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PONTIFICIA STUDIORUM UNIVERSITAS A SANCTO THOMA AQUINATE IN URBE

FACULTAS PHILOSOPHIAE

LA VERITE CHEZ ANSELME


ET THOMAS D’AQUIN

Gabriel Rougevin-Baville
13487

FL 3316 – Anselm and Aquinas on Truth


Prof. Fr. D. Holtz, OP

ROMA
MMXX
LA VERITE CHEZ ANSELME ET THOMAS D’AQUIN

1. In her essay "Truth: Anselm or Aquinas?" (New Blackfriars 66 [1985]: 82-98),


Elizabeth Anscombe argued that there are two "deep differences" between
Anselm's and Aquinas's account of truth, in "two great matters": (1) "whether
the proper seat of truth is in the intellect...or whether there is truth in things"
and (2) "whether there is such a thing as created truth...and whether truth is one
thing, the same in all things that have truth". Discuss either (1) or (2) in light of
Anselm and Aquinas.
La vérité est-elle dans l’intellect ou dans les choses ? C’est là une question sur laquelle,
pour Elizabeth Anscombe, les pensées d’Anselme et de Thomas d’Aquin seraient
profondément différentes1, ou du moins présenteraient une différence d’inclination2. Et il
est vrai qu’à première vue, la définition que donne Anselme de la vérité lui permet une
conception beaucoup plus large des divers « lieux »3 dans lesquels elle peut être trouvée,
comparée à celle de Thomas qui – bien qu’il reprenne à son compte la formule
anselmienne – ne trouve la vérité, au sens propre, que dans l’intellect. Après avoir présenté
les deux manières de penser la vérité et ses lieux, nous pourrons voir si cette différence
est aussi profonde qu’elle paraît – et qu’Anscombe l’affirme.
La vérité est, pour Anselme, essentiellement rectitudo 4 : elle est ainsi droiture de
l’énoncé qui dit ce qu’il doit dire5, mais plus largement, elle est « la droiture que seul
l’esprit perçoit »6. Cette rectitude, l’esprit la perçoit justement en divers endroits, et les
premiers chapitres du traité ont « parcouru les divers lieux de la vérité »7, les différents
endroits où est dite être la vérité. Or, si l’examen d’Anselme commence par les lieux qui
se rapportent plutôt aux puissances de l’esprit que sont la connaissance8 et la volonté9, sa
recherche philosophique culmine lorsqu’il s’interroge sur « la vérité de l’essence des
choses »10. Et, puisque les choses sont ce qu’elles sont du fait de la Vérité suprême qui les

1
« I come now to try and explore the rather deep differences between Anselm and Thomas. These primarily
concern two great matters: one is whether the proper seat of truth is the intellect-the understanding-or
whether there is truth in things », E. ANSCOMBE, « Truth: Anselm or Aquinas? », p. 85.
2
« I perceive a difference of feeling between the two, which at the very least is a difference in slant », Ibid.,
p. 86.
3
« rerum diversitates in quibus veritatem dicimus esse », ANSELMUS, De Veritate, c. I, p. 177, l.1, nous
soulignons.
4
« non est illi aliud veritas quam rectitudo », ANSELMUS, De Veritate, c. II, p. 178, l.25.
5
« idem igitur est illi et rectam et veram esse, id est significare esse quod est », Ibid., l.22.
6
« Possumus ifitur, nisi fallor, definire quia veritas est rectitudo mente sola perceptibilis », ANSELMUS, De
Veritate, c. XI, p. 191, l.19.
7
M. CORBIN, « Introduction, traduction et notes », p. 109.
8
Ainsi Anselme se demande successivement si la vérité peut être trouvée dans la signification, l’énonciation
(c. II), l’opinion (c. III), les sens (c. VI).
9
La vérité peut être trouvée aussi bien dans la volonté (c. IV) que dans l’action (c. V).
10
« De veritate essentiae rerum », ANSELMUS, De Veritate, c. VII, p. 185, l.7.
LA VERITE CHEZ ANSELME ET THOMAS D’AQUIN

a créées11, alors tout ce qu’elles sont – en elles-mêmes - est conforme à ce qu’elles sont
dans cette vérité12. Il y a donc, dans leur être même, une certaine rectitude : elles sont ce
qu’elles doivent être, puisqu’elles sont en conformité à la vérité qui les a créées13. En
d’autres termes, il y a une vérité dans les choses, qui est leur droiture, c'est-à-dire le fait
qu’elles sont ce qu’elles doivent être pour celui qui les fait être14. La simple existence des
choses est ainsi la cause de la vérité qui peut être trouvée en elles15. Et, en ce sens, la vérité
semble se trouver dans les choses avant même d’être dans l’intellect qui conçoit ou affirme
la vérité : c’est de l’existence même des choses, en effet, que le discours ou la
connaissance vraie tire sa vérité16.
Une telle conception de la vérité et de ses lieux semble aller contre la pensée de Thomas
d’Aquin. Pour lui, la vérité est avant tout, selon ce qui accomplit sa raison formelle,
« adéquation entre la chose et l’intellect » 17 , et même la rectitude d’Anselme est
interprétée comme signifiant une telle adaequatio18. Et lorsque l’Aquinate se demande
explicitement « si la vérité se trouve principalement dans l’intelligence plutôt que dans les
choses »19, il répond dans un premier temps que « cette adéquation ne peut exister que
dans l’intelligence »20, sans doute avec en arrière-fond de sa pensée la théorie des relations
non-réciproques. Mais le corps de l’article lui permet cependant de nuancer cette réponse
en faisant intervenir le caractère analogique de la vérité 21 : c’est comme premier

11
« An putas aliquid esse aliquando aut alicubi quod non sit in summa veritate, et quod inde non acceperit
quod est inquantum est, aut quod possit aliud esse quam quod ibi est ? », ANSELMUS, De Veritate, c. VII,
p.185, l. 11-13.
12
« Quidquid igitur est, vere est, inquantum est hoc quod ibi est », Ibid., l. 15.
13
« Si ergo omnia hoc sunt quod ibi sunt, sine dubio hoc sunt quod debent », Ibid., l.25.
14
« Si ergo et veritas et rectitudo idcirco sunt in rerum essentia, quia hoc sunt quod sunt in summa veritate :
certum est veritatem rerum esse rectitudinem », ANSELMUS, De Veritate, c. VII, p. 186, l.1-3.
15
« La vérité est toujours reçue, causée par une cause externe aussi bien dans notre discours, dans notre
pensée, dans notre volonté, dans notre action que dans les choses elles-mêmes. Quelle est cette cause ?
L’existence des choses », J. RASSAM, « Existence et vérité chez saint Anselme », p. 332.
16
« Le De Veritate n’affirme nulle part que la nécessité rationnelle d’une proposition dérive de la nécessité
de l’essence affirmée, mais bien au contraire que la vérité d’une proposition a sa cause en dehors d’elle dans
l’existence de ce qu’elle affirme », Ibid., p. 334.
17
« Alio modo difinitur secundum id in quo formaliter ratio veri perficitur, et sic dicit Ysaac quod “Veritas
est adaequatio rei et intellectus” », THOMAS de Aquino, Quaestiones disputatae de veritate, q.1, a.1, co.,
l.184-187 [à partir d’ici, noté Q. de Ver.].
18
« et Anselmus in libro De veritate “Veritas est rectitudo sola mente perceptibilis”, – rectitudo enim ista
secundum adaequationem quandam dicitur », THOMAS de Aquino, Q. de Ver., q.1, a.1, co., l.188-190.
19
« utrum veritas principalius inveniatur in intellectu quam in rebus », THOMAS de Aquino, Q. de Ver., q.1,
a.2, arg.1, l.1.
20
« haec adaequatio non potest esse nisi in intellectu », THOMAS de Aquino, Q. de Ver., q.1, a.2, s.c.2, l.46.
21
« cum verum dicatur per prius et posterius de pluribus », THOMAS de Aquino, Q. de Ver., q.1, a.2, co.,
l.57. Ce caractère analogique de la vérité fait toute la complexité du sujet : « d’une part, le concept de vrai
est engagé dans une considération des propriétés de l’étant ; d’autre part, il sert à qualifier la connaissance,
notamment l’intelligence, quand celle-ci, en raison même de son acte de jugement, entre en un certain
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analogué22 que la vérité est trouvée dans l’intelligence, car c’est dans l’intellect que se
trouve l’adéquation qui accomplit de manière première la ratio de la vérité23 ; ensuite, per
posterius, la vérité est trouvée dans les choses24. Toutefois,
Ces brèves considérations nous invitent donc à apporter deux nuances à l’affirmation
d’une « profonde différence » entre la pensée de Thomas et celle d’Anselme. La première
nuance tient à l’analogie du concept de vérité pour le Docteur commun. Si l’analogie
exprime une différence plus grande que la similitude, il faut néanmoins en conclure que
la vérité n’est pas dans les choses de manière équivoque. La raison de cette analogie est
en effet le lien entre la vérité des choses et la vérité comme adéquation de leur existence
avec l’intellect divin : la chose est dite vraie selon « l’adéquation à l’intellect divin en tant
qu’elle accomplit ce à quoi elle a été ordonnée par [cet] intellect divin »25. Thomas se
réfère ici directement à l’autorité d’Anselme26, et nous pouvons effectivement trouver un
lien strict entre cette adéquation à l’intelligence divine et la correspondance faite par
l’abbé du Bec entre la vérité des choses et leur existence en conformité avec la Vérité
suréminente27. La deuxième nuance, en conséquence, est que nous pouvons trouver la
même concaténation, chez nos deux auteurs, entre vérité divine, vérité des choses et vérité
de la connaissance humaine. Anselme, d’un côté, affirme en effet, que « la vérité qui est
dans l’existence des choses est l’effet de la Vérité suprême, et qu’elle est elle-même la
cause de la vérité qui est de la connaissance et de celle de la proposition »28. De sorte que

rapport de conformité avec la chose appréhendée », Y. FLOUCAT, « La vérité comme conformité selon saint
Thomas d’Aquin », p. 49.
22
« oportet quod de illo per pris dicatur in quo primo invenitur completa ratio veritatis », THOMAS de
Aquino, Q. de Ver., q.1, a.2, co., l.59.
23
La raison en est, ultimement, la définition du vrai comme transcendantal, c'est-à-dire comme modalité de
l’étant en tant qu’il se rapporte à l’intelligence à laquelle il est ordonné, donc en lien avec le mouvement de
connaissance qui a son terme dans l’intelligence elle-même (à la différence du mouvement de la volonté qui
a son terme en dehors du sujet) : « et quia bonum, sicut dictum est, dicit ordinem entis ad appetitum, verum
autem dicit ordinem ad intellectum, inde est quod Philosophus dicit in VI Metaphysicae quod bonum et
malum sunt in rebus, verum autem et falsum sunt in mente », Ibid., l.71-77.
24
« Res autem non dicitur vera nisi secundum quod est intellectui adaequata, unde per posterius invenitur
verum in rebus, per prius autem in intellectu », Ibid., l.78-80. L’analogie de la vérité est affirmée encore
plus clairement dans l’article 4 : « veritas proprie invenitur in intellectu humano vel divino, sicut sanitas in
animali ; in rebus autem aliis in quantum sunt effectiva vel conservativa sanitatis animalis », THOMAS de
Aquino, Q. de Ver., q.1, a.4, co., l.153-157..
25
« secundum enim adaequationem ad intellectum divinum dicitur vera in quantum implet hoc ad quod est
ordinata per intellectum divinum », THOMAS de Aquino, Q. de Ver., q.1, a.2, co., l. 99-102.
26
« ut patet per Anselmum in libro De veritate », Ibid.
27
« Est igitur veritas in omnium quæ sunt essentia, quia hoc sunt quod in summa veritate sunt », ANSELMUS,
De Veritate, c. VII, p.185, l. 18.
28
« veritas quæ est in rerum existentia sit effectum summæ veritatis, ipsa quoque causa est veritatis quæ
cogitationis est, et eius quæ est in propositione », ANSELMUS, De Veritate, c. X, p.190, l. 9-11.
LA VERITE CHEZ ANSELME ET THOMAS D’AQUIN

la vérité des choses tient, entre la vérité divine et la vérité de la pensée, une position
intermédiaire qui est également affirmée par l’Aquinate : « la chose naturelle, établie entre
les deux intellects, est dite vraie selon une adéquation à l’un ou à l’autre »29. Et, en un
certain sens, chez Thomas également, la vérité des choses est causée par la vérité divine,
et cause de la vérité dans la connaissance humaine30 : certes, le vrai se trouve dans les
réalités per posterius, mais ces réalités « mesurent notre intellect […] tandis qu’elles sont
mesurées par l’intellect divin »31 qui les produit.
En conclusion, plutôt que de voir une profonde différence entre les deux auteurs, nous
pourrions dire que Thomas fournit, avec son intelligence du modèle analogique, la base
métaphysique de ce dont Anselme avait l’intuition sans pouvoir le fonder : à partir d’un
princeps analogatum, la Vérité divine, les choses peuvent être dites vraies dans la
connaissance comme dans la réalité elle-même, tout en accomplissant différemment la
ratio de cette perfection32.

29
« Res ergo naturalis, inter duos intellectus constituta, secundum adaequationem ad utrumque vera
dicitur », THOMAS de Aquino, Q. de Ver., q.1, a.2, co., l.97.
30
« per prius etiam inest rei veritas in comparatione ad intellectum divinum quam humanum, cum ad
intellectum divinum comparetur sicut ad causam, ad humanum atem quodammodo sicut ad effectum, in
quantum intellectus scientiam a rebus accipit », Q. de Ver., q.1, a.4, co., l.97.
31
« Ex quo patet quod res naturales, a quibus intellectus noster scientiam accipit, mensurant intellectum
nostrum […] : sed sunt mensuratae ab intellectu divino », Q. de Ver., q.1, a.2, co., l. 87-91.
32
L’explication la plus brillante de cette participation inégale de la ratio veritatis est sans doute donnée à la
fin de l’article 4 : « Denominantur autem res verae a veritate quae est in intellectu divino vel in intellectu
humano, sicut denominatur cibus sanus a sanitate quae est in animali, et non sicut a forma inhaerente ; sed
a veritate quae est in ipsa re, quae nihil aliud est quam entitas intellectui sibi adaequans, denominatur sicut
a forma inhaerente, sicut cibus denominatur sanus a qualitate sua, a qua sanus dicitur », Q. de Ver., q.1, a.4,
co., l.200-209.
LA VERITE CHEZ ANSELME ET THOMAS D’AQUIN

2. A classic and perennial problem in philosophy has to do with the problem of


falsity in perception. How do Anselm and Aquinas respond to this problem?
Si Descartes a rendu populaire la méfiance vis-à-vis de la perception sensible et de la
connaissance qu’elle procure 33 , notamment en reprenant l’image, désormais plus que
classique, du « bâton brisé » 34 , ce soupçon remonte aux origines de l’histoire de la
philosophie occidentale35 . Il est donc prévisible que, s’interrogeant sur la nature de la
vérité, Anselme et Thomas d’Aquin examinent la question de la fausseté dans la
perception sensible 36 . Et si les deux théologiens s’accordent, conformément à leurs
définitions respectives de la vérité, à écarter la fausseté, au sens propre, de la perception
sensible, la réponse plus nuancée de l’Aquinate nous permet d’entrer plus avant dans la
complexité de la question.
Dans les premiers chapitres du De veritate, Anselme examine les « divers lieux de la
vérité »37, c'est-à-dire, plus que ses différents sens, les « choses diverses où nous disons
que la vérité est »38. Après avoir étudié la vérité de la signification, de l’énonciation, de
l’opinion, de la volonté et de l’action, le sixième chapitre s’attaque à la question « de la
vérité des sens » 39 . Le disciple, dans un réquisitoire au style très cartésien, hésite à
considérer les sens corporels comme un des lieux de la vérité, au motif qu’ils trompent
parfois40. Mais Anselme s’emploie à disculper la perception sensible de cette possibilité
d’errance, qu’il attribue plutôt à l’opinion 41 ou au sens intérieur 42 . Et il ne faut pas
confondre ce sensus interior avec celui du De Anima d’Aristote, qu’Anselme n’a
d’ailleurs probablement pas lu. Le sens intérieur, ici, c’est celui qui pose le jugement, qui

33
« Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens, ou par les sens :
or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence ne se fier jamais
entièrement à ceux qui nous ont une fois trompé », R. DESCARTES, Méditations, Première médiation, p. 269.
Cf. E. DOMET DE VORGES, La perception et la psychologie thomiste, p. 221 s.
34
« Quand donc on dit qu’un bâton paraît rompu dans l’eau, à cause de la réfraction, c’est de même que si
l’on disait qu’il nous paraît d’une telle façon qu’un enfant jugerait de là qu’il est rompu, et qui fait aussi
que, selon les préjugés auxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, nous jugeons la même chose »,
R. DESCARTES, Méditations, Sixièmes réponses, p. 540-541. Descartes a-t-il lu Anselme ? C’est probable.
En tout cas, cette image se trouve déjà dans son De Veritate : « Similiter cum fustis integer, cuius pars est
intra aquam et pars extra, putatur fractus », ANSELMUS, De Veritate, c. VI, p. 184, l.26. Cf. A. FARGES,
L’objectivité de la perception des sens externes et les théories modernes, pp. 184-197.
35
Qu’il nous suffise de penser à la fameuse « allégorie de la caverne » ; cf. PLATON, République, VII.
36
Anselme interroge cette question dans le chapitre VI de son De Veritate ; Thomas, dans les articles 9 et
11 de la première Quaesti disputata de veritate.
37
M. CORBIN, « Introduction, traduction et notes », p. 109.
38
« rerum diversitates in quibus veritatem dicimus esse », ANSELMUS, De Veritate, c. I, p. 177, l.1.
39
« De sensuum veritate », ANSELMUS, De Veritate, c. VI, p. 183, l.9.
40
« Est quidem in sensibus corporis veritas, sed non semper. Nam fallunt nos aliquando », Ibid., l.15.
41
« Non mihi videtur hæc veritas et falsitas in sensibus esse, sed in opinione », Ibid., l.22.
42
« Ipse namque sensus interior se fallit, non illi mentitur exterior », Ibid., l.23
LA VERITE CHEZ ANSELME ET THOMAS D’AQUIN

sait discerner entre la chose et la ressemblance de la chose43 : c’est donc en lui que se
trouve la fausseté, lorsqu’il « ne discerne pas bien ce [que les sens] peuvent ou ce qu’ils
doivent »44. Une telle absolution de la perception sensible est, du reste, cohérente avec la
définition de la vérité comme rectitudo 45 : quoi qu’ils fassent, les sens font ce qu’ils
doivent faire, car ils nous livrent fidèlement des informations au sujet desquelles c’est à
l’intelligence de formuler un jugement. Et Anselme lie cette vérité à celle qui se trouve
dans l’action46 et qu’il a ainsi définie au chapitre précédent : « la vérité de l’action est sa
droiture »47. Ainsi, toute action naturelle, non rationnelle, puisqu’elle est nécessaire, fait
ce qu’elle doit et est donc vraie, droite48. C’est le cas pour l’acte des sens corporels, qui
n’ont pas le choix de ce qu’ils transmettent au sens intérieur, qui agissent donc
nécessairement droitement, c'est-à-dire en conformité avec leur nature. Ainsi, la réponse
d’Anselme est nette : les sens ne se trompent pas, il n’y a pas de fausseté en eux, car ils
ne peuvent pas agir autrement qu’en conformité avec leur nature, ils ne peuvent pas ne
pas être droits, donc vrais49.
La réponse de Thomas d’Aquin apporte quelques nuances à celle d’Anselme. Puisque
la vérité est avant tout, selon sa raison formelle, une « adéquation entre la chose et
l’intellect »50, et que le sens occupe une place intermédiaire entre la chose et l’intellect,
de sorte qu’il est « par rapport aux choses, comme un intellect, et par rapport à l’intellect
comme une chose » 51 , alors le lieu de l’adéquation se dédouble, et la présence de la
fausseté ou de la vérité peut être examinée dans les deux rapports ainsi établis52. Ainsi, en

43
« puerilis sensus interior, qui nondum bene scit discenere inter rem et rei similitudinem », Ibid., l.26.
44
« non culpa sensuum est […] sed iudicio animæ imputandum est, quod non bene discernit quid illi possint
aut quid debeant », ANSELMUS, De Veritate, c. VI, p. 184, l.28-31.
45
Définition encore incomplète, mais déjà posée comme base de la réflexion au chapitre deuxième : « non
est illi aliud veritas quam rectitudo », ANSELMUS, De Veritate, c. II, p. 178, l.25.
46
« et continetur hæc veritas su billa veritate, quæ est in actione », ANSELMUS, De Veritate, c. VI, p. 185,
l.2-3.
47
« veritatem actionis esse rectitudinem », ANSELMUS, De Veritate, c. V, p. 181, l.27.
48
« Ex necessitate namque ignis facit rectitudinem et veritatem, cum calefacit », Ibid., p. 182, l.8.
49
« sensus, quidquid renuntiare videantur, sive ex sui natura hoc faciant sive ex alia aliqua causa : hoc
faciunt quod debent, et ideo rectitudinem et veritatem faciunt », ANSELMUS, De Veritate, c. VI, p. 184-185.
50
« Alio modo difinitur secundum id in quo formaliter ratio veri perficitur, et sic dicit Ysaac quod “Veritas
est adaequatio rei et intellectus”, et Anselmus in libro De veritate “Veritas est rectitudo sola mente
perceptibilis”, – rectitudo enim ista secundum adaequationem quandam dicitur », THOMAS de Aquino,
Quaestiones disputatae de veritate, q.1, a.1, co., l.184-190 [à partir d’ici, noté Q. de Ver.].
51
« sensus inveniatur quodam modo medius inter intellectum et res : est enim rebus comparatus quasi
intellectus, et intellectui comparatus quasi res quaedam », THOMAS de Aquino, Q. de Ver., q.1, a.11, co.,
l.46-50.
52
« Soit en effet les sens provoquent une appréhension vraie ou fausse d’eux-mêmes dans l’intellect ; soit
ils portent un jugement vrai ou faux sur les choses appréhendées en jugeant qu’elles sont ou ne sont pas »,
C. BROUWER, M. PEETERS, « Introduction, traduction et notes », p. 32.
LA VERITE CHEZ ANSELME ET THOMAS D’AQUIN

tant qu’il est, pour l’intellect, comme une réalité qui en indique une autre53, le sens peut
être faux lorsqu’il représente cette autre réalité autrement que ce qu’elle est en elle-
même54 ; mais, pris en lui-même, il ne fait que transmettre fidèlement la disposition dans
laquelle le contact avec la réalité l’a mis55, et il est donc toujours vrai, comme Anselme
l’avait affirmé. En d’autres termes, « le sens, dans son rapport avec l’intellect, produit
toujours une estimation vraie de sa propre disposition dans l’intelligence, mais pas
toujours [une estimation vraie] de la disposition des choses »56. Mais pourquoi le sens
peut-il transmettre – fidèlement – une fausse estimation de la disposition des choses ? Car
dans son rapport avec les réalités extérieures, le sens est comme l’intellect57 : il pose un
jugement sur les choses sensibles58. Ce jugement peut être faux, lorsqu’il porte non pas
sur les sensibles propres59 – car son acte est alors naturel et suit la rectitudo anselmienne60
–, mais sur les sensibles communs : car alors le jugement n’est pas naturel mais se fait par
une certaine collatio de la puissance cogitative qui laisse place à l’erreur possible61.
Ainsi, Thomas nuance l’affirmation anselmienne d’une inerrance absolue de la
perception sensible. Pris en eux-mêmes et en tant qu’ils transmettent une impression
physique de manière quasi-mécanique, les sens ne se trompent pas et ne nous trompent
pas, car leur action est naturelle et nécessaire : ils agissent alors avec la rectitude
anselmienne. Mais la perception sensible ne se limite pas à la transmission physique, et la
sensibilité est déjà, chez Thomas, une instance de jugement : la contingence entre alors
dans son acte, et elle peut se tromper. Il semble donc que nous puissions trouver chez

53
« sensus enim et est res quaedam in se et est indicativum alterius rei », THOMAS de Aquino, Q. de Ver.,
q.1, a.11, co., l.62-64.
54
« cum quandoque repraesentet ei aliter quam sit, secundum hoc sensus falsus dicitur », Ibid., l.73-75.
55
« secundum quod sensus disponitur secundum hoc dispositionem suam intellectui demonstrat », Ibid.,
l.67-69.
56
« sensus intellectui comparatus semper facit veram existimationem in intellectu de dispositione propria,
sed non semper de dispositione rerum », Ibid., l.80-82. Un passage de la Summa l’explique très clairement :
« Per hoc quod sensus ita nuntiant sicut afficiuntur, sequitur quod non decipiamur in iudicio quo iudicamus
nos sentire aliquid. Sed ex eo quod sensus aliter afficitur interdum quam res sit, sequitur quod nuntiet nobis
aliquando rem aliter quam sit. Et ex hoc fallimur per sensum circa rem, non circa ipsum sentire », THOMAS
de Aquino, Summa Theologiae, Ia, q.XVII, a.2, ad 1um, p.220, nous soulignons.
57
« si autem consideretur sensus secundum quod comparatur ad res, tunc in sensu est falsitas et veritas per
modum quo est in intellectu », THOMAS de Aquino, Q. de Ver., q.1, a.11, co., l. 84-86.
58
« in sensu proprie veritas et falsitas dicitur secundum hoc quod iudicat de sensibilibus », Ibid., l.91-92.
59
« sensus iudicium de sensibilibus propriis semper est verum », Ibid., l. 110.
60
« Sensus autem iudicium de quibusdam est naturale, sicut de propriis sensibilibus […] ; naturalis autem
actio alicuius rei semper est uno modo », Ibid., l. 98-107.
61
« … de quibusdam autem quasi per quandam collationem […], et sic iudicat vis sensitiva de sensibilibus
communibus et de sensibilibus per accidens […] ; sed de sensibilibus communibus vel per accidens
interdum iudicium sensus fallitur », Ibid., l. 100-113. Sur le rôle de la vis cogitativa, cf. E. DOMET DE
VORGES, La perception et la psychologie thomiste, pp. 81 s.
LA VERITE CHEZ ANSELME ET THOMAS D’AQUIN

l’Aquinate une réponse mesurée et crédible à la méfiance moderne vis-à-vis de la


perception sensible : tout en admettant la possibilité d’erreurs contingentes, le réalisme
empirique thomasien ne détruit pas, comme le fera Descartes, la confiance première dans
le réel et notre capacité de le connaître en vérité via les sens. Sans cette confiance, la seule
issue62 est un subjectivisme dont on a pu constater les dégâts. Devant cette menace, sans
doute le Docteur commun est-il capable « de rendre au bon sens de l’humanité […] la
réalité complète de ce monde extérieur, que le sophisme [paraît] lui avoir un instant
ravie »63.

62
Car, comme Albert Farges, « nous ne croyons pas qu’une position intermédiaire et mixte soit longtemps
soutenable […] : ou bien le monde est tel que nous le percevons dans les conditions normales, ou bien, il
est la cause inconnue de nos sensations », A. FARGES, L’objectivité de la perception des sens externes et les
théories modernes, p. 242.
63
Ibid.
LA VERITE CHEZ ANSELME ET THOMAS D’AQUIN

BIBLIOGRAPHIE

1. Textes
ANSELMUS Cantuarensis, De Veritate, in S. Anselmi Cantuariensis Archiepiscopi,
Opera omnia. Volumen primum, continens opera quae prior et abbas beccensis
composuit. Ad fidem codicum recensuit Franciscus Salesius Schmitt, Edinburgi,
Thomas Nelson et filios, 1946, 175-199.
DESCARTES, René, Méditations, objections et réponses, in René Descartes,
Œuvres et lettres, Gallimard, Éditions de la Pléiade, Paris, 1953, 255-547.
THOMAS de Aquino, Quaestiones disputatae de Veritate, in Sancti Thomae de
Aquino, Opera omnia, iussu Leonis XIII P.M. edita, t.XXII : Questiones
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———, Summa Theologiae, Ia pars, in Sancti Thomae Aquinatis Doctoris
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