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I.

Anselme, le scolastique augustinien

Autour du premier siècle de l’an 1000 PCD, un moine bénédictin, immergé dans
la prière et la méditation, forge un « argument » qui fascinera et interpellera les plus
grands penseurs des siècles à venir. En ce période on assiste en ce période à la
fleuraison des universités, des véritables foyers de culture ou l’on se dédiait à la lecture,
la méditation et l’approfondissement du savoir ancien. Cela ce faisait en forme de lectio
(lecture), ou l’étudiant était exposé aux différentes disciplines, et de disputatio (débat),
ou l’on s’appropriait du savoir en l’utilisant dans un débat sous forme de question-
réponse. Le résultat de cela était une grande synthèse que l’on appelait summa (somme,
compendium).
S. Anselme outre être un scolastique invétère, il était aussi profondément augustinien.
En raison de son influence capitale sur s. Anselme on est obligé d’exposer très
brièvement sa théorie de la connaissance.
Grace à son génie, Augustin arrive à trouver les points de convergences et
divergence entre la pensée grecque et les données de la révélation, et arrive, plus que
tout les autres auteurs de l’époque à les harmoniser. 1 On peut voir cela par exemple,
dans l’explication philosophique du dogme de la Création, grâce auquel il a développé
l’idée d’un début absolu au temps. Le temps assume alors un sens profond, une
direction spécifique, et il est affranchi de l’idée d’un eternel retour. Il y a une évolution
dans la création, qui s’achemine vers son accomplissement définitif. Malheureusement
dans son anthropologie il n’arrive pas tout à fait à s’en débarrasser, il ne comprend pas
comment bien comment l’âme immortelle puisse fonctionner avec un corps mortel. La
séparation entre matière et esprit, âme et corps demeure latente. Sa fameuse doctrine de
l’illumination signale cette déficience : l’homme, âme intelligente créé à l’image de
Dieu, ne connait pas le monde à travers les donnés qui lui parvienne de sa sensibilité
corporelle, mais à travers ce à quoi le monde le renvoie, c'est-à-dire les « idées innées »
que Dieu a planté en son intérieur. C’est seulement à travers un travail de réminiscence,
ou l’on cherche l’illumination divine qu’on parvient à connaitre les choses. C’est un
mouvement qui part du plan extérieur du monde, vers le plan intérieur du « je » (ab
exteriora ad interioribus), et du plan intérieur au plan supérieur des Idées Divines. La

1
DASSELEER P., Histoire de la philosophie médiévale, Syllabus, Namur, 2018, pp. 13-22.
raison est première, et son union au corps reste un mystère. 2 Anselme, on va voire, reste
tributaire du rationalisme d’Augustin, chose qui transparaitra dans « l’audace idéaliste »
de son argument. Par contre, l’école thomasienne, qui redécouvrira et retravaillera la
philosophie d’Aristote, part de la position opposé. C’est à partir du monde sensible que
l’homme, grâce aux facultés de sa sensibilité (corps) est capable de le connaitre. Cela se
fait à travers un procès laborieux d’abstraction, sensible et intellectuelle, des donnés qui
parviennent à notre intellect (âme) grâce à notre corps sensible, qui retrouve ici toute sa
place et sa dignité. En effet, celui-ci est le seul qui « touche » directement le réel lui-
même, l’être qui se donne dans les étant. 3 Finalement, pour revenir à Anselme, il nous
reste maintenant à entrer dans le vif du sujet, en clair, qu’est ce que l’argument de s.
Anselme ? Et, plus fondamental encore, pourquoi produire un tel argument ? Pourquoi
prouver l’existence de Dieu ? Pour répondre à ces questions et pour regarder de près le
développement de l’argument d’Anselme on va le parcourir ensemble à travers la
traduction française de Michel Corbin, s.j.4

II. Fides quaerens intellectum

Première indice, le bénédictin de Cantorbéry est à la recherche d’un argument


unique qui suffirait à lui-même pour convaincre que Dieu existe.

« […] j’ai commencé à chercher, à part moi, s’il se pouvait trouver, par hasard,
un argument unique (unum argumentum) qui n’eut besoin que de lui seul pour
se prouver (se solo indigeret) et qui seul garantît que Dieu est vraiment »5

Cela est important car, tout comme Dieu se suffit à lui-même, l’argument qui
prouve son existence est sensé être tout aussi simple et nécessaire. Cette recherche, loin
d’être une spéculation entre autres, devient une véritable nécessité existentielle pour s.
Anselme, au point de ressembler à une obsession car ne il mange que rarement et

2
DASSELEER P., Histoire de la philosophie médiévale, Syllabus, Namur, 2018, pp. 20-21.
3
DASSELEER P., Introduction à la métaphysique, dans Questions Disputées, Téqui, Paris, 2019, pp.
161-300.
4
ANSELME DE CANTORBERY, Proslogion, dans Monologion, Proslogion (Tome 1), traduction du
latin par Michel Corbin, Paris, Cerf, 1986, pp.219-288.
5
Ibid.
commence à avoir des difficultés à prier. 6 En effet, un argument, dans la méthode de
disputatio est « une proposition qui permet de lever un doute, de trancher entre les deux
parties »7 et l’enjeu ici est le plus élevé et important sur lequel on puisse débattre :
l’existence même de Dieu.
C’est sous cette lumière qu’on peut comprendre pourquoi cet argument est
exprimé, et même immergé et pétri, dans un contexte de prière. S. Anselme raisonnait
car sa foi aspirait à la vérité (« desidero […] intellegere veritatem tuam »). La recherche
de cet argumentum devient le point cardinal de sa foi. Voila d’où jaillit son fameux
« fides quaerens intellectum», car, dit il dans son Proslogion : « je ne cherche pas non
plus à reconnaître (intelligere) pour croire, mais je crois pour reconnaître ». La foi en
Dieu, expérience profonde, n’a pas besoin d’une preuve, strictu sensu, mais le désir fait
partie d’une foi vivante, assoiffé de Vérité, et elle ne se contente pas de croire sans
« gouter ».8
« Enseigne-moi à Te chercher, montre-toi à qui Te cherche, car je ne puis Te
chercher si Tu ne m’enseignes, ni Te trouver si Tu ne Te montres. Que je Te
cherche en désirant, que je désire en cherchant. Que je te trouve en aimant, que
j’aime en trouvant. (Quaeram te desiderando, desiderem qaerendo. Inveniam
amando, amen inveniendo) »9

Voila alors qu’au même temps qu’il prie, s. Anselme « récite » son argument. Celui-ci
se trouve dans le II chapitre du Proslogion :

« Nous croyons en effet que Tu es quelque chose dont rien de plus grand ne
puisse être pensé. Est-ce qu’une telle nature n’est pas parce que l’insensé a dit dans son
cœur : Dieu n’est pas ? Mais certainement ce même insensé, lorsqu’il entend cela même
que je dis : « quelque chose dont rien de plus grand ne peut être pensé », reconnaît ce
qu’il entend, et ce qu’il reconnaît est dans son intelligence, même s’il ne reconnaît pas
que cela est. Car c’est une chose que la chose soit dans l’intelligence, une autre de
reconnaître que cela est (aliud intellegere rem esse). […] Même l’insensé est donc

6
ANSELME DE CANTORBERY, Proslogion, dans Monologion, Proslogion (Tome 1), traduction du
Latin par Michel Corbin, op. cit., p. 243
7
Ibid.
8
BARTH K., S. ANSELME, Fides quaerens intellectum, La preuve de l’existence de Dieu, (Lieux
Théologiques n. 7), Labor et Fides, Genève, 1985, pp. 13-19
9
ANSELME DE CANTORBERY, Proslogion, dans Monologion, Proslogion (Tome 1), traduction du
Latin par Michel Corbin, op. cit., p. 243
convaincu que «  quelque chose dont rien de plus grand ne peut être pensé (nihil maius
cogitari potest) », est au moins dans l’intelligence. Mais certainement cela dont plus
grand ne peut être pensé ne peut être dans la seule intelligence. En effet, s’il est au
moins dans la seule intelligence, qu’il soit aussi dans la réalité peut être pensé, ce qui est
plus grand. Alors si « cela dont plus grand ne peut être pensé » est dans la seule
intelligence, cela même « dont plus grand ne peut être pensé » est « cela dont plus grand
ne peut être pensé ». Mais certainement ceci ne peut être. Quelque chose dont plus
grand ne peut être pensé existe donc, sans le moindre doute, et dans l’intelligence et
dans la réalité. »10

