompre le pain avec et chez la postière, et à planter
nos tentes sur une aire de battage à la lisière d’une oliveraie. En contrebas une chapelle dédiée
à St-Laurent et au gril qui le rendit célèbre ne semble guère être tourmentée par les hommes.
La nuit, une chiche lumière marque les limites extrêmes du village. Nous nous endormons en
137
Il s’agit de « Mascún, un canyon en sierra de Guara », François Noirot (photos), Patrice de Bellefon et Lucien
Briet (textes), Rando Éditions, 1998. Des photos remarquables, mais dont la légende manque souvent
cruellement, quand il s’agit d’identifier des sites qui, autrefois, avaient presque tous un nom.
138
Raymond d’Espouy est mort dans une avalanche, en février 1955, pour n’avoir pas voulu suivre un groupe qui
avait comme objectif l’Aneto.
139
Pierre Billon fut l’un des derniers compagnons de cordée de Raymond d’Espouy, peu avant sa mort
accidentelle, en 1955. Il participa, en particulier, à la première de l’arêt nord-est du Cotiella, en 1954.
581
pensant à Otín, où nous irons le lendemain en remontant le canyon de Mascún. Merveilleux
Mascún au décor surprenant et insolite par ses proportions, ses couleurs et les formes
extravagantes de ses roches…
Tous, sauf un, étaient partis, nous avait-on dit à Rodellar. Aussi montions-nous en silence
vers Otín, avalant les derniers lacets d’un sentier usé, aux cailloux arrondis par le temps, à la
rencontre d’ ‘’El señor Bellosta’’. On nous en avait parlé comme quelqu’un de difficile, d’un
abord peu commode. Du village émanait je ne sais quelle tristesse indéfinissable. Il n’y avait
plus personne et pourtant tout était en place. Les gens étaient partis mais comme à regret.
Chaque partant avait comme voulu perpétuer sa présence par des objets laissés en place : des
rideaux aux fenêtres, une jarre sur un balcon, la muselière d’un animal de trait accrochée à
un clou… Tout était immobile. Quelque peu hébété dans sa solitude, le puits semblait
attendre que quelqu’un vienne s’asseoir sur sa margelle. Lui dont personne n’avait pu se
passer, personne n’avait plus besoin de lui.
Mais, plus le silence est grand et plus la voix porte loin, surtout lorsque cette voix est celle
d’un homme en colère comme l’était ce jour-là Bellosta.
A l’arrière d’un attelage, l’homme était occupé à labourer une étroite bande de terre en
bordure d’un talus lui-même fortement incliné.
Nous apercevant, stupéfait, l’homme s’arrêta et après avoir immobilisé ses bêtes, en
quelques enjambées fut sur nous. Sans l’avoir cherché et sans transition nous étions en
présence de l’unique et dernier ‘’Seigneur’’ d’Otin. L’homme que l’on disait étrange et peu
commode fut d’une amabilité sinon d’une courtoisie peu ordinaire, celle d’un autre âge. Ayant
mis ses bêtes au repos, il tint, sur le champ à nous raccompagner au village. Nous passâmes
de nouveau près de l’église, du puits, de la place puis auprès de sa maison dont il tint à nous
faire les honneurs. Il voulait nous offrir ne serait-ce qu’un ‘’trago de vino’’, celui de l’amitié.
Conteur merveilleux, le dernier des Bellosta se mit alors à parler. Le vin déliant les langues
et échauffant les esprits, tout prenait une coloration nouvelle et tout devenait possible. Aucun
doute n’était possible, Otin revivrait. L’école ouvrirait à nouveau ses portes et le puits au
centre du village serait à nouveau un lieu de rencontre…
Personnellement, j’admirais cet homme tout en pensant à son inhumaine solitude et à ces
soirs d’hiver où les volets mal arrimés viendraient battre désespérément le mur et où le
582
moindre bruit vous fait dresser l’oreille. Nous avions échangé nos adresses, en promettant de
nous écrire, mais rien, jamais rien n’est revenu d’Otin… »140
Pierre Billon ne dit pas s’il a essayé, lui-même, d’adresser un courrier à Cosme
Bellosta, pour en savoir un peu plus au sujet de son village. Il est des choses qu’on
laisse passer, qu’on renvoie au lendemain, alors qu’elles sont peut-être importantes,
mais on s’en rend compte plus tard, trop tard.
1965 est aussi, pour Otín, l’année d’un autre texte majeur, écrit par Louis Laborde-
Balen, « Otim, le village qui va mourir ». Où l’on retrouve don Lazaro, guide du
journaliste français :
« Le sentier atteint d’abord un col d’où nous dominons une tache verte étonnante dans ce
désert rocailleux. Tout au fond du cañon, où les gens de Rodellar ont trouvé un peu d’eau
pour les irriguer, quelques potagers s’alignent aussi méticuleusement soignés que des jardins
publics. Chaque sillon, butté avec soin se termine par une petite écluse… Puis nous ne
verrons plus que l’enfer dantesque hérissé pendant des kilomètres d’aiguilles et de monolithes
ocres et rouges. Deux heures durant nous nous élevons le long de la falaise nord laissant à nos
pieds planer les vautours, et quand nous débouchons sur Otim ce sera à nouveau avec la
sensation de découvrir un vert paradis : des arbres, des gueules de loup fleuries autour des
lourdes demeures, et même de l’herbe fraîche. Mais un paradis abandonné…
Personne ne répond dans les maisons où nous frappons. Tout est demeuré en place,
pourtant les harnachements des mules, le ‘’botijo’’ de terre cuite perché sur une pierre
d’angle, le hachoir à chanvre portant gravée sur le bois la date de 1720, les ‘’trillos’’ à
dépiquer entrelardés de leurs centaines de silex tranchants, le grand soufflet du forgeron au-
dessus de son brasier éteint et les tenailles de fer rouillées posées sur son enclume, la
mappemonde enfin à l’école du village devant quinze bancs vides d’écoliers… Quelques
crottes de lapin dans l’appartement voisin indiquent que la dernière classe remonte sans doute
à plusieurs mois et qu’entre temps l’appartement du maître a servi de clapier, - mais, mis à
part ce rare indice, la vie semble s’être retirée hier du village en sommeil… Nulle porte n’est
fermée à clef. On ne craignait pas les voleurs, si loin des routes. Les propriétaires ont
simplement donné un tour de cordelette autour du loquet avant de partir.
Nous finirons par le savoir grâce aux frères Ignacio et Cosme Bellosta, deux des derniers
habitants d’Otim. Le troisième, c’est leur voisin solitaire, Felix Mayral. 141 Ils tireront de leurs
maigres réserves de célibataires leurs outres et toutes leurs ressources, pour nous accueillir
princièrement, comme on sait le faire en Espagne. Et puis ils nous raconteront :
‘’ Il n’y a plus que nous… Le charpentier, Secundo Santa-Tala, est mort voici trois ans. Il
en avait 80. Son père Clemente avait aussi été charpentier. C’est de lui qu’il avait appris à
tailler les ‘’pedernales’’, les éclats de silex, pour les briquets et pour les ‘’trillos’’. Personne ne
l’a remplacé. Le forgeron, Pedro Lastrué, s’est éteint en 1956. Il avait 95 ans. Le maçon,
140
Dans « Au cœur des Sierras du Haut-Aragon », éd. J.C. BIHET, 1989.
141
Felix Mairal Bellosta sera le dernier habitant d’Otín. Il occupait une maison près de casa Cosme Bellosta, casa
Lujo. Selon son neveu, Manuel Alegre Mairal, il a vécu seul quatre ou cinq années (il aurait quitté Otín en
septembre 1973), et est mort à Huesca en 1980.
583
Joaquin Fumanal, a succombé en 1945. Il avait alors 70 ans. C’est lui qui en 1933 avait
couvert la fontaine… ».
Nous avons vu la fontaine avec son naïf fronton triangulaire, et son inscription maladroite,
visible fierté d’un artisan de village qui savait tout faire ici, y compris ces maisons à
l’architecture improvisée : une écurie au rez-de-chaussée, une cuisine avec la cheminée au
centre de la pièce au premier, puis les pièces s’ordonnant selon l’inspiration, autour d’un
puits-citerne où l’eau reste fraîche.
« C’était un bon maçon, poursuit notre hôte, et son fils avait également appris le métier. Il
a trouvé du travail à la ville, à Barbastro.
« La señorita Nazaré, ‘’maestra de escuela’’, l’institutrice, avait pour école la maison la
plus neuve du village. Nous l’avions fait construire en 1922. Il y a cinq ans elle faisait encore
la classe à une trentaine d’élèves qui appartenaient à cinq ou six familles nombreuses 142. Mais
toutes sont parties. Alors l’institutrice aussi. Et la voisine qui a élevé pendant quelques mois
les lapins dans l’école vide, s’en est allée à son tour.
« Le plus jeune travailleur avait 19 ans : Antonio Monchez, un paysan. Il avait de la terre,
mais il voulait se marier. Alors il s’en est allé comme les autres.
« Il ne restait qu’Angel Arrué Allue et sa femme. Il y a quelques jours ils ont vendu leur
bétail et ils ont acheté un bien à Barbastro. Maintenant nous sommes seuls. Et nous allons
partir au printemps ».
« Pourquoi ? L’endroit est beau. Vous avez plus de terre, plus de bétail que vous n’en avez
jamais eu…
Cosme Bellosta s’est presque fâché pour nous crier :
-Pourquoi ? Mais la vie est dure ici ! Pas d’électricité, pas de route. Il y a de la terre mais
on ne pourra jamais là faire monter un tracteur ni un simple motoculteur. Si l’on est malade,
il faut descendre téléphoner dans la vallée et attendre deux jours qu’un médecin monte. Il faut
tout transporter à dos d’homme, ou à dos de mulet. Et nous sommes seuls…
« Alors cette année nous n’avons plus semé de blé. Nous ne nous occupons plus que des
troupeaux. Nous les vendrons à l’automne. Et nous irons traquer avec les chiens, sur les
falaises, nos chèvres qui sont redevenues sauvages, pour les vendre aussi. La maison, hélas,
personne n’en voudra, à moins qu’un jour le ‘’Patrimonio Forestal’’ ne décide d’acheter tout
le village pour reboiser. Nous, nous voudrions bien. Ils feront une route, eux, mais ce sera
trop tard… Avec l’argent nous achèterons un appartement à Barcelone. Ça nous fera une
petite rente, qui nous permettra de vivre près de notre neveu, technicien dans une usine… ».
Du balcon je regarde autour de moi la vieille demeure aragonaise qu’ils vont quitter à
jamais. Depuis combien de générations leur famille y vivait-elle ? Voici au-dessus de la porte
cochère une date : 1771, et une pierre armoriée ; l’écu est écartelé, avec un cimier, un lion, les
pals d’Aragon et un sanglier passant sous un arbre. Armes parlantes peut-être, puisque
‘’bellota’’ veut dire gland…
-Que signifient ces armoiries ?
Cette fois don Cosme Bellosta rayonne de fierté. Il s’en va ouvrir un tiroir et nous tend un
parchemin :
142
Une affirmation qu’il est difficile de croire, car Otín n’avait que 19 habitants, officiellement, en 1960, mais il
faut aussi compter les enfants venus des villages voisins de Nasarre, Letosa et Baguëste (information fournie par
Ignacio Almudévar, sur son site, « escritosdeignacioalmudevar », sous le titre « José Otín Nasarre, el forestal
jubilado », 19 mai 2015). Il y en avait 46, par contre, en 1950, et 112 en 1940, au plus fort de son histoire (ce qui
peut étonner, après la Guerre Civile, a fortiori dans une région qui fut occupée par les républicains). Ces chiffres
sont avancés par Cristian Laglera, dans « Despoblados de Sobrarbe-Somontano » (Ed. Pirineo, 2015). Ceux
d’Aurelio Biarge, dans son article « Hoy Otín » (Diario del Alto Aragón », 2 décembre 1973, voir la traduction
plus loin), diffèrent quelque peu : 98 en 1940, 43 en 1950.
584
-« Si vous savez lire… »
Le parchemin est à vrai dire long et difficile à déchiffrer. Plusieurs pages calligraphiées à
l’ancienne, mi en latin, mi en espagnol du Siècle d’or. Ce sont des lettres de noblesse. « Nos
Philippus » dit la première ligne, et la dernière porte la date : 15 octobre 1630. C’était
Philippe IV, roi d’Espagne. Dans sa lettre, il confirme l’ancienneté des Bellosta avec leurs
résidences successives dans les villages montagnards où ils ont essaimé, et répète,
inlassablement, pour chacun d’eux, en vieux castillan :
« Siempre y continuamente eran y son notorios infançones e hijos d’algo de sangre y
naturaleza »… (ils étaient et sont toujours et sans discontinuer nobles et gentilhommes de
sang et de nature)…
-« On nous a offert une fortune pour ce papier et cette pierre », ajoute Cosme, « nous
n’avons jamais voulu la vendre »…
Puis après un silence :
« Maintenant que nous allons partir, ça n’a plus d’importance. Si vous connaissez un
collectionneur prêt à donner un bon prix… ».
Avis aux amateurs… C’est à vrai dire tout Otim qui mériterait d’être racheté par un
Mécène. Quel beau village-musée on pourrait créer ici, quel témoignage authentique
d’ethnologie pyrénéenne il serait possible d’offrir aux visiteurs et aux étudiants, dans ce lieu
où chaque vieil outil est à sa place, parfois inchangée depuis des siècles, dans ces demeures où
l’on se servait toujours, hier encore, pour le dépiquage, d’éclats de silex, exactement
semblables à ceux qu’on retrouve à quelques kilomètres de là dans le dolmen préhistorique du
haut de Barasil…
Parce que l’Espagne se modernise, se met à parler du plan Marshall, à rêver du Marché
Commun, de motoculture, de zones industrielles, de primes d’équipement, de syndicats
d’iirigation, une civilisation qui puisait ses origines dans la nuit des temps a brusquement
basculé dans le néant. Si dans quelques années un nouvel Otim naît, au bout de quelque
future route forestière, il sera fait de fermes modèles et on y aura oublié l’usage des
‘’pedernales’’. Quelque tristesse qui étreigne le cœur des témoins, les regrets sont vains
585
devant cette mutation inévitable. Mais comment ne pas méditer sur les chaînes dont nous
subjugue la vie moderne ? Ces gens-là savaient faire eux-mêmes leur plâtre, leur chaux, leur
sel, leurs maisons, tous leurs outils ; ils savaient tisser la toile, produire leur viande, leur vin,
leurs légumes, leur blé. Ils étaient pauvres et chaque naissance les obligeait à bêcher un peu
plus loin dans les révins une étroite bande de terre caillouteuse… Mais ils ne craignaient pas
les crises de Suez, ni les pénuries, ni les rationnements, ni les coupures de courant, ni les
permis de construire, et à peine les dévaluations… Ils étaient les derniers hommes libres… »
Louis Laborde-Balen était là au bon moment, et il sut poser les mots. Qui
suscitent quelques réflexions, pourtant : de quelle « liberté » parle-t-il, au sujet
d’hommes qui, certes, ne dépendaient pas, ou presque pas, de l’extérieur, mais
devaient supporter une solitude pour le moins pesante. La liberté est un équilibre,
entre des contraintes et des gratifications. On peut s’étonner, à cet égard, quant au
propos lancé par le journaliste : « L’endroit est beau » … Un argument qui n’a aucune
valeur, quand le paysage n’est mesuré qu’à l’aune de ce qu’il peut fournir en termes
économiques, et donc en termes d’efforts. Les hauts-aragonais n’ont jamais considéré
que leur pays était beau, juste qu’il fallait se battre pour y vivre. Bien sûr, si
l’argument du « beau » pouvait faire venir quelques touristes, et leurs dividendes…
143
Pour l’événement - la visite des français -, on avait été chercher une femme pour cuisiner, « cousine des
Bellosta, [qui] n’est pas d’Otim. On avait été pour la circonstance la quérir dans une ferme isolée en
montagne ». Une ferme qui pourrait bien être la pardina de Villanua (Bellanuga), toute proche, en se dirigeant
vers Nasarre.
586
aveu de défaite, quand bien même l’énergie était là, insufflée par les aïeux, et un
agrippement in extremis à une vie non désirée, seulement à subir.
Rodellar et le Mascún, depuis le sud. Otín est situé à gauche sous le pic rocheux (Puyal
d’Otín) dans l’axe du col d’Añisclo, large échancrure enneigée au fond. Photo sur
« rodellar.blogspot.com » (Enrique Salamero).
Comme dans la plupart des villages évoqués plus haut, dans La Solana et le
Sobrepuerto, l’Histoire parle d’elle-même, avec une occupation qui remonte
probablement à avant l’an 1000 de notre ère. Concernant Otín, la documentation
offre une date de 1151, avec un certain « Petro Sanz de Otin ». Nous avons vu, plus
haut, que les armoiries de la Casa Bellosta remontent à 1630 – presque 500 ans plus
tard, une paille ! -, une distinction qui montre, à tout le moins, que le « lugar » avait
quelque importance. On y a compté, en effet, jusqu’à onze « Casas », des cellules de
vie qui, rappelons-le, pouvaient compter une dizaine de personnes. De fait, on a
144
Cette fois, malheureusement, Louis Laborde-Balen passe complètement à côté du sujet, « vagabonde », en
négligeant son intérêt principal, le village d’Otín lui-même. Les lecteurs ont probablement été nombreux à
vouloir connaître ce qui s’était passé pour les anciens habitants de 1965, s’ils ont vraiment émigré à Barcelone,
ce qu’ils ont fait, s’ils sont revenus visiter leur casa. Quel intérêt y-a-t-il à apprendre qu’un groupe a eu des
problèmes à progresser dans le pays à cause d’une forte pluviosité ? Il y avait sans doute beaucoup à voir en
1980 à Otín, ne serait-ce que dans la casa Bellosta.
587
recensé 112 habitants en 1940, au plus fort du peuplement, chiffre étonnant puisque
l’Espagne sortait de la guerre et qua région fut occupée par les républicains.
588
Ignacio Bellosta et le « trillo » (photo Louis Laborde Balen).
Otín raconté
589
« La révélation de l’existence du Barranco de Mascun, dans le monde des spécialistes
adonnés à l’étude des Pyrénées,145 date du mois de juin 1870, époque où Henri Passet, de
Gavarnie, accompagna M. Lacotte-Minard au fond de cette garganta, la plus décorative peut-
être de toutes celles qui pourfendent les sierras aragonaises. L’intérêt d’ailleurs en fut jugé tel,
que, l’année suivante, le même guide y retournait deux fois de suite et avec des touristes
différents, MM. Lalanne et Lequeutre… ».146
« Il est curieux que dans ce pays sans eau, les sources qu’on trouve aux abords des
villages soient généralement aussi fraîches et aussi bonnes. Les villages sont très rapprochés,
malgré l’apparence désolée du pays : partout le lit des rivières est à sec, tout est calciné ; du
buis, des ajoncs, des genêts épineux ; des chardons rouges, bleus, jaunes, toutes plantes
piquantes, et à peine, de temps en temps, quelques fleurs sans épines, que je ne connais pas et
qui sont à tige élancée et dure comme de l’eskia. Nous trouvons partout des dunes de sable,
qu’il faut monter et descendre ; nous rencontrons quelques pins clairsemés ; quoique nous
soyons dans le nord de l’Espagne, c’est bien un pays de soleil, et les lavandes qui commencent
à paraître le prouvent. A une heure de Monte-Alvano, voici Letoxa, puis un gros bourg qui
145
« Spécialistes » qui, à l’époque, sont français. Le premier espagnol à rendre compte de l’endroit,
succinctement, est l’ingénieur Lucas Mallada, en 1878, dans « Descripción fisica y geologica de la provincia de
Huesca ».
146
Lucien BRIET, dans « Voyage au barranco de Mascun », Bulletin Pyrénéen n° 50-51-51-53, 1905.
147
Alphonse Lequeutre est sans doute le plus méconnu des membres de ce qu’on appelle la Pléiade, groupe
pyrénéiste de référence dans les années 1870-1880 : Russell, Schrader, Wallon, Saint-Saud, Gourdon, Prudent.
148
Henri BERALDI, dans « Cent ans aux Pyrénées », vol. IV, éd. Les amis du livre pyrénéen, 1977.
149
« Il ne serait donc pas impossible, en partant à 4 h du matin de Gavarnie, avec des provisions pour supprimer
les lenteurs du déjeûner, d’aller dîner le soir à la ‘’venta’’. Ce serait une journée d’environ 11h 30’… ».
590
s’étale au soleil, Nasarre à droite, Miz et Otin à gauche150 : ce pays, dont le sol est
exclusivement composé d’argiles et de sable, où l’on ne trouverait pas une pierre grosse
comme le poing, est très populeux. Le rocher reparaît enfin, un calcaire gris ou rougeâtre, à
grains très fin ; c’est le commencement du Barranco del Fonde. Une coupure dans la muraille
laisse entrevoir l’autre côté de l’étrange précipice. Henry Passet me dit qu’il n’y a pas encore
lieu de s’étonner, et nous continuons à monter jusqu’à la hauteur de la crête. Nous
approchons du bord de cet abîme, où nous distinguons des chaires, des tours, des forteresses,
des arcades, des aiguilles de 20, 30, jusqu’à plus de 100 mètres de hauteur, complètement
détachées de la muraille, ayant à peine 3 à 4 mètres d’épaisseur à la base, de véritables
obélisques : tout cela de couleur tantôt grise, tantôt rouge ; des cavernes à chaque pas. Cette
montagne découpée à jour est la plus étrange chose que l’on puisse imaginer. Au premier
tournant du chemin, les obélisques et les arcades les plus invraisemblables se multiplient.
Nous descendons au fond de cet abîme, où l’on se trouve tout à fait perdu et hors du monde :
la voix y résonne comme dans une cathédrale gothique. Ce ravin a environ 350 mètres de
profondeur, d’après le baromètre ; les bords supérieurs se rejoignent presque dans certains
endroits ; la muraille offre d’immenses abris et parfois une arcade laisse passer le jour : c’est
étrange, mystérieux, féerique, comme une montagne des ‘’Mille et une Nuits’’. Edgar Poë
n’aurait rien pu imaginer de mieux pour la mise en scène d’une de ses fantastiques nouvelles.
