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MOURIR SAGE ET VIVRE FOU

A propos du Quichotte de Cervantes

Emmanuel d’Hooghvorst

Où as-tu trouvé que les alcazars et les palais


royaux soient édifiés en des ruelles sans issue?,
dit Don Quichotte. Monsieur, répondit Sancho,
à chaque pays sa coutume. Peut-être, ici,
au Toboso, a-t-on coutume de bâtir les
palais et les grands édifices en des ruelles...
Il pourrait être qu’en quelque coin je trouvasse
ce palais, que je puisse voir, mangé des chiens1 ...

Don Quichotte de la Manche II, 9

Il n’est pas bon que l’homme soit seul»2, dit le Seigneur Dieu, en
considérant l’être qu’il avait créé. Ceci est l’origine cabalistique d’une
chevalerie errante, qui n’obtient son repos sans la bienheureuse rencontre
d’une dame bienfaisante. Mais il s’agit d’un mystère qui rend fous les
ignorants et qui ne contente que les sages.
Tel fut le destin de Don Quichotte:
«qui confirme son aventure
mourir sage et vivre fou».
Très souvent on lit le Quichotte en ignorant la cabale, de la même façon
que le Quichotte lui-même lisait ses romans de chevalerie.
Une explication complète et détaillée des mystères du Quichotte sortirait
du cadre de cette étude. Notre intention est plus humble. Nous voudrions
attirer l’attention du lecteur sur le fameux sonnet du Chevalier du Bois (II, 2).
Nous rappelons brièvement de quoi il s’agit. Le bachelier Sanson
Carrasco, voulant rendre raison à son ami Don Quichotte, invente un
stratagème et se déguise à son tour en chevalier errant: c’est le Chevalier du
Bois. Il s’approche de nuit de notre héros et l’emmène dans un lieu retiré:
«où la solitude et le serein vous tiennent compagnie, couches
naturelles et demeures propres aux chevaliers errants». (II, 12)
Selon son propre témoignage, notre bachelier était très versé dans les us

1Cetteimprécation qui s’utilise en référence à des personnes ou encore à des animaux,


ne semble pas applicable à des édifices.
2Genèse II, 18.

1
et coutumes de la chevalerie errante et de la poésie courtoise:
«... comme tout le monde le sait, je suis un très célèbre poète, et à
chaque pas je composerai des pastorales ou des poèmes à la mode de
la cour...» (II, 73)
Nous verrons que Sanson Carrasco était digne de ses prétentions.
Ce Chevalier du Bois fait penser, comme son nom l’indique, à
l’apparence hirsute et sauvage de la nature non dégrossie; le chevalier
cherche en sa dame, la grâce et la beauté qui lui manquent, c’est-à-dire, la
guérison de sa rudesse originelle.
Saint Jérôme, commentant un passage du Cantique des Cantiques pour
le pape Damase, dit ceci:
«... qu’il me baise des baisers de sa bouche!3 Je ne veux pas qu’il me
parle à travers Moïse, je ne veux pas qu’il s’adresse à moi à travers les
prophètes. Que Lui-même assume mon corps, que Lui-même baise ma
chair. De façon que nous puissions adapter cette phrase au passage
d’Isaïe, si tu veux chercher, cherche et viens vivre à mes côtés dans le
bois4. Au même endroit, l’Eglise en pleurs, reçoit l’ordre de crier depuis
Séir, puisque Séir se traduit par velu ou hérissé. Il s’agit d’exprimer le vieil
hérissement des Gentils...»5.
Ce passage traduit clairement la quête essentielle du Cabaliste, dont
l’image, dans la poésie courtoise, semble être le chevalier errant. Voilà donc
ce qui se rapporte au Chevalier du Bois.
Allons maintenant à ce sonnet du chapitre II, 12; nous n’hésitons pas à
confirmer que c’est un des plus beaux de la littérature occidentale. Voyons
d’abord le premier quatrain:
«Dadme, señora, un término que siga
conforme a vuestra voluntad cortado
que será la mia así estimado
que por jamás un punto de él desdiga».
«Imposez-moi un terme que je puisse suivre, Madame,
je saurai me mesurer (couper) à votre volonté;
qui sera la mienne, ainsi estimé
de sorte que je ne m’en écarte jamais d’un point.»
Le terme «couper» vient très à propos pour exprimer la mesure que la
cabale introduit dans son oeuvre. Si la dame et son amant doivent avoir un
même destin, aucune union ne leur sera possible sans cette mesure
commune. Néanmoins, c’est la dame qui doit donner cette mesure, puisque
sans elle, l’amant ne connaîtra jamais sa propre stature; il rêvera sans cesse
l’indéfini.
«Si gustáis que callando mi fatiga
muera, contadme ya por acabado;

3Cantique des Cantiques I, 2.


4IsaïeXXI, 12.
5Saint Jérôme, Ep. XXI Ad Damasum, 21.

2
si queréis que os la cuente en desusado
modo, haré que el mismo Amor lo diga.»
«Si vous avez désir qu’en taisant ma peine
je meure, considérez-moi donc comme achevé
et, s’il vous plaît que je vous la conte de façon inusitée
je ferais que l’Amour lui-même le dise.»
Tant de fatigue et de peine pour l’honneur de la dame de ses pen-
sées! Selon le témoignage du Quichotte lui-même:
«... Les malheurs qui naissent des bonnes pensées doivent être plutôt
considérés comme des grâces que comme des malheurs...» (II, 12)
Mais qui les dira, si ce n’est «l’Amour lui-même»? L’amant ne s’exprimera
pas sans la volonté de sa dame, et son silence sera pour lui une mort. La
bienveillance de cette dame le ressuscitera et alors, ce sera «l’Amour lui-
même» qui parlera en lui, «lui-même» et non l’autre. «De façon inusitée»: c’est
un Art rare, béni et très ancien; c’est le trésor des temps.
«A prueba de contrarios estoy hecho
de blanda cera y de diamante duro
y a las leyes del Amor el alma ajusto.»
«De contraires je suis fait
et mon cœur est de cire et de dur diamant;
aux lois de l’Amour mon âme s’ajuste.»
En grec, ce diamant se dit adamas, et on peut faire une comparaison
avec l’hébreu où Adam veut dire homme. C’est le noyau de chaque homme
et il ne cède ni ne se ramollit comme la cire, sans son complément qui est
aussi son contraire.
Le troisième vers exprime toute l’œuvre de la cabale: ajuster aux lois de
l’Amour cette âme du monde vagabonde, jalouse et toujours insatisfaite,
pareille à la Junon de l’Antiquité, tant qu’elle n’a pas trouvé son lieu
d’amour. Le «y-a-t-il tant de colère dans les âmes divines?»6 du beau Virgile
dit fort bien la colère ressentie par cette âme universelle, insatisfaite et
envieuse du héros Enée, fils de Vénus, la beauté du corps, ce que n’a
justement pas cette âme incorporelle: «Aux lois de l’Amour mon âme
s’ajuste».
«Blando cual es, o fuerte, ofrezco el pecho
entallad o imprimid lo que os dé gusto
que de guardarlo eternamente juro.»
«Qu’il soit mou ou dur, j’offre ma poitrine,
taillez-y ou gravez-y ce qu’il vous plaira
je vous jure d’éternellement le garder.»
Quand l’amour sage imprime sur cet objet son empreinte comme une
griffe de feu, alors, ayant reçu le premier témoignage de sa dame, l’amant
peut s’exclamer:

6«Tantaene animis caelestibus irae?», Virgile, Enéide I, 11.

3
«Je vous jure d’éternellement le garder».
Ici se termine ce beau sonnet, dans le sens que c’est à ce dernier vers
qu’il conduit. Dans l’Antiquité également, le fameux Lucius, héros de l’Ane
d’Or d’Apulée, termine ainsi la prière à sa dame, la déesse Isis:
«Ta trace divine, ton pouvoir sacré, établis-les pour toujours dans les
secrets de mon cœur, je les contemplerai»7.
Le texte latin est plus précis:
«Divinos tuos vultus numenque sanctissimum intra pectoris mei secreta
conditum perpetuo custodiens imaginabor...»,
«je les imaginerai...».
Mais tout a une fin. Même la folie de Don Quichotte:
«...il dormit tout d’une traite, comme on dit, plus de six heures... Il
s’éveilla pourtant au bout de ce temps, et poussant un grand cri, il dit:
Béni soit le Dieu puissant, qui m’a fait tant de bien!... Je possède à cette
heure un jugement libre et clair, et qui n’est plus couvert par les ombres
ténébreuses de l’ignorance... Maintenant les histoires profanes de la
chevalerie errante me sont odieuses... Mais aujourd’hui, par la
miséricorde de Dieu, ayant été fait sage à mes dépens, je les abhorre».
(II, 74)
C’est quand il mourut qu’il devint sage; c’est la grâce que je te souhaite,
ami lecteur, à toi et à moi... par la miséricorde de Dieu, rendus sages à nos
dépens.

7Apulée, L’Ane d’or, XI, 25.

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