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Revue théologique de Louvain

Fondements et perspectives d’une éthique chrétienne


Éric Gaziaux

Abstract
In this article, the author raises the question of the major principles of Christian ethics. In the first part, he examines three
positions which are representative of one way of understanding them, namely : K. Barth, S. Hauerwas and P. Tillich. On
this basis, he then develops a reflexion where Christian ethics are thought out in terms of its three major axes : the
relationship with systematic theology, with Christology and human freedom, and where Christian ethics are deployed as
being lived and understood in a constant tension between reason and faith, nature and grace, creation and redemption.

Résumé
Dans cet article, l’auteur s’interroge sur les principes majeurs d’une éthique chrétienne. Dans une première partie, il
expose trois postures représentatives d’une manière de penser celle-ci, à savoir celles de K. Barth, S. Hauerwas et P.
Tillich. Sur cette base, il développe ensuite une réflexion où l’éthique chrétienne est pensée en fonction de trois axes
majeurs : son rapport à la systématique, à la christologie, et à la liberté humaine, et où l’éthique chrétienne est déployée
comme devant se vivre et se penser en tension constante entre raison et foi, nature et grâce, création et rédemption.

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Gaziaux Éric. Fondements et perspectives d’une éthique chrétienne. In: Revue théologique de Louvain, 44ᵉ année, fasc.
3, 2013. pp. 329-364;

doi : 10.2143/RTL.44.3.2988834

https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2013_num_44_3_4136

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doi: 10.2143/RTL.44.3.2988834
Revue théologique de Louvain, 44, 2013, 329-364.
É. GAZIAUX

Fondements et perspectives
d’une éthique chrétienne

INTRODUCTION

Quels sont les grands axes d’une éthique chrétienne? Quelle est
sa finalité? Quelle est sa spécificité par rapport à d’autres approches
et quelles sont les relations qu’elle entretient avec les autres branches
de la théologie et la réflexion philosophique? Autant de questions
qui alimentent le domaine de l’éthique chrétienne depuis nombre
d’années et qui trouvent des réponses bien diverses, allant de l’assi-
milation de l’éthique chrétienne à l’éthique humaine jusqu’à la
revendication d’une spécificité dans ses principes fondateurs et son
contenu1. Il ne s’agit pas ici de faire l’état de la question sur ce
débat, mais de partir de trois penseurs représentatifs d’une manière
différente de concevoir l’éthique chrétienne, en l’occurrence
K. Barth, S. Hauerwas, et P. Tillich, de saisir leurs lignes de force
et de les éclairer mutuellement pour envisager la possibilité d’une
promotion réciproque entre leurs conceptions. La première partie
présentera, sur base de certains écrits, leur conception de l’éthique
chrétienne, tandis que la seconde partie dégagera, sur base de cette
présentation, trois axes majeurs pour penser une éthique théologique
fondamentale.

1
Dans le champ de la théologie morale catholique, même plus de quarante ans
après, le débat entre la morale autonome et l’éthique spécifiquement chrétienne
demeure représentatif de ces questions. Le monde protestant a lui aussi connu
ce débat, ne fût-ce qu’avec les auteurs ici présentés, mais aussi avec R. Bultmann,
D. Bonhoeffer, T. Rendtorff. La question peut également être posée en d’autres
termes: que fait-on quand on fait de la théologie morale? Voir le numéro de Studia
Moralia, «What am I doing when I do Moral Theology?» (International Colloquium,
Studia Moralia Supplemento 5) Rome, Editiones Academiae Alfonsianae, 2011.
330 É. GAZIAUX

I. TROIS POSTURES THÉOLOGIQUES CONCERNANT L’ÉTHIQUE


CHRÉTIENNE

1. La conception barthienne ou l’éthique théologique comme la seule


véritable éthique
Dans dernier volume de la doctrine de la création de la Dogmatique
(désormais cité D. II/2**), K. Barth expose et développe le comman-
dement de Dieu comme fondement de l’éthique. Il y déploie un para-
digme d’éthique chrétienne spécifique qui se veut intimement uni à la
dogmatique (ou à la connaissance de Dieu) et qui ne tire même son
contenu que de la référence qu’il entretient à la Parole de Dieu2.
Pour le théologien suisse, l’éthique doit être étudiée en lien étroit
avec la Dogmatique, voire «même à l’intérieur» de celle-ci3. L’éthique
est en effet envisagée comme l’une des tâches de la doctrine de Dieu
et Barth la définit comme la doctrine du commandement de Dieu4.
Celui-ci «n’est pas l’énoncé d’une règle générale ni d’un ensemble de
règles générales, mais l’exigence, à la fois concrète et globale,
de Dieu à l’égard de l’homme»5. Dans ce cadre, l’éthique se doit d’ex-
poser la loi «comme la forme de l’Évangile, c’est-à-dire comme la
sanctification dont l’homme est l’objet de la part du Dieu qui l’élit»
(D. II/2**, p. 1). L’Évangile ne désigne pas ici «(au moins directe-

2
Même si de nombreux développements éthiques sont présents dans la Dogma-
tique (Voir H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3: Parole de Dieu et existence humaine,
Paris, Aubier, 1957, p. 219), et que Barth lui-même a assumé des cours d’éthique (cf.
en traduction française les cours donnés à Münster et Bonn en 1930-1931: Ethique I
et II, Paris, PUF, 1998), il a souvent été considéré comme un théologien quelque peu
indifférent à l’égard de l’éthique. Les dernières années ont vu paraître quelques essais
pour briser cette image, mais l’étude précise des écrits de K. Barth concernant
l’éthique demeure encore un champ à travailler. Voir entre autres J. WEBSTER, Barth’s
Moral Theology. Human Action in Barth’s Thought, Grand Rapids, Eerdmans, 1998,
et D. MÜLLER, Karl Barth, Paris, Cerf, 2005, p. 185 et suivantes, selon qui la récep-
tion de l’éthique barthienne «constitue en soi un nouveau chantier de plus en plus
captivant et souvent occulté dans les premières lectures de Barth». Cf. pour une
présentation en parallèle de l’éthique barthienne et tillichienne, É. GAZIAUX, «Quel
type d’éthique théologique? Entre Karl Barth et Paul Tillich», dans D. ANDRONICOS,
C. EHRWEIN NIHAN et M. NEBEL (éds.), Le courage et la grâce. L’éthique à l’épreuve
des réalités humaines, Genève, Labor et Fides, 2013, p. 55-75.
3
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 219.
4
La connaissance de Dieu est indissociable de l’exigence de Dieu qui sollicite
l’homme parce que Dieu est son Dieu (D. II/2**, p. 5), et l’éthique, de ce fait, est
conçue comme partie intégrante de la dogmatique.
5
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 221.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 331

ment) le message de Jésus, mais l’œuvre de la grâce divine, éternelle-


ment fondée dans l’élection de Jésus-Christ et réalisée temporellement
dans sa mort et sa résurrection. Cette œuvre est l’alliance de Dieu
avec l’homme»6.
Enracinée dans la connaissance de Jésus-Christ, l’éthique «a comme
fonction d’attester dès le principe la grâce de Dieu, dans la mesure
où cette grâce lie et oblige l’homme pour son salut» (D. II/2**, p. 1).
Dès lors, l’éthique doit se confronter à la question suivante, qui est
pour Barth la question fondamentale pour une éthique théologique:
si l’élection constitue la détermination de l’homme, «il s’agit de savoir
en quoi consiste l’autodétermination humaine qui correspond à cette
détermination divine» (D. II/2**, p. 3), la détermination divine de
l’homme n’excluant pas l’autodétermination humaine. L’être humain
est tenu de répondre à la décision de Dieu par une décision analogue
et, comme partenaire de l’alliance, doit se comporter conformément à
ce que Dieu a fait pour lui.
Pour Barth, «la dogmatique de l’Église chrétienne elle-même et,
principalement, la doctrine chrétienne de Dieu sont une éthique, soit
une réponse à la question éthique, parce qu’elles posent d’une manière
éminemment critique le problème du bien, au sein et au-dessus de
toutes les formes du bien qui prétendent régler les actions humaines»
(D. II/2**, p. 8)7. Cette réponse constitue le point de départ de la
réflexion barthienne qui considère que la grâce «est la réponse au
problème moral, en ce sens qu’elle sanctifie l’homme, le revendique
pour Dieu, le place sous son ordre (…) elle l’invite à obéir au
commandement de Dieu, qui devient par elle un jugement sur
son passé et une exigence pour son comportement à venir» (D. II/2**,
p. 8). De même que «la grâce du Christ est l’unique source de notre
connaissance de Dieu, elle constitue le seul fondement de la morale»8.

6
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 221. La même observation vaut pour
l’expression Parole de Dieu: «La Parole de Dieu n’est pas le texte même de la Bible,
mais l’œuvre de la grâce divine, à laquelle l’Écriture rend témoignage; elle est pro-
prement Jésus-Christ, ou en termes plus explicites, l’action que Dieu exerce à l’égard
de l’homme en Jésus-Christ», ibid.
7
«C’est pourquoi quand la dogmatique devient une éthique, il ne saurait être
question pour elle de changer de direction ou de thème: elle ne fait que manifester
au contraire sa substance éthique. Ici comme ailleurs, elle ne peut vivre d’autre chose
que de la connaissance de la Parole et de l’œuvre de Dieu, c’est-à-dire de Jésus-
Christ» (D. II/2**, p. 32).
8
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 219.
332 É. GAZIAUX

La tâche éthique qui incombe à la doctrine chrétienne de Dieu est


d’attester cette réponse donnée par la grâce et «le problème moral en
lui-même, tel qu’il est conçu dans le cadre de l’éthique générale, ne
saurait donc être ici notre affaire» (D. II/2**, p. 8)9. L’éthique ne
pouvant même jouer le rôle qui lui revient «que là où il ne lui est pas
permis d’exister pour elle-même, comme c’est le cas dans la Bible»
(D. II/2**, p. 57).
En outre, pour Barth, les diverses éthiques humaines sont dans le
prolongement de la chute et du péché, la notion d’éthique coïncidant
même avec celle du péché (D. II/2**, p. 11). En effet, la créature
humaine connaît la possibilité de pécher, c’est-à-dire de vouloir être
comme Dieu, pour connaître par elle-même (comme Dieu) le bien et
le mal, et donner ainsi par elle-même la réponse à cette question.
«Par conséquent s’il y a une ‘éthique’ ou plutôt toutes sortes
d’éthiques, c’est à la suite et dans le prolongement de la chute:
il s’agit de tentatives faites par l’homme pour répondre à la question
qui ne peut être résolue que par la grâce de Dieu, puisque c’est
elle qui la pose afin que l’homme lui-même en soit la réponse»
(D. II/2**, p. 9).
Mais si la grâce de Dieu s’oppose aux diverses éthiques humaines,
si elle leur dit «non», elle leur adresse aussi un «oui» «puisque c’est
en répondant elle-même au problème éthique qu’elle contredit,
surmonte et assume toutes les réponses humaines à ce problème»
(D. II/2**, p. 10). Elle les surmonte en révélant en Jésus-Christ la
véritable image de l’homme, modèle sur lequel Adam fut créé mais
qu’il n’a plus pu refléter «dès l’instant où il a péché, où il est devenu
‘éthicien’» (D. II/2**, p. 10). L’existence d’une notion générale de
l’éthique, dans la mesure où celle-ci implique une réponse purement
humaine à la question du bien, corrobore «le fait que l’homme entend
se soustraire à la grâce de Dieu qui, après avoir posé cette question
du bien, l’a aussi résolue à l’avance» (D. II/2**, p. 11). Par voie
de conséquence, la notion d’éthique coïncide avec celle du péché
(D. II/2**, p. 11).

9
Même si Barth n’ignore pas l’existence d’autres éthiques, il rappelle fermement
que la grâce de Dieu a placé l’être humain sous son commandement qui est «la vérité
dont l’homme procède constamment, qu’il le sache ou non, et à laquelle il ne saurait
échapper» (D. II/2**, p. 9).
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 333

Mais, pour Barth, par la grâce de Dieu, Jésus-Christ est la réponse


à la question éthique posée elle-même par cette grâce. La notion
d’éthique ne renvoie plus dès lors à un être humain considéré comme
étant à la croisée des chemins, hésitant entre les choix à faire comme
s’il était encore libre d’opter pour une réponse qui lui paraît correcte.
La décision de Dieu rend illégitime le choix de l’homme. Il ne peut
donc y avoir de compromis entre l’éthique au sens général ou ordinaire
du mot et la doctrine du commandement de Dieu développée par la
dogmatique sur laquelle s’appuie l’éthique. L’éthique théologique
s’affirme comme la négation de l’éthique commune10 et Barth rejette
de ce fait toute recherche autonome de la connaissance du bien et
du mal (D. II/2**, p. 29).
Pareille conception de l’éthique théologique entraîne des consé-
quences pour les relations à envisager entre l’éthique chrétienne, seule
valable, et les autres éthiques. En effet, quels que puissent être leurs
rapports réciproques, l’éthique chrétienne ne peut pas être validée à
partir de l’éthique dite générale. Il est exclu de vouloir rattacher
l’éthique chrétienne à l’éthique en général, ou bien de prétendre déve-
lopper, prolonger et enrichir l’éthique générale par l’éthique théolo-
gique. La position de Barth est nette, car, tout en reconnaissant l’im-
portance de la question éthique, par la transformation qu’il lui fait
subir, «il n’est plus question ici de discuter sur le même plan avec
d’autres partenaires; le dernier mot a été prononcé dès le début, et
l’éthique chrétienne ne fait que l’attester. Nous sommes parvenus au
point où la discussion ne saurait se prolonger et à partir duquel les
esprits ne peuvent que se séparer» (D. II/2**, p. 12). Barth écarte
alors trois tentations caractéristiques de certaines entreprises théolo-
giques: la première se décline sous le modèle de la synthèse (ou de
l’apologétique, c’est la posture de Schleiermacher), la deuxième fait
référence à un effort de différenciation, voire de séparation, entre les
deux11, tandis que la troisième, en l’occurrence la posture de la morale
catholique romaine, se caractérise par l’établissement d’une harmonie

10
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 228.
11
Barth note que ce modèle conduit à penser qu’il existerait une éthique théolo-
gique qui serait seulement normative pour les croyants, parce que l’Esprit de Dieu
n’agit qu’en eux. Cette position interroge selon lui sur le risque pour la théologie de
perdre le sens de l’universel et Barth de se demander si la théologie, en considérant
comme légitime la prétention des autres éthiques à trouver un point de départ dans
la liberté, la raison, etc., croit encore en son véritable objet (D. II/2**, p. 19-20).
334 É. GAZIAUX

entre philosophie morale et théologie morale et par la reconnaissance


de la morale naturelle comme le partenaire de la morale théologique12.
S’efforçant d’attester la décision objective de Dieu en Jésus-Christ,
l’éthique théologique ne peut envisager l’être humain et la probléma-
tique éthique qu’à partir de la réalité du commandement de Dieu.
Le bien est dans le commandement de Dieu et l’être humain ne peut
pas le «choisir», sinon il ne serait plus le bien. La pensée théologique
n’a donc pas «le droit de vagabonder sur le terrain d’autres possibi-
lités» (D. II/2**, p. 30) que celle de la réalité du commandement de
Dieu. L’éthique théologique se voit circonscrite comme une explica-
tion et une attestation de la Parole de Dieu: elle ne peut pas se trans-
former en une description de l’homme chrétien tel qu’il est ou devrait
être, ou bien se contenter d’élaborer un exposé empirique ou idéaliste
de la vie chrétienne.
Si, en Jésus-Christ, l’homme reçoit l’Évangile qui justifie, il reçoit
aussi la loi «vraiment contraignante, qui se distingue par là de toutes
celles que nous pourrions inventer ou imaginer nous-mêmes»
(D. II/2**, p. 32). L’éthique théologique doit s’en tenir à cette loi: elle
est une éthique de la grâce ou bien elle n’est pas. «Par conséquent,
‘devenir obéissant’, ‘bien agir’, ‘faire le bien’ ne peut signifier qu’une
chose: obéir à la révélation de la grâce divine, vivre comme un homme
qui, en Jésus-Christ, a été l’objet de cette grâce» (D. II/2**, p. 32).
Dans cette perspective, la réponse théologique à la question éthique
considère d’emblée l’homme comme un «être interpellé par Dieu, de
sorte que, pour distinguer le bien dans ses actes, elle ne peut que se
détourner de lui et renvoyer à la Parole de Dieu, à Dieu lui-même»
(D. II/2**, p. 40). C’est à partir de ce commandement de Dieu comme
réalité dynamique que l’éthique théologique tente de répondre à la
question morale et la théorie éthique peut se définir dès lors comme
«la théorie de la pratique du commandement de Dieu» (D. II/2**,
p. 42)13. La méthode préconisée par Barth consiste à revenir sans

12
Disciplines complémentaires, mais non équivalentes «car la morale théologique
constitue en fait le centre ou plutôt le moyeu de la roue – place qu’elle ne cèdera
jamais – tandis que la morale philosophique reste toujours, quoi qu’elle soit, dans
l’orbite de ce centre déterminant» (D. II/2**, p. 21).
13
Selon D. Müller, Barth résiste à la récupération conservatrice d’un «catholi-
cisme conservateur» et d’un «protestantisme conservateur». D’un côté, la pensée de
Barth souligne la souveraineté du commandement de Dieu fondamentalement «non
disponible» par quelque institution; de l’autre, la liberté chrétienne mise en avant par
Barth ne cesse «de correspondre de manière critique et spontanée au mouvement de
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 335

cesse au commandement de Dieu et de partir de lui comme une réalité


souveraine qui se décline comme événement sous le triple aspect de
la création, de la réconciliation, de la rédemption, pour exposer la loi
de Dieu comme contraignante et normative et pour y découvrir Dieu
comme le fondement réel de l’éthique. Barth précise que cette posture
ne peut pas conduire à caractériser l’éthique chrétienne par la théono-
mie14, «c’est-à-dire le fait que cette éthique considère que l’exigence
du bien est identique au commandement de Dieu» (D. II/2**, p. 58)15.
D’autres éthiques se réclament de Dieu en ce sens, mais ce qui est
propre à l’éthique chrétienne et constitue son avantage, se concentre
sur «le nom de Jésus-Christ, qui lui permet de définir le fondement
et le bien-fondé de l’exigence divine. Elle ne saurait faire preuve de
trop de vigilance pour conserver cet avantage» (D. II/2**, p. 58-59).
En exigeant que l’homme se conforme à sa grâce, Dieu lui demande
simplement d’acquiescer à son faire miséricordieux, ce qui signifie
trois choses: abandonner toute cette hostilité qui le dresse contre
l’action de Dieu, ensuite laisser de côté toute indifférence, toute neu-
tralité vis-à-vis de ce que Dieu fait, enfin renoncer à toute supériorité
et à tout arbitraire vis-à-vis de l’action de Dieu (D. II/2**, p. 72-73).
Ce commandement, même s’il opère comme les autres commande-
ments, placera toujours l’être humain dans un climat de liberté et
brisera les cadres de la contrainte: «Fais ceci! – non parce qu’une
voix extérieure ou intérieure l’exige – ni parce qu’il doit en être ainsi,
en raison d’une nécessité naturelle, humaine, universelle, mais parce
qu’ainsi tu pourras de nouveau vivre de ma grâce!» (D. II/2**, p. 80).
D’un point de vue éthique, la position développée par Barth montre
qu’en dehors de la foi, l’homme est condamné à tomber soit dans le
légalisme (un devoir qui n’est pas un pouvoir ou une permission) soit
dans l’antinomisme (un pouvoir ou une permission qui n’est pas un
devoir). La nature spirituelle qui fait cette unité entre devoir et pou-
voir tient à l’accomplissement opéré en Jésus-Christ car l’Esprit de

Dieu dans l’histoire», D. MÜLLER, L’éthique protestante dans la crise de la moder-


nité. Généalogie, critique, reconstruction, Paris, Cerf - Genève, Labor et Fides, 1999,
p. 262.
14
On voit la méfiance de Barth par rapport à ce terme, au contraire d’un Tillich,
cf. infra.
15
Voir aussi l’étude de J. MACKEN, The Autonomy Theme in Karl Barth’s Church
Dogmatics and in Current Barth Criticism, Dissertation doctorale présentée à la
Faculté de théologie catholique de Tübingen, 1984, p. 59.
336 É. GAZIAUX

Jésus-Christ est «la puissance qui pousse les enfants de Dieu à la


liberté, et la liberté est elle-même la véritable obéissance» (D. II/2**,
p. 98). La personne de Jésus-Christ est en effet appréhendée comme
la forme de l’exigence divine, tout comme elle en est le fondement et
le contenu. Loin de déresponsabiliser l’être humain, cette conception
le pousse à se demander, à chaque pas, ce qu’il faut faire et à répondre
à cette question, non en anticipant sur le jugement de Dieu, mais en
se montrant prêt à l’accueillir sans conditions. La responsabilité
humaine s’inscrit dès lors entre l’orgueil, érigeant l’homme en juge
de son vouloir et de son agir, et la fausse humilité, qui consisterait à
ne pas se soucier du jugement de Dieu, puisque l’homme ne pourrait
rien y changer. Entre ces deux extrêmes se dessine une troisième
possibilité: «l’attitude de responsabilité propre à celui qui sait que
Dieu seul est son juge et qui, pour cette raison même, a tout lieu
de s’en souvenir dans l’ensemble de son vouloir et de son faire, et de
se préparer à affronter le contrôle de ce juge sur l’examen auquel il
se soumet lui-même» (D. II/2**, p. 130).
La notion de responsabilité décrit de manière rigoureuse la situation
de l’homme face à la décision divine souveraine16. Les moindres faits
et gestes, pensées et souhaits de l’être humain se produisent en per-
manence en relation avec la norme qui se trouve placée devant lui et
au-dessus de lui dans le commandement de Dieu. Ils sont sans cesse
mis en question à propos de leur conformité à cette norme. De nou-
veau apparaît ici cette conviction barthienne fondamentale, que le
théologien suisse répète: l’homme ne s’appartient pas. Il n’existe pas
dans le vide et il n’est pas laissé à lui-même ni livré à l’arbitraire d’un
quelconque pouvoir. L’être humain, qu’il en prenne conscience ou
non, est fondamentalement lié à Dieu, confronté à lui, subordonné à
sa volonté, à sa Parole et à son commandement. Il se définit par un
destin précis car son existence doit être réalisée comme partenaire
de l’alliance de Dieu. En tant que et parce qu’il est homme, il est
«objectivement mesuré à cette destination et objectivement appelé à
rendre compte de son accomplissement. Telle est sa responsabilité»
(D. II/2**, p. 135).

16
La notion de responsabilité ne peut être qu’une notion appartenant à l’éthique
chrétienne, car seule celle-ci «sait que l’homme possède un vis-à-vis réel et authen-
tique. Elle seule exclut complètement la possibilité que l’homme soit, en définitive
et malgré tout, un être solitaire, c’est-à-dire incapable de donner une réponse qui soit
véritable» (D. II/2**, p. 136).
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 337

2. La conception de Stanley Hauerwas ou l’idéal d’une éthique chré-


tienne communautaire
Même s’il fut critique envers K. Barth17, S. Hauerwas témoigne
actuellement d’une «adhésion inconditionnelle» envers le théologien
suisse, adhésion l’inclinant même, selon certains auteurs, vers
«un conservatisme théologique»18. Sa théologie éthique se fonde
principalement sur la catégorie du témoignage et de l’importance
de la communauté et des vertus pour la constitution d’une éthique
spécifiquement chrétienne19. Il se fait le témoin d’une lecture
barthienne qui prétend que «la théologie et l’éthique de Barth ne
vivent que du témoignage qu’elles rendent à la révélation de Dieu»20.
Son ouvrage traduit en français sous le titre le Royaume de paix.
Une initiation à l’éthique chrétienne (désormais abrégé RP) est le plus
à même, selon l’auteur, de «faire découvrir les bases de son projet
d’une éthique narrative et confessante, enracinée dans la dimension
communautaire»21. Prenant le contre-pied d’une éthique moderne
centrée sur la rationalité et l’universalité, il souhaite retisser les liens
entre la religion et l’éthique, la foi et la morale, que l’éthique moderne,
même théologique, a laissés selon lui dans l’ombre. Afin de discerner
la nature et la méthode de l’éthique chrétienne, il ne convient pas,
affirme-t-il, de s’interroger d’abord sur les liens entre théologie
et éthique, car ce faisant «on a déjà fait une erreur» puisque «les
convictions chrétiennes sont, par nature, destinées à former et illumi-
ner nos vies» (RP, p. 26). Il s’agit de construire une éthique sur des
convictions chrétiennes fondamentales qui «font, ou devraient faire,
une différence» (RP, p. 33)22.
À la suite de MacIntyre, Hauerwas prétend que la tentative
d’élaborer des normes universelles indépendantes de tout contexte,
renvoie à une conception radicalement erronée de l’éthique, et
17
S. HAUERWAS, Character and the Christian Life. A Study in Theological Ethics,
Notre Dame – Londres, University of Notre Dame Press, 1994, p. 140.
18
D. MÜLLER, Karl Barth, p. 224.
19
Voir à cet égard l’étude au titre révélateur de K. KLOTHER, Charakter – Tugend
– Gemeinshaft. Grundlegung christlicher Ethik bei Stanley Hauerwas, Fribourg, Aca-
demic Press, 2010.
20
D. MÜLLER, Karl Barth, p. 226.
21
S. HAUERWAS, Le Royaume de paix. Une initiation à l’éthique chrétienne, Paris,
Bayard, 2006, p. 9.
22
À la différence selon Hauerwas de ce qu’il avait fait dans son étude Character
and the Christian Life dont le thème central était la sanctification.
338 É. GAZIAUX

particulièrement de l’éthique pratiquée dans un contexte chrétien


(RP, p. 41). L’éthique moderne, qui se concentre sur les dilemmes
moraux, voile le fait que ceux-ci n’ont de sens «qu’à la lumière
des convictions qui nous révèlent à nous-mêmes» (RP, p. 43-44).
À la conception moderne de la liberté comprise comme capacité de
l’être humain de se désengager, Hauerwas oppose une conception
de l’existence centrée sur les vertus qui permettraient précisément
d’assumer notre propre histoire. L’accentuation moderne sur la liberté
réside, selon lui, en un effort pour éviter notre propre histoire qui
engendre un manque d’autonomie et empêche d’affirmer que notre
vie est bien nôtre, nous appartient. La personne vertueuse n’est pas
celle qui se trouve face à des situations la contraignant à faire un
choix ou à se déterminer. Non, c’est plutôt elle qui définit la situation
«en s’efforçant de la comprendre moins comme une ‘situation’ que
comme un événement inclus dans un récit orienté vers un but.
C’est le caractère qui détermine les circonstances, même quand celles-
ci nous sont imposées, parce que notre activité morale dépend préci-
sément de notre capacité d’interpréter nos actions dans le contexte
d’une histoire» (RP, p. 49).
La conception moderne de la liberté prônant un sujet «désengagé»
et cherchant un jugement moral universel et abstrait rend secondaires
les convictions religieuses en ce qui concerne la morale (RP, p. 54)
et conforte la thèse de l’inutilité de la religion. Le christianisme a
accepté de n’être qu’une religion parmi d’autres, observe Hauerwas,
et la religion chrétienne s’est vue réduite «à n’être qu’une inter-
prétation du besoin qu’a l’humanité d’un sens, ou à n’être qu’une
proposition anthropologique suggestive» (RP, p. 56). La théologie
actuelle n’est-elle pas «devenue particulièrement habile à commencer
et à s’arrêter là» (RP, p. 57) se demande le théologien texan.
L’anthropologisation guette la théologie chrétienne, comme le montre
«une affirmation de l’humanisme prédominant, au nom de la religion»
(RP, p. 57)23. Même si le royaume inauguré par le Christ peut répondre
à nos aspirations profondes, il convient de ne pas banaliser ce propos

23
La théologie ne serait plus alors qu’un «discours sur l’homme prononcé d’une
voix tonitruante» (K. Barth). Plus loin, Hauerwas pense que «même si la forme de
vie enseignée par le Christ se présente comme une éthique pour tous les peuples, il ne
s’ensuit pas que nous puissions savoir, en considérant la vie humaine, ce qu’une telle
éthique implique objectivement» (RP, p. 124). Hauerwas semble donc refuser une
anthropologie de base pour la théologie et l’éthique (cf. infra). Une telle éthique uni-
verselle s’élaborerait en outre indépendamment de tout contexte narratif particulier.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 339

et de rappeler que cet accomplissement ne peut avoir lieu que s’il y a


une transformation de nos désirs, nécessaire, puisque nous sommes
déformés par le péché. Il ne s’agit pas de perdre la prétention à la
vérité des convictions chrétiennes qui ne peuvent se transmettre que
par le témoignage: «Le témoignage chrétien fondamental n’est ni
l’expérience personnelle, ni ce que le christianisme représente pour
‘moi’, mais la vérité que ce monde est la création d’un Dieu bon
révélé par le peuple d’Israël et dans la vie, la mort et la résurrection
de Jésus Christ» (RP, p. 59).
La tâche de l’éthique chrétienne consiste alors à montrer comment
les convictions chrétiennes incarnent notre moralité et conduisent le
Soi vers la vraie foi en constituant une communauté qui vit dans la
fidélité à l’unique vrai Dieu de l’univers. «Quand notre Soi et la nature
sont ainsi rétablis dans une relation juste, nous percevons la vérité de
notre existence. Mais du fait que la vérité est inaccessible sans la trans-
formation correspondante du Soi, l’‘éthique’, comprise comme l’en-
quête sur cette transformation, ne vient pas au terme d’une présentation
systématique préalable de la foi chrétienne mais au commencement de
la réflexion théologique chrétienne» (RP, p. 61). L’éthique chrétienne
«reflète l’histoire d’un peuple particulier dont l’appropriation demande
que nous nous reconnaissions pécheurs» (RP, p. 63).
La nature de cette éthique est définie «par le fait que les convic-
tions chrétiennes prennent la forme d’une histoire ou, peut-être mieux,
d’un ensemble d’histoires qui constitue une tradition qui, à son tour,
crée et forme une communauté. L’éthique chrétienne ne commence
pas en mettant l’accent sur des règles et des principes, mais en attirant
notre attention sur un récit qui raconte la relation de Dieu avec la
création» (RP, p. 74). C’est aussi pourquoi l’éthique chrétienne ne
s’identifie ni à une théorie déontologique ni à une théorie téléologique
de l’agir qui prennent toutes deux leur point de départ dans la recon-
naissance d’un dilemme moral et accordent peu d’attention au fait de
savoir comment et pourquoi une situation en vient à être décrite
comme un problème moral. De plus, l’éthique chrétienne n’est pas
écrite pour tout le monde et ne peut jamais être «une éthique mini-
maliste pour le tout-venant, (…) elle présuppose un peuple sanctifié
qui veut vivre dans une plus grande fidélité envers l’histoire de Dieu»
(RP, p. 179).
Dans cette perspective, le récit devient une catégorie essentielle
pour la connaissance du Soi et pour la connaissance de Dieu à un
point tel que nous ne pouvons vraiment savoir qui nous sommes que
340 É. GAZIAUX

«si nous pouvons nous situer nous-mêmes – ou situer nos propres


histoires – dans l’histoire de Dieu» (RP, p. 77). Le Soi est même
«subordonné à la communauté (…) car nous découvrons notre
Soi grâce à la tradition narrative d’une communauté» (RP, p. 80).
Ainsi est-ce le récit, et non la liberté, qui constitue la catégorie
fondamentale permettant d’assurer la capacité d’agir (RP, p. 100).
La tâche d’une éthique chrétienne est alors de s’intéresser au récit,
aux vertus, au caractère en tant que composante de la vie morale
(RP, p. 112). Les chrétiens doivent apprendre à situer leur vie à l’inté-
rieur de l’histoire de Dieu pour apprendre à voir le monde «en vérité».
Ils «doivent essayer d’être rien moins qu’un peuple dont l’éthique
brille aux yeux des autres comme un phare qui éclaire la manière dont
la vie devrait être vécue au mieux» (RP, p. 89).
Certes, ce qu’il est convenu d’appeler «éthique chrétienne» est
«tout sauf défini et clair» (RP, p. 115), mais c’est une erreur, selon
Hauerwas, de croire que les liens entre croyance religieuse et éthique
pourront être rétablis par un travail de réflexion. Une telle entreprise
est vouée à l’échec puisque ces relations ne sont pas conceptuelles
mais pratiques. En tant que discipline critique et réflexive, l’éthique
chrétienne ne peut pas rétablir ce que seule une communauté peut
tenir ensemble. Dans la mesure où elle est une discipline intelligible,
elle repose sur la sagesse d’une communauté concernant l’interdiction
ou la promotion de certaines actions en vue de l’épanouissement d’un
peuple particulier. Elle est prioritairement «une forme de réflexion au
service d’une communauté, et elle reçoit son caractère de la nature
des convictions de cette communauté»; elle n’est donc pas une dis-
cipline abstraite qui serait principalement focalisée sur des «idées».
Les affirmations théologiques sont «fondamentalement pratiques, et
l’éthique chrétienne n’est que la forme de réflexion théologique qui
tente d’expliquer cette nature essentiellement pratique» (RP, p. 117).
Mais l’éthique chrétienne est bien de la théologie et ne peut pas
être simplement comprise comme le post-scriptum de la théologie
systématique car elle est «imbriquée dès le début et non pas seule-
ment à la fin de la théologie» (RP, p. 117)24. Ainsi, les affirmations

24
Pour Hauerwas, beaucoup de théologiens catholiques pensent qu’il faut d’abord
commencer par la théologie fondamentale, pour passer ensuite à la théologie systé-
matique, avant d’aborder en finale l’éthique; ils pensent que «l’on ne peut considérer
les implications morales de ces croyances qu’une fois que celles-ci sont claires et
solidement fondées. Paradoxalement, cette manière de présenter les choses conduit
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 341

théologiques se rapportant aux relations entre la création et la rédemp-


tion sont «déjà des affirmations éthiques, puisqu’elles déterminent
la méthode de travail adoptée. (…) l’éthique a été artificiellement
séparée de la tâche essentielle de la théologie précisément à cause de
la manière abstraite dont on est venu à comprendre le rapport entre la
création et la rédemption, entre la nature et la grâce» (RP, p. 119).
D’un point de vue méthodologique, l’éthique chrétienne n’a pas de
point de départ et il est erroné de se demander si elle doit «commen-
cer» d’abord par une doctrine sur Dieu ou sur l’homme. L’éthique
chrétienne «commence dans une communauté, qui véhicule l’histoire
du Dieu qui veut que nous soyons partie prenante d’un Royaume éta-
bli en Jésus de Nazareth et par lui. Peu importe son point de départ
théologique; elle s’est égarée si elle tente de faire autre chose que de
nous rappeler l’importance de cette histoire. La théologie n’a pas
d’essence; elle est un effort imaginatif qui vise à expliquer les histoires
de Dieu en montrant comment une affirmation en éclaire une autre»
(RP, p. 129). L’éthique chrétienne peut donc se définir comme
«l’activité organisée qui analyse et vérifie de manière imaginative les
images qui sont les plus appropriées pour harmoniser la vie chrétienne
avec la conviction essentielle que le monde a été racheté par l’œuvre
de Jésus Christ» (RP, p. 139). C’est le contenu de ses convictions, et
non sa méthodologie, qui caractérise l’éthique chrétienne. Dès lors, il
n’y a pas de vérité philosophique à rechercher indépendamment du
texte du livre saint puisque les chrétiens sont un peuple du livre qui vit
en faisant mémoire. Le «faire-mémoire» devient un exercice moral qui
requiert non seulement des compétences d’ordre historique et critique,
mais aussi l’exemple de personnes façonnées par cette mémoire.
Cette posture éthique se développe en entretenant une relation
essentielle avec le Jésus de l’Évangile. À ce propos, Hauerwas constate

le plus souvent à justififer théologiquement l’emploi de la méthodologie de la loi


