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Avant l’âge de 1 an, le singe connu sous le nom de Nim Chimpsky vivait dans une famille
d’Américains moyens, savait réclamer de la nourriture, faire des blagues et même s’excuser… Enfant
humain ou primate ? Hélas, l’expérience n’a pas permis de trancher.
Le 19 novembre 1973 avait commencé comme tous les autres jours à l’Institut d’étude des primates
(IPS) de Norman, dans l’Oklahoma. A la périphérie de la ville, là où la banlieue fait place à une
campagne vallonnée, un groupe hétéroclite de 40 chimpanzés hurlaient et trépignaient en sentant
venir le petit déjeuner. Emily Sue Savage ne s’effrayait plus de ce vacarme. Elle passait la majeure
partie de son temps dans cet institut de recherche, à rassembler des données pour un mémoire sur le
comportement mère-enfant chez les chimpanzés en captivité.
Cet après-midi-là Emily Sue Savage observait Carolyn, une femelle âgée de 18 ans, lorsqu’elle la vit
extraire de son corps massif une petite forme foncée. Il n’y avait aucun doute quant à la nature du
paquet qui se tortillait. Savage s’assit doucement tandis que Carolyn commençait à embrasser et à
toiletter son nouveau petit, le septième. Le singe bondit ensuite sur une branche de sa cage, pour
empêcher William Lemmon, le directeur de l’IPS, ainsi que les autres personnes qui s’étaient
agglutinées, de voir son fils. C’était un message puissant, qu’aucun d’entre eux n’eut de mal à
comprendre. Carolyn connaissait la musique : comme tous les autres, ce petit lui serait enlevé et dédié
à l’un des projets de recherche auxquels Lemmon destinait la plupart des chimpanzés nés à l’IPS.
Le n° 37, selon la référence qu’il portait dans les dossiers de Lemmon, fut effectivement désigné pour
participer à une étude prestigieuse de l’université Columbia sur le langage chez les grands singes. Le
scientifique dirigeant l’étude avait surnommé celle-ci projet Nim, du nom de son sujet, baptisé Nim
Chimpsky. Le petit de Carolyn, connu sous le nom de Nim durant toute sa vie, fut donc arraché à sa
mère quelques jours après sa naissance. En plus d’un prénom et d’un nom de famille, on lui donna
des vêtements taillés sur mesure et une adresse dans un élégant quartier de l’Upper West Side, à
Manhattan. Il reçut en outre sept frères et sœurs et une mère aimante qui fit l’impossible pour qu’il
se sente chez lui, allant même jusqu’à l’allaiter. Les LaFarge avaient accepté d’adopter Nim et de le
traiter comme un membre de la famille.
L’humanisation de Nim, à qui on allait enseigner le langage des signes américain, faisait partie d’une
expérience inhabituelle. Le Pr Herbert Terrace, psychologue comportementaliste, était convaincu que
le langage est une compétence acquise et il entendait prouver que les chimpanzés pouvaient
également l’acquérir, infirmant ainsi la théorie du brillant linguiste Noam Chomsky, pour qui il existe
une grammaire universelle propre au cerveau humain. Pour Chomsky, il était “à peu près aussi
probable de prouver qu’un grand singe dispose d’aptitudes au langage que de découvrir une île sur
laquelle des oiseaux incapables de voler attendraient que les humains leur montrent comment s’y
prendre”. La plupart des scientifiques s’accordaient à dire que la communication interespèces était
de la science-fiction, et non un sujet de recherche. Avant le projet Nim, plusieurs études pionnières
en matière de langage chez les grands singes avaient été réalisées, les premières dès les années 1920.
Dans les années 1970, Beatrix et Allen Gardner avaient enseigné le langage des signes à un chimpanzé
nommé Washoe. Terrace, lui, voulait apprendre à son chimpanzé à utiliser la syntaxe et la langue
comme nous. Il ne serait pas aisé de prouver qu’un chimpanzé pouvait “parler”, mais Terrace pensait
que le projet Nim redessinerait la frontière entre les humains et les animaux, qui, depuis des siècles,
reposait sur le langage. Terrace avait choisi pour Nim ce qui, selon lui, représentait la famille
américaine moyenne type : des parents, des enfants, un chien, une grande maison. Stephanie LaFarge,
36 ans, une de ses anciennes étudiantes (et anciennes maîtresses), mère de famille expérimentée,
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Publié in Courrier International, n°925, p. 44-46.