Nous trouvons dans ces lieux une délicieuse et abondante fontaine remplie de cresson et où
l’eau sourd d’une caverne noire et profonde. Castets, le vieux chasseur de Barèges, m’a avoué
y être passé plusieurs fois, mais toujours la main sur son fusil et le plus vite possible. Il est de
fait qu’ici on se sent complètement isolé du monde, et qu’en entendant, pendant que nous
étions près de la fontaine, des voix résonner au loin, je mis instinctivement la main sur mon
revolver, et chacun de nous se tint sur ses gardes : c’était tout bonnement quatre paysans
endimanchés, qui allaient à la fête de Rodellars ; ils furent tout étonnés de nous trouver là, et
passèrent tranquillement, en nous saluant […] Un photographe intelligent prendrait là des
vues merveilleuses ; mais si quelqu’un s’avisait de dessiner cette étrange fantaisie de la
nature, il serait traité de mystificateur. »
150
Si l’on se réfère à son trajet, ces orientations semblent fort douteuses : en venant de Letosa, il n’y pas de
« gros bourg qui s’étale au soleil », sauf Otín lui-même, voire Bagüeste (à gauche, plein est, de Letosa, mais qui
n’est pas un « gros bourg », et est perché sur une colline), et Miz ne peut être qu’à droite.
591
On notera que Lequeutre, comme son successeur Wallon, montre peu d’intérêt
pour les villages traversés, qu’il se contente de nommer, et pour les aragonais en
général. Le comte de Saint-Saud ne fait pas exception à ce regrettable dédain, en juin
1881, où il lance à peine quelques mots pour le canyon lui-même : « Le chemin va à la
‘’Cruz’’ (1,135 mèt.), puis au village d’ ‘’el Pueyo de Morcate’’ (1,140 mèt.), descend à
‘’Montalban’’ (1,020 mèt.), remonte pour redescendre à ‘’San Poli’’ (1,030 mèt.), ‘’Letosas’’
(1,018 mèt.) et ‘’Otin’’ (1,025 mèt.), d’où il longe d’abord la crête occidentale du merveilleux
barranco de Mascun. L’œil plonge effrayé dans l’ouverture béante du précipice ; néanmoins,
on trouve un passage pour y descendre, le sentier fait de nombreux zigzags avant d’atteindre
le fond […] Tout est mystérieux dans cette gorge profonde et étroite, tout est étrange : ce ne
sont qu’obélisques, roches en forme de bastions, grottes sauvages, ponts naturels, parois
verticales de 300 mèt., un vrai décor de féerie.»151 Le « modeste » Lequeutre152 avait écrit
beaucoup mieux, et au moins tenté de donner une idée de cette merveille de la
nature. On a la nette impression que monsieur le comte est soucieux de son
baromètre, plus que du site et de ses gens.
592
« L’étymologie arabe des noms de lieux existant aux alentours, tels que Bara,
Alcanadre, Otin, Mascun, Barced, Alberuela, etc., etc., donne à penser que Nasarre dérive de
‘’nazara’’, chrétien. Une famille chrétienne aurait habité ou fondé cette ‘’aldea’’ pendant la
domination des Mores. Cénac Moncaut fait venir ‘’Nazarre’’, où il n’y a jamais eu de moulin,
et pour cause, de l’euscarien ‘’naza’’, canal du moulin : on voit qu’il n’est jamais allé par là. »
Pardina de Albas (et son puits, à droite) de nos jours, qui reçut Lucien Briet
En 1904 (il occupa sans doute une chambre qui donne sur l’une des deux
ouvertures). Photo sur le site mapio.net.
593
et l’origine du barranco de Mascun. Les femmes mirent le couvert. Le menu du repas, auquel
nous fîmes honneur, mérite d’être cité. On nos servit successivement de la soupe au riz, des
‘’garbanzos’’ gros pois jaunes, du mouton bouilli et du lard, du mouton fricassé, une salade de
tomates et d’oignons blancs, des perdrix rouges, des grillades de jambon avec de délicieuses
pommes de terre frites à l’huile et une omelette aux tomates. Pour dessert, du raisin et des
prunes ; puis, le café et l’anisette couronnèrent, comme il convenait, ces noces de Ganache. Le
fidèle écuyer de Don Quichotte, le brave Sancho, se fut cru dans le septième ciel. Le vin était
bon ; on voyait que nous nous approchions du pays où on le récoltait. »
Letosa et l’origine du barranco de Mascún, le 17 août 1904. Otín est situé un peu en arrière
et à droite du Puyal de Letosa (dôme arrondi, à droite). Photo Lucien Briet (Musée
Pyrénéen de Lourdes).
« Le village d’Otin émergea enfin petit à petit du pli du terrain où il se cachait. Son clocher
(1069 m), occupait une croupe au-dessus du ‘’caserio’’. Otin me sembla de suite plus
important que les hameaux précédents ; de fait, il comptait onze maisons, alors que Letosa
n’en avait que six et que San Poliz était plus pauvre encore. Nous l’atteignîmes. Ramon me
demanda de stopper devant la demeure d’une personne de connaissance chez qui les Viu de
Torla logeaient, quand ils se rendaient à Morrano, en vue d’acheter du vin ; son frère Angel
l’avait chargé d’embaucher un domestique pour l’hiver. Cette pause s’éternisant, nous
poussâmes, Soulé et moi, guidés par le son d’une musique, jusqu’à une maison où un bal
battait son plein, et, tout en écoutant le bruit des talons et des castagnettes, nous bûmes un
pot de vin qu’on me fit payer un ‘’real’’, soit vingt-cinq centimes. Le temps s’était totalement
couvert quand nous reprîmes notre course vers Rodellar. Craignant la pluie, je priai mes
compagnons d’activer leur marche ; il fallait, en outre, regagner le temps perdu… ».
594
La pluie surprend le groupe dans la descente vers le fond du Mascún, depuis
lequel il n’a pas l’opportunité d’évaluer le spectacle à sa juste mesure, d’autant que la
nuit approche :
« Le feu de ma curiosité s’était éteint sous l’averse. Je songeais uniquement au charme des
cheminées espagnoles ou il allait faire si bon de nous sécher, à la lueur d’un grand feu
embaumant la résine. Il y avait par terre des ruissellements que mon espagnol sautait avec
agilité, sans lâcher la corde du mulet qu’il gourmandait : ‘’Macho, macho !’’. Il en arriva
même à hâter la marche au point que Soulé, qui guidait l’animal chargé du matériel, resta en
arrière. La joie de voyager me revint au cœur en apercevant, au-dessus de nos têtes, trouant la
muraille qu’elle embellissait, l’énorme ‘’ventana’’ fenêtre dont Tissandier avait publié un
dessin. Puis, ce fut le tour de la Fontaine de Mascun, excavation en forme de corridor noir ; le
cresson signalé par Lequeutre verdoyait toujours devant elle. Nous étions alors entre deux
hautes falaises noires ; nous pataugions ; un instant après, il se rencontra de l’eau à enjamber
encore. Nous nous évertuâmes ensuite à grimper un raidillon tortueux. Je n’y voyais plus.
L’épaisseur opaque des nuées s’ajoutait à l’obscurité des ténèbres. Une pluie fine se faisait
sentir. Un grand éclair me révéla que la piste, où nous cheminions à l’aveuglette, escaladait
une paroi d’un beau rouge vif. Le tonnerre avait des sonorités grandioses. Je crus prudent de
laisser ma monture qui pouvait s’effrayer et m’entraîner dans le précipice. Nous coudoyâmes
un mur rocheux, puis un autre escarpement… Ramon courait presque. Etourdi, aveuglé sous
mon capuchon, j’avais peine à le suivre. Au souffle de la rafale qui s’accentuait, je compris que
nous étions arrivés sur un plateau. Le chemin s’abaissait, se disloquait en marches inégales et
traîtresses, propres à vous rompre le cou. Je fus obligé de ralentir … puis, je me trouvai seul.
Continuellement, de brusques éclairs enflammaient la nuit. J’en vins à trébucher parmi des
degrés en ruines ; j’hésitais ; je tâtais du pied de profonds interstices. Dans une fulguration
plus longue que les autres, j’entrevis soudain un pignon … Une maison, j’étais donc au
pueblo ! Cette perspective alléchante me rendit tout mon courage qui m’abandonnait. Je me
lançai le long d’une bâtisse, sur un plan de roche qui dallait naturellement le sol, et Ramon
m’apparut dans une lueur fusant par une grande porte ouverte… »
Rodellar, quartier de
la Honguera, où
Briet fut hébergé,
précisément dans la
casa blanche au
centre (casa
Zrujano, toujours
existante). 20 août
1904 (photos Lucien
Briet, Musée
Pyrénéen de
Lourdes).
595
Briet loge « casa Cirujano », ou « maison Mora »153, dans le quartier de la
Honguera, qu’il traduit par « champignonnière » (« hongo » : champignon), et
explique par l’aspect lapiazé, « champignonné », du calcaire. Il se sent comme dans
« une maison bourgeoise », et se laisse aller au rêve, depuis sa fenêtre :
Des mots qui font écho, ô combien, chez tous ceux qui s’offrent la volupté des nuits
aragonaises. Le talent d’écrivain du français trouve encore à s’exprimer, bien sûr,
avec la gorge fantastique de Mascún :
« … devant nous, le Barranco de Mascun cherchait à se façonner. Deux pentes dévalaient,
à la rencontre l’une de l’autre, et, derrière elles, une sorte de tour, à côté d’un obélisque
pointu, se haussait, tandis qu’à gauche et en recul sur un énorme à-pic, régnait un gros
donjon carré : ce tableau était d’autant plus magistral que son fond était vivement éclairé,
alors que les talus des premiers plans s’enveloppaient d’une écharpe d’ombre. Des muletiers,
en outre, revêtus du costume national et qui nous précédaient avec leurs animaux, servaient
d’échelle de proportion et s’appropriaient admirablement au paysage.
Deux ou trois cents mètres plus loin, la crête orientale se révélait entièrement, démantelée
comme une vieille ruine d’architecture incroyable. Les débris, qui s’étaient détachés de ses
murailles, s’amoncelaient en longues coulées parmi des touffes de buis. Le donjon conservait
son attitude de guerrier vieilli sous les drapeaux. Un bastion, avec des redans et des créneaux,
venait ensuite ; une aiguille pointait ; des clochers effrités s’élançaient ; des lacunes
semblaient des brèches ouvertes à coup de mine, et cette citadelle étrange, colossale, jaillie
comme sous un coup de baguette du roi des démons et encore tachée du sang de ceux qui
l’avaient autrefois prise d’assaut, se couronnait d’un simple vol d’aigle.
Mais que cela était peu de chose, comparé à la vue d’ensemble qu’offrait peu après la
Barranco de Mascun ! Le thalweg, dévasté sur toute sa largeur, ressemblait à une plage de
l’Océan. D’un côté, les pentes sur lesquelles s’acharnait à grimper le chemin d’Otin,
descendaient, très largement, surchargées de rocailles, de buissons souffreteux dont le velours,
par places, semblait pelé. On distinguait, à mi-côte, érigée à la façon d’un cippe funéraire, une
énorme quille rocheuse à la tête écorchée, comme cassée, qui s’élevait à mesure que nous nous
approchions au-dessus d’une crête brune étayée par une tour majestueuse. Nullement
informe, quoique à peine dégrossie, elle paraissait gothique, grâce à des essais de clochetons,
grâce surtout aux contreforts minces et allongés qui l’accolaient et consolidaient ses angles.
Une baie, fendue comme une meurtrière, s’ajourait ; des touches grises accusaient des
moulures. Dans un coin, un trou rond et obscur rappelait la légende du Trou du Serpent. Je le
fixai longuement avant de reporter mes regards sur l’aiguille dont j’avais admiré tout à
153
Son propriétaire, Antonio Mora, « outre sa profession d’hôtelier, jouait à l’occasion le rôle d’officier de santé
‘’cirujano’’ ». Le spécialiste de la vallée, Enrique Salamero Pelay, qui tient un blog prodigieux depuis une
dizaine d’années (« rodellar.blogspot.com »), la nomme « Casa Zrujano », un condensé de « cirujano ».
596
l’heure l’attitude fantastique ; elle se dressait sur son socle avec tant d’à-propos qu’elle ne
semblait guère avoir fait jadis partie de la tour trapue et massive dont elle était voisine : à sa
rondeur, à sa pointe finement cambrée, on eût dit plutôt une stalagmite, tombée goutte à
goutte du dôme éclatant des airs, quand la nature, au début de sa fécondité, ne produisait ici-
bas que le gigantesque et le monstrueux ! En sens inverse, s’abattait d’aplomb un cap
hautain, supportant un mur aussi inexpugnable que lui et qui faisait penser tout de suite à
Pélion entassé sur Ossa. Sous l’irradiation du soleil, le ton général de la roche était
blanchâtre, mais d’un blanc sale, souvent fortement jauni, que la végétation mouchetait de
vert et qu’enluminaient, à grands coups de pinceau, des fresques d’un beau vermillon cru.
Nous remarquâmes un arbre vraiment intéressant par sa position au beau milieu d’un à-pic,
où il vivait en philosophe stylite, à l’abri de la cognée… »
Le Puntal d’a Costera, mal nommé « La Ciudadela », et son célèbre acolyte au nom
grivois – dont il n’était pas affublé à l’époque, semble-t-il – la Cuca de Bellosta 154, ont
trouvé, enfin, un écrivain digne de les magnifier, qui s’épuise presque de tant de
beauté :
« … Des fortifications à la Vauban se dessinaient, dans un étourdissant trompe-l’œil. Une
tour défendait l’avant-bec d’un château-fort, et sur cette tour il y en avait une autre,
cylindrique, plus petite et plus élancée qui s’incorporait à un bastion du Moyen Age. Maints
pinacles s’effrangeaient, lancéolés et flamboyants. Des arcs-boutants étaient percés par des
lucarnes. Une grotte ouvrait sa bouche noire. Une série de quilles, de dents et d’obélisques
défilait à notre droite, quand, n’en pouvant plus, éblouis d’avoir trop regardé de tous nos
yeux, nous nous assîmes auprès d’un roncier, aux mûres duquel je ne pus m’empêcher de
goûter, avant de continuer ma promenade… »
Il est difficile, en effet, de séparer Otín, et sa « meseta », du gouffre qui les longe.
Briet, non rassasié, s’offre une nouvelle incursion en 1908, où il a le malheur
d’apprendre, à Rodellar, que son ancien hôte, Antonio Mora, vient de décéder. Le 17
octobre, il se rend à Otín :
154
Les premiers vainqueurs de cette aiguille, en 1954, Fernando Orobigt et Estebán de Pablo, tentèrent d’imposer
un nouveau nom, Aguja Manuel Bescos, en l’honneur d’un ami décédé en montagne.
597
Casa de Cosme Bellosta, le 17 octobre 1908. A gauche, la fenêtre et le balcon de la chambre
que Briet occupa. Un monde minéral fascinant, adossé à un autre Otín, plus affable, le
« barrio bajo ». (Photo Musée Pyrénéen de Lourdes).
598
désir à la famille Bellosta. L’un de ses membres se charge de me servir de cicerone, et, grâce à
ce précieux concours, je passai très agréablement l’après-midi… ».
Il s’agit bien, ici, d’un « saltadero », non pas celui, plus connu, qui ouvre sur le
canyon de Mascún, le saltadero (ou saltador) d’as Lañas, mais du « saltadero d’O
Palomar », très réputé chez les canyonistes, et qui exige un rappel de 45 mètres.
Patrice de Bellefon (le « P. de B. » désigné par Chantal), dans son texte magistral –
n’est-il pas un nouveau Briet, dans ses mots et, peut-être, par son caractère entier ? –
retrace l’itinéraire du carlésien, 80 ans plus tard :
155
Cette cataracte existe, au printemps, et fait la joie des canyonistes.
599
« … Nous allons jusqu’à la crête où nous nous accordons une longue halte. La journée est
délicieuse de clémence. Les couples de vautours portés par les mouvances chaudes de l’heure
méridienne enlacent leurs paraboles célestes. Nous nous nourrissons d’un copieux casse-
croûte et de paysages inconnus. Derrière nous, Otín, village ruiné, souillé de gravats. Nous
passerons tout près, sans nous obliger à une visite pénible, pour rejoindre la troisième
corniche du Mascún, celle que parcourut, en son temps, Lucien Briet émerveillé. Elle était,
autrefois, connue des seuls gens d’Otín. La ‘’cueva de la Espluca’’, murée de pierres sèches,
servait d’abri aux brebis, des ruches y étaient rangées face au soleil levant sous une nervure
surplombante de calcaire ocre. Ne menant nulle part, elle est aujourd’hui ignorée sauf des
chèvres sauvages et des initiés. Nous nous obligeons au méticuleux plaisir de tout voir. Le
sentier se perd, par endroit, dans la broussaille touffue d’une petite landine de garrigue, mais
nous repérons, de toute évidence, où nous allons. Une courte arête se détache de la paroi pour
dresser, au cœur de l’abîme, un providentiel promontoire. C’est le superbe belvédère d’où
Lucien Briet découvrit, ahuri, le fabuleux et immense cylindre creux, chamarré de longs
vertiges verts. Jadis moule d’une gigantesque sculpture ? De ce cap aérien la vue domine
toute la longueur du Mascún. En amont, nous devinons les remous strangulés et enfouis
dans les ‘’oscuros’’ de sa partie supérieure. Vers le sud, la ‘’garganta’’ s’épanouit et laisse le
soleil au zénith jouer avec ses eaux émeraude et ses plages luisantes de galets. En dépit de
l’éloignement, nous reconnaissons sans hésitation ‘’el beso’’ – le baiser – cet arc en plein
cintre dont la clef de voûte a disparu. Il clôt, en son aval, l’intimité la plus sauvage du
canyon, la laissant à peine entrevoir, en été, aux promeneurs de Rodellar. Nous en discernons
le détail. De part et d’autre d’un bief aux couleurs précieuses, les demi-arches tendent des
lèvres pétrifiées de gourmandise vers un impossible baiser. Mêlés aux sabbats de la pierre, aux
assauts ombrageux des forêts criblées par les éclats du jour, nous entrons dans leur singulier
univers. Avant de nos décider à partir, François nous conte les potagers autrefois travaillés
par les habitants d’Otín sur les rivages humides du fond du Mascún. Il nous montre
l’incroyable sentier de Turmo, naguère muletier 156, par lequel ils allaient et venaient pour
cultiver leurs lopins de légumes. Un chef-d’œuvre fruste du génie paysan. Calé, par endroits,
sur des remblais de pierres sèches, se jouant des bastions verticaux étagés dans le versant, il
est un épisode magnifique de l’histoire humble d’un site grandiose. »
156
Enrique Salamero prétend, pour sa part, que les mules ne pouvaient descendre ce sentier jusqu’en bas.
600
Page précédente, Patrice de Bellefon à Bestué
(photo René Dreuil), et, à gauche, Lucien Briet,
posant en alpiniste chez lui (en 1895, photo
resserrée, collection privée). Une même passion
pour les mots, et, peut-être, le même caractère
impétueux, voire ombrageux, quant à une
certaine « authenticité », une âme plutôt, des
Pyrénées. Le pyrénéiste toulousain, qui sut
affronter des parois délitées, repoussa la
déliquescence d’Otín.
Otín, 1973
Otín a son destin scellé depuis huit ans -mais il l’était depuis longtemps déjà,
bien avant le départ des derniers habitants – quand Aurelio BIARGE, journaliste au
« Diario del Alto Aragón », lui consacra une page, le 2 décembre 1973, titrée « Hoy
Otín » (Otín aujourd’hui), sous une rubrique aux accents franquistes, « Alto Aragón
en ‘’Nueva España’’ ». Une « nouvelle » Espagne qui, comme on le sait, n’était qu’un
retour en arrière de l’histoire, sous le joug d’un dictateur criminel. Ce texte, assez
dense, et encore d’actualité, permet surtout de mesurer les affres du temps, et
d’appréhender, dans une certaine mesure, la vie d’avant, au niveau économique en
particulier.
« Nous allons parcourir ensemble, ami lecteur, les vieux sentiers solitaires des
montagnes de Rodellar. Ce jour-là, nous monterons jusqu’au dolmen de La Losa Mora, et
gagnerons ensuite les derniers cols, pour entrer dans le paysage sobre et mélancolique de
Nasarre, où l’humble hameau, déjà abandonné, repose en paix et partage les silences avec tous
ces petits villages du nouveau désert démographique que sont nos Sierras Extérieures.
Depuis Nasarre, il est facile d’atteindre Otín, plus bas, à 1074 mètres, qui occupe le
fond d’un vallon pittoresque, abrité par des pentes habillées de chênaies épaisses. Ses maisons
se laissent voir de loin, très blanches, entièrement et soigneusement chaulées : on dirait que la
dernière chose que ses habitants ont fait avant d’émigrer fut de passer la brosse sur les murs et
les pierres, comme pour déposer un linceul sur le village. Nous nous dirigeons maintenant
vers lui, au travers des landes de Nasarre, dévalant jusqu’au croisement de chemins qu’est le
mégalithe de La Losa Mora.
Faute d’interlocuteurs dans des endroits vides, nous devons nous en remettre à Lucien
Briet, qui marcha par ici, avec un guide de Torla, au début de ce siècle. Il semble extravagant
qu’il ait pris un guide de Torla – Ramón de Casa Viu – pour effectuer la traversée des sierras
entre Jánovas et Rodellar, mais il explique que les Viu de Torla organisaient un convoi de
mules pour aller chercher du vin à Morrano, et ces chemins étaient alors très courus. Ce
devait être un bon vin, pour justifier un itinéraire aussi diabolique que celui de Broto-Fiscal-
Albella-Planillo-San Juan del Castillo-Torruellola de La Plana-San Hipólito-Letosa-Otín-
Mascún et Rodellar, dessiné presque en ligne droite entre Torla et Morrano, mais qui exigeait
de jeunes hommes bon marcheurs et des mules robustes.
Selon Briet, à Otín il fallait choisir entre le Chemin de La Garganta, qui suit des
pentes douces jusqu’à rejoindre La Losa Mora et le sentier de Nasarre et Andrebot, et le
Chemin de La Costera, qui descend directement dans le lit du Barranco de Mascún. Ces deux
601
voies perdurent, et nous devrons les suivre toutes les deux, avec légèreté pour celui de La
Garganta, afin de rejoindre Otín, et en subissant la soif, la fatigue et la lassitude, pour celui
de La Costera, de retour à Rodellar, par un toboggan interminable qui vient divaguer en plein
soleil dans un chaudron de graviers et de galets répandus dans le canyon de Mascún.
Nous descendons par des espaces herbeux, moelleux, de marche aisée, où le buis et les
aubépines envahissent, parsemés aussi de fleurs de centaurée qui offrent un épilogue
automnal au cycle annuel de la végétation. La rosée imprègne l’ombrée et la gelée apparaît sur
le sentier, mais le ciel est limpide et le soleil châtie déjà les longues pentes pelées par la
déforestation. Les parcelles abandonnées et les ‘’articas’’ 157 abîmées par l’érosion se répètent
avec monotonie. A son époque, le terrain fit don d’extensions très réduites pour cultiver, avec
des pentes trop fortes et des sols peu épais en terre. Néanmoins, l’agriculteur ne perdit pas un
pouce de cet espace disponible, et la pression démographique d’autrefois obligea à défricher ces
pentes prononcées et éloignées, afin d’obtenir, avec plus de terres, ce qui ne pouvait l’être par
une augmentation de la productivité. La pratique de l’ « artigueo », ancien système de culture
itinérant, fut la conséquence de la pression démographique et de l’isolement. Le montagnard
nettoyait un espace déterminé de la montagne et le labourait, le cultivait de façon précaire
durant deux ou trois ans, cinq tout au plus, en semant de l’orge ou de l’avoine les premières
années et du blé les suivantes. L’inclinaison des pentes provoquait rapidement l’épuisement
du sol, et la parcelle devait être abandonnée, pour y revenir plus tard, peut-être, obligeant à
défricher la montagne à nouveau, de ci-de-là, de façon désordonnée.
Le lent déclin de la population imposa un abandon systématique des parcelles les plus
difficiles à cultiver et les moins rentables, à partir de l’exubérance démographique de la moitié
du XIXe siècle, et après l’euphorie momentanée suscitée par le désamortissement des majorats
et des communaux. Le processus de recul prit la forme d’un mouvement dynamique en forme
de ronds concentriques, à partir du point central du village. En 1950, les habitants étaient
déjà repliés sur leur stricte périphérie, ne travaillaient que sur les meilleures terres, plus ou
moins libérées de la formule « año y vez »158, et ne réalisaient que des productions de simple
survie. L’émigration, à certains moments, produisit des effets salutaires, car elle résolvait le
problème des « minifundios », en permettent le fermage des terrains des personnes absentes
par celles qui étaient restées au village. Finalement, l’évacuation de l’élément humain rompit
la barrière de la substitution générationnelle, et les villages entrèrent en agonie, pour devenir
des morts latents. Des bouts de jardin ont perduré, mais l’agriculteur montagnard, qui s’était
toujours considéré comme un éleveur, a arrêté de labourer la terre et s’est limité, par un recul
culturel significatif, à accompagner son troupeau sur les pâtures des vieilles parcelles, oubliées
et agonisantes. Derrière chaque village éteint, est restée une sierra appauvrie, dévêtue par la
hache et le feu, rongée et abîmée par l’érosion. Le désert démographique et le désert écologique
se sont créés parallèlement, et il reste aujourd’hui, au moins entre Nasarre et Otín, des
villages caractéristiques, un paysage de landes pierreuses, vide et triste, économiquement
déshonoré.
Je veux retranscrire ici un témoignage certainement dramatique des derniers jours
d’Otín, recueilli par l’auteur français Louis Laborde-Balen, quand le village comptait trois
habitants. L’un d’eux parle, dont je tais le nom :
157
Artica : portion de terre défrichée, gagnée sur la montagne, pour cultiver.
158
Formule dans laquelle on exploite alternativement le terrain, une année sur deux.
602
« Il n’y a que nous, vous voyez. Le charpentier est mort il y a trois ans. Il avait 80 ans.
Son père avait aussi été charpentier. Il lui avait appris à tailler les pierres pour les ‘’mecheros’’
et les ‘’trillos’’. Et le forgeron est mort en 56. Il avait 95 ans. Le maçon est mort aussi. Son fils
avait appris avec lui, mais il n’a pas voulu rester. Allons donc ! La maîtresse avait comme
école la maison la plus récente au village. Elle a été construite en 1922. Elle donnait la leçon à
une trentaine d’élèves. Trente, hein ? Mais les familles sont parties, puis la maîtresse. Il
restait un couple, ils ont vendu leur troupeau il y a peu et ont acheté une maison à Barbastro.
Maintenant, on est trois. On partira au printemps. La vie est dure ici. Il y a des terres, mais
jamais un tracteur pourrait y entrer. Non, monsieur, nous n’avons pas labouré cette année.
Pourquoi ? On ne s’occupe que du bétail, et on le vendra cet automne. Et les chèvres aussi,
qui sont perdues dans le barranco. Le Patrimoine Forestier nous en donnera peut-être quelque
chose, et ça nous ira. Ils feront une piste mais ce sera trop tard. Vous savez, il ne restera
personne ici. Ce sera beau s’ils mettent tout en arbres. »159
Le vieil habitant d’Otín est fataliste. Il sait qu’il n’y a déjà plus rien à faire, et
contemple stoïquement la fin. En réalité, il ne s’était plus construit de maison à Otín depuis
1922. Il avait vu mourir les anciens et partir les jeunes. Il en restait trois. Et Otín était déjà
mort, malgré ces trois-là. Pourtant, obstinément, désespérément accroché à ses racines, un
homme seul vivra à Otín une dizaine d’années160, complètement isolé, repoussant toute
compagnie. Il a laissé le village il y a très peu de temps 161. Le cycle vital de l’ancien village
était consommé, vingt siècles d’histoire, peut-être beaucoup d’autres de protohistoire obscure,
s’arrêtèrent là, quand le dernier homme partit silencieusement, ne laissant que la trace de ses
pieds.
Alors que nous nous approchons d’Otín, par le chemin de La Garganta, nous
apercevons le clocher de son église, se découpant sur la cime d’un mamelon boisé, bien au-
dessus des édifices blancs du village. A mi-distance, la petite église d’Otín semble une
construction intéressante, et nous nous dirigeons vers elle en remontant une pente monotone,
dont le gazon dur et jaunâtre laisse échapper une myriade de petits papillons. Nous
débouchons sur une esplanade de petites dimensions, très pittoresque, non seulement grâce à
la tour toute proche et aux chênes touffus, mais aussi parce qu’elle nous offre le répertoire
typique des aires et des constructions paysannes auxiliaires. Une inscription, sur le linteau
d’une de celles-ci, nous donne une date et un nom : « Año 1773. Cosme Bellosta. Ave
María ». La famille des Bellosta fut très enracinée à Otín, et possédait une maison de fière
allure, avec ses blasons. C’était aussi une ‘’casa buena’’, avec ses signes extérieurs, comme
celui de payer avec ses propres ressources, chaque 4 décembre, la fête de Santa Bárbara, la
‘’tormentera’’.
Un petit chemin très agréable, entre des ‘’tapiales’’ à la facture impeccable, longe le
bois et monte jusqu’à la porte de l’église, qui montre déjà, au premier abord, tous ses
stigmates de ruine et de vacillation. Une petite place sombre et herbeuse, entouré d’arbres
sveltes et resserrés, invite au repos. Le site est enchanteur, comme une oasis cernée par une
terre aride et accidentée, avec la saveur de l’ancien, comme si les siècles étaient passés ici, mais
sans s’éloigner. Il n’y a point d’heures, point de temps, dans cet endroit caché et solitaire, où
159
Traduit tel quel, ce texte est une sorte de résumé de celui de Louis Laborde-Balen, plus haut.
160
Felix Mairal Bellosta, dont il s’agit ici, aurait vécu seul pendant huit ans à Otín, entre 1965 et septembre 1973.
161
Environ deux mois avant la parution de cet article, qui suivait la randonnée vers Otín. On peut imaginer la
plus-value qu’eut constitué la rencontre avec cet habitant.
603
la brise agite les ramures. Il n’y a même pas de mouvement, ou de conversations, et chacun se
concentre sur lui-même et se recueille, dans la tranquillité rare de la lisière et du bosquet.
Nulle envie de ressortir au soleil, et peut-être de m’intéresser à l’église en ruines, que
je parcours néanmoins rapidement, comme une formalité à accomplir, pour constater ses
terribles cicatrices. Elle fut dédiée à San Juan Bautista, comme celle de Rodellar. Dans toute la
zone, les invocations à San Salvador et à San Juan se répètent, bien qu’il existe de curieuses
exceptions, comme celle de Letosa, dont le patron, San Giraldo, est une nouveauté, dont
l’origine m’éloigne des Pyrénées. L’église d’Otín est de taille réduite, avec une nef de
construction relativement récente, non exempte de grâce et d’harmonie, malgré ses
nombreuses réparations, peut-être des reconstructions pratiquement entières. La ruine et les
effondrements découvrent des parties primitives, possiblement romanes. Maintenant,
l’immeuble de pierre, si compact, bâti avec tant de soins par des artisans qui ne devaient pas
venir de très loin et qui répétèrent la facture des édifices civils de la zone, est un
amoncellement dangereux de décombres instables, et offre une voûte effondrée dans sa quasi-
totalité, tandis que les murs sont sillonnés de crevasses menaçantes. Rien à l’intérieur, hormis
des ronces et des gravois. Au milieu du spectacle sombre de la ruine, on devine des couleurs
criardes et naïves : le marron, le jaune, le vert, et le bleu égayent les murs du presbytère,
soulignant une étoile bâclée (chaux et « azulete »), qui est le seul ornement dans l’humble et
austère temple.
La descente vers Otín, en traversant le bois, est agréable, à la différence des autres
pentes désolées. Les chaussures tracent un sillon dans le lit épais des feuilles et rompent le
silence, effrayant de grands oiseaux cachés et mystérieux, qui s’envolent avec énergie,
brassant les feuillages à tout rompre. Le sol a été soigneusement foui par le sanglier, qui a
laissé sur l’écorce des arbres, à une hauteur appréciable, les soies de son échine. Quand le
tunnel de feuillages s’ouvre enfin, Otín apparaît brusquement, avec ses sept casas chaulées 162,
qu’on dirait neuves s’il n’y avait les trouées des toitures.
Otín est un toponyme intéressant, à mettre au même niveau que celui d’Oto. Il paraît
ancien, et pourrait s’expliquer par les mots « goth-got », ou si l’on préfère « goto » : le
gothique, les goths. Par une curieuse coïncidence, il existe un toponyme proche, « Andrebot »,
Si l’on tient compte de ce chiffre, Otín avait donc neuf casas (sept dans le quartier bas, deux dans le quartier
162
haut). Cristian Laglera n’en cite que six (dans « Despoblados de Sobrarbe-Somontano »).
604
avec le suffixe « bot-got-goto », qui, dans tous les cas, sonne identiquement et de façon
suspecte. Le mot « godé » vient précisément de Rodellar et de sa périphérie, ce qui, aussi, est
significatif.
Qui sont ces goths qui apparaissent de façon ambiguë dans les toponymes de la région
de Rodellar ? Naturellement, il n’y a pas de réponse, au moins convaincante. Néanmoins,
nous savons que des dignitaires goths pactisèrent avec les envahisseurs africains dans de
nombreuses zones de notre territoire, et maintinrent des propriétés et une juridiction en
échange de l’islamisation, la soumission, et des tributs. Divers auteurs localisent un château
ou un bastion musulman à l’entrée du défilé de Mascún ; peut-être le même château qui fut
ensuite occupé par García Eximenones et Sancho de Orta, lieutenants de Rodellar au XII e
siècle. Il reste en haut d’un rocher l’église romane de Nuestra Señora del Castillo 163, ce qui
corrobore l’existence d’une fortification qui a prêté service à quelqu’un, qui a dû être un
maure, en formant comme un verrou face au nord. Mascún (« maskhun »), est le mot
adéquat, très descriptif, comme nous le verrons. Il est possible, mais je conjecture, qu’au-
dessus du lieu de résidence permanent du maure – le château de Mascún -, il y ait eu un
territoire concret, contrôlé et soumis, réservé à un dignitaire goth au début, c’est-à-dire « la
terre du Goth », et que, en tant que « goths », aient été distingués des hommes de la terre
haute, même quand on ne se souvenait plus des goths.
Ermita de la Virgen del Castillo (XII e). Le site de l’ancien château, verrou musulman.
En bas, os Ventanales (le dauphin). Photo García Omedes (« Romanico aragonés).
Marche arrière
Il s’agit de l’ermitage de la Virgen del Castillo, sur la Peña la Virgen, sorte de vigie à l’entrée du barranco de
163
Mascún.
605
perdit plus de la moitié de ses habitants, étant condamné. Ce qui advint ensuite fut une simple
« liquidation d’existences », avec une prévision d’extinction à brève échéance.
Durán Gudiol raconte en détail les productions de divers villages de notre province au
XVI siècle (1569-1571), en calculant à partir du recensement des dîmes. Otín produisait 93
e
164
Le « cahíz » est une ancienne mesure, différant selon les régions espagnoles.
606
Au final, le désordre
Revenons à Otín, et ses maisons, devant lesquelles nous sommes, mais il y a peu de
choses à dire au sujet d’édifices vides et vandalisés. Il faudra répéter ce que nous disions à
propos de Nasarre165, de son silence, de sa déchéance croissante, des objets et des outils
abandonnés à leur désordre. Les maisons d’Otín ont peut-être plus de caractère que celles de
Nasarre, elles sont plus grandes, bien que de hauteur modeste, avec deux étages en général et
trois exceptionnellement. Elles sont toutes de forme rectangulaire, avec les côtés plus petits
orientés au Nord et au Sud, et avec les ouvertures ou les balcons ouverts du côté des
« carasoles »166. Des toits à quatre pentes, deux seulement pour les édifices de moindre
importance, et quelques cheminées monumentales. Il n’y a pratiquement pas de rues, les
édifices se distribuent de façon capricieuse, sans pour autant s’éloigner entre eux
excessivement. Les intérieurs offrent quelques détails de goût moyen, en plâtre, à
l’ornementation pompeuse, qui rendent compte des limites économiques et de la prétention de
certaines personnes. Les maisons plus modestes conservent une ambiance profondément
montagnarde, avec des détails typiques, au travers desquels on peut encore imaginer des
scènes familiales. Les maisons de position meilleure, par leurs ajouts excessifs de ciment et de
mosaïque, sont beaucoup plus impersonnelles. Dans toutes, on trouve des tas d’objets, rangés,
comme tassés, qui trouveront vite quelqu’un pour les faire circuler, définitivement éloignés de
leurs foyers d’origine, autant comme pièces décoratives dans des chalets sophistiqués que dans
des tavernes snobs et des gargotes.
Penché à un balcon d’Otín, je cherche dans le paysage pacifique l’ermitage de Nuestra
Señora del Barranco et je ne le trouve pas 167. C’était là qu’était célébré, chaque 15 août, la
grande fête. Lucien Briet passa à Otín lors d’un jour de fête, il y a presque soixante-dix ans. Il
paya un real pour un verre de vin, et vit qu’on dansait la jota dans les rues, au son des
joyeuses castagnettes. Le voyageur français transcrit la chanson suivante : « Celui qui ne
chante pas la jota et est né en Aragon, ou est muet de naissance ou n’a pas de cœur. »
165
Aurelio Biarge a aussiréalisé un article au sujet de ce village proche d’Otín, dans le « Diario del Alto
Aragón » du 18 novembre 1973.
166
« carasol » : endroit de rencontre, réunion, activité (en particulier le filage, par les femmes), dans un endroit
relativement ensoleillé, protégé du vent, avec une bonne vue. Le célèbre photographe Ricardo Compairé (1883-
1965) a particulièrement développé ce sujet dans ses compositions.
167
Il est pourtant très proche, comme le montre le cliché d’Enrique Salamero.
607
Une vue d’Otín, concoctée par Enrique Salamero, depuis la crête ouest du barranco de
Mascún. Ligne bleue : barranco d’Otín ; ligne verte : barranco d’a Lupera ; ligne violette :
parcours du tour du Mascún (à droite en direction de Letosa, à gauche vers Rodellar) ;
flèche rouge : a Fuente (la source du village) ; flèche violette : ermitage de la Virgen del
Barranco ; flèche jaune : as Pasaderas (pierres pour franchir le barranco) ; point rouge :
aire Cebollero ; flèche orange : quartier haut (casa Bellosta) ; flèche rose : quartier bas.
On perçoit aussi la piste qui remonte vers la pardina Bellanuga et Nasarre.
1998, voyage au Mascún et à Otín
Il est des virées qui sont rangées à vie dans un coin du cerveau, prêtes à
réémerger inopinément, celle du Mascún est de celles-ci. Avant de réaliser un autre
rêve, un bivouac sur le Tozal de Guara – assez piquant, en cette fin d’octobre -, nous
avions opté, Daniel et moi, pour un circuit allant fouir au plus loin dans le canyon,
avec l’ascension du sentier de Turno (« sendero d’o Turno », en aragonais), accès
vertigineux, pour certains habitants d’Otín, à leurs « huertos ».
Après le bivouac sur une aire déjà fabuleuse derrière l’église de Rodellar, nous
partîmes yeux grand ouverts, avalant lentement les marquages classiques, tête levée,
déjà, vers cette Virgen del Castillo, là-haut perchée, qui fut – et est encore, de façon
plus confidentielle - le but de la « romería » locale, le 25 mars, jusqu’à la vision
du « dauphin », incroyable béance du rocher, puis l’ouverture magique sur le
canyon, dans un silence de cathédrale. Et de me demander comment Briet avait vu
autant de détails, avait déposé tant de mots, peint autant, jusqu’à satiété. Sans doute
eut-il fallu le crayon délirant d’un Gustave Doré pour flatter l’imaginaire jusqu’à un
point insoupçonné. Au-delà de la plage, maintenant largement arborée, sans doute
par manque de pluie, et donc de crue pouvant empêcher la pousse, puis de la
bifurcation vers le sentier de la Costera, on se laisse gentiment happer, tête souvent
levée, surtout vers le Puntal d’a Costera, que Lucas Mallada appelait Ciudadela (la
« Citadelle »), et sa farouche Cuca, qui fut pourtant vaincue en 1954. Plus loin, le
« zapatero » (ou la « pipa ») est l’occasion d’une épure photographique, comme il est
si souvent possible ici, où l’on organise mentalement quelque équipée d’une
semaine, scandée de bivouacs au plus près de la lumière.
608
Le « delfín » (dauphin),
attraction à l’entrée du barranco.
Appelé localement « os
Ventanajes », car il y a en fait
deux percées de rocher.
A l’instar de l’enfant que nous avons été, sculptant des objets et autres animaux
gigantesques dans les nuages, les rochers de Mascún sont soumis à d’étranges
métamorphoses :
-la « Citadelle » (« Ciudadela », pour la Peña (ou le Puntal) a Costera.
-le « dauphin » (« delfín ») pour « Os Ventanajes » (il existe en fait deux béances de
la roche).
-la « Cuca Bellostas », nom qui aurait été attribué en l’honneur du maître de la
Casa éponyme, à Otín, qui se serait vanté d’avoir une grande progéniture, dans et
hors mariage. Les premiers vainqueurs, Fernando Orobigt et Estebán de Pablo,
tentèrent, en vain, de lui imposer le nom d’un ami décédé en montagne (aux Riglos,
lors d’une descente en rappel du Pisón, le 25 juillet 1953), Manuel Bescós San Martín
(qui avait fait la première du Puro, quelques jours auparavant).
-« el bolo d’o Real », un rocher en forme de boule, dans la zone la plus large du
barranco, appelée « O Real de Mascún », entre l’ « Estrecho de la Fuen de l’onso » et
la « fuente » de Mascún.
-« el zapato », ou « la zapatilla », ou « la pipa ».
-le « pas du bain de pieds » (Briet), pour « l’Estrecho de la Fuen de l’onso », qui est
une mare (« badina ») permanente.
-« El Beso », pour « el Puntarrón », où deux rochers semblent vouloir s’embrasser,
qui se détachent pourtant, après avoir été unis il y a quelques décennies.
609
Mais l’imagination peut largement trouver à s’exprimer, au Mascún. De là à y
trouver des sorcières, comme le suggérait Briet, il faut voir. Pour répondre au
français, qui semble avancer un argument imparable – ‘’maskhun’’, mot arabe qui
signifie « lieu habité par des esprits, des démons, ou des êtres surnaturels » -, et qui
renvoie ses contradicteurs à leurs chères études, d’autres hypothèses ont été avancées
quant à l’origine du mot « Mascún ». La plus pertinente est peut-être celle de Jesús
Vázquez Obrador, dans « Toponimia de Rodellar » : « En basque, ‘’maskulo’’ signifie
‘’bulles à la surface de l’eau’’, et ‘’muskulu’’ : ‘’bulles qui sortent de l’eau’’ ; il ne faut pas
oublier que ‘’maskun’’ a pu être le nom originel de la source et postérieurement du barranco
qui tient son origine de cette source. » Robert Aymard, quant à lui, propose une origine
aragonaise avec « masca », qui signifierait « sorcière » (dans « L’Aragon, berceau de
l’hydrominie ibéro-pyrénéenne », Alazet, 2004).
610
conque le ‘’boulet cyclopéen’’, il vague parmi les blocs du chaos, se penche sous le ‘’baiser’’
pour chercher le fil de l’itinéraire caché dans les ‘’oscuros’’ du Mascún supérieur. »
Être ébloui, c’est avoir la vue troublée, étymologiquement « être faible de vue
ou d’esprit » (« exblaudire »). Briet accoure à nouveau, au bord de l’épuisement
visuel. Entrer dans « o Real » de Mascún, après le coude de la Peña la Virgen, est un
coup de foudre, une sidération de ce sens, où l’on veut comprendre, et donc avancer.
La main sur le pistolet, peut-être. Et comme l’on sait qu’une arme n’est pas
nécessaire, une forme de jouissance inonde. L’on se trouve alors face à un impératif
inconfortable : voir et marcher. Convoquons à nouveau Briet, inimitable :
18 août 1904, « o Real » de Mascún, une invitation irrésistible à aller de l’avant.
Photo Lucien Briet, Musée Pyrénéen de Lourdes.
611
pointu par un bout et renflé par le bas, a tout à fait l’aspect d’un dépôt stalagmitique : c’est
cependant du marbre et non du carbonate de chaux. La stratification s’efface à demi. Des
panneaux lisses contrastent avec des fragments historiés. Un bloc bizarre, d’une masse
considérable, à échine de dromadaire, repose sur une arche double, presque complètement
écrasée sous son poids. Les talus perdent de leur importance ; puis, la roche arrive à toucher le
thalweg. Plus loin, on croirait passer entre deux bastilles, et un œil-de-bœuf, au faîte d’un
saillant, a sans doute été pratiqué pour mettre un guetteur en observation. »
Hormis une végétation qui prend ses aises, tout est là, et il faudrait presque
progresser le texte à la main : «
« …la garganta filait vivement, à bout d’extravagance et surtout à bout de forces, car
ses flancs n’offrirent plus ensuite à notre admiration que des entassements illogiques de
rochers noyés dans une végétation folle. Nous bûmes à la « Fontaine de l’Ours ». » Briet
possède donc quelques repères, puisqu’il s’agit de l’Estrecho de Fuen de l’Onso, qu’il
dépasse, pour être bloqué par un « chaos », qui l’arrête pour de bon, malgré les
efforts de son guide Henri Soulé.
Qu’on peut franchir, pourtant, comme nous le fîmes, jusqu’à atteindre « o
Puntarrón », tentative de baiser des deux rives, que la nature a contraint à la
612
séparation depuis quelques décennies, puis une échappée vers le haut, par le sentier
de Turno.
Briet se trouvait, en fait, face un chaos que les habitants d’Otín appelaient « os
Bozos », tout bonnement le débouché du Barranco d’Otín, et partie amont de ce
débouché. La première exploration officielle intégrale du Barranco n’aura lieu qu’en
1957, sous la houlette de Pierre Minvielle, qui franchira le fameux obstacle des
« Oscuros » (appelés parfois « Oscuros d’Otín »). Les habitants d’Otín ne
connaissaient que la sortie des Oscuros, et leur entrée, et ne s’étaient guère hasardés,
semble-t-il, dans ce ventre obscur. Semble-t-il… car Enrique Salamero, chercheur
insatiable et source de référence incontournable, eut un doute à ce sujet, et découvrit
qu’un habitant, Estebán Bergès, de Casa Tejedor, dans sa jeunesse, avait traversé les
premières vasques à la nage et était parvenu jusqu’à la grande « salle obscure » de
« os Escuros », comme on l’appelait alors. Comme Ramond croyant effectuer la
première du Mont Perdu, il y eut peut-être un casse-cou local qui s’essaya à la
« première » intégrale de la remontée du Mascún supérieur…
Après une progression horizontale dans le ventre du monstre,
l’embranchement du sentier du Turno peut être perçu comme l’échappée qui offrira,
paradoxalement – la pente est sévère -, une bouffée d’air. Une bouffée pour les yeux,
aussi, qui, à l’instar de Briet, se fatiguent de tant d’élans verticaux désordonnés. Le
doute subsiste pourtant : la sortie est-elle possible, n’y-a-t-il pas là un traquenard
obligeant à une gymnastique insensée, à une volte-face impossible sur une « faja » à
l’accueil trompeur ? Contre toute attente, la rapidité de la pente permet de sortir la
613
tête hors de l’eau, et l’on domine vite un enchevêtrement de parois grisacées et
tentant le rougeâtre, à la dentelle et au lisse déconcertants, qui ont leur logique,
impénétrable. Aux « voltetas » - magie des mots locaux -, succède la danse d’un
cheminement qui se veut rassurant, fors le vide omniprésent. Et un nouveau doute
survient : ne faut-il pas ralentir le pas, s’emplir de cette géométrie presque
contenante, apaiser le cœur ? Vite, très vite, les yeux s’accordent à l’échelle de
l’espace, et fouillent son axe profond. Là-haut, ils savent qu’ils s’affaleront sur une
steppe presque horizontale, une « meseta » - encore un mot tellement plus beau que
« plateau » -, où l’homme a laissé son empreinte, où il aurait toujours dû l’y laisser.
Superbe photo d’Enrique Salamero : à gauche, le lit du Mascún à son passage par o
Fornacal. Les habitants d’Otín descendaient donc le sentier pour fabriquer leur chaux, en
profitant de la pierre à cet effet, et du bois pour alimenter le feu. Reste à imaginer le
transport pour remonter le produit ! A droite, le sentier de Turno (o Turno), avec ses
« voltetas » en bleu.
614
Le sentier d’o Turno (en rouge) et les « voltetas » (en bleu), qui part entre le Tozal de San
Salvador (à gauche) et le Puyal d’Otín (ou peña Penipla, à droite). O Turno est la portion
du Mascún entre le débouché du barranco Betiqueral, en amont, et os Bozos, en aval (cf.
schéma). Un jardin, appelé « Froximón » fut utilisé par Casa Tejedor, sous le Puntal
d’Artica Castán, l’éperon à la base orangée presque en haut du sentier, sur sa droite en
montant. Artica Castán désigne un site, sur la partie haute du sentier, qui fut anciennement
pris sur la végétation (« artica »), sans doute par un certain Castán, pour y cultiver. Photo
Enrique Salamero, sur « rodellar.blogspot.com ».
Alors oui, les dernières pentes, sur cet « artica Castán » invraisemblable – la
survie nécessitait de prendre des terres où l’on pouvait - sont à la fois soulagement et
regret, quand l’on sait que de telles émotions ne s’offrent pas tous les jours. Un
dernier regard vers le vide, toujours un peu désordonné : l’arrêter, soit, mais sur
quoi ? L’itinéraire à suivre se cherche à peine maintenant, ondulant, avant de
s’arrêter sur des rampes aménagées, où l’homme, un moment donné, a domestiqué la
pierre pour en former des « tapiales », ces murs qui soutiennent et organisent
l’espace, à une époque où chaque mètre carré semblait compté, dans une logique de
survie. Il faut le croire, en effet, quand on sait que de minuscules « huertos »,
nécessaires aux gens d’Otín, se blottissaient contre la paroi verticale du Puyal d’Otín,
collés au sentier des Peñas Altas.168
La tête soudain branchée sur Briet, la casa Bellosta m’appelle, d’allure
misérable après plus de trente années d’abandon, qui trouve pourtant encore la force
de crier à l’injustice. Plus haut, un « cajigar » et l’église San Juan Bautista versent un
168
Jardins appartenant aux Casas Banquero de Cabalero, Carretero, Purnas et Tejedor. Les Casas Bellosta,
Cebollero et Tejedor possédaient trois jardins importants (proportionnels, sans doute, à leur importance) en
amont du barranco de Raisén (la « chopera » Raisén, peupleraie, de « chopo », peuplier), profitant de sa source.
Près de ces jardins, un rocher vertical soutenant le Puyal de Letosa, la Peña o Reloj, faisait office d’horloge
(« reloj »). Enrique Salamero signale aussi l’existence d’un jardin près du sentier de Turno (sur le haut), appelé
« Froximón », appartenant à Casa Tejedor.
615
baume dérisoire sur cet espace que l’homme sut domestiquer, malgré sa rudesse, et
dont l’abandon fit bondir le professeur Enrique Balcells : « La conservation du milieu
exige absolument son exploitation primaire, agricole et forestière, par l’homme. Il faut que
cette dernière soit évidemment bien adaptée, mais elle est une condition nécessaire ».169
Arrivée à Otín. Le quartier haut, avec la casa Bellosta (Cosme Bellosta), la casa Lujo, et
l’église San Juan Bautista. Les « tapiales » organisent encore l’espace, avec la pointe de
verdure bien venue du « cajigar ». 1998.
La pièce de vie n’est plus qu’un galetas fuligineux, où, néanmoins, subsistent
les éléments essentiels, foyer, « cadiera », où me prend une envie irrépressible de
m’asseoir. Peut-être pour mieux cogiter, comprendre quelques bribes de cette vérité-
là. Vivre ici fut possible pendant des siècles, et les derniers habitants rechignaient à
partir. Un discours qu’il faut opposer à celui qu’ils tinrent après la « despedida », qui
cherche à tout prix à justifier, où l’on devine que la satisfaction du confort obtenu a
fait vaciller les certitudes, jusqu’à valider un départ pourtant impensable avant.
Étaient-ils vraiment des « hommes libres », comme le prétend Louis Laborde-Balen,
qui, par ailleurs, ne chercha point lui-même à vivre cette forme de liberté qu’il
semble magnifier ? Qui en voudrait, d’ailleurs, après avoir vécu le confort moderne ?
Toujours est-il que ces hommes, s’ils avaient juste reçu une once de respect – qui
aurait pu se matérialiser par une piste d’accès et quelques services -, seraient restés.
Et l’imagination vogue, sur la mer incertaine de la « meseta », et sa chute
vertigineuse. Casa Bellosta reçoit de plein fouet les tempêtes de l’ouest et le soleil du
617
sud, et l’hiver devait sembler bien long. Comment furent vécus les derniers
moments, par les trois derniers habitants, sinon dans la rancœur et la rumination
permanente, les yeux plongés dans les braises du foyer ?
La curiosité me pousse vers la « falsa » (grenier), et me voici saisi par
l’horreur : une chèvre est peut-être venue finir ses jours ici, sa tête est redressée,
implore, figée par le dessèchement, les yeux ouverts par une souffrance indicible. Je
tire pourtant l’appareil photo de sa sacoche, pour un improbable cliché. Quelques
années plus tard, me retournant sur ce passé, je déciderai d’éliminer cette photo de
douleur lancée en pleine face, qui me parut aussi celle de ce monde. 170
Ils sont nombreux à s’être arrêtés ici, curieux et peut-être inquiets. Claude
Dendaletche fut l’un ces hôtes, de nombreuses fois, le temps de constater la
déchéance :
« Je rends visite en premier à la Casa Bellosta, dont l’écu a été volé il y a belle lurette ;
elle est encore assez bien conservée. J’en ferme la porte car sa béance me semble une offense à
ceux qui l’habitèrent. Ces lieux furent ceux du pillage. J’ai vu, autrefois, un ‘’trillo’’
partiellement scié afin d’être évacué probablement par un randonneur. Quel intérêt y-a-t-il à
posséder un morceau d’un tableau du Greco ? Deux dates sont gravées sur des linteaux :
AÑO 1737, AÑO 1843 suivi d’une inscription : LAIZO OfI (ci) ALSA=VE. La dernière
transformation de la maison dut intervenir dans les années 1950 ; on adjoignit des balcons de
fer et on construisit une terrasse en béton. Ce souci de modernisation peut nous horrifier
170
Il semble, d’après un commentaire lu sur un site, que certains animaux aient ainsi été piégés dans la casa, et
soient morts d’inanition parce qu’ils n’avaient pas trouvés la sortie. Un comportement qu’on ne manquera pas de
comparer avec ces mauvaises intuitions qui conduisent ces animaux à s’engager là où ils auront a priori des
difficultés à se désengager. La colonie de chèvres sauvages de Mascún, qui a pu se développer malgré les
tentatives des derniers habitants pour les rassembler, et dont certains membres s’engagent parfois sur des vires
vertigineuses, se voit régulièrement décimée par des chutes.
618
architecturalement, mais nous ne sommes que des visiteurs occasionnels, non d’anciens
habitants du village, et nous n’avons pas le droit de proférer un jugement. » (Avril 1994)
Lors d’une nouvelle visite, en mai 2004, il a l’occasion de faire un nouvel état
des lieux :
« Arriver à Otin est toujours une source d’étonnement. De Rodellar, la plongée dans
le canyon gris et orange, mène au cœur du ravissement, tempéré ensuite par la rude grimpée
sur le sentier pétri d’alvéolines vers la Cuca de Bellosta. Le col atteint, voici assez vite
l’enclos aux immenses chênes ; étonnant en un pays apparemment si aride en été. Au sol, un
tapis de glands et une vraie légion de jeunes tiges disent tout l’espoir que promet la discrétion
inexplicable des ravages de sangliers en ce lieu précis. Installation pour la nuit dans la seule
grange en état près de la Casa Bellosta à laquelle je rends visite.
Le toit lourd de lauzes a eu raison des poutres, au fil des intempéries de la décennie.
Seul le rez-de-chaussée au plafond soutenu par de puissantes voûtes de pierre, tient encore
bon, sans doute pour longtemps. Je m’asseois sur le banc de pierre, situé à gauche de l’entrée,
lieu ancien de l’accueil des visiteurs. Silence impressionnant. L’escalier, au fond de l’espace,
tournant autour du puits-réserve à eau, grimpe à l’étage. Je m’y risque. Je songe à cette Casa,
lors de ma première visite, en 1975. De nombreux pucheros subsistaient dans la cuisine
autour des bancs et de la cheminée à foyer central, encore très valide ; du courrier avait été
répandu sur le sol par les premiers vandales éventreurs d’armoires ; l’énorme cuisinière
trônait encore et les balcons de fer perduraient devant les fenêtres. Tout ceci avait été hissé, en
ce lieu perdu, à dos de mulets, par d’impossibles sentiers. On avait le sentiment que les
hommes s’étaient éclipsés depuis peu.
Peu après, les chèvres arrivent et se répandent dans la vieille demeure, montant par
l’escalier aux étages éventrés, puis sur le toit en partie couvert d’orpins savoureux. C’est une
vraie sarabande. La vieille demeure des Bellosta est devenue ‘’un vrai lupanar à boucs’’ me
fait remarquer ma compagne. Nulle part ailleurs je n’ai vu une maison habitée, des caves
voûtées aux vestiges de toit, par une telle cohorte d’une centaine de chèvres. Si les anciens
619
habitants qui ont tant peiné à épierrer le plateau pour y aire pousser du blé, à remonter la
terre dans des paniers pour lutter contre sa fuite lors des orages, voyaient cet étrange
spectacle, que diraient-ils ? J’ai mal pour eux. »171
620
particulier avec le bar Manolo, qui semble fermé depuis quelques heures, et attend
peut-être le retour de son propriétaire.173
Le bar Manolo (dans l’ancienne école, construite en 1922), un mythe des années 80-90, qui
a eu le mérite de maintenir une vie humaine à Otín. Il y avait encore « une trentaine
d’élèves » (!) en 1960 dans cette école, selon Louis Laborde-Balen, chiffre étonnant
puisque la population du moment, selon le recensement, était de 19 personnes (46 en 1950).
En cet automne 1998, le silence de l’esplanade, sans doute là où jouaient les enfants,
résonnait pour nous avec de tristes accents.
et pour lui, Otín signifie « se hacen aliagas » (« aliaga » : genêt épineux).
173
Manolo aurait encore tenu son bar en 1999, est-il prétendu, mais on signale aussi qu’il serait mort d’une
maladie respiratoire à la fin des années 90. Le bar de Manolo reste comme une référence d’une certaine vie, dans
les années 80-90, où le canyonisme, dans le Mascún, ne débutait pas forcément à Rodellar. On trouve des photos
de cette époque (80-90) sur le site « Bar Manolo, Otin », époque dont les gens semblent avoir beaucoup de
nostalgie, avec le fameux Manolo (Manolo Vidal).
174
Il semble que Manolo était espagnol, si on se réfère au site « Bar Manolo, Otin ». Manolo Vidal a ainsi animé,
à sa manière, un village qui était sans vie. Peut-on le lui reprocher ?
621
Manolo Vidal, l’animateur
du village, pendant les
années 80-90. Quand il
fallait redonner une âme
(anima), à un endroit qui le
mérite. Photo sur le site
« Bar Manolo, Otin ».
Aux abords du col, en direction de la Pardina Bellanuga et de Nasarre, vue sur Otín : au
fond, la sierra de Balcez. On devine l’échancrure du Mascún, puis, à gauche, le Puyal
d’Otín et la piste qui, venant de Letosa, atteint le village. De celui-ci, on perçoit le quartier
bas, à gauche, oasis avec ses peupliers, et le quartier haut, avec son église, à droite (la casa
Bellosta est cachée par les chênes). 1998.
622
dizaine de mètres, sans sourciller, se dirigeant droit vers le village. Ces lieux
n’appartiennent de moins en moins à l’homme…
Depuis cette itinerrance, le temps a passé, ravageur. En 2016, la façade de casa
Cebollero, qui tenait debout par miracle, s’est en grande partie effondrée :
« Quand la façade tombe, c’est comme si tout était fini, on ne peut plus voir la maison, on
ne peut plus se voir. Mais c’est l’ordre naturel des choses. Tout tend à rejoindre le sol. Casa
Cebollero guettait la fin de son cycle vital. On en avait déjà l’habitude, et les soins, constants
et tenaces, de Paquita, Severo et Jerónimo étaient simplement passés dans la case des
souvenirs. L’ordre naturel s’impose, après avoir déjà récupéré les personnes. Il ne sert à rien
de se lamenter, ni de souffrir d’une nostalgie superflue. Au fronton déchu de Casa Cebollero
succédera l’aplanissement du terrain. Une jonchée de gravois à comparer à la pierre de la Losa
Mora. Ressemblance inattendue. »175
La façade de Casa Cebollero en 2014, écroulée en 2016. Photo d’Enrique Salamero, sur
son site « rodellar.blogspot.com », en avril 2014.
175
Enrique Salamero, « Adiós a Casa Cebollero », sur le site « rodellar.blogspot.com ».
623
Ruines de l’ermitage de Santa Marina, face au Tres Sorores (2006). Le moment où la lumière vacille, portée par le vent, en aplats dorés.
Heures étoilées
624
Ascaso, août 2006. Depuis des années déjà, je rêvais de ce bivouac sur le pic de
Santa Marina. Seul, une nouvelle fois, comme un « obscur objet du désir », sans
savoir vraiment pourquoi, juste pour les sens, qui comprennent tout.
Ce projet est né un jour d’avril 1991, lors d’un premier passage émerveillé sur
cette cime, acmé d’une boucle qui nous avait amenés, Daniel et moi, de Buerba à
Buerba, par Sampietro (près de Morillo) et Yeba, après une descente hasardeuse,
presque une chute, sur le flanc ouest. Antonio Viñuales, l’enfant que Briet avait
photographié dans les bras de sa mère Josefa, le 3 octobre 1911, nous avait prêté sa
grange, face à la cime tutélaire, près des célèbres aires de Buerba, maintenant
défigurées par des poteaux électriques.
Arrivé trop tôt, j’attendis la fin de l’après-midi sous le célèbre cadran solaire
du village, tandis que des yeux félins m’épiaient, dans l’encre tapis. 176 Les longues
dalles calcaires, dans la première pente, puis la buissaie et les erizones, contre un
soleil perpendiculaire, me semblèrent tendres malgré l’effort. Lors du passage à flanc
près du Tozal de Pecuto, je me penchai pour fouiner des yeux la sauvagerie inouïe de
la face sud de la montagne et m’attarder sur les reliques des hommes, avec les ruines
de la Casa Latre (ou mesón de Latre) qui eut l’insigne honneur de voir passer Wallon
en 1878. Je restai songeur, sachant qu’il y avait là une « fonda » (auberge)…
L’ermitage dévoila au dernier moment sa détresse, à peine apaisée par les
caresses de l’astre.
176
L’horloge porte cette inscription : « Cuando me relumbre el Sol, acercate paso a paso, y sabras la hora que es,
en este relo de Ascaso » (Quand le soleil m’illuminera, approche-toi pas à pas, et tu sauras quelle heure il est, sur
cette horloge d’Ascaso).
625
Pas de son étrange d’une guerre d’ailleurs, comme les entendirent les jeunes
bergers en cet été de 1936, nulle rumeur du monde. Planté vers La Solana, j’en
détaillai tous les recoins, rêvant d’une renaissance. Mais l’ermitage brisé s’entêtait à
rappeler les jours maudits, dont ce fameux 18 juillet 1936, où l’Espagne bascula, sous
les coups de boutoir de militaires décérébrés.
La nuit est une porte ouverte vers des promesses d’éternel, où l’on ne sait ce
qui attire le plus, la limite qui recule ou l’espace qui nous en sépare. Pas tout à fait
noire, comme baignant dans la lumière diluée du big-bang, et lourde d’objets
invisibles. Une aventure immobile, où se perdre est presque impératif. Ma vie est une
énigme : l’« inaccessible étoile », que chante Jacques Brel, n’est-elle pas ma propre
étoile ?
626
Jusqu’aux premières vacillations de la nuit et l’entrée dans l’aube, sur la
pointe des pieds. Etais-je déçu de quitter l’une et heureux de m’immiscer dans
l’autre, ou l’inverse ? La nuit mère du jour, ou sa mort ?...
La Solana, un pays tout en plis et secrets où, si souvent, j’ai souhaité me perdre.
Au premier plan, la piste (maintenant bitumée en partie) qui rallie Yeba. Au fond,
la crête herbeuse du Suerio (2009).
Une fois encore, je retardai le moment du départ, sachant les soupirs à venir,
le clapotis de l’émotion, plus bas. Et je me demandai pourquoi ce pays m’avait ainsi
ensorcelé.
627
Pic de Santa Marina ou de Navaín : loin du monde mais si présent à lui. La solitude
peut être la plus grande des libertés (2006).
628
« Tras los montes », nos amis espagnols, depuis une vingtaine d’années, se
sont engagés dans l’exploitation écrite et iconographique de leur patrimoine ô
combien riche. Concernant La Solana, il a fallu néanmoins attendre quasiment les
années 2000 pour voir paraître des ouvrages complets, comme si une disparition
complète de cette région était imminente. Les deux ouvrages dans lesquels j’ai puisé
et dont j’ai traduit certains passages font référence à cette région martyrisée et, au-
delà des particularismes, au Haut-Aragon. Le cas d’Ainielle (Sobrepuerto), sorte de
parangon du village haut-aragonais, est unique, car il est le seul village abandonné à
avoir bénéficié d’une « biographie », dans un ouvrage d’une richesse insoupçonnée.
La Solana, vida
cotidiana en un valle altoaragonés
La première partie présente la vallée, les anciens sites d’habitat, les villages,
puis les constructions, les matériaux et les usages ; la seconde traite de la vie sociale,
avec une approche exhaustive (élevage, agriculture, professions, moyens de
transport, alimentation, habillage, relations sociales, fêtes, rites et superstitions, et un
sujet passionnant intitulé « Du berceau à la tombe ») ; enfin, l’auteur aborde le thème
brûlant de l’abandon, et ses causes multiples, énumérées plus haut.
629
¿Por qué dixamos o nuestro lugar ?
Carlos Baselga
25’, en version originale aragonaise ou avec sous-
titres en castillan, plus un important making off.
« Pourquoi laissons-nous notre village ? » nous
transporte dans l’univers de La Solana, au moment
où tout se dénoue, de façon pathétique. Pour
équilibrer cette lourde atmosphère, Carlos Baselga a
reconstitué une scène de « trilla » (dépiquage),
rappel de la vie foisonnante d’avant. Le film a été
tourné dans les environs de Guaso (au-dessus
d’Aínsa).
630
tout aussi étrange ». Avant, il y a longtemps, c’était une région de forêt, puis il y a eu
la parenthèse de la civilisation durant plusieurs siècles, et maintenant, c’est le retour
à la forêt.
On retrouve, dans l’ouvrage, les thèmes abordés par Carlos Baselga, mais avec
l’apport du vécu et de l’émotion. Pour l’auteur, la politique forestière est bien le
facteur essentiel de l’abandon, le barrage étant un prétexte. Le Patrimonio Forestal et
Iberduero (la compagnie électrique) marchaient main dans la main. Il affirme qu’il y
a eu harcèlement, et la détresse pour conséquence. « Le Patrimonio Forestal a profité
sans scrupules de la faiblesse et de l’instabilité paysanne de l’époque. » En fait, cette
institution a réussi à faire courir l’idée que l’achat-vente des terres et des casas était
une faveur accordée aux habitants, qui les libérait du travail pénible et de l’isolement.
L’étincelle qui a mis le feu aux poudres s’est produite justement à Ginuábel, son
village, précisément avec l’achat des granges de casa Barrau. Le Patrimonio s’est
ainsi ouvert la porte de toute La Solana, grâce à une obscure querelle de voisinage. Le
grand regret de Luis Buisán est la vente des casas, qui a empêché le retour des
habitants, comme cela s’est fait dans d’autres villages dont les maisons sont
maintenant restaurées. « Aujourd’hui, nous, habitants de la Solana, aurions une maison en
montagne. Pour la vendre ou l’habiter temporairement ou pour nos enfants. Et aussi, qui
sait ? pour revenir vivre dans le Haut-Aragon, dans nos Pyrénées. » Cela aurait tout
changé, en effet, et La Solana ne traînerait pas cette odeur de mort qui effraie
beaucoup de visiteurs. Et les voies de communication auraient suivi, un jour ou
l’autre.
A la lecture de ce livre, on ne peut que souscrire à la juste colère de son auteur
face à l’impéritie politique de l’époque. Il participa lui-même, en tant que maire, aux
opérations de mesure du territoire communal de Ginuábel, avec des ingénieurs. Lors
d’un jour pluvieux, alors qu’ils s’étaient réfugiés dans une cabane, l’un de ces jeunes
ingénieurs lui dit : « Quel dommage pour les villages et le paysage dans quelques années !
Ces gens ne savent pas très bien ce qu’ils font. » Et Luis Buisán d’écrire, en retour : « Bien
sûr que si, ils le savaient, mais ils n’étaient pas les principaux responsables du désastre. » Il
conclut, néanmoins, que « pour la plupart des jeunes, l’envie de partir l’emportait sur celle
de rester et de continuer à lutter comme leurs ancêtres ».
Luis Buisán eut un destin particulier, à la fois par le grand écart que lui
imposa la vie, entre le Haut-Aragon de son village perdu et la tour moderne de
631
Barcelone, où il travailla plus de trente ans, et une enfance singulière, puisqu’il ne
connut pas son père et vécut à Ginuábel entre sa mère, sa tante et ses oncles. Il s’y
distingua très tôt par son goût de l’école, quand nombre d’enfants n’y attachaient pas
une importance majeure, connaissant d’avance leur voie dans cet espace dédié à
l’élevage et l’agriculture. Sa longue échappée catalane n’a pas occulté ses souvenirs,
souvent positifs, parfois négatifs, par exemple celui de « Loquillo », aîné « écervelé et
plus que turbulent » de la maîtresse. L’immersion dans la nature est l’élément le plus
marquant, avec une attirance particulière pour les oiseaux et la capacité de voler,
dont ces martinets au vol virtuose, dont il voulut s’approcher en grimpant sur le toit
de l’église, à l’insu de sa mère. Comme les autres enfants, il est marqué par la
nouvelle maîtresse, doña Nati, arrivée au milieu des années 40. Puis la vie avance : la
première garde des moutons, le premier flirt, très jeune, grâce à ses talents de
danseur ; la venue des militaires, stationnant dans la Ribera, les jeux pendant les
travaux des champs. Les « navatas » : « Au printemps, lors du dégel et après de fortes
pluies, il y avait de bonnes crues. Depuis les buttes au-dessus du village, là où j’apportais le
repas de mon parrain, qui gardait les moutons, nous suivions du regard ces sortes
d’embarcations fabriquées avec des troncs assemblés, bien attachés avec de la corde de saule,
sur le río Ara, qui rejoignaient le Cinca puis l’Ebre plus bas. Parfois, elles se coinçaient dans
des rochers ou sur la rive, bien que guidées par des mains expertes, avec des rames à la poupe
et à la proue. Et nous voyions les hommes portés par les rapides, parfois blancs et écumeux,
vers d’autres portions bleutées, ou boueuses et avec des remous. »
Survient la modernité, avec les camions et quelques rares voitures. Et avec
elle d’étranges rumeurs sur l’avenir de la région, sous la forme d’un barrage qui
noierait une partie de la Ribera. Luis voudrait devenir instituteur mais la réalité le
rattrape, celle de l’élevage et de l’agriculture. Doña Nati part, remplacée par un
maître grincheux, « qui donnait des gifles » et n’autorisait plus les enfants à sortir de la
classe lors des rares passages d’un avion. Luis, engagé dans le monde du travail pour
sa Casa, est attiré par ces jeunes venus de la ville, qui montent lors des vacances
d’été. Un jour, au moulin de la Ribera, il « emprunte » un vélo pour s’essayer à
l’équilibre sur cet engin impossible là-haut. En sourdine, toujours, rampe la
prémonition d’une « révolution » à venir, d’un temps compté pour la vallée : « dans le
fond, on ressentait comme un frisson secouant les fondements de la vie traditionnelle. Ou une
palpitation nouvelle, l’écho de la révolution industrielle. » Vient pour lui la première
transhumance d’été, vers le port de Góriz, et la fascination pour ces montagnes. Puis
ce sont l’arrivée de la radio, la chasse, et la reprise des études, en cachette. Le premier
voyage à Barcelone, et l’envie d’y retourner pour y travailler et devenir comme ces
beaux messieurs cravatés qu’il avait vus, un jour, à Boltaña. De retour à Ginuábel, il
en devient maire à 22 ans, pendant deux années, puis remplace la maîtresse plusieurs
mois.
Le grand basculement, pour lui et le village, a lieu en 1964. « Je n’ai pas quitté
mon village. Je ne lui ai jamais dit adieu, mais juste au revoir, même s’il est inhabité et en
ruines maintenant. Je m’y rends parfois, et j’y retournerai tant que je le pourrai. Juste pour
contempler ce paysage qui me renvoie des histoires, certes un peu voilées, des histoires de mon
enfance et de ma jeunesse. »
632
Sur un mur à l’entrée de l’église, la signature de Luis Buisán en 1958, six ans avant
l’abandon (2014).
633
JOSÉ MARÍA SATUÉ SANROMÁN, POUR QUE LE
SOBREPUERTO VIVE ENCORE
Memoria de un montañes
De la montaña a la tierra
llana : vivencias de un
altoaragonés
SATUÉ BUISÁN (José) et José María
SATUÉ SANROMÁN
270 pages, 2007
Editions Xordica
L’auteur de cet ouvrage178, José Satué Buisán, fut surnommé Ferrer, du nom de sa
Casa, toute sa vie (1907-1986). Dont presque soixante années à Escartín, dans le
Sobrepuerto, « toit du Serrablo », avant d’émigrer à Huesca, la capitale. Ses mémoires
sont, à ma connaissance, le seul témoignage abouti consacré au traumatisme de
l’abandon, une pelote qui, soudainement, se serait mal déroulée. Où l’on voit que les
souvenirs ne sont pas des images fixées dans un cadre, mais mouvants et
labyrinthiques, avec des tunnels et des fulgurances, des ellipses et des certitudes. Les
mots de Ferrer sont avant tout un effort pour retenir ce qui est sur le point de
disparaître et qu’il n’accepte pas, car ce serait mourir deux fois.
Après une courte introduction sur ses jeunes années, son enfance écourtée
(garde du troupeau, seul en montagne, dès 7 ans, et première transhumance vers
l’Èbre à 11 ans, 7 mois éloigné de la casa et ses parents), il se livre tout au long de
deux parties substantielles, l’une sur la dernière année de vie à Casa Ferrer, de
décembre 1964 à décembre 1965, l’autre sur la nouvelle vie en ville.
Une émotion bouleversante se dégage de ce texte, l’auteur laissant une grande
part à ses sentiments, à sa lutte intérieure, au chavirement de son destin. Lui,
l’héritier dont la mission était de faire perdurer la Casa, a failli, et il se sent
responsable de cette débâcle devant ses aïeux. Pour apaiser son tourment, il est aidé
par Serafina, sa mère, une femme forte, une « dueña », dont la lucidité étonne.
Cette dernière année est l’occasion de faire resurgir les souvenirs, avec la
connivence de ses amis, Antoné de Casa Navarro, et Manolo de Casa Blas. De
résoudre aussi les ultimes problèmes, dont la vente des animaux, au cours d’une
178
Son fils, José María SATUÉ SANROMÁN, en est aussi l’auteur, à mon sens. Comme il me l’a suggéré
récemment (Feria del libro de Huesca, 2018), il s’est fait le fidèle transmetteur de la dernière année de son père à
Escartín, et de son nouveau port d’attache, Huesca.
634
mémorable foire de Biescas, et de vivre la dernière « matanza » (matacía, abattage du
cochon), et l’ultime « romería » (pèlerinage) de Santa Orosia.
Après les adieux déchirants, l’adaptation à la ville et à son espace cerné est assez
difficile malgré un travail (maçon, puis concierge) où sa compétence est reconnue.
Ayant passé 60 années « là-haut », il ne se sent pas vraiment à sa place et trimballe
son âme cabossée, emportée par le tourbillon des temps nouveaux. Ses pensées
retournent à ses chères montagnes, aidées en cela par ses amis déracinés, avec qui il
tient la conversation, la fin de semaine venue, mais plus sur le pedriño à Escartin. La
modernité, dont la TV est l’exemple frappant, lui échappe un peu, et il doit consentir
à acheter le modèle en couleurs, car sa fille lui affirme qu’ils sont les seuls à ne pas
l’avoir. Manolo, lui aussi exilé à Huesca, lui rapporte des nouvelles d’Escartín, où il
retourne chaque été, pour garder des troupeaux de la vallée de Broto. Et puis des
choses étranges se passent, comme ces pistes ouvertes dans le Sobrepuerto pour
chercher du gaz, qui font naître des espoirs fous de retour. Ou ces « hippies » à
Bergua, une sorte d’extra-terrestres. Jamais il ne voudra retourner voir sa maison,
dont il sait la déchéance progressive, par ses fils et Manolo. Des voyages l’en
rapprochent pourtant : au port de Santa Orosia, d’où il peut voir le village, grâce aux
jumelles ; à Otal, pour le décès de son beau-père de Casa O Royo ; à Planduviar, au
pied de sa montagne, pendant que ses fils sont montés au village ; à Bergua, pour le
décès de son ami Antoné, enterré avec son inséparable pipe.
Imprégné par sa philosophie du travail, trop digne pour se plaindre, il ne prend pas
de vacances et prolonge son activité de concierge jusqu’à plus de 70 ans. Ses enfants
l’inciteront à arrêter, pour une retraite qu’il ne désire pas, mais qui sera l’occasion
d’agencer des fragments de mémoire et de recomposer le passé, ici déposé, et
organisé par son fils, José María Satué Sanromán. Des phrases urgentes pour dire ces
635
villages qui meurent encore, qui racontent le saccage d’existences, et une tentative
pathétique pour ne pas s’échapper de lui-même.
Comme ses « compatriotes », il est maintenant imprégné de l’idée de la
dévalorisation de la vie d’autrefois. Même la langue du village est délaissée, jusqu’à
ce qu’un étudiant curieux, Jesús Vázquez Obrador, l’interpelle au sujet de la
toponymie de son pays (on lui doit, en particulier, une étude intitulée « Nombres de
lugar de Sobrepuerto. Análisis lingüística »).
Avant que tout ne disparaisse.
Sobrepuerto
Los ecos del silencio
SATUÉ SANROMÁN (José María)
425 pages, 2018
Editorial Pirineo
J’étais à la Feria del Libro de Huesca 2018, pour ce livre, que j‘y savais
disponible, et eus la chance d’y rencontrer son auteur. José María, né à Escartín en
1941, ne porte pas du tout son âge, bien qu’il m’avoue peiner quelque peu sur les
sentiers du Sobrepuerto, territoire de son enfance.
Comme souvent, quand il s’agit du thème des villages « déshabités », on devine
une émotion très forte, a fortiori quand il s’agit d’un de ses derniers habitants. Sous
le surnom de Taría, José María nous invite ici à un voyage dans le temps, ressuscitant
des personnes qui l’ont marqué, se penchant au-dessus des pierres des casas souvent
effondrées pour en tirer des histoires, et une vie, qui, selon lui, palpite encore. Il me
signe d’ailleurs l’ouvrage d’un puissant « entre la ruinas de los pueblos
deshabitados, hay vida ! ».
Comme ces derniers habitants, et leurs descendants, comme si, curieusement,
j’avais habité moi-même dans ce pays, l’émotion me prend lors de chaque voyage, où
la ruine a encore progressé, me laissant dans une sorte de spleen éprouvant. Peut-
être y-a-t-il aussi un peu de colère, quand je songe à ce que les autorités pourraient
faire de ces trésors, de cette culture, cette « civilisation », qui se contentent de
quelques pourboires pour consolider une église alors qu’un véritable programme de
restauration aurait dû être mené depuis longtemps…
Taría déambule donc sur son territoire : Otal, « cerca de las estrellas » ; Basarán,
« enfrente de Escartín » ; Ayerbe de Broto, « balcón sobre la ribera de Fiscal » ; Sasa
de Sobrepuerto et la pardina de Fenés ; Ainielle et Niablas ; Bergua, « una nueva
636
vida ! » ; Cillas, « al borde de La Valle » ; Cortillas ; la Pardina de la Isuala,
« ¡misterios ocultos ! » ; « A la Manchoya, ¡casi por los cielos ! » ; « Hacia el Puente de
las Cabras y caseta de los letreros » ; Escartín, « vueltas sin fin ». Le dernier chapitre,
que j’ai traduit ici, brosse le portrait d’un personnage savoureux, Antoné de Navarro,
« ¡con la pipa en la boca ! », dont on ne peut faire l’impasse lors des passages à
Escartín, en visitant sa casa, en bas du village.
Comme les ouvrages de son cousin Enrique, on tourne la dernière page en se
promettant de retourner dans ce pays, pour y accrocher d’autres émotions. Et là est, à
mon sens, le message d’espoir que j’ai envie d’envoyer à José María : il y a, il y aura,
toujours, des gens pour faire vivre le Sobrepuerto, pour retenir cette vie.
GUÍA DE SOBREPUERTO
Guía de Sobrepuerto
SATUÉ SANROMÁN (José María) et
collaborateurs
332 pages, 2014
O Zoque. Asociación
Cultural Ballibasa y
Sobrepuerto
637
faut pas s’y tromper, il s’agit d’une œuvre unique, que le temps estompera, sans la
faire disparaître. On ne biffe pas ainsi plus de mille années d’histoire, de celles,
certes, qui n’ont pas influencées la « grande » Histoire, qui n’ont pas interagi avec les
grands courants de pouvoir, mais qui ont permis à des milliers d’hommes de vivre,
et souvent survivre. Je reste persuadé, comme je l’étais en cette nuit de bivouac à
Ainielle, que ces hameaux furent construits d’abord pour échapper aux guerres et à
tout ce que l’homme peut inventer pour empêcher la vie. Comment pouvait-il en être
autrement, dans un milieu si inhospitalier ?
Je saurais gré aux auteurs de l’ouvrage d’avoir su proposer des clichés d’une ré-
elle émotion, qui ont signé la fin de ce millénaire, de cette « civilisation », pour re-
prendre le mot de Lionel Tremosa.
José María est l’auteur de nombreuses parutions, depuis des années, dont :
638
-Sobrepuerto, naturaleza en silencio, Edition de l’auteur, 1999.
-Alrededor d’a chaminera (Autour de la cheminée), Ed. Xordica, 2001.
-¿Qué feban dinantes en un lugar d’o cobalto d’Aragón ? (Que faisaient-ils autrefois
dans un village du haut de l’Aragon ?)179, Ed. Xordica, 2003.
Et d’un site internet : « Escartín birtual ».
José María Satué Sanromán, né à Escartín en 1941, fils de José Satué Buisán et cousin
d’Enrique Satué, posant devant un tableau du pueblo, son église et casa Ferrer. Promoteur
de l’édition des souvenirs de son père, et animateur culturel du Sobrepuerto, au travers de
plusieurs ouvrages, dont certains en aragonais. Photo Faustino Calderón (auteur d’un site
merveilleux, « Pueblos deshabitados »).
SEVERINO PALLARUELO,
GENS DU SOBRARBE
179
Cobalto (ou capitero) : partie intérieure (haute) d’une terrasse cultivée. Enrique Satué parle aussi du cobalto
d’Escartín, où se trouve l’église. La partie basse se nomme solada.
639
Pirineos, tristes montes
Relatos breves
PALLARUELO (Severino)
270 pages, 1990.
28 récits brefs et percutants, pour évoquer des aspects marquants de la vie dans le
Haut-Aragon, entre la guerre civile et les années 70. L’auteur, natif de Puyarruego, en plein
cœur de ce pays (près d’Escalona), a rassemblé ces histoires authentiques qui, pour beaucoup
d’entre elles, confirment l’épithète « tristes ». Récits évoquant la guerre elle-même :
« Guerra », avec le pic de Santa Marina pour cadre ; le passage dramatique du port de Bielsa
en juin 1938 (« Pasar el puerto ») ; « Asesinos », où comment des gens fuyant la France en
guerre sont assassinés, une fois la frontière passée, par des espagnols qui deviennent riches
grâce au butin récupéré ; le retour du pseudo héros républicain après la mort de Franco, qui
raconte comment il a fait tuer deux jeunes républicains qui ont tenté de fuir vers la France
puis sont revenus, bourrés de remords (« Chillaba como un conejo », « Il glapissait comme un
lapin ») ; et les drames d’après-guerre : «Una mirada », un facteur fusillé parce qu’il avait
conseillé à de jeunes gens de rallier le camp républicain ; « Por España », une femme qui doit
réunir une rançon et s’offrir à un colonel pour faire libérer son mari « rouge ».
Récits de société, dont « Sola », qui fut primé (traduit en partie plus haut). La solitude,
le « tión », la jeune fille qui se prostitue à Barcelone pour aider la famille, l’émigration vers la
France (« Sin piedras », les regrets d’un émigré revenu en Espagne, où tout est pierres) ;
« Bicicleta », où comment un homme ramène un vélo de France en passant par la brèche de
Roland ; « Muy tarde », la mort de deux candidats à l’émigration, pris par la tempête lors du
passage de la brèche. Ou encore « On the rocks » : le trajet quotidien d’un homme pour aller
chercher de la glace au pied du Mont Perdu et revenir, depuis Lafortunada (16 heures !), pour
rafraîchir les boissons des ingénieurs de la centrale hydroélectrique…
Peu de place pour l’humour et le bonheur, sinon au travers de la dispute tragi-comique
de deux chercheurs de truffes (« Disparos en la noche »). Et de « Palomo », le chat « presque
immortel ». Car il y a toujours un chat, champion de la vie parallèle, dans un village
d’Aragon.
P.S. « Pirineos, tristes montes » a récemment été édité en français aux éditions Ramonda.
640
José, un hombre de los Pirineos
Severino Pallaruelo
300 pages, éditions Prames, 2006 (1e édition en
2000)
Attention, chef d’œuvre. Un livre d’amour pour ces gens que Severino, natif de
Puyarruego, près d’Aínsa, connaît bien. José Castillón Peiret, né en 1922, est de ceux-là. Il vit
à La Mula (1037 m), hameau tout juste desservi par une piste, au soleil de la Peña Montañesa,
barrière qui crée un microclimat unique (avec un phénomène d’inversion thermique) et a attiré
depuis longtemps les hommes. José prétend même que les sommets d’Os Castellar, au-dessus
du monastère de San Victorián (le plus vieux d’Espagne, VIe siècle), et d’Os Castillons, au-
dessus de La Mula, furent occupés par 100 casas chacun. Sans parler de toutes ces grottes de
« moros », où se tapirent les « maquis » dans les années 40, dont certains furent tués par la
garde civile.
José, l’héritier de Casa Altemir, seule Casa en vie de La Mula depuis plus de trente ans, vit
avec sa sœur Pilar, qu’il sauva de la maladie, enfant, en l’emmenant à Barbastro. Un territoire
de 170 ha qui lui appartient, mais qui dans les faits s’étend plus loin encore, en particulier
jusqu’à l’Estiba, zone de pâturage où il mène toujours ses brebis. Mais il n’a jamais foulé le
sommet de la Peña Montañesa (Os Libros, pour le carnet qu’y trouve les randonneurs), qui est
déjà hors de chez lui et inutile pour son travail.
Severino a voulu écrire un livre différent, non pas celui d’un ethnologue « classique », mais
celui d’un attachement personnel, où il rend compte des sentiments et des émotions de José,
de ses problèmes de santé, de sa vision du monde et de sa relation à l’autre monde, moderne,
de ses gestes, de son rythme de vie, en fonction des saisons. Donnant à voir des activités
presque oubliées dans nos sociétés, mais qui nécessitent un savoir, et surtout beaucoup
d’énergie dans le rude cadre montagnard. Il pointe, ce faisant, le phénomène de
l’acculturation, la société de José étant en fin de vie, détruite par une autre qui prétend à
l’universalité, et étant devenue un objet d’études, comme un cadavre dans une salle
d’autopsie. Du coup est questionnée l’idée de la nécessité historique et du progrès.
En parcourant les saisons, et faisant appel à notre mémoire, ces pages forment comme un
livre des sens. La vie de José tourne en fait autour de l’hiver, qui s’impose à La Mula pendant
6 mois, avec des tempêtes formidables (le vent peut soulever les lauzes du toit) tandis que les
6 mois restants en sont la préparation. Sa vie a toujours été à La Mula, sauf pendant la « mili »
(qui lui a fait apprécier la ville de Saragosse, où il est tenté de finir sa vie) et les « cabañas »
(la transhumance). Profitant des nombreuses visites de Severino (entre 1994 et 1997 pour
servir de base à cet ouvrage), il parle, et cette parole accompagne ses gestes quotidiens, les
illumine. Car José a des allures et une élégance de « seigneur ».
