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Abstract
In this article, the author raises the question of the major principles of Christian ethics. In the first part, he examines three
positions which are representative of one way of understanding them, namely : K. Barth, S. Hauerwas and P. Tillich. On
this basis, he then develops a reflexion where Christian ethics are thought out in terms of its three major axes : the
relationship with systematic theology, with Christology and human freedom, and where Christian ethics are deployed as
being lived and understood in a constant tension between reason and faith, nature and grace, creation and redemption.
Résumé
Dans cet article, l’auteur s’interroge sur les principes majeurs d’une éthique chrétienne. Dans une première partie, il
expose trois postures représentatives d’une manière de penser celle-ci, à savoir celles de K. Barth, S. Hauerwas et P.
Tillich. Sur cette base, il développe ensuite une réflexion où l’éthique chrétienne est pensée en fonction de trois axes
majeurs : son rapport à la systématique, à la christologie, et à la liberté humaine, et où l’éthique chrétienne est déployée
comme devant se vivre et se penser en tension constante entre raison et foi, nature et grâce, création et rédemption.
Gaziaux Éric. Fondements et perspectives d’une éthique chrétienne. In: Revue théologique de Louvain, 44ᵉ année, fasc.
3, 2013. pp. 329-364;
doi : 10.2143/RTL.44.3.2988834
https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2013_num_44_3_4136
Fondements et perspectives
d’une éthique chrétienne
INTRODUCTION
Quels sont les grands axes d’une éthique chrétienne? Quelle est
sa finalité? Quelle est sa spécificité par rapport à d’autres approches
et quelles sont les relations qu’elle entretient avec les autres branches
de la théologie et la réflexion philosophique? Autant de questions
qui alimentent le domaine de l’éthique chrétienne depuis nombre
d’années et qui trouvent des réponses bien diverses, allant de l’assi-
milation de l’éthique chrétienne à l’éthique humaine jusqu’à la
revendication d’une spécificité dans ses principes fondateurs et son
contenu1. Il ne s’agit pas ici de faire l’état de la question sur ce
débat, mais de partir de trois penseurs représentatifs d’une manière
différente de concevoir l’éthique chrétienne, en l’occurrence
K. Barth, S. Hauerwas, et P. Tillich, de saisir leurs lignes de force
et de les éclairer mutuellement pour envisager la possibilité d’une
promotion réciproque entre leurs conceptions. La première partie
présentera, sur base de certains écrits, leur conception de l’éthique
chrétienne, tandis que la seconde partie dégagera, sur base de cette
présentation, trois axes majeurs pour penser une éthique théologique
fondamentale.
1
Dans le champ de la théologie morale catholique, même plus de quarante ans
après, le débat entre la morale autonome et l’éthique spécifiquement chrétienne
demeure représentatif de ces questions. Le monde protestant a lui aussi connu
ce débat, ne fût-ce qu’avec les auteurs ici présentés, mais aussi avec R. Bultmann,
D. Bonhoeffer, T. Rendtorff. La question peut également être posée en d’autres
termes: que fait-on quand on fait de la théologie morale? Voir le numéro de Studia
Moralia, «What am I doing when I do Moral Theology?» (International Colloquium,
Studia Moralia Supplemento 5) Rome, Editiones Academiae Alfonsianae, 2011.
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2
Même si de nombreux développements éthiques sont présents dans la Dogma-
tique (Voir H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3: Parole de Dieu et existence humaine,
Paris, Aubier, 1957, p. 219), et que Barth lui-même a assumé des cours d’éthique (cf.
en traduction française les cours donnés à Münster et Bonn en 1930-1931: Ethique I
et II, Paris, PUF, 1998), il a souvent été considéré comme un théologien quelque peu
indifférent à l’égard de l’éthique. Les dernières années ont vu paraître quelques essais
pour briser cette image, mais l’étude précise des écrits de K. Barth concernant
l’éthique demeure encore un champ à travailler. Voir entre autres J. WEBSTER, Barth’s
Moral Theology. Human Action in Barth’s Thought, Grand Rapids, Eerdmans, 1998,
et D. MÜLLER, Karl Barth, Paris, Cerf, 2005, p. 185 et suivantes, selon qui la récep-
tion de l’éthique barthienne «constitue en soi un nouveau chantier de plus en plus
captivant et souvent occulté dans les premières lectures de Barth». Cf. pour une
présentation en parallèle de l’éthique barthienne et tillichienne, É. GAZIAUX, «Quel
type d’éthique théologique? Entre Karl Barth et Paul Tillich», dans D. ANDRONICOS,
C. EHRWEIN NIHAN et M. NEBEL (éds.), Le courage et la grâce. L’éthique à l’épreuve
des réalités humaines, Genève, Labor et Fides, 2013, p. 55-75.
3
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 219.
4
La connaissance de Dieu est indissociable de l’exigence de Dieu qui sollicite
l’homme parce que Dieu est son Dieu (D. II/2**, p. 5), et l’éthique, de ce fait, est
conçue comme partie intégrante de la dogmatique.
5
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 221.
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6
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 221. La même observation vaut pour
l’expression Parole de Dieu: «La Parole de Dieu n’est pas le texte même de la Bible,
mais l’œuvre de la grâce divine, à laquelle l’Écriture rend témoignage; elle est pro-
prement Jésus-Christ, ou en termes plus explicites, l’action que Dieu exerce à l’égard
de l’homme en Jésus-Christ», ibid.
7
«C’est pourquoi quand la dogmatique devient une éthique, il ne saurait être
question pour elle de changer de direction ou de thème: elle ne fait que manifester
au contraire sa substance éthique. Ici comme ailleurs, elle ne peut vivre d’autre chose
que de la connaissance de la Parole et de l’œuvre de Dieu, c’est-à-dire de Jésus-
Christ» (D. II/2**, p. 32).
8
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 219.
332 É. GAZIAUX
9
Même si Barth n’ignore pas l’existence d’autres éthiques, il rappelle fermement
que la grâce de Dieu a placé l’être humain sous son commandement qui est «la vérité
dont l’homme procède constamment, qu’il le sache ou non, et à laquelle il ne saurait
échapper» (D. II/2**, p. 9).
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 333
10
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 228.
11
Barth note que ce modèle conduit à penser qu’il existerait une éthique théolo-
gique qui serait seulement normative pour les croyants, parce que l’Esprit de Dieu
n’agit qu’en eux. Cette position interroge selon lui sur le risque pour la théologie de
perdre le sens de l’universel et Barth de se demander si la théologie, en considérant
comme légitime la prétention des autres éthiques à trouver un point de départ dans
la liberté, la raison, etc., croit encore en son véritable objet (D. II/2**, p. 19-20).
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12
Disciplines complémentaires, mais non équivalentes «car la morale théologique
constitue en fait le centre ou plutôt le moyeu de la roue – place qu’elle ne cèdera
jamais – tandis que la morale philosophique reste toujours, quoi qu’elle soit, dans
l’orbite de ce centre déterminant» (D. II/2**, p. 21).
13
Selon D. Müller, Barth résiste à la récupération conservatrice d’un «catholi-
cisme conservateur» et d’un «protestantisme conservateur». D’un côté, la pensée de
Barth souligne la souveraineté du commandement de Dieu fondamentalement «non
disponible» par quelque institution; de l’autre, la liberté chrétienne mise en avant par
Barth ne cesse «de correspondre de manière critique et spontanée au mouvement de
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 335
16
La notion de responsabilité ne peut être qu’une notion appartenant à l’éthique
chrétienne, car seule celle-ci «sait que l’homme possède un vis-à-vis réel et authen-
tique. Elle seule exclut complètement la possibilité que l’homme soit, en définitive
et malgré tout, un être solitaire, c’est-à-dire incapable de donner une réponse qui soit
véritable» (D. II/2**, p. 136).
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 337
23
La théologie ne serait plus alors qu’un «discours sur l’homme prononcé d’une
voix tonitruante» (K. Barth). Plus loin, Hauerwas pense que «même si la forme de
vie enseignée par le Christ se présente comme une éthique pour tous les peuples, il ne
s’ensuit pas que nous puissions savoir, en considérant la vie humaine, ce qu’une telle
éthique implique objectivement» (RP, p. 124). Hauerwas semble donc refuser une
anthropologie de base pour la théologie et l’éthique (cf. infra). Une telle éthique uni-
verselle s’élaborerait en outre indépendamment de tout contexte narratif particulier.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 339
24
Pour Hauerwas, beaucoup de théologiens catholiques pensent qu’il faut d’abord
commencer par la théologie fondamentale, pour passer ensuite à la théologie systé-
matique, avant d’aborder en finale l’éthique; ils pensent que «l’on ne peut considérer
les implications morales de ces croyances qu’une fois que celles-ci sont claires et
solidement fondées. Paradoxalement, cette manière de présenter les choses conduit
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 341
25
Les écrits pauliniens pourraient être une réfutation de la thèse de Hauerwas
qui souligne l’importance et la primauté du récit pour cette connaissance de Jésus.
Mais le théologien texan affirme que «si les lettres de Paul ne donnent pas de détails
concernant la vie de Jésus comme le font les Évangiles, en fait elles les présupposent.
De plus, le schéma paulinien de la rédemption, son eschatologie, n’est rien de
moins que l’histoire de Dieu qui rend la vie de Jésus, depuis sa naissance jusqu’à sa
résurrection, centrale pour la cohérence de ce schéma» (RP, p. 146, note 3).
26
Cf. H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 244 concernant les observations de Barth
à l’égard d’une morale casuistique. Voir D. Müller pour lequel Barth «écarte
sans ménagement l’idée même d’une éthique casuistique comme telle», dans
L’éthique protestante, p. 261.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 343
27
Hauerwas prend l’exemple de l’avortement. Parler d’avortement ne relève
pas seulement d’une description d’une série de faits, mais aussi d’une manière d’in-
terpréter le monde en lien avec les convictions d’un peuple ou d’une communauté,
p. 207. Pour certains cas, la «nécessité» de l’avortement «est trop souvent générée
par notre refus de changer suffisamment nos vies pour qu’un autre choix puisse être
envisagé» (RP, p. 215-216).Voir aussi O. O’DONNOVAN, Résurrection et expérience
morale. Esquisse d’une éthique théologique, Paris, PUF, 1992, p. 262 et suivantes.
344 É. GAZIAUX
29
La théologie apologétique est définie par Tillich comme «une théologie qui
répond». «Aux questions qu’implique la ‘situation’, elle répond par la puissance du
message éternel et en utilisant les moyens fournis par la situation qui engendre les
questions» (TS I, p. 21).
30
Le deuxième critère se formulant ainsi: «Notre préoccupation ultime est ce qui
détermine notre être ou notre non-être. Seules sont théologiques les affirmations qui
traitent de leur objet en tant qu’il peut devenir pour nous une question d’être ou de
non-être» (TS I, p. 31).
31
Plus loin, TS I, p. 36, Tillich rappellera que «si la théologie n’a pas d’autre
objet que ce qui nous préoccupe ultimement, les procédés et les résultats de la science
ne la concernent pas, et vice versa. Elle n’a aucun droit ni aucune obligation de
s’opposer à une recherche physique ou historique, sociologique ou psychologique. Le
résultat d’une telle enquête ne peut rien lui apporter d’utile ou de désastreux. Le point
346 É. GAZIAUX
33
Voir la contribution de G. VERGAUWEN, Autonomie et théonomie chez P. Tillich,
dans C. J. PINTO DE OLIVEIRA (éd.), Autonomie. Dimensions éthiques de la liberté,
– Paris, Cerf – Fribourg, Éditions universitaires, 1978, p. 200-212.