naturelle: il en résulte que les convictions théologiques concernant Jésus ne sont pas
directement pertinentes pour l’analyse éthique concrète» (RP, p. 118). Voir aussi RP,
p. 119 et suivantes avec les critiques envers T. O’Connell, ou encore C. Curran qui
réduit, selon Hauerwas, les termes comme création, etc. à des termes sans vie. Pour
le théologien texan, au sein de la morale autonome, les convictions chrétiennes
«peuvent seulement, aux mieux, fournir seulement une motivation à la ‘moralité’»
(RP, p. 122). Cf. É. GAZIAUX, «Morale ‘autonome’ et éthique ‘communautarienne’:
quels rapports pour quelle éthique chrétienne?», dans P. BORDEYNE et A. THOMASSET
(éd.), Les communautés chrétiennes et la formation morale des sujets, Paris, Cerf,
2008, p. 193-215.
342 É. GAZIAUX

que l’éthique chrétienne a été encline à prendre la christologie comme


point de départ plutôt que Jésus lui-même. Il observe que des pensées
qui accentuent le Christ cosmique et ontologique, par exemple,
«ont tendance à rendre la vie de Jésus presque secondaire par rapport
à ce que l’on considère comme théologiquement plus profond. Elles
minimisent en particulier les aspects eschatologiques de son message»
(RP, p. 144).
Or le fait historique que nous ne pouvons connaître et apprendre à
connaître Jésus que par le portrait laissé par ses disciples est «une
nécessité théologique» (RP, p. 145)25. La forme narrative des évan-
giles présente non seulement la vie de Jésus mais apprend aussi à
situer nos existences par rapport à elle. «Situer nos vies par rapport à
la sienne signifie que nous avons déjà affaire aux questions fonda-
mentales de l’éthique chrétienne» (RP, p. 147). Et chacune des affir-
mations christologiques que nous pouvons énoncer découle de la vie
de Jésus «que Dieu a affirmée être décisive pour la présence de
Son Royaume dans ce monde» (RP, p. 147). La spécificité de l’éthique
chrétienne ne réside pas dans certains principes ou valeurs particu-
liers, mais dans le fait qu’elle exige que nous soyons atttentifs «à la
vie d’une personne particulière» et que c’est «de lui seul que nous
pouvons apprendre la perfection – qui consiste, à tout le moins,
à pardonner à nos ennemis» (RP, p. 149). Mais atteindre ce but
d’être comme Jésus, d’être vertueux, ne peut se faire qu’au sein d’une
communauté qui pratique les vertus.
Si Karl Barth s’était montré critique envers la morale casuistique26,
Hauerwas propose un autre regard sur cette discipline en la considé-
rant comme un art narratif. Selon lui, la question «que dois-je être?»
doit précéder la question «que dois-je faire?» qui, posée en premier
lieu, pourrait faire croire que les situations morales seraient en mesure

25
Les écrits pauliniens pourraient être une réfutation de la thèse de Hauerwas
qui souligne l’importance et la primauté du récit pour cette connaissance de Jésus.
Mais le théologien texan affirme que «si les lettres de Paul ne donnent pas de détails
concernant la vie de Jésus comme le font les Évangiles, en fait elles les présupposent.
De plus, le schéma paulinien de la rédemption, son eschatologie, n’est rien de
moins que l’histoire de Dieu qui rend la vie de Jésus, depuis sa naissance jusqu’à sa
résurrection, centrale pour la cohérence de ce schéma» (RP, p. 146, note 3).
26
Cf. H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 244 concernant les observations de Barth
à l’égard d’une morale casuistique. Voir D. Müller pour lequel Barth «écarte
sans ménagement l’idée même d’une éthique casuistique comme telle», dans
L’éthique protestante, p. 261.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 343

d’être considérées indépendamment du type de personnes que nous


sommes devenues et de l’histoire propre à chacune de ces personnes.
C’est parce que «nous sommes un certain type de gens que nous
avons à faire face à certaines ‘situations’» (RP, p. 205). D’où la
critique émise par Hauerwas à l’égard de modèles concentrés sur les
dilemmes et les décisions qui renvoient à une compréhension des
personnes comme des gens sans histoires. Or, les situations ne sont
pas externes aux personnes, elles sont au contraire «créées par le type
de gens que nous sommes» (RP, p. 205). Les dilemmes auxquels nous
sommes confrontés sont en relation directe avec le type de personnes
que nous sommes et avec la manière dont nous avons appris à inter-
préter le monde par notre langage, nos habitudes et nos sentiments27.
Or, une partie de la morale ancienne, notamment en théologie catho-
lique, s’est concentrée sur la description de l’acte comme étant repré-
sentative d’une morale objective et universelle. De telles descriptions
étaient séparées des récits et pratiques liés à une communauté
spécifique qui les rendaient contraignantes. Si ces modèles peuvent
être salués pour leur puissance rationnelle, ils ne rendent pas justice
«au rapport existant entre les histoires qui façonnent nos vies et les
interdictions et les engagements concrets corrélatifs à ces histoires»
(RP, p. 208). Or, les vertus et les règles qui constituent une moralité
dépendent d’une communauté.
En conclusion, «la vie chrétienne consiste plus en la reconnais-
sance et en la formation de nos sens et de nos passions qu’en des
choix et des décisions. En manifestant quelque chose du sens et de la
passion de ce mode de vie, nous serons mieux à même de voir com-
ment l’incarner» (RP, p. 252). Les chrétiens doivent retrouver la force
imaginative extraordinaire que comporte l’invitation à devenir
membres du corps et du sang du Christ que Dieu leur adresse.

27
Hauerwas prend l’exemple de l’avortement. Parler d’avortement ne relève
pas seulement d’une description d’une série de faits, mais aussi d’une manière d’in-
terpréter le monde en lien avec les convictions d’un peuple ou d’une communauté,
p. 207. Pour certains cas, la «nécessité» de l’avortement «est trop souvent générée
par notre refus de changer suffisamment nos vies pour qu’un autre choix puisse être
envisagé» (RP, p. 215-216).Voir aussi O. O’DONNOVAN, Résurrection et expérience
morale. Esquisse d’une éthique théologique, Paris, PUF, 1992, p. 262 et suivantes.
344 É. GAZIAUX

3. La posture tillichienne ou l’éthique philosophique théonome


comme la seule éthique
Se démarquant de la posture barthienne et de la conception de
Hauerwas, se profile le modèle proposé par P. Tillich qui conçoit
un système théologique en lien constant avec la philosophie28.
La théologie se doit de répondre à «la totalité de l’interprétation créa-
trice que l’homme se fait de lui-même dans une période particulière»
(TS I, p. 19). En rejetant cette tâche, le fondamentalisme comme
l’orthodoxie, auxquels s’apparente la théologie «néo-réformée» d’un
Barth, passent à côté de la signification de la théologie en insistant
«sur la vérité immuable du message (kerygma), en opposition
aux demandes variables de la situation» (TS, p. 19). Pour Tillich,
la théologie «néo-réformée» de Karl Barth fournit un bel exemple de
ce genre de théologie.
Certes, Tillich reconnaît que Barth a tenté de retrouver le message
éternel dans la Bible et la tradition à l’encontre d’une «tradition
déformée» et d’une «Bible maltraitée par un usage mécanique»
(TS I, p. 19). En critiquant la synthèse néo-protestante d’une théologie
libérale, Barth redécouvre le paradoxe chrétien et développe une
véritable théologie kérygmatique. «Sans de telles réactions kéryg-
matiques», note Tillich, «la théologie se perdrait dans les relativités
de la ‘situation’» et «deviendrait elle-même une ‘situation’» (TS I,
p. 20). Mais Barth «se corrige sans cesse à la lumière de la ‘situa-
tion’», et «s’efforce vigoureusement de ne pas devenir son propre
disciple». Par là, il ne se rend pas compte qu’il «cesse d’être un
théologien purement kérygmatique» (TS I, p. 20). Cette méthode
barthienne qui consiste à faire découler «chaque affirmation directe-
ment de la vérité ultime» (déduire de la résurrection du Christ
le devoir de guerre contre Hitler, exemple donné par Tillich), retombe
dans la manière de faire «néo-orthodoxe» (TS I, p. 20). Cette méthode
a par ailleurs «renforcé tous les courants qui tendent vers une théologie
de restauration en Europe» (TS I, p. 20). La théologie kérygmatique
28
Nous renvoyons ici aux volumes de la Théologie systématique, citée entre
parenthèses TS I pour le volume 1: Théologie systématique. Introduction. Première
partie: Raison et Révélation, Paris, Cerf – Genève, Labor et Fides – Laval,
l’Université de Laval, 2000; TS III pour Théologie systématique III. Troisième
partie: L’existence et le Christ, Paris, Cerf – Genève, Labor et Fides – Laval, Uni-
versité de Laval, 2006; TS IV, pour le volume suivant: Théologie systématique. IV.
La vie et l’Esprit, Genève, Labor et Fides, 1991.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 345

a besoin d’une théologie apologétique qui la complète pour surmonter


les fluctuations de la première entre, d’une part, la liberté qu’implique
le kérygme authentique et, d’autre part, son immobilisme orthodoxe29.
La méthode théologique proposée par Tillich pour mettre en rela-
tion le message et la situation en n’éludant ni l’un ni l’autre s’énonce
dans la méthode de corrélation qui relie les questions de la situation
avec les réponses impliquées par le message. Les réponses ne sont pas
extraites des questions, comme le ferait une théologie apologétique ne
se fondant que sur elle-même. Les réponses ne sont pas élaborées sans
être reliées aux questions comme le ferait une théologie kérygmatique
qui ne compterait que sur elle-même. Non, pour Tillich, questions et
réponses, situation et message, existence humaine et manifestation
divine sont mis en relation ou en corrélation l’un avec l’autre.
Dès lors se découvre un premier critère formel de la théologie qui
signale la distance entre le Barth de la Dogmatique et Hauerwas, et le
Tillich de la Systématique: «La théologie a pour objet ce qui nous
préoccupe de façon ultime. Seules sont théologiques les propositions
qui traitent de leur objet en tant qu’il peut devenir pour nous une
affaire de préoccupation ultime» (TS I, p. 29)30.
Une telle proposition a des conséquences sur la manière dont le rôle
et le statut de la théologie sont à envisager par rapport à d’autres
disciplines. Pour Tillich, la théologie n’a pas à porter des jugements
sur la valeur scientifique d’une théorie physique ou d’une hypothèse
historique, sur les meilleures méthodes de soins médicaux ou de
reconstruction sociale, etc. Le théologien «en tant que tel n’a pas
de compétences dans ce qui relève de préoccupations préliminaires.
À l’inverse, les experts dans ces domaines ne devraient pas à ce titre
prétendre à une compétence théologique» (TS I, p. 29)31. Ce principe

29
La théologie apologétique est définie par Tillich comme «une théologie qui
répond». «Aux questions qu’implique la ‘situation’, elle répond par la puissance du
message éternel et en utilisant les moyens fournis par la situation qui engendre les
questions» (TS I, p. 21).
30
Le deuxième critère se formulant ainsi: «Notre préoccupation ultime est ce qui
détermine notre être ou notre non-être. Seules sont théologiques les affirmations qui
traitent de leur objet en tant qu’il peut devenir pour nous une question d’être ou de
non-être» (TS I, p. 31).
31
Plus loin, TS I, p. 36, Tillich rappellera que «si la théologie n’a pas d’autre
objet que ce qui nous préoccupe ultimement, les procédés et les résultats de la science
ne la concernent pas, et vice versa. Elle n’a aucun droit ni aucune obligation de
s’opposer à une recherche physique ou historique, sociologique ou psychologique. Le
résultat d’une telle enquête ne peut rien lui apporter d’utile ou de désastreux. Le point
346 É. GAZIAUX

trace une frontière entre préoccupation ultime et préoccupations


préliminaires et protège par là tout autant la théologie que les autres
domaines culturels.
Toute discipline théologique, quelle qu’elle soit, doit répondre à la
question suivante: «traite-t-elle ou non du message chrétien comme
d’une affaire de préoccupation ultime?» (TS I, p. 49). Ainsi, le carac-
tère théologique d’une discipline ne vient pas de sa prétendue origine
surnaturelle, mais de sa signification pour l’interprétation de la
préoccupation ultime de l’être humain.
Par la méthode de corrélation, la théologie systématique procède en
opérant une analyse de la situation humaine d’où émergent les ques-
tions existentielles, et en démontrant que les symboles utilisés par le
message chrétien répondent à ces questions. L’analyse de la situation
humaine emploie les outils et les matériaux rendus disponibles par
l’auto-interprétation créative de l’homme dans tous les domaines de
la culture: la philosophie, bien sûr, mais aussi la poésie, le théâtre, le
roman, la psychologie thérapeutique, la sociologie, etc. Le théologien
organise alors ces divers matériaux en relation avec la réponse donnée
par le message chrétien. Il «s’efforce de mettre en corrélation le
matériau de son analyse avec les concepts théologiques qu’il tire de
la foi chrétienne» (TS I, p. 93). Le travail philosophique du théolo-
gien n’est pas rendu pour autant hétéronome car il y a une dépendance
mutuelle entre question et réponse. «En ce qui concerne le contenu,
les réponses chrétiennes dépendent des événements révélateurs dans
lesquels elles apparaissent; en ce qui concerne la forme, elles
dépendent de la structure des questions auxquelles elles répondent»
(TS I, p. 94)32.
Si Barth se montrait critique envers l’appellation «théonomie»,
cette dernière joue par contre un rôle central dans la pensée de Tillich.
Pour lui, la théonomie doit être comprise comme étant un appel à la
vérité et à l’expressivité qui ne s’oppose jamais à la connaissance
acquise de façon autonome. Par contre, la théonomie s’oppose à la

de contact entre la recherche scientifique et la théologie se situe dans l’élément phi-


losophique de l’une et de l’autre. Par conséquent, la question de la relation de la
théologie avec les sciences particulières s’identifie à celle de la théologie et de la
philosophie».
32
Voir, par exemple, «si la théologie systématique rencontre la notion de Dieu
en corrélation avec la menace de non-être qu’implique l’existence, Dieu s’appellera
l’infinie puissance d’être qui résiste à la menace du non-être» (TS I, p. 94).
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 347

connaissance qui prétend être autonome alors qu’elle n’est qu’un


résultat de la distorsion de l’autonomie33.
En morale, une des conséquences de la théonomie consistera en
l’affirmation de l’existence d’une éthique philosophique théonome,
libre d’influences extérieures et habitée par la présence effective de
l’Esprit. Une éthique peut ainsi être qualifiée de théonome quand ses
principes et ses procès sont définis à la lumière de la Présence Spiri-
tuelle. L’éthique théonome est pour Tillich une partie de la philoso-
phie théonome. En d’autres termes, pour Tillich, à la différence de
Barth et Hauerwas, il n’y a qu’une éthique scientifique qui analyse la
structure des décisions morales et les contenus de la réalité. Il n’existe
donc pas à proprement parler d’éthique théologique, c’est-à-dire
d’éthique réalisée sous un certain préjugé que l’on reconnaît et
accepte. L’autonomie de l’éthique n’existe que quant à sa méthode
et à la procédure de l’enseignement, et non par rapport à sa substance
religieuse. Toute éthique contient un aspect théonome aussi sécularisé
et caché soit-il. Une éthique théonome serait dès lors une éthique dans
laquelle la substance religieuse est consciemment exprimée, c’est-à-
dire qu’elle témoigne de l’expérience de la préoccupation ultime dans
un raisonnement libre et ne s’identifie pas à une tentative pour déter-
miner d’avance la pensée et la recherche. C’est pourquoi le matériel
biblique et ecclésial concernant l’éthique ne peut pas être systématisé
comme étant une éthique théologique qui se baserait sur une infor-
mation spéciale reçue de la révélation. Pour Tillich, la révélation ne
donne pas des informations sur les règles et les normes éthiques.
Ce que la Bible dit en matière éthique doit être mis sous la critique
spirituelle de l’agapè.
En effet, que la morale soit considérée sous l’aspect de la validité
de l’impératif moral, sous celui de la relativité du contenu de la
morale, ou sous celui du pouvoir de la motivation morale34, c’est
toujours l’agapè qui apporte la réponse. Si cette réponse est vraie, la
loi morale est acceptée et transcendée. «Elle est acceptée en tant
qu’expression de l’homme dans son essence, ou en tant qu’elle est
ce qui s’oppose à l’homme existentiellement aliéné, en tant que

33
Voir la contribution de G. VERGAUWEN, Autonomie et théonomie chez P. Tillich,
dans C. J. PINTO DE OLIVEIRA (éd.), Autonomie. Dimensions éthiques de la liberté,
– Paris, Cerf – Fribourg, Éditions universitaires, 1978, p. 200-212.
34
Voir P. TILLICH, Le fondement religieux de la morale, Paris, Le Centurion, 1971
et TS IV, p. 294 et suivantes.
348 É. GAZIAUX

commandement et que menace» (TS IV, p. 294)35. Ce serait aller


contre l’amour que d’attribuer une valeur inconditionnelle à un
contenu éthique précis, car seul l’amour est par nature ouvert au
particulier en demeurant universel dans son exigence. Quand les lois
n’aident plus à prendre de décision éthique dans les situations
concrètes, elles deviennent désuètes et, si elles sont conservées,
destructrices. «Créées par l’amour, elles entrent maintenant en conflit
avec l’amour. Elles deviennent la ‘lettre’, que l’Esprit a quittée»
(TS IV, p. 295-296). Seul l’amour peut rejoindre la situation, source
permanente de l’expérience éthique, parce que l’amour unit à la situa-
tion concrète particulière où naît l’exigence concrète. L’amour use de
sagesse, et peut aussi transcender la sagesse du passé sous l’influence
d’un de ses éléments: le courage. Celui-ci est nécessaire pour juger
un cas particulier sans le subordonner à une norme abstraite36.
Il implique avec lui le risque de se tromper sur la situation et d’agir
de façon ambigüe et contrairement à l’amour, peut-être parce qu’il
agit contrairement à une norme éthique traditionnelle ou au contraire
parce qu’il se soumet à une norme éthique traditionnelle. Si «la déci-
sion concrète s’affranchit de son caractère ambigu dans la mesure où
prévaut l’amour créé par l’Esprit», «elle n’échappe pas au caractère
partiel de la finitude» (TS IV, p. 296). En définitive, l’action morale
peut être dite théonome quand elle est déterminée par l’agapè,
quand elle tient compte de la sagesse, et quand elle a le courage
d’adapter cette loi à la situation concrète. Mais la théonomie n’est pas
le résultat des efforts humains: elle est un don immérité que l’on
reçoit, elle est l’accompagnement de ce que la loi exige. Elle est la
réunification avec l’être essentiel ou véritable, même si la réalisation
en notre existence ne peut en être que fragmentaire. En contraste, les
éthiques non théonomes apparaissent alors comme des éthiques de la
loi qui tend à accroître l’aliénation ou la scission.

35
Par exemple, la relativité historique de tous les contenus éthiques ne contredit
pas la validité inconditionnelle de l’impératif moral comme tel, parce que, pour être
valides, «tous les contenus doivent confirmer la réunion de l’être existentiel de
l’homme avec son être essentiel; ils doivent exprimer l’amour» (TS IV, p. 295).
36
Un parallèle peut être dressé entre cette position tillichienne et la notion de
sagesse pratique développée par P. Ricœur dans Soi-même comme un autre, Paris,
Seuil, 1990. De même l’articulation entre autonomie et théonomie chez P. Ricœur
n’est pas sans rappeler la réflexion tillichienne à ce propos. Voir P. RICŒUR, «Théo-
nomie et/ou autonomie», dans Archivio di Filosofia 62, 1994, p. 19-36.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 349

En conclusion, l’amour de Jésus en tant que Christ, expression de


l’amour divin, embrasse tout le concret dans le soi et dans le monde.
Il «ne peut (…) jamais devenir fanatique en se battant pour un absolu,
ni cynique sous l’effet du relatif. Il en va ainsi dans tous les domaines
de la créativité rationnelle. Là où le paradoxe de la révélation finale
est présent, ni l’absolu cognitif ni l’absolu esthétique, ni l’absolu
légal, ni l’absolu communautaire, ne peuvent se maintenir. L’amour
les vainc, sans produire un scepticisme cognitif, un chaos esthétique,
une absence de loi ou une aliénation» (TS I, p. 209-210).

II. VERS QUELLE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE?

Ces trois auteurs présentent trois dynamiques différentes pour


penser l’éthique chrétienne: un mouvement de «subordination»
(ou d’annexion37) de l’éthique à la dogmatique chez Barth pour
affirmer l’éthique théologique comme la seule véritable éthique,
un mouvement d’accentuation de la spécificité chrétienne au nom
de ses dimensions narrative et communautaire (Hauerwas), et un
mouvement d’articulation entre la théologie et la culture allant jusqu’à
l’affirmation d’une seule éthique, philosophique, au nom même d’une
conception de la théologie systématique (Tillich)38.
La rencontre entre ces théologiens permet de faire surgir, en chacun
des trois, trois axes constitutifs pour une éthique chrétienne, à savoir:
le rapport que celle-ci entretient à la réflexion systématique, ensuite
à la christologie, et enfin à la liberté humaine. Même si l’un ou l’autre
peuvent se recouper, ils dessinent la trame constitutive pour penser
les références fondamentales d’une éthique dite chrétienne.

37
Pour le terme d’annexion, voir D. II/2**, p. 11 où pour Barth la transformation
de la notion d’éthique constitue du point de vue de l’histoire de la morale générale
«une annexion pure et simple, analogue à celle qui a eu lieu au moment où les
Israélites pénétrèrent en Palestine».
38
Pour une comparaison entre Barth et Tillich concernant le mouvement de fond
de leur pensée, voir H. ZAHRNT, Aux prises avec Dieu. La théologie protestante au
XXe siècle, Paris, Cerf, 1969.
350 É. GAZIAUX

1. La relation entre l’éthique et la réflexion systématique


Si Barth et Tillich maintiennent un lien indissoluble entre l’éthique
et la dogmatique pour l’un ou la théologie systématique pour l’autre39,
la nature de ce lien est pensée différemment. Pour Barth, le lien intrin-
sèque qu’il pose entre éthique et dogmatique souligne la quête d’une
fondation explicitement théologique pour l’éthique déployée entre
autres par la notion de commandement divin. Pour Tillich, par contre,
il n’existe qu’une seule éthique, philosophique, la révélation chré-
tienne étant conçue comme une balise importante, mais non unique,
pour un authentique déploiement de la liberté humaine. L’«annexion»
de l’éthique philosophique par l’éthique chrétienne proposée par
Barth conduit à une «subordination» de l’éthique envers la dogma-
tique40, tandis que la voie de la «traduction» mise en œuvre par
Tillich risque, quant à elle, de «soumettre» la théologie systématique
à l’éthique, ou du moins de mesurer le message de la révélation à
l’aune de l’humanisation ou de la signification anthropologique41.
Quant à lui, Hauerwas affirme que la théologie est d’abord pratique
et rejette tout effort réflexif de fonder l’éthique. Selon le théologien
texan, cet effort, qu’il récuse, s’apparente à l’essai d’établir la liberté
comme une caractéristique indispensable des agents humains (d’où
son rapprochement avec la critique barthienne de la liberté) et à la
quête d’un fondement extérieur à la théologie qui, dans une suréva-
luation anthropologique, transformerait le christianisme en une
«proposition anthropologique suggestive» (RP, p. 56). On discerne
ici sa distance à l’égard de Tillich. Pour Hauerwas, réfléchir au lien
entre théologie et éthique n’a pas de sens et est même erroné. Dès
lors, la question est posée de savoir s’il n’évacue pas par là toute
réflexion critique de la théologie sur elle-même pour réduire cette
dernière à sa dimension pratique ou «testimoniale» en la concentrant
sur l’importance des convictions et le témoignage communautaire.
Si cette position peut le rapprocher de la posture barthienne en le
plaçant en antithèse avec le projet tillichien, elle durcit aussi, nous
39
D’un point de vue formel, ce lien est attesté, par exemple, chez Barth, dans
l’insertion de nombre de considérations éthiques dans sa Dogmatique, chez Tillich
en rappelant que l’éthique constitue «un élément nécessaire – souvent prédominant
– dans toute affirmation théologique» (TS I, p. 52).
40
Voir D. MÜLLER, L’éthique protestante, p. 258.
41
Voir à ce sujet la contribution de W. KASPER, La théologie et l’Église, Paris,
Cerf, 2010, p. 289 et suivantes.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 351

semble-t-il, la position barthienne en évacuant la question d’une


fondation systématique et théologique de l’éthique chrétienne, que
l’essai de Barth, à sa façon, honore.
Placées en interaction, ces conceptions n’invitent-elles pas à une
promotion mutuelle au sein de laquelle la puissance théologique
de Barth serait nourrie par le souci philosophique de Tillich pour
«aller plus loin» dans le discernement éthique42, tandis que l’ancrage
narratif et communautaire de Hauerwas soulignerait la perspective
spécifique d’une éthique chrétienne qui, par l’apport des deux autres,
se verrait étayée théologiquement et argumentée philosophiquement,
et non isolée à l’égard d’autres quêtes éthiques.
Cette rencontre critique entre les trois auteurs pose de manière
aigüe la question de la spécificité d’une éthique chrétienne et fait
émerger la difficulté, si pas l’impossibilité, de «déduire» du message
du salut une éthique «unique». Les positions contrastées de Barth
et Tillich, au nom d’une même foi et au nom d’un même principe
protestant, sont, à ce sujet, particulièrement évocatrices43. Elles
peuvent ouvrir l’espace pour la reconnaissance d’une double pulsation
propre à l’éthique chrétienne conçue sous l’aspect de son inspiration
et sous celui de sa détermination44. Du point de vue de l’inspiration,
si l’éthique chrétienne se conçoit comme une louange de la grâce
du Christ, si elle vise la sanctification, elle ne peut se penser qu’en
entretenant un lien étroit avec la dogmatique (Barth) ou sa tradition
narrative particulière (Hauerwas). Par contre, du point de vue de la

42
E. Schockenhoff note que Barth n’est pas toujours resté fidèle à son programme
d’une «réalisation» dogmatique de l’éthique, et que pour nombre de questions
d’éthique de la vie ou de problématiques politiques, il a recours aux arguments de la
raison pratique pour fonder les conséquences normatives de la foi chrétienne, dans
Grundelegung der Ethik. Ein theologischer Entwurf, Freiburg, Herder, 2007, p. 40.
Et O’Donnovan observe que le projet de Barth ne lui a laissé «qu’une interprétation
formelle du fondement théologique de l’éthique, qui dépendait exclusivement des
exigences divines (interprétées à la manière existentialiste comme particulières et
imprévisibles), et qui représentait une base trop étroite pour porter le poids des
lourdes responsabilités propres à la délibération morale – alors même qu’il revendi-
quait pratiquement ces responsabilités et procédait même souvent à leur défense
théorique», dans Résurrection et expérience morale, p. 105. Pour D. Müller, «le
commandement absolu de Dieu pourrait être, aux antipodes de ce qu’en déduit Barth,
la source d’une immense liberté d’interprétation quant aux modalités de l’agir humain
dans sa mise en œuvre de la volonté divine», L’éthique protestante, p. 263.
43
Du côté catholique, le débat entre l’éthique spécifiquement chrétienne et la
morale autonome en est aussi une illustration.
44
Voir H. BOUILLARD, Karl Barth, p. 235-236.
352 É. GAZIAUX

détermination, l’éthique chrétienne ne dépend pas directement de la


dogmatique et n’est même pas formellement théologique, ou spécifi-
quement chrétienne comme si elle ne pouvait trouver sa détermination
qu’à la lumière de la foi (ce qui est le point central chez Tillich)45.
La dépendance de l’éthique chrétienne à l’égard de l’Évangile, ce que
soulignent différemment les trois auteurs, ne doit pas supprimer la
valeur de la conscience morale en son autonomie, mais au contraire
l’impliquer46. Affirmée par Tillich, cette détermination est probléma-
tique chez Barth, et quasi absente chez Hauerwas qui conçoit l’éthique
chrétienne sous l’angle des convictions particulières à une commu-
nauté façonnée par un récit singulier qui n’entretient aucun rapport
critique avec d’autres sources de rationalité. Dès lors, la légitimité
pour l’éthique chrétienne d’un recours entre autres à la philosophie
est pour lui exclue, alors que celui-ci permet ou devrait permettre une
thématisation des conditions fondamentales de toute éthique (comme
la transcendance de la liberté humaine47). En contraste, la posture
tillichienne, dans son souci de traduction de la foi chrétienne et de
rencontre avec la culture, risquerait, peut-être, de sous-estimer la
portée propre et critique de la foi chrétienne, même si cette rencontre
est portée par le principe protestant.
C’est pourquoi l’éthique chrétienne doit être pensée et vécue en
tension. Comme «éthique», elle est bien réflexion rationnelle sur
l’agir humain faisant droit aux exigences de la raison, et comme
«chrétienne» elle se doit d’être en cohérence avec le donné évangé-
lique (ou de travailler «à la lumière de la révélation»). Vécue en
termes de tension, l’éthique chrétienne peut faire droit et à sa quête
d’universalité et à sa dimension particulière, car la compréhension
d’une rationalité interne à l’éthique chrétienne et la possibilité d’une
signification universelle de cette dernière, ne signifie pas la perte d’un
regard spécifique ni l’exclusion d’autres particularités48. Une telle
relation à la rationalité met aussi en évidence une double exigence
pour l’éthique théologique. La première est de répondre et de déve-
lopper la rationalité interne de la foi chrétienne en recherchant et en

45
H. BOUILLARD, Karl Barth, p. 239.
46
H. BOUILLARD, Karl Barth, p. 239.
47
H. BOUILLARD, Karl Barth, p. 240: «À ce titre, tout croyant doit en admettre
la légitimité. Et le théologien devra en reconnaître pour lui-même la nécessité».
48
Cf. P. VALADIER, La condition chrétienne. Du monde sans en être, Paris, Seuil,
2003, p. 40 et suivantes.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 353

exprimant toujours plus en fonction des contextes sa structure,


sa cohérence, ses convictions fondatrices49; la deuxième consiste à
rentrer en dialogue critique avec les divers projets ou convictions
éthiques, sans s’y juxtaposer ni les annexer, et de participer dès lors
au forum public. L’éthique chrétienne est ainsi à la croisée des
chemins, non comme devant faire un choix, mais comme un carrefour
crucial où se rencontrent les voies théologique et philosophique,
fondamentale et dogmatique. Elle peut dès lors apparaître comme la
pierre de touche d’un discours théologique. Loin d’être seulement une
question de répartition des traités théologiques entre eux, la question
de la relation de l’éthique théologique à une réflexion fondamentale
théologique et philosophique engage bien une posture théologique
spécifique: «on a l’éthique de sa systématique» pourrait-on dire, avec
le risque d’avoir «la systématique de son éthique»…50

2. Le rapport de l’éthique à la christologie


Un deuxième axe de réflexion peut être fourni par le rapport déter-
minant pour une éthique chrétienne à la christologie ou à la figure du
Christ, et en particulier à la suivance de Jésus51. Ici aussi, ce rapport
est pensé différemment selon les trois auteurs et conduit à trois moda-
lités différentes de l’éthique chrétienne. «En quête d’une épistémolo-
gie théologique sans compromis»52, Barth conçoit Jésus-Christ
comme le seul accès à la connaissance de Dieu et de l’homme, de telle
sorte que l’homme ne peut se concevoir sans la christologie et qu’il
n’y a pas d’autres sources de révélation desquelles pourraient être
extraits des axiomes éthiques53. Contrairement à la voie empruntée

49
Voir C. TAYLOR, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris,
Seuil, 1998, et la notion d’hyperbien qui pourrait ouvrir des pistes pour penser
l’éthique chrétienne dans notre monde pluraliste.
50
En s’inspirant librement de X. THÉVENOT, Compter sur Dieu. Études de théolo-
gie morale, Paris, Cerf, 1992, p. 55 qui observait justement que «si l’on a en principe
la morale de son exégèse biblique, on a souvent de fait l’exégèse de sa morale».
51
La «suite du Christ» est bien ce qui distingue l’éthique chrétienne d’autres
entreprises éthiques et cette référence peut jouer comme fondation d’une éthique
spécifiquement chrétienne. Cf. à ce sujet la réflexion synthétique de M. HONECKER,
Einführung in die theologische Ethik. Grundlagen und Grundbegriffe, Berlin, W. de
Gruyter, 1990, p. 145.
52
O’DONNOVAN, Résurrection et expérience morale, p. 105
53
Cf. O’DONNOVAN, Résurrection et expérience morale, p. 105. Voir aussi
W. KASPER, La théologie et l’Église, p. 303, n. 38 qui renvoie entre autres à l’essai
354 É. GAZIAUX

par Tillich, ce que Dieu dit à l’homme dans le Christ ne peut être
mesuré ni par le monde ni par l’homme. Comme son seul et unique
critère est la Parole de Dieu révélée, la Dogmatique elle-même ne
peut être que christologique. «Son objet n’est pas une vérité dont
l’homme disposerait, mais la Parole de Dieu qui, dans sa souverai-
neté, dispose de l’homme»54. Or la révélation n’exige aucunement
«que toute l’œuvre de la création soit comprimée en un schème
christologique»55.
Quant à elle, l’accentuation de Hauerwas sur la christologie repose
d’abord sur la «suivance» du Christ que doit opérer le sujet croyant
pour acquérir, au sein de la communauté, les vertus nécessaires
comme le courage et la patience caractéristiques du disciple non-
violent. Mais le mouvement de la pensée de Hauerwas le conduit à
subordonner la christologie à l’interprétation communautaire.
En d’autres termes, la référence christologique opérée par le recours
à la narrativité débouche sur la nécessité de la communauté comme
instance interprétative de l’Écriture et de l’agir de la personne, à un
point tel que sans l’Église le modèle éthico-chrétien de Hauerwas
n’est pas pensable. Ce point le distingue nettement du modèle chris-
tologique barthien et tillichien. Si chez Barth le croyant semble en
vis-à-vis direct avec l’Écriture, si chez Tillich la signification anthro-
pologique paraît être le critère pour déchiffrer la Parole Dieu, chez le
théologien texan, par contre, l’Écriture n’est plus le critère immédiat;
celui-ci réside désormais dans l’interprétation qui en est donnée par
la communauté et le sujet se retrouve soumis à la pratique commu-
nautaire de l’interprétation56. Hauerwas représente ainsi «le tribalisme
sectaire» d’une théologie narrative isolée de tout questionnement

de K. STOCK, Anthropologie der Verheissung. Karl Barths Lehre vom Menschen


als dogmatisches Problem, Munich, 1980 qui «montre l’échec d’une anthropologie
conçue à partir de la christologie au sens de Barth».
54
E. BRITO, «Le modèle hégélien des christologies contemporaines», dans Revue
catholique internationale Communio 2, 1977, p. 84-92 voir p. 91.
55
E. BRITO, «Le modèle hégélien des christologies contemporaines», p. 91, et
O’DONNOVAN, Résurrection et expérience morale, p. 105.
56
P.-Y. MATERNE, Vers une herméneutique pratique du christianisme. Confronta-
tion entre les théologies de Johann Baptist Metz et de Stanley Hauerwas, thèse
présentée pour l’obtention du grade de Docteur en théologie à l’Université catholique
de Louvain (Louvain-la-Neuve), 2009, p. 260, publiée sous le titre: La condition de
disciple. Éthique et politique chez J.B. Metz et S. Hauerwas, Paris, Cerf, 2013.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 355

externe57. Il y a une surdétermination de la narrativité qui va de pair


avec une dévaluation de la rationalité conçue comme instance critique
et discursive (ou argumentative).
L’attention accordée à la communauté et à sa pratique dresse une
ligne de démarcation entre d’une part Barth et Hauerwas, et a fortiori
érige un rempart entre Hauerwas et la christologie ontologique de
Tillich. En effet, d’un point de vue moral, la christologie ontologique
de Tillich mène à la conception d’une éthique dont la préoccupation
fondamentale est d’agir en union avec l’essence divino-humaine
manifestée dans l’existence en la personne du Christ. C’est même de
cette relation à l’Inconditionnel que la morale, comme tout autre
domaine de l’existence, tire sa valeur58. Ainsi, la morale chrétienne
n’est ni objective ni subjective, elle se décline bien plutôt comme
«une éthique de l’amour», d’un amour qui se centre «sur le Christ
comme la manifestation de l’être-en-soi soumis aux conditions de
l’existence»59. Si l’amour règne, le problème moral pour Tillich est
résolu60. L’affirmation de ce principe revient pour Tillich à exprimer
au niveau éthique le principe de la protestation protestante, ou de la
justification par la foi seule, par la grâce seule. Au nom de l’éthique
de l’être nouveau, la morale du Christ signifie que «toute situation
implique une possibilité créatrice et salvatrice qu’aucun événement ne
peut abolir»61. L’éthique biblique manifeste «que l’on est en présence
d’un choix ultime et qu’il faut prendre avec courage une décision
ultime. Dans tout choix de ce genre se renouvelle la lutte de la lumière
et du chaos, de Christ et de l’aliénation. Et tout choix, toute décision
prise pour l’amour absolu est une nouvelle victoire triomphale de

57
P.-Y. MATERNE, Vers une herméneutique pratique du christianisme, p. 159, en
faisant référence à J. GUSTAFSON, «The Sectarian Temptation: Reflections on Theol-
ogy, Church and the University», dans J. GUSTAFSON, Moral Discernment in the
Christian Life. Essays in Theological Ethics (ed. T. A. BOER and P. E. CAPETZ),
Londres, John Knock Press, 2007, p. 147-154.
58
G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich. Une théologie moderne, Paris, Le Centu-
rion, 1968, p. 179. Voir aussi p. 180-181 avec les représentations et critiques tilli-
chiennes de la morale catholique.
59
G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich, p. 180 et 194.
60
Pour Tavard, Tillich «sépare ce que le catholicisme unit». «La morale catho-
lique affirme à la fois la suprématie de l’amour et l’origine divine de la loi morale
objective. Tillich maintient la première et méconnait la seconde» (p. 196). De plus,
selon Tavard, «il n’y a pas d’éthique véritable de l’amour qui ne soit d’abord une
éthique de la loi», G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich, p. 197.
61
G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich, p. 183.
356 É. GAZIAUX

l’être nouveau sur l’aliénation et l’existence»62. Mais ce message de


la réalité nouvelle en Christ ne contient pas de certitude «morale» ou
de réponse «absolue» et ne garantit aucune sécurité spirituelle.
La christologie que déploie Tillich peut très bien se passer du Jésus
historique, car elle est moins centrée sur un événement historique que
déterminée par un principe philosophico-religieux. Ainsi peut-elle
apparaître insuffisamment théologique et biblique au regard du projet
de Barth et insuffisamment biblique et communautaire face au projet
de Hauerwas. En regard des deux autres penseurs, Tillich semble
privilégier un accès trop philosophique à une forme de présence
christologique. La question se pose alors de savoir si cette option ne
favoriserait pas le jeu d’une certaine «modernité» et ne provoquerait
pas une réaction antimoderne de la théonomie. Cette réaction prône-
rait contre cette «autonomie déguisée en théonomie» une théonomie
«fondée sur la loi littérale de Dieu et imposée de l’extérieur de
l’homme et révélée avec autorité dans l’Écriture»63, ce qui n’est pas
sans rappeler la réaction de Hauerwas à l’égard de Tillich.
Néanmoins, l’éthique tillichienne déployée à partir de cette chris-
tologie peut aussi questionner la christologie barthienne présente au
fondement de son éthique: face au projet de Tillich, la christologie de
Barth laisse-t-elle suffisamment place à l’assise ou à la précompré-
hension anthropologiques? L’obéissance et la décision de l’être
humain avancées par Barth expriment-elles réellement la liberté et la
responsabilité de l’être humain, pivots de l’éthique, ou ne sont-elles
que la reduplication de la décision divine sans contrepartie? La
posture hauerwassienne ne réduit-elle pas encore davantage cette
possibilité en subordonnant la liberté à la communauté, la christologie
à l’interprétation communautaire, l’éthique à une communauté, ou en
faisant du récit, et non de la liberté, la catégorie première de l’éthique
chrétienne? La référence christologique en éthique renvoie dès lors
au statut de la liberté humaine en éthique (cf. infra), tout comme cette
problématique se tenait aussi en filigrane du rapport entre éthique
et systématique.

62
G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich, p. 187.
63
Voir D. MÜLLER, L’éthique protestante, p. 123, faisant référence à G. L. BAHN-
SEN, Theonomy in Christian Ethics, Philippsburg (NJ), Presbyterian and Reformed
Publishing Company, 1984, p. 33.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 357

Par rapport au modèle hauerwassien centré sur la suivance, la


christologie de Tillich attire l’attention sur le fait que la suite du
Christ (expression plus que discrète chez lui il est vrai64) comme
concept central de l’éthique chrétienne ne doit pas être «institution-
nalisée» ou «moulée» en des règles morales strictes. La «suivance»
renvoie d’abord à une attitude unique et personnelle débouchant sur
une décision risquée, ce que le modèle barthien pourrait offrir65 sans
trop l’oser, ce que la posture hauerwassienne sous-estime par le
modèle d’un discipleship subordonné à une communauté pratiquant
les vertus66.
Si le lien entre christologie et éthique trace de nouveau une ligne
de démarcation entre Barth (et Hauerwas) et Tillich, le lien distendu
entre le concept de suivance et le Jésus terrestre permet paradoxale-
ment de rapprocher Barth et Tillich et de les démarquer de Hauerwas.
En effet, Barth et Tillich sont sans doute plus dans la lignée du luthé-
ranisme, pour lequel le Christ est sacramentum (don du salut, Heils-
gabe) plutôt qu’exemple (Vorbild). C’est entre autres en réaction à
cette conception que des courants comme les «illuminés», ou les
Ménonites, ont mis en avant l’idée de la suivance de Jésus comme
guide pour une éthique de la communauté67, ce que nous retrouvons
dans la perspective méthodiste dont est issu Hauerwas. Mais la ques-
tion rebondit: la suite du Christ fait-elle d’abord référence au Jésus
terrestre itinérant ou au Christ de la foi, élevé et sanctifié? Hauerwas
penche manifestement pour le Jésus terrestre comme «modèle» de vie
pour les chrétiens, d’où la mise en avant de vertus «évangéliques»
extraites de l’attitude de Jésus et l’édification d’un modèle d’opposi-
tion au monde contemporain libéral. Il ne s’agit pas pour lui de ren-

64
Voir TS III, p. 194 et suivantes avec les réflexions de Tillich sur «l’imitation»
du Christ. «Être semblable au Christ signifie participer pleinement à l’Être Nouveau
présent en lui. En ce sens, le Christ est la loi nouvelle, ce qui implicitement exige
qu’on se conforme à lui. Mais, si on y voit le commandement d’imiter le Christ, on
n’évite pas des conséquences erronées» (p. 196).
65
Voir les affirmations de Barth sur la suite du Christ en D. II/2**, p. 63 et sui-
vantes: il faut d’abord comprendre «ce que veut dire suivre Jésus, pour discerner
ensuite et par là même le sens» des diverses exigences (comme tout quitter, aimer
ses ennemis, etc.) et ne pas la confondre avec des «consignes générales» centrées,
par exemple, sur l’ascèse, la fuite du monde, etc.
66
Hauerwas ne confond pas non plus suivance et imitation (Nachahmung) d’un
modèle, car la suivance est considérée comme mise en œuvre de la foi en vue du
Royaume de Dieu.
67
M. HONECKER, Einführung in die theologische Ethik, p. 147.
358 É. GAZIAUX

contrer en Jésus des idées essentielles au sujet du monde ou de


l’homme, mais de saisir en lui l’invitation à appartenir à un peuple
précis et à vivre différemment.
Si la suite du Christ possède un contenu au potentiel subversif à
l’égard du monde, ne dérive-t-elle pas chez Hauerwas en une sorte de
totalitarisme éthique en imposant, semble-t-il, un comportement
unique pour le croyant (non-violence, refus de l’avortement…)?
Or dans le monde pluriel qui est le nôtre et face aux problématiques
existentielles et éthiques qui l’habitent, ne convient-il pas de recon-
naître que «l’éthique du caractère inclut aussi la possibilité du conflit.
Le meilleur des chrétiens sera parfois obligé de prendre des décisions
pénibles, qui ne seront pas nécessairement fidèles à son caractère de
chrétien»68. Dans ce sens, assez paradoxalement, la référence christo-
logique davantage orientée sur le salut chez Barth et Tillich n’impli-
querait-elle pas mieux ce nécessaire discernement auquel est invité
le croyant que la posture somme toute assez rigide de l’éthique des
vertus prônée par Hauerwas? Sous l’égide de l’éthique des vertus,
le modèle hauerwassien ne débouche-t-il pas sur un moralisme69?
La rencontre de ces trois penseurs concernant la référence christo-
logique de l’éthique chrétienne peut ici aussi ouvrir à une promotion
mutuelle. Le modèle christologique d’une fondation de l’éthique chez
Barth peut étayer théologiquement la référence christologique de
Hauerwas et la libérer d’une surdétermination interprétative commu-
nautaire en même temps que la christologie ontologique de Tillich les
ouvre à une nécessaire articulation avec le monde en dégageant pour
l’une le caractère risqué de la décision éthique centrée sur l’amour et
en décloisonnant l’autre de sa suffisance autarcique. Simultanément,
l’éthique tillichienne se voit rappelée à une dimension particulière
propre à la tradition chrétienne et à un enracinement historique
concret, tandis que l’insistance sur la suite de Jésus opérée par Hauer-
was corrige ce que pourrait d’avoir unilatéral l’éthique évangélique

68
W. G. JEANROND, art. «Caractère», dans J.-Y. LACOSTE, Dictionnaire critique
de théologie, Paris, PUF, 1998, p. 243.
69
Cette impression est accentuée par la subordination de l’individu à la commu-
nauté, la primauté interprétative de celle-ci, la place seconde de la liberté par rapport
aux vertus, l’accentuation pratique de la théologie au détriment d’une réflexion
critique. Voir par exemple la contribution de F. DERMANGE, «Trouver son identité
à travers la vertu», dans D. MÜLLER, M. SHERWIN, N. MAILLARD, C. TITUS (éd.), Sujet
moral et communauté, Fribourg, Academic Press, 2007, p. 233-257.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 359

de Barth qui ne serait rien d’autre qu’une éthique de la grâce comprise


dans l’écoute de l’Évangile.

3. Éthique chrétienne et liberté humaine


Que ce soit dans sa relation à la systématique (ou fondamentale),
que ce soit dans son rapport à la christologie, l’éthique chrétienne
pose la question de la liberté du sujet croyant dans l’élaboration de
son attitude éthique. Si Barth et Hauerwas présentent bien des affini-
tés sur cette question, le second s’inscrivant dans la ligne du premier,
cette problématique montre aussi comment le théologien texan durcit
la posture barthienne. Hauerwas reprend le mouvement barthien pour
qui l’effort de réflexion sur la liberté humaine, ou sur les conditions
de possibilité d’un agir libre, n’est pas épistémologiquement pre-
mier70. L’impression d’arbitraire surgissant d’une telle éthique qui
semble négliger le fondement anthropologique de la liberté pourrait
encore être renforcée chez Hauerwas par le poids énorme accordé à
la communauté posée comme l’instance interprétative qui ne connaît
aucun autre critère que sa propre histoire.
Les postures de Barth et de Hauerwas prennent ainsi le contrepied
des modernes pour lesquels la liberté est souvent définie comme
l’absence d’ordre ou de liens constitutifs. Selon Ch. Taylor, «la notion
moderne de subjectivité a engendré plusieurs conceptions de la liberté
dans lesquelles l’homme devient libre en éliminant les obstacles ou
en se dégageant d’attaches, de liens ou d’empêchements extérieurs.
Être libre, c’est ne subir aucune contrainte, ne dépendre que de
soi-même. Loin de n’être qu’accessoire, cette conception est tout à
fait centrale à la notion moderne de sujet, à preuve le fait que la
liberté est une des valeurs les plus souvent invoquées à notre époque.
L’homme conquit sa nouvelle identité, celle d’un sujet qui se définit
lui-même, en se libérant d’abord de l’emprise d’un ordre cosmique
et de ses impératifs»71. À l’encontre d’une telle conception, Barth
développe une approche de la liberté humaine qui ne peut être
et exister que parce que déjà située dans un cadre, celui de l’alliance
et de l’engagement de Dieu pour l’homme révélés pleinement en

