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L'antiquité classique

Ars ludiera. Aux origines du théâtre latin


Jean G. Préaux

Résumé
L'analyse de deux textes, indépendants de la tradition de Varron sur les origines du théâtre latin, à savoir les propos de Caton,
le censeur de 184, recueillis par Macrobe (Saturnales, 3, 14, 9), et la mesure des censeurs de 1 15 avant notre ère, dont
l'énoncé est conservé par Cassiodore (Chron., éd. Mommsen, p. 123), permet d'évaluer la vigueur d'un art scénique indigène,
qui a maintenu l'ars ludiera Latina, au nom de l'Italica seueritas, dans les traditions des divertissements variés, groupés aux
Compitalia, et dans celles de l'atellane.

Citer ce document / Cite this document :

Préaux Jean G. Ars ludiera. Aux origines du théâtre latin. In: L'antiquité classique, Tome 32, fasc. 1, 1963. pp. 63-77;

http://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1963_num_32_1_1362

Document généré le 24/01/2017


ARS LÚDICRA

AUX ORIGINES DU THÉÂTRE LATIN

On estime communément que les textes essentiels du dossier


sur les origines du théâtre latin sont ceux de Tite-Live et de
Valère Maxime : ils se complètent et se contrôlent parce qu'ils
procèdent à l'évidence d'une source commune x. On joint à
ces textes ceux de Denys d'Halicarnasse, qui, au travers d'une
écriture assez élaborée, permettent d'isoler les informations
données par Fabius Pictor sur les ludions étrusques à propos de
la pompa du cirque 2. Toutefois, quel que soit l'intérêt de ces
textes, ils ne nous apprennent sur les enfances du théâtre latin
que ce qu'en savait Varron : s'il est de bonne méthode de noter
les résultats auxquels cet érudit était parvenu, les théories qu'il
défend, et qui d eviendront classiques pour Suétone et TertuUien
notamment, n'en sont pas moins une sorte d'écran qu'elles
dressent devant tout qui a des raisons de se défier des
systématiques, génératrices de schématisations, de
bref d'appauvrissement. Mais y a-t-il des textes
à Varron, qui n'aient pas été utilisés par lui au cours de
ses recherches sur les origines du théâtre latin ? Si pareils textes
ne sont pas nombreux, ils existent et n'ont pas reçu l'attention
qu'il méritent. L'analyse de deux d'entre eux suggère ce qu'ils
doivent nous apprendre sur la genèse et l'évolution de Vars
ludiera, dès lors qu'ils représentent une tradition tout à fait
de celle de Varron.

1 Tite-Live (7, 2) et Valère Maxime (2, 4, 4) confirment que leur source


traitait de l'origine des jeux, et Suétone ainsi que TertuUien suggèrent assez
qu'il convient de rechercher cette source parmi les uvres de Varron, qu'il s'agisse
du De originibus scaenicù ou de l'un des livres des Antiquités divines, le 9 e (De ludis cir-
censibus) ou le 10e (De ludis scaenicis).
2 Ces textes ont été mis en valeur surtout par Pierre Boyancé, A propos de la «
dramatique dans Revue des Études Anciennes, 34 (1932), pp. 11-25.
64 J. G. PRÉAUX

Le plus ancien témoignage est celui de Caton, le censeur de


184 et le contemporain de Plaute. Recueilli par Macrobe dans
ses Saturnales (3, 14, 9), ce texte s'insère dans un exposé du plus
haut intérêt sur la danse [ludus saltatorius) dans ses rapports
avec le théâtre [ludus histrionum). Il s'agit d'un mot lancé par
Caton au cours de sa censure pour fustiger un tribun de la plèbe,
coupable à ses yeux tant de s'adonner aux joies de la danse que
de ne pas partager ses opinions politiques : pour accabler son
adversaire, Caton le traite de spatiator et de Jescenninus, et pour
décrire sa façon de danser [staticulos dare) , il recourt aux
suivantes :
descendit de cantherio, inde staticulos dare, ridicularia Jundere,
ou encore :
praeterea cantat ubi collibuit, interdum Graecos uersus agit, iocos dicit,
uoces demutat, staticulos dat.
Ce Caelius « descend de son cheval (qui est une rosse) , puis
il danse sur place, lance à la cantonnade des quolibets », « en
outre, il chante quand il en a envie, à l'occasion il déclame comme
un acteur des vers grecs, il dit des mots d'esprit, il varie les
de sa voix, il danse sur place » 3.
Si Caton accable sa victime de ce qui doit être pris ici comme
une terme injurieux, le mot Jescenninus, il en rajoute en associant
étroitement à ce terme un autre mot, dont il est étonnant que
personne n'ait estimé devoir tenir compte : Caelius est un
et jescenninus 4.

3 J.P. Cèbe, La satura dramatique et le divertissement «fescennin» dans Revue Belge de


Philologie et d'Histoire, 39 (1961), pp. 26-34. M. Cèbe a utilisé le texte de Caton
pour y déceler une« utile confirmation» de sa thèse sur la satura considérée comme
une forme améliorée d'un jeu indigène plus ancien, qui était de nature mixte, car
il combinait la danse aux lazzi fescennins versifiés. Il est clair, dit-il, que le
des mots Jescenninus, staticulos, ridicularia ne saurait être fortuit et, reprenant
une déduction de Lejay. M. Cèbe précise « qu'aux vers fescennins s'ajoutaient des
pantomimes». Pour ma part, c'est moins ce groupement queje crois devoir
que le groupement essentiel spatiator et Jescenninus, qui seul supporte l'intention
blessante de Caton.
4 Macrobe, Sat., 3, 14, 9 : M. Cato senatorem non ignobilem Caelium spatiatorem et
Jescenninum uocat eumque staticulos dare his uerbis ait : descendit de cantherio, inde staticulos
dare, ridicularia Jundere.
Dans un autre fragment de ce discours de Caton, le tribun de la plèbe est comparé
à un citeria, ce personnage burlesque et masqué faisant partie de la pompa des jeux
ARS LÚDICRA 65

Qu'est-ce donc qu'un spatiator ? Un flâneur, pour Cèbe, un


coureur, pour Henri Bornecque dans sa traduction des
de Macrobe, un batteur de pavés, pour Gaffiot, un
pour Rostagni : ces interprétations paraissent reposer
sur la glose de Festus-Paulus, spatiatorem pro erratorem Cato posuit
(p. 466, 7 L.). Sans doute n'est-il pas hors de propos de rappeler
que Caton eut du penchant pour les injures de ce type : dans
son ouvrage sur les murs, ne dénonce-t-il pas celui qui
à la poésie, qu'il met sur le même pied que celui qui
son temps à festoyer, et qu'il dénomme l'un et l'autre
mot qu'on traduit tantôt par « parasite » tantôt par «
», alors qu'il est question aussi de « poètes
le contexte autorisant de songer à un poète comme En-
nius fréquentant la table du consul Fulvius Nobilior et
au siège d'Ambracie ? D'autre part si les deux mots
spatiator et grassator peuvent être dérivés de leur acception
pour servir d'injure sous la plume de Caton, ils n'en
forment pas moins aussi un couple par leur formation
5 : ils posent ainsi la question de savoir s'il n'ont pas eu
l'un et l'autre une acception technique dans la langue spéciale
de ces amuseurs publics qu'étaient les baladins de tout genre
dont on pressent les variétés nombreuses au sein de ce Collegium
scribarum histrionumque, qu'on voit bien constitué au moins vers
200 avant notre ère.
Est-ce dès lors un hasard si Caton accole au mot spatiator le
mot, tout aussi injurieux, cantherius, qui désigne une rosse 6 ?

du cirque, et dont le rôle paraît bien avoir été de mettre en joie les spectateurs en
débitant des plaisanteries aussi grasses qu'abondantes (Festus- Paulus, p. 52, 17 L.).
Caton puise donc ses injures dans le répertoire de la langue pittoresque des acteurs
masqués de la pompa circensis. Cf. à propos du manducus et du citeria ma contribution
aux Hommages à Albert Grenier, Bruxelles, 1962, pp. 1282-1291 (Collection Latomus,
vol. 58).
5 Le mot spatiator évoque naturellement la langue du cirque par le mot spatium,
tandis que grassator, bien que désignant autre chose, est apparenté à grallator, ce
bouffon-échassier que connaît bien Plaute.
6 La définition de cantherius est donnée par Varron, Res Rusticae, 2, 7, 15 : in
uiis habere malunt placidos equos propter quod discrimen maxime institutum ut castrentur equi;
demptis enim testiculis Jiunt quietiores, et ideo quod semine carent ei cantherii appellati (cf.
Festus-Paulus, p. 40 L.).
Si le mot prêtait à l'ironie, la pointe de celle-ci est aiguisée davantage par
de cantherius avec spatiator dans la pensée de Caton.
5
66 J- G. PRÉAUX

Et n'est-on pas en droit de se demander s'il n'y a pas une liaison


aussi étroite entre spatiator et cantherius d'une part qu'entre
jescenninus, staticulos dare, ridicularia jundere d'autre part, comme
y invite le mot inde ? C'est Arnobe qui confirme cette hypothèse
de travail, en lui apportant les preuves de l'emploi technique
du mot cantherius dans la langue spéciale des amuseurs publics
de l'Italie : il n'est même pas indifférent de noter que ces
sont données au cours d'une description des facéties des
saltimbanques dont se moque de son côté Arnobe, mais pour
des raisons évidemment impliquées par les tendances
de son uvre. Arnobe est un témoin valable de la portée
du transfert sémantique qui est contenu dans les injures de Caton,
au moins pour le mot cantherius, et le contrôle de ce transfert
s'exerçant à plus de trois siècles de distance suggère assez la
de celui-ci. Dans un exposé sur le théâtre, Arnobe relève
des détails choquants à ses yeux, au nombre desquels il cite les
évolutions comiques des cantherii :
quis est enim primum qui deum illum juisse credat, qui currentibus jrustra
delectaretur eculeis auocarique se genere hoc ludicri iucundissimum duce ret?
Immo illum juisse quis est qui adsentiatur Iouem, quem deum principem
dicitis et rerum quaecumque sunt conditorem, qui spectatum projisciscere-
tur e caelo cantherios de uelocitate cer tantes, replicantes gyros
septem, et quos dissimiles ipse corporum esset in mobilitate uoluisset,
eos tarnen gauderet transiré, transiri, pronos et c e r nu o s ruere, cum cur-
ribus resupinos uerti, trahi alios cruribus et claudicare praejractis, et inep-
tias nugis et crudelitatibus mixtas summis in uoluptatibus habuisset quas
homo quiuis lautvs nee ad Studium plenae grauitatis ac ponderis eruditus
puerilia duceret atque aspernaretur ut ludiera 7 ?
Ce texte d'Arnobe contient plusieurs détails qui prouvent
qu'on doit le ranger dans le dossier des ludi circenses, par exemple
l'expression replicantes gyros septem, que trois vers des Halieutiques
peuvent préciser :
hic generosus honos et gloria maior equorum,
nam cupiunt animis palmam gaudentque triumpho,
seu s e p t e m spatiis circo meruere coronam,...

7 Arnobe, Adu. nationes, 7 , 41 (éd. C. Marchesi). Il n'est pas inutile de noter ici
que ce passage se présente sous une autre version dans laquelle Arnobe rapproche
assez curieusement comme Caton les danses des histrions des évolutions des rosses :
--¦-, qui motibus scaenicis et saltationibus histrionum Jestos dies ducant hilaritatis plenissimas
uoluptates, qui cantherios Jrustra et sine ulla ratione currentes spectatum projiciscantur e caelo...
(7, 44, p. 401, 14 ss., éd. C. Marchesi).
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Ce parallèle 8 pourrait suffire à étayer l'hypothèse établissant


un rapport étroit entre spatiator et cantherius : spatiator doit être
compris comme un terme technique de la langue des ludi
à cause de ses rapports avec spatia, synonyme de gyri au sens
de « tours de piste du cirque » 9. Quand ces tours étaient
non par des chevaux de pur sang, mais par des rosses,
l'on passait de la noblesse des jeux à la parodie de ceux-ci : à
la gloire des chevaux pleins de fougue succédaient les lazzis
décochés à des rosses par une foule amusée, et non plus
N'est-ce d'ailleurs pas ce qu'Arnobe souligne par
d'une autre expression, pronos et cernuos mere, dans laquelle
l'adjectif cernuus oriente nettement vers les exploits comiques des
acrobates, comme Servius y invite :
cernuus e quu s dicitur qui cadit in jaciem, quasi in earn pi^tem
cadens qua cernimus, unde et pueri, quod in ludis uidemus ea parte
qua cernunt stantes, cernuli uoeantur, ut etiam Varro in ludis theatralibus
docet 10.
Ces enfants acrobates combinaient leur adresse avec celle
des chevaux et se livraient à ces prouesses dans des jeux qui
s'appellent les Consualia, comme le disent divers textes, parmi
lesquels je retiendrai celui de Varron u, parce qu'il implique

8 The Haliéutica ascribed to Ovid, éd. J. A. Richmond (Londres, 1962). M.


ne se prononce pas sur l'auteur de cette uvre d'époque augustéenne, et
reprend, avec raison, la conjecture de Birt cupiunt au lieu de capiunt du manuscrit.
9 Le symbolisme cosmique des septem spatia est expliqué notamment Isidore,
Etym., 18, 37 : septem spatia quadrigae currunt, rejerentes hoc ad cursum septem stellarum,
quibus mundum régi dicunt, siue ad cursum septem dierum praesentium, quibus peractis uitae
terminus consummatur, quorum Jinis est creta, id est indicium. Mais il est important ici
de noter que l'expression elle-même était déjà rapportée par Varron aux propriétés
de l'hebdomade, d'après Aulu-Gelle, 3, 10, 16 : haec Varro de numero septenario scrip-
sit admodum conquisite, sed alia quoque ibidem congerit Jrigidiuscula, ueluti ... et curricula
ludorum circensium sollemnia septem esse. Enfin, le rapprochement entre septem spatiis
et circo dans le vers des Halieutiques est significatif, comme le prouve Horace, Sat.,
2, 3, 183 : latus ut in circo spatiere et aeneus ut stes, qui toutefois le fait en lui accordant
un sens différent.
10 Servius, Ad Aen., 10, 894. La source de Servius semble bien ne pas être ici le
De originibus scaenicis, mais l'un des livres des Antiquités divines, vraisemblablement le
De ludis circensibus ou le De ludis scaenicis.
11 Varron, De uita populi Romani, fr. 23, éd. Riposati. Il convient de noter que
Valère Maxime (2, 4, 4) confirme le rôle reconnu aux Consualia par Varron dans son
ouvrage sur les origines des jeux du cirque : itaque placandi caelestis numinis gratta
68 J- G. PREAUX

l'équation Cernualia- Consualia :


etiam petits bubulas oleo 12 perjusas percurrebant ibique c er nu ab ant,
a quo Ute uersus uetus est in carminibus : « ibi pastores ludos jaciunt
coriis Consualia » 13.
On sait que Consus avait son autel dans le Cirque et qu'on
l'identifiait, selon V interpretatio graeca, avec le Poséidon équestre ;
aux Consualia, les chevaux, les mulets et les ânes étaient à
deux fois par an, semble-t-il, et dans doute participaient-
ils aux ébats des paysans, aux prouesses et aux facéties de ceux-
ci, réunis à cette occasion en un coin de leurs villages ou à la
croisée des routes de leur pays. Ces Consualia, que Varron
aussi Cernualia, sorte de fête du travail dans une
où le cheval prenait toute son importance, s'élargirent dans
les ludi circenses 14 : le spatiator, juché sur sa rosse, est l'un de ces
amuseurs publics, de ces clowns qui mêlaient à leurs tours de
virtuosité et de brutalité des plaisanteries du même sel.
le dit expressément : le jeu de muscles se combinait avec
les jeux de mots. Caton a usé du couple de mots spatiator et
jescenninus pour rappeler les deux aspects indissolubles des
divertissements de carrefour auxquels s* adonnait la jeunesse
joyeuse après le travail, lors des grandes fêtes qui rythmaient celui-
ci tout au long de l'année. Varron groupe ces fêtes sous le nom
de Liberalia, dans lesquelles il estime pouvoir retrouver les
Dionysies grecques ; il distingue les ludi circenses des ludi scaenici,

composais carminibus uacuas aures praebuit ad id tempus circensi spectaculo contenta, quod
primus Romulus raptis uirginibus Sabinis Consualium nomine celebrauit. Cf. Tertullien,
De spectaculis, 5, 5 ; 9, 4 : Cassiodore, Variae, 3, 51, 3, etc.
12 Scolies de Berne, Ad Georg., 2, 384 : unctos : oleo. Romulus, cum aedificasset tem-
plum lout Feretrio, pelles uñetas strauit et sic ludos edidit, ut et caestibus dimicarent et cursu
contenderent, quam rem Ennius testatur (Ann., fr. 51 V.).
13 J. H. Waszink, Varro, Livy and Tertullian on the History oj Roman Dramatic Art
dans Vigiliae Christianae, 2 (1948), p. 242 a utilement rapproché de ce vers celui
de Virgile, Georg., 2, 384 : mollibus in pratis unctos saluere per utres, et la tradition de
?'?s????asµ??.
14 Une confirmation inattendue de la doctrine liant étroitement les ludi scaenici
aux ludi circenses est donnée par Tacite dans un passage peu remarqué de ses
(14,21) au cours d'un exposé sur l'histoire des ludi scaenici, suscité par les Neronia
(14, 20-21) : maiores quoque non abhoruisse spectaculorum oblectamentis pro Jortuna, quae
tum erat, eoque a ? u s c i s a c c i t o s histriones, a ? hur i i s e quo r um
c er t amina .
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mettant les premiers en rapport avec les Consualia, les seconds


avec les Compitalia. Cette doctrine varronienne a connu le
succès, tant chez les Anciens que parmi les chercheurs modernes.
Convient-il de s'en défier ? Si les ludi scaenici sont postérieurs aux
ludi circenses et communément attestés à partir de l'épidémie de
364 comme article d'importation étrusque à Rome, il n'en reste
pas moins que les jeux parlés des fescennins sont bien antérieurs,
et que la nouveauté étrusque qui séduisit la jeunesse romaine
fut la révélation de l'avantage qu'il y avait à soutenir par la
musique d'une flûte les paroles qu'on échangeait jusque-là
sous la forme de quolibets. Ce progrès est d'ordre musical : c'est
lui qui servit de ligne de partage entre les ludi circenses et les
ludi scaenici, sans pour autant rejeter dans l'ombre les premiers
au profit des seconds. Arnobe 15 a conservé le souvenir des
divers aspects de ces deux types de ludi dans deux enumerations
bien intéressantes :
quid pantomimos, quid mimulos, histriones, cantores tuba tibiis calamoque
jlatantes ? Quid cursores, quid púgiles, quadrigarios, desultores, gralla-
tores, Juniambulos, praestigiatores ?
La première série se rapporte à différents types d'acteurs des
ludi scaenici, la seconde série concerne des types de participants
aux ludi circenses, et l'on observe qu'à la première série Arnobe
joint la musique, qui est absente de la seconde série, dans
par contre l'on relève la mention de divers acrobates du
cheval [cursores, quadrigarii, desultores), des équilibristes (gralla-
tores, Juniambuli), des clowns [praestigiatores). Et aussi des
(púgiles) : or, divers textes pourraient prouver qu'au moins
les derniers nommés s'exhibaient aux carrefours, dans des ludi
compitalicii 16. Il convient d'associer ces jeux essentiellement
ruraux, du moins aux débuts, aux ludi circenses, et de se défier
de l'explication de Varron qui place l'origine des ludi scaenici
dans les Compitalia 17. Ce mot recouvre un complexe de fêtes

15 Arnobe, Adu. nationes, 2, 38.


16 Le texte essentiel est celui de Suétone, Vie d'Auguste, 45, qu'il faut rapprocher,
à mon avis, de ceux d'HoRACE, Épttres, 1,1, 49-51 et surtout 1,17, 58-62, pour
à côté des púgiles, dont Auguste aimait les exhibitions, d'autres bateleurs
des carrefours, comme les plani, proches parents des spatiatores et des grassatores (cf.
Pétrone, Sat., 82, etc.).
17 K. Meuli, Altrömischer Maskenbrauch dans Museum Helveticum, 12 (1955),
p. 224 pose le même problème sous un autre éclairage, celui des Lares,
70 J. G. PRÉAUX

paysannes dans lesquelles la danse et les brocards se mêlaient


volontiers aux prouesses sportives d'une jeunesse libérée pour
un temps des labeurs de la terre : il n'y a pas de raison pour ne
pas estimer que les ludi scaenici aient marqué dans l'évolution
de ces Compitalia une étape, à vrai dire significative, à cause de
la séduction exercée par la musique et par le joueur de flûte.
Le soutien donné aux paroles et aux gestes par le tibicen fut la
révolution d'où sortit la satura 18. Celle-ci forma une nouvelle
étape vers l'introduction à Rome d'un théâtre dont les
étaient surtout grecs, mais cette lente évolution n'étouffa
pas les traditions nationales pour autant.
L'une de celles-ci, celle que citait d'ailleurs Varron, est
campanienne : c'est le produit d'un terroir dans lequel se
sont mélangées les influences italiques, grecques et étrusques,
que les Romains découvrirent grâce à leurs relations avec
Capoue principalement. C'est la tradition vivace de l'atellane.
Les acteurs d'atellanes ont joui de divers privilèges : on les
notamment comme étrangers à la profession de comédien,
et, à ce titre, ils ne tombaient pas sous la nota d'infamie des
Aussi n'est-il guère surprenant que, par réaction contre
de leurs divertissements par des coutumes importées
de l'étranger, les jeunes gens se tournèrent vers ces acteurs
« nationaux». La raison précise de cette scission en deux
celui des histriones et celui des acteurs d'atellanes, me paraît
bien avoir été le rôle dévolu désormais au tibicen, dont l'art et
l'importance évoluèrent sans doute rapidement. Divers
suggèrent en effet que, la part faite à la musique allant
une réaction contre l'envahissement du spectacle scé-
nique par des rythmes étrangers à l'esprit national refoula vers
l'atellane les partisans des traditions indigènes, et qu'ainsi

18 Quoi qu'on ait écrit sur le mot satura (et l'on sait l'épaisseur du dossier !), il
convient de tenir compte également de la figure étymologique que Tite-Live utilise
dans son exposé sur l'origine du théâtre (7,2) : ... imp l et a s modis saturas, où le
mot mis en valeur est modis, ces « rythmes musicaux » dont la suite du texte fournit
d'ailleurs ce qu'on peut considérer comme la glose de la Jigura etymologica : ... im-
pletas modis saturas, descripto iam ad tibicinem cantu motuque congruenti peragebant (se.
saturas). Le mot iam souligne à l'évidence l'évolution dans le temps. Valère Maxime
écrit simplement : paulatim de i n de ludiera ars ad saturarum modos perrep-
sit, où l'idée mise en relief est moins celle des saturae que celle de leurs modi, c'est-
à-dire leur élément musical.
ARS LÚDICRA 71

s'établit, dans les usages et les esprits, une distinction entre les
tibicines, qu'on marqua en accolant au mot tibicen Padjetif
Latinus pour honorer ou reconnaître ceux d'entre eux qui
les traditions de la seueritas Itálica.

C'est au nom de celle-ci que Valère Maxime assure que fut


garantie l'immunité des acteurs d'atellanes :
Atellani autem ab Oscis acciti sunt. Quod genus delectationis Itálica
seueritate temper atum i d e o qu e uacuum nota est, nam ñeque
tribu mouetur actor nec a militaribus stipendiis repellitur.
Cette observation importante, qui n'apparaît pas dans le
texte parallèle de Tite-Live, n'est pas du cru de Valère Maxime
comme le suggère déjà l'expression de Tite-Live :
eo institutum manet ut auctores Atellanarum nec tribu moueantur
et stipendia tamquam expertes artis ludicrae jaciant.
Cet institutum devait être motivé dans la source commune
à Tite-Live et Valère Maxime, et c'est là que celui-ci a puisé
le renseignement comme l'indique le mot ideo. Par ailleurs il
se trouve que d'autres témoignages viennent corroborer le
non gratuit de cette remarque de Valère Maxime. Dans
un exposé sur l'évolution de l'art du tibicen, Horace note
des jides s eu e r a e, caractérisant Vars prisca, vers les jides
soumises à une licence plus affirmée des rythmes et des chants ;
et ce qu'Horace met en évidence, c'est le rôle déterminant du
tibicen, responsable principal de l'orientation, par addition, de
l'art théâtral primitif vers un art plus dansant [motus) et plus
chatoyant (luxuries) :
sic priscae m o tum qu e et luxuriem addidit arti
tibicen traxitque uagus per pulpita uestem,
sic e t i am jidibus uoces creuere s e u e r i s
et tulit eloquium insolitum jacundia praeceps 19.
Cet art théâtral insolite est bien dû à l'art étranger du tibicen,

19 Horace, Art poétique, 202-209. Le mot motum trouve son exégèse la plus adéquate
dans le récit livien : sine carmine ullo, sine imitandorum carminum actu ludiones ex Etruria
acciti ad tibvcinis modos saltantes haud indecoros motus more Tusco dabant. Imitari deinde
eos iuuentus simul inconditis inter se iocularia Jundentes uersibus coepere nec absoni a uoce motus
erant. Quant à luxuriem, le contexte horatien indique déjà qu'il s'agit de la parure
du tibicen : le vers suivant glose motum par uagus et luxuriem par traxit uestem. Le récit
ovidien confirme qu'Horace entendait par ceci la stola longa des joueurs de flûte.
72 J. G. PRÉAUX

comme le narre utilement de son côté Ovide dans le récit étio-


logique sur les joueurs de flûte romains affublés de lo gués robes
de femmes. Et il n'est pas indifférent de noter qu'Ovide
les lignes de faîte de ce récit dans le distique suivant, où
se reconnaît le texte horatien :
cur uagus incedit tota tibicen in Urbe ?
quid sibi personne, quid s to l a longa uolunt 20 ?
A ces deux textes concordants au point de postuler une source
commune, il faut joindre un texte d'autant plus significatif
qu'il se situe en dehors de cette tradition : au cours d'un exposé
sur les rapports entre les jeux publics et la musique, Cicerón,
avant tout préoccupé par les implications juridiques et éthiques
que pose ce problème, n'en estime pas moins devoir insister sur
les raisons profondes d'une évolution des modi, qu'il situe dans
l'importance accrue donnée aux motus précisément. Après avoir
rappelé la répartition habituelle des jeux officiels [ludi publia)
en jeux d'orchestre et en jeux de cirque 21, Cicerón insiste sur
la nécessité de maintenir les traditions musicales antiques, faites
de modération, de se garder de glisser vers la mollesse (ad
mollinas), qui n'est que décadence, bref de conserver la seueritas ;
et après un rappel de l'avis de Platon, selon lequel il n'est pas
possible de modifier les lois musicales sans changer du même
coup les lois politiques, Cicerón allègue un exemple, qu'il
emprunte à l'évolution du théâtre latin depuis Livius et Naevius
jusqu'à son époque :
illud quidem constat : quae solebant quondam compleri seueritate
i u c un d a Liuianis et Naeuianis modis, nunc Jit ut eadem exululent,
cum ceruices oculosque pariter cum modorum jlexionibus torqueant 22.

20 Ovide, Fastes, 6, 649-692. La leçon stola, donné par une partie des manuscrits,
est garantie par divers textes ovidiens sur ce type de robe des femmes (cf. aussi
Varron, Sat.Mén., fr. 120 B.) et correspond au tour horatien traxit uestem, comme
le prouve la fin du récit d'Ovide (v. 688 : ... in longis uestibus ire iubet ; cf. Tite-Live,
9, 30 et Valère Maxime, 2, 5, 4 !).
21 Cicerón, De legibus, 2, 15, 38 : iam ludi publici, quoniam sunt cauea circoque diuisi,
sint corporum certationes cursu et pugillatu et luctatione curriculisque equorum usque ad certam
mctoriam in circo constitutae ; cauea cantui uacet etjidibus et tibiis, dummodo ea
modérala sint, ut lege praescribitur. J'adopte le texte établi par M. de Plinval
(Collection des Universités de France, Paris, 1959).
22 Cicerón, De legibus, 2, 15, 39. Le texte établi par M. de Plinval impose un
rapprochement avec V Orator, 27 : inclinata ululantique uoce more Asiático canere,
ARS LÚDICRA 73

Si la perspective de Cicerón n'est pas celle d'Horace, l'Ar-


pinate n'en accorde pas moins à l'art musical une responsabilité
dans l'évolution du théâtre latin, et plus particulièrement à l'art
du tibicen et du fidicen 23. L'évolution depuis les rythmes sévères
de Livius Andronicus et Naevius jusqu'à la frénésie du théâtre
contemporain est dénoncée, toutes proportions gardées, dans
les termes mêmes qui pourraient servir pour situer, depuis 364,
l'évolution de Yars ludiera des histriones par rapport à celle de
l'atellane ; et l'un de ces termes est le mot seueritas, dont Cicé-
ron précise utilement l'acception en opposant au mos Italiens
le mos Asiaticus. Ce texte d'intentions juridiques fournit ainsi
la motivation essentielle de Y institutum que cite Tite-Live et
dont Valère Maxime signale l'idée fondamentale : Y Itálica
seueritas a préservé l'atellane de toute contamination avec les
histrions, trop asservis aux séductions de la flûte non latine,
article importé d'Étrurie.
Si cette exégèse des textes bien connus de Tite-Live et de
Valère Maxime trouve dans les quolibets de Caton à l'adresse de
Caelius un fondement valable pour dégager davantage la
juridique et éthique des privilèges accordés par les censeurs
à l'atellane, protégée par Y Itálica seueritas, il convient de
l'analyse de cet institutum en reprenant l'examen d'un texte
mal transmis, mais d'autant plus adéquat à ce problème qu'il
s'agit d'un décret de censeurs, ceux de l'an 115 avant notre ère :
his consulibus L. Metellus et Cn. Domitius censores artem ludicram ex urbe
remouerunt praeter Latinum tibicinem cum cantore et ludum \talanwm 24.

pour être assuré de lire ici exululent (les manuscrits ont exulte(ri)t) ; on peut joindre
Ovide, Ars Amat., I, 507-508 :
ista iube faciant, quorum Cybeleia mater
concinitur Phrygiis exululata modis
pour noter l'association du verbe avec les modi d'origine orientale.
23 II convient en effet de noter que Cicerón termine son exposé par le rappel de la
mesure prise par l'austère Lacédémone (illa s eu er a Lacedaemo) qui fit
les cordes d'un nombre supérieur à sept que Timothée avait placées sur sa lyre,
tout comme Horace consacre à cette évolution de la lyre une allusion dans son récit
de Y Art poétique, au v. 216
sic etiam fidibus uoees creuere s e u e r i s
où sic etiam associe étroitement ce vers sur le fidicen à ceux qui sont consacré au
(214-215).
24 Le texte est transmis par Cassiodore, Chron., éd. Mommsen, Chron. min., 2, 1894,
p. 123, à l'année 639 u.c. = 115 av. J.-C. Les manuscrits donnent talanum.
74 J. G. PRÉAUX

Mommsen 25, Hertz 2β et Pierre Boyancé 27 ont conjecturé


talarium, certes satisfaisant du point de vue de la paléographie.
Mais que sait-on du ludus talarius ? Très peu de choses sûres, et
ce peu suffit-il à justifier la mesure d'exception qui fut prise en
sa faveur 28 ? Le doute reste permis, et même pour des raisons
différentes de celles qu'allègue Waszink, pour qui ludus talarius
désignerait non pas la satura, comme le pense Boyancé, mais les
danses de style étrusque par opposition au joueur de flûte et
au chanteur, ceux-ci représentant l'apport latin à la formule la
plus ancienne du théâtre national 29.
Avant de s'interroger sur la crux du texte, dont l'élimination
ne peut être réalisée qu'en fonction de ce qu'il convient de
par ce qui précède immédiatement, sans doute serait-t-il
indiqué de noter que l'adjectif Latinum occupe une place qui le
désigne à l'attention, d'autant mieux qu'accolé à tibicinem il
désigne une formule, Latinus tibicen, dont plusieurs textes
l'importante signification dans tout contexte relatif à Yars
ludiera. C'est ainsi que Cicerón compare les manœuvres de
l'avocat à celles du joueur de flûte : transit idem iuris consultus
tibicinis L a t i ni modo30, comparaison entre les
de la scène et celles du prétoire, qui devait être goûtée
comme le prouvent Quintilien 31 et surtout Aulu-Gelle dans

25 Dans ses deux éditions du texte de Cassiodore, Mommsen a conjecturé talarium.


26 M. Hertz, De ludo talarlo siue talari (Breslau, 1873) accepte la conjecture
de Mommsen, alors que dans un article du Rheinisches Museum, N. F., 17 (1862),
p. 325 il avait conjecturé Atellanum.
27 Pierre Boyancé, A propos de la «satura» dramatique dans Revue des Études
34 (1932), surtout aux pages 21-25.
28 Ce qu'on sait se lit dans la dissertation de Hertz, à quoi il faut joindre les
de Boyancé, qui a surtout bien vu la difficulté qui réside dans le fait qu'un
genre très licencieux comme le ludus talarius aurait pu bénéficier d'une mesure
d'exception des censeurs. Boyancé défend avec talent la thèse que ces censeurs
auraient été guidés par des raisons d'ordre religieux et national, le ludus talarius
« passant pour un élément indigène et, par suite, essentiel des jeux » et désignant
primitivement dans la pompa les danseurs étrusques revêtus de la tunique talaire.
L'expression ludus talarius n'aurait eu une acception assimilant ces danseurs à des
exhibitions licencieuses que plus tard.
29 J. H. Waszink, Tradition and Personal Achievement in Early Latin Literature dans
Mnemosyne, 13 (1960), pp. 16-33.
30 Cicerón, Pro Murena, 26.
31 Quintilien, Inst. Orat., 7, 1, 51 (à propos de la technique de la quaestio).
ARS LÚDICRA 75

une page du plus grand intérêt sur l'éloquence de Gracchus


au jeu d'un planipes saltans 32. L'adjectif Latinas souligne
ici comme dans le décret des censeurs la modération et la rigueur
des traditions nationales, la fierté aussi comme celle d'un
se proclamant, en face des lyriques grecs, le premier
fidicen 33, ou comme Auguste manifestant nettement ses
préférences pour les pugilistes latins M, alors que l'adjectif
Graecus sera requis par Sénèque, dans un moment d'humeur,
pour moquer les passions d'une foule plus soucieuse de
le titre de bon flûtiste que de rechercher quel est l'homme
bon et vertueux 35. Si, par conséquent, l'expression Latinum tibi-
cinem n'est pas indifférente au début du décret des censeurs de
115 avant notre ère, parce qu'elle met en évidence tout de suite
que c'est en faveur du flûtiste latin qu'une mesure est prise,
l'on est en droit de se poser la question de savoir si la suite de
l'énoncé ne se situe pas naturellement dans les perspectives des
textes de Tite-Live et de Valère Maxime sur Yars ludiera plutôt
que dans celles des textes de Denys d'Halicarnasse sur les
étrusques, dès l'instant où seuls Tite-Live et Valère Maxime
évoquent l'existence d'un institutum des censeurs concernant les
privilèges des acteurs d'atellanes. Pour répondre à cette
deux ordres d'arguments me paraissent suffisants. Le
premier doit être donné par l'analyse des déformations dans les
manuscrits de divers textes du mot géographique et quadrisyl-
labique Atellanus : or, si les manuscrits du décret des censeurs
le déforment en talanum, les manuscrits de la Vie de Caligula
(27,8) de Suétone déforment Atellanae en tallan{i)ae, dans les
Satires Ménippées, fr. 198 B. de Varron, le tour tricas Atellanas
est transmis par les manuscrits de Nonius, qui a conservé le
texte, tricas tellanas, tandis que ceux d'Arnobe, Ada. nat., 5, 28
déforment la même expression en tellenas. On constate donc la

32 Aulu-Gelle, 1, 11, 12.


33 Horace, Epist., 1, 19, 32 ; 1, 3, 12 ; 2, 2, 143.
34 Suétone, Vie d'Auguste, 45, 2 : spectauit (se. Augustus) autem studiosissime púgiles
et m a χ i me Latinos, non legítimos atque ordinarios modo, quos etiam committere cum
Graecis solebat, sed et cateruarios oppidanos inter augustias uicorum pugnantes temeré a c
sine arte.
35 Sénèque, Epist. ad Lucilium, 76, 4 : illud quidem fartum est et ingenti studio, quis
sit pythaules bonus, iudicatur ; habet tubicen quoque Graecus et praeco concur sum...
76 J. G. PRÉAUX

chute de la syllabe initiale de l'adjectif Atellanus et la


subséquente en tellanus, tellenus, et aussi tallan(ï)us, cette
dernière graphie pouvant dégénérer en talanus. Ainsi, à ne
prendre en considération que les données de la paléographie,
rien ne plaide en faveur de ludum talarium plutôt que ludum Atel-
lanum, bien au contraire.
L'autre argument est d'autant plus lourd qu'il est fourni
par un écrivain fort soucieux de prêter au héros de son roman
des traits authentiquement puisés dans le terroir campanien,
puisqu'il s'agit de Pétrone. Au cours du repas donné par Tri-
malcion, les convives sont invités à apprécier les divertissements
qui ont la faveur du petit maître : des équilibristes sont entrés,
l'un d'eux grimpe tous les échelons d'une échelle « tout en
et en dansant» [odaria saltare), puis il passe à travers des
cercles enflammés et tient une amphore avec les dents. Ce
ravit Trimalcion, qui justifie ses goûts dans une phrase qui
est curieusement le parallèle le plus précis, au delà de l'ironie
qu'y met Pétrone, du décret des censeurs :
nom et comoedos emeram, sed malui illos Atell<ian>am faceré et choraulen
meum iussi Latine cantare 36.
N'est-ce pas la parodie d'un texte juridique ? La pointe du
passage est l'emploi du calque grec choraules au lieu de tibicen, ce
qui entraîne le passage de l'adjectif Latinus à l'adverbe Latine
portant cette fois directement sur cantare : c'est que le flûtiste,
bien que grec sans doute, est prié de respecter la tradition de
l'atellane, Latine cantare 37, où le verbe correspond au cantor du
décret. La justification, sous forme de parodie, de ce décret donne
toute sa saveur à ce passage du Festin de Trimalcion : foin des
comédies savantes, « à la grecque », vivent les farces de Campa-
nie, celles qui, sur un canevas improvisé, perpétuent les tradi-

36 Pétrone, Sat., 53, 13. A partir de la leçon du manuscrit atellam, les éditeurs
reçoivent soit Atell<an>am (Scheffer, Ernout), soit Atell<ani>am (Buegheler,
Mueller) : nouvel exemple, et combien significatif, de la fragilité de l'adjectif
Atellanus dans les manuscrits.
37 L'explication habituelle consiste à observer que Trimalcion ne connaissant
pas le grec doit bien faire chanter en latin (cf. 55, 5 et 59, 3) ! N'est-il pas plus
indiqué de reconnaître dans l'expression Latine cantare une pointe liée à la
privilégiée des acteurs d'atellanes, telle que le décret des censeurs la met en
valeur en groupant les trois éléments essentiels, le tibicen, le cantor, l'adjectif Latinus ?
ARS LÚDICRA 77

tions italiques de liberté, au rythme d'une flûte bien latine.


Trimalcion n'est-il pas le prête-nom de Pétrone, rappelant
aux contemporains d'un histrion impérial la mesure
des censeurs de 115 avant notre ère, protégeant parmi toutes
les formules en développement de Γ ars ludiera celle qui, par delà
Terence, Plaute, Naevius, Livius Andronicus, les anonymes
de la satura musicale, par delà la révélation de l'art des ludions
étrusques de 364 avant notre ère, exprimait le plus
le genre de divertissement verbal auquel allait la faveur
des paysans de l'Italie ?
De même Caton, qui communiait tant avec les traditions les
plus authentiquement paysannes de son peuple, n'a-t-il pas
greffé sur celles-ci l'injure qu'il décocha au tribun de la plèbe
Caelius, féru sans doute d'hellénisme, en le désignant par
comme un jongleur juché sur une rosse, spatiator et Jescen-
ninus, ou encore comme un « mannequin », citeria, tel ceux
qu'on voyait dans la pompa des jeux du cirque et dont les
déversés sur les badauds provoquaient l'hilarité ou l'effroi
de ceux-ci ?
Un texte trop négligé de Caton permet d'évaluer, dans une
boutade, la vigueur des traditions d'un art scénique indigène,
entées très tôt sur les Compitalia, de contrôler les renseignements
conservés par Tite-Live, Valère Maxime et Denys d'Halicar-
nasse, et puisés par eux à la science de Varron, parfois trop
de comparatisme déplacé ; le texte du censeur de 184
invite aussi à restituer avec quelque assurance au décret des
censeurs de 115 avant notre ère la valeur eminente de son
sur cette vigueur même de Yars ludiera Latina, à
fera appel, plus tard, au temps des Neronia, Pétrone, sous
le détour d'une parodie, pour prêter à son héros, sans doute
d'origine orientale, une définition, à vrai dire burlesque, de
son attachement à la patrie qui lui avait conféré la liberté.

12, Avenue Clémentine, Bruxelles 6. Jean-G. PrÉAUX.

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