34
Voir P. TILLICH, Le fondement religieux de la morale, Paris, Le Centurion, 1971
et TS IV, p. 294 et suivantes.
348 É. GAZIAUX
35
Par exemple, la relativité historique de tous les contenus éthiques ne contredit
pas la validité inconditionnelle de l’impératif moral comme tel, parce que, pour être
valides, «tous les contenus doivent confirmer la réunion de l’être existentiel de
l’homme avec son être essentiel; ils doivent exprimer l’amour» (TS IV, p. 295).
36
Un parallèle peut être dressé entre cette position tillichienne et la notion de
sagesse pratique développée par P. Ricœur dans Soi-même comme un autre, Paris,
Seuil, 1990. De même l’articulation entre autonomie et théonomie chez P. Ricœur
n’est pas sans rappeler la réflexion tillichienne à ce propos. Voir P. RICŒUR, «Théo-
nomie et/ou autonomie», dans Archivio di Filosofia 62, 1994, p. 19-36.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 349
37
Pour le terme d’annexion, voir D. II/2**, p. 11 où pour Barth la transformation
de la notion d’éthique constitue du point de vue de l’histoire de la morale générale
«une annexion pure et simple, analogue à celle qui a eu lieu au moment où les
Israélites pénétrèrent en Palestine».
38
Pour une comparaison entre Barth et Tillich concernant le mouvement de fond
de leur pensée, voir H. ZAHRNT, Aux prises avec Dieu. La théologie protestante au
XXe siècle, Paris, Cerf, 1969.
350 É. GAZIAUX
42
E. Schockenhoff note que Barth n’est pas toujours resté fidèle à son programme
d’une «réalisation» dogmatique de l’éthique, et que pour nombre de questions
d’éthique de la vie ou de problématiques politiques, il a recours aux arguments de la
raison pratique pour fonder les conséquences normatives de la foi chrétienne, dans
Grundelegung der Ethik. Ein theologischer Entwurf, Freiburg, Herder, 2007, p. 40.
Et O’Donnovan observe que le projet de Barth ne lui a laissé «qu’une interprétation
formelle du fondement théologique de l’éthique, qui dépendait exclusivement des
exigences divines (interprétées à la manière existentialiste comme particulières et
imprévisibles), et qui représentait une base trop étroite pour porter le poids des
lourdes responsabilités propres à la délibération morale – alors même qu’il revendi-
quait pratiquement ces responsabilités et procédait même souvent à leur défense
théorique», dans Résurrection et expérience morale, p. 105. Pour D. Müller, «le
commandement absolu de Dieu pourrait être, aux antipodes de ce qu’en déduit Barth,
la source d’une immense liberté d’interprétation quant aux modalités de l’agir humain
dans sa mise en œuvre de la volonté divine», L’éthique protestante, p. 263.
43
Du côté catholique, le débat entre l’éthique spécifiquement chrétienne et la
morale autonome en est aussi une illustration.
44
Voir H. BOUILLARD, Karl Barth, p. 235-236.
352 É. GAZIAUX
45
H. BOUILLARD, Karl Barth, p. 239.
46
H. BOUILLARD, Karl Barth, p. 239.
47
H. BOUILLARD, Karl Barth, p. 240: «À ce titre, tout croyant doit en admettre
la légitimité. Et le théologien devra en reconnaître pour lui-même la nécessité».
48
Cf. P. VALADIER, La condition chrétienne. Du monde sans en être, Paris, Seuil,
2003, p. 40 et suivantes.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 353
49
Voir C. TAYLOR, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris,
Seuil, 1998, et la notion d’hyperbien qui pourrait ouvrir des pistes pour penser
l’éthique chrétienne dans notre monde pluraliste.
50
En s’inspirant librement de X. THÉVENOT, Compter sur Dieu. Études de théolo-
gie morale, Paris, Cerf, 1992, p. 55 qui observait justement que «si l’on a en principe
la morale de son exégèse biblique, on a souvent de fait l’exégèse de sa morale».
51
La «suite du Christ» est bien ce qui distingue l’éthique chrétienne d’autres
entreprises éthiques et cette référence peut jouer comme fondation d’une éthique
spécifiquement chrétienne. Cf. à ce sujet la réflexion synthétique de M. HONECKER,
Einführung in die theologische Ethik. Grundlagen und Grundbegriffe, Berlin, W. de
Gruyter, 1990, p. 145.
52
O’DONNOVAN, Résurrection et expérience morale, p. 105
53
Cf. O’DONNOVAN, Résurrection et expérience morale, p. 105. Voir aussi
W. KASPER, La théologie et l’Église, p. 303, n. 38 qui renvoie entre autres à l’essai
354 É. GAZIAUX
par Tillich, ce que Dieu dit à l’homme dans le Christ ne peut être
mesuré ni par le monde ni par l’homme. Comme son seul et unique
critère est la Parole de Dieu révélée, la Dogmatique elle-même ne
peut être que christologique. «Son objet n’est pas une vérité dont
l’homme disposerait, mais la Parole de Dieu qui, dans sa souverai-
neté, dispose de l’homme»54. Or la révélation n’exige aucunement
«que toute l’œuvre de la création soit comprimée en un schème
christologique»55.
Quant à elle, l’accentuation de Hauerwas sur la christologie repose
d’abord sur la «suivance» du Christ que doit opérer le sujet croyant
pour acquérir, au sein de la communauté, les vertus nécessaires
comme le courage et la patience caractéristiques du disciple non-
violent. Mais le mouvement de la pensée de Hauerwas le conduit à
subordonner la christologie à l’interprétation communautaire.
En d’autres termes, la référence christologique opérée par le recours
à la narrativité débouche sur la nécessité de la communauté comme
instance interprétative de l’Écriture et de l’agir de la personne, à un
point tel que sans l’Église le modèle éthico-chrétien de Hauerwas
n’est pas pensable. Ce point le distingue nettement du modèle chris-
tologique barthien et tillichien. Si chez Barth le croyant semble en
vis-à-vis direct avec l’Écriture, si chez Tillich la signification anthro-
pologique paraît être le critère pour déchiffrer la Parole Dieu, chez le
théologien texan, par contre, l’Écriture n’est plus le critère immédiat;
celui-ci réside désormais dans l’interprétation qui en est donnée par
la communauté et le sujet se retrouve soumis à la pratique commu-
nautaire de l’interprétation56. Hauerwas représente ainsi «le tribalisme
sectaire» d’une théologie narrative isolée de tout questionnement
57
P.-Y. MATERNE, Vers une herméneutique pratique du christianisme, p. 159, en
faisant référence à J. GUSTAFSON, «The Sectarian Temptation: Reflections on Theol-
ogy, Church and the University», dans J. GUSTAFSON, Moral Discernment in the
Christian Life. Essays in Theological Ethics (ed. T. A. BOER and P. E. CAPETZ),
Londres, John Knock Press, 2007, p. 147-154.
58
G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich. Une théologie moderne, Paris, Le Centu-
rion, 1968, p. 179. Voir aussi p. 180-181 avec les représentations et critiques tilli-
chiennes de la morale catholique.
59
G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich, p. 180 et 194.
60
Pour Tavard, Tillich «sépare ce que le catholicisme unit». «La morale catho-
lique affirme à la fois la suprématie de l’amour et l’origine divine de la loi morale
objective. Tillich maintient la première et méconnait la seconde» (p. 196). De plus,
selon Tavard, «il n’y a pas d’éthique véritable de l’amour qui ne soit d’abord une
éthique de la loi», G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich, p. 197.
61
G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich, p. 183.
356 É. GAZIAUX
62
G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich, p. 187.
63
Voir D. MÜLLER, L’éthique protestante, p. 123, faisant référence à G. L. BAHN-
SEN, Theonomy in Christian Ethics, Philippsburg (NJ), Presbyterian and Reformed
Publishing Company, 1984, p. 33.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 357
64
Voir TS III, p. 194 et suivantes avec les réflexions de Tillich sur «l’imitation»
du Christ. «Être semblable au Christ signifie participer pleinement à l’Être Nouveau
présent en lui. En ce sens, le Christ est la loi nouvelle, ce qui implicitement exige
qu’on se conforme à lui. Mais, si on y voit le commandement d’imiter le Christ, on
n’évite pas des conséquences erronées» (p. 196).
65
Voir les affirmations de Barth sur la suite du Christ en D. II/2**, p. 63 et sui-
vantes: il faut d’abord comprendre «ce que veut dire suivre Jésus, pour discerner
ensuite et par là même le sens» des diverses exigences (comme tout quitter, aimer
ses ennemis, etc.) et ne pas la confondre avec des «consignes générales» centrées,
par exemple, sur l’ascèse, la fuite du monde, etc.
66
Hauerwas ne confond pas non plus suivance et imitation (Nachahmung) d’un
modèle, car la suivance est considérée comme mise en œuvre de la foi en vue du
Royaume de Dieu.
67
M. HONECKER, Einführung in die theologische Ethik, p. 147.
358 É. GAZIAUX
68
W. G. JEANROND, art. «Caractère», dans J.-Y. LACOSTE, Dictionnaire critique
de théologie, Paris, PUF, 1998, p. 243.
69
Cette impression est accentuée par la subordination de l’individu à la commu-
nauté, la primauté interprétative de celle-ci, la place seconde de la liberté par rapport
aux vertus, l’accentuation pratique de la théologie au détriment d’une réflexion
critique. Voir par exemple la contribution de F. DERMANGE, «Trouver son identité
à travers la vertu», dans D. MÜLLER, M. SHERWIN, N. MAILLARD, C. TITUS (éd.), Sujet
moral et communauté, Fribourg, Academic Press, 2007, p. 233-257.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 359
70
Voir J. WEBSTER, Barth’s Moral Theology. Human Action in Barth’s Thought,
p. 104.
71
Ch. TAYLOR, Hegel et la société moderne, Paris, Cerf, 1998, p. 155.
360 É. GAZIAUX
72
Voir N. BIGGAR, The Hastening that Waits. Karl Barth’s Ethics, Oxford, Oxford
University Press, 1993, p. 5 qui trouve que la notion barthienne de liberté est plus
apparente que réelle. O’Donnovan note judicieusement que Hauerwas propose moins
«une répudiation de la création de l’homme par soi-même qu’une version raffinée de
cette thèse» (dans Résurrection et expérience morale, p. 16).
73
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 233.
74
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 233.
75
Voir P. TILLICH, Le Fondement religieux de la morale.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 361
taire de la praxis vertueuse. Dès lors, les autres éthiques sont, sans le
dire, disqualifiées. Il est assez évocateur que, pour asseoir sa position,
Hauerwas se montre un critique virulent, non seulement des théolo-
giens défendant une autonomie de la morale en contexte chrétien mais
aussi des tenants de la loi naturelle. Ces deux postures critiquées par
Hauerwas prônent une morale rationnelle qui soit compréhensible
par tout être de raison et s’adresse à un auditoire plus large que la
communauté chrétienne qui, par ailleurs, n’est guère définie par le
théologien texan. Par rapport à ce rétrécissement communautaire,
l’unique éthique de Tillich, philosophique, signe bien le refus pour lui
d’une «schizophrénie» de la vérité, d’une tradition hétéronome
qui s’imposerait au mouvement de réalisation de l’être humain, et
souligne encore une fois sa volonté d’articuler son projet théologique
à la culture ambiante.