Le chimpanzé qui se prenait pour un enfant Page 2/6
titulaire d’un diplôme de psychologie, se rendit donc à Norman en avion le 25 novembre 1973 pour
venir chercher le jeune chimpanzé à l’IPS et le ramener à New York. “C’était comme une vraie
adoption, raconte-t-elle, j’avais l’intention de l’élever comme mon propre enfant.”
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Scientifique américain connu pour ses études sur le comportement sexuel de l’homme (1948) et de la femme (1953).
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lorsque Terrace engagea Carol Stewart, une enseignante extrêmement stricte. On demandait soudain
à Nim d’accrocher sa veste au portemanteau, de s’asseoir à un petit bureau et de se concentrer, sans
hurler, ni mordre, ni faire l’imbécile. Quand il se comportait mal, Carol Stewart l’enfermait dans une
boîte sans ouverture de 0,4 m2 pour ce que Terrace appelait un “temps mort”.
convaincre Terrace de témoigner que le QI de Nim était plus élevé que celui de certains handicapés
mentaux qui avaient obtenu gain de cause devant les tribunaux. Les publications de Terrace allaient
enfin être utiles à Nim. Dans le même temps, des centaines de personnes faisaient pression sur
l’université pour qu’elle relâche les chimpanzés. Cleveland Amory, figure éminente du mouvement
de protection des animaux, se lança également dans la bataille et appela les administrateurs de la
NYU en pleine nuit. Les avocats de l’université finirent par appeler Herrmann et lui dirent :
“Annoncez à votre client qu’il est libre.” Nim était resté au LEMSIP durant moins d’un mois et, grâce
à l’intervention de l’avocat, il n’avait pas encore reçu d’injection de sérum. Mais la NYU insista pour
qu’il soit rendu à son propriétaire légal : William Lemmon.
Le 22 juin 1982, Nim fut mis dans un camion en route pour l’Oklahoma. Quelques jours après,
Cleveland Amory rachetait le singe. Six mois plus tard, le chimpanzé était expédié au Black Beauty
Ranch, le sanctuaire d’Amory au Texas. Il serait le premier primate à y résider. Amory plaça Nim
dans une cage, et supposa que les employés du ranch pourraient le rendre heureux. Amory avait décrit
Nim comme “l’animal le plus intelligent au monde”, mais n’avait pas pensé à demander à son
personnel d’apprendre le langage des signes. Nim leur faisait des gestes, espérant une réponse qui ne
venait jamais. Il se mit rapidement à déprimer. Un jour, Bob Ingersoll, son vieil ami, lui rendit visite.
Avant même qu’il n’atteigne l’enclos du chimpanzé, celui-ci avait fait les signes “Bob”, “dehors” et
“clé”. Horrifié par l’isolement dans lequel vivait son protégé, Ingersoll expliqua à Amory que Nim
avait besoin de compagnie pour survivre. Amory acquit donc un deuxième animal auprès de Lemmon,
Sally Jones.
Sally était un sympathique chimpanzé de 20 ans. Elle vivait à l’IPS depuis 1973, l’année de la
naissance de Nim. Capturée en Afrique pour un cirque, elle pouvait marcher debout, danser sur la
pointe des pieds et faire du patin à roulettes. Mais, surtout, elle aimait Nim. Quand il s’évada à
nouveau, il emmena Sally avec lui. Et, lorsqu’elle regagna sa cage, Nim la suivit. Amory avait peur
que le chimpanzé ne prenne la clé des champs et ne réapparaisse plus jamais. Mais, lorsque Nim
s’échappa encore, il courut dans la maison du directeur du ranch, pilla le réfrigérateur et alluma la
télévision. Il voulait le confort d’une maison humaine.
ranch, savaient que Nim avait besoin de compagnie le plus vite possible. Ingersoll leur procura trois
autres chimpanzés et Amory fit construire un enclos plus spacieux. Lulu et Midge avaient été
récupérés au LEMSIP, tandis que Kitty venait de la célèbre Coulston Foundation [laboratoire de
recherche biomédicale installé au Nouveau-Mexique]. Nim et Kitty devinrent proches, mais elle ne
remplaça jamais Sally. Au moins, Nim n’était plus seul.
Le 10 mars 2000, Nim jouait sur sa balançoire préférée quand une soigneuse qui allait donner aux
chimpanzés leur repas du matin le salua au passage. Nim lui dit “vite” par signes dès qu’il accrocha
son regard. Lorsqu’elle revint dix minutes plus tard, il était roulé en boule sur le sol. Kitