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Philippe Desan
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1 Cette fête brésilienne a été documentée et amplement commentée par José Alexan-
drino de Souza Filho dans sa thèse, Civilisation et barbarie en France au temps de Montaigne,
Lille, ANRT, 2003, p. 48-88; du même auteur, Projeto ‘Livraria’ de Montaigne. Um passeio
ao universo do escritor francês Michel de Montaigne, João Pessoa, Editora Universitária, 2007,
p. 44-57. Voir aussi André Pottier, “L’entrée de Henri II à Rouen en 1550”, Revue de
Rouen, t. V, 1835, p. 18-108; Fernand Denis, “Une fête brésilienne célébrée à Rouen en
1550”, Bulletin du bibliophile, 1849, p. 332-402; Margaret McGowan, “Henri’s Entry into
Rouen”, Renaissance Drama, 1968, p. 199-225; Jean-Marie Massa, “Le monde luso-
brésilien dans la Joyeuse entrée à Rouen”, in Les Fêtes de la Renaissance, t. III, Éditions du
CNRS, 1975, p. 105-116.
aux feuilles des arbres du Bresil”2. D’autres arbustes étaient chargés de fruits
de diverses couleurs, imitant de façon presque parfaite “le naturel” des forêts
sud-américaines. Bref, on avait reconstruit un coin de nature sauvage sur les
bords de Seine.
Des habitations furent également édifiées à chaque extrémité de ce
terrain, leurs toits recouverts de roseaux et de feuilles, “fortifiés à l’entour de
pal en lieu de rampart, ou boullenerd en la forme et manière des mortuables
et habitations des Brasilians”. Une gravure de l’époque – ici reproduite –
restitue assez fidèlement le décor construit pour la fête cannibale de Rouen.
Lâchés en liberté pour créer l’illusion d’un espace tridimensionnel, des oiseaux
exotiques passaient au dessus des têtes des spectateurs ébahis. L’on voyait des
perroquets, des aras, des conures, des toucans et autres oiseaux chamarrés
originaires d’Amérique. Des marmottes, des sagouins et divers animaux
inconnus en Europe et rapportés dans les soutes des navires marchands
rouennais peuplaient cette bande de terre brésilienne qui longeait un fleuve
français. On assistait à une véritable transposition coloniale d’un continent à
l’autre. Là où des campements français bordaient les fleuves du Nouveau
Monde, on pouvait désormais assister (pour quelques heures) à la vie quoti-
dienne d’une colonie brésilienne transplantée au cœur du royaume. Tout avait
été conçu pour que les spectateurs aient le sentiment d’avoir été transportés en
terre brésilienne.
L’idée générale d’une telle mise en scène était de recréer un monde où la
nature abondante permettait aux deux cent cinquante “Indiens” de cohabiter
paisiblement entre eux et avec les Occidentaux, du moins durant le premier
acte de ce tableau idyllique raconté par les bourgeois de Rouen pour le roi et
sa cour. C’est en effet là le début de l’histoire. Tout commence par la paix, le
repos et la civilité dans ce que l’on pourrait qualifier de “moment rousseau-
iste”. L’histoire du Nouveau Monde présentée aux seigneurs, prélats et ambas-
sadeurs venus observer cette tranche du Nouveau Monde s’ouvre pour le
mieux. La nature est en harmonie avec l’homme. Indiens et matelots euro-
péens se confondent même:
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2 C’est la déduction du sumptueux ordre plaisantz spectacles et magnifiques théâtres dressées, et
exhibés par les citoiens de Rouen ville métropolitaine du pays de Normandie, A la sacré Maiesté du
Treschristian Roy de France, Henry second leur souverain Seigneur, Et à Tresillustre dame, ma Dame
Katharine de Medicis, la Royne son espouze, lors de leur triumphant ioyeuls et nouvel advènement en
icelle ville, qui fut es jours de Mercredy et jeudy premier et second jours d’octobre 1550, Rouen,
Robert Le Hoy, 1551.
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104 Philippe Desan
Sur les rives de la Seine, Catherine de Médicis s’extasie devant les “esba-
tements et schyomachie des sauvages”. Tout semble si paisible en ce début du
mois d’octobre 1550. Les guerres civiles n’ont pas encore débuté en France, et
ce plaisant tableau de convivialité et fraternité transcende les divergences
politiques et religieuses qui couvent déjà. Il est ensuite précisé que les marins
rouennais imitaient si bien le langage et les gestes des Indiens qu’il était
impossible de distinguer les vrais des faux sauvages. Les matelots occidentaux
s’étaient pleinement cannibalisés pour l’occasion. On chassait à l’arc et à la
sarbacane, quelques sauvages couraient après des singes, d’autres se balan-
çaient dans des hamacs attachés aux arbres, ou étaient tout simplement
allongés sur le sol, à l’ombre d’un buisson, se reposant. Une poignée d’Indiens
coupaient du bois, un groupe s’affairait à construire une sorte de fort le long
du fleuve. Des berges de l’Yguarassu à celles de la Seine, l’espace réduit par la
conquête européenne (portugaise et française) permettait les comparaisons les
plus osées.
Mais ces scènes merveilleuses et paradisiaques n’étaient en fait qu’un
prélude nécessaire à la violence qui devait bientôt éclater, tel un coup de
tonnerre. Il fallait bien que l’on arrive à un moment donné à l’activité
essentielle des Cannibales rapportée par les visiteurs occidentaux et idéalisée
par Montaigne lui-même: “Et sur ces entrefaites, voicy venir une troupe de
savaiges qui se nommoient à leur langue Tabagerres, selon leurs partialitez,
lesquels estants accroupis sur leurs tallons et rengez à l’environ de leur Roy,
autrement nommé par iceulx, Morbicha”. Le chef des Tabajaras commença
soudainement à haranguer les Indiens qui s’étaient assemblés autour de lui. Il
se mit à gesticuler et à agiter les bras en “geste passionné”, tout cela en
langage brésilien. Les Tabajaras délaissèrent tout à coup la civilité qui avait
jusqu’à présent régné. Selon la description de l’époque, l’assemblée réagit
promptement et avec obéissance et ils “vindrent violentement assaillir une
autre troupe de sauvaiges qui s’appeloient, en leur langue, Toupinabaulx”.
S’ensuivit alors un combat sans merci et d’une fureur extrême où furent
échangés flèches, coups de massue et de bâtons de guerre. La bataille entre
Tupinambas et Tabajaras formait bien évidemment le thème de ce second
acte théâtralisé à l’extrême.
L’affrontement éclair qui se déroula devant le roi et les membres de la
cour fut gagné par les Tupinambas qui résistèrent vaillamment à l’attaque
sournoise des Tabajaras et les forcèrent à s’enfuir. Les agresseurs avaient
perdu la guerre. On brûla le campement des fuyards. Les Tupinambas (en
majorité des matelots rouennais) sortaient les grands vainqueurs de cette
confrontation entre bons Cannibales (Tupinambas) et cruels Cannibales
(Tabajaras). Le commentateur de cette mise en scène assez réussie (du moins
pour l’assemblée qui y assistait) nous offre le commentaire suivant:
ladicte scyomachie fut exécutée si près de la vérité, tant à raison des sauvages
naturelz qui estoient meslés parmy eux, comme pour les mariniers qui par
plusieurs voyages avoient traffiqué et par longtemps domestiquement résidés
avec les sauvages, qu’elle sembloit estre véritable, et non simulé, pour la
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J’ay eu long temps avec moy un homme qui avoit demeuré dix ou douze ans
en cet autre monde, qui a esté descouvert en nostre siècle en l’endroit ou
Vilegaignon print terre, qu’il surnomma la France Antartique. (1580, I, 31,
300)
Douze ans passés au Brésil ne sont pas une mince expérience, même si l’on
peut douter de ce chiffre3. Montaigne a besoin de l’autorité d’un témoin direct
pour démontrer sa connaissance des pratiques culturelles des Indiens du
Nouveau Monde4. Ses lectures sur le sujet ne sauraient suffire pour un homme
qui privilégie la parole naïve au savoir livresque. La rencontre des Cannibales
se situe dans cette logique d’une autorité narrative qui permet à l’auteur des
Essais de prendre la parole à son tour.Comme l’a souligné Frank Lestringant,
l’entrevue de Montaigne avec des Cannibales relève principalement de la
topique5.
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3 Charles-André Julien (Les Voyages de découverte et les premiers établissements (XVe-XVIe
siècles), Paris, Presses Universitaires de France, 1948, p. 417) remarque à ce sujet que la
présence de cet homme au Brésil excède de la moitié la très courte existence de la
France Antarctique (15 novembre 1555 - 15 mars 1560). Montaigne aurait alors
exagéré la durée de ce séjour parmi les Indiens.
4 À ce sujet, voir Andrea Frisch, The Invention of the Eyewitness: Witnessing and Testimony
in Early Modern France, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2004.
5 Frank Lestringant, Le Huguenot et le sauvage, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1990,
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6 La région où vivent les Cannibales correspond à une partie, relativement restreinte,
sources.
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108 Philippe Desan
taire par José Alexandrino de Souza Filho dans sa thèse de doctorat, Civilisation et
barbarie en France au temps de Montaigne, op. cit., p. 123-140. Elle est décrite dans L’entrée du
Roy à Bordeaux, avecques les Carmes Latins qui luy ont esté presentez, et au Chancelier, Paris,
Thomas Richard, 1565; ainsi que dans La Royale reception de leurs majestez tres-chrestiennes en
la ville de Bourdeaus ou le siecle d’or ramené par les Alliances de France et d’Espaigne. Recueilli par le
commandement du Roy, Bordeaux, Simon Millanges, 1615; Prosphonematon, sive de adventu
Christianissimi Regis Caroli IX in suam urbem Burdigalam Mauricii Marcii Burdigalensis. Ad
eundem, Paris, Thomas Richard, 1565. Voir aussi Voir Philippe Tamizey de Larroque,
L’Entrée de Charles IX à Bordeaux, Bordeaux, Chollet, 1882; Gabriel de Lurbe, Chronique
bordeloise, Bordeaux, Simon Millanges, 1619, f. 32; plus le Supplément de Darnal, 1666,
fol. 77v; Jean de Gaufreteau, Chronique bordeloise, 1240-1638, éd. Jules Delpit, Bordeaux,
Société des Bibliophiles de Guyenne, 1876-1878, t. 1, p. 136-137; Dom Devienne,
Histoire de la ville de Bordeaux, Bordeaux, chez Simon de la Court, 1771, p. 146-148;
Jacques Baurein, Variétés bordeloises ou essai historique et critique sur la topographie ancienne et
moderne du diocèse de Bordeaux, Bordeaux, 1876, t. 2, p. 223-233.
10 Theodore Godefroy, Le Ceremonial François contenant les cérémonies observées en France
aux Sacres & Couronnemens de Roys, & Reynes, & de quelques anciens Ducs de Normandie,
d’Aquitaine, & de Bretagne: Comme aussi à leurs Entrées solennelles: Et à celles d’aucuns Dauphins,
Gouverneurs de Provinces, & autres Seigneurs, dans diverses Villes du Royaume, [1619], 2 vol.,
Paris, Sebastien et Gabriel Cramoisy, 1649.
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Cinq semaines plus tard, le 1er avril 1565, le roi dîne à Cadillac (chez
Candalle), à deux pas du château de Montaigne. Il traverse la Garonne. Le
lundi suivant, il séjourne à Bordeaux; le mardi, il est à Thouars où le roi de
Navarre s’arrête du 3 au 8 avril. Finalement, le 9 avril 1565, Charles IX
effectue son entrée royale à Bordeaux, une célébration longuement répétée
alors que bon nombre de Parlementaires s’opposent ouvertement à l’autorité
royale. Les Parlementaires tentent de s’affranchir du pouvoir du Parlement de
Paris et rechignent à enregistrer les lettres patentes relatives aux divers édits de
pacification. En 1565 le conflit religieux est vif dans la région et il faut tout
faire pour ne pas déplaire au souverain. La venue de Charles IX à Bordeaux
est l’occasion pour Montaigne de réaffirmer la soumission du Parlement à
l’autorité royale. Cette position est néanmoins loin de faire l’unanimité parmi
ses collègues.
Pour plaire au roi, on a de nouveau mis en scène une “exposition
cannibale” sous forme de cortège. Ce sont cette fois des prisonniers qui sont
exhibés. Dans la procession publique qui comprend tous les notables de la ville
et du Parlement, et derrière les Cannibales et autres peuples captifs, on trouve
les officiels de la cité qui défilent devant le roi. Les Parlementaires, y compris
Montaigne, parcourent le centre-ville à cheval et en costume de cérémonie,
robe rouge à chaperons fourrés pour les conseillers qui ont auparavant dîné au
palais aux dépens du roi12. Montaigne, au même titre que les Cannibales,
défile donc devant le roi à Bordeaux ce 9 avril 1565. Il est richement vêtu, les
Cannibales sont nus. Si l’on conserve cette distinction entre Tupinambas –
Indiens alliés des Français contre les Portugais – et les Tabajaras – ennemis
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11 François Hauchecorne, “Une intervention ignorée de Montaigne au parlement de
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14 Sur la situation politique des “Religionnaires” à Bordeaux et les mesures prises par
le Parlement contre eux, voir Dom Devienne, Histoire de la ville de Bordeaux, op. cit., p.
148-150.
15 Louis Desgraves, Inventaire des fonds Montaigne conservés à Bordeaux, Paris, H.
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ment. Il se rappelle par exemple avoir entendu trois jugements portés sur sa
propre société de la part des capitaines brésiliens mais est incapable de
retrouver le troisième. Il faudrait s’interroger plus longuement sur les implica-
tions de cette mémoire fautive qui atteste en même temps la véracité de
l’expérience rapportée. La mémoire de Montaigne flanche mais il nous
communique l’essentiel: d’abord le fait que des hommes grands, forts et
barbus (les gardes suisses) se soumettent et obéissent à un enfant. Les Canni-
bales s’étonnent aussi des grandes différences sociales qui règnent en France,
avec d’un côté “des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez”,
et, de l’autre, des “mendians à leurs portes, décharnez de faim et de pauvreté”.
En fait ils ne comprennent pas le système politique sur lequel reposent les
différences acceptées par cette seconde moitié de la population qui ne se
soulève pas et ne prend pas “les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs
maisons”. Cette dernière remarque est lumineuse et possède de nombreuses
implications aussi bien au niveau théorique que pratique dans le domaine de
la politique en cette fin du XVIe siècle. Sans pour autant pousser trop loin
l’analyse sociale des observations des chefs cannibales, et malgré l’avis de
Montaigne sur la piètre performance du “truchement” à sa disposition, il faut
avouer que ce dernier a su rendre compte d’un problème de société qui n’est
pas si simple à comprendre (dans une autre langue) et encore moins à traduire
(en si peu de mots).
La constatation sociale des Cannibales renvoie à une question qui n’est
pas seulement d’actualité mais permet également de s’interroger sur les fonde-
ments politiques de la société libérale telle qu’elle commence à être visible
durant la seconde moitié du XVIe siècle. Ce rapport de dépendance entre
“mendians” et riches n’est pas uniquement fondé sur la force et la peur de la
répression mais aussi sur ce que La Boétie appelle la servitude volontaire.
Cette acception nouvelle de l’idée de servitude fait l’objet d’un questionne-
ment proposé par Montaigne dans “Des cannibales”, un commentaire déjà
effectué par les Cannibales en présence de Montaigne. L’association avec la
pensée de La Boétie dans une parenthèse introduite par l’auteur des Essais est
symptomatique d’une réflexion politique qui va bien au-delà de Montaigne
lui-même à l’époque des guerres de religion.
Montaigne remarque en effet que les Cannibales “ont une façon de leur
langage telle, qu’ils nomment les hommes moitié les uns les autres”. Contrai-
rement à ce que nous dit Montaigne de son amitié avec La Boétie (parce que
c’était lui, parce que c’était moi), les Indiens, dans une atténuation du rapport
personnel, assignent cette observation au corps social. Les nécessiteux comme
les privilégiés forment la moitié les uns des autres dans une interdépendance
mutuelle et nécessaire. La nécessité de ne pas se couper de l’autre moitié
représente à notre avis la leçon politique la plus importante perçue par
Montaigne dans cet échange réel ou imaginé avec les Indiens du Nouveau
Monde.
Il faut situer ces déclarations sur l’organisation sociale du vieux monde
dans son contexte politique et religieux immédiat. L’édit royal du 17 janvier
1562 donne aux protestants le droit de s’assembler pour pratiquer leur culte
114 Philippe Desan
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16 Émile Dupré-Lasale, “Montaigne au Parlement de Paris en 1562”, Bulletin de la
Société des Amis de Montaigne, n° 10, 1941, p. 3; id., Bulletin du Bibliophile, 1887, p. 23-25.
André Lelarge, “[Autour du serment de Montaigne devant le Parlement de Paris en
1562]”, Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, n° 11, 1941, p. 40-42.
17 Pierre Villey, “Montaigne au Parlement de Paris en 1562”, Bulletin de la Société des
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18 Nous avons développé cet argument dans “L’appel de Rome ou comment
Médicis envoya Blaise de Montluc en Guyenne pour faire appliquer cet édit.
Peine perdue. Le massacre de Vassy en mars 1562 rendit cet édit caduc et la
première guerre de religion éclata. La Guyenne et le Périgord n’échappèrent
pas à la guerre. Burie était alors lieutenant du roi de Navarre en Guyenne.
Christophe de Roffignac, Président du Parlement de Bordeaux, et Antoine de
Noailles, gouverneur du château du Hâ, demandèrent au roi de remplacer
Burie par Montluc, François de Pérusse, comte d’Escars, ou Sansac. Contrai-
rement à l’avis du Parlement, le roi décida de maintenir Burie en poste.
Comme on l’imagine, la préparation des cérémonies officielles à l’occasion de
l’entrée royale de Charles IX à Bordeaux en 1565 fut compliquée par les
enjeux politiques locaux. C’est également dans cet état d’esprit qu’il faut
interpréter l’intervention du Conseiller Montaigne devant le Parlement de
Bordeaux à cette même date. En 1580, lors de la publication des Essais, la
situation religieuse et politique était bien différente et Montaigne affichait
désormais de nouvelles priorités. Les temps n’étaient plus au devoir de mémoire
mais bien au devoir d’oubli.
Pourquoi Montaigne choisit-il de situer sa rencontre des Cannibales à
Rouen plutôt qu’à Bordeaux? Erreur due à une mauvaise mémoire? Décision
politique a posteriori? Peut-être tout simplement parce que dans son esprit la
ville normande est le point d’entrée des Indiens en France. Cette cité est
certainement plus proche du Nouveau Monde que ne l’est Bordeaux. Rouen
représente aussi un lieu bien loin des tumultes bordelais en 1580, un espace
moins chargé politiquement qui permet de conserver la naïveté tant nécessaire
à Montaigne. Rouen est certainement plus utile ou appropriée que ne l’est
Bordeaux quand Montaigne relate son entrevue avec les Cannibales – c’est-à-
dire après la Saint-Barthélemy. Rouen est aussi une ville qui par son architec-
ture et son urbanisme fait figure de ville moderne et qui offre ainsi un
contraste encore plus grand avec les sociétés qu’il “naïvement depinct au
naturel”.
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trer. L’entretien avec des Cannibales appartient à une logique politique dont
Montaigne pouvait ne pas être conscient. La mémoire est presque toujours
sélective et dépend en partie de l’idéologie d’une époque.
Au fond, un marin imite si bien un Cannibale, ses gestes et sa langue, que
c’est pratiquement la même chose. Il en va de même pour Montaigne en
1580; mais pas en 1562, pas avant la mort de La Boétie – cette réalisation que
nous sommes la moitié les uns aux autres, comme l’exprime Montaigne en
1580 lorsqu’il relate son échange avec les Cannibales en 1562 ou en 1565. Il
suffit de faire les gestes nécessaires, de se mettre à nu et de se couvrir de
peinture pour passer pour un Cannibale. Si ce simulacre nécessaire à la
compréhension du Nouveau Monde et à son organisation sociale était assez
délicat en 1562, il est par contre pleinement réalisable en 1580.
Le contact est pour Montaigne irréversible. Les indigènes ne connaissent
pas encore le prix qu’ils paieront pour s’être rendus sur le vieux continent.
Montaigne aime lui aussi se mettre à nu, il se peint également d’une façon
bien particulière, en grotesque; quant à ses gestes, ils sont non prémédités et
suivent la même logique du corps sauvage associé au Cannibale19. Comme
pour la bataille mise en scène entre deux tribus cannibales à Rouen en 1550,
les guerres de religion défient également toute explication rationnelle géné-
ralement associée aux conflits occidentaux.
Les Essais pourraient-ils être conçus comme l’expression particulière
d’une sciomachie? La sciomachie signifie littéralement un combat avec son
ombre. Ce mot, tiré du grec, représente une sorte d’exercice, ou d’essai
pourrions-nous dire. Dans l’Antiquité un tel combat avec soi-même servait
d’entraînement pour une lutte à venir. C’est dans ce sens que les Essais font
également partie d’un “simulachre de la vérité” où se confondent le gentil-
homme et le Cannibale, ou plutôt l’un qui prend, pour un temps, la place de
l’autre: non pas un Cannibale en haut de chausses, mais plutôt un gentil-
homme en Cannibale, c’est-à-dire nu, et avec un langage bien particulier.
University of Chicago
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19 Nous avons développé cette notion de l’échange des corps à partir des organi-