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Aziz Salam

Le Château
De mon Père
Récit

1
2
« Emmenez-moi au bout de la terre
Emmenez-moi au pays des merveille
Il me semble que la misère
Serait moins pénible au soleil. »

Charles Aznavour1

1
Charles Aznavour, Emmenez-moi, Album Entre deux rêves, Barclay Record,
1967.

3
Chapitre 1

Un dimanche presque comme les


autres

« Il faut bien que vieillesse se passe. »

Albert Camus2

« La vieillesse apporte une lucidité dont


la jeunesse est bien incapable et une
sérénité bien préférable à la passion. »

Marcel Jouhandeau3

Montereau Fault-Yonne. France. 2016.


Dimanche midi.
Le grand couscous…
Neuf frères et sœurs, des enfants et des petits-enfants.
Une trentaine de personnes et un sacré brouhaha.

2 Albert Camus, Caligula, Gallimard 1958, Acte II Scène V .


3 Marcel Jouhandeau, Réflexions sur la vieillesse et la mort, Grasset, 1 janvier 1956.

4
Malgré son âge avancé, ma mère, comme d’habitude, avec
beaucoup d’énergie, gère toute l’intendance et le cahier
d’appel.
Mohamed Salam c’est mon père. Entouré de toute la famille
il respire le bonheur !
La bataille des cuillères, dans le plat unique et énorme, ne
commence que lorsque le patriarche avale la première boulette
de semoule qu’il vient de façonner avec la main droite, selon
la tradition apprise, il y a bien longtemps, dans son Maroc
natal.

Fort caractère, colérique parfois, mais toujours juste et


honnête.
Tout le monde le respecte autant qu’il le craint.
Jusqu’aux confins les plus éloignés de notre jungle familiale,
les rugissements du lion, le « Sbaar », comme on le surnomme
avec une pointe d’admiration, de tendresse et d’affection sont
devenus légendaires.

La contradiction est un mot qui n’appartient pas à son


lexique.
Comme des samouraïs nous servons fidèlement notre
seigneur.
5
Je suis toujours amusé de voir mes deux frères jetaient leur
cigarette dès qu’ils l’aperçoivent…

« Mon père, ce héros au sourire si doux. »

6
Flashez-moi

7
Chapitre 2

Résurrection

« Tourne-toi en arrière, et ferme les


yeux ; car si la Gorgone se montrait
et que tu la visses, jamais d’ici tu ne
remonterais. »

Dante4

Alzheimer !

Sangsue de l’âme qui se nourrit de souvenirs.


Vous voilà entourés d’inconnus et plongés dans le
labyrinthe de la confusion face aux traces lointaines de
votre vie.
Installé dans le déni, nous n’avons pas voulu voir.
La réalité, avec cruauté, nous saisit par la nuque et nous
força à regarder l’évidence.

Trente kilomètres. Sud de Casablanca : Berrechid.

4 Dante, La divine comédie, L’Enfer, Flammarion 1910, Chant Neuvième, p.33.

8
Dégât des eaux…
Discussion entre frères et sœurs.

Absence.
Regard vide.
Silence.

Le père ne dit rien.


« Et si on vendait la maison ? »
Électrochoc !

- Je vous interdis de la vendre, c’est compris ? Tant


que je serai vivant, vous n’y songez même pas !

Tels furent les mots de feu que le père prononça dans


un regain d’énergie sauvage. Le lion voulant protéger ses
petits…
Le regard de la gorgone ne nous aurait pas mieux
pétrifiés.
Il tenait à cette maison, mais à ce point, ce fut une
grande surprise !

9
On ressentit à ce moment-là l’esprit de protection et
d’amour qu’ont les parents envers leurs enfants, et il fut
clair pour nous tous, que sa maison de Berrechid avait
dans son cœur une place équivalente…

Toucher à son « château », jamais ! Telle fut nôtre


promesse…

De nouveau.
Regard vide.
Silence.
Absence.

Je pense comme Bachelard5, que le foyer est un bon


instrument d’analyse de l’âme. Tout comme on habite
une maison, une maison nous habite. Elle structure notre
esprit. De l’obscurité à la lumière, de la cave au grenier,
tout y est. Il y a les parties communes visible de tous et
les coins où on se réfugie à la recherche du bien-être et

5
Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Presses Universitaires de France, 27
mai 2020.

10
de la sécurité, sans oublier les placards et les tiroirs où on
y cache nos secrets.
Pour apprécier cette image poétique, il est
indispensable de mettre de côté la raison. Pour autant, de
retour à Montereau, je ne pouvais m’empêcher de me
demander, pourquoi mon père montrait tant
d’attachement à une bâtisse située à plus de trois mille
kilomètres ? Après tout ce n’était que quatre murs et un
toit !

11
Flashez-moi

12
13
Chapitre 3

Là où tout a commencé

« Le beau train généreux d'une heure


vingt-deux […] s'avançait
magnifiquement surchargé de noms qu'il
m'offrait et entre lesquels je ne savais
lequel j'aurais préféré, par impossibilité
d'en sacrifier aucun. »

Marcel Proust6

« Je l'avais enfermé dans le refuge des


noms ; sans doute, parce que j'y avais
accumulé du rêve, ils aimantaient
maintenant mes désirs. »

Marcel Proust7

Bordé par la mer et l’océan, posé sur la paume du


désert, baigné par le regard attendri de sa sœur

6 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Troisième partie, Du côté de chez


Swann, Chapitre intitulé Les noms de pays : le nom, Gallimard, 1919, p. 227.
7 Ibid. p. 229.

14
andalouse, avec laquelle il est séparé par un seuil étroit, porté
par la richesse d’un nom qui lui vient de très loin : le Maroc.
Depuis le début du néolithique, cette région était peuplée par
les Amazigh, l’ancien nom des Berbères. Yâkûsh, divinité
autochtone évincée par Allah, laissa de façon subtile une trace
indélébile de son passage, offrant son nom au Maroc,
métamorphose d’ Amerruk, diminutif d’Amûr Yâkûsh, « la
patrie du dieu Yâkûsh »8.
Quant à « Maghreb », son nom arabe, signifie « soleil
couchant », un héritage des conquérants venus de Bagdad. Un
nom qui souligne la position la plus occidentale de l’empire
islamique d’alors. C’était au 7ème siècle.
Naquît une première dynastie royale, qui fut d’abord arabe
Omeyade, suivie très vite par des dynasties berbères, puis
chérifiennes9.

Au cours du temps, tous les sultans et les émirs ont édifié


une nation fière et solide, forte d’une identité propre et
singulière, qui acquit une réputation d’invincibilité, en

8
Pascal Buresi et Mehdi Ghouirgate, Le Maghreb XIe-XVe siècle,
collection Cursus, 2013, p12.
9 Dynasties berbères 1040 – 1554 et dynasties chérifiennes 1554 jusqu’à
aujourd’hui.

15
repoussant les attaques des armées espagnoles, portugaises et
surtout ottomanes. C’est pour cela que le Maroc ne fit jamais
parti de l’empire ottoman.

Durant les dimanches du « grand couscous » mon père


aimait souvent rappeler que si au Maroc il y avait des Dirhams
et non pas des Dinars c’était grâce aux illustres guerriers
marocains qui avaient résisté à l’envahisseur turc. Force et
fierté héréditaire que je retrouvais dans son refus de vendre la
maison…

Mais revenons aux évènements de la grande histoire.10


Le début du 19ème siècle chamboulât l’ordre établi, les
relations avec les pays du vieux continent se détériorèrent,
laissant le Maroc à la traîne.
Figées dans le temps par un dogme religieux prétendument
intemporel qui les aveuglait et les enfermait dans une bulle, les
autorités du pays n’avaient pas compris que le Maroc
s’affaiblissait à cause de l’indiscipline, du manque d’éducation

10
Pour ce chapitre et les suivants, les informations historiques proviennent
de l’ouvrage de Michel Abitbol, l’histoire du Maroc, Perrin, 2014.

16
et de la détérioration des conditions de vie générale de la
population.
En France, les fruits de la Révolution étaient prêts à être
consommés, une législation pertinente conjointe à une bonne
prévoyance des questions sociales et la séparation de l’église et
de l’Etat, expliquaient le succès et la puissance de cette nation.
Cela ne se fit pas en un jour, mais le peuple français, grâce à
la création de grandes institutions par Napoléon, réussit à
s’émanciper, se libérer, se cultiver et donc à se rendre plus fort.
Le Maroc, quant à lui, avait raté le coche de l’émancipation
et de l’innovation.

L’expédition de Bonaparte en Égypte (1798-1801) avait fait


la démonstration de la supériorité militaire des européens.
Beaucoup d’hommes d’état et d’érudits marocains en prirent
très tôt conscience.
Moulay Abd al-Rahman (1822-1859), le sultan du Maroc de
l’époque, en eut la douloureuse confirmation avec les amères
défaites d’Isly (1844) et de Tétouan (1859). En effet son armée
régulière fut impuissante face aux occupants Français et
Espagnols. Comme un chat à qui on demande de repousser un
tigre, il ne vit comme solution que la fuite et l’abandon.

17
Ce fut le début de la perte d’indépendance du royaume
chérifien, sa réputation d’invincibilité avait pris un coup dur.
S’ouvrit alors un chapitre complexe, où les gouvernants mais
aussi le peuple furent tiraillés entre une modernisation sous le
joug non encore officiel des colonisateurs et la continuation
d’une indépendance. Conscients cependant que dans cette
indépendance la modernité avait du mal à prendre son essor,
pour les raisons expliquées plus haut, à savoir le dogme
religieux et son inertie économique et social. Ce fut alors le
temps des concessions et des traités politiques désastreux,
enfonçant le royaume dans un asservissement colonial
humiliant.
Processus qui eut pour conséquences la banqueroute
financière et le délitement du pouvoir central marocain,
orchestré par les occidentaux pendant tout le 19ème siècle.
Sidi Mohammed, Moulay Hassan et son successeur Moulay
Abdelaziz ne réussirent pas à stopper cette dynamique de perte
de contrôle du pays dont la France tirait toutes les ficelles.
En 1904, le Maréchal Lyautey, premier Résident générale du
protectorat français, appliqua la stratégie dite de la « tache
d’huile ». Il installa des postes mobiles, avançant lentement
mais sûrement.

18
Moulay Abdel Hafid (1876-1937), après s’être battu avec
l’énergie du désespoir, se résigna avant d’abdiquer, à signer le
30 mars 1912 le traité de Fez, plaçant son pays sous la
responsabilité des autorités Franco-Espagnoles.
Il fut officiellement le dernier sultan indépendant. Ses
successeurs furent dès lors choisit par Lyautey. Ce fut la fin du
Maroc libre.

L’histoire a la faculté d’exorciser l’amertume et la colère, et


de faire fuir tout esprit de vengeance. De son point de vue,
tout n’est plus qu’une série d’évènements chronologiquement
identifiables, purgés de sentiments. Elle permet la prise de
hauteur et la neutralité.
Ainsi, lors de nos réunions familiales autour de notre
couscous dominical, c’était avec une grande facilité et
beaucoup d’intérêt, que toute la fratrie et mon père revenions
sur ces épisodes de la vie du pays de nos ancêtres.
Tels des généraux, nous prenions beaucoup de plaisir, un thé
« na’na’ » à la main, aidés par l’odeur si nostalgique de la
menthe, à analyser les raisons de cette débâcle.
Tous les dimanches nous arrivions à la même conclusion. La
colonisation française avait permis de moderniser le Maroc,
alors sans rancunes !
19
Les « Lions de l’Atlas » avaient été domptés, le protectorat
dura de 1912 à 1956 et vit naître mon père en 1944, dans un
pays devenu pauvre, occupé par des étrangers.
C’est à Casablanca, la grande ville côtière surpeuplée et
entourée de misérables bidonvilles, qu’il ouvrit les yeux pour
la première fois.
Comme si sa venue au monde était indifférente à l’histoire
et au destin, l’époque ne daigna pas consigner son jour et mois
de naissance.
Lors de son arrivée en France, arbitrairement et de façon
impersonnelle, l’administration française inscrivit sur sa carte
de séjour la date inaugurale du « premier janvier », sort qu’il
partagea avec de très nombreux autres immigrés.

Revenons un peu en arrière. En 1912, après l’arrivée des


européens, sa ville natale connût une expansion économique
et démographique remarquable, et devint le poumon
économique du Maroc grâce à son immense bassin portuaire
desservant toutes les grandes destinations du monde.
Mais, le déséquilibre des richesses entre européens et
autochtones conduisit à une forte hausse du chômage qui
força beaucoup de paysans à quitter leur campagne, fuyant la
20
misère pour venir gonfler les bidonvilles de Casablanca, dans
l’attente de jours meilleurs.
Le Résident général Lyautey, était alors le véritable maître du
pays et se souciait peu de la scolarisation des enfants
musulmans.
Ces derniers, dans leur écrasante majorité, à part les enfants
des élites et de la communauté juive, qui fréquentaient les
écoles françaises ou les écoles de l’Alliance Israélite Universel,
continuaient de fréquenter les écoles coraniques
traditionnelles, ce qui empêcha l’ouverture de la société
marocaine à la modernité.

Ainsi, par son attitude, Lyautey empêcha une grande partie


de la société marocaine d’accéder à une vie dans laquelle elle
aurait pu s’épanouir à l’instar des européens et des élites, et de
tous ceux qui pour une raison ou une autre, eurent la chance à
ce moment-là d’intégrer un réseau d’instruction moderne.
Et c’est ainsi que mon père ne fréquenta jamais l’école de la
République.

21
Flashez-moi

22
23
Chapitre 4

Quand le Maréchal Lyautey aimait


le couscous !

« La plus ancienne de toutes les sociétés, et la


seule naturelle, est celle de la famille. »

Jean-Jacques Rousseau. 11

« Tous les bons sentiments s'allument au même


foyer. L'amour de la patrie est une extension de
l'amour de la famille, et l'amour de l'humanité
est une extension de l'amour de la patrie. Notre
cœur, comme notre esprit, étend peu à peu ses
rayons. »

Jules Simon.12

Montereau. Dimanches après-midi.


Toujours le même rituel.

11 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Marc-Michel Rey, 1762, Chapitre


II : Des premières sociétés, p.5.
12 Jules Simon, Le Devoir, Hachette, 1854, Deuxième partie, p. 182.

24
- Merci Mouille (maman en arabe), le couscous était
excellent, comme d’habitude. Je vais t’aider à
débarrasser.

- Merci mon fils, dit ma mère avec son accent


marocain. Mais ne bouge pas, reste assis à côté de
ton père. Si tu te lèves, tu vas passer devant la porte
d’entrée qui est aussi la sortie, et cela va te donner
l’idée de partir, dit-elle avec le sourire. Et moi je
veux que tu restes encore un peu. Je prépare le thé
et je reviens.

Nous sommes habitués aux bruits des enfants qui


jouent et se chamaillent, et cela ne nous dérange pas pour
discuter entre adultes.
On s’active à nettoyer la table qui prend des airs de
pistes d’atterrissage qui attendent les deux théières, la
grande pour nous et la petite, sans sucre, pour mon père.
Mon père, mon frère cadet Nabil, et moi-même,
restons assis confortablement enfoncés dans le
« sadari », ce fauteuil-canapé typiquement marocain, que
nos voisins Da Silva nous « jalousent » amicalement.

25
Monsieur Da Silva répétant à longueur d’années qu’il
fabriquera le même dès qu’il sera à la retraite.

Mon père, détendu, rassasié, satisfait, prend son


chapelet, s’adosse, lève légèrement la tête et ferme les
yeux, tout en récitant à voix basse quelques prières qui
accompagnent le mouvement discret et méditatif de ses
mains sur le chapelet. Majestueux, le « Lion », commence
à ronronner ! Ses cheveux blancs très courts, son visage
peu ridé pour son âge, son petit bouc bien taillé, sa
chemise blanche à manches courtes, son gilet gris, ainsi
que son pantalon en toile, lui donnent un air sérieux, tout
en restant affectueux.

Wissem, mon fils de sept ans, passe devant nous avec


un vieux mètre de menuisier en bois et pliable, qu’il a
trouvé dans un des nombreux tiroirs de la maison et avec
lequel il a décidé de jouer avec son cousin Ismaël, le fils
de mon frère Nabil. Je lui dis :

- Wissem, fais-moi voir ce que tu as dans la main, je


vais te montrer un truc chouette.

26
Je prends le mètre et le plie de façon à en faire une
étoile à cinq branches.

- Tu vois Wissem c’est l’étoile du drapeau du Maroc !

- Il est comment le drapeau du Maroc ?

- Rouge avec une étoile verte au milieu.

- Tu veux dire le drapeau du Maréchal Lyautey !? Dit


Nabil avec un air moqueur.

- C’est qui le Maréchal Lyautey ? Demande Wissem.

Je réponds :

- C’est un militaire envoyé par le gouvernement


Français qui arriva au début du 20eme siècle, et qui
réorganisa l’ensemble des infrastructures du Maroc
pour le moderniser, afin qu’il puisse rivaliser avec
toute la modernité européenne. C’était en 1912.
Tu as compris ?

27
- Oui c’est très clair. Merci.

- La prochaine fois qu’on ira à Casablanca, je te


montrerai sa statue à cheval qui se trouve en face
du consulat Français. Il y a même un lycée qui porte
son nom.

- Pourquoi l'étoile est posée sur un rectangle rouge ?


Demande Wissem.

- Il a dû se dire, répond Nabil revenant à la charge et


mimant en riant le geste d’arracher les rideaux de la
fenêtre : « tiens j’ai oublié de leur faire un drapeau,
ce rideau rouge fera l’affaire ! Qu’on m’apporte un
feutre vert, je vais rajouter une étoile, ils seront
contents ces indigènes ! »

- Ça veut dire quoi « indigène » ? Demande Wissem.

Je réponds :

- Ce sont les habitants du pays où l’on se trouve.

28
Nabil, sachant que mon père n’aime pas qu’on se
moque du Maroc, s’assied près de moi et continue la
conversation en essayant d’être le plus discret possible.
Et moi je tente une diversion :

- Confortable le « sadari » ! Je comprends pourquoi


notre voisin tient absolument à avoir le même !

- En parlant de voisin, dit Nabil, imagine la tête du


sultan marocain qui en 1830 voit les Français arriver
en Algérie voisine ! Stupéfaction et sueurs froides !
Sans doute s’est-il dit « à qui le tour » ?

Je replie le mètre et le tend à mon fils :

- Essaye de faire comme moi.

Il relève volontiers le défi, mobilise toute sa


concentration pour réussir son étoile, et avec ses deux
petites mains, commence à plier l’instrument dans tous
les sens.

29
Presque immobile, mon père entrouvre de temps en
temps les paupières, comme s’il allait parler, mais les
referme aussitôt. Ses lèvres remuent légèrement : il ne
dort pas.

- Certes voisins, mais le Maroc n’a jamais été


l’Algérie ! Dis-je à Nabil.

- Comment ça ?

- En 1830, le Maroc était un pays souverain et


organisé, alors que l’Algérie qui ne portait pas
encore ce nom, n’était que le territoire le plus
occidental de l’empire ottoman, qui alors, plus
préoccupé par son front russe et ses conflits avec
les Anglais, l’avait délaissé.

- Et les Français dans tout ça ?

- D’après ce que j’ai compris, car comme tu le sais je


me suis beaucoup intéressé à la question, (disant
cela autant pour mon père que pour mon frère), à

30
ce moment-là les Français avaient d’autres soucis
politiques à gérer.

- ??

- 1830 était la fin de la Restauration et le début de la


Monarchie de juillet.

- Je croyais qu’il n’y avait plus de roi depuis la


Révolution française !?

- Moi aussi, mais en regardant récemment un livre


d’histoire, tous les rois ont refait surface 13 !

- Ok reprenons ! Dit Nabil. Si je comprends bien,


cette ébullition politique au début de la Monarchie
de juillet, laissa un sursis au Maroc. Mais
concrètement que s’est-il passé ?

13 Louis XVII, 1793-1795 Napoléon Premier, 1804-1814 et 1815 ; Napoléon


II, 1815 ; Louis XVIII 1814-1815 1815-1824 ; Charles X,1827-1830 ; Louis-
Philippe, 1830-1848 ; Napoléon III 1852-1870.

31
- Le Maroc signa des accords commerciaux, les
européens étaient venus se procurer des matières
premières, et aussi pour vendre de la marchandise,
et tiens-toi bien, même du thé !

- Quoi !? Le thé à la menthe ? Notre thé à la menthe ?


Le symbole de notre hospitalité marocaine ?!

- Et oui ! Dis-je avec un sourire. Les chinois étaient


déjà dans le coup, c’est aussi passé par les Anglais,
je te raconterai l’histoire une autre fois ! C’est
absolument passionnant tu verras, c’est un véritable
roman d’espionnage !

- D’accord, mais en parlant de thé, il arrive quand ?


Dis Nabil avec espièglerie.

Il jette un coup d’œil dans le couloir, mais « walou » !


Je continue :

- Les autorités marocaines de l’époque vont surtout


importer des armes pour réorganiser et moderniser
leur armée, ils vont même en fournir à l’émir
32
Abdelkader pour l’aider dans sa révolte contre les
français en Algérie.

- Abdelkader ce n’est pas beaucoup plus tard ?


Demande Nabil.

- Non c’est exactement à la même époque, je peux


même te dire les dates : de 1830 à 1848.

- Mais que s’est-il passé alors ?

- Le vrai tournant, c’est les défaites d’Isly et de


Tétouan14, qui, malgré la réorganisation de l’armée
et sa modernisation, fut une véritable débâcle et
humiliation pour le Maroc. Tout le monde compris
alors que l’armée marocaine était finie, et qu’elle
n’avait pas eu le temps de rattraper son retard. Les
esprits belliqueux en profitèrent.

Bruit de sonnette. Notre jeune voisin, Adrien Martin,


fraîchement installé dans le quartier, vient chercher une

14
Bataille d’Isly 1844, Bataille Tétouan 1860.

33
assiette de couscous que ma mère a préparée pour lui, sa
femme, et leur jeune enfant. Un protocole devenu
hebdomadaire. Comme d’habitude, il nous salut depuis
le seuil, en accompagnant son chaleureux « Merci
Madame Salam ! » Et Nabil en prenant sa voix de tour
de contrôle : « Le vol 746 de la théière en provenance de
l’aéroport Cuisine Salam aura un retard de quinze
minutes » et comme d’habitude, tout le monde éclate de
rire, même ma mère depuis le hall de son aéroport.
Nous reprenons le fil de la conversation.

Ismaël, le fils de Nabil qui est en train de jouer avec


Wissem, toujours attentif à la conversation, demande :

- Et après Isly et Tétouan ?

Nabil me fait un clin d’œil de connivence, heureux de


voir les enfants intéressés par la conversation.

Je dis :

- Je vois que vous aimez l’histoire !

34
Sans quitter des yeux le mètre en bois qu’ils
manipulent, ils font un signe de la tête. Je continue mes
explications :

- C’est là que les Anglais sont intervenus !

Les enfants lèvent la tête et me regardent attentivement


avec un air interrogatif.

- Pendant un temps, dans un jeu politique complexe,


les Anglais avaient empêché la France de mettre la
main sur le Maroc, jusqu’au jour où ils leur
laissèrent le champ libre, en échange pour eux-
mêmes d’avoir la maîtrise sur l’Égypte, en
respectant la neutralité de circulation sur le canal de
Suez. Ces accords, appelés « L’Entente cordiale »,
furent signés le huit avril 1904. C’est alors que le
Maréchal Lyautey entra en scène.

Les enfants font un signe qu’ils n’ont pas vraiment


compris. Je décide d’être plus pédagogue et de leur
donner un exemple.
35
- C’est comme toi Wissem. Tu m’as raconté qu’à
l’école, lorsque vous jouez à la balle aux prisonniers,
tu aimes faire équipe avec Yasmine. Pour qu’elle
accepte de venir dans ton équipe, tu lui donnes des
bonbons. Imagine, qu’un jour, Mathieu de l’autre
équipe lui fait une meilleure offre, une poupée par
exemple. Pour garder Yasmine dans ton équipe, tu
dis à Mathieu que tu lui donne un autre joueur, aussi
doué que Yasmine. Il accepte. Tu es content car tu
as gardé Yasmine, et Mathieu lui aussi est content
car il a récupéré un joueur aussi bon que Yasmine.
Toi Wissem tu es l’Angleterre et Yasmine est
l’Egypte, Mathieu est la France et l’autre joueur c’est
le Maroc. Vous avez compris ?

Les enfants lèvent les yeux en ayant l’air de réfléchir


profondément, et après quelques secondes et une moue
de contentement, ils font un grand signe de la tête. Et,
Wissem, aussitôt reprend son air lointain et la fabrication
de son étoile, toujours assisté par son cousin Ismaël qui
demande :

36
- Et Lyautey ? qu’est qu’il est devenu ?

- Je vois qu’il t’a tapé dans l’œil le Maréchal Lyautey !


répondis-je.

Ismaël fait un signe affirmatif. Et Wissem rajoute


immédiatement :

- Moi aussi il m’a tapé dans l’œil ton Maréchal


Lyautey !

- Vous avez bien raison les enfants, car il aimait


vraiment le Maroc, il s’appliqua à le rendre meilleur
depuis le protectorat instauré en 1912 jusqu’à sa
mort. Le Maroc d’aujourd’hui c’est un peu son
bébé !

- Laisse-moi rire, dit Nabil. Cela me fait penser au


sketch d’Edgar Yves sur la colonisation quand il dit
« le colon rentre chez toi par effraction, vide ton
frigo, prend toute la place sur ton canapé, dort dans

37
ton lit et il faudrait le remercier car il a installé le
Wifi ! »

- C’est beaucoup plus nuancé que cela ! Lyautey avait


utilisé la technique de la tache d’huile ou
pénétration pacifique. Il avançait lentement et à
chaque étape il faisait installer routes, écoles
conduites d’eau, ponts, hôpitaux, etc... Il était plutôt
malin, il avait réussi à mettre la population dans sa
poche, car leurs conditions de vie s’amélioraient.
Du coup, en 1912, c’est presque tout naturellement
que le protectorat fut signé.

- Regarde papa j’ai réussi ! Dit Wissem, tout fier en


montrant son étoile.

Je le félicite.
Mon père ouvre les yeux et regarde sa montre. Je
comprends à son regard que c’est l’heure de la prière. Il
se redresse un peu, j’en profite pour lui poser une
question :

38
- Tu en penses quoi Ba15 ?

Mon père s’adressant aussi à mon frère et aux enfants :

- Je garde une bonne image de la présence française


au Maroc, dit-il avec son accent marocain.
Regardez, encore aujourd’hui il reste des ponts, des
hôpitaux, des routes … Et vous voyez on les utilise
encore.

Mon père se lève pour aller prier dans la pièce voisine.

- Savais-tu Nabil, qu’on surnommait Lyautey, le


« Maréchal de l’islam » ? Il avait de l’admiration
pour cette religion, et de ce fait il avait interdit
l’entrée des mosquées aux non-musulmans.

- Mais ce n’est pas interdit pour un non-musulman


d’entrer dans une mosquée ? Dit Nabil étonné.
Souviens-toi des portes ouvertes du mois dernier,

15 Diminutif de baba, venant du français papa.

39
même le rabbin Michel Serfaty était heureux d’y être
accueilli !

- Tu as entièrement raison ! Mais dans le contexte


complexe du protectorat, il avait jugé plus prudent
de ne pas montrer un comportement qui aurait pu
être perçu comme arrogant de la part des indigènes.

Je me tourne vers les enfants, tout en parlant à Nabil :

- Oui ! Lyautey, aimait vraiment et profondément le


Maroc !

- Nabil, tu te souviens le « Habous », le quartier


oriental à Casablanca ?

- Oui, oui, je me souviens très bien ! Les arcades, les


arabesques, le grand marché des olives, oui je me
rappelle, on a même acheté des babouches .

- Imagine-toi que ce quartier au style complétement


oriental a été construit par les français à la demande
de Lyautey, qui avait désiré respecter la tonalité
40
architecturale traditionnel du pays. Ce qui ne l’avait
pas empêché par ailleurs de moderniser les
structures administratives et les réseaux de
communications : les routes et la poste, véritables
clés de voûte du développement économique,
social et culturel d’un pays.

- !!!

- Il redonna aussi au Sultan et à sa cour tout le faste


qui était dû à son rang, lui le monarchiste, heureux
de retrouver une noblesse à choyer. Il se présentait
comme son premier serviteur. Vous imaginez les
enfants, il tenait toujours l’étrier de sa Majesté
quand elle descendait de cheval.

- Tu as raison, dit Nabil, ça devait être quelqu’un de


très bien, mais ce qui est sûr, c’est que le Maroc a
payé un double tribut : l’humiliation de la mise sous
protectorat, et la perte de soldats courageux,
tombés en même temps sur le champ de bataille et
dans l’oubli.

41
Nabil ajoute, tout en caressant la tête de son fils,
heureux de le voir participer à la discussion avec autant
d’enthousiasme :

- C’est important de rappeler, par exemple, qu’ils


étaient présents auprès de l’armée française lors des
deux grandes guerres. Ils ont même réalisé des faits
d’armes remarquables, ils ont libéré la Corse…

- Octobre 1943 !! S’exclament Wissem et Ismaël


d’une seule voix.

- D’où vous savez ça ? Demandons-nous aux enfants


avec étonnement.

- C’est les vidéos qu’on a vu sur la deuxième guerre


mondiale.

Wissem et Ismaël, tout heureux de pouvoir raconter :

42
- Oui, ce sont des goumiers marocains qui ont libérés
la Corse sous le commandement de l’armée de la
France libre, précise Wissem.

- Dans la vidéo, on leur remet la légion d’honneur et


ils visitent le cimetière Corse où sont enterrés leurs
camarades morts au combat. Ajoute Ismaël.

- Tu vois frérot, dis-je à Nabil, c’est un bon début, il


y a de l’espoir. Je crois qu’en tant que parents, et
comme première génération des enfants qui ne sont
pas nés au Maroc, nous avons la charge de la
mémoire, et paradoxalement, beaucoup plus que
nos propres parents, qui vivent encore
complétement dans l’esprit du Maroc. Même si
maintenant ils ont vécu en France plus longtemps
qu’au Maroc.

Nabil, un peu ému, le regard attendri par les enfants qui


ont repris leur jeu, me fait un signe complice. À la fois
pour me faire comprendre qu’il est complétement
d’accord avec ce que je viens de lui dire, et en même

43
temps, en tout cas c’est comme cela que je l’interprète,
pour exprimer de la gratitude pour ces propos qui lui
semblent extrêmement importants.

C’est alors qu’on entend un vrombissement dans le


couloir venant de la cuisine, ma petite sœur Leila, suivi
nonchalamment par ma mère, tient un plateau sur lequel
se trouvent les deux théières, et tout en imitant le moteur
d’un avion, les fait atterrir sur la table.

- Tiens vl’a la folle ! Dit Nabil.

- De quoi parlez-vous ? Demande Leila.

- De Lyautey essentiellement. Répondis-je.

- Encore ! Vous n’en avez pas marre ? Tous les


dimanches c’est pareil ! Fallait l’inviter, je suis sûr
qu’il aurait aimait le couscous de Mouille !

44
Flashez-moi

45
Chapitre 5

L’aventure marocaine de Saint-


Exupéry

« Dans ma civilisation, celui qui diffère


de moi, loin de me léser, m’enrichit. »

Antoine de Saint-Exupéry 16

Ma mère et Leila prennent place dans le salon sur le


confortable canapé. Nous voilà tous avec un verre de thé
à la main, sauf les enfants occupés à jouer, et mon père
toujours en train de prier dans la pièce voisine.
Ça devrait t’intéressé en tant que prof d’histoire ?! Dit
Nabil répondant aux reproches de Leila qui trouve nos
discussions redondantes.

- Comment vont mes deux petits princes ? Dit


Leila en s’adressant aux enfants qui jouent sur le
tapis avec le mètre, snobant par la même la question

16 Antoine De Saint Exupéry, Pilote de guerre, Editions de la maison Française,


1942, Editions Gallimard, 1975, p. 197.

46
de Nabil d’un revers de la main et d’un sourire en
coin. Vous êtes dans la même école il me semble ?

- Oui, Saint Exupéry ? Répond Wissem.

- Ben voilà qui est intéressant ! Votre école porte le


nom d’un aviateur et écrivain très célèbre à travers
le monde. Saviez-vous qu’il était marocain ?

- Quoi, mon école est marocaine ?! Glapit Ismaël,


l’air intrigué.

- Non, laissez-moi vous racontez, c’est une belle


histoire ! Dit Leila en souriant.

- Saint-Exupéry marocain ?! T'as craqué ou quoi ?!


Dis-je avec étonnement.

- Je t’avais dit qu’elle était folle ! Ajoute Nabil.

- Vous en faites une tête, c’était pour attirer votre


attention, le moins que je puisse dire c’est que ça a
marché. Dit Leila, morte de rire.
47
- Explique alors ! Dis-je.

Suspendus au verre de thé et aux lèvres de Leila, nous


attendons son explication. Elle commence par dire :

- Vous savez déjà qu’Antoine de Saint Exupéry était


un pilote d’avion et un grand écrivain ; célèbre
surtout pour son œuvre Le Petit Prince ! Dit Leila
nous rappelant fièrement qu’elle avait consacré l’un
de ses mémoires de Master à l’histoire de cette
période et à ces pilotes exceptionnels.

- Ah oui je m’en souviens, la maîtresse de CP nous


l’a lu l’année dernière. Dit Ismaël.

- Notre maîtresse aussi ! ajoute Wissem.

- Est-ce que la maîtresse vous as dit qu’il avait


participé à la belle aventure de l’aéropostale ?
Demande Leila.

Les deux garçons se regardent !


48
- C’est quoi l’aréopostale ? Demande Wissem.

- Aé-ro-pos-tale ! Précise Leila.


- Aé-ro-pos-tale ! Rectifie Wissem.

- Bien ! Alors, pour faire simple, l’aéropostale est un


circuit de distribution du courrier, comme la poste,
avec de petits avions. Nécessaires pour atteindre
des endroits lointains, ou difficiles d’accès.

- Ça devait être rigolo ! Fait remarquer Ismaël.

- Oui mais aussi très dangereux ! Précise Leila. À


l’époque, il fallait être un pilote « spécial », un peu
fou, car les avions étaient des machines très
rustiques, qui tombaient sans arrêt en panne. Il n’y
avait pas d’instrument de vol, ni de cockpit, si bien
que les pilotes volaient à vue, la tête à l’air. C’était
des conditions de vol extrêmement épouvantables.

- Il devait avoir froid le pilote ?! Dit Wissem.

49
- Oui c’est sûr ! Et, je viens de comprendre dit Leila,
que c’est peut-être pour cela que le Petit Prince
porte toujours une écharpe !

- Jaune ! Elle est jaune ! Disent Wissem et Ismaël en


chœur ! La maîtresse nous avait expliqué que cette
couleur rappelait la couleur des cheveux du Petit
Prince, la couleur des blés, la couleur des étoiles et
du soleil.

- Bravo les enfants ! Dit Leila.

Même ma mère entre dans la conversation avec son


accent marocain.

- Ces petits avions c’était dangereux ! Alors


pourquoi, ils ont fait ça ?

- Je me souviens, explique Leila, c’est l’idée d’un


industriel de Toulouse, Pierre-Georges Latécoère,
qui fabriquait des avions pendant la première guerre
mondiale. Après l’armistice de 1918, il s’est retrouvé

50
avec des avions sur les bras et eut l’idée de les
utiliser pour transporter du courrier et des passagers
vers le Maroc et le Sénégal où vivaient
d’importantes communautés françaises.

- Latécoère !? Latécoère !? Dit Nabil, ce n’est pas


dans la chanson d’Henri Salvador, le jardin d’hiver ?

- Alors là, vraiment je suis épatée dit Leila ! En


continuant son explication.

- C’était un pari audacieux. Latécoère a prononcé


cette phrase restée célèbre : « J’ai refait tous les
calculs, ils confirment l’opinion des spécialistes,
notre idée est irréalisable. Il ne nous reste qu’une
chose à faire : la réaliser17. » Et, il l’a réalisée.

- Et Saint Ex dans tout ça ? Demande Nabil.

17
Pierre-Georges Latécoère, cité par Didier Daurat, Dans le vent des hélices,
édition Le Seuil, 1956, p. 38.

51
- Il a rejoint l’aéropostale en 1926. Ce qui est
dommage c’est que les marocains ne savent pas qu’il
fait partie de leur histoire ! Dit Leila.

- Comment ça ? Renchérit Nabil.

- Le Maroc fut très important et très formateur dans


la vie de Saint-Exupéry. Il y vient pour la première
fois en 1921, à l’âge de 21 ans, pour faire son service
militaire au 37ème régiment d’aviation de
Casablanca. Mais il fut très déçu par la ville.

- Pourquoi très déçu ?! Demandons-nous.

- Dans une lettre à sa mère, il se demande où sont les


bananiers, les dattiers et les cocotiers ?!18 Pour lui, il
y a trop de béton, trop d’immeubles. Casablanca, à
cette époque, était déjà une ville moderne de 100
000 habitants sillonnée par les voitures et les
tramways. Ce n’est pas du tout à cela qu’il
s’attendait.

18
Voir Stacy De Bruyère, Une vie à contre-courant, Albin Michel, 2013, p.102.

52
- Ben alors ! Il s’attendait à quoi ? Dit Nabil.

- Le désert ! Dit Leila.

- Et l’a-t-il trouvé ? Demandais-je à Leila.

- Oui mais bien plus tard ! Rapidement il prend du


galon dans l’aéropostale et devient en 1927 chef
d’aéroplace à Cap Juby, l’actuelle Tarfaya, dans le
sud du Maroc. Son travail consiste à entretenir les
avions et à assurer l’acheminement du courrier.
C’est là qu’il rencontre enfin le désert.

- C’est une belle histoire !

- Oui très belle et d’ailleurs cette rencontre avec le


désert va le transformer ! C’est à ce moment-là qu’il
devint vraiment écrivain.

- C’est-à-dire ? Demande Nabil.

53
- Il resta dix-huit mois à Tarfaya et avait de bonnes
relations avec les indigènes de la région. Il apprit
l’arabe, il buvait le thé sous la tente avec les
nomades du désert et il s’habillait souvent d’une
djellaba. L’écrivain et journaliste Joseph Kessel
raconte qu’on le distinguait mal des autres habitants
et qu’on aurait pu croire qu’il était né au Maroc !19
Je pense que c’est ce décor désertique qui va
l’inspirer et faire de lui un artiste.

- Formidable ! Dis-je.

- Il aimait tellement le Maroc, ajoute Leila, qu’au


début des années 30, après l’épisode de
l’aéropostale, il y revient et y séjourne à plusieurs
reprises. On sait qu’il habita à Casablanca, pour une
longue période, avec son épouse Consuelo.

19
Archives de l’Institut National de l’Audiovisuel, diffusées la première fois le
20 mai 1990 sur France Culture dans l’émission La Tasse de Thé-Rétro.

54
- Soupranala (incroyable !). Dit Nabil en imitant
l’accent de mon père.

- Moi aussi je fus très impressionnée quand j’ai


découvert cette histoire ! On peut même imaginer,
que s’il écrivit Le Petit Prince à New-York, c’est au
Maroc qu’il en eut l’inspiration ! Précise Leila.

- Un des livres les plus lus au monde serait né au


Maroc !!! Waouh ! Merci Leila. Dit Nabil en levant
le pouce et en faisant un signe de la tête.

Mon père ayant fini sa prière revient prendre sa place,


Wissem fier de son étoile lui met sous le nez.

- Bravo mon petit, dit mon père à son petit-fils, ce


n’est pas facile à faire, tu es doué ! Tu sais que ce
mètre de menuisier est venu avec moi du Maroc ?

- Comment tu es arrivé en France Ba ? Demande


Wissem. Comme Saint-Exupéry ? En avion ?

55
- Ah, pas tout à fait, répond mon père en riant, c’est
une longue histoire, je vais vous raconter…Dit-il
dans son français que nous aimons tant.

56
Flashez-moi

57
Chapitre 6

La vie continue…

« Le pittoresque abonde ici. À chaque


pas, il y a des tableaux tout faits qui
feraient la fortune et la gloire de vingt
générations de peintres. »

Eugène Delacroix20

« Le Maroc est un pays où il fait bon


survivre. »

Lotfy Akalay21

Voici ce que j’ai pu reconstituer à travers le récit que


mon père nous offrait dans notre jeunesse, et parfois
encore aujourd’hui, de dimanche en dimanche, autour du
grand couscoussier.

20 Eugène Delacroix, Correspondance Générale, Tome 1, PLON, p.327-328.


21 Lotfy Akalay, in LE MONDE, Tanger ténébreuse et nostalgique, 1e septembre
2006.

58
Casablanca.
Début des années quarante.
Quartier pauvre de la ville, grande maison cubique à
l’architecture traditionnelle, construite à main nues, faite
de briques d’un mélange de boue et de paille, repliée sur
un patio intérieur, sans accès à l’eau courante et
l’électricité.
C’était une maison qui vivait au rythme des jeux, des
cris, des pleurs et des rires d’une quinzaine d’enfants,
fruit de la polygamie enthousiaste de mon arrière-grand-
père.
Parmi ces enfants se trouvait Sf’ia, ma grand-mère. Fille
unique de Zohra la troisième des quatre épouses de mon
arrière-grand-père, dont je n’ai jamais su le nom.

C’est dans cette même maison que Sf’ia, mariée avec


mon grand-père Abdelkrim Berrada, mit au monde mon
père en 1944. Là encore il y a une histoire de nom de
famille passionnante que j’expliquerai par la suite.

Cette grande bâtisse baroque, d’architecture


anarchique, était l’image inverse du système familiale
clanique qu’elle hébergeait : une tribu bien structurée,
59
une hiérarchie parfaitement identifiée, dont l’importance
de chaque clan dépendait des épouses et de leurs
progénitures.
Zohra n’ayant eu qu’un enfant et de plus une fille, son
clan était le dernier en importance, celui qu’on
remarquait le moins dans ce système familial aux règles
parfois implacables.

Mon grand-père, Abdelkrim, était conducteur de


« Koutchi », petit attelage tracté par un cheval, que les
gens louaient pour de petits trajets, bref, un taxi !
Le mot « Koutchi », selon le résultat de mes
recherches, est la version arabisée de « cocher ». Au
Maroc, Le conducteur d’une charrette était devenu la
charrette elle-même ! Métamorphose qui m’a toujours
fait sourire.
J’ai découvert qu’au tout début, dans les années 1920-
1930, les calèches étaient tirées par des hommes, cela
explique peut-être cette bizarrerie linguistique !
Avec le développement économique et l’augmentation
de la population, les hommes furent remplacés par des
chevaux, et les calèches se multiplièrent. Puis plus tard,
elles furent concurrencées par les taxis, sans disparaître
60
complétement. Le tourisme florissant de la fin du XXe
siècle, donna un nouvel essor à ces calèches qui dès lors
devinrent un élément essentiel du paysage urbain.

Une célèbre chanson marocaine y a même été


consacrée, et fait partie du patrimoine national : Moul
Koutchi22, c’est-à-dire « le propriétaire de la calèche ».
C’est une chanson reprise d’innombrable fois par les
artistes les plus célèbres du monde arabe. Elle raconte
l’histoire d’une déception amoureuse, où le malheureux,
l’esprit tourmenté, supplie le Moul Koutchi de l’emmener
loin, dans un endroit où il pourra oublier et trouver la
paix. Sans doute le succès de cette chanson est dû au
double sens de ses paroles, qui offre à l’imaginaire des
voyages inattendus.

Soit dit en passant, les marocains comme tous les


arabes, ont une relation particulière avec les chevaux,
animaux nobles et fidèles. De plus, dans la culture
musulmane, on les retrouve dans les poèmes et les
hadiths, ils sont la métaphore du courage et de la

22 https://youtu.be/aTgz8zSP9lg
61
bravoure. Le prophète de l’Islam n’a-t-il pas effectué
l’ascension céleste sur le dos d’un cheval ailé, le bien
nommé « Bouraq » ?

Avec son métier, qui selon la tradition était une garantie


de bon salaire, mon grand-père Abdelkrim, subvenait
très correctement aux besoins de sa femme Sfi’a et de
son fils Mohammed, c’est-à-dire mon père. Cependant,
il n’eut pas la chance de connaître sa fille Khadija, ma
tante, car malheureusement il mourut pendant la
grossesse de Sf’ia, durant une intervention chirurgicale
considérée comme très banale de nos jours : une
appendicectomie.

Sf’ia, Mohamed et Khadija qui naquit quelques mois


plus tard se retrouvèrent bien seuls !
Dans une société patriarcale aussi forte que le Maroc,
l’absence d’un père, fragilisa socialement et
psychologiquement les deux enfants, ainsi que ma grand-
mère.
Sfi’a, fut alors forcée immédiatement de trouver du
travail pour subvenir aux besoins des siens, et selon les
règles sociales de son époque, dut trouver un nouvel
62
époux au plus vite. Car, passé le temps du deuil et en y
ajoutant un léger sursis, si elle ne se remariait pas, sa
réputation serait entachée, et elle aurait été mise à l’écart.
La société n’aurait pas toléré qu’elle n’ait plus de tuteur.

Elle devint alors couturière de rue et passait tout son


temps dans son petit atelier installé sur le trottoir, pour
un salaire de misère. Elle n’avait aucun moment à
consacrer à son fils. Après la naissance de sa fille Khadija
elle continua ce travail qu’elle pratiqua toute sa vie,
même après son remariage.

Sous la pression sociale de devoir se remarier et vu le


temps qu’elle consacrait entièrement à son travail, Sf’ia
n’avait pas la possibilité de s’occuper correctement de
son petit Mohamed.
Zohra, la mère de Sf’ia, vint à son secours, lui
proposant d’élever son fils. Et ce qui devait être
provisoire devint définitif, comme plus tard pour sa sœur
Khadija.

Zohra devint ainsi à la fois mère et grand-mère !

63
Chapitre 7

Mouille Zohra

« La vérité est que les leaders religieux masculins


ont eu, et ont encore, l’option d’interpréter les saints
enseignements soit pour exalter soit pour assujettir
les femmes. Ils ont, à leurs propres fins égoïstes, en
très grande majorité choisi la seconde option. »

Jimmy Carter23

C’était une dame avec le visage dur et fermé se tenant


droite avec des grands yeux ouverts qui vous fixent. Ses
tatouages entre les yeux et sur le menton avaient le
pouvoir disait-on de faire fuir le malheur et de protéger
du mauvais sort. Ses lèvres semblaient n’avoir jamais

23
Jimmy Carter, The Observer, dans un éditorial publié le 12 juillet 2009.
« The truth is that male religious leaders have had — and still have — an
option to interpret holy teachings either to exalt or subjugate women. They
have, for their own selfish ends, overwhelmingly chosen the latter. Their
continuing choice provides the foundation or justification for much of the
pervasive persecution and abuse of women throughout the world. »
https://www.cartercenter.org/news/editorials_speeches/observer_071209.
html

64
connu le sourire. Voilà Mouille24 Zohra, mon arrière-
grand-mère, immortalisée par une photo que mon père
regardait toujours avec affection.
Il l’avait faite encadrer et l’avait placée sur sa table de
chevet, comme si la personne qui avait pris soin de lui,
pouvait continuer à le faire, de l’au-delà, à travers cette
icône.

Elle naquit avant l’arrivée des français à la fin du 19 ème


siècle.
Casablanca était encore un petit village de pêcheur d’à
peine un millier d’habitants qui s’appelait en arabe Dar el
Baïda, c’est-à-dire « la maison blanche », dans une région
où le droit appliqué était celui de la « charia ».

Montereau.
« Dimanche-couscous ».
Je me rappelle ce dimanche où mon père dans une
conversation avait utilisé le terme de « charia ».
Yassine, l’ainé de mes quatre garçons, avait, à cette
époque, l’insouciance de ce mois d’avril que l’on appelle quinze

24 En dialecte des paysans marocains, (Rhoobi), « Mouille » signifie « Maman ».

65
ans, cet âge de l’adolescence où l’on mute, passe de
l’enfance à l’adulte, processus singulier, qui parfois rend
timide, et parfois vous dote d’une certaine théâtralité qui
permet de se faire remarquer. De démontrer qu’on a
grandi. Ce jour-là, Yassine fit sa démonstration de
nouvel adulte en demandant à son grand-père avec un
sourire un peu angoissé :

- Tu veux dire la « charia », ce truc où des fous


furieux moyenâgeux, coupent des mains, lapident et
décapitent ?!

Avec un réflexe professionnel qui nous fit tous sourire,


tant nous en avions l’habitude, avant même que mon
père esquisse la moindre réponse, ma sœur Leila, la prof
d’histoire que nous avons rencontré dans des chapitres
précédents, intervint dans la discussion et s’adressa à
Yassine :

- Pourquoi tu dis ça ?

- C’est ce que disent tous les copains du lycée.

66
- Tu n’as jamais cherché à savoir par toi-même ?

- Ben non !

- Le mot « charia » n’apparaît qu’une fois dans le


Coran, à la sourate 45 verset 18, et il signifie « le
chemin qui mène vers le point d’eau 25».

- Le chemin ?! Vers le point d’eau ?!

- Dans ce verset, dit Leila, dieu utilise une métaphore,


en demandant à son messager de suivre le meilleur
chemin. Et pour les hommes du désert du septième
siècle, c’était celui qui mène à l’eau.

- Et quel est le rapport avec la loi islamique ?

- Ben…, à toi de chercher, je peux t’aider si tu veux !


C’est un bon exercice qui aiguisera ton esprit
critique.

25 Voir, Que dit vraiment le Coran, chapitre La Charia, du Dr .al Ajamî, Encre
d’Orient, 2021.

67
- Ok, je relève le défi !

Revenons à Mouille Zohra.


Elle vécut donc dans cette époque, où, selon les
historiens, contrairement à ce que l’on pourrait penser,
les hommes ne s’opposaient pas au travail des femmes, à
condition que tout le bénéfice financier leurs
reviennent26.
Elles cultivaient les champs, allaient chercher l’eau aux
sources, s’attelaient aux productions artisanales comme
le tissage ou la poterie et bien sûr devaient s’occupaient
des travaux domestiques en plus de s’occuper des
enfants. En un mot un véritable esclavage !

Lorsque que mon grand-père Abdelkrim Berrada


décéda subitement, sa belle-mère mouille Zohra, prit en
charge ses deux petits-enfants en bas âge : Mohamed
mon père et Khadija ma tante.

26 Meriem Rodary, Le travail des femmes dans le Maroc précolonial, entre oppression et
résistance, cahier d’études africaines.

68
Elle les éleva, et devint en quelque sorte leur vraie
mère, permettant ainsi à sa fille, ma grand-mère Mouille
Sf’ia de refaire sa vie.
Je sais que toute cette généalogie est un petit peu
compliqué. Un jour mon père, voyant qu’on avait du mal
à se repérer, prit une feuille blanche et griffonna devant
nous, en quelques secondes, un schéma simpliste pour
nous aider à se repérer. Je me souviens avoir penser qu’il
avait, sans le vouloir, copier le système solaire. Avec mes
parents au centre de notre univers, et nous, leurs étoiles,
qui gravitent autour.

69
70
Mouille Zohra était la figure maternelle responsable et
rassurante dont un enfant avait besoin pour grandir.
Elle gérait les tracas de la vie quotidienne, c’est elle qui,
par exemple, tenait les cordons de la bourse, et
subvenait aux besoins de toute la famille.
Elle savait être autoritaire, avait du caractère, faisait
office de « Cheffe de famille » que tout le monde
craignait et respecter : un îlot de stabilité dans un
univers souvent chaotique et incertain.
En d’autres termes, une femme forte.
Selon ma mère, c’est d’elle que mon père a hérité son
caractère.

Après la mort de son époux, Mouille Zohra se


remaria. Cette fois-ci, en dehors d’un cadre
polygamique. Je fus heureux d’apprendre que son
deuxième mari, Ba’ziz, était un homme bon avec qui
elle eut une vie heureuse.
Sfi’a, ma grand-mère finit aussi par se remarier, avec
Ba’Salah - dont je parlerais plus tard -, et fonder une
nouvelle famille.
On peut comprendre à quel point Sf’ia, la mère de
mon père, fut plutôt absente, et intervint peu dans son
71
éducation, mais l’éducation qu’il reçut de Mouille Zohra
compensa ce manque.
On peut comprendre aussi que l’affection qu’il portait
à sa mère était celle qu’on porte à une grande sœur et
l’affection qu’il portait à sa grand-mère était celle que
l’on porte à une mère.

72
Flashez-moi

73
Chapitre 8

Le Maroc est enfin libre, et alors ?

« Je ne crois point, au sens


philosophique du terme, à la liberté de
l’homme. Chacun agit non seulement
sous une contrainte extérieure, mais
aussi d’après une nécessité intérieure. »

Albert Einstein27

Le Maroc réussit non sans mal à se débarrasser du


protectorat qui ne voulait pas se laissé faire et qui
s’accrocha jusqu’au bout. Sa majesté Mohamed V
(1909-1961) militait ardemment pour l’autonomie de
son pays.
Au début, les autorités françaises, devant la ténacité et
la désobéissance royale, avaient pensé qu’il suffirait
d’exiler le souverain pour calmer son ardeur.
Le résultat fut à l’opposé. Les Marocains se
révoltèrent contre l’éloignement de leur roi et les

27
Albert Einstein, Comment je vois le monde, Flammarion, 1934, Chapitre premier,
p. 8.

74
Français furent obligés de céder. Il faut dire aussi que
les français avaient d’autres soucis à ce moment-là,
empêtrés qu’ils étaient dans la guerre d’Indochine, sans
parler bien sûr des révoltes qui grondaient en Tunisie et
en Algérie.
Ainsi, en 1956, le protectorat disparut, le Maroc fut
enfin libre !

Au même moment, mon père âgé de douze ans, était


très peu préoccupé par les événements nationaux et
internationaux, pourtant explosifs. Il se souvient
cependant avoir souffert de ne avoir appris à lire et de
ne pas avoir pu aller à l’école.
L’analphabétisme et la pauvreté furent longtemps
pour lui, lourds à porter. Et c’est pour cela qu’il nous
poussa tous à faire des études et s’est toujours réjoui de
nos succès.

La mort de son grand père, c’est-à-dire mon arrière-


grand-père, - dont le nom a été oublié -, eut pour effet
d’assombrir encore plus l’avenir.
La tribu se disloqua, le système familial vola en éclat,
et ce fut le début de l’anarchie et des pertes de repères.
75
Le fils ainé de mon arrière-grand-père, - dont, le nom
lui-aussi a été oublié -, le successeur légitime du
patriarche, récupéra la maison.
On demanda à la petite famille en bas de l’échelle de
bien vouloir partir. On les dédommagea comme le veut
le code de l’héritage selon la loi islamique28. Un sixième
de part pour Zohra et une demie part pour Sfi’a, une
misère en réalité, rien qui ne puisse compenser la perte
d’un logement !
Le clan, - Zohra, Sf’ia, mon père Mohamed, ma tante
Khadija -, dut chercher un nouveau logement. Le poids
des loyers les enfonça inexorablement un peu plus dans
la pauvreté…

Essayez d’imaginer ce qui se passe dans la tête d’un


gamin de douze ans, sans père, qu’on oblige à quitter
son foyer. Qui ne remettrait plus les pieds dans cette
maison baroque dans laquelle il était né, où il avait
grandi et où il se sentait bien.
Voir les femmes de sa vie angoissées et humiliées,
voir la souffrance de ses proches, et se sentir incapable

28 François-Paul Blanc, Le Droit musulman, Dalloz, 2e édition, 2007.

76
de les protéger, fut insupportable pour lui, et marqua
son esprit au fer rouge.
Mais paradoxalement cela lui donna des forces, car lui
aussi un jour, aurait sa maison, il aurait sa revanche et
effacerait cette profonde maladresse du destin.
C’est ainsi que naquit « Le château de mon père ».

Le Maroc aussi allait mal, la liberté ne rime pas


forcément avec félicité. Une fois les Français partis, ce
fut la sécheresse et les mauvaises récoltes.
Au royaume chérifien, « gouverner c’est pleuvoir »
comme disait Lyautey. Sans pluie, l’économie tomba en
panne, le chômage explosa, et à Casablanca, en plus de
la surpopulation et d’une bureaucratie corrompue,
s’installa le désespoir. L’amélioration du niveau de vie
tant espérée ne fut pas au rendez-vous.

Mon père et ses proches louèrent une petite pièce


dans la rue la plus pauvre du quartier le plus pauvre de
Casablanca, Derb fou’Kara, littéralement « le quartier des
miséreux », situé au centre géographique de la ville, à
une heure à pied de la mer.

77
Le confort était spartiate, sans accès aux besoins les
plus rudimentaires. L’eau s’achetait à un marchand
ambulant qui remplissait les jarres en terre cuite, de
quoi boire, se laver et faire la cuisine. Ils s’éclairaient à
la bougie, ne mangeaient pas à leur faim, et gardaient les
épluchures d’oranges précieusement, dont le parfum
offrait moultes mets imaginaires.
Parfois, uniquement le vendredi, jour de la prière,
lorsque les finances le permettaient, ils achetaient une
demi-livre de viande.
Lorsqu’ils étaient malades, ils n’allaient pas chez le
médecin. Ils soignaient les maux de gorge avec du lait et
du poivre, les maux de ventres avec du cumin, les abcès
avec un pansement à base d’oignons rouges, et s’il le
fallait, ils allaient consulter le marabout qui concoctait
de vieux remèdes, mélange de magie, de placebo et de
recettes ancestrales.

Mon père, non seulement n’était pas scolarisé, mais à


douze ans fut obligé de travailler pour aider les siens.
Son premier emploi consistait à partir tôt le matin au
souk, et de proposer aux gens de porter leur sac de
courses, en échange d’une petite pièce.
78
Il donnait tout son salaire à Mouille Zohra, qui, après
avoir acheté à manger et gardé de quoi payait le loyer,
lui redonnait de l’argent quand c’était possible, pour
aller au hammam comme récompense.
Mon père passa ainsi de la naissance à l’âge adulte
sans passer ni par l’enfance ni par l’adolescence !

79
Chapitre 9

Mouille S’fia

« La femme a une puissance singulière


qui se compose de la réalité de la force
et de l’apparence de la faiblesse. »

Victor Hugo29

Mouille Sf’ia naquit au début du XXème siècle après


l’arrivée des Français. Elle mourut jeune à Casablanca à
peine âgée de soixante ans. C’était en 1972, l’année qui
suivit le départ de mes parents du Maroc qui s’étaient
installés à Agen. C’est là que mon père avait été
embauché dans la tuilerie de cette ville.
Comme pour beaucoup de personnes de sa
génération, l’âge fut toujours un élément flou de la
biographie : les registres d’état civil habituellement

29 Victor Hugo, Post-scriptum de ma vie, (œuvres posthumes de Victor Hugo),


1901,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53099284z/f23.planchecontact#.

80
entreposés dans les mosquées, avaient souvent été
détruits.

Elle grandit à Casablanca ou plutôt avec Casablanca !


En effet dès les premières années du protectorat, sa
ville natale connut un essor démographique et
économique colossal. Pour autant, comme nous l’avons
vu précédemment, très peu d’enfants musulmans
fréquentaient les écoles modernes 30.
L’écrasante majorité devait se contenter des écoles
coraniques traditionnelles, souvent inaccessibles aux
femmes. Ce fut le sort de S’fia.

Fille unique du côté de sa mère avec d’innombrable


demi-frères et sœurs du côté de son père, Sf’ia fut mariée
une première fois très jeune. Elle eut deux enfants et dut
surmonter le décès de son mari après deux ans de
mariage. Dès lors, elle n’eut pas d’autre choix que de
travailler très dur pour subvenir aux besoins des siens.
Couturière de rue à Casablanca, sept jours sur sept sur sa

30 Michel Abitbol, Histoire du Maroc, PERRIN, 2014, p.525.

81
machine à coudre, toute l’année, pour un salaire de
misère.

Les femmes d’alors n’étaient perçues que sous le


prisme de filles de leurs pères ou d’épouses. Elles étaient
d’éternelles mineures, obligées d’avoir un tuteur.
L’homme était le chef de famille et sa femme lui devait
respect et obéissance.
Durant tout le protectorat, le droit des femmes
continua à relever des tribunaux islamiques. En d’autres
termes, les musulmanes restaient rattachées à la charia.
Les Français avaient même entravé l’accès au travail
des femmes avec l’article six du code du commerce qui
stipulait : « La femme ne peut être marchande publique
au Maroc sans le consentement de son mari »,
conformément au droit métropolitain de l’époque31.

Mouille Sfi’a finit par se remarier, douze ans après la


mort de son premier mari.

31 Meriem Rodary, Le travail des femmes dans le Maroc précolonial, entre oppression et
résistance, cahier d’études africaines.

82
Très courtisée pendant toute ses années, elle accepta
enfin la demande d’un homme, qu’on surnommait
affectueusement Ba ’Salah « le père Salah », qui avait la
peau plus foncée que la moyenne des marocains.
La seule condition qu’elle émit, fut qu’il accepte ses
premiers enfants, Mohamed mon père et Khadija ma
tante, et qui les considère comme ses propres enfants. Il
fit mieux. Il alla jusqu’à les adopter.
Ba’Salah, devint en même temps son tuteur. Elle
sauvait ainsi son honneur en ne restant pas célibataire, et
en pouvant se réinsérer dans la société.
Heureusement pour elle, la polygamie connut un très
fort repli à son époque. Grâce à la radio arabe et aux
films égyptiens, l’image d’une « femme nouvelle »,
moderne, commença alors à circuler à l’instar de Lalla
Aicha, la fille ainée du roi Mohammed V, qui, en 1947,
apparut dévoilée en public32.

32
Pour toutes ces réflexions sur l’histoire de la femme marocaine, voir Hayat
Zerari, Femmes du Maroc entre hier et aujourd’hui : Quels changements ? Recherches
internationales, 2006.

83
Malgré qu’il fût haut en couleur, charismatique,
généreux, Ba ‘Salah, en homme de son temps, était
macho, pas toujours tendre avec son épouse.
Il faut souligner que pendant la période du protectorat,
la virilité de « l’homme marocain » s’exacerba, reportant
sur leurs femmes la frustration d’un Maroc confisqué.
C’est ainsi que l’enfermement des femmes musulmanes
marocaines s’accentua. Les violences conjugales
devinrent de plus en plus fréquentes.

Mais contrairement à ce que l’on aurait pu penser, les


femmes musulmanes étaient très fortes. Elles étaient
animées d’une force qu’elles mirent elles aussi au service
de cette même frustration. Et comme mon père en
témoigne, ce n’est pas contre leur gré qu’elles
participèrent aux manifestations en opposition à la
présence des étrangers en scandant des chants
patriotiques et religieux.
C’est ce qui poussa les hommes à leurs faciliter l’accès
aux mosquées et à l’étude des textes de la tradition, tout
en continuant à valoriser l’image de la femme d’intérieur
accomplie, responsable de l’éducation des enfants et
gardienne des valeurs religieuses.
84
En 1958, juste après l’indépendance, le roi Mohammed
V, demanda à un groupe d’oulémas « savants
musulmans », de donner vie à la Moudawana, c’est-à-dire
le « code juridique » marocain de la famille.
Il était issu de la charia, mais avait le mérite d’inscrire
le droit de la famille et des femmes musulmanes dans une
juridiction classique laïque.
Ainsi, pour Mouille Sf’ia, si litige il y avait, ce n’était
plus devant l’imam mais devant le juge qu’il se réglerait.
Une grande révolution !

Avec son deuxième mari ma grand-mère eut quatre


enfants, ayant dès lors peu de temps à consacrer à
Khadija et Mohamed, qui continuaient à être élevés par
Mouille Zohra.
De ce fait Mouille Sf’ia était plus une grande sœur pour
mon père qu’une mère. Et mon père était plus un « père
bis » qu’un frère pour ses demi-frères et demi-sœurs, qui
étaient loin d’être des enfants de chœurs, mais plutôt des
enfants un peu voyous, vivant dans un quartier pauvre
de Casablanca, cernés par la misère et la violence, sachant
se défendre et n’ayant peur de personne.
85
Ainsi, quand dans mon enfance je fis leur
connaissance, alors qu’ils étaient déjà de vrais adultes, j’ai
toujours été stupéfait de leurs réactions face à leur aîné.
En effet, les yeux et le ton baissaient, leur torse se
cambraient légèrement et ils commençaient toujours par
lui embrasser la main et le front. Ils lui obéissaient sans
broncher. Mon père était leur grand frère et un deuxième
père, on sentait la crainte et l’immense admiration.

Dans la mémoire de mon père, Mouille Sf’ia, sa mère,


resta cette espèce de « grande sœur », avec qui il grandit
et connut des moments de joies et de peine.
Dans les années quatre-vingt-dix, mon père ouvrit un
grand café-restaurant au Maroc, qu’il, en son honneur,
appela « Café Sfi’a ».

86
Flashez-moi

87
Chapitre 10

L’homme qui tombe à pic !

« Il y a un spectacle plus grand que la


mer, c’est le ciel ; Il y a un spectacle
plus grand que le ciel, c’est l’intérieur
de l’âme. »

Victor Hugo33

Mon père aurait dû s’appeler « Mohamed Berrada ».


Quand Ba ‘Salah l’adopta et qu’il effectua la déclaration
auprès des autorités compétentes, déclaration forcément
orale, car il ne savait ni lire ni écrire, en chemin, de
manière tout à fait étonnante, il oublia le vrai nom de
famille de son fils adoptif. Qu’à cela ne tienne ! Il se
contenta d’en inventer un et se fut « Salam » ! Mon père
avait treize ans.
Il est important de préciser, pour mieux comprendre
l’enjeu de cet épisode, que selon la loi marocaine, il est
essentiel que l’enfant adopté garde son nom de

33 Victor Hugo, Les misérables, Paris Emile Testard et Compagnie Editeur ,


1890, p.410.

88
naissance. Et voilà que, mon père ne fut ni Berrada, son
nom de naissance, ni Boumehdi, le nom de famille de
Ba’Salah.
Un hasard heureux, car, quoi de mieux comme nom de
famille que « la paix » ! Sans le savoir, Ba ‘Salah lui avait
fait un très beau cadeau !
A travers ce nouveau nom, mon père se réconcilia avec
lui-même, avec les autres et avec l’avenir. La paix devint
son compagnon, son patronyme. Tous les possibles
s’ouvraient devant lui !

Ba ‘Salah se prit particulièrement d’affection pour cet


enfant, qui comme lui, avait grandi sans père. L’enfant la
lui rendit bien.
Ba’Salah le protégea, l’éduqua, alla même jusqu’à
essayer plusieurs fois de le scolariser, mais sans succès,
mon père restait imperméable à l’école. Lui faire
apprendre un métier, celui de menuisier, fut aussi un
échec ! Ba’Salah réussit à le faire entrer à l’usine Pepsi-
Tide, j’en parlerai plus précisément dans quelques
instants.

89
Ba’Salah resta marié avec ma grand-mère jusqu’à la
mort de celle-ci, c’est-à-dire presque vingt ans. Ils eurent
quatre enfants, deux garçons et deux filles.
Pour affiner le profil déjà esquissé de ce personnage
qui eut une histoire particulièrement singulière, disons
que ce grand « black », de presque deux mètres de haut,
avait selon la rumeur, une force surhumaine.
L’admiration et le respect qu’on lui portait était à la
hauteur de la crainte qu’il inspirait.
En effet, dans cette époque troublée et dans le quartier
où les autorités n’étaient pas toujours présentes, il faisait
la loi et tout le monde obéissait sans broncher.
Selon la légende urbaine, le soir, après être rentré du
travail, il enfilait son épaisse djellaba rouge qui lui servait
d’uniforme d’agent de sûreté. Puis, avec son bâton, il
s’asseyait sur le pas de la porte.
Et alors qu’on pouvait admirer la douce chute du voile
nocturne, comme aurait dit Victor Hugo, Ba’Salah,
vigoureusement, à l’aide de son bâton, frappait le sol.
La rue comprenait aussitôt qu’on venait de sonner le
couvre-feu. Si animée dans la journée, elle se vidait en un
rien de temps, spectacle qui devait être très
impressionnant ! Seul Ba’Salah avait ce pouvoir.
90
On le surnommait « Antar », célèbre héros historique
de l’Arabie préislamique qui vécut au 6 ème siècle. Issu de
la relation d’un prince arabe et d’une esclave d’Abyssinie,
donc esclave lui-même, Antar fut affranchi par son père
en récompense de l’avoir sauvé lors d’une attaque d’une
tribu ennemie. Son immense courage, sa force
herculéenne et ses prouesses extraordinaires devinrent
légendaires34.
Comme Antar, Ba ’Salah était le fruit d’un amour
ancillaire. Sa mère, esclave, était Sénégalaise.
Bonne à tout faire dans une famille de notables
marocains, souvent soumise aux abus de son maître,
tombée enceinte, elle fut chassée comme une pestiférée.
C’est un ventre rond de plus qui alla rejoindre les
bidonvilles de Casablanca où elle donna naissance à son
fils.

La forte personnalité de Ba’Salah, son charisme et sa


grande confiance en lui, lui permirent, à n’en pas douter,

34Marie-Nicolas Bouillet et Alexis Chassang, « Antar » Dictionnaire universel


d’histoire et de géographie, Hachette, 1878.

91
de surmonter les épreuves de la vie difficile des
faubourgs de Casablanca.
Laissons derrière lui les quelques années qui le séparent
de sa naissance jusqu’au moment où il découvrit la vie
professionnelle.
Entré comme chauffeur-livreur chez Pepsi-Tide,
Ba’Salah eut très tôt une bonne situation. L’entreprise
était située au centre de Casablanca d’où partait tous ses
produits en direction des quatre coins du royaume. La
célèbre marque de boisson gazeuse américaine,
aromatisée au caramel, et la marque de lessive, elle aussi
américaine, faisaient bon ménage.

Grâce à Ba ‘Salah, c’est à treize ans que mon père lui


aussi entra dans cette entreprise. Cette usine était tenue
par trois frères, juifs marocains, originaires d’Essaouira.
Maurice, ou « tonton Maurice » comme le surnommait
affectueusement mon père, s’occupait de la filière Pepsi.
David, gérait la filière Tide. Et enfin Aaron était le
comptable de l’ensemble.
Pour mon père, cela devait être juste un job d’été d’un
ou deux mois. Cela dura dix-sept ans !

92
Dans un premier temps, il fut l’assistant du mécanicien
responsable de l’entretien des véhicules de l’entreprise.
Carlos un espagnol, lui apprit à réparer et à prendre soins
des camions et autres véhicules de transport en tous
genres. Un savoir dont il est encore fier aujourd’hui, et
qui lui fut très utile en de nombreuses circonstances.
Avec le temps, il eut la responsabilité de charger les
camions à l’aide d’un transpalette. Compétence, qui elle
aussi, lui fut souvent très utile.
J’ai toujours connu mon père passionné de mécanique
et je me rappelle le jour où je lui offris une caisse à outils
en forme de valise. La lumière qui éclaira alors son visage
reste encore très vive dans ma mémoire.
À quinze ans il apprit à conduire. Il eut alors la charge
de sortir les camions de l’entrepôt et de les mettre à la
disposition des chauffeurs.
À seize ans, il voulut absolument devenir chauffeur
longue distance comme son beau-père. Il n’avait pas l’âge
légal.
Un pot de vin fit l’affaire. Il passa un simulacre
d’examen de permis de conduire d’à peine vingt minutes,
et l’examinateur fit semblant de lui faire passer les

93
épreuves. Ah ! Maroc ! Maroc ! Quand deviendras-tu
raisonnable ?

Les clés du camion finirent par briser les chaînes de la


misère. Il arpentait le Maroc dans tous les sens pour
livrer sa marchandise. La vie s’améliorait, il était temps
de passer à la prochaine étape :

Le mariage !

94
Flashez-moi

95
Chapitre 11
Bah Salah et mon frère noir

« […] Quand tu es né, tu étais rose


Quand tu as grandi, tu étais blanc
Quand tu vas au soleil, tu es rouge
Quand tu as froid, tu es bleu
Quand tu as peur, tu es vert
Quand tu es malade, tu es jaune
Quand tu mourras, tu seras gris
Alors dis-moi, de nous deux,
Qui est l’homme de couleur ? »

Attribué à Léopold Sédar Senghor35

Il m’est souvent arrivé d’entendre mon père parler de


Ba’Salah.
Ses propos étaient pudiques, plein de tendresse et de
reconnaissance pour son père d’adoption.

35 Poème attribué à Léopold Sédar Senghor (1906-2001), repris dans Homme


de couleur, de Jérôme Ruillier, Bilboquet, 2007. Cependant ce poème n’a été
retrouvé dans aucuns écrits de Léopold Sédar Senghor. Revisité par Joey Star.

96
Grâce aux conditions de vie qui lui offrit, s’ouvrirent
des perspectives lui donnant tous les outils pour
construire une vie d’homme, digne et responsable, en un
mot un socle solide pour un avenir plein d’espérance.

Malheureusement, je ne l’ai pas connu !


De lui, je n’ai qu’un seul souvenir. À l’occasion de la
naissance de son troisième enfant qu’il eut avec sa
deuxième femme, j’accompagnai mes parents qui leur
rendaient visite. J’avais dix ans.
En effet, un an après la mort de Sfi’a, Ba’Salah, alors
âgé de soixante-cinq ans, épousa Fatima, une femme de
quarante ans plus jeunes, avec qui il eut trois enfants.
Je me souviens de cette très vieille maison, dans un
quartier pauvre de Casablanca, tellement vieille qu’elle
finit, quelques années à peine après notre visite, par
s’effondrer.
Vers la fin de sa vie, il s’était appauvri et c’est dans cet
endroit que, âgé et malade, Ba’Salah vivait avec Fatima
et ses trois jeunes enfants.
Au fond de la cour intérieure de cette maison, se
trouvait une pièce sombre et fraîche, où il aimait
s’allonger.
97
Lors de notre visite, il sorti de son lit pour venir nous
saluer : une montagne de deux mètres, se déplaçant
lentement et parlant d’une voix rauque, l’air fatigué mais
solide. Malgré son âge avancé, il me fit une grande
impression.
Il avait le teint très mate, le visage ridé mais
harmonieux. Je me souviens de son œil de verre, dont
j’appris plus tard qu’il était la conséquence malheureuse
d’un accident de travail. Il avait été blessé par un
bouchon de bouteille de Pepsi, mise sous pression par sa
longue exposition au soleil.

Lorsqu’il apparut, mon père lui embrassa la main et le


front.
Je me rappelle avoir été terrorisé par cet homme
immense. La taille de mes dix ans n’était certainement
pas étrangère à cet effet de gigantisme. Je courus me
cacher derrière ma mère, et tout le monde éclata de rire.
Ce jour-là, j’avais à peine remarqué la présence de
Abdeljalil, le fils cadet de Fatima. On n’avait que deux
mois d’écart, c’était mon oncle par alliance. Par la suite
on s’est toujours comporté comme si nous étions
cousins. Il devint l’un de mes meilleurs amis. Il était très
98
bagarreur et fier qu’on finisse par le surnommer lui aussi
Antar, comme son père !
Depuis, chaque fois que je venais au Maroc, je passais
tout mon temps avec lui à vadrouiller dans les rues de
Casablanca et à faire les quatre cent coups.
Tout au long de sa trop courte vie, - il mourut l’année
de ses trente et un an -, je l’ai toujours considéré comme
mon frère.
Mon frère noir !

Ba’Salah mourut quelques mois après notre visite.


Mon père apporta alors à sa famille un soutien financier
tout le temps que ce fut nécessaire.

Je me rappelle aussi, lorsque nous venions de France


au Maroc pour les vacances d’été, mon cousin Abdeljalil,
mon frère noir, que ce soit par un chauffeur de taxi, un
garçon de café ou un inconnu, était toujours interpellé
de la manière suivante : Al-‘azoua [« le nègre »], ou plus
souvent Al-Draoui, qui signifie littéralement « l’habitant
de la région du Draa », située au Sud du Maroc, connue
historiquement pour être le lieu de transit des esclaves

99
venus du Sahara. J’étais toujours blessé pour lui.
Décidément je ne supportais pas ce racisme imbécile !

Le souvenir le plus triste qui me fit prendre


véritablement conscience du racisme que subissait mon
cousin, fut la fois où mon père, Abdeljalil et moi, fûmes
invités chez une connaissance de la famille.
Comme à l’accoutumé au Maroc, ce dernier nous offrit
le thé.
Autours de la table, tout le monde avait été servi, sauf
Abdeljalil ! Sûrement parce qu’il était noir ! En tout cas,
c’est ce que mon cousin et moi étions persuadés.
Lorsque mon père regarda ailleurs, l’homme leva la
théière discrètement, et fixa Abdeljalil droit dans les
yeux. Soulignant ainsi la marque de son mépris en faisant
non de la tête ! Cet homme était le produit réussi de la
cruauté, de la méchanceté et de l’idiotie, à l’inverse de sa
théière argentée, son attitude, n’était pas très brillante.
L’image de cette théière ressurgira beaucoup plus tard
comme je vais le raconter.

Montereau, un dimanche après-midi.

100
Après une discussion animée, autour du couscous de
ma mère, délicieux évidement, et un verre de bon thé, -
j’ai toujours apprécié ce jeu de mots -, mon père, comme
d’habitude, ayant fini sa prière et se sentant fatigué,
monta dans sa chambre pour faire une petite sieste. Ma
mère sortit alors faire un tour au marché.
Nabil, Leila et moi, étions installés dans le salon, au
cœur du brouhaha familial. La télé était allumée offrant
une compétition de lutte gréco-romaine.

Nabil, en fixant l’écran :

- Ça me rappelle Abdeljalil, Allah y rahmou, paix à son


âme !

- Paix à son âme ! Dis-je. Oui ! 1995, il avait vraiment


été un grand héro de ce championnat d’Afrique
qu’il avait gagné. J’avais découvert grâce à lui que la
lutte gréco-romaine était un sport de combat
particulièrement noble nécessitant une force hors
du commun.

101
- Moi, je me souviens, ajouta Nabil, qu’il était très très
fier de porter les couleurs du Maroc. Et je me
souviens aussi qu’il avait participé à cette
compétition avec les chaussures de lutte que je lui
avais offertes.

Je me remémorai d’un coup, l’épisode de la théière que


je racontai à mon frère et à ma sœur, qui connaissaient
déjà cette anecdote malheureuse depuis longtemps, et
j’ajoutai que nombreux sont les marocains qui occultent
l’existence d’un racisme anti-noirs et le passé esclavagiste
de leur pays. Un vrai sujet tabou !

- C’est forcément la faute des Français avec leurs


bonnes manières !? Dit Nabil avec ironie. Qu’en
pense notre historienne ?

Leila, sans faire attention à l’ironie de son frère dit qu’au


contraire, il aura fallu l’arrivée du protectorat pour mettre fin
à l’esclavage au Maroc. Et qu’il ne faut pas oublier que c’était

102
une pratique qui a duré du septième siècle jusqu’au milieu du
vingtième siècle36 !

- T’es sûr !? Demanda Nabil. Pourtant ce sont plutôt


les occidentaux qui sont réputés pour le racisme et
l’esclavage !?

- Toujours avec tes préjugés ! Dis-je.

- Quoi ? Dit Nabil.

- On peut être noir, blanc, jaune, etc., et être raciste !


Et je me suis toujours demandé comment expliquer
ce racisme entre marocains.

- D’une part l’hypothèse hamitique37, dit Leila, et…

- L’hypothèse hamitique ? C’est quoi c’truc ?


Interrompit Nabil.

36 Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé, Folio, 2008.


37 Chouki El Hamel, Le Maroc Noir, p.111-117, La Croisés des Chemins, traduit
de l’anglais par Anne-Marie Teeuwssen, 2018.

103
- C’est une référence au passage biblique où, Ham fils
de Noé, provoque la colère de son père en
l’humiliant. En conséquence, ce dernier maudit sa
descendance et la condamna à devenir esclave.

- Ah oui, je me souviens de ce passage biblique38, dis-


je. Et je sais, qu’il fut très souvent utilisé comme
justification de l’esclavage des noirs, en décrétant de
manière tout à fait infondée dans les textes, que la
malédiction de Noé consista à altérer la couleur de
la peau de la descendance de son fils.

- C’est exactement ça ! Dit Leila.

- C’est vraiment très intéressant, mais tu voulais


rajouter quelque chose ! Dit Nabil à Leila.

- Oui, et il y a, spécifiquement pour le Maroc, comme


explication, la grande conscription lancée par le
souverain Moulay Ismaïl (1672/1727).

38 LA BIBLE HEBRAIQUE, GENESE, chapitre IX.

104
Nabil changea de chaîne et sortit quelques instants.
Tout en regardant Maître Gims qui apparût à l’écran je
réagis au commentaire de Leila :

- Une conscription militaire ? C’est un recrutement


de soldats pour fonder une armée, c’est ça ?

- C’est bien ça ! À l’époque, vers la fin du 17ème siècle,


il n’y avait pas vraiment d’armée régulière au Maroc,
qui était encore morcelé en différentes tribus ; et les
sultans, dont Moulay Ismaël, durent alors, pour
avoir des combattants, négocier avec elles.

- Ça ne devait pas être pratique quand le pays était


sous la menace d’une attaque imminente !?

- C’est juste ! C’est pour cela que Moulay Ismaël eut


cette idée terrible, de faire de tous les noirs du
royaume, même musulmans, des esclaves-soldats,
pour constituer une armée régulière solide et

105
fiable39. Et de fait, cela condamna toute la
population noire du Maroc au statut d’esclave !

- C’est horrible ! Mais n’est-ce pas à l’encontre des


textes de l’islam qui interdisent de réduire des
musulmans en esclavage40 ?!

- Les rares religieux qui ont osés protester, ont été


soit emprisonnés, soit tués… Moulay Ismaël eut
besoin de détériorer l’image des noirs, les faisant
passer pour des sous-hommes, juste bon à être
asservis, pour arriver à ses fins.

- Je crois que tu as raison. Cet épisode de l’histoire du


Maroc a dû marquer profondément l’imaginaire
collectif, créant cette l’idée que les noirs, même
après la disparition de l’esclavage, appartiennent à
une espèce différente et inférieure !

39 CHOUKI EL HAMEL, Le Maroc Noir, 2019, traduit de l’anglais par Anne-


Marie Teeuwissen, voir chapitre : la « racialisation » de l’esclavage, p.255.
40 Ibidem, p.277.

106
- J’ai l’impression que les choses ont changé.
Regarde ! Maître Gims, congolais d’origine et ami
du roi Mohamed VI, qui à reçu la nationalité
marocaine à titre honorifique.

- Tu n’as pas tort. Je viens de trouver ça sur un site


d’un journal marocain : l’opération anti-raciste
lancée en 2014 à l’initiative d’associations de
citoyens en coordinations avec les autorités, appelée
Masmiytich azzi « je ne m’appelle pas négre », prouve
que le Maroc a peut-être commencer à prendre
vraiment conscience de ce problème.

- Je suis heureux que le temps de la « théière raciste »


soit bien loin derrière nous. Abdeljalil aurait été
heureux de le savoir, lui dont l’amour pour le Maroc
n’a jamais faibli et je suis sûr qu’il aurait aimé
participer à notre conversation d’aujourd’hui. Que
son souvenir soit pour nous une bénédiction.

107
Flashez-moi

108
109
Chapitre 12

Mouille

« Je n’aime dans ce monde qu’une


personne, c’est Maman ».

Marcel Proust41

Mouille c’est ma mère ! Un mot qui signifie « maman »


en marocain ; certains disent mama. En arabe classique
c’est oumi.
Elle naquit dans les années quarante et reçu le nom de
Habiba dans une famille de la campagne marocaine, un
endroit à la population très jeune et majoritairement

41 Marcel Proust, Lettre à Albufera, datée du 26 septembre 1905. Citée dans


Haruhiko TOKUDA, La victoire des Intermittences du cœur sur l'oubli - Proust et sa
mère, étude d’arts libéraux, p.89. Cet auteur précise : « Cette lettre n’est pas
publiée. M. Kyuichiro INOUE l’a copiée à la main directement chez
d’Albuféra en 1957. Cf. Kyuichiro INOUE, La structure de l’œuvre de Marcel
Proust (en japonais), Kawade-shobo-shinsha, 1962, p.142, p.199. Nos citations
de certaines lettres de Proust sont inspirées par cette précieuse étude. »

110
analphabète, où la vie était extrêmement difficile et
misérable42.
Habiba Amadil était la fille d’un fellah (paysan)
marocain.
1912, début du protectorat.
S’il fut très bénéfique pour le développement du
Maroc, il fut cependant la source de multiples
modifications dans la société marocaine. Pas toujours
pour le meilleur !
Ce sont surtout les paysans qui eurent à subir les
conséquences de ce changement politique. En effet, des
terres furent confisquées au profit des Français, et la
taille des exploitations agricoles des fellahs diminuèrent
progressivement. La famille de ma mère en fut l’une des
nombreuses victimes.
Les terres confisquées servirent notamment à produire
du vin ! Une aberration quand on sait que la population
n’en buvait pas et que la culture du blé ou tout autre
céréale aurait été au bénéfice de la population indigène43.

42 Pierre Vermeren, Histoire du Maroc depuis l’indépendance, LA DÉCOUVERTE,


p.32-43.
43 Michel Abitbol, Histoire du Maroc, Chapitre : Le Maroc à l’heure française, p.518.

111
Ma mère et les siens, poussés par la misère, allèrent
peupler les bidonvilles de Casablanca pour y trouver une
vie meilleure. Objectif qui allait très vite échouer !
Habiba devint orpheline dès les premières années de
sa vie.
Son père, Ahmed, « le très louangé », partit en premier
des suites d’une fracture du fémur qui se compliqua, suivi
de près par sa mère, Renata, - prénom très rare au Maroc,
d’origine arabe et latine, signifiant renaître -, qui
succomba à un malaise cardiaque.
Chose surprenante, mes grands-parents maternels
n’avaient pas de nom de famille !
À leur époque, les fellahs avaient besoin de tout, sauf
d’un patronyme. Le prénom et la filiation patriarcale
suffisaient amplement. Par exemple, ma mère était
Habiba bent Ahmed, Habiba fille d’Ahmed.
Avec la modernisation de l’état civil qui commença
avec le protectorat en 1912, l’administration française
demanda à la fratrie orpheline de se choisir un nom de
famille : ce fut Amadil !
Ma mère grandit, avec tous ses frères et sœurs, sous la
tutelle de sa grande sœur ainée Hadja Fatna. A l’époque
elle s’appelait seulement Fatna car elle n’avait pas encore
112
réalisé son rêve de faire le Pèlerinage. Ce n’est qu’après
son retour de la Mecque, quelques trois décennies plus
tard, qu’elle ajouta à son nom, le titre honorifique
de « Hadja », c’est-à-dire « celle qui a fait le Pèlerinage ».
En ce qui me concerne, je l’ai toujours connu sous le
nom de Hadja Fatna.
À la mort de Renata, sa mère, le premier défi d’Hadja
Fatna en tant que nouvelle cheffe de famille, fut le
financement de l’enterrement de celle-ci. Elle alla frapper
aux portes des familles du quartier juif de la vieille
médina, chez qui elle travaillait en tant que femme de
ménage, pour obtenir un prêt en gage des quelques
bijoux qu’elle avait en sa possession.
Ces derniers, dans un geste de grande bonté, refusèrent
de prendre l’or et financèrent l’enterrement musulman
de ma grand-mère maternelle.

Quelques années plus tard, on était en 1960, quatre ans


après l’indépendance du Maroc, mon père du haut de ses
seize ans, encouragé par sa bonne situation, cherchait
une épouse pour l’accompagner dans la vie et fonder une
famille.

113
En effet, pour un musulman, on ne devient un homme
à part entière que lorsqu’on se marie. C’est comme un
rituel de passage à l’âge adulte…

Mouille Sfi’a, - je suis sûr que le lecteur se souvient de


ma grand-mère paternel -, couturière de rue à
Casablanca, avait comme collègue de travail, une femme
qui connaissait bien Hadja Fatna. Sachant que mon père
voulait se marier, cette personne, entremetteuse
providentielle, proposa d’unir Habiba Amadil, alors âgée
de 14 ans, à mon père. C’était une aubaine pour ma tante
maternelle qui n’aurait plus à subvenir aux besoins de sa
petite sœur.
Quand on annonça le mariage à Habiba, on ne s’était
pas soucié de son avis. Elle aurait un mari qui
subviendrait à ses besoins.
Comme mon père, elle aussi était passée de la naissance
à l’âge adulte sans passer par l’enfance !
Elle n’avait pas été à l’école et eut une enfance triste et
extrêmement difficile. De temps en temps elle
accompagnait sa grande sœur dans les maisons juives de
la vieille médina, pour l’aider, ce qui lui permit

114
d’apprendre quelques mots d’hébreu. Jusqu’à
aujourd’hui, elle en garde un bon souvenir…

Lorsqu’ils se marièrent, Mohamed et Habiba avaient


respectivement 16 et 14 ans. C’était illégal ! Il aurait fallu
que mon père fût majeur et que ma mère eut au moins
quinze ans !
Mais avec la bureaucratie marocaine corrompue, les
lois n’existaient plus, un « bakchiche » et tout était
possible !
Oh Maroc ! Quand deviendras-tu raisonnable ?
Avec sa jeune épouse, mon père emménagea chez ses
parents où vivaient aussi ses grands-parents, demi-frères
et demi-sœurs.
L’immeuble familial était situé à Derb ’Sultan, - un
quartier de Casablanca -, où les parents vivaient au rez-
de-chaussée, les grands-parents au premier étage, mon
père et ma mère au deuxième et dernier étage, dirigeant
tout ce petit monde d’une main de maître reproduisant
un schéma tribal classique, mais inversé.

Mon père me dit souvent qu’il a de la chance d’être si


bien accompagné dans la vie. Pour lui, ma mère est un
115
repère, une conseillère, une confidente, qui lui permet de
surmonter de nombreuses épreuves.
Ma mère eut huit enfants. Et comme si cela ne suffisait
pas, elle en adopta deux. Deux orphelines qui avaient
connu le même destin qu’elle, à qui elle essaya de rendre
la vie plus douce. Ainsi, j’ai deux frères et sept sœurs !

Quand mon père décida de partir en France, comme


on le verra dans un prochain chapitre, il partit d’abord
seul. Ce n’est que six mois plus tard que ma mère le
rejoignit, arrivant dans un pays où elle ne connaissait ni
les coutumes ni n’en parlait la langue. Mais cela ne la
désorienta pas du tout, déjà à l’époque elle était une
femme aux ressources impressionnantes.

Dès son arrivée, elle se mis à travailler : des petites


heures de ménage dans des bureaux. Avec sa sociabilité
hors du commun, instantanément, elle s’entendait bien
avec tout le monde, touché aussi par sa gentillesse et sa
générosité. Encore aujourd’hui, il suffit de discuter cinq
minutes avec elle pour avoir l’impression de la connaître
depuis toujours et avoir pour elle de l’affection. Sa

116
capacité de transformer un ogre en agneau n’a pas
changé !
Ma mère parlait le Français, et le parle encore
aujourd’hui, avec un accent marocain très prononcé.
Cela ne l’empêchait pas d’aller vers les autres, même si
parfois, ce déficit de maîtrise de la langue de Molière
provoquait des situations cocasses !
Je me souviens de la fois où, la veille du jour de l’an,
discutant avec sa voisine française, elle révéla qu’au
Maroc, lors du réveillon, on « mange des bébés » !
Je vous laisse imaginer la stupéfaction de la voisine !
En réalité ma mère avait voulu dire « on mange de la
dinde ». Ne connaissant pas le nom français de cette
volaille, elle le dit en marocain : bibi !
Une autre fois, elle confondit le mot « nectarine » avec
« nique ta mère » ! Vivant dans la cité, il suffisait d’ouvrir
la fenêtre pour entendre cette mélodieuse expression
toutes les dix secondes. Probable réminiscence, sans
doute, d’un complexe d’œdipe non résolu ! Ainsi, au
marché, elle demanda à Claude, son primeur attitré :

- Un kilo de nique ta mère s’il vous plaît.

117
Claude ne lui en tint pas rigueur, et tout ceci se finit par
une bonne tranche de rigolade.
Depuis son arrivée en France, d’abord à Agen puis à
Montereau, elle travailla, s'occupa des tâches ménagères,
et de ses dix enfants, avec une énergie extraordinaire.

Elle travailla quinze ans comme couturière dans une


usine qui confectionnait des fauteuils avant de tomber
gravement malade, un cancer de la thyroïde qui lui fit
perdre la voix. Elle resta muette un an, ne retrouvant la
parole qu’après son pèlerinage à la Mecque, ce que mes
parents ont toujours tenu pour un miracle. Après ce
pèlerinage qu’elle fit en compagnie de mon père et de
Fatna, elle reprit le travail en tant qu’agent d’entretien à
l’hôpital publique, jusqu’à sa retraite. Son cancer
réapparut alors. Elle le surmonta admirablement, avec
beaucoup de courage et de force mentale, jusqu’à la
guérison.
Le pèlerinage fut sans aucun doute un facteur
important dans sa guérison car elle réalisait un projet qui
lui tenait à cœur depuis longtemps et qu’elle vécut
comme une promotion spirituelle devenant Hadja
Habiba tout comme sa grande sœur devenant Hadja
118
Fatna. Mon père les ayant accompagnées, participait à ce
grand honneur devenant lui-même Hadj Mohammed.
En écrivant ces dernières lignes, je comprends mieux
que l’esprit et le corps sont liés, et que si le pèlerinage
renforce l’esprit, alors le corps guérit, c’est une
renaissance. Et me revint alors la parole du prophète :
« Celui qui accomplit le pèlerinage sans commettre
d'actes impudiques, ni de péchés, reviendra tel qu'il était
le jour où sa mère l'a enfanté44.»

Tout ceci, - son travail, la manière dont elle s’est


occupée avec tellement de soin de ses enfants, sa
gentillesse, son dévouement -, contribua aussi, sans
aucun doute, à la réalisation du rêve de mon père :
construire, pour sa famille, une maison au Maroc,
construire le « château » !
Sans elle il n’y serait jamais arrivé ! Et l’on sent à chaque
fois qu’on les regarde tous les deux, à quel point il lui en
est très reconnaissant !

44 Hadith rapporté par Al Bukhari, voir recueil de hadiths Sahih Bukhari Numéro
1521, AL QALAM, 2012.

119
Flashez-moi

120
121
Chapitre 13

La lettre oubliée !

« Le succès fut toujours un


enfant de l'audace.”

Prosper Crébillon 45

Casablanca 1960. Mariage de Mohamed et de Habiba.

L’arrivée des enfants fut pour mon père, à chaque fois,


un évènement très heureux. Activant chez-lui un
sentiment naturel d’amour puissant et pur. Dès le début
il leur fut totalement dévoué. Un véritable bouclier
animé d’un désir de protection inextinguible.

Les enfants représentent à la fois le présent, un futur


idéal, et un passé en quête de mémoire.
Mon père en voyant arriver ses enfants, eut
l’impression de voir revenir ses aïeuls. Zohra,

45 Œuvres de Prosper De Crébillon tome III, Catilina, acte III scène V, Paris
1847,p.53. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62030812/f61.image.r=audace

122
Abdelkrim, et les autres…, ils étaient tous là ! Il comprit
que la meilleure façon de les accueillir était d’offrir leurs
prénoms aux nouveaux venus.

Voici les enfants qui naquirent alors qu’ils étaient


encore au Maroc.
D’abord Aïcha en 1961, l’ainée de la famille, qui eut la
chance d’être embrassée par Mouille Zohra et Mouille
Sf’ia.
Ensuite Zohra en 1968, arrivée juste après la
disparition de l’arrière-grand-mère, et qui hérita de son
prénom.
Et enfin Abdelkrim en 1970, qu’on nomma ainsi en
mémoire du grand-père.

Je viens de dire : « L’arrivée de ses enfants fut pour


mon père, à chaque fois, un évènement très heureux ».
C’est vrai, mais ce sentiment de bonheur se doubla à
chaque fois d’une angoisse qui trouvait sa source dans
cet évènement tragique pour lui, que fut l’expulsion
vécue dans son enfance que j’ai relatée plus haut46.

46 Voir chapitre 8.

123
Il ne fallait absolument pas que le drame se reproduise !
Jamais, au grand jamais, ses propres enfants ne devraient
vivre une telle expérience ! Ainsi naquit chez mon père
son obsession de construire un foyer, une maison qui lui
appartiendrait, une forteresse, en un mot un « château »,
pour lequel l’acte de propriété en serait les douves
empêchant les assauts !

Pour cela, mon père redoubla d’efforts. Il fit


l’acquisition de deux « petits taxis » appelés aussi à
Casablanca « taxis rouges », en mit un en location et
conduisait l’autre durant ses jours de repos.
Mais ça ne suffisait pas !

Pour ne rien arranger, Casablanca était en crise. Mon


père se souvient du marasme économique qui y régnait,
probablement dû à une population importante face à des
richesses insuffisantes. Ajouté à cela une école qui ne
tenait pas ses promesses, une porte ouverte, comme
souvent, sur le désespoir.
En faisant des recherches sur cette période pour
l’écriture de ce livre, je découvris ce fait qui me semble
peu connu et particulièrement important : en 1965 éclata
124
la première révolte d’une longue série. Les yeux de mon
père virent les rues s’insurger, les barricades se dresser,
les banques et les autobus incendiés, les
commissariats dévastés !
L’insurrection s’arrêta avec la répression qui fut à la
mesure des émeutes. Des centaines de personnes
perdirent la vie47.
Le désespoir de Casablanca entrait en résonnance avec
l’angoisse de mon père.

La France avait besoin de main d’œuvre. Elle enfila ses


habits de séductrice et profita de ces moments de crise
marocaine, propice à l’exode, pour trouver des ouvriers.
Elle fit du charme à mon père et il finit par succomber.
La convention de 1963 signée avec le Royaume facilitait
l’immigration.

Mon père ayant cédé aux chants des sirènes, lui-aussi


se décida à partir. Bien sûr, pas pour longtemps, quelques

47 Pierre Vermeren, Histoire du Maroc depuis l’indépendance, La Découverte, 2016,


p.32-43.

125
mois, un an maximum, juste le temps de gagner
suffisamment pour réaliser son projet…

A cette époque le recrutement des travailleurs


marocains pour la France se faisait par l’intermédiaire de
l’Office National de l’Immigration (ONI), organisme
d'état français, qui travaillait de concert avec les
entreprises pour leur fournir de la main d’œuvre.
Situé dans le quartier de « Ain Borja » à
Casablanca, l’ONI avait le monopole !
Mon père y déposa un dossier, et pour augmenter ses
chances, donna discrètement un bakchiche à l’agent de
sécurité, - une habitude marocaine très à la mode -, pour
qu’il le mette sur le dessus de la pile.
Après plusieurs mois sans réponse, il s'impatienta et
décida de secouer différemment le destin. Ce fut le début
d’un vrai roman d’espionnage.

Tel un détective, il mena son enquête, identifia le


recruteur principal de l’ONI, un français expatrié, et
détermina son emploi du temps. Ce-dernier avait
toujours la même habitude : à midi pile, il sortait du

126
bureau, appelait un taxi, et déjeunait au « café de France »
au centre-ville.
Mon père mit son plan à exécution !
Il stationna avec son taxi rouge à quelques mètres à
peine de l’ONI, et comme d’habitude, à midi pile, le
recruteur sortit de son bureau. Il eut à peine le temps de
lever la main, que mon père se retrouva devant lui prêt à
l’emmener.
Durant la course, dans un silence tendu, mon père
attendit le bon moment. Arrivé à destination, le
recruteur souhaita régler.
Mon père saisit l’occasion et refusa de se faire payer en
disant :

- Je vous offre la course. En échange, Je vous


demande juste une faveur : j’ai déposé un dossier
pour aller en France et ce serait formidable si vous
pouviez m’aider.

(Je ne suis pas sûr que ce soient exactement les termes


que mon père utilisa, mais l’idée est là !)

127
Après une seconde de silence, le recruteur répondit :

- Tu veux vraiment aller en France ?

(À cette époque, de nombreux occidentaux tutoyaient


facilement leurs ouvriers et les personnes qu’ils
considéraient de rang inférieur.)

- Oui ! Dit mon père.

- Très bien, répondit le recruteur, donne-moi ton


nom et ton adresse et tu recevras une convocation.

(Le premier chapitre du roman d’espionnage semblait


tenir ses promesses.)

Mon père s’exécuta, il donna tous les renseignements


oralement, le recruteur ne prit aucune note, sortit du taxi,
et alla déjeuner.

Quand mon père racontait cette histoire, j’ai toujours


pensé qu’il avait influencé le scénario d’A la recherche du

128
bonheur, film dans lequel Will Smith s’arrange pour se
retrouver dans le taxi de la personne qui pourrait être la
clé de sa réussite.

Débuta alors une attente insupportable. Après


quelques jours, toujours pas de convocation ! Le doute
et la déception s'installèrent et les pensées
commencèrent à tourner dans son esprit.
Pourquoi n’avait-il pas tenu sa promesse ? Un oubli ?
Un mensonge ?
Au bout d’un mois, il n’y croyait plus. Ce fut un
moment difficile, mais il savait qu’il avait fait, tout ce qu’il
avait pu…

Alors qu’il allait commencer une semaine de livraison


de Pepsi et de Tid à travers tout le pays, il décida, après
avoir chargé son camion, de prendre le temps de rentrer
et de déjeuner à la maison, (ce qu’il faisait rarement), avec
sa femme et ses enfants, qu’il ne reverrait pas avant le
Week-end suivant.
Rentré chez lui, et sans raison particulière, il ouvrit un
petit tiroir de l’armoire du salon qu’il ignorait
habituellement.
129
A son étonnement, il y trouva une enveloppe, et
comprit immédiatement qu’il s’agissait de la fameuse
convocation qu’il espérait tant. Il demanda alors à ma
mère :

- Quand est arrivée cette enveloppe ?

- Il y a un mois environ, répondit ma mère. Excuse-


moi j’ai oublié de te le dire. Je l’avais mise dans ce
tiroir et elle est sortie de ma mémoire.

A l’étonnement de ma mère et sans explications, mon


père se précipita à L’ONI avec la lettre. Il gara son
camion tant bien que mal devant l’office et pénétra dans
les locaux. S’y trouvait une secrétaire, une française. Il lui
tendit le courrier, elle le prit, le lit et dit à mon père, avec
le tutoiement habituel que j’ai évoqué plus haut :

- Entre dans cette pièce, retire ta chemise pour faire


une radio des poumons.

Après cet examen qui servait à détecter toutes traces de


tuberculose, la secrétaire avare de mots dit à mon père :
130
- C’est bon.

Elle glissa une boîte de thon dans la poche de sa


chemise et un billet de train et ajouta nonchalamment :

- Voilà ton repas pour la route, rendez-vous dans


deux heures à la gare, pour le départ.

Dans la tête de mon père, ce fut Hiroshima, mais pas


mon amour, une déflagration d’une telle brutalité, qu’elle
raisonna jusqu’aux extrémités de son corps et au plus
profond de son âme !
Partir en France ? !
Dans deux heures ? !
Il était pétrifié, stupéfié, incapable de réfléchir. Il
rentra à la maison, perdu, plein de doutes.
Que dois-je faire ?
Partir dans deux heures ?
Laisser ma famille ? Mes proches ? Mes amis ? Mon
travail ? Mes taxis ? Ma vie en somme ?
Que vais-je dire à mes patrons ?
Tout se bousculait dans sa tête !
131
Il savait que c’était maintenant ou jamais, qu’il n’aurait
pas d’autres occasions. Il expliqua la situation à ma mère
qui lui dit cette phrase qui resta gravée dans sa mémoire :

- Vas-y, ne t’inquiète pas, on a des enfants, ils ont


besoin d’étudier, ils ont besoin d’un avenir !

Ces quelques mots suffirent à le rassurer…


Bien plus tard, à plusieurs reprises, il me dira :

- Heureusement qu’elle était là !

Cette fois-ci, c’était décidé, plus rien ne le retenait.


Rassuré, il serait au rendez-vous. Mais il restait une chose
à régler. Comment l’annoncer au travail ? Pas le choix, il
leur mentirait !
Il retourna au dépôt, aperçu « tonton Maurice », et lui
raconta qu’il devait partir précipitamment à El-Jadida
(ville marocaine située à cent kilomètres de Casablanca)
suite au décès subit d’un membre de sa famille. Monsieur
Maurice compatit à ce deuil et lui dit :

132
- Prends le temps qu’il te faut, je vais trouver
quelqu’un pour te remplacer. Tu reprendras ta place
dès ton retour.

Puis il mit sa main dans la poche, sortit une poignée de


billets en disant :

- …Cela te sera utile.

Mon père a toujours raconté par la suite que tonton


Maurice était quelqu’un d’extrêmement bon envers ses
employés. Chaque fois qu’on le sollicitait, il vous donnait
systématiquement tout ce qu’il avait dans les poches ! Il
le faisait avec beaucoup d’élégance.

Une heure plus tard, mon père était en route vers la


France…

133
Chapitre 14

Mon père et ses amis juifs

« Abrite ta vie sous le toit de


l'amitié ».

Pythagore48

Lorsque mes parents me racontaient qu’ils avaient


connu des juifs, j’étais dubitatif :

- Des juifs ? Au Maroc ? ! Cela me semblait toujours


étonnant.

Bien plus tard, après avoir ouvert des livres d’histoire,


j’appris que les juifs eurent une grande place au Maroc et
cela depuis toujours.

48 Pythagore, Lois Politiques et Morales de Pythagore in Voyages de Pythagore en Égypte,


dans La Chaldée, dans L'Inde, en Crète, à Sparte de Pierre-Sylvain Maréchal (1798),
Deterville, Tome sixième, p.20.

134
L’esprit humain possède cette originalité de trouver
évident un savoir qui quelques minutes avant de l’avoir
acquis vivait dans l’obscurité magistral de l’ignorance.
Ce fut mon cas, après avoir compris que mes parents,
nés à Casablanca dans les années quarante, avaient dû les
côtoyés de façon très proche.

Pendant plusieurs dizaines de siècles, les musulmans et


les juifs avaient vécu conjointement. Ils étaient comme
des frères, grandissaient ensemble, travaillaient
ensemble, et devaient surmonter les mêmes difficultés.
La présence juive en Afrique du Nord était même très
antérieure à celle des musulmans !

Un peu d’histoire s’impose ici. Particulièrement en ce


qui concerne Mogador, créée en 1760, qui devint plus
tard Essaouira, cité du sud marocain, d’où étaient
originaire « Tonton » Maurice, Aaron et David, collègues
et amis de mon père.
Elle fut la dernière ville, - médina en arabe, un mot que
j’aime particulièrement, sans savoir vraiment pourquoi !
-, construite dans le Royaume à l’initiative du Sultan Sidi
Mohamed Ben Abdallah (1757-1790). Ce souverain avait
135
cherché un emplacement propice au commerce, reliant
le Maroc et l'Afrique sub-saharienne à l'Europe et au
reste du monde.
Le savoir-faire de la communauté juive marocaine qui
excellait dans le commerce international, était
indispensable. Pour encourager leur venue, il leur
octroya un statut fiscal privilégié et fit en quelques sortes
que la ville soit adaptée à leurs besoins49.
Le résultat fut au-delà de ses espérances !
La démographie de la communauté juive d’Essaouira
augmentait sans cesse. Les juifs y venaient même
d’Algérie, d’Espagne, d’Italie et d’Angleterre. En 1950 il
y avait plus de juifs que de musulmans dans la ville. Mais
elle fut détrônée plus tard, concurrencée par Casa la
blanche.

Mon père savait que le protectorat essayait d’imposer


des castes. Les musulmans, les juifs et les européens, sur
le papier, devaient vivre dans des quartiers distincts et

49 Frédéric Abécassis, Karima Dirèche et Rita Aouad, La bienvenue et l’adieu,


Migrants juifs et musulmans au Maghreb (XVe-XXe siècle), voir chapitre : La
communauté juive de Mogador-Essaouira, Centre Jacques-Berque, La Croisée des
Chemins, 2012.

136
avaient des statuts juridiques différents. Mais les
membres de ces trois communautés se fréquentaient
beaucoup aidés par des barrières administratives non
appliquées dans la réalité.
Il me raconta l’exemple des deux géants du sport
marocain, le boxeur Marcel Cerdan, que l’on ne présente
plus, célèbre amant d’Edith Piaf surnommé le bombardier
marocain et le footballeur Larbi Ben Barek, moins connu,
pourtant idole de Pelé, qui dit de lui un jour : « Si je suis
le roi du football, alors Ben Barek en est le dieu50 ».
Le catholique « Cerdan » et le musulman « Ben Barek »,
voisins, amis, issus du même milieu modeste
commencèrent leur carrière ensemble51.

Mon père me racontait aussi que dans son enfance,


donc juste après l’indépendance, les juifs marocains
étaient la plus grande communauté israélite du monde
arabo-musulman. Et il se souvient que le roi Mohamed
V (1909 – 1961) leurs manifestait régulièrement des

50 Pelé, paroles prononcées lors de son séjour au Maroc en 1976, voir Magazine
France Football, édition du 14 mai 2022.
51 Michel Abitbol, op. Cit., p. 554.

137
marques de bienveillance, respect et d’amitié, leur
assurant qu’il les considérait comme ces sujets loyaux au
même titre que leurs concitoyens musulmans.
Casablanca, était alors la ville où vivait la moitié de la
population judéo-marocaine.
La création de l’Etat d’Israël en 1948, fragilisa les
relations entre juifs et musulmans. Quoiqu’il en soit,
mon père se souvient d’une époque où ils vivaient dans
les mêmes quartiers, étaient voisins, amis, partageaient
leurs repas, buvaient le thé ensemble, et se rendaient
mutuellement services.
Le sionisme, pour lui, eut très peu d’influence sur ses
relations avec ses amis juifs. Mon père me dit toujours,
en joignant les mains et en entrelaçant les doigts de
manière ferme :

- On était comme ça !

Mes parents sont des personnes reconnaissantes.


Impossible pour mon père d’oublier la gentillesse et la
générosité de ses anciens amis et patrons originaires
d’Essaouira venus s’installer à Casablanca.
Quand j’étais petit mon père me répétait souvent :
138
« Immédiatement jeté dans la dureté de la vie adulte,
je n’ai pas eu la chance d’avoir une enfance, et je fus
obligé d’aller travailler très jeune. Sur ma route j’ai croisé
Tonton Maurice, mon préféré, et ses frères, qui
m’offrirent espoir et bienveillance. Sans eux je n’aurai
jamais pu venir en France. »
Tonton Maurice était bien plus qu’un patron, un ami
ou un mentor : un véritable père.
Ma mère de son côté, me racontait que la relation
qu’elle avait avec les juifs était excellente. Elle se souvient
de personnes d’une grande humanité. Comme je l’ai
raconté dans un chapitre précédent, sa grande sœur,
Hadja Fatna, leur demanda de l’aide pour enterrer leur
mère, ce à quoi ils répondirent très généreusement.

Hadja Fatna, ma tante maternelle, travaillait chez une


famille habitant le Mellah (quartier juif) de Casablanca.
Elle se sentait comme faisant parti de la famille. Elle y
était bien traitée et bien considérée, à tel point que lors
de leur départ pour Israël, tout le monde pleurait.

139
En effet, un nombre important des juifs du Maroc
partirent progressivement, juste après la seconde guerre
mondiale.
Les efforts du sionisme, le choc de la Shoah, - à
l’époque on n’utilisait pas encore ce mot -, et la création
de l’Etat d’Israël, réussirent à les convaincre d'émigrer
vers la terre de la promesse. Quoique plus tard, une
grande partie de la communauté juive préféra rejoindre
la France ou le Canada, dynamique qui allait continuer
pendant près de 40 ans.
C’était la fin d’une histoire de plusieurs siècles.
Aujourd’hui, il ne reste que peu de juifs vivant au Maroc,
dont la majorité à Casablanca.
Mais, dans l’esprit de mes parents, ils ne sont jamais
partis !
Comme si le temps s'était arrêté en 1971, lors de leur
propre départ pour la France. Comme si leur inconscient
disait : « Un Maroc sans les juifs c’est impossible ! »
Les gens qu’ils avaient connus, les amis avec qui ils
avaient vécus, seraient partis ?! Trop difficile à croire !
Avec le recul, je me souviens, qu’à chaque
exacerbation du conflit israélo-palestinien, j’ai toujours
entendu mes parents critiquer les autorités israéliennes et
140
jamais tenir des propos antisémites. Car, fort de leur
histoire, ils ont toujours su distinguer entre la politique
et la culture.
Grâce à mes parents, j’ai compris depuis longtemps,
comme le formule cette pensée attribuée à Averroès, que
« l’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine, la
haine conduit à la violence... voilà l'équation52. »
Cette facette de l’histoire de mes parents me soutient
chaque jour et sans leur dire directement, je leur en suis
très redevable.
Et comme nous dit notre mère, certains dimanche
après-midi autour du grand couscous, - le roi de
Montereau -, quand il lui plaît de se remémorer quelques
mots d’hébreu : « Ma nichtana » !

52 Selon le résultat de mes recherches et comme le dit le spécialiste de


philosophie arabe Jean-Baptiste Brenet, cette citation n’est pas d’Averroès,
rhétorique qui ne lui ressemble pas et qui ne ressemble pas au style de son
époque. L’origine de cette maxime est en réalité inconnue.

141
Chapitre 15

Mon père et la France

« Les génies savent que le génie c'est


la ténacité, les crétins croient que c'est
un don ».

Albert Cohen53

Montereau.
Dimanche-couscous.

Wissem, mon plus jeune fils de huit ans, que nous


avons déjà rencontré dans certains des chapitres
précédents, me posa un jour cette question que
j’attendais depuis longtemps et à laquelle, donc, j’étais
préparée :

- Papa, je suis français ou marocain ?

- À ton avis ?

53 Albert Cohen, Belle du seigneur, Gallimard, 1968, collection folio 1998, p.679.

142
- Je ne sais pas, je dirai marocain ?!

- Je crois que j’ai une méthode simple et efficace pour


répondre à ta question. Tu rêves en quelle langue ?

- En français ! Tu sais bien que je ne parle pas


l’arabe !

- Mais tu connais quelques mots et les lettres de


l’alphabet que tu apprends avec maman ! Ils
n’apparaissent jamais dans tes rêves ?

- Non jamais, en tout cas je ne crois pas !

- Alors tu es français !

- Non je suis français d’origine marocaine !

- Oui je comprends très bien !

143
- Pas mal ta méthode frérot, dit Nabil qui intervint
dans la conversation, je m’en souviendrai !

- Pour nous, enfants et petits-enfants de


l’immigration, comme tu le sais, dis-je à Nabil, cette
question de l’identité est importante. Alors j’essaye
de l’aborder de la façon la plus simple.

Et m’adressant à Wissem :

- Tu as raison, tu es français avec des origines


marocaines. Et crois-moi c’est une grande
chance de connaître deux cultures et de les maîtriser
aussi bien l’une que l’autre ! Et de parler deux
langues sans aucun accent, ni dans l’une ni dans
l’autre.

Wissem l’air pensif ajouta naïvement :

- Oui mais Ba il est français et il a un accent ?

144
- Oui mais Ba il est né au Maroc ! Et dans son
enfance il ne parlait que le marocain, et ce n’est que
très tardivement en venant en France qu’il a appris
le français sur les différents chantiers sur lesquels il
a travaillé.

- Mais pourquoi il est venu en France ?

- Tu aurais pu me poser une question plus générale :


pourquoi il y a des marocains en France ? Mais là
c’est une question d’histoire et je suis sûr que Leila
nous expliquerait cela avec beaucoup de détails et
de passions. A ce propos, elle est où d’ailleurs ?

- Aux Urgences avec Bilal, dit Mouille. Son fils s’est


fait mal au poignet en tombant de vélo.

- Le pauvre, j’espère que ce n’est pas grave ! Dis-je.

- Ah, il est solide Bilal, ne t’inquiète pas. Dit Nabil.

Moi à Wissem :

145
- J’ai une idée, on va demander à Ba de nous raconter
son arrivée en France. Et je suis sûr que cela te
donnera en partie l’explication de la présence de
nombreux marocains sur le territoire français.

C’est à la suite de cette conversation que mon père


nous raconta son arrivée en France aux débuts des
années soixante-dix.
Mon père expliqua d’abord, avec des mots simples, ce
qu’avait été le protectorat, puis l’indépendance en 1956,
ce qui lui permit de faire comprendre que l’immigration
s’était effectuée dans le cadre de rapport d’état à état avec
des modalités définies par des accords bilatéraux.
Depuis cette époque, comme je l’ai déjà dit plus haut,
le royaume du Maroc devint officiellement un pays
pourvoyeur de main-d’œuvre, d’autant plus qu’il se
trouvait dans un contexte propice à l’exode, rencontrant
des difficultés de tous ordres et traversant plusieurs
crises majeures.
Pendant la période des trente glorieuses, de 1945 à
1973, la croissance en France explosa : c’était le plein
emploi, et il y avait besoin d’une nombreuse main
146
d’œuvre, c’est ainsi que non seulement les marocains, et
tous les ressortissants du Maghreb furent les bienvenus !

- J’arrivai en France, à Agen, pendant l’hiver 1971.


J’avais vingt-sept ans. Je fus embauché dans une
tuilerie avec une trentaine de camarades, tous
maghrébins.
Dans mes souvenirs il faisait très froid ! Imaginez
quelqu’un ayant vécu toute sa vie dans un pays
chaud avec un climat typiquement méditerranéen
(l’hiver à Casablanca, au plus froid il fait entre neuf
et douze degrés), imaginez cette personne atterrir
subitement dans un pays où les hivers sont froids,
avec des températures qui descendent souvent en
dessous de zéro ! Alors vous comprendrez ce que
j’ai vécu.
Le patron nous hébergea sur une terrasse où il
avait fait installer des cabanons de chantier. Chacun
avait son lit et un petit espace de rangement ; la
cuisine et les autres commodités étaient communes.
En plus du froid, du sentiment de dépaysement et
de solitude, le travail était très pénible, très rude et

147
très physique. Tous ne réussir pas à tenir le coup !
Sur la trentaine, seuls deux restèrent, un camarade
et moi ! Les autres rentrèrent au pays.

Mon père continua son récit :

- J’avais une énorme énergie, en pensant au


« château » que j’avais en permanence devant les
yeux. Je travaillais de façon acharnée, plein de
courage, sans jamais me plaindre.
Mon patron s’aperçut de mes qualités, et souvent
m’en félicita. Il remarqua aussi mes compétences,
ce qui me permit de prendre rapidement du
« galon ». Simple manœuvre au début, sachant
manipuler le transpalette, on me demanda de
charger et décharger les camions. Et grâce à mon
permis poids lourd, je devins très vite chauffeur,
responsable d’emmener les véhicules pleins de
gravats à la déchetterie.
La consécration arriva quand on me proposa de
piloter la grue ! En devenant grutier, certes, je
gagnais plus d’argent mais la pénibilité avait juste

148
changé de camp. Elle était moins physique, mais je
dirais plus climatique. En altitude et en plein hiver,
sans bouger de toute la journée dans une cabine
sans chauffage, et avec des protections
rudimentaires, le soir mes doigts et mes orteils
étaient bleus, presque gelés ! Je suis resté à ce poste
pendant plus d’un an.
Mon patron était très content de moi. Ainsi, quand
je lui proposai de faire venir mon demi-frère
Moustapha et mon beau-frère Omar, - mari de
Khadija -, il accepta de suite.
En dehors du travail et des baraquements, je
fréquentais avec plaisir un café d’habitués
marocains. C’était un « sas de décompression » et
un tremplin qui me permit de m’intégrer
progressivement dans l’univers plus large du pays
d’accueil. Et c’est là qu’on m’expliqua à qui
m’adresser pour trouver un logement.
En effet, au bout de trois mois, je cherchai à louer
un endroit où je pourrais y faire venir ma femme et
mes trois enfants restés au pays. Le regroupement
familial étant facilité, je fis une demande à la
préfecture.
149
J’avais rempli toutes les cases et obtins un logement
correct en HLM dans la banlieue d’Agen que je
meublai correctement avec des meubles d’occasion.
Ce fut parfait, l’inspectrice valida ma demande, et
l’été venu, je pus aller chercher votre mère et les
enfants.
Alors, à l’été 1971, après avoir fait l’acquisition
d’une vieille voiture que j’avais complètement
retapée, grâce à mes connaissances de mécanicien
apprise avec Carlos au Maroc, je retournai au pays
pour ramener ma petite famille.
Pendant tout ce temps, au royaume chérifien,
Tonton Maurice et ses frères avaient commencé à
vraiment s’impatienter. Ils envoyaient
régulièrement un émissaire chez votre mère pour
avoir des nouvelles. Je leurs avais dit que je partais
pour quelques jours, et cela faisait plus de six mois
que j’avais disparu.
Ce messager, employé de Pepsi Maroc, était un bon
ami de la famille et connaissait parfaitement la
situation. Il avait fait le nécessaire pour gagner du
temps jusqu’à mon retour.

150
Dès mon arrivée au Maroc, j’allai voir « Tonton
Maurice », en appréhendant sa réaction. Je le
respectais infiniment et je savais que je n’avais pas
été correct, et que j’avais largement abusé de sa
gentillesse. C’est ainsi, que plein de remords, je me
présentai devant lui : « Monsieur Maurice, euh… je
n’ai pas été sincère avec vous… je ne me suis pas
absenté suite au décès d’un membre de ma famille
à Jadida, mais en réalité, je suis parti en France pour
trouver du travail ! »
Après une seconde de silence, Monsieur Maurice
eut cette réaction inattendue. Il me serra très fort
dans les bras et me dit cette phrase à jamais gravé
dans ma mémoire : « Tu as bien fait ! »

- Ensuite, inquiet pour Ba’Salah devenu âgé et ne


pouvant plus travailler, je demandai à mon ancien
patron de prendre soin de lui et ce dernier me
répondit : « Ne t’inquiète pas, part tranquille, dis à
Ba’Salah de venir chercher chaque semaine un peu
d’argent et un panier de nourriture ».

151
Je n’en demandais pas tant, mais je reconnaissais
bien là la générosité « légendaire » de Monsieur
Maurice.

C’est les yeux pleins de larmes que mon père finit ce


récit, lui qui ne pleurait jamais…

Soulagé, il repartit en France avec ma mère et ses trois


enfants. Tout était sur les rails : un bon travail, un
logement correct, sa famille près de lui, les enfants
scolarisés, et les murs du château s’élèveraient à un
rythme joyeux !
Il faut avoir conscience qu’à cette époque, mes parents
ne pensaient pas rester. Ils étaient de passage, un jour
forcément ils repartiraient.

Puis ce fut le drame !

152
153
Chapitre 16

Catastrophe !

« Si la surprise n'existait pas, la vie


ne serait qu'un mauvais roman sur la
médiocrité. »

Elie Wiesel54

L’abandon des accords de Bretton Woods, le pic de


production de pétrole atteint par les États-Unis,
l’embargo des pays producteurs firent monter le prix de
« l’or noir », et la France, comme de nombreuses autres
nations, entra dans la crise. C’était en 1973.
La chute de la croissance, de la consommation et du
pouvoir d’achat, eurent comme conséquence immédiate,
la faillite de l’entreprise qui embauchait mon père et donc
sa mise au chômage.

54 Elie Wiesel, Un désir fou de danser, Points Seuil, 2006, p.50.

154
Bousculée par l’incertitude, ce fut un coup d’arrêt
brutal de l’euphorie familiale.
Dans un premier temps mon père s’inscrivit à l’ANPE
qui lui proposa un stage d’alphabétisation qui dura six
mois.
Cela lui permit d’apprendre à lire et à écrire le français
correctement, tout en cherchant un nouvel emploi. Mais
dans le sud-ouest où il s’était installé, la morosité
économique et le chômage étaient roi !
Il fallut encore partir ! Mais pas pour retourner au
Maroc, pas encore…

La France était un pays où il faisait bon vivre, les


enfants y étaient scolarisés, et bien que le projet de
construction du « château » fût encore un rêve plein de
promesses, la perspective du retour au pays natal
commençait à s’éloigner doucement. Mon père décida
d’aller là où il était sûr de trouver un emploi rapidement
et facilement. Dès la fin de son stage d’alphabétisation, il
partit seul, en voiture, avec le désir de rejoindre la
capitale.
En chemin il voulut aller rendre visite à un ami
d’enfance qui était en deuil. Installé en France bien avant
155
lui, il habitait dans une petite ville de la grande banlieue
parisienne, à l’extrême sud de la Seine et Marne,
Montereau Fault-Yonne.
Arrivé à destination et après avoir salué et présenté
ses condoléances à son ami, mon père songea alors à
reprendre la route vers Paris, quand il remarqua un bus
de ville faisant son service.
Son audace, son instinct et son obstination à vouloir
réussir, le poussèrent à suivre le véhicule jusqu’à son
dépôt.
Dès qu’il sortit de son bus, mon père interpella le
chauffeur et lui proposa ses services. Sans le savoir, mon
père s’était adressé au patron de la très jeune et unique
société de transport de la ville, dont il devint le premier
employé !
Heureux d’avoir retrouvé le métier qu’il avait exercé au
Maroc, il s’est dit que l’aventure continuait de manière
très favorable, et c’est ainsi que la famille emménagea à
Montereau avec de nouvelles perspectives qui
s’ouvraient devant elle.
Quatre ans plus tard, en 1975, avec l’argent qu’il avait
réussi à mettre de côté, mon père acheta deux terrains

156
au Maroc, à Berrechid, petite ville à trente kilomètres au
sud de Casablanca.

Cet épisode de la vie de mon père me fait toujours


penser à la Bataille de Montereau55.
En 1814, la désastreuse campagne de Russie rendit le
pays vulnérable et ses frontières poreuses. Les ennemis
de la France y virent une occasion d’attaquer par
surprise.
Ils se mirent en marche sur Paris, mais avant il fallait
assiéger Montereau, car sa position géographique, au
croisement de la Seine et de l’Yonne, lui permettait
d’approvisionner la capitale.
L’empereur Napoléon 1er en personne vint libérer la
ville. Ce fut une victoire éclatante. Il aurait prononcé
cette phrase célèbre : : « Allez, mes amis, ne craignez
rien ! Le boulet qui me tuera est encore loin d'être
fondu. »

55 Voir le récit d’un témoin oculaire de la bataille de Montereau, le 18 février


1814, Mr Tondu Nangis.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6539520h/f27.item.texteImage#

157
Comme Napoléon, mon père fut pris en embuscade
par le destin. On avait assiégé sa prospérité, il la libéra à
Montereau où il renoua avec l’espoir !

Je suis le premier enfant de la famille né en France.


Deux mois avant ma venue au monde, mes parents
reçurent une lettre venant de mon demi-oncle, Ahmed,
qui les félicita de la naissance du petit « Aziz ». Pour une
raison qui m’échappe encore aujourd’hui, Il avait cru que
ma mère avait déjà accouché, et c’est ainsi, que prenant
cette lettre pour un signe de bénédiction, on me
prénomma Aziz.

En 1981, Mitterrand remporta les élections


présidentielles. La rumeur circula que le nouveau
président de la République était contre l’immigration et
que sa première mesure serait d'expulser tous les
immigrés non français.
Mes parents, à l’annonce de la victoire du parti
socialiste, firent leurs valises pour rentrer au pays.
Cette rumeur s’expliquait sûrement par le fait que
François Mitterrand s’était fait élire sur la base du

158
« programme commun », unissant toutes les
composantes de la gauche dites plurielle.
L’immigration n’était pas prioritaire dans ce
programme, et les alliés communistes avaient des
discours anti-travailleurs étrangers56.
Quelle immense surprise frappa mes parents quand le
président de la République régularisa des milliers de sans-
papiers.
Néanmoins, le contrecoup de cette politique fit
monter le Front National et exacerba par la suite, dans
les débats publics, jusqu’à aujourd’hui, le thème de
l’immigration.

Mon père avait réussi !


En 1985, de l’autre côté de la méditerranée, il finit
enfin de construire son « château » !
Une grande bâtisse sur la plus grande avenue de la ville
de Berrechid. Moderne, avec tout le confort nécessaire.

56 Voir article : la politique de l’immigration en France, sur le site internet du Musée


de l’histoire de l’immigration.
https://www.histoire-immigration.fr/des-ressources-pour-enseigner/parcours-
histoire-de-l-immigration-en-france-depuis-1945/deuxieme

159
Des années d’économies, les fruits du travail acharné de
mes parents y avaient été consacrés.

Quand nous avons fêté la fin des travaux, et que nous


y avons passé notre premier été, j’avais huit ans et mon
père quarante et un, et je me souviens très bien de la joie
qui illuminait son visage.

Le paradoxe : il avait fallu qu’il quitte son pays pour y


arriver.

160
161
Chapitre 17

Vive le roi !

« Essayant de me souvenir, sentant


au fond de moi des terres reconquises
sur l'oubli qui s'assèchent
et se rebâtissent […] je cherche encore
mon chemin, je tourne une rue...
Mais... C'est dans mon cœur... »

Marcel Proust57

Montereau, 1985.
C’est la fin de l’année scolaire.
Il fait de plus en plus chaud. L’été arrive. Les journées
sont agréables, les jupes des filles et les nuits
raccourcissent. Nous sommes prêts. La veille Ford break
de mon père sait déjà qu’elle va être mise à rude
contribution.

Cinq places mais huit passagers. Les grands sur la


banquette arrière et les petits dans le coffre. Les bagages

57 Marcel Proust, Du côté de chez Swan, GRASSET, 1913, p.27.

162
sur le toit, avec quelques sacs Tati devenus presque une
tradition, comme dit mon père avec humour, et une
petite remorque qui sert surtout de garde-manger pour
la route.
Et quelle route ! Quatre jours, trois mille quatre cent
kilomètres !

Première étape : huit cent kilomètres jusqu’à Saint-


Sébastien, pas d’autoroute, trop cher !
Beaux paysages mais répétitifs, petites villes et petits
villages français pittoresques le long des
départementales.

Deuxième étape : la bataille de la péninsule ibérique.


Toujours pas d’autoroute. Tout simplement parce
qu’il n’y en a pas ! Partie du voyage la plus difficile et la
plus longue car le soleil espagnol est sans pitié. Il donne
soif, faim et fatigue.
Heureusement ma mère a tout prévu. On s’arrête
régulièrement pour boire, manger et se reposer.
Comme une magicienne elle fait apparaître une
glacière, un petit réchaud et quatre planches carré qui
servent de coupe-vent.
163
Grâce à la remorque nous voilà en dix minutes comme
à la maison, sur le bord de la route…

Un sandwich, un thé à la menthe et une prière. Mon


père, en bon musulman n’oublie jamais son devoir
spirituel. Il choisit de prier au milieu d’un petit rond-
point. C’est vrai qu’avec sa petite pelouse bien taillée, son
dos bien arrondi, il a l’air très confortable : un vrai
coussin géant !
Un coup debout et la seconde d’après en prosternation
le front bien collé au sol.
Un cycliste hypnotisé par les gesticulations de mon
père entre dans la danse et ne pouvant détacher le regard,
comme dans un sketch de Benny Hill, son vélo devenu
animal sauvage, heurte le trottoir et c’est la chute.
Heureusement sans gravité. De notre salon éphémère,
nous ne pouvons retenir nos éclats de rire !

L’Andalousie.
Dès qu’on s’approche de Séville et de Malaga, les
silhouettes géantes des taureaux noirs, vestiges de
panneaux publicitaires, comme chaque année, sont
toujours au rendez-vous pour nous saluer.
164
Algésiras enfin. Traversée du détroit de Gibraltar.
Bienvenus au Maroc !

Nous sortons du bateau et de Ceuta. Il reste six cent


kilomètres jusqu’à Berrechid. L’odeur caractéristique de
la terre des vallées de « Larache », réactive en nous les
heureux souvenirs des voyages précédents.
La lumière est plus douce, différente, comme si en
passant la frontière, on avait basculé dans un autre
monde où même le soleil porte des lunettes noires.

Je croyais qu’il fallait être roi pour avoir un château, en


fait, il faut construire un château pour devenir roi ! C’est
ainsi, que cette année-là, mon père fut couronné.
Cette fois-ci, on allait « chez nous », pas chez des amis
ou dans la famille, mais dans notre belle et grande
maison, dans le « château de mon père » !

Dès notre arrivés, nous sommes accueillis par une


immense porte en fer forgée rouge de trois mètres de
hauteur au moins, mais avec mes huit ans j’ai
l’impression qu’elle en fait neuf. Elle donne accès
directement à un grand escalier si incliné, qu’on dirait
165
une échelle de navire. Après l’avoir gravi, les logements
nous attendent, répartis deux par deux sur le reste de
l’immeuble. Au sommet du grand escalier, se trouve une
grande terrasse qu’on ne peut fréquenter que le soir
lorsque la fraîcheur commence à remplacer la lourde
chaleur de la journée.

En venant de Casablanca, c’est la première bâtisse


située à l’extrémité de la rue principale, voire la seule de
cette minuscule ville entourée d’une terre caillouteuse
peu aimable. C’est un grand immeuble carré de trois
étages, divisé en six appartements ayant chacun leurs
balconnets, au-dessus d’un immense garage qui
deviendra plus tard le Café Sfi’a.

En quatre jours nous sommes passés d’un HLM exiguë


et aigri à un immense palais, avec de l’espace à plus savoir
qu’en faire. Aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. La
ville n’était pas déserte, mais j’avais l’impression d’avoir
remonté le temps et de me retrouver au Far West. Peu
d’habitants et peu de bâtiments. Une petite mosquée discrète
résumait la ville et parlait pour elle.

166
Aujourd’hui c’est une si grande ville qu’elle est devenue
un des grands faubourgs de Casablanca.

Heureux d’être arrivé, mais pas près de se reposer.


Il faut de l’eau !
La maison a de l’électricité, mais pas l’eau courante, il
faudra attendre encore quelques années.
Derrière « le château », à peine à quelques centaines de
mètres, près de la petite mosquée, il y a un puits, laissé
libre d’accès par son propriétaire.
Les adultes remplissent trois grands tonneaux en
plastique noir de cent litres chacun. On me demande de
faire ma part, on me confie un bidon de cinq litres.
Je traverse le terrain de terre battue et ses quelques
mètres qui semblent interminables. J’ai l’impression de
me battre contre le Sahara. Sauf qu’il n’y a pas de sable
mais des cailloux tellement pointus qu’ils piquent la
plante des pieds à travers la semelle des claquettes. Des
insectes hideux et effrayants surgissent de leurs cachettes
pour nous surprendre à chaque pas.

À part aller au puits, il n’y a rien à faire. La télé n’a


qu’une seule chaîne. Les programmes débutent à dix
167
heures du matin et finissent à vingt heures le soir. Après
passée l’euphorie de la découverte du « château » et de
ses nombreux recoins, après le plaisir du dépaysement,
quelques jours plus tard tout le monde sombre
doucement dans une grande léthargie. Sauf mon père !

Il est transfiguré, son visage rayonne, ses yeux brillent


comme des diamants, son sourire irradie de fierté. Son
âme riche d’une belle et grande satisfaction l’immunise
contre la morosité et l’ennui.
Les enfants observent continuellement leurs parents. À
force de le contempler dans cet état de béatitude, je finis
par voir distinctement une couronne planer au-dessus de
sa tête.

Je me souviendrai toujours de cet été où mon père


devint roi !

168
169
Chapitre 18

On y est, on y reste !

« Un pays natal, on l'adore, bien sûr ;


parfois il peut aussi être exaspérant et
déroutant. Pourtant j'ai fini par apprendre
que pour les écrivains et les poètes qui
estiment que les frontières nationales et les
barrières culturelles doivent être remises en
question, encore et encore, il n'y a en vérité
qu'une seule terre natale, perpétuelle et
portable. Le pays des histoires. »

Elif Shafak58

Mes parents avaient adopté une double vie,


certainement très partagée par de nombreux immigrés
marocains. Onze mois sur douze en France et un mois
au Maroc, uniquement pour l’été, en générale au mois
d’août. Une pratique qu’ils poursuivirent même après
avoir acquis la nationalité française.

58 Elif Shafak, Trois filles d’Eve, Flammarion, 2018, dans les remerciements, à la
fin de l’ouvrage.

170
La France était leur pays d’accueil, et ils ne souciaient
ni de leur confort ni de leur intégration à la vie française.
Ils vivaient dans une « cité », une barre d’HLM
immonde. Un véritable « ghetto » !
Toutes leurs forces avaient été mises au service du «
château », et pour eux c’étaient l’essentiel.
Malgré tout, avec le temps, les liens avec leur pays
d’origine s’affaiblirent.

Mon père a obtenu la nationalité française en 1990, et


grâce à lui, je suis automatiquement devenu français à
l’âge de seize ans.

La seconde génération, à laquelle j’appartiens, choisit


de s’intégrer. Plus question de s’établir au Maroc. Peu
importe les difficultés rencontrées, nous nous sentions
chez nous, en France !
Que ce soient les enfants nés dans l’hexagone ou ceux
des dernières générations encore nées au Maroc, même
si ils revendiquaient tout naturellement une double
culture, ils aspiraient désormais au bien-être et à la
reconnaissance du pays dans lequel ils vivaient. Lieu

171
pour lequel ils désiraient exprimer la gratitude d’y être
accueillis et dont la langue était celle de leurs rêves.

En 2002 Jean-Marie Le Pen, leader du Front National,


fut élu au deuxième tour de l’élection présidentielle. En
2007, Nicolas Sarkozy créa le ministère de l’immigration,
il eut même un débat sur la nécessité de tests ADN pour
le regroupement familial59. Ces évènements prouvèrent
que l’ambiance en France avait radicalement changé.
J’avais l’impression, qu’en très peu de temps, nous
étions passés d’une politique d’accueil à une politique de
préjugés et de soupçons. Pour ces groupes politiques de
la droite extrême et même de certaines franges de la
droite centriste, les étrangers d’Afrique du nord et
d’Afrique subsaharienne ainsi que d’une grande partie
d’Europe de l’Est étaient montrés du doigt, coupables
des difficultés du pays, parfaits boucs émissaires.

59 Op-cit, la politique de l’immigration en France, sur le site internet du Musée de


l’histoire de l’immigration.
https://www.histoire-immigration.fr/des-ressources-pour-enseigner/parcours-
histoire-de-l-immigration-en-france-depuis-1945/deuxieme

172
En 2007, j’avais trente ans, et je me souviens des
reproches répétés, adressés à mon père, de n’avoir investi
qu’au Maroc. Il me disait alors :

- Tu sais mon fils, à ce moment-là on ne savait pas,


on croyait que nous allions repartir, nous n’avions
pas encore la nationalité française, et il ajoutait
comme une formule expiatoire : « c’était un autre
temps… ».

Aujourd’hui, je me rends compte que ces reproches


étaient faciles et qu'à sa place je n’aurais même jamais eu
son courage.

Mon père avait travaillé très dur dans son pays


d’adoption. Jamais en retard ou malade. Je me souviens
qu’il se plaignait souvent de son dos.
Après avoir commencé à travailler à dix ans au Maroc,
et une longue carrière de chauffeur de bus à Montereau,
il prit une retraite bien méritée et le temps de se soigner.
Après de multiples examens, on lui diagnostiqua un
« spina bifida », une malformation de la moelle épinière,

173
qu’il avait depuis la naissance, ce qui expliquait ses fortes
douleurs lombaires et qui nécessita une lourde
intervention chirurgicale.

Ce « château », dans lequel je passais tous les étés de


mon enfance, destiné à être la grande maison familiale,
devint finalement qu’une banale résidence secondaire,
que je finis par détester !
En fait, j’étais peut-être un peu jaloux de ce château,
car il avait accaparé toute l’attention de mon père, et j’en
avais fait le responsable de nos tristes conditions de vie
en France.
Avec le temps, je me suis rendu compte que sans ce
projet de « château » je n’aurais pas eu le même destin, et
je me dis avec un sourire intérieur que le livre que je suis
en train d’écrire n’aurait jamais existé…

Aujourd’hui, mon père est âgé de soixante-dix-huit ans.


Malade et fatigué, il vit avec ses souvenirs qui s’envolent
jour après jour !

Sa vie n’est sûrement pas la plus extraordinaire, mais


elle témoigne avec justesse et vérité de la vie d’un
174
immigré, et mon grand bonheur et ma grande fierté est
d’avoir réussi à la raconter !

175
Epilogue

UN APRES-MIDI A BERRECHID.
MON PERE ET MOI.

SILENCE…

- À qui est cette maison ?! demande mon père. On ne


va pas nous mettre à la porte ?!

- Mais Ba, elle est à toi cette maison !

- C’est ma maison ?!

SILENCE

- Merci mon fils !

JE PRENDS MON PERE DANS MES BRAS…JE NE


PEUX M’EMPECHER DE RETENIR MES LARMES !

176
Flashez-moi

177
Bibliographie

- Frédéric Abécassis, Karima Dirèche et Rita Aouad,


La bienvenue et l’adieu, Migrants juifs et musulmans au
Maghreb (XVe-XXe siècle), La Croisée des Chemins.
- Michel Abitbol, L’histoire du Maroc, Perrin, 2014.
- Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Presses
Universitaires de France, 27 mai 2020.
- Dr .al Ajamî, Que dit vraiment le Coran, Encre
d’Orient, 2021.
- François-Paul Blanc, Le Droit musulman, Dalloz, 2e
édition, 2007.
- Marie-Nicolas Bouillet et Alexis Chassang, « Antar »
Dictionnaire universel d’histoire et de géographie, 1878,
Hachette.
- Pascal Buresi et Mehdi Ghouirgate, Le Maghreb
XIe-XVe siècle, collection Cursus, 2013.
- Albert Camus, Caligula, Gallimard 1958.
- Albert Cohen, Belle du seigneur, Gallimard, 1968,
collection folio 1998.

178
- Dante, La divine comédie, L’Enfer (1314),
Charpentier, 1886.
- Didier Daurat, Le vent des hélices, édition Le Seuil,
1956.
- Stacy De Bruyère, Une vie à contre-courant, Albin
Michel, 2013.
- Eugène Delacroix, Correspondance Générale, PLON.
- Albert Einstein, Comment je vois le monde,
Flammarion, 1934.
- Antoine De Saint Exupéry, Pilote de guerre, Editions
de la maison Française, 1942, Editions Gallimard,
1975.
- Chouki El Hamel, Le Maroc Noir, La Croisés des
Chemins, traduit de l’anglais par Anne-Marie
Teeuwssen, 2018.
- Victor Hugo, Les misérables, Paris Emile Testard et
Compagnie Editeur , 1890.
- Victor Hugo, Post-scriptum de ma vie, (œuvres
posthumes de Victor Hugo), 1901.
- Marcel Jouhandeau, Réflexions sur la vieillesse et la
mort, Grasset.
- Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé, Folio, 2008.

179
- Œuvres de Prosper De Crébillon, Catilina, Paris
1847.
- Pierre-Sylvain Maréchal, Lois Politiques et Morales de
Pythagore in Voyages de Pythagore en Égypte, dans La
Chaldée, dans L'Inde, en Crète, à Sparte, Pythagore,
(1798), Deterville.
- Marcel Proust, A la recherche du temps perdu,
Gallimard, 1919.
- Meriem Rodary, Le travail des femmes dans le Maroc
précolonial, entre oppression et résistance, cahier d’études
africaines.
- Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, , Marc-
Michel Rey, 1762.
- Elif Shafak, Trois filles d’Eve, Flammarion, 2018.
- Jules Simon, Le Devoir, Hachette, 1854.
- Pierre Vermeren, Histoire du Maroc depuis
l’indépendance, LA DÉCOUVERTE.
- Elie Wiesel, Un désir fou de danser, Points Seuil,
2006.
- Hayat Zerari, Femmes du Maroc entre hier et aujourd’hui :
Quels changements ? Recherches internationales, 2006.

180
Quatrième de couverture

« Vous ne la vendrez pas ! C’est compris ? Tant que je serais


vivant, vous n’y toucherais pas ».
Ces paroles qui nous tétanisèrent, mon père les prononça
autour du grand-couscous, rituel familiale dominicale que
nous célébrons chez nos parents. Cet être sublime, affaibli par
l’âge, ces souvenirs confisqués par cette maladie qui fait perde
la mémoire, était devenu l’ombre de lui-même.
La simple évocation de la possibilité d’évincer sa maison
construite au Maroc, il y a longtemps, lui redonna la force de
rugir ! Pourquoi autant attachement à une vieille bâtisse située
à trois mille kilomètres que l’on occupait qu’un mois par an
lors de nos vacances d’été ?
Ce jour-là je compris que cette maison tenait dans le cœur
de mon père une place aussi importante qu’un de ces enfants !
Pour découvrir le lien entre mon père et ce nouveau membre
de la famille, j’ai dû me replonger dans les méandres de
l’histoire. Celle de mon enfance, de mon père mais aussi de la
France et du Maroc….

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Recherches pleines de surprises et d’émotions, dans
lesquelles j’ai découvert la naissance du « Château de mon
père » !

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