70
Voir J. WEBSTER, Barth’s Moral Theology. Human Action in Barth’s Thought,
p. 104.
71
Ch. TAYLOR, Hegel et la société moderne, Paris, Cerf, 1998, p. 155.
360 É. GAZIAUX

Jésus-Christ. Mais pareille approche rend-elle suffisamment compte


de l’autonomie et de la conscience morale de l’être humain? Hauerwas
se montre plus que critique à l’égard d’essais qui placent en premier
lieu la liberté comme cette capacité de «se désengager» et invoque
le récit comme catégorie première de l’éthique, et non la liberté.
Mais de telles conceptions tiennent-elles vraiment compte de la
consistance de la liberté humaine72? L’éthique qui se construit à
partir de telles présuppositions échappe-t-elle à l’impression d’arbi-
traire dans l’obéissance au commandement qu’elle promeut ou dans
la sujétion de l’individu à l’interprétation communautaire?
Or, si l’éthique peut théologiquement se définir comme la doctrine
du commandement de Dieu, pour reprendre l’expression barthienne, ou
si elle peut effectivement être ancrée dans une pratique communautaire
spécifique, il convient, pour lui éviter le reproche d’extrinsécisme, d’in-
diquer le rapport du commandement de Dieu et de cette pratique «au
mouvement propre de la liberté humaine»73. L’apport de Tillich peut
s’avérer ici précieux, car son projet montre bien comment l’impératif ne
peut être moral que parce qu’il «exprime la logique de l’intersubjecti-
vité et de la liberté. Hors de là, il serait arbitraire, et la soumission serait
un esclavage»74. La valorisation anthropologique présente chez Tillich,
intimant de devenir une personne dans une communauté de personnes75,
peut ainsi corriger l’unilatéralisme barthien et hauerwassien.
Le soupçon qui pèse sur la capacité de la liberté humaine s’exprime
chez Barth par sa critique de tout essai qui poserait l’homme comme
juge du bien et du mal et par l’identification qu’il effectue entre les
éthiques humaines (fruits de la liberté humaine) et le péché originel.
Hauerwas quant à lui ne condamne pas la morale humaine en tant que
telle, mais développe une réflexion qui conduit à penser que la seule
véritable et authentique morale est celle qui reconnaît l’état pécheur
de l’homme, la nécessité de la conversion et de la transformation, la
finalité de la sanctification, et le nécessaire enracinement communau-

72
Voir N. BIGGAR, The Hastening that Waits. Karl Barth’s Ethics, Oxford, Oxford
University Press, 1993, p. 5 qui trouve que la notion barthienne de liberté est plus
apparente que réelle. O’Donnovan note judicieusement que Hauerwas propose moins
«une répudiation de la création de l’homme par soi-même qu’une version raffinée de
cette thèse» (dans Résurrection et expérience morale, p. 16).
73
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 233.
74
H. BOUILLARD, Karl Barth, t. 3, p. 233.
75
Voir P. TILLICH, Le Fondement religieux de la morale.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 361

taire de la praxis vertueuse. Dès lors, les autres éthiques sont, sans le
dire, disqualifiées. Il est assez évocateur que, pour asseoir sa position,
Hauerwas se montre un critique virulent, non seulement des théolo-
giens défendant une autonomie de la morale en contexte chrétien mais
aussi des tenants de la loi naturelle. Ces deux postures critiquées par
Hauerwas prônent une morale rationnelle qui soit compréhensible
par tout être de raison et s’adresse à un auditoire plus large que la
communauté chrétienne qui, par ailleurs, n’est guère définie par le
théologien texan. Par rapport à ce rétrécissement communautaire,
l’unique éthique de Tillich, philosophique, signe bien le refus pour lui
d’une «schizophrénie» de la vérité, d’une tradition hétéronome
qui s’imposerait au mouvement de réalisation de l’être humain, et
souligne encore une fois sa volonté d’articuler son projet théologique
à la culture ambiante.
Ainsi, dans leur volonté de présenter une éthique théologique ou
chrétienne «forte», ou «spécifique», Barth et Hauerwas négligent
la fondation anthropologique nécessaire à tout discours éthique, a
fortiori s’il est théologique. En outre, comment penser le dynamisme
même de la révélation et de l’Alliance sans une réelle consistance
humaine et prise en compte de la liberté humaine, même si théolo-
giquement celle-ci est intimement unie à la volonté créatrice et
rédemptrice de Dieu? Tout comme la christologie, l’éthique ne peut
se passer d’une réflexion anthropologique forte.
Certes, au nom de la foi, Barth peut affirmer que la question du Bien
a déjà été tranchée, une fois pour toutes, et donc que la liberté n’est
pas «épistémologiquement» première. Cette conviction se durcit chez
Hauerwas par la perte de la puissance dialectique barthienne qui res-
taurait ce qu’elle condamnait, puisque la question éthique manifestait
le péché mais aussi et surtout la grâce. Mais même en s’accordant sur
ce principe fondamental, Barth reconnaît-il pleinement l’autonomie
humaine et n’accorde-t-il pas à la grâce ce qu’il conviendrait d’attri-
buer à la nature? Hauerwas paraît briser la dialectique barthienne en
accentuant la violence de ce monde et le péché présent dans la créa-
tion, pour relever la nécessité de la conversion et la particularité de
communautés porteuses de la promesse de paix. Si la dialectique bar-
thienne conservait une visée d’universalité, la posture de Hauerwas
réduit cette dialectique au cercle de la particularité et du témoignage
convictionnel au milieu d’autres éthiques, sans réellement établir un
rapport critique avec elles. Ce rétrécissement s’accompagne ainsi
362 É. GAZIAUX

d’une perte d’universalité propre à la dialectique barthienne, car Barth


concevait l’éthique chrétienne comme la seule véritable éthique mais
à dimension universelle. Sa spéculation le conduit bien à montrer que
la révélation de la Parole de Dieu s’adresse à tout homme, même à
celui qui ne croit pas ou ne le sait pas: celui-là est situé d’une manière
ou d’une autre par rapport à l’événement de la révélation. Or, chez
Hauerwas, l’éthique chrétienne ne s’adresse qu’à une communauté
particulière censée témoigner de sa vérité sans véritable dialogue avec
l’autre. Le fait pour Hauerwas de soutenir qu’il n’y a pas, par exemple,
d’éthique sociale chrétienne, mais que la communauté chrétienne est
une éthique sociale destinée à révéler au monde sa qualité de monde
est assez symptomatique de la perte du lien dialectique et de son
contenu sous couvert de les maintenir. Une véritable dialectique ne
demanderait-elle pas une confrontation critique approfondie, un
passage d’un pôle à l’autre, une réelle rencontre?
Si les essais de Barth et Hauerwas s’inscrivent dans la théologie
kérygmatique telle que définie par Tillich, la théologie apologétique
de ce dernier n’en vient-elle pas, quant à elle, à englober l’événement
du salut dans le mouvement d’autoréalisation et d’accomplissement
de la liberté humaine, la voie de la rencontre et du dialogue nivelant
par trop les différences? Si chez Barth la liberté humaine est sub-
ordonnée à la vérité christologique, si chez Hauerwas elle est évacuée
au profit d’une insertion narrative communautaire, chez Tillich
l’anthropologie n’est-elle pas érigée en critère de la révélation?
Certes, Tillich ne sombre pas non plus dans une conception naïve de
la liberté ou de l’être humain (le tragique est bien là: différence
essence – existence), le but est bien la réconciliation de l’être essentiel
et de l’être réel. Mais par rapport à Barth et Hauerwas, la reconnais-
sance tillichienne de la grandeur et du tragique de l’autonomie sous-
estime l’apport d’une logique narrative76. «Le concept de la théo-
nomie comme celui de l’autonomie nécessite la traduction et la
reconfiguration narratives en une histoire évangélique de passion et
de vie»77. En ce point central de la liberté, les trois points de vue

76
Voir P. RICŒUR, «Théonomie et/ou autonomie».
77
D. MÜLLER, L’éthique protestante, p. 126: «C’est pourquoi, en éthique appli-
quée, nous ne saurions nous contenter de cadrer le vécu dans un réseau conceptuel,
si satisfaisant soit-il: nous devons toujours tenir compte également de la résonance
expérientielle de la transcendance faisant brèche dans l’existence singulière des per-
sonnes». La problématique de l’avortement pourrait être ici évoquée pour montrer
les possibles et réelles différences entre les trois auteurs sur base de leur développe-
ment théologique fondamental.
FONDEMENTS ET PERSPECTIVES D’UNE ÉTHIQUE CHRÉTIENNE 363

peuvent ainsi se croiser et ouvrir le chemin pour une réflexion éthique


qui, tout en reconnaissant et promouvant la liberté et le versant anthro-
pologique de la réflexion théologique (Tillich), sans l’y réduire, n’en
fasse pas moins droit à l’inscription première de cette histoire de la
liberté dans le dynamisme d’amour de Dieu (Barth) et au nécessaire
apprentissage vertueux et communautaire que son déploiement
requiert (Hauerwas) dans notre contexte contemporain.

CONCLUSION

Les trois auteurs présentés témoignent ainsi de trois manières dif-


férentes de penser et fonder l’éthique chrétienne. Si le regard barthien
peut être caractérisé par la préposition «über», captivé qu’il est par
le jeu éternel de la divinité, si la perspective tillichienne peut être
qualifiée par un «in» qui traduit l’insertion théologique dans la réalité
du monde78, la conception hauerwassienne pourrait s’exprimer par un
«gegen» qui présente l’éthique chrétienne comme un modèle contre-
culturel. Il ne s’agit pas ici de trancher entre l’une ou l’autre option,
mais de montrer comment une voie peut féconder l’autre, les qualités
de l’une «corrigeant» les faiblesses de l’autre. Ce dialogue constant,
relevant d’un «ineinander» perpétuel, constitue la trame de la
réflexion éthique en théologie qui se doit, sous peine de virer dans des
simplismes ou extrémismes, de vivre et de se nourrir de cette tension.
Telle une ellipse avec ses deux foyers, l’éthique chrétienne ne peut
être qu’en tension promotrice entre la foi et la raison, la Parole du
Tout-Autre et celle de l’homme, la promesse et l’histoire.

B – 1348 Louvain-la-Neuve, Éric GAZIAUX


Grand Place, 45. Professeur à la Faculté de théologie
eric.gaziaux@uclouvain.be Université catholique de Louvain

78
Voir H. ZAHRNT, Aux prises avec Dieu, p. 458; «Tandis que Barth regarde en
haut vers le ciel et observe le jeu éternel de la Trinité, Tillich regarde vers le bas dans
la profondeur de la réalité et il est captivé par le jeu perpétuellement changeant de
l’histoire; et tandis que Barth s’est efforcé durant toute sa vie de sauvegarder
l’identité, la pureté et l’immutabilité du message chrétien, l’effort de Tillich porte dès
le début sur la variabilité, il ne tend certes pas à modifier ce message, mais à lui
donner une interprétation nouvelle et à la traduire dans la situation transformée de
notre époque et de notre monde», dans H. ZAHRNT, Aux prises avec Dieu, p. 403-404.
364 É. GAZIAUX

Résumé – Dans cet article, l’auteur s’interroge sur les principes majeurs
d’une éthique chrétienne. Dans une première partie, il expose trois postures
représentatives d’une manière de penser celle-ci, à savoir celles de K. Barth,
S. Hauerwas et P. Tillich. Sur cette base, il développe ensuite une réflexion
où l’éthique chrétienne est pensée en fonction de trois axes majeurs: son
rapport à la systématique, à la christologie, et à la liberté humaine, et où
l’éthique chrétienne est déployée comme devant se vivre et se penser en
tension constante entre raison et foi, nature et grâce, création et rédemption.

Summary – In this article, the author raises the question of the major
principles of Christian ethics. In the first part, he examines three positions
which are representative of one way of understanding them, namely:
K. Barth, S. Hauerwas and P. Tillich. On this basis, he then develops a
reflexion where Christian ethics are thought out in terms of its three major
axes: the relationship with systematic theology, with Christology and
human freedom, and where Christian ethics are deployed as being lived
and understood in a constant tension between reason and faith, nature and
grace, creation and redemption.

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