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Le Château
De mon Père
Récit
1
2
« Emmenez-moi au bout de la terre
Emmenez-moi au pays des merveille
Il me semble que la misère
Serait moins pénible au soleil. »
Charles Aznavour1
1
Charles Aznavour, Emmenez-moi, Album Entre deux rêves, Barclay Record,
1967.
3
Chapitre 1
Albert Camus2
Marcel Jouhandeau3
4
Malgré son âge avancé, ma mère, comme d’habitude, avec
beaucoup d’énergie, gère toute l’intendance et le cahier
d’appel.
Mohamed Salam c’est mon père. Entouré de toute la famille
il respire le bonheur !
La bataille des cuillères, dans le plat unique et énorme, ne
commence que lorsque le patriarche avale la première boulette
de semoule qu’il vient de façonner avec la main droite, selon
la tradition apprise, il y a bien longtemps, dans son Maroc
natal.
6
Flashez-moi
7
Chapitre 2
Résurrection
Dante4
Alzheimer !
8
Dégât des eaux…
Discussion entre frères et sœurs.
Absence.
Regard vide.
Silence.
9
On ressentit à ce moment-là l’esprit de protection et
d’amour qu’ont les parents envers leurs enfants, et il fut
clair pour nous tous, que sa maison de Berrechid avait
dans son cœur une place équivalente…
De nouveau.
Regard vide.
Silence.
Absence.
5
Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Presses Universitaires de France, 27
mai 2020.
10
de la sécurité, sans oublier les placards et les tiroirs où on
y cache nos secrets.
Pour apprécier cette image poétique, il est
indispensable de mettre de côté la raison. Pour autant, de
retour à Montereau, je ne pouvais m’empêcher de me
demander, pourquoi mon père montrait tant
d’attachement à une bâtisse située à plus de trois mille
kilomètres ? Après tout ce n’était que quatre murs et un
toit !
11
Flashez-moi
12
13
Chapitre 3
Là où tout a commencé
Marcel Proust6
Marcel Proust7
14
andalouse, avec laquelle il est séparé par un seuil étroit, porté
par la richesse d’un nom qui lui vient de très loin : le Maroc.
Depuis le début du néolithique, cette région était peuplée par
les Amazigh, l’ancien nom des Berbères. Yâkûsh, divinité
autochtone évincée par Allah, laissa de façon subtile une trace
indélébile de son passage, offrant son nom au Maroc,
métamorphose d’ Amerruk, diminutif d’Amûr Yâkûsh, « la
patrie du dieu Yâkûsh »8.
Quant à « Maghreb », son nom arabe, signifie « soleil
couchant », un héritage des conquérants venus de Bagdad. Un
nom qui souligne la position la plus occidentale de l’empire
islamique d’alors. C’était au 7ème siècle.
Naquît une première dynastie royale, qui fut d’abord arabe
Omeyade, suivie très vite par des dynasties berbères, puis
chérifiennes9.
8
Pascal Buresi et Mehdi Ghouirgate, Le Maghreb XIe-XVe siècle,
collection Cursus, 2013, p12.
9 Dynasties berbères 1040 – 1554 et dynasties chérifiennes 1554 jusqu’à
aujourd’hui.
15
repoussant les attaques des armées espagnoles, portugaises et
surtout ottomanes. C’est pour cela que le Maroc ne fit jamais
parti de l’empire ottoman.
10
Pour ce chapitre et les suivants, les informations historiques proviennent
de l’ouvrage de Michel Abitbol, l’histoire du Maroc, Perrin, 2014.
16
et de la détérioration des conditions de vie générale de la
population.
En France, les fruits de la Révolution étaient prêts à être
consommés, une législation pertinente conjointe à une bonne
prévoyance des questions sociales et la séparation de l’église et
de l’Etat, expliquaient le succès et la puissance de cette nation.
Cela ne se fit pas en un jour, mais le peuple français, grâce à
la création de grandes institutions par Napoléon, réussit à
s’émanciper, se libérer, se cultiver et donc à se rendre plus fort.
Le Maroc, quant à lui, avait raté le coche de l’émancipation
et de l’innovation.
17
Ce fut le début de la perte d’indépendance du royaume
chérifien, sa réputation d’invincibilité avait pris un coup dur.
S’ouvrit alors un chapitre complexe, où les gouvernants mais
aussi le peuple furent tiraillés entre une modernisation sous le
joug non encore officiel des colonisateurs et la continuation
d’une indépendance. Conscients cependant que dans cette
indépendance la modernité avait du mal à prendre son essor,
pour les raisons expliquées plus haut, à savoir le dogme
religieux et son inertie économique et social. Ce fut alors le
temps des concessions et des traités politiques désastreux,
enfonçant le royaume dans un asservissement colonial
humiliant.
Processus qui eut pour conséquences la banqueroute
financière et le délitement du pouvoir central marocain,
orchestré par les occidentaux pendant tout le 19ème siècle.
Sidi Mohammed, Moulay Hassan et son successeur Moulay
Abdelaziz ne réussirent pas à stopper cette dynamique de perte
de contrôle du pays dont la France tirait toutes les ficelles.
En 1904, le Maréchal Lyautey, premier Résident générale du
protectorat français, appliqua la stratégie dite de la « tache
d’huile ». Il installa des postes mobiles, avançant lentement
mais sûrement.
18
Moulay Abdel Hafid (1876-1937), après s’être battu avec
l’énergie du désespoir, se résigna avant d’abdiquer, à signer le
30 mars 1912 le traité de Fez, plaçant son pays sous la
responsabilité des autorités Franco-Espagnoles.
Il fut officiellement le dernier sultan indépendant. Ses
successeurs furent dès lors choisit par Lyautey. Ce fut la fin du
Maroc libre.
21
Flashez-moi
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23
Chapitre 4
Jean-Jacques Rousseau. 11
Jules Simon.12
24
- Merci Mouille (maman en arabe), le couscous était
excellent, comme d’habitude. Je vais t’aider à
débarrasser.
25
Monsieur Da Silva répétant à longueur d’années qu’il
fabriquera le même dès qu’il sera à la retraite.
26
Je prends le mètre et le plie de façon à en faire une
étoile à cinq branches.
Je réponds :
27
- Oui c’est très clair. Merci.
Je réponds :
28
Nabil, sachant que mon père n’aime pas qu’on se
moque du Maroc, s’assied près de moi et continue la
conversation en essayant d’être le plus discret possible.
Et moi je tente une diversion :
29
Presque immobile, mon père entrouvre de temps en
temps les paupières, comme s’il allait parler, mais les
referme aussitôt. Ses lèvres remuent légèrement : il ne
dort pas.
- Comment ça ?
30
ce moment-là les Français avaient d’autres soucis
politiques à gérer.
- ??
31
- Le Maroc signa des accords commerciaux, les
européens étaient venus se procurer des matières
premières, et aussi pour vendre de la marchandise,
et tiens-toi bien, même du thé !
14
Bataille d’Isly 1844, Bataille Tétouan 1860.
33
assiette de couscous que ma mère a préparée pour lui, sa
femme, et leur jeune enfant. Un protocole devenu
hebdomadaire. Comme d’habitude, il nous salut depuis
le seuil, en accompagnant son chaleureux « Merci
Madame Salam ! » Et Nabil en prenant sa voix de tour
de contrôle : « Le vol 746 de la théière en provenance de
l’aéroport Cuisine Salam aura un retard de quinze
minutes » et comme d’habitude, tout le monde éclate de
rire, même ma mère depuis le hall de son aéroport.
Nous reprenons le fil de la conversation.
Je dis :
34
Sans quitter des yeux le mètre en bois qu’ils
manipulent, ils font un signe de la tête. Je continue mes
explications :
36
- Et Lyautey ? qu’est qu’il est devenu ?
37
ton lit et il faudrait le remercier car il a installé le
Wifi ! »
Je le félicite.
Mon père ouvre les yeux et regarde sa montre. Je
comprends à son regard que c’est l’heure de la prière. Il
se redresse un peu, j’en profite pour lui poser une
question :
38
- Tu en penses quoi Ba15 ?
39
même le rabbin Michel Serfaty était heureux d’y être
accueilli !
- !!!
41
Nabil ajoute, tout en caressant la tête de son fils,
heureux de le voir participer à la discussion avec autant
d’enthousiasme :
42
- Oui, ce sont des goumiers marocains qui ont libérés
la Corse sous le commandement de l’armée de la
France libre, précise Wissem.
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temps, en tout cas c’est comme cela que je l’interprète,
pour exprimer de la gratitude pour ces propos qui lui
semblent extrêmement importants.
44
Flashez-moi
45
Chapitre 5
Antoine de Saint-Exupéry 16
46
de Nabil d’un revers de la main et d’un sourire en
coin. Vous êtes dans la même école il me semble ?
49
- Oui c’est sûr ! Et, je viens de comprendre dit Leila,
que c’est peut-être pour cela que le Petit Prince
porte toujours une écharpe !
50
avec des avions sur les bras et eut l’idée de les
utiliser pour transporter du courrier et des passagers
vers le Maroc et le Sénégal où vivaient
d’importantes communautés françaises.
17
Pierre-Georges Latécoère, cité par Didier Daurat, Dans le vent des hélices,
édition Le Seuil, 1956, p. 38.
51
- Il a rejoint l’aéropostale en 1926. Ce qui est
dommage c’est que les marocains ne savent pas qu’il
fait partie de leur histoire ! Dit Leila.
18
Voir Stacy De Bruyère, Une vie à contre-courant, Albin Michel, 2013, p.102.
52
- Ben alors ! Il s’attendait à quoi ? Dit Nabil.
53
- Il resta dix-huit mois à Tarfaya et avait de bonnes
relations avec les indigènes de la région. Il apprit
l’arabe, il buvait le thé sous la tente avec les
nomades du désert et il s’habillait souvent d’une
djellaba. L’écrivain et journaliste Joseph Kessel
raconte qu’on le distinguait mal des autres habitants
et qu’on aurait pu croire qu’il était né au Maroc !19
Je pense que c’est ce décor désertique qui va
l’inspirer et faire de lui un artiste.
- Formidable ! Dis-je.
19
Archives de l’Institut National de l’Audiovisuel, diffusées la première fois le
20 mai 1990 sur France Culture dans l’émission La Tasse de Thé-Rétro.
54
- Soupranala (incroyable !). Dit Nabil en imitant
l’accent de mon père.
55
- Ah, pas tout à fait, répond mon père en riant, c’est
une longue histoire, je vais vous raconter…Dit-il
dans son français que nous aimons tant.
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Flashez-moi
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Chapitre 6
La vie continue…
Eugène Delacroix20
Lotfy Akalay21
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Casablanca.
Début des années quarante.
Quartier pauvre de la ville, grande maison cubique à
l’architecture traditionnelle, construite à main nues, faite
de briques d’un mélange de boue et de paille, repliée sur
un patio intérieur, sans accès à l’eau courante et
l’électricité.
C’était une maison qui vivait au rythme des jeux, des
cris, des pleurs et des rires d’une quinzaine d’enfants,
fruit de la polygamie enthousiaste de mon arrière-grand-
père.
Parmi ces enfants se trouvait Sf’ia, ma grand-mère. Fille
unique de Zohra la troisième des quatre épouses de mon
arrière-grand-père, dont je n’ai jamais su le nom.
22 https://youtu.be/aTgz8zSP9lg
61
bravoure. Le prophète de l’Islam n’a-t-il pas effectué
l’ascension céleste sur le dos d’un cheval ailé, le bien
nommé « Bouraq » ?
63
Chapitre 7
Mouille Zohra
Jimmy Carter23
23
Jimmy Carter, The Observer, dans un éditorial publié le 12 juillet 2009.
« The truth is that male religious leaders have had — and still have — an
option to interpret holy teachings either to exalt or subjugate women. They
have, for their own selfish ends, overwhelmingly chosen the latter. Their
continuing choice provides the foundation or justification for much of the
pervasive persecution and abuse of women throughout the world. »
https://www.cartercenter.org/news/editorials_speeches/observer_071209.
html
64
connu le sourire. Voilà Mouille24 Zohra, mon arrière-
grand-mère, immortalisée par une photo que mon père
regardait toujours avec affection.
Il l’avait faite encadrer et l’avait placée sur sa table de
chevet, comme si la personne qui avait pris soin de lui,
pouvait continuer à le faire, de l’au-delà, à travers cette
icône.
Montereau.
« Dimanche-couscous ».
Je me rappelle ce dimanche où mon père dans une
conversation avait utilisé le terme de « charia ».
Yassine, l’ainé de mes quatre garçons, avait, à cette
époque, l’insouciance de ce mois d’avril que l’on appelle quinze
65
ans, cet âge de l’adolescence où l’on mute, passe de
l’enfance à l’adulte, processus singulier, qui parfois rend
timide, et parfois vous dote d’une certaine théâtralité qui
permet de se faire remarquer. De démontrer qu’on a
grandi. Ce jour-là, Yassine fit sa démonstration de
nouvel adulte en demandant à son grand-père avec un
sourire un peu angoissé :
- Pourquoi tu dis ça ?
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- Tu n’as jamais cherché à savoir par toi-même ?
- Ben non !
25 Voir, Que dit vraiment le Coran, chapitre La Charia, du Dr .al Ajamî, Encre
d’Orient, 2021.
67
- Ok, je relève le défi !
26 Meriem Rodary, Le travail des femmes dans le Maroc précolonial, entre oppression et
résistance, cahier d’études africaines.
68
Elle les éleva, et devint en quelque sorte leur vraie
mère, permettant ainsi à sa fille, ma grand-mère Mouille
Sf’ia de refaire sa vie.
Je sais que toute cette généalogie est un petit peu
compliqué. Un jour mon père, voyant qu’on avait du mal
à se repérer, prit une feuille blanche et griffonna devant
nous, en quelques secondes, un schéma simpliste pour
nous aider à se repérer. Je me souviens avoir penser qu’il
avait, sans le vouloir, copier le système solaire. Avec mes
parents au centre de notre univers, et nous, leurs étoiles,
qui gravitent autour.
69
70
Mouille Zohra était la figure maternelle responsable et
rassurante dont un enfant avait besoin pour grandir.
Elle gérait les tracas de la vie quotidienne, c’est elle qui,
par exemple, tenait les cordons de la bourse, et
subvenait aux besoins de toute la famille.
Elle savait être autoritaire, avait du caractère, faisait
office de « Cheffe de famille » que tout le monde
craignait et respecter : un îlot de stabilité dans un
univers souvent chaotique et incertain.
En d’autres termes, une femme forte.
Selon ma mère, c’est d’elle que mon père a hérité son
caractère.
72
Flashez-moi
73
Chapitre 8
Albert Einstein27
27
Albert Einstein, Comment je vois le monde, Flammarion, 1934, Chapitre premier,
p. 8.
74
Français furent obligés de céder. Il faut dire aussi que
les français avaient d’autres soucis à ce moment-là,
empêtrés qu’ils étaient dans la guerre d’Indochine, sans
parler bien sûr des révoltes qui grondaient en Tunisie et
en Algérie.
Ainsi, en 1956, le protectorat disparut, le Maroc fut
enfin libre !
76
de les protéger, fut insupportable pour lui, et marqua
son esprit au fer rouge.
Mais paradoxalement cela lui donna des forces, car lui
aussi un jour, aurait sa maison, il aurait sa revanche et
effacerait cette profonde maladresse du destin.
C’est ainsi que naquit « Le château de mon père ».
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Le confort était spartiate, sans accès aux besoins les
plus rudimentaires. L’eau s’achetait à un marchand
ambulant qui remplissait les jarres en terre cuite, de
quoi boire, se laver et faire la cuisine. Ils s’éclairaient à
la bougie, ne mangeaient pas à leur faim, et gardaient les
épluchures d’oranges précieusement, dont le parfum
offrait moultes mets imaginaires.
Parfois, uniquement le vendredi, jour de la prière,
lorsque les finances le permettaient, ils achetaient une
demi-livre de viande.
Lorsqu’ils étaient malades, ils n’allaient pas chez le
médecin. Ils soignaient les maux de gorge avec du lait et
du poivre, les maux de ventres avec du cumin, les abcès
avec un pansement à base d’oignons rouges, et s’il le
fallait, ils allaient consulter le marabout qui concoctait
de vieux remèdes, mélange de magie, de placebo et de
recettes ancestrales.
79
Chapitre 9
Mouille S’fia
Victor Hugo29
80
entreposés dans les mosquées, avaient souvent été
détruits.
81
machine à coudre, toute l’année, pour un salaire de
misère.
31 Meriem Rodary, Le travail des femmes dans le Maroc précolonial, entre oppression et
résistance, cahier d’études africaines.
82
Très courtisée pendant toute ses années, elle accepta
enfin la demande d’un homme, qu’on surnommait
affectueusement Ba ’Salah « le père Salah », qui avait la
peau plus foncée que la moyenne des marocains.
La seule condition qu’elle émit, fut qu’il accepte ses
premiers enfants, Mohamed mon père et Khadija ma
tante, et qui les considère comme ses propres enfants. Il
fit mieux. Il alla jusqu’à les adopter.
Ba’Salah, devint en même temps son tuteur. Elle
sauvait ainsi son honneur en ne restant pas célibataire, et
en pouvant se réinsérer dans la société.
Heureusement pour elle, la polygamie connut un très
fort repli à son époque. Grâce à la radio arabe et aux
films égyptiens, l’image d’une « femme nouvelle »,
moderne, commença alors à circuler à l’instar de Lalla
Aicha, la fille ainée du roi Mohammed V, qui, en 1947,
apparut dévoilée en public32.
32
Pour toutes ces réflexions sur l’histoire de la femme marocaine, voir Hayat
Zerari, Femmes du Maroc entre hier et aujourd’hui : Quels changements ? Recherches
internationales, 2006.
83
Malgré qu’il fût haut en couleur, charismatique,
généreux, Ba ‘Salah, en homme de son temps, était
macho, pas toujours tendre avec son épouse.
Il faut souligner que pendant la période du protectorat,
la virilité de « l’homme marocain » s’exacerba, reportant
sur leurs femmes la frustration d’un Maroc confisqué.
C’est ainsi que l’enfermement des femmes musulmanes
marocaines s’accentua. Les violences conjugales
devinrent de plus en plus fréquentes.
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Flashez-moi
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Chapitre 10
Victor Hugo33
88
naissance. Et voilà que, mon père ne fut ni Berrada, son
nom de naissance, ni Boumehdi, le nom de famille de
Ba’Salah.
Un hasard heureux, car, quoi de mieux comme nom de
famille que « la paix » ! Sans le savoir, Ba ‘Salah lui avait
fait un très beau cadeau !
A travers ce nouveau nom, mon père se réconcilia avec
lui-même, avec les autres et avec l’avenir. La paix devint
son compagnon, son patronyme. Tous les possibles
s’ouvraient devant lui !
89
Ba’Salah resta marié avec ma grand-mère jusqu’à la
mort de celle-ci, c’est-à-dire presque vingt ans. Ils eurent
quatre enfants, deux garçons et deux filles.
Pour affiner le profil déjà esquissé de ce personnage
qui eut une histoire particulièrement singulière, disons
que ce grand « black », de presque deux mètres de haut,
avait selon la rumeur, une force surhumaine.
L’admiration et le respect qu’on lui portait était à la
hauteur de la crainte qu’il inspirait.
En effet, dans cette époque troublée et dans le quartier
où les autorités n’étaient pas toujours présentes, il faisait
la loi et tout le monde obéissait sans broncher.
Selon la légende urbaine, le soir, après être rentré du
travail, il enfilait son épaisse djellaba rouge qui lui servait
d’uniforme d’agent de sûreté. Puis, avec son bâton, il
s’asseyait sur le pas de la porte.
Et alors qu’on pouvait admirer la douce chute du voile
nocturne, comme aurait dit Victor Hugo, Ba’Salah,
vigoureusement, à l’aide de son bâton, frappait le sol.
La rue comprenait aussitôt qu’on venait de sonner le
couvre-feu. Si animée dans la journée, elle se vidait en un
rien de temps, spectacle qui devait être très
impressionnant ! Seul Ba’Salah avait ce pouvoir.
90
On le surnommait « Antar », célèbre héros historique
de l’Arabie préislamique qui vécut au 6 ème siècle. Issu de
la relation d’un prince arabe et d’une esclave d’Abyssinie,
donc esclave lui-même, Antar fut affranchi par son père
en récompense de l’avoir sauvé lors d’une attaque d’une
tribu ennemie. Son immense courage, sa force
herculéenne et ses prouesses extraordinaires devinrent
légendaires34.
Comme Antar, Ba ’Salah était le fruit d’un amour
ancillaire. Sa mère, esclave, était Sénégalaise.
Bonne à tout faire dans une famille de notables
marocains, souvent soumise aux abus de son maître,
tombée enceinte, elle fut chassée comme une pestiférée.
C’est un ventre rond de plus qui alla rejoindre les
bidonvilles de Casablanca où elle donna naissance à son
fils.
91
de surmonter les épreuves de la vie difficile des
faubourgs de Casablanca.
Laissons derrière lui les quelques années qui le séparent
de sa naissance jusqu’au moment où il découvrit la vie
professionnelle.
Entré comme chauffeur-livreur chez Pepsi-Tide,
Ba’Salah eut très tôt une bonne situation. L’entreprise
était située au centre de Casablanca d’où partait tous ses
produits en direction des quatre coins du royaume. La
célèbre marque de boisson gazeuse américaine,
aromatisée au caramel, et la marque de lessive, elle aussi
américaine, faisaient bon ménage.
92
Dans un premier temps, il fut l’assistant du mécanicien
responsable de l’entretien des véhicules de l’entreprise.
Carlos un espagnol, lui apprit à réparer et à prendre soins
des camions et autres véhicules de transport en tous
genres. Un savoir dont il est encore fier aujourd’hui, et
qui lui fut très utile en de nombreuses circonstances.
Avec le temps, il eut la responsabilité de charger les
camions à l’aide d’un transpalette. Compétence, qui elle
aussi, lui fut souvent très utile.
J’ai toujours connu mon père passionné de mécanique
et je me rappelle le jour où je lui offris une caisse à outils
en forme de valise. La lumière qui éclaira alors son visage
reste encore très vive dans ma mémoire.
À quinze ans il apprit à conduire. Il eut alors la charge
de sortir les camions de l’entrepôt et de les mettre à la
disposition des chauffeurs.
À seize ans, il voulut absolument devenir chauffeur
longue distance comme son beau-père. Il n’avait pas l’âge
légal.
Un pot de vin fit l’affaire. Il passa un simulacre
d’examen de permis de conduire d’à peine vingt minutes,
et l’examinateur fit semblant de lui faire passer les
93
épreuves. Ah ! Maroc ! Maroc ! Quand deviendras-tu
raisonnable ?
Le mariage !
94
Flashez-moi
95
Chapitre 11
Bah Salah et mon frère noir
96
Grâce aux conditions de vie qui lui offrit, s’ouvrirent
des perspectives lui donnant tous les outils pour
construire une vie d’homme, digne et responsable, en un
mot un socle solide pour un avenir plein d’espérance.
99
venus du Sahara. J’étais toujours blessé pour lui.
Décidément je ne supportais pas ce racisme imbécile !
100
Après une discussion animée, autour du couscous de
ma mère, délicieux évidement, et un verre de bon thé, -
j’ai toujours apprécié ce jeu de mots -, mon père, comme
d’habitude, ayant fini sa prière et se sentant fatigué,
monta dans sa chambre pour faire une petite sieste. Ma
mère sortit alors faire un tour au marché.
Nabil, Leila et moi, étions installés dans le salon, au
cœur du brouhaha familial. La télé était allumée offrant
une compétition de lutte gréco-romaine.
101
- Moi, je me souviens, ajouta Nabil, qu’il était très très
fier de porter les couleurs du Maroc. Et je me
souviens aussi qu’il avait participé à cette
compétition avec les chaussures de lutte que je lui
avais offertes.
102
une pratique qui a duré du septième siècle jusqu’au milieu du
vingtième siècle36 !
103
- C’est une référence au passage biblique où, Ham fils
de Noé, provoque la colère de son père en
l’humiliant. En conséquence, ce dernier maudit sa
descendance et la condamna à devenir esclave.
104
Nabil changea de chaîne et sortit quelques instants.
Tout en regardant Maître Gims qui apparût à l’écran je
réagis au commentaire de Leila :
105
fiable39. Et de fait, cela condamna toute la
population noire du Maroc au statut d’esclave !
106
- J’ai l’impression que les choses ont changé.
Regarde ! Maître Gims, congolais d’origine et ami
du roi Mohamed VI, qui à reçu la nationalité
marocaine à titre honorifique.
107
Flashez-moi
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109
Chapitre 12
Mouille
Marcel Proust41
110
analphabète, où la vie était extrêmement difficile et
misérable42.
Habiba Amadil était la fille d’un fellah (paysan)
marocain.
1912, début du protectorat.
S’il fut très bénéfique pour le développement du
Maroc, il fut cependant la source de multiples
modifications dans la société marocaine. Pas toujours
pour le meilleur !
Ce sont surtout les paysans qui eurent à subir les
conséquences de ce changement politique. En effet, des
terres furent confisquées au profit des Français, et la
taille des exploitations agricoles des fellahs diminuèrent
progressivement. La famille de ma mère en fut l’une des
nombreuses victimes.
Les terres confisquées servirent notamment à produire
du vin ! Une aberration quand on sait que la population
n’en buvait pas et que la culture du blé ou tout autre
céréale aurait été au bénéfice de la population indigène43.
111
Ma mère et les siens, poussés par la misère, allèrent
peupler les bidonvilles de Casablanca pour y trouver une
vie meilleure. Objectif qui allait très vite échouer !
Habiba devint orpheline dès les premières années de
sa vie.
Son père, Ahmed, « le très louangé », partit en premier
des suites d’une fracture du fémur qui se compliqua, suivi
de près par sa mère, Renata, - prénom très rare au Maroc,
d’origine arabe et latine, signifiant renaître -, qui
succomba à un malaise cardiaque.
Chose surprenante, mes grands-parents maternels
n’avaient pas de nom de famille !
À leur époque, les fellahs avaient besoin de tout, sauf
d’un patronyme. Le prénom et la filiation patriarcale
suffisaient amplement. Par exemple, ma mère était
Habiba bent Ahmed, Habiba fille d’Ahmed.
Avec la modernisation de l’état civil qui commença
avec le protectorat en 1912, l’administration française
demanda à la fratrie orpheline de se choisir un nom de
famille : ce fut Amadil !
Ma mère grandit, avec tous ses frères et sœurs, sous la
tutelle de sa grande sœur ainée Hadja Fatna. A l’époque
elle s’appelait seulement Fatna car elle n’avait pas encore
112
réalisé son rêve de faire le Pèlerinage. Ce n’est qu’après
son retour de la Mecque, quelques trois décennies plus
tard, qu’elle ajouta à son nom, le titre honorifique
de « Hadja », c’est-à-dire « celle qui a fait le Pèlerinage ».
En ce qui me concerne, je l’ai toujours connu sous le
nom de Hadja Fatna.
À la mort de Renata, sa mère, le premier défi d’Hadja
Fatna en tant que nouvelle cheffe de famille, fut le
financement de l’enterrement de celle-ci. Elle alla frapper
aux portes des familles du quartier juif de la vieille
médina, chez qui elle travaillait en tant que femme de
ménage, pour obtenir un prêt en gage des quelques
bijoux qu’elle avait en sa possession.
Ces derniers, dans un geste de grande bonté, refusèrent
de prendre l’or et financèrent l’enterrement musulman
de ma grand-mère maternelle.
113
En effet, pour un musulman, on ne devient un homme
à part entière que lorsqu’on se marie. C’est comme un
rituel de passage à l’âge adulte…
114
d’apprendre quelques mots d’hébreu. Jusqu’à
aujourd’hui, elle en garde un bon souvenir…
116
capacité de transformer un ogre en agneau n’a pas
changé !
Ma mère parlait le Français, et le parle encore
aujourd’hui, avec un accent marocain très prononcé.
Cela ne l’empêchait pas d’aller vers les autres, même si
parfois, ce déficit de maîtrise de la langue de Molière
provoquait des situations cocasses !
Je me souviens de la fois où, la veille du jour de l’an,
discutant avec sa voisine française, elle révéla qu’au
Maroc, lors du réveillon, on « mange des bébés » !
Je vous laisse imaginer la stupéfaction de la voisine !
En réalité ma mère avait voulu dire « on mange de la
dinde ». Ne connaissant pas le nom français de cette
volaille, elle le dit en marocain : bibi !
Une autre fois, elle confondit le mot « nectarine » avec
« nique ta mère » ! Vivant dans la cité, il suffisait d’ouvrir
la fenêtre pour entendre cette mélodieuse expression
toutes les dix secondes. Probable réminiscence, sans
doute, d’un complexe d’œdipe non résolu ! Ainsi, au
marché, elle demanda à Claude, son primeur attitré :
117
Claude ne lui en tint pas rigueur, et tout ceci se finit par
une bonne tranche de rigolade.
Depuis son arrivée en France, d’abord à Agen puis à
Montereau, elle travailla, s'occupa des tâches ménagères,
et de ses dix enfants, avec une énergie extraordinaire.
44 Hadith rapporté par Al Bukhari, voir recueil de hadiths Sahih Bukhari Numéro
1521, AL QALAM, 2012.
119
Flashez-moi
120
121
Chapitre 13
La lettre oubliée !
Prosper Crébillon 45
45 Œuvres de Prosper De Crébillon tome III, Catilina, acte III scène V, Paris
1847,p.53. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62030812/f61.image.r=audace
122
Abdelkrim, et les autres…, ils étaient tous là ! Il comprit
que la meilleure façon de les accueillir était d’offrir leurs
prénoms aux nouveaux venus.
46 Voir chapitre 8.
123
Il ne fallait absolument pas que le drame se reproduise !
Jamais, au grand jamais, ses propres enfants ne devraient
vivre une telle expérience ! Ainsi naquit chez mon père
son obsession de construire un foyer, une maison qui lui
appartiendrait, une forteresse, en un mot un « château »,
pour lequel l’acte de propriété en serait les douves
empêchant les assauts !
125
mois, un an maximum, juste le temps de gagner
suffisamment pour réaliser son projet…
126
bureau, appelait un taxi, et déjeunait au « café de France »
au centre-ville.
Mon père mit son plan à exécution !
Il stationna avec son taxi rouge à quelques mètres à
peine de l’ONI, et comme d’habitude, à midi pile, le
recruteur sortit de son bureau. Il eut à peine le temps de
lever la main, que mon père se retrouva devant lui prêt à
l’emmener.
Durant la course, dans un silence tendu, mon père
attendit le bon moment. Arrivé à destination, le
recruteur souhaita régler.
Mon père saisit l’occasion et refusa de se faire payer en
disant :
127
Après une seconde de silence, le recruteur répondit :
128
bonheur, film dans lequel Will Smith s’arrange pour se
retrouver dans le taxi de la personne qui pourrait être la
clé de sa réussite.
132
- Prends le temps qu’il te faut, je vais trouver
quelqu’un pour te remplacer. Tu reprendras ta place
dès ton retour.
133
Chapitre 14
Pythagore48
134
L’esprit humain possède cette originalité de trouver
évident un savoir qui quelques minutes avant de l’avoir
acquis vivait dans l’obscurité magistral de l’ignorance.
Ce fut mon cas, après avoir compris que mes parents,
nés à Casablanca dans les années quarante, avaient dû les
côtoyés de façon très proche.
136
avaient des statuts juridiques différents. Mais les
membres de ces trois communautés se fréquentaient
beaucoup aidés par des barrières administratives non
appliquées dans la réalité.
Il me raconta l’exemple des deux géants du sport
marocain, le boxeur Marcel Cerdan, que l’on ne présente
plus, célèbre amant d’Edith Piaf surnommé le bombardier
marocain et le footballeur Larbi Ben Barek, moins connu,
pourtant idole de Pelé, qui dit de lui un jour : « Si je suis
le roi du football, alors Ben Barek en est le dieu50 ».
Le catholique « Cerdan » et le musulman « Ben Barek »,
voisins, amis, issus du même milieu modeste
commencèrent leur carrière ensemble51.
50 Pelé, paroles prononcées lors de son séjour au Maroc en 1976, voir Magazine
France Football, édition du 14 mai 2022.
51 Michel Abitbol, op. Cit., p. 554.
137
marques de bienveillance, respect et d’amitié, leur
assurant qu’il les considérait comme ces sujets loyaux au
même titre que leurs concitoyens musulmans.
Casablanca, était alors la ville où vivait la moitié de la
population judéo-marocaine.
La création de l’Etat d’Israël en 1948, fragilisa les
relations entre juifs et musulmans. Quoiqu’il en soit,
mon père se souvient d’une époque où ils vivaient dans
les mêmes quartiers, étaient voisins, amis, partageaient
leurs repas, buvaient le thé ensemble, et se rendaient
mutuellement services.
Le sionisme, pour lui, eut très peu d’influence sur ses
relations avec ses amis juifs. Mon père me dit toujours,
en joignant les mains et en entrelaçant les doigts de
manière ferme :
- On était comme ça !
139
En effet, un nombre important des juifs du Maroc
partirent progressivement, juste après la seconde guerre
mondiale.
Les efforts du sionisme, le choc de la Shoah, - à
l’époque on n’utilisait pas encore ce mot -, et la création
de l’Etat d’Israël, réussirent à les convaincre d'émigrer
vers la terre de la promesse. Quoique plus tard, une
grande partie de la communauté juive préféra rejoindre
la France ou le Canada, dynamique qui allait continuer
pendant près de 40 ans.
C’était la fin d’une histoire de plusieurs siècles.
Aujourd’hui, il ne reste que peu de juifs vivant au Maroc,
dont la majorité à Casablanca.
Mais, dans l’esprit de mes parents, ils ne sont jamais
partis !
Comme si le temps s'était arrêté en 1971, lors de leur
propre départ pour la France. Comme si leur inconscient
disait : « Un Maroc sans les juifs c’est impossible ! »
Les gens qu’ils avaient connus, les amis avec qui ils
avaient vécus, seraient partis ?! Trop difficile à croire !
Avec le recul, je me souviens, qu’à chaque
exacerbation du conflit israélo-palestinien, j’ai toujours
entendu mes parents critiquer les autorités israéliennes et
140
jamais tenir des propos antisémites. Car, fort de leur
histoire, ils ont toujours su distinguer entre la politique
et la culture.
Grâce à mes parents, j’ai compris depuis longtemps,
comme le formule cette pensée attribuée à Averroès, que
« l’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine, la
haine conduit à la violence... voilà l'équation52. »
Cette facette de l’histoire de mes parents me soutient
chaque jour et sans leur dire directement, je leur en suis
très redevable.
Et comme nous dit notre mère, certains dimanche
après-midi autour du grand couscous, - le roi de
Montereau -, quand il lui plaît de se remémorer quelques
mots d’hébreu : « Ma nichtana » !
141
Chapitre 15
Albert Cohen53
Montereau.
Dimanche-couscous.
- À ton avis ?
53 Albert Cohen, Belle du seigneur, Gallimard, 1968, collection folio 1998, p.679.
142
- Je ne sais pas, je dirai marocain ?!
- Alors tu es français !
143
- Pas mal ta méthode frérot, dit Nabil qui intervint
dans la conversation, je m’en souviendrai !
Et m’adressant à Wissem :
144
- Oui mais Ba il est né au Maroc ! Et dans son
enfance il ne parlait que le marocain, et ce n’est que
très tardivement en venant en France qu’il a appris
le français sur les différents chantiers sur lesquels il
a travaillé.
Moi à Wissem :
145
- J’ai une idée, on va demander à Ba de nous raconter
son arrivée en France. Et je suis sûr que cela te
donnera en partie l’explication de la présence de
nombreux marocains sur le territoire français.
147
très physique. Tous ne réussir pas à tenir le coup !
Sur la trentaine, seuls deux restèrent, un camarade
et moi ! Les autres rentrèrent au pays.
148
changé de camp. Elle était moins physique, mais je
dirais plus climatique. En altitude et en plein hiver,
sans bouger de toute la journée dans une cabine
sans chauffage, et avec des protections
rudimentaires, le soir mes doigts et mes orteils
étaient bleus, presque gelés ! Je suis resté à ce poste
pendant plus d’un an.
Mon patron était très content de moi. Ainsi, quand
je lui proposai de faire venir mon demi-frère
Moustapha et mon beau-frère Omar, - mari de
Khadija -, il accepta de suite.
En dehors du travail et des baraquements, je
fréquentais avec plaisir un café d’habitués
marocains. C’était un « sas de décompression » et
un tremplin qui me permit de m’intégrer
progressivement dans l’univers plus large du pays
d’accueil. Et c’est là qu’on m’expliqua à qui
m’adresser pour trouver un logement.
En effet, au bout de trois mois, je cherchai à louer
un endroit où je pourrais y faire venir ma femme et
mes trois enfants restés au pays. Le regroupement
familial étant facilité, je fis une demande à la
préfecture.
149
J’avais rempli toutes les cases et obtins un logement
correct en HLM dans la banlieue d’Agen que je
meublai correctement avec des meubles d’occasion.
Ce fut parfait, l’inspectrice valida ma demande, et
l’été venu, je pus aller chercher votre mère et les
enfants.
Alors, à l’été 1971, après avoir fait l’acquisition
d’une vieille voiture que j’avais complètement
retapée, grâce à mes connaissances de mécanicien
apprise avec Carlos au Maroc, je retournai au pays
pour ramener ma petite famille.
Pendant tout ce temps, au royaume chérifien,
Tonton Maurice et ses frères avaient commencé à
vraiment s’impatienter. Ils envoyaient
régulièrement un émissaire chez votre mère pour
avoir des nouvelles. Je leurs avais dit que je partais
pour quelques jours, et cela faisait plus de six mois
que j’avais disparu.
Ce messager, employé de Pepsi Maroc, était un bon
ami de la famille et connaissait parfaitement la
situation. Il avait fait le nécessaire pour gagner du
temps jusqu’à mon retour.
150
Dès mon arrivée au Maroc, j’allai voir « Tonton
Maurice », en appréhendant sa réaction. Je le
respectais infiniment et je savais que je n’avais pas
été correct, et que j’avais largement abusé de sa
gentillesse. C’est ainsi, que plein de remords, je me
présentai devant lui : « Monsieur Maurice, euh… je
n’ai pas été sincère avec vous… je ne me suis pas
absenté suite au décès d’un membre de ma famille
à Jadida, mais en réalité, je suis parti en France pour
trouver du travail ! »
Après une seconde de silence, Monsieur Maurice
eut cette réaction inattendue. Il me serra très fort
dans les bras et me dit cette phrase à jamais gravé
dans ma mémoire : « Tu as bien fait ! »
151
Je n’en demandais pas tant, mais je reconnaissais
bien là la générosité « légendaire » de Monsieur
Maurice.
152
153
Chapitre 16
Catastrophe !
Elie Wiesel54
154
Bousculée par l’incertitude, ce fut un coup d’arrêt
brutal de l’euphorie familiale.
Dans un premier temps mon père s’inscrivit à l’ANPE
qui lui proposa un stage d’alphabétisation qui dura six
mois.
Cela lui permit d’apprendre à lire et à écrire le français
correctement, tout en cherchant un nouvel emploi. Mais
dans le sud-ouest où il s’était installé, la morosité
économique et le chômage étaient roi !
Il fallut encore partir ! Mais pas pour retourner au
Maroc, pas encore…
156
au Maroc, à Berrechid, petite ville à trente kilomètres au
sud de Casablanca.
157
Comme Napoléon, mon père fut pris en embuscade
par le destin. On avait assiégé sa prospérité, il la libéra à
Montereau où il renoua avec l’espoir !
158
« programme commun », unissant toutes les
composantes de la gauche dites plurielle.
L’immigration n’était pas prioritaire dans ce
programme, et les alliés communistes avaient des
discours anti-travailleurs étrangers56.
Quelle immense surprise frappa mes parents quand le
président de la République régularisa des milliers de sans-
papiers.
Néanmoins, le contrecoup de cette politique fit
monter le Front National et exacerba par la suite, dans
les débats publics, jusqu’à aujourd’hui, le thème de
l’immigration.
159
Des années d’économies, les fruits du travail acharné de
mes parents y avaient été consacrés.
160
161
Chapitre 17
Vive le roi !
Marcel Proust57
Montereau, 1985.
C’est la fin de l’année scolaire.
Il fait de plus en plus chaud. L’été arrive. Les journées
sont agréables, les jupes des filles et les nuits
raccourcissent. Nous sommes prêts. La veille Ford break
de mon père sait déjà qu’elle va être mise à rude
contribution.
162
sur le toit, avec quelques sacs Tati devenus presque une
tradition, comme dit mon père avec humour, et une
petite remorque qui sert surtout de garde-manger pour
la route.
Et quelle route ! Quatre jours, trois mille quatre cent
kilomètres !
L’Andalousie.
Dès qu’on s’approche de Séville et de Malaga, les
silhouettes géantes des taureaux noirs, vestiges de
panneaux publicitaires, comme chaque année, sont
toujours au rendez-vous pour nous saluer.
164
Algésiras enfin. Traversée du détroit de Gibraltar.
Bienvenus au Maroc !
166
Aujourd’hui c’est une si grande ville qu’elle est devenue
un des grands faubourgs de Casablanca.
168
169
Chapitre 18
On y est, on y reste !
Elif Shafak58
58 Elif Shafak, Trois filles d’Eve, Flammarion, 2018, dans les remerciements, à la
fin de l’ouvrage.
170
La France était leur pays d’accueil, et ils ne souciaient
ni de leur confort ni de leur intégration à la vie française.
Ils vivaient dans une « cité », une barre d’HLM
immonde. Un véritable « ghetto » !
Toutes leurs forces avaient été mises au service du «
château », et pour eux c’étaient l’essentiel.
Malgré tout, avec le temps, les liens avec leur pays
d’origine s’affaiblirent.
171
pour lequel ils désiraient exprimer la gratitude d’y être
accueillis et dont la langue était celle de leurs rêves.
172
En 2007, j’avais trente ans, et je me souviens des
reproches répétés, adressés à mon père, de n’avoir investi
qu’au Maroc. Il me disait alors :
173
qu’il avait depuis la naissance, ce qui expliquait ses fortes
douleurs lombaires et qui nécessita une lourde
intervention chirurgicale.
175
Epilogue
UN APRES-MIDI A BERRECHID.
MON PERE ET MOI.
SILENCE…
- C’est ma maison ?!
SILENCE
…
- Merci mon fils !
176
Flashez-moi
177
Bibliographie
178
- Dante, La divine comédie, L’Enfer (1314),
Charpentier, 1886.
- Didier Daurat, Le vent des hélices, édition Le Seuil,
1956.
- Stacy De Bruyère, Une vie à contre-courant, Albin
Michel, 2013.
- Eugène Delacroix, Correspondance Générale, PLON.
- Albert Einstein, Comment je vois le monde,
Flammarion, 1934.
- Antoine De Saint Exupéry, Pilote de guerre, Editions
de la maison Française, 1942, Editions Gallimard,
1975.
- Chouki El Hamel, Le Maroc Noir, La Croisés des
Chemins, traduit de l’anglais par Anne-Marie
Teeuwssen, 2018.
- Victor Hugo, Les misérables, Paris Emile Testard et
Compagnie Editeur , 1890.
- Victor Hugo, Post-scriptum de ma vie, (œuvres
posthumes de Victor Hugo), 1901.
- Marcel Jouhandeau, Réflexions sur la vieillesse et la
mort, Grasset.
- Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé, Folio, 2008.
179
- Œuvres de Prosper De Crébillon, Catilina, Paris
1847.
- Pierre-Sylvain Maréchal, Lois Politiques et Morales de
Pythagore in Voyages de Pythagore en Égypte, dans La
Chaldée, dans L'Inde, en Crète, à Sparte, Pythagore,
(1798), Deterville.
- Marcel Proust, A la recherche du temps perdu,
Gallimard, 1919.
- Meriem Rodary, Le travail des femmes dans le Maroc
précolonial, entre oppression et résistance, cahier d’études
africaines.
- Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, , Marc-
Michel Rey, 1762.
- Elif Shafak, Trois filles d’Eve, Flammarion, 2018.
- Jules Simon, Le Devoir, Hachette, 1854.
- Pierre Vermeren, Histoire du Maroc depuis
l’indépendance, LA DÉCOUVERTE.
- Elie Wiesel, Un désir fou de danser, Points Seuil,
2006.
- Hayat Zerari, Femmes du Maroc entre hier et aujourd’hui :
Quels changements ? Recherches internationales, 2006.
180
Quatrième de couverture
181
Recherches pleines de surprises et d’émotions, dans
lesquelles j’ai découvert la naissance du « Château de mon
père » !
182