Cette première démonstration peut-être résumée en la divisant en 5 parties 11: (1)


Dieu est l’être dont plus grand ne peut être pensé, (2) un être qui existe dans l’intellect
et dans la réalité est plus grand qu’un être qui existe que dans l’intellect, (3) si Dieu
existe dans l’intellect il existe aussi dans la réalité, (4) Dieu est dans l’intellect, (5) Dieu
est dans la réalité. Dans celle-ci Anselme affirme que si, comme le prétend l’insensé,
Dieu n’était que dans l’intellect sans être dans la réalité, celui-ci contredirait l’idée
même qu’il a dans son intellect. Or Anselme ne s’arrête pas ici, et il nous propose un
deuxième argument :

« Cela est en tout cas si vraiment qu’on ne peut penser qu’il ne soit pas. Car on
peut penser qu’il est quelque chose dont on ne puisse penser qu’il ne soit pas, ce qui est
plus grand que ce dont on peut penser qu’il ne soit pas. Dès lors, si l’on peut penser que
cela dont plus grand ne peut être pensé n’est pas, cela même dont plus grand ne peut
être pensé n’est pas cela dont plus grand ne peut être pensé ; ce qui ne peut convenir.
Ainsi donc quelque chose dont plus grand ne peut être pensé est si vraiment qu’on ne
puisse penser qu’il ne soit pas (nec cogitari possit non esse) »12

Ce qui est affirmé ici c’est l’impossibilité de penser la non-existence de Dieu ou, en
d’autres mots, cet argument dit la nécessité de l’existence de Dieu. Si dans le premier

10
ANSELME DE CANTORBERY, Proslogion, dans Monologion, Proslogion (Tome 1), traduction du
latin par Michel Corbin, op. cit., p. 244
11
SCRIBANO E., L’existence de Dieu, Histoire de la preuve ontologique de Descartes à Kant,
Seuil, Paris, 2002.
12
ANSELME DE CANTORBERY, Proslogion, dans Monologion, Proslogion (Tome 1), traduction du
latin par Michel Corbin, op. cit., p.247-248.
argument Anselme démontrait que de l’idée de Dieu découle par nécessité logique son
existence réelle, dans le second argument il affirme que l’impossibilité de non-existence
est plus parfait que sa possibilité. L’idée de Dieu « contient » aussi son existence, et
l’idée de Dieu ne peut pas ne pas être pensée, donc Dieu existe nécessairement.
En somme, les deux arguments peuvent être résumés de la manière suivante :
l’être tel que rien de plus grand ne peut être pensé est l’être dont la non-existence est
impossible ; l’être tel que rien de plus grand ne peut être pensé existe donc
nécessairement.13
La question que surgit spontanément chez l’auditeur porte évidemment sur la
légitimité d’un tel raisonnement. De quel droit, en effet, peut-on déduire que d’une idée
découle nécessairement une réalité ou, plus exactement, quelle est la portée réelle de
notre raison? C’est ce sur quoi portera notre réflexion dans le chapitre suivant, qui
regardera de près les réactions à cet argument et ses implications.

III. Kant réponds à Anselme

Les réactions à cet argument ne tardèrent pas à surgir. En effet, un moine,


contemporain d’Anselme, nommé Gaunilon lui rétorquera la chose suivante : si je suis
capable de penser une ile merveilleuse, cela ne prouve pas le fait que cet île
merveilleuse existe réellement. De fait, de l’existence d’une idée dans l’intellect ne
découle pas nécessairement l’existence de cette idée dans la réalité. Etonnamment,
Anselme consente à cette remarque, mais revient ensuite à la charge en affirmant que ce
que vaut pour toutes les idées, ne vaut pas pour l’idée de Dieu. Si toutes les idées
désignent des réalités plus ou moins parfaite, l’idée de Dieu signifie la Perfection elle-
même.
Voila une idée vraiment révolutionnaire. Sans peut être s’en apercevoir, Anselme
vient d’énoncer une loi fondamentale de la pensée humaine. En effet, l’idée d’une île
parfaite serait seulement le concept d’une réalité finie, qui participe de façon plus ou
moins parfaite à une idée plus grande, par exemple celle de la beauté. Mais cette idée
n’est pas impossible à ne pas penser, c’est-à-dire qu’on peut en faire à moins. Or, notre
pensée est obligée de par sa nature à remonter jusqu’à l’idée qui participe de façon

13
Cf. SCRIBANO E., L’existence de Dieu, op. cit., p.39-41.
tellement parfaite à une idée dont ne peut concevoir rien de plus grand, que cet idée soit
impossible à ne pas être pensée. Cette idée est la Perfection elle-même. En effet, quand
nous disons que quelque chose « participe à x», on présuppose que ce « x » soit plus
grand que ce quelque chose. De cela découle que ce qui est le plus parfait devienne la
mesure ultime de toute la réalité, et cette dernière participera dans un dégrée plus ou
moins élevé à cette Perfection. En d’autre mot, l’idée de Perfection, comme la présente
Anselme, semble mesurer la réalité toujours limité de notre monde.
Or, l’intuition exprimée par Anselme à travers cet argument est beaucoup plus
profonde et fondamentale de ce que l’on peut juger à première vue. Son « argument
unique » provoque le questionnement plus fondamental que la philosophie puisse se
poser et dont la réponse divisera nécessairement les diverses courantes de pensée, en
clair : l’idée de Perfection est-elle seulement dans l’intellect, ou aussi dans la réalité ?
Ou pour l’exprimer de manière plus méthodique, quelle est la portée réelle de notre
raison? Cette question est immense et il nous serait impossible d’y répondre
exhaustivement ici. Néanmoins, on tentera de tracer une piste de réponse à cette
question en comparant le point de vue Kantien, traité dans ce chapitre, avec le point de
vue Hégélien, traité dans le chapitre suivant.
Pour aborder la critique que Kant fait de l’argument d’Anselme il faudra d’abord
clarifier l’intention de sa démarche.

« Si la métaphysique est restée jusqu’ici dans un état précaire


d’incertitude et de contradiction, la cause est imputable à ceci uniquement que
cette question, peut-être même la différence des jugements analytiques et des
jugements synthétiques, ne s’est pas présentée plus tôt aux esprits. De la
solution de ce problème ou de la claire démonstration de l’impossibilité de le
résoudre, malgré notre désir de le résoudre, dépend le salut ou la ruine de la
métaphysique.» 14

L’intention de Kant est celle de sauver la métaphysique de l’incertitude et de la


contradiction, fruits d’un manque de rigueur. Pour lui la question fondamentale qui se
pose est la suivante : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?

14
KANT, Critique de la raison pure, traduction de Jules Barni, GF, Paris, 1976, pp. 63-71pp. 461-
491.
Cette question reprend notre propos et recadre l’argument d’Anselme. Toutefois, avant
de continuer, il faudra comprendre qu’est ce qu’un jugement synthetique et de quelle
manière cela rejoint notre réflexion. Un jugement est une affirmation, ou une négation,
où le rapport entre sujet(A) et prédicat(B) est possible de deux manières : 1) Dans la
manière analytique le prédicat B est déjà contenu dans le sujet A, exemple : tous les
corps (A) sont étendus (B). Je peux tirer le prédicat B a priori, sans devoir « sortir » du
concept et faire recours à mon expérience, car B est une qualité que je peux extraire en
pensant à A. 2) Le jugement synthétique, par contre, ajoute une détermination au sujet
qui n’était pas contenue en lui auparavant.
Dès lors, pour revenir à notre argument, si l’on affirme que l’idée de Dieu
(Perfection) prouve son existence, on fait découler l’existence (réelle) de son idée
(intellectuelle), mais cette idée n’est présente dans notre intellect qu’a priori. En termes
kantiens on est en train d’opérer un jugement analytique pour en extraire une conclusion
a posteriori. Cependant, si l’on affirme que quelque chose existe dans la réalité il
faudra confirmer cette hypothèse logique par une preuve a posteriori, ce qui revient à
dire qu’une preuve a priori ne peut pas démontrer l’existence d’une chose.
C’est pourquoi Kant dénonce dans l’argument d’Anselme un glissement de l’ordre
logique à l’ordre ontologique. Pour le démontrer il abordera son argument sur un plan
purement logique. Le fondement de sa critique se trouve dans la deuxième section du
chapitre 3, ou il nous parle de l’idéal transcendantal :

« Si donc la complète détermination a pour fondement, dans notre raison, un


substratum transcendantal qui contienne en quelque sorte toute la provision de matière
d’où peuvent être tirés tous les prédicats possibles des choses, ce substratum n’est autre
chose que l’idée d’un tout de la réalité, omnitudo realitatis. Toutes les véritables
négations ne sont donc que des limites, et l’on ne pourrait les désigner ainsi si l’on ne
prenait pour base l’illimité (le tout). […]L’idéal est donc le prototype (prototypon) de
toutes les choses, qui toutes, comme des copies défectueuses (ectypa), en tirent la
matière de leur possibilité. »15

Dès lors, pour Kant, toutes les réalités sont des matérialisations, ou limitations, du
concept de « réalité suprême » qui demeure l’être originaire (ens originarium), ou l’être

15
Ibid.
suprême (ens summum). Mais cet idéal transcendantal s’il est dérivé de la réalité ne
saurait pas être lui-même réel, car il est seulement dans la raison. Il peut être décrit
comme la capacité de l’intellect humain de conceptualiser la « condition du possible »
mais qui n’a aucune raison d’être en dehors de l’intellect. Ce qu’on ressent ici c’est la
profonde coupure que Kant a voulu opérer entre les phénomènes physiques et leur
signification nouménale (métaphysique). Pour empêcher une mainmise sur la réflexion
métaphysique, le philosophe de Königsberg en privera l’accès à tous le monde.
Maintenant il nous reste à expliciter comment tout cela peut nous aider dans notre
propos d’élucider l’argument d’Anselme et de le recadrer.
Premièrement Kant nous dit qu’un être « dont plus grand ne peut être pensé » est
un idéal transcendental, c'est-à-dire une création de notre raison. Deuxièmement, il
affirme que l’existence de cet idéal est purement intellectuelle, car notre raison nécessite
un tel principe pour penser l’unité du réel, mais que cette nécessité est ressentie que par
et pour notre raison. En dernier, Kant nous enseigne qu’un concept est toujours possible
tant qu’il n’est pas contradictoire, ce qui rend illégitime la démarche d’Anselme quand
il déduit la réalité objective (objektive Realität) de la possibilité conceptuelle (cogitari
potest). En clair, si l’on dit : Dieu existe, cela peut être soit une proposition analytique
soit synthétique. Si elle est analytique on ne fait que répéter la même chose, ce qui est
une « misérable tautologie » ; de même dans le cas ou elle était synthétique, on
distinguerait la réalité de l’existence ce qui est aussi une redondance. Par ce
raisonnement, Kant affirme que l’on ne peut pas conclure à l’existence d’une chose par
simple concept, car l’existence n’est pas d’ordre conceptuel, ce qui rend une
démonstration a priori illégitime et impossible.16
Cette conclusion semble trancher définitivement le débat. La raison, de par sa
nature forge l’idée de perfection pour définir une réalité qu’elle n’arrive jamais à
atteindre. Sur un plan logique il n’y a aucune échappatoire, car l’homme est renfermé
dans les structures de son entendement, à partir desquelles ils « spatio-temporalise » la
réalité. Il faut avouer que cette solution semble assez radicale pour prouver que l’idée de
Dieu n’est que le fruit de la raison. Ce qu’on va voire dans le prochain chapitre c’est si

16
SEIDENGART M., Kant et la critique de la métaphysique dans la critique de la raison pure 2eme
partie (Syllabus), Université paris-ouest, 2008-2009, pp. 15-21.
la raison n’a vraiment aucune connexion avec la réalité, ou si l’on veut, si cette
connexion est plus que virtuelle. Pour cela on plongera dans la pensée de Hegel.

IV. La critique de Hegel

Comme on vient de le voir, Kant, en cherchant de fonder la métaphysique,


démonte tout les arguments qui essayent de prouver l’existence de Dieu. Néanmoins, il
reste un argument par lequel Kant est fasciné et qu’il respecte, c’est l’argument tiré de la
téléologie physique, la finalité des choses.17 Brièvement, Aristote, en réaliste qu’il était,
croit en l’intelligibilité du monde extérieur, et déduit que si la nature ne fait rien
d’inutile, tout a une fin, un but. La nature de l’objet se déduit alors par sa finalité. On
pourrait alors dire que si on a un corps c’est pour qu’il perçoive des signaux extérieurs.
Sons, lumière, odeur, gout et tact s’entremêlent de manière prodigieuse pour devenir
une seule chose, simple, capable de véhiculer un sens. À ce point, on peut du moins
affirmer que ce « paquet de donnés » ne vient pas de la raison elle-même, mais qu’elle
reçoit quelque chose de l’extérieur. Cet argument évoque une expérience très profonde
et puissante que notre raison ne peut pas s’arroger et que Kant ne pouvait pas intégrer
dans sa pensée.
L’homme fait constamment l’expérience de l’unité entre la pensée et le monde. Si
l’on regarde de près, rien de ce que nous pensons n’est purement conceptuel ou dénué
de tout encrage sensible. Le monde qui nous entour est en quelque sorte le « matériel »
de notre pensée. De plus, la distanciation méthodique de la raison à l’égard du monde,
opérée par Kant, est « ressentie » par celle-ci comme une aliénation injuste. La raison
«cherche et aspire » à l’unité avec le réel qui, si elle vient à manquer, risque de faire
tomber la raison dans un sentimentalisme incohérent. Ce sera en effet le cas en
Allemagne, où on voit surgir le courant sentimentaliste, avec des auteurs comme
Schleiermacher, qui expriment toute la nostalgie de la raison envers l’inatteignable réel.
Pour lui, le réel et la pensée, irrémédiablement opposés dans la sphère immanente ne
peuvent se rencontrer que dans la sphère transcendantale. Situé entre la pensée et la
volonté, mais aussi entre la conscience et l’action, le sentiment est le « lieu » ou cette

17
LEONARD A., Les raison de croire, Jubilé (edition revue et augmenté), 2010, p.46.
identité du fondement est « expérimentée », de manière irréfléchie.18 Le Gefühl
schleiermachérien est une expérience de l’ordre de l’intuition, on sait qu’il y a du réel,
mais on ne peut pas le comprendre. Ici, l’on voit le piège de réduire la connaissance à
une maîtrise de l’objet étudié, on est désormais réduits à « sentir » qu’il y a du réel
parce qu’on ne peut pas l’objectiver.
Cela démontre clairement que le mouvement analytique des sciences positives, ne
suffit pas à faire progresser le savoir, tout seul. De plus, la raison exige un principe
unifiant, par lequel après avoir morcelé une chose on puisse la reconstruire plus
solidement : c’est le mouvement synthétique de la raison!19 En effet, sans liens avec la
réalité, la raison est obligée à avouer la contradiction inhérente à sa propre existence.
Car si mes idées (concepts) ne disent rien de réel, la raison devient prisonnière de sa
réflexivité, condamnée à se contempler dans le miroir sans jamais avoir accès à l’altérité
du réel. Fichte bouclera le cercle en poussant Kant jusqu’au bout de sa réflexion, et cela
aboutira dans le solipsisme absolu.20
Tout cela semble très loin du moins de Canterbury, mais ce n’est pas ainsi. Ce
qu’Anselme fait en essayant de démontrer l’existence de Dieu, pourrait être définit, dans
un dégrée mineur, une preuve de le nécessité ressentie par la raison de trouver l’Altérité.
Pour être plus clair on peut dire que la nécessité de la raison de sortir d’elle-même est
celle de trouver sa finalité, le sens de son existence. Eh bien, cette « nécessité » projeté
vers le futur est ce qu’on nomme le principe de finalité, et si elle est projetée vers le
passée elle s’appelle principe de causalité.
Dit autrement la raison est transobjetive, c’est-à-dire qu’elle tend naturellement à
dépasser les simples objets (ou phénomènes) pour en chercher la finalité et la cause. Ce
qui manifeste, par l’acte même de chercher, l’identité profonde entre la raison et ce
qu’elle cherche.21 Maintenant, s’il y a un philosophe qui ait cherché de définir et
justifier cette unité entre la pensée et la réalité, ce philosophe c’est Hegel.
Mais avant de rentrer dans le vif de sa pensée il convient de démarquer les marges
de coïncidence que sa pensée peut avoir avec l’argument d’Anselme. C’est pourquoi il

18
BRITO E., Hegel et l’idéalisme allemand, dans « Montrer aux hommes le chemin qui mène aux
Christ, Mélanges offerts à Mgr André Léonard à l’occasion de son 80 e anniversaire», Lethielleux, Paris,
2020, pp. 135-136.
19
DASSELEER P., Histoire de la philosophie moderne, Syllabus, Namur, 2018, pp..
20
Ibid, pp..
21
DASSELEER P., Introduction à la métaphysique, dans Questions Disputées, Téqui, Paris, 2019,
pp..
nous faut voir comment Hegel pourrait défendre l’argument que l’idée d’une chose
puisse en prouver l’existence a priori. Pour ce faire on explorera, toujours brièvement et
de manière non-exhaustive, la pesée de Hegel en regardant son idée fondatrice : das
Concept.
Comme on l’a dit plus haut, Kant commet deux erreurs auxquelles Hegel répondra
en ajoutant un élément important pour notre réflexion. La première erreur est celle
d’affirmer, d’un coté, que l’entendement humain ne peut connaitre que des phénomènes
et, de l’autre coté, d’absolutiser l’acte de connaitre, en disant que le savoir humain ne
peut pas aller plus loin. Cela est un illogisme car « rien ne peut être connu comme limite
ou défaut qu’à condition en même temps d’être à cet égard en dehors. »22 C’est pourquoi
affirmer de manière sure qu’il n’y ait rien de connaissable en dehors de l’entendement
relève d’un dogmatisme injustifié. Si l’on affirme cela on peut tout à fait affirmer le
contraire, c'est-à-dire que la raison a accès à la réalité, parce qu’il est impossible de le
vérifier. La deuxième erreur est la conséquence de la première, elle consiste à confondre
le « sujet » et la « chose en soi » (objet). Kant pèche ici d’inconséquence, terme
employé par Adorno, car il déplace vers l'intérieur du sujet l'unité de l'étant et le concept
d'être tout en refusant d'avouer la différence ontologique, que lui-même affirme exister,
entre l'objet et le sujet. Il y aurait alors un objet hors du sujet (qui est inconnaissable,
noumène) et un objet dans le sujet. 23
En trichant contre sa propre pensée (séparation
phénomène/noumène), Kant fait coïncider l’identité de la chose (objet au delà de notre
entendement, noumène) et l’identité de la raison (objet en tant qu’il est connu par notre
entendement, phénomène). 24

V. « Das Concept »

Or, ce qui posait problème pour Kant n’en pose aucun pour Hegel, car pour lui la
sphère ontologique (nouménale) et logique (phénoménale) sont une seule et même
sphère. Le philosophe de Stuttgart peut arriver à cette conclusion car il fait ressortir
avec force, au contraire de Kant, le caractère positif de la contradiction. Là où Kant
22
Cf. GLOCKNER 8, 158-159 ; Gallimard, 1970, 123 cité dans NOBRE M., « Subjectivité et
objectivité selon Kant et Hegel : un modèle adornien de critique et de métacritique », DOI
10.3917/leph.043.0311.
23
NOBRE M., Subjectivité et objectivité selon Kant et Hegel : un modèle adornien de critique et de
métacritique, DOI 10.3917/leph.043.0311.
24
Ibid.
l’évitait hypocritement, Hegel la proclame à haute voix car il a enfin compris que toute
négation comme toute différence présuppose un pole positif préalable. Il n’y a pas de
différence sans identité, pas de négatif sans positif. La contradiction sera alors toujours
pensable comme passage obligatoire vers une unité plus profonde et plus vraie. 25

«Kant n’envisageait la contrariété conflictuelle qu’à l’intérieur de l’Être, du


Positif ; il n’ébranlait donc nullement la dichotomie parménidienne, et, même,
la réaffirmait avec plus de force que jamais » 26.

Maintenant, en ouvrant la possibilité de penser la Négativité sans craindre la


contradiction, Hegel libère la pensée de la rigidité kantienne qui l’emprisonnait dans ses
lois, incapable de faire face à la complexité du réel. En effet, Kant qui voulait fonder
l’universalité de la science dans l’universalité de l’intellect obligeait la réalité à se plier
devant les lois de l’entendement. Grace à l’apport fondamental de Hegel on retrouve la
dialectique, c'est-à-dire la capacité de penser la négativité comme un passage pour
affirmer la positivité et pas comme un dualisme inconciliable. Pour expliquer cela il
faudra expliquer un concept clef de la pensée hégélienne : Aufhebüng.
Ce mot est emblématique car ses significations reflètent parfaitement la raison
pour laquelle il a été choisi. « Abroger », « nier », « supprimer » d’un côté et de l’autre
côté « conserver »
Cette ambiguïté dans l'usage de la langue, suivant laquelle le même mot a une
signification négative et une signification positive, on ne peut la regarder
comme accidentelle et l'on ne peut absolument pas faire à la langue le reproche
de prêter à confusion, mais on a à reconnaître ici l'esprit spéculatif de notre
langue, qui va au-delà du simple « ou bien-ou bien » propre à l'entendement. » 27
Le mouvement spéculatif de l’esprit est en marche, et il ne s’arrêtera jusqu’à ce
que toute contradiction soit niée/dépassée (Aufgeheben) dans une synthèse supérieure.
Dans une aspiration très profonde à l’unité de l’être, Hegel affirme l’inimaginable. La
pensée est identifiée au réel, non plus logiquement, comme pouvait l’affirmer
innocemment Anselme, mais ontologiquement. En effet la pensée de Hegel effectue un
25
DASSELEER P. Syllabus philosophie moderne, Namur, 2018, pp..
26
LEBRUN G., La patience du concept. Essai sur le discours hégélien, Paris, Gallimard, 1972, p.
256.
27
HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. Bernard Bourgeois, tome I, Vrin, 1970,
p. 530
énorme renversement ontologique où ce n’est plus l’homme qui pense l’Absolu, mais
l’Absolu qui pense l’homme et qui, dans un énorme processus historico-dialectique,
l’Esprit Absolu lève (ou nie) (Aufheben) toute opposition (contradiction) apparente,
pour retrouver l’accomplissement plénier dans l’Esprit Pur, ou Père Omega. Si l’on veut
reprendre Anselme, ce n’est plus l’idée de Perfection qui est présente dans l’intellect
humain et rendue présente, mais c’est l’Idée (Concept) qui réfléchit l’homme en

-contraddiction = pensable
-contraddiction=moteur du progres
-aufhebung= negation de ce qui est apparament contraddictoire
-Concept= negation absolu, esprit pure et plein
VI. La cogitative, le pont entre Dieu et l’homme

Quand on se promène dans un parc, en printemps, pour contempler le


bourgeonnement des fleurs et des arbres, les chants des oiseux, et les cris joyeux
des petits enfants qui jouent, on « ressent » cette beauté comme un cadeau, un
don. La capacité qu’a l’environnement de changer notre état d’âme est une
expérience que tout le monde a pu faire. Cela n’est possible que si la réalité telle
que je la vois, la pense et l’apprécie existe vraiment, tel qu’elle est, en dehors de
ma pensée. En effet, si ma pensée construisait la réalité, on aurait de quoi se
préoccuper les jours ou l’on est de mauvaise humeur! La réalité, jusqu’à preuve
contraire, existe en dehors de nous, et si l’on n’accepte pas cela, il faudrait le
démontrer. Dès lors si la foi est transrationnelle28, dans le sens ou elle dépasse le
plan du revelable pour s’ouvrir au revelé de la raison pour aller au-delà, dans le
domaine de l’infini,.. expliqueMais pour fournir une telle preuve il faudrait être
capable de sortir de sa propre pensée pour « observer », de l’extérieur, la
connexion entre la réalité « telle qu’elle est » et notre raison. Kant n’a pas su voir
cela, pris par l’euphorie logicomatematique typique de son epoque. Fidèle à son
premier maître, Descartes, il ressentait une méfiance instinctive envers les
données de la sensibilité, … Cette démarche est bien évidement impossible, ce qui
nous mène a conclure que la seule posture possible face à ce mystère soit celle
d’un « pari ». Si l’on parie que la réalité existe en dehors de la raison, je parie
également sur la capacité que la raison a de percevoir la réalité.

28
LEONARD A., Les raison de croire, Jubilé (edition revue et augmenté), 2010, pp.31-33.

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