L’été débute avec la montée du troupeau vers l’Estibeta : les brebis s’y précipitent,
larguant José, qui pourra les voir depuis chez lui grâce à ses jumelles. L’endroit est dangereux
à cause des orages, qui peuvent être ravageurs, comme lorsque la foudre tua 270 brebis : «
641
Elle les a toutes foudroyées. Quel carnage, mon pauvre ! Les vautours les ont mangées en
quatre jours. Ceux qui sont venus pour assister au spectacle disaient que lorsqu’ils sont
arrivés les vautours se levaient et leur faisaient peur, ils faisaient un vacarme incroyable…
Les os ont aussi disparu. Je ne sais pas si ce sont les gypaètes qui les ont emportés, mais il
n’est rien resté en peu de temps, ni os ni rien. » Où l’on apprend aussi que lorsqu’elles se
sentent malades, les brebis montent plus haut, mais elles redescendent quand elles sentent
venir la mort.
L’automne est la saison du remplissage du grenier : pommes de terre triées selon la
taille, haricots, noix, amandes, coings… et les trosetas, ces fagots de branches avec leurs
feuilles, qui nourriront le troupeau en hiver. Il faut d’ailleurs récupérer les brebis, parfois en
urgence quand la neige est tombée tôt, et cela peut prendre plusieurs jours. José connaît ces
espaces comme son ombre et peut raconter ce qui s’est passé dans un endroit oublié. Il est
aussi un « cuchachero » de premier ordre, pouvant situer les sites à buis et leurs
caractéristiques, pour prendre le bois à tailler au bon moment. Malgré ses 75 ans il bouillonne
de vie : « Sous ses vêtements raidis et ses chaussures délabrées, derrière sa cigarette éteinte
et son béret défraîchi se cache une âme qui a plus de registres que le vieil orgue d’une
cathédrale. L’arbalète tendue de l’énergie et de la colère, le ressort du rire franc, la roue
dentée de l’ironie, la ressource de l’action, les engrenages de l’affection et de la haine, de
l’orgueil, de la peur, de la piété et de mélancolie, de la curiosité, de l’astuce et de
l’innocence… » Il conserve une grande énergie, bien que réduisant peu à peu les tâches : « Ici
tout a été toujours difficile : cultiver la terre, élever le bétail, chercher l’eau, le bois…rien ne
se fait sans effort. Il n’y a rien de mou, de doux, d’offert. Ici l’indolence n’est pas de mise […]
et José, celui qui dompte le paysage, est du même bois : dur, sec, fort comme les genévriers,
actif, fluide comme le vent, et parfois tendre, doux et joyeux comme le soleil certains jours
d’automne. » José ne sort pas sans sa hâche (estral), il y a toujours quelque chose à couper.
La chasse, qui fut l’un de ses grands plaisirs, lui est interdite à cause de sa vue, et il doit
rendre son escopette à la garde civile. Curieusement, d’ailleurs, il ne reste presque plus de
lapins et d’oiseaux, quand ils étaient si nombreux à l’époque où les chasseurs l’étaient aussi.
L’hiver est la saison crainte, qui commence tôt et ne semble pas finir. La préoccupation
essentielle est le maintien du troupeau, avec la coupe du bois et la réparation des murs. Elle
est surtout le temps de la passion de José, les abeilles et le miel. Il est peut-être le dernier,
dans les Pyrénées, à confectionner les ruches (arnas) à l’ancienne, avec des branches de
sabine enduites de bouse de vache mêlée de terre et d’eau et lissée avec l’escopallo (sorte de
petit balai), le tout fermé par une pierre fine, ronde et plate (piello), avec quatre ou cinq
petites portes d’entrée (piqueras). José met beaucoup d’énergie dans cette activité, qui lui
rapporte si peu (Severino est scandalisé par ce qui lui en est donné par le commerçant de
Barbastro). Les sites des ruches sont comme des repères dans son territoire, jusqu’à des
endroits scabreux sur la falaise. Mais José, dont la santé décline, décide de rapprocher les plus
lointaines vers La Mula, évitant ainsi les longs trajets. Et le voici grimpant pour décrocher une
ruche de 30 kilos, aidé de Severino. Surtout ne pas la faire tomber, elle se briserait et les
abeilles attaqueraient.
L’ouvrage fourmille de détails sur la vie au quotidien et les souvenirs. Parmi ceux-ci, les
dernières rogations à l’ermitage de la Espelunca : « Elles ont eu lieu après la guerre, quand
j’étais au service militaire. Ils sont montés de tous les villages parce qu’ils ne récoltaient
rien, il n’y avait pas d’eau, il y avait eu deux années sans eau. Mais ce curé était un idiot. Il
en a fait pleurer plus d’un. Beaucoup ont pleuré. Qu’est-ce que tu crois qu’il leur a dit ? Ils
étaient tous là, effrayés, dans La Espelunga, et le curé leur a dit : ‘’qu’est-ce que vous croyez,
qu’il va pleuvoir parce que vous montez jusqu’à cette grotte à chèvres ? ‘’. C’est ce qu’il
leur a dit ! Et ils en sont tous restés médusés. Et il leur a redit : ‘’vous croyez qu’il va
pleuvoir parce que vous êtes montés ici ?’’. Ce curé était un idiot. En descendant, il y en a un
642
qui a dit : on aurait dû dénoncer ce curé. » José parle le fobano, l’aragonais de La Fueva (A
Fueba, la « hoya »), un dialecte proche du ribagorzan et du chistabin, mais comme souvent
chez les gens de sa génération, il existe une forme de complexe ou de culpabilité, comme si
parler aragonais était parler mal. Toujours ce problème de l’acculturation et d’une forme de
totalitarisme culturel. Pourtant, sauf quelques sorties (la foire à Aínsa le mardi, la vente de son
miel à Barbastro au printemps, des hospitalisations régulières à Saragosse pour ses problèmes
de peau), José s’ouvre peu au monde, possédant juste une radio. Il connaît un peu les
soubresauts de la planète mais pas les visages des hommes célèbres. C’est plutôt le monde qui
vient à lui, sous la forme d’interdits multiples, inconnus autrefois, comme celui d’allumer un
forniguero, ces feux qui permettaient de bonifier la terre. Les animaux domestiques (cochons,
mules, chèvres, brebis) se « libèrent » peu à peu du joug de l’homme (« se van
asilvestrando »), vaquant sur un immense territoire et prenant certaines habitudes, tandis que
la faune sauvage se rapproche dangereusement du village. José a de plus en plus de peine à
récupérer ses deux machos, par exemple pour transporter certains objets lourds, et le
gigantesque verrat, après avoir donné naissance à trente petits cochons, qui se baladent avec
leurs mères autour du village, s’est autorisé quelque liberté, en disparaissant pendant trois
jours : « On dirait qu’il a rencontré une laie dans la montagne et qu’il est parti trois jours
avec elle. Il est revenu très fatigué, hier au crépuscule. Il marchait lentement, il est entré dans
l’écurie des mules, il est tombé et s’est endormi. Il dormait encore ce matin. »
La Casa reste bien entendu la cellule de base, dont il est le dernier héritier. La Casa
« est aussi le tempérament de ses occupants, son humeur, ses vices et ses vertus, sa
renommée, héritée et transmise de génération en génération comme le nom de la maison ».
Surgit la question des femmes, la femme avec laquelle il aurait pu avoir des enfants, l’un de
ses regrets. « Les femmes : elles arrivent tôt ou tard dans la conversation. Les femmes de la
jeunesse de José : certaines lui plaisaient mais cela n’a pas abouti, et d’autres qui ne lui
plaisaient pas et qui le poursuivaient. Dont une qui l’a poursuivi jusqu’ici. José était appuyé
à un arbre et elle lui a demandé : « et toi, que penses-tu ? ». Les détails et les mots dérisoires,
les questions claires : tout cela émerge parmi d’autres souvenirs. Il se rappelle surtout de
cette question de la femme. « Et toi, que penses-tu ? ». José répondit que non. »
Certes, José n’est plus. Mais reste une furieuse envie de visiter La Mula.
643
José fabrique le panier de la ruche avec des brins de sabine et une base de pin, une étape
délicate. La vie à La Mula nécessite des compétences multiples.
Severino Pallaruelo
644
Encore une photo sublime de Severino : « Adieu escopette… Combien de perdrix, combien
de sangliers, combien de pigeons ramiers tu as eus !... ».
645
« Con este haré un cucharón, coneste otro un cazo… ».
José a beaucoup de projets avec ses morceaux de buis.
646
LA MULA, 2015
Juin 2015, La Mula. Comme « las dos abuelas », Pilar (en haut), la sœur de José, et
Olvido, maintiennent le hameau. L’abandon est programmé.
647
La Mula : une rue aux pierres encore bien ordonnées, et casa Altemir, la maison de José et
Pilar (2015).
648
649
JULIO LLAMAZARES, AU DEBUT ETAIT AINIELLE
180
Source : « Sobrepuerto, techo de Serrablo » (Enrique Satué).
650
Satué Oliván, dont il devint l’ami, et qui dirigea le Musée du Serrablo, à Sabiñanigo (il y
ouvrit un espace spécifique, « El rincón de Ainielle »). Enrique Satué entretient des liens
forts avec Ainielle puisque ses parents s’y sont mariés (ce fut le dernier mariage dans ce
village), sa mère étant native de ce lugar et son père du lugar d’Escartín. D’où l’heureuse
conjugaison d’un regard rationnel, parfois exigeant intellectuellement, et de l’émotion, offrant
un livre rare et abouti. Attachant aussi, par ces voyages dans l’enfance, qu’il appelle ses
« souvenirs jaunes » (ou « jaunis »).
En particulier l’image des derniers jours du village, ceux du départ, en 1961, fin de la
période consentie après l’achat du village par le Patrimoine forestier de l’Etat en 1956. Il
cueillait des noisettes, avec sa tante Carmen, sur le sentier du moulin, tandis que son oncle
Laureano effectuait des allers et retours avec des mules pour transporter des objets et
mobiliers jusqu’à un village près de Sabiñanigo. Puis est arrivé le jour du départ, lui, 6 ans,
assis sur une mule avec la charge de matelas et de lits démontés : « Ma tante Carmen s’est
retournée vers Ainielle et a lâché un laconique ‘‘Adieu, Ainielle, adieu’’. »
L’ouvrage traite par ailleurs des saisons, la géographie (« Le vol du capitaine Smith »,
aviateur américain, qui a photographié la région, en 1956), l’Histoire (lointaine : « Le
brouillard des maures », ou récente : « Le verre de vin », sur la guerre civile, et l’achat de la
« finca » Ainielle). La grande Histoire se mêle à la petite, avec des destins individuels broyés
(l’oncle Luis, qui a fui Ainielle avec la mule de la Casa, jusqu’à Barcelone, puis la France,
poussé par l’avancée franquiste, et qui mourra des suites d’une pneumonie à Béziers/ le retour
de tante Carmen à Ainielle pour compenser le décès de sa mère, après des années comme
domestique à Barcelone).
Un livre impressionnant : quel village a ainsi bénéficié d’une telle monographie ?
Aquel Pirineo
Satué Oliván (Enrique)
208 pages
Ediciones Montañas y Hombre
S.L.U., 2005.
Sa modestie dut-elle en souffrir, Enrique Satué est bien l’auteur en vue, depuis
de nombreuses années, incontournable sur « Ces Pyrénées » d’hier, qu’il fait toucher
du doigt comme si elles étaient toujours présentes. Outre son cursus professionnel
d’ethnologue, qui l’a conduit à diriger le Museo Ángel Orensanz y Artes de Serrablo
(plus communément appelé Musée du Serrablo) puis à devenir enseignant, tout en
poursuivant ses recherches, il entretient un lien direct avec ce passé, par ses parents,
Enrique Satué Buisán, originaire d’Escartín et frère cadet de « Ferrer » (l’auteur des
651
mémoires ci-dessus), et Esmeralda Oliván Sampietro, native d’Ainielle (Casa Juan
Antonio).
Cet ouvrage est un condensé heureux de la vie d’autrefois, de sa résistance
désespérée contre les temps nouveaux, et de la « révolution » qui a suivi. Une
iconographie très riche, avec des photos qu’on ne peut plus prendre maintenant
puisqu’il a commencé sa collecte en 1971 (avec un appareil Werlisa), dont le portrait-
symbole du dernier « vrai » habitant d’Ainielle, José d’O Rufo. On remarquera aussi,
entre autres trésors, les portraits de Serafina, la « dueña » de Casa Ferrer, filant
paisiblement sur la « solanera » (balcon exposé au soleil), non pas celle d’Escartín,
mais celle de l’appartement que son fils avait choisi, à Huesca. Serafina, sa grand-
mère, qui l’a initié, petit, aux sonorités du pays, et a été une sorte d’enseignante en
ethnologie. Et une photo de Presentación (Casa O Royo d’Otal), la dernière à vivre au
village, encore l’une de ces femmes fortes. On mesurera, enfin, le temps dévoreur
d’espace, avec ces clichés d’Escartín et Otal, dans les années 70, et les salles de classe
quasi intactes...181
Il reste, surtout, une tendresse énorme pour ces gens, « qui lui ont tant donné ».
Pirineo de boj
Satué Oliván (Enrique)
295 pages
Edition Prames
2005
Escartín, été 1965. Trois casas tiennent encore, dont deux ont décidé le grand
départ, à la Noël. La troisième, celle d’Antoné et sa sœur, de casa Navarro, ne veut
pas y croire (ils partiront pourtant, en septembre 1966, et s’établiront deux heures
plus bas, à Bergua). Un petit garçon d’une dizaine d’années, venu de la ville, passe
ses vacances à casa Ferrer, chez sa grand-mère Serafina (Serafina Buisán Laguarta),
figure tutélaire. Enrique Satué, puisqu’il s’agit de lui, raconte ce moment d’enfance
dans l’un des chapitres de ce livre, « Dibujo libre » (Dessin libre). Ce dessin
représente le village et son environnement, détaillés à l’envi, avec ses personnages
emblématiques, dont Serafina : « Au centre, occupant une bonne partie de la planche, j’ai
dessiné ma grand-mère comme une divinité aux mains disproportionnées. A la vérité, j’avais
toujours été interpelé par leur amplitude, par les veines aux teintes de plomb ressortant de sa
peau, et comme elles étaient travaillées. » Avec talent, sans doute, car la professeure de
181
Enrique SATUÉ est le co-auteur d’un ouvrage semblable : « Pirineo adentro » (Barrabés Editorial, 2003).
Sous-titre : « Abre la puerta y descubre un Pirineo diferente ». En collaboration avec Ricardo MUR SAURA, le
« mosén » du Haut-Gallego.
652
dessin ne veut pas croire qu’il l’a fait seul et elle lui inflige l’humiliation d’une note
dérisoire. Les « claques » subies dans l’enfance restent imprimées à jamais, mais
comme le dit si bien Enrique, « il me plaît beaucoup de m’abreuver à mon enfance pour
avancer » (communication personnelle).
« Pirineo de boj » est l’ouvrage le plus attachant de son auteur à ce jour, celui où
il se livre le plus. Il se présente sous la forme de 37 récits, d’une grande qualité
littéraire, parsemés de portraits attachants ayant peuplé ces Pyrénées presque
disparues. Parmi ceux-ci, retenons « El eco de la escuela » (L’écho de l’école), celle
d’Ainielle et de doña Leonor, et « Por Leramaza, a Cuba », la guerre du grand-père
Domingo à Cuba, à la fin du XIX e (Leramaza est un espace qui fut cultivé, près
d’Ainielle). La guerre civile est abondamment évoquée, en particulier grâce au
mémoire que lui a laissé son père, ou au travers de cette petite fille de Fanlo
immortalisée par le photographe Alix, de Bagnères de Bigorre, lors de la « reculada »
(il s’agit en fait, m’a-t-il confié, de plusieurs histoires réunies en une seule, la « petite
fille à la poupée » étant sans doute d’un autre village, un guide du musée de Bielsa
m’a parlé de Lafortunada mais je n’ai pas obtenu de réponse favorable dans ce
village).
« Je m’intéresse beaucoup à la guerre des non idéologisés, ceux qui furent entraînés par elle
sans comprendre ce qui se passait… La symétrie de l’horreur dans la vallée (entre Biescas et
Sabiñanigo) montre bien ce que fut ce conflit… L’Espagne la plus importante fut la
troisième, celle qui a souffert, celle dont on ne parle pas. » (Ibid.)
« As crabetas »
Libro-museo sobre la infancia
tradicional del Pirineo
Satué Oliván (Enrique), L’Hotellerie
(Roberto)
440 pages
Edition Prames, 2011
« As crabetas », non pas de petites chèvres mais les étoiles qui forment une
constellation connue sous le nom de Pléiades, formant comme une larme, et le toit
céleste des enfants appelés à garder le troupeau au printemps et en été. Des enfants
qui avaient parfois le cœur gros, jusqu’à en pleurer.
653
Ecole abandonnée d’Orús (2013), le musée imaginé par
Enrique Satué.
El Pirineo contado
Satué Oliván (Enrique)
215 pages
Edition Prames, 2014
(1ère édition 1995)
Dans un échange récent, Enrique Satué m’avouait qu’il avait quelque vertige à
se retourner sur sa production passée. Il y a de quoi, en effet, si l’on considère la
quantité de travail effectué depuis 25 ans a minima, et surtout sa qualité. Il m’est
654
impossible ici, dans ma modeste tentative de passeur d’un pays hors norme, de ne
pas le remercier de tout ce que je lui dois, et sur lequel je m’appuie pour une bonne
part.
« El Pirineo contado » est le fruit d’un labeur têtu sur le terrain, à une époque
où la parole autochtone n’était guère récupérée, dès 1975. Une tâche d’autant plus
pertinente qu’elle ne peut plus être effectuée actuellement, avec la disparition d’une
génération qui fut, à mon sens, l’évanouissement discret d’une civilisation, si l’on se
réfère aux mots de Lionel Tremosa, c’est-à-dire d’une mentalité, d’us et coutumes,
d’objets, d’une langue, spécifiques. Les autorités elles-mêmes ont bien tardé à
prendre conscience de cette perte, quand elles l’ont fait. Depuis ma lointaine position,
qui pourrait sembler incongrue pour les haut-aragonais, je tiens à dissiper les doutes
d’Enrique (« je doute que l’effort ait pris sens, et s’il en valait la peine », m’écrit-il). Je
crois, je suis sûr, que son œuvre prendra une grande valeur avec le temps, celui qui
veut tout effacer. Et lui-même l’avoue plus loin : « …quand je pense aux centaines et
centaines d’heures passées avec les anciens, sur la place ensoleillée, dans les résidences, les
appartements d’émigration, ou sous les cheminées fumantes de montagne, je pense que si, que
cela en valait la peine, car, finalement, le travail ethnohistorique a toujours été accompagné de
la reconnaissance pour certaines personnes et leur culture, et que, par conséquent, sans le
chercher, outre le recueil de leur patrimoine immatériel, j’ai effectué un travail discret de
rencontre où, il est juste de le dire, j’ai reçu plus que je n’ai donné. »
Ce livre, étonnamment, est le reflet d’une « distance ». Cette vie semble loin, si
loin… Et pourtant si proche, m’a-t-il semblé, sans expliquer cet étrange mouvement.
Cabalero
Un viejo pastor del pirineo
Satué Oliván (Enrique)
225 pages
Editions Prames, 2017
(1ère édition 1996)
Une réédition bien venue, avec un berger, Antonio Oliván Orús (« Cabalero »,
de Casa Cabalero, Aso de Sobremonte), au centre de la page de couverture, entouré
de signes presque cabalistiques, venus d’un monde différent, qui s’est perdu quelque
part, à partir des années 60 jusqu’à l’aube des années 2000. Le prologue d’Enrique
Satué vient confirmer ce déclin, paraphé par des autorités qui ont misé sur d’autres
Pyrénées, où la figure du berger n’est présente que pour le décorum, l’authenticité
frelatée. Qu’en est-il, aujourd’hui, de la « mallata » de Cabalero (« mallata » de
655
Laguarre, Aso de Sobremonte), où on le voit, en 1983, se rasant avant une nouvelle
journée de travail, avec son inséparable chien Prim ? La dédicace du vieux berger est
un appel au secours : « Ce livre est particulièrement dédié aux jeunes, pour qu’ils
rejoignent la montagne et s’occupent des animaux, qui t’apprennent beaucoup, et c’est une
vie très saine et heureuse qui les attend, à garder les brebis, car il y a beaucoup d’avocats,
de politiciens et de médecins mais il manque des bergers. »
Cabalero, décédé en 2007, fut de la dernière génération des bergers
« solteros », restés au service de « La Casa », quand toutes les bases de leur système
s’écroulaient autour. Hormis quelques jeunes qui aspirent à une vie alternative (par
exemple moniteur de ski en hiver et berger en été), ils sont peu nombreux à être
appelés par la « vocation », d’autant que le cheptel ovin pâtit d’une nouvelle
politique agricole plutôt favorable aux bovins.
L’amitié entre Enrique et Antonio naît en 1982, près des sources du río
Gállego, près de la frontière avec la France (col du Pourtalet). Antonio est « …un
homme d’ordre, bien que le système ne l’ait pas gâté ; il croit en la hiérarchie, mais est un peu
anarchiste ; il est religieux, bien qu’il jure contre Dieu avec une confiance excessive ; il est
célibataire, comme il ne peut être autrement chez un homme qui n’a pas dormi chez lui le
quart de sa vie ; il est conservateur, bien qu’il ait voyagé jusqu’à Majorque, il est contre
l’énergie atomique et parie implicitement pour un socialisme compensateur. Antonio, pour
résumer, est un enfant ancien et sage qui a tout appris à l’université des transhumances, et
comme la vie ne lui a pas permis d’être enfant il résiste à devenir vieux. » Un homme qui,
bien que descendant de serfs, et l’ayant été lui-même, « d’une certaine manière, une
grande partie de sa vie, n’a jamais cessé d’être un homme libre ».
A quinze ans, Antonio est « repatán » dans le Bas Cinca. Il part lors de la
Sanmigalada » de 1938, alors que la région vient d’être « libérée » par les forces
nationalistes de Franco, et que la guerre continue non loin, ducôté de l’Èbre. « J’ai
pleuré beaucoup cette année-là », concède-t-il. A dix-neuf ans, il est déjà « mayoral »
d’un troupeau, dirigeant celui-ci vers Torralba de Aragón. Son père, qui a dirigé sa
carrière jusqu’alors, en le faisant embaucher par des propriétaires, meurt en 1943, et
il devient alors tête de famille, puis se retrouve seul en 1964, après que tous s’en
soient allés sous d’autres cieux, la mère, la fratrie… et il travaille successivement
pour six patrons, avant la « jubilación » en 1985.
Enrique décrit par le menu la vie du berger. La santé : très bonne, malgré un
contact très proche avec les animaux, et une douche par an, après la moisson, dans
une vasque du barranco, « et pas de problème, tu me vois devant toi !... ». La solitude :
Antonio ne l’a pas vraiment ressentie, grâce à plusieurs stratégies, d’abord se sentir
bien où on est et avec ce qu’on fait, chanter des jotas devant le chien et les brebis, la
compagnie du troupeau, la fidélité du chien, avoir un caractère affable, qui permet
d’accueillir les visiteurs en montagne, jouir du paysage, avoir une radio (en
l’occurrence, un « Lavis »). La richesse et le bonheur : la phrase fétiche d’Antonio est
« O farto no s’acuerda d’o laso » (l’homme riche ne se souvient jamais du pauvre qui n’a
rien dans l’estomac) ; une autre : « en las entrañas de estos montes/ cuánto oro habrá
escondido/y en la cabeza de los pobres/ cuánto talento perdido » (dans les entrailles de ces
montagnes/ comme il y a de l’or enfoui/ et dans la tête des pauvres/ que de talent
perdu). Antonio affirme avoir été modérément heureux grâce à deux choses : profiter
des petites choses (« si tu vois le troupeau, tu es heureux »), et maîtriser le travail pour
avoir assez d’autonomie face au patron. Les objets du berger au quotidien : le
parapluie (batiaguas), refuge contre le mauvais temps : « J’ai mangé plus souvent sous le
656
parapluie que toi au-dessus de la table ! » ; la « zamarra » (peau de bouc), qui était
l’ancienne protection du berger avant le parapluie, et qui est, pour Antonio, la
meilleure combinaison avec la veste pour le travail (pour lui, il est important, par
ailleurs, de garder les mêmes vêtements toute la journée) ; le « zurrón » (la sacoche),
contenant le couteau à manche d’os, la gourde de vin, un bout de pain, un morceau
de lard, une tomate, un oignon, du del dans un tube) ; le bâton, en noisetier, droit.
Le lien avec son chien Prim est très fort, mais aussi très codifié : « Antonio et
Prim sont deux vieux compagnons nomades qui renouvellent chaque jour le respect et la
hiérarchie, bien qu’ils soient maintenant retraités. Depuis que les connais tous les deux, je
n’ai jamais vu Antonio le caresser, mais, par contre, je n’ai jamais vu un mauvais traitement
ou une inattention à l’heure de manger : une bonne tranche de pain graissé, des os et un
caprice offert par les circonstances. »
Antonio se pose nombre de questions sur la vie, en lien avec son
environnement montagnard : « Qui nous a donné la vie, qui ? Qui a fait ces ‘’cinglos’’ de
Peña Telera, qui ? … Certains disent que c’est la nature. Mais la nature, qui l’a fait dans son
ensemble ? Il a dû y avoir une main puissante, quelque chose de divin… »
Il y a beaucoup à piocher dans chaque chapitre d’un livre abouti, fruit d’une
longue amitié. Le sujet de l’amour, et des femmes, est sensible, à tout le moins, pour
quelqu’un qui a vécu une grande partie de sa vie loin d’elles : « Une jolie femme plaît à
tous, mais il y a beaucoup de désilusions avec la beauté. Moi, j’ai toujours dit : ne regardes
pas à la beauté, la personne !, parce que la beauté part avec le vent et beaucoup de belles
femmes ne savent rien faire. Si elle est bonne, intelligente et travailleuse, que veux-tu de
plus ? » Comme le souligne Enrique, le monde d’Antonio, à cet égard, est
« radicalement bipolaire », marqué par un environnement pastoral fortement
« hiérarchisé » et « masculinisant » : « Antonio, d’une certaine manière, participe à ma
mysoginie ethnocentrique typique qui révoque les femmes de la vallée de Tena, de Biescas ou
de la vallée de l’Èbre… » Un monde qu’il a décrit de façon émouvante, pour ne pas dire
pathétique, dans son « Pirineo de boj », et un chapitre, « Chico, chico », qui laisse à
penser aux moments difficiles de la solitude, et aux frustrations. « Cabalero »
rapporte un fragment de romance qui illustre tout cela :
« Pastorela, pastorela,
no vayas po ragua al río
que detrás de una junquera
el pastor está escondido.
657
Pastorela, pastorela,
Usted ha de ser mi pastora,
Que el ganado que yo cuido
De lo verde se enamora. »
Et puis approche la mort, une forme de justice, pense Antonio, « parce que
personne n’y échappe, ni même les riches, qui croient qu’ils ne vont jamais mourir. Ils
peuvent avoir des millions et embêter les pauvres, mais ils s’en vont aussi ! ». Antonio rêve
d’une fin rapide : « Un patatús. ¡Ya s’acabau ! », et d’être entouré de verdure : « Madre
mía, si me muero/no me entierres en sagrado/Hacedme la sepultura/en un verdecito prado ».
Son vœu a été exaucé : il dort dans le beau cimetière d’Aso de Sobremonte,
avec son père, depuis 2007.
Enrique me faisait parvenir, en 2018, son C.V., accompagné de ses œuvres, qui
tournent autour de trois thèmes, l’ethnographie, la littérature infantile et l’histoire de
l’éducation :
658
Tiza y arena. Un viaje por las escuelas del Sáhara español (ensayo), Diputación
Provincial de Huesca, 2016.
Siente. Testimonios de aquel Pirineo (libro CD, ensayo), PRAMES, 2016
(nombrado “Libro del año 2017”por el 4º premio de los libreros altoaragoneses).
659
FERNANDO BIARGE : COULEURS DU HAUT-ARAGON
660
Sobrarbe, testigo directo
Biarge Fernando
314 pages
Ediciones del Mallo (Fernando Biarge)
2011
661
Ermitage de San Urbez (Albella), sur fond de Navaín (Santa Marina).
Guarguera, Serrablo), dans le Val de Onsera (au sud de la sierra de Guara), et enfin
prêtre à Nocito (nord de cette même sierra), où il mourut à l’âge canonique de 100
ans. De nos jours, se déroulent encore des rogations sur le site du sanctuaire de
Nocito (décrété B.I.C., Bien d’Intérêt Culturel, en 2001), pour favoriser la venue de la
pluie, montrant, contre toute attente, combien sont ancrées certaines croyances. Pour
l’histoire, le corps « incorrupto » (incorrompu) du saint, depuis plus de mille ans, fut
brûlé par des miliciens anarchistes le 17 octobre 1936.182
A Albella, quand la sécheresse menaçait, était organisée une romería, au cours
de laquelle deux hommes volontaires accomplissaient le voyage jusqu’à la grotte de
Sestrales. « Déchaussés, vêtus d’une pauvre tunique de pèlerin, un sac et un bâton. » Après
avoir baisé la croix, à la sortie du village, ils partaient, espacés d’une vingtaine de
mètres, sans prononcer un mot durant tout le trajet et sans se retourner. Jánovas, la
Cruzeta de Yeba depuis Puyuarelo (un sentier à réhabiliter), Yeba, Vió, avec les
cloches sonnant à leur passage et les villageois pour les soutenir, puis la grotte de
Sestrales, une nuit de prière (dont un rosaire en français), et retour le jour suivant,
avec le même cérémonial. Les connaisseurs (et baroudeurs) du Haut-Aragon
apprécieront, tandis que d’autres pourront s’interroger à propos de cette foi
doloriste.
Autre sujet moins connu : la confrérie de Mipanas. Un village abandonné en
1968, mais où la vie balbutie à nouveau. On y admirera, entre autres, l’église qui se
silhouette au-dessus de la retenue d’El Grado, et se singularise par ses peintures
populaires, dont les thèmes tournent autour de la mort. La confrérie était d’ailleurs
liée à cette idée (comme les nombreuses confréries de la région), organisant une
journée obligatoire pour les habitants (sous peine d’amende), et étant garante d’une
procédure inamovible (la société haute-aragonaise se caractérise surtout par cet
immobilisme) depuis des siècles (première date relevée : 1637). En pleine guerre
civile (et dans la zone républicaine la plus ardente), le 27 novembre 1936, elle
nommait encore son prieur et ses conseillers. L’après-guerre vit pourtant un
affaiblissement de cette institution, qui accomplit néanmoins ses obligations jusqu’au
bout.
Des histoires qui ne sont pas qu’anecdotiques, que Fernando Biarge a le mérite
de faire resurgir de temps enfouis, et qui témoignent d’un monde qui vient de
s’éteindre.
182
Dans le Diario del AltoAragón du 27 février 2011, Domingo Buesa Conde écrivait que l’on devrait nommer
les auteurs de ces profanations et inscrire leurs noms sur le site même. Une relique du saint fut néanmoins sauvée
du feu.
662
Sobrarbe, A tiempo parcial
Biarge Fernando
300 pages, 130 photos
Ediciones del Mallo, 2013
Le dernier opus de Fernando Biarge, qui clot une trilogie remarquable sur le
Sobrarbe, prolonge avec bonheur l’exploration de ce pays, source inépuisable
d’inspiration. On y retrouve et apprécie la formule panachée qui maintient l’attention
du lecteur, lequel pourra s’attacher aux seules photos, mais des textes très fournis
apportent de précieuses indications sur un pays qui bruit de secrets. Parmi les
thèmes abordés :
-la nature : traversée des sources d’Escuaín, faja Tormosa de Pineta, ibones de Millars
et Leners, faja de la Pardina, sentier du Canal, les arbres exceptionnels, les grottes,
cavernes et gouffres.
-les villages et hameaux abandonnés : Clamosa, Silves, Arasanz, Muro de Bellos,
Santa Justa.
-les autres villages et hameaux : Olsón, Saravillo, Mesón de Bujaruelo.
-les concepts : les belvédères, le pain, le garde-manger et la conserve, histoires et
événements, informations et curiosités.
Fernando Biarge écume le pays depuis longtemps, ce qui lui donne l’occasion
de proposer des clichés pris dès 1970. Les passionnés apprécieront, les comparant
judicieusement avec les paysages d’aujourd’hui, et formulant sans doute quelques
regrets quant à cet équilibre et cette esthétique que l’homme avait su atteindre, à
force de travail. On admirera aussi sa connaissance du pyrénéisme, en particulier au
travers de son apport, pas si fréquent, des auteurs français, dont ceux de la Pleiade et
de l’inévitable Briet.
L’originalité, peut-être, de l’ouvrage, tient à la part dédiée à des rencontres
fortes, avec ces hommes d’un autre temps. Formidable photo que celle de ce
« survivant » de Cámpol, au début des années 70, qui ne peut se déplacer que de
quelques mètres depuis sa casa, à l’aide de deux bâtons : « Comment je m’arrange ? Et
bien, c’est une question de pratique. J’aime bien sortir de chez moi et je peux arriver jusqu’ici,
petit à petit. Mais j’arrive encore à me déplacer seul. Et vous, où allez-vous ? » Non moins
extraordinaire, ce cliché connu de Gabriel Campo, à Morillo de Sampietro au début
des années 80, de retour de la nécessaire corvée de bois, avec le pilon en guise de
jambe droite.
663
Casa por casa
Detalles de arquitectura rural
pirenaica
Biarge (Fernando et Ana)
312 pages, 670 photos, 2001
Collection El Patrimonio Etnológico
Altoaragonés
664
Piedra sobre piedra
El paisaje pirenaico humanizado
Biarge (Fernando) et Biarge (Ana)
252 pages, 460 photos, 2000
Collection El patrimonio etnológico
altoaragonés
665
Morillo de Sampietro. Un four à pain extérieur, sans doute le four du village (2010).
Fernando et Ana Biarge sont les auteurs d’autres ouvrages, tous indispensables
si on veut connaître le Haut-Aragon, faisant la part belle à l’image :
666
-Libranos del mal : creencias, signos y ritos protectores en la zona pirenaica
aragonesa, 240 pages, 610 photos, 2000.
Ce n’est pas un hasard si les gens de cette société, en contact direct avec la
nature, ont éprouvé le besoin d’exprimer des croyances, des mythes et des coutumes
qui les aidaient à vivre. Des rituels qui ont imprégné leur mentalité et laissé des
traces que nous pouvons encore relever, ici et là. Cette culture fut soumise, dans les
années 60, à un processus de désagrégation et d’extinction intense, une aculturation.
Il serait malvenu, s’appuyant sur notre esprit rationnel d’aujourd’hui, de déprécier
toute cette symbolique qui était, en son temps, un moyen pour déchiffrer les arcanes
de l’univers.
-De puertas adentro, el hogar y el trabajo doméstico en el AltoAragón, 300
pages, 705 photos, 2002.
L’intérieur de la casa haut-aragonaise : pièces, mobilier et ustensiles, depuis les
alcôves et les chambres, le salon et la salle à manger, jusqu’à la cuisine, la dépense,
l’éclairage et le chauffage. Et les travaux traditionnels associés au monde domestique,
le travail de la laine et le filage, les conserves, la « matacía » et la lessive.
-De sol a sol, trabajos agrícolas y ganaderos, 324 pages, 780 photos, 2004.
Tout le processus de l’agriculture : labourer, semer, fumer, faucher, dépiquer,
vanner, stocker ; l’irrigation et ses résultats ; les produits de la montagne, l’herbe et la
pomme de terre ; les produits du Somontano, l’olivier, l’amandier et la vigne, le
jardin et le transport agricole ; le monde de l’élevage, les bergers, la transhumance,
les pâturages, les sonnailles et de nombreuses autres tâches, pour terminer par
l’apiculture. Eugenio Monesma, autre acteur de la vie culturelle aragonaise, a écrit
un ouvrage semblable, essentiellement photographique, « Labores de un milenio »,
chez Editorial Pirineo (2003). Y sont décrits par le menu le travail du « bastero », et
ceux qui tournent autour de l’herbe, du chanvre, de la corde, de la chaux, de la
poix…
667
Fernando Biarge
668
surtout lorsque le gris de la saison les submerge. Néanmoins, l’envie de se rendre sur
place naît facilement, peut-être pour authentifier notre propre bouleversement et
libérer un trop-plein d’émotion.
669
L’hommage des espagnols à
Lucien Briet, aède inspiré
du parc d’Ordesa.
Monument à l’entrée du
parc, édifié en 1922, un an
après sa mort.
670
MAIS ENCORE…
671
l’avènement de Briet, étoile incontestable d’un pays mirifique. Alain Bourneton nous
rappelle pourtant, à juste titre, qu’il y eût un avant, qu’il fait débuter en 1750, âge où
les écrits authentifièrent un phénomène. De 1750 à 1860, il y eut donc l’âge des
« précurseurs », peu nombreux : Malesherbes, ministre de Louis XVI, Ramond de
Carbonnières, père du pyrénéisme, Augustin de Candolles, Parrot, Dufour, Blavier,
Franqueville, et Tonnellé, poète trop tôt emporté. Puis celui des « conquérants »
(1861-1903), précédant les « vulgarisateurs », dont Briet, décisif. Comme il se doit, la
Pleiade (Gourdon, Schrader, Packe, Russell, Lequeutre, Saint-Saud, Wallon), laissa
une empreinte durable dans la découverte d’un pays ensorceleur. Mais jamais,
pourtant, sauf en de rares occasions, ils n’atteignirent Briet, dévoué corps et âme, à la
plume inégalée.
Avec Alain Bourneton, les éditions Prames se distinguent une fois de plus,
proposant aux espagnols le legs incontournable des français : 209 articles écrits par 84
auteurs, 4.200 pages, dont 1.350 pour la seule Pléiade. Un pays et une histoire infinis,
dont le plaisir ultime consiste maintenant à en relever les traces, toujours apparentes.
La recherche sur le terrain se faisant plus intense avec le temps, plus gratifiante aussi,
car souvent fruit d’une lutte physique insoupçonnée. Nombre de textes ici proposés
sont bien sûr disponibles en français, en particulier pour les heureux possesseurs de
« Les grandes heures du C.A.F., Pyrénées », quatre tomes édités par Sirius en 1983,
ou des « Souvenirs d’un montagnard » d’Henry Russell et de « Pyrénées » de Franz
Schrader (édité par Privat-Slatkine en 1982). Le « plus », ici, étant une iconographie
de premier ordre.
Nos amis espagnols rattrapent le temps perdu, avec talent. Un heureux hasard
m’a fait rencontrer Mercedes Vaz-Romero Bernad, à Fanlo, alors que j’enquêtais sur
l’histoire de la « petite fille à la poupée », héroïne de la Bolsa de Bielsa, et me
procurer ce livre de souffrance. Il y a tant à dire, sur la guerre civile certes, mais aussi
sur la vie d’avant. Ici sur la condition faite aux femmes, et sur le bonheur sacrifié à la
survie. Où sont rappelés quelques principes de cette société, la vie sexuelle et l’amour
assujettis au mariage, celui-ci apportant des garanties sociales et économiques, au
prix d’un investissement total pour la Casa. Le mariage qui socialise l’hégémonie
masculine et la dépendance féminine, et conduit au final à un antagonisme quasi
systématique entre l’amour et le mariage. Comme le souligne María Buisán, « il est
plus éthique de se marier avec quelqu’un qu’on n’aime pas – suivant ainsi le dictat des
progéniteurs ou suivant les lois de la survie, ou suivant simplement les règles de l’économie -,
672
que d’avoir des relations sexuelles avec la personne aimée ». Alors, oui, les rêves se brisent
souvent.
Mercedes m’a confié que les histoires qu’elle a couchées dans ce livre sont tirées
de faits réels. « Lo que sé de Sagrario » est le récit d’une de ces femmes fortes, issue
d’une casa pauvre, qui a la chance (c’était alors quasi impossible) d’épouser l’héritier
d’une casa riche. Mais cette casa est en fait presque ruinée, et c’est elle qui la sauve
(son mari ayant des problèmes de santé) en faisant de la contrebande avec la France,
jusqu’à ce qu’elle meure à la suite d’un accouchement. « Aún recuerdo » est le
souvenir d’une femme qui a vécu la Bolsa de Bielsa, ayant fui son village (Fanlo
probablement), et retrouve sa casa saccagée après un court exil français. A mettre en
écho avec « La Reculada » d’Enrique Satué (dans « Pirineo de boj », où il imagine la
petite fille à la poupée qui aurait suivi l’exode depuis ce même Fanlo). En 1944, elle
est mise en contact avec un maquisard, celui-là même qui l’avait ébloui pendant la
guerre, dans son village. Elle le revoit de nombreuses fois, puis il ne revient plus.
Agée, elle remonte chaque année vers la borde où elle connut son unique amour.
« Presagios de lluvia » renvoie à l’époque où de jeunes filles, dès 10 ans, étaient
envoyées par leurs parents pauvres pour servir dans une casa plus aisée. Un chemin
tout tracé, un vide affectif, la fin dans une maison de retraite, en écho avec la tante
d’Enrique Satué, Carmen.
María Buisán Daudén propose, dans « Los príncipes llevan morral », l’histoire
de l’amour contrarié de l’instituteur Lorenzo et de María, jeune femme d’un village
de montagne devenue veuve. María, malgré son amour, choisit la survie dans le
village et se marie avec un homme du cru. « El viaje » est le voyage d’une femme qui
a épousé l’héritier d’une Casa et est plongé dans un monde domestique très dur, où
les sentiments sont absents. Dans « El camafeo », nouvel échec sentimental à cause de
la différence de statuts. Les parents d’Aurora ont décidé de marier leur fille à
Ramiro, homme d’une casa pauvre, comme la leur, car « deux misères qui s’unissent
font moins de misère ».
Francisco Rubio Sesé est l’auteur d’un long récit qui court entre la vallée de
Benasque, Bielsa et la Bolsa, Tarbes, puis la brèche de Roland. L’odyssée d’une
famille, et en particulier de l’instituteur, Rafael, engagé dans la FETE (Federacion
Española de los Trabajadores de la Enseñanza, dans les rangs républicains pendant la
guerre civile) puis dans la Seconde Guerre Mondiale et enfin dans les « maquis ». Son
épouse, Pilar, apprend un jour que Rafael est mort, avec qui elle dialogue pourtant
par l’intermédiaire d’un journal répondant au propre journal de Rafael, qui s’est tû
en 1946. Pilar meurt en 1980, après avoir fait promettre à sa fille Helvia de jeter ses
cendres en Espagne. Helvia monte avec sa propre fille, Marie, jusqu’à la brèche de
Roland, pour le dernier voyage de Pilar.
673
Guía de Serrablo
Garcés Romeo (José)
175 pages
Editions « Amigos de Serrablo »
Pour une lecture plus approfondie de ce musée, qu’il faut voir et revoir,
incroyablement vivant, surtout si l’on considère que son sujet traite d’un passé
révolu. Un musée qui se projette pourtant dans l’avenir, par des actions de solidarité
avec des pays du Tiers-Monde, grâce à Pedrón, le tión d’Escartín, devenu
sympathique sous l’impulsion d’Enrique Satué.
Comarca de Sobrarbe
Ouvrage coordonné par Severino Pallaruelo
400 pages
édité par le Gobierno de Aragón, 2006
674
Un panorama complet de cette « comarca » (équivalent d’un district), auquel on
peut ajouter, dans la même collection (Territorio 23), l’ouvrage traitant de la
« Comarca del Alto Gallego », coordonné par José Luis Acín Fanlo, autre « agitateur »
culturel reconnu.
La montaña olvidada
Despoblados del alto Alcanadre
González Rodríguez (Arturo)
300 pages
Centro de Estudios de Sobrarbe, 2008
675
-Castán Sarasa (Adolfo), Burgasé, en La Solana, « Sobrarbe », Revista del Centro de
Estudios de Sobrarbe, 1994. Avec la monographie de Sasé, un travail quasi exhaustif
des deux centres vitaux de La Solana, en particulier sur le plan architectural, avec
l’exploration de chaque casa. L’exploration de ces deux lugars, articles en mains, peut
s’avérer passionnante, malgré la destruction galopante.
-García (Carmen I.), Aquellos casos y cosas del Aragón oscuro…, Revue « El
Gurrión » n°116, août 2009. Un article coup de poing, pour dire combien beaucoup
de gens ont été broyé affectivement par les règles sociales et économiques d’une
société fermée, en particulier les tionas. Où la vie idéalisée par certains (en particulier
des gens qui ont écrit dans le carnet mis à disposition à Ainielle) en prend un coup.
Traduit plus haut.
-Lisón Arcal (José Carlos), La romería de Santa Orosia de Yebra de Basa : apuntes
para una reflexión, Homenaje a Amigos de Serrablo, 1989. Comment ce pèlerinage
concoure au maintien de l’identité culturelle du Serrablo.
-López Dueso (Manuel), Un viajero por Sobrarbe : Lucien Briet y sus amigos
altoaragoneses, « Sobrarbe », Revista del Centro de Estudios del Sobrarbe, n°5, 1999.
676
-Mur de Víu, La Casa Víu de Torla : haut lieu pyrénéen restauré, Revue
« Pyrénées » n°222, 2005. Ou la renaissance d’une parcelle de l’histoire pyrénéiste.
677
certes difficile, mais qui a plutôt tendance à resserrer la cohésion sociale. » Une nouvelle
pierre apportée à l’incompréhension face à la guerre. « …le pays [du Moyen Cinca,
avec le village-symbole de Mediano] était inadapté au monde moderne et l’on sait que
pour ce dernier tout ce qui n’est pas adapté doit disparaître. Jamais dans l’histoire n’a existé
un tel mouvement d’uniformisation, totalitaire. »
L’auteur, par ailleurs, conteste une modernité où l’on cherche à gagner du
temps, alors qu’autrefois l’on avait une autre vision de celui-ci, une vision cyclique. Il
oppose la vision individualiste actuelle à celle d’avant, où « l’individu n’avait de raison
d’être que par rapport à un ensemble qui le dépassait et auquel il était soumis : l’intérêt
présent et à venir de la ‘’maison’’ à laquelle il appartenait ».
Il révèle, surtout, la perte d’une « civilisation », car il s’agissait bien d’une
société avec une culture, des mœurs, des objets, une langue, une conception du
temps…particuliers. « Ces objets là – et ces villages là – sont la marque d’une civilisation
disparue, au même titre que celle des Pharaons en Egypte ou des Mayas en Amérique
centrale, mais parée de moins de prestige, tout simplement parce qu’elle nous semble trop
proche, comme si les siècles et les millénaires étaient nécessaires pour donner de l’intérêt… »
Il existe, enfin, une parution qui, depuis 1980, se fait l’écho culturel du Sobrarbe,
la revue El « Gurrión » (Le Moineau, « gorrión », surnom donné aux habitants de
Labuerda), éditée par l’association culturelle « El Gurrión », à Labuerda (près de
L’Aínsa), et animée par Mariano Coronas. Une sorte d’alter ego de la revue
« Serrablo », bien que le contenu en diffère quelque peu. Luis Buisán Villacampa en
est l’un des écrivains réguliers. J’ai relevé, dans l’un de ses articles sur La Solana
(« Ni tierras ni dinero », n°115, 2009), une anecdote qui en dit long sur la
considération que les gens de ce pays perdu reçoivent parfois : « Quand j’invite le
vieil Horacio au bar La Era (Fanlo), il ne me laisse jamais payer et me dit toujours :
« Vous avez vendu La Solana, vous êtes partis à la ville, et maintenant vous n’avez ni terre ni
argent. » Autre de ses écrits, « Casa y escuela : el recuerdo y la foto » (n°107, 2007),
souvenir ému de l’école de Ginuábel et de son institutrice, Nati Naval Ferraz, l’une
de ces nombreuses institutrices qui ont laissé une empreinte indélébile.
Autre revue significative, du côté du Serrablo, celle éditée par l’association
culturelle « Ballibasa y Sobrepuerto » (vallée de Basa et Sobrepuerto) « O Zoque », de
Yebra de Basa, qui concentre ses efforts sur le pèlerinage de Santa Orosia et les
villages du Sobrepuerto, ces derniers disséqués par José María Satué Sanromán.
Chaque année, depuis 2006, cette revue présente le texte de la Pastorada du
pèlerinage. Parmi les auteurs, Ricardo Mur et Enrique Satué (qui a écrit, entre autres,
un article intitulé « Vers la déclaration d’Espace Naturel Protégé pour le massif de
Sobrepuerto-Santa Orosia- Canciás », dans le n°8 de juin 2008). L’association O
Zoque symbolise, en partie, la réappropriation par la population locale (de Yebra en
particulier) de son patrimoine. L’association culturelle « Erata », à Biescas, publie
aussi une revue annuelle depuis 2005, dans laquelle écrivent Enrique Satué et
Ricardo Mur. On doit à cette association, en 2006, la restauration de l’ermitage San
Benito d’Erata, sur la crête éponyme (un ermitage où une, voire deux personnes,
peuvent bivouaquer, dans un paysage merveilleux). On rencontre une situation
identique du côté de Fiscal, avec la revue « Esparvero » (« Epervier », revue des
678
« Amigos del Batán » de Fiscal, ce « batán » étant l’ancien moulin à foulons de Lacort,
revue animée par Trinitario Bartolomé depuis 2000).
L’on sera inspiré, enfin, de lire la revue « Sobrarbe » (Revista del Centro de
Estudios de Sobrarbe), dont le premier numéro est sorti en 1994, et dont certains
auteurs sont cités plus haut (José María Cuesta, Adolfo Castán Sarasa, Antonio Pla
Cid, Manuel López Dueso), et la revue « Treserols » (créée en 1997). Ces revues sont
disponibles sur la toile.
VIDEOS
679
Une réalisation qui honore la télévision espagnole, et dont les images vous
enveloppent du doux mystère de la nostalgie, célébration du village abandonné le
plus connu d’Espagne. Apparaissent les visages ridés des anciens habitants
d’Ainielle, le regard souvent perdu, les yeux brillants du seul feu du fogaril :
Presentación Azón, Ángel Azón, José María Azón (Casa Botero), Rosalía Ramón
(Casa Juan). José María est l’élève doué (« alumno aventajado », écrit Enrique Satué),
qui a pallié l’absence de maîtresse à la sortie de la guerre. L’école est d’ailleurs
abondamment évoquée, grâce au fils de doña Leonor Palacín, Aurelio Ariño, qui
présente des clichés de sa famille, à Ainielle, à la fin des années 20. Un gouffre du
temps.
Parmi les intervenants, les indispensables Enrique Satué et José Luis Acín Fanlo,
passeurs hors pairs de cette époque à garder en mémoire. Des images fortes
s’impriment, en effet, scandées par des extraits de « La pluie jaune » : la lente et belle
écriture des gens d’Ainielle, les pleurs de Presentación quand elle évoque la
« retirada » et le grand-père bringuebalant sur le macho, l’église et son carnet, le
moulin, le musicien de Santa Orosia, et ces images sepia flottant parmi des branches,
impalpables.
Un habitant d’Oliván, village qui a pu survivre grâce à son emplacement
géographique près des rives du Gallego, se souvient d’Ainielle : « ils étaient pauvres…
très pauvres », semblant perplexe sur la possibilité de vivre là-haut. Mais José María
Azón, ancien habitant d’Ainielle, écrit : « Ainielle, dans les années 30, était un village
pauvre en ressources, mais elles étaient suffisantes ; la simplicité et l’amabilité de ses
habitants en faisaient un lieu uni et confortable, admiré par les villages des alentours. » (dans
« Ainielle, la memoria amarilla », E. Satué)
Mediano, 28 avril 1969. La pluie tombe en continu depuis trois jours, le niveau
d’eau augmente vite, la panique s’installe chez les sept familles qui ont décidé de
tenir jusqu’au bout, doutant même, parfois, que l’eau arrive jusqu’à eux. Mais
Joaquina, de casa Pallás, voyant l’eau entrer dans sa maison, s’y enferme et n’ouvre à
personne. La Garde Civile doit intervenir et la sortir de force. Elle pense pouvoir
revenir, mais tout sera noyé, et sa vie engloutie (« ahogada »). Quelques temps
680
auparavant, le grand-père de casa Raso, maison la plus importante du village,
comprenant que la retenue allait tout submerger, s’était suicidé en se lançant dans le
ravin. On retrouve une histoire semblable avec la retenue de Barasona (près de
Graus), avec un vieil homme qui s’est suicidé : « Où pouvait aller ce pauvre homme ? Il
avait toujours vécu ici. Il est monté à la tour du clocher pour tenir plus longtemps, et il en a
pas bougé : quand l’eau est arrivée il s’est noyé. » (José Castillón, dans « José, un hombre
de los Pirineos »)
Dans l’urgence, les gens montent nombre d’objets au grenier. Begoña Olivar
(casa Cavero) se souvient de ces objets chers, disparus à jamais : « J’avais des livres
d’aventures que j’aimais lire, des dictionnaires et des livres d’orthographe. J’ai tout perdu,
avec les vêtements. Des livres et des meubles dont le souvenir m’était cher, comme ce berceau
où nous étions, ma sœur et moi, qui avait une grande valeur, fabriqué par un ébéniste, et qui
avait aussi servi pour mes fils. Le lac l’a emporté. Ce fut un désastre. » La vie disparaît,
jusqu’à ces « chats du village [qui] ont choisi de grimper sur les toits et là, en miaulant, ils
se sont noyés » (Alberto Sabio).
Le visage tourmenté de Begoña est sans doute ce qui marque le plus ce
documentaire exemplaire, qui offre aux anciens habitants de Mediano le début de la
reconnaissance à laquelle ils ont toujours eu droit, comme toutes les victimes d’une
injustice flagrante. Mais c’étaient des années d’impuissance, où l’homme comptait
peu, dans la droite ligne de l’inhumanité de Franco. Antonio López Lalueza (casa
López), dernier maire, le souligne : « Ces années-là, on ne pouvait pas faire grand-chose,
même si tous les gens affectés étaient contre. Si cela s’était passé maintenant, ils nous
auraient sûrement mieux indemnisés. On aurait pu utiliser les moyens de communication
pour protester, et d’autres collectivités ou des écologistes nous auraient rejoints dans la
défense de nos intérêts pour être plus persuasifs, comme cela s’est passé ensuite avec le
barrage de Campo ou avec Jánovas. »
Mais les indemnisations seront ridiculement basses, avec des versements
effectués en 1958 d’après une évaluation définie en…1941. Certains habitants
refusent ces indemnités, et l’Administration dépose cet argent au Trésor Public. Ce
seront frais et tracasseries pour le récupérer par la suite. L’histoire du barrage de
Mediano débute en 1902, avec la proposition de l’ingénieur Mantecón. La décision de
construction est prise en 1910, les travaux commencent en 1928. Toujours cette
lenteur espagnole. Des travaux retardés à diverses reprises, à cause des crues, des
grèves, des modifications du projet initial. La Guerre Civile stoppe tout, à une
époque où le chantier voit la présence de 200 ouvriers affiliés à la CNT, ces mêmes
ouvriers qui vont prendre les armes et investir la vallée de l’Ara, connaître la bataille
du port de Santa Orosia, la Bolsa de Bielsa et la bataille de l’Ebre. Interruption due
aussi au fait que la CHE (Confederación Hidrográfica del Ebro), responsable du
projet, a son siège à Saragosse, en zone rebelle (franquiste), alors que Mediano est en
zone républicaine. Après le conflit, en 1940, beaucoup d’ouvriers vaincus, prisonniers
politiques, appelés les « esclaves de Franco », travailleront à Mediano (environ 60
personnes). Le jésuite Pérez de Pulgar, imbu de charité chrétienne, appelant cela la
« Redención de Pena por el Trabajo » … Mais des gens de Mediano participent aussi
à la construction, sachant très bien que celle-ci signifie leur propre perte tandis que
d’autres hébergent des ouvriers ou les nourrissent, apportant au village une vie
inespérée. Mediano n’a sans doute jamais été aussi vivant qu’avant son décès brutal.
En 1960, la nouvelle politique agricole penche pour une demande accrue en eau,
et le projet de Mediano est réévalué à la hausse : augmentation de la capacité de la
681
retenue, barrage surélevé de huit mètres. Un nouveau coup du sort, décisif, quand on
sait que le projet initial ne prévoyait pas l’immersion du village. 1969, l’eau monte,
par l’effet conjugué des pluies et de la fermeture des vannes du barrage, décision
scandaleuse, peut-être volontairement à l’encontre du village. A aucun moment, les
habitants de Mediano ne demandent l’ouverture de ces vannes, à cause de la
soumission très ancrée, mais aussi parce que le barrage et la CHE sont une source
d’emplois.
Dans les jours qui suivent la fuite du 29 avril, certains improvisent une
embarcation avec des bidons et des planches attachées, et récupèrent ce qu’ils
peuvent. L’événement passe quasiment inaperçu dans les médias, sauf une
couverture dans le journal ABC de Madrid. Le drame de Mediano, et des villages
environnants, plus ou moins touchés (Plampalacios, Camporrotuno, Coscojuela,
Morillo de Tou, Arasanz, Gerbe, Griébal) entraîne un exode massif, estimé à 800
personnes. Lors des grandes sécheresses, les gens de Mediano purent revenir, errant
dans des rues fantômatiques, récupérant quelque objet.
« Pour moi, ce fut une expérience très douloureuse, non seulement je ne l’ai pas oubliée,
mais je crois que je m’en souviens chaque jour un peu plus. Je ferme les yeux et je vois les
rues, tout, tout, j’ai tout en mémoire, vous savez. Je rêve du vieux village » (Begoña Olivar).
« Je me souviens parfaitement de cette nuit, bien sûr que je m’en souviens, avec les
années c’est comme un film d’horreur. Cette soirée-là, on sortait d’une messe funèbre, on
revenait vers la maison et je me souviens parfaitement des torrents d’eau qui descendaient
dans la rue. » (Begoña Campo Olivar, casa Cavero)
Certains anciens n’ont pas survécu à l’agression, jusqu’à se laisser mourir.
Comme le souligne Alvaro Monzón, psychiatre, évoquant ce déracinement : « Bien
sûr, c’est possible de mourir de chagrin. »
Mediano a revécu le 26 septembre 2009, avec l’installation de la cloche de la
« Virgen de Monclús » sur la tour-clocher : « La cloche fut la voix du village ; quand
quelqu’un décédait, on le savait, quand il y avait un feu elle nous le disait, quand il y avait du
682
bonheur aussi…, elle nous parlait. Ce fut un rêve de la voir à nouveau accrochée à la tour
après 40 années sans sonner… » (Begoña Olivar, casa Cavero)183
Escartín : rescoldo de un
pasado
DVD par PYRENE T.V.
Eugenio Monesma
2007, 35’
Les « braises du passé » rougissent pour une journée, depuis 1998, le premier
samedi de juillet. Quelques (trop rares) images du passé mettent dans l’ambiance
d’un passé révolu, dont celles de Serafina, l’inoubliable « dueña » de casa Ferrer, qui
fut si motivée, paradoxalement, pour abandonner ce lieu, un certain matin de
décembre 1965. « Grand-mère Serafina – ma chère grand-mère -, fut un prototype de la
femme travailleuse, se sacrifiant, qui devait être très ingénieuse pour fournir à manger à toute
la famille. Elle avait connu beaucoup de moments critiques, comme tous ceux de sa
génération, et elle fondait de grands espoirs avec cette nouvelle vie à venir, avec plus de
possibilités et de services. » (Entretien de José María Satué Sanromán, par Faustino
Calderón, sur le net)
Le documentaire retrace donc cette journée de 2007 où se retrouvent les anciens
habitants, descendants et amis d’Escartín. Ils arrivent à pied, depuis Bergua (environ
2 heures), ou en véhicules tout terrain depuis Oliván, par une piste de 20 km.
José María Satué Sanromán, qui a mis en pages les mémoires de son père, et a
vécu son enfance à casa Ferrer, se fait le guide du village. En particulier de l’école, où
il évoque la maîtresse sévillane qui n’avait jamais vu la neige et qui, à son arrivée en
janvier 1952, se demandait quand elle verrait le sol ! (la neige pouvait tenir trois
mois). « Nous y avons appris beaucoup de choses, pour nous défendre dans la vie. » Les
mots se bousculent dans sa gorge, et il retient difficilement ses larmes.
Autre grand moment, la messe, dite par l’incontournable Ricardo Mur, le
« mosén » du Sobrepuerto, qui, une fois la cérémonie terminée, repart sac au dos,
peut-être pour aller diriger l’office dans un autre village dans la vallée. Les
représentants de chaque village déposent un carton plié à leur nom, puis une bougie
allumée.
Suivent le repas, la musique, la danse. Escartín revit l’espace d’une journée.
« Nous cherchons toujours d’où nous venons », lâche un descendant de Casa Buisán.
183
Le 20 mai, chaque année, la Vierge de Monclús, très vénérée par les gens de Mediano, était transportée en
procession, entre l’ermitage sous son invocation et le village. L’ermitage a été dynamité par des militaires, en
1995, tandis que la CHE détruisait les maisons de Mediano, « pour la sécurité ».
683
Villages fantômes
José María Cuesta et Jean Jimenez
SCPAM Université Toulouse II-Le Mirail
2005, 58’
Réalisé grâce au concours du Musée Pyrénéen et de la ville de Lourdes (fonds
Briet), des collections photographiques des Musées de Huesca et San Juan de Plan,
et de Max Daumas (collection personnelle).
684
méthodes du régime subsistaient, surtout chez des entreprises omnipotentes et
méprisantes.
Francisca : « Mais moi je voulais y revenir malgré tout…y rester, y construire une
petite maison pas chère pour que nos enfants puissent nous rendre visite le week-end…et si
j’avais pu avoir cette possibilité de retourner à Jánovas on ne m’en aurait pas sortie vivante…
morte, peut-être, car je le suis déjà, mais moi vivante, je peux vous garantir que non…Si à
Jánovas il y avait eu un peu de sang aragonais comme le mien tout cela n’aurait pas pu se
produire dans le Sobrarbe ! Et s’il avait fallu tuer pour vivre, on l’aurait fait… ».
Emilio : « Ils sont venus nous voler, à visage découvert ! ».
L’optimisme renaît quelque peu avec Enrique Fernández (« Quique »), qui s’est
installé à Escuain et vit de ses chèvres : « Ici on vit comme des rois ! ». D’autres couples
font part de leur expérience réussie, malgré des débuts très difficiles, et sont
rappelées les récupérations pilotes de Morillo de Tou (par le syndicat Comisiones
Obreras) et de Ligüerre de Cinca (UGT).
Emilio Garcés est décédé en septembre 2011 et ne verra pas la résurrection
programmée de Jánovas, déjà en marche avec la construction de la Casa del Pueblo.
Malgré ce temps espagnol si étiré, souhaitons à Francisca et ses enfants d’exaucer
leur rêve et de faire renaître l’espoir de justice dans un pays qui en a été tant démuni.
Ce documentaire est à associer avec l’ouvrage du même auteur, « La
despoblación del Sobrarbe, crisis demográfica o regulación ? », ed. Ceddar, 2001 (cf.
chapitre « Le dépeuplement du Sobrarbe, selon José María Cuesta »).
« Le pont suspendu de Jánovas, 7 juillet 1904 ». Photo Lucien Briet (Musée
Pyrénéen de Lourdes).
685
Eduardo de la Cruz, pour sa part, est le réalisateur de documentaires
stupéfiants de beauté, s’appuyant sur les dernières technologies (les drones). Parmi
ceux qui nous intéressent ici, citons :
Des extraits de ces documentaires sont disponibles sur Internet, sur le site
« Donde van las nubes, producciones audiovisuales ».
SITES INTERNET
686
Juin 2014, une journée inoubliable avec Faustino Calderón (à droite). Place
de Ginuábel. Photo Faustino Calderón.
Le Haut-Aragon
Ambit (Michel), Galicia (André), Pontroué (Jean-Paul et Philippe)
135 pages, 1982.
L’un des premiers ouvrages sur le sujet, qui ressuscite Lucien Briet, le grand
oublié du pyrénéisme.
687
Biarge (Fernando), Castán (A.), Pallaruelo (Severino), 200 pages, 1984.
Pyrénées aragonaises
Pontroué (Jean-Paul), Biarge (Fernando)
152 pages, 1987.
688
Un cliché qu’on ne peut plus prendre maintenant, tiré de « Sierras du
Haut Aragon », de Jean-Paul Pontroué et Fernando Bierge, dans le
Mascún.
689
Le Haut Aragon vu par Lucien Briet
Présenté par André Galicia
120 pages, 1986
Le livre de photos avec lequel j’errais, de village en village, en 1987, à la
recherche des sites où était passé le carlésien. Depuis, André Galicia est devenu le
passeur et spécialiste de Lucien Briet, l’artisan de sa réhabilitation. Suivront,
incontournables :
-Briet, la vallée d’Ordesa et les gorges du río Vero
Extrait de « Superbes Pyrénées », 175 pages, 1990.
-Un explorateur en sierra de Guara
Récits de voyage de Lucien Briet
Edition Club des 602, 195 pages, 1995.
-Explorations en Haut Aragon
Récits de voyage de Lucien Briet
200 pages, 2003
-Lucien Briet en Haut Aragon
Récits de voyage, biographie, essai de bibliographie
192 pages, 2004.
Ce dernier ouvrage étant l’aboutissement d’un travail minutieux d’André
Galicia concernant la vie du carlésien, et contenant l’article intitulé « Le long du río
Ara », utilisé dans l’introduction de ces pages.
690
A travers le Haut-Aragon
Sur les pas de Lucien Briet
Dalzin (Claire)
230 pages, éditions Cairn, 2007.
691
Pyrénées aragonaises,
Montagne des hommes
Follet (Etienne), Mendieta (Santiago)
145 pages, éditions Glenat, 2001.
692
« Elles sont seules. Personne ne les suit, il y a juste deux personnes qui longent
le mur qui rejoint la Brèche depuis le Casque. Le vent est soutenu tandis que le soleil
s’approche du zénith. Helvia regarde sa fille et lui fait signe de la suivre. Elles
s’avancent un peu, comme pour aller à la rencontre des seules personnes présentes.
Plus loin, le mur offre un creux à l’abri du vent. Helvia, avec l’aide de Marie, se libère
de sa charge. Puis elles s’asseoient […]
Bon, ma chérie, je crois qu’il faut faire notre devoir sinon ‘’mamie’’ pourrait se
fâcher – dit Helvia en se levant avec l’urne entre ses mains. Après l’avoir ouverte, elle
l’inclina peu à peu tandis que le vent implacable éparpillait les cendres. La mère et la
fille, enlacées, restèrent un instant à regarder les tourbillons jusqu’à ne plus
distinguer une seule poussière grise dans l’air. Elles se réfugièrent alors vers la
Brèche… »184
184
Extrait de « Le vent sur les aires », Francisco Rubio Sesé, dans « Cuando se rompen los sueños », ed. Prames,
2012. Marie et sa mère Helvia viennent d’accomplir la promesse faite à leur grand-mère et mère, Pilar, de jeter
ses cendres en Espagne, pays qu’elle a quitté lors de la Bolsa de Bielsa avec son mari Rafael, un maître qu’elle a
connu dans sa vallée de Benasque, et qui a disparu lors des années de maquis, victime de son engagement
politique. L’auteur situe l’action en 1980.
693
Nerín (2010)
694