Ainsi, dans leur volonté de présenter une éthique théologique ou
chrétienne «forte», ou «spécifique», Barth et Hauerwas négligent
la fondation anthropologique nécessaire à tout discours éthique, a
fortiori s’il est théologique. En outre, comment penser le dynamisme
même de la révélation et de l’Alliance sans une réelle consistance
humaine et prise en compte de la liberté humaine, même si théolo-
giquement celle-ci est intimement unie à la volonté créatrice et
rédemptrice de Dieu? Tout comme la christologie, l’éthique ne peut
se passer d’une réflexion anthropologique forte.
Certes, au nom de la foi, Barth peut affirmer que la question du Bien
a déjà été tranchée, une fois pour toutes, et donc que la liberté n’est
pas «épistémologiquement» première. Cette conviction se durcit chez
Hauerwas par la perte de la puissance dialectique barthienne qui res-
taurait ce qu’elle condamnait, puisque la question éthique manifestait
le péché mais aussi et surtout la grâce. Mais même en s’accordant sur
ce principe fondamental, Barth reconnaît-il pleinement l’autonomie
humaine et n’accorde-t-il pas à la grâce ce qu’il conviendrait d’attri-
buer à la nature? Hauerwas paraît briser la dialectique barthienne en
accentuant la violence de ce monde et le péché présent dans la créa-
tion, pour relever la nécessité de la conversion et la particularité de
communautés porteuses de la promesse de paix. Si la dialectique bar-
thienne conservait une visée d’universalité, la posture de Hauerwas
réduit cette dialectique au cercle de la particularité et du témoignage
convictionnel au milieu d’autres éthiques, sans réellement établir un
rapport critique avec elles. Ce rétrécissement s’accompagne ainsi
362 É. GAZIAUX
76
Voir P. RICŒUR, «Théonomie et/ou autonomie».
77
D. MÜLLER, L’éthique protestante, p. 126: «C’est pourquoi, en éthique appli-
quée, nous ne saurions nous contenter de cadrer le vécu dans un réseau conceptuel,
si satisfaisant soit-il: nous devons toujours tenir compte également de la résonance
expérientielle de la transcendance faisant brèche dans l’existence singulière des per-
sonnes». La problématique de l’avortement pourrait être ici évoquée pour montrer
les possibles et réelles différences entre les trois auteurs sur base de leur développe-
ment théologique fondamental.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 363
CONCLUSION
78
Voir H. ZAHRNT, Aux prises avec Dieu, p. 458; «Tandis que Barth regarde en
haut vers le ciel et observe le jeu éternel de la Trinité, Tillich regarde vers le bas dans
la profondeur de la réalité et il est captivé par le jeu perpétuellement changeant de
l’histoire; et tandis que Barth s’est efforcé durant toute sa vie de sauvegarder
l’identité, la pureté et l’immutabilité du message chrétien, l’effort de Tillich porte dès
le début sur la variabilité, il ne tend certes pas à modifier ce message, mais à lui
donner une interprétation nouvelle et à la traduire dans la situation transformée de
notre époque et de notre monde», dans H. ZAHRNT, Aux prises avec Dieu, p. 403-404.
364 É. GAZIAUX
Résumé – Dans cet article, l’auteur s’interroge sur les principes majeurs
d’une éthique chrétienne. Dans une première partie, il expose trois postures
représentatives d’une manière de penser celle-ci, à savoir celles de K. Barth,
S. Hauerwas et P. Tillich. Sur cette base, il développe ensuite une réflexion
où l’éthique chrétienne est pensée en fonction de trois axes majeurs: son
rapport à la systématique, à la christologie, et à la liberté humaine, et où
l’éthique chrétienne est déployée comme devant se vivre et se penser en
tension constante entre raison et foi, nature et grâce, création et rédemption.
Summary – In this article, the author raises the question of the major
principles of Christian ethics. In the first part, he examines three positions
which are representative of one way of understanding them, namely:
K. Barth, S. Hauerwas and P. Tillich. On this basis, he then develops a
reflexion where Christian ethics are thought out in terms of its three major
axes: the relationship with systematic theology, with Christology and
human freedom, and where Christian ethics are deployed as being lived
and understood in a constant tension between reason and faith, nature and
grace, creation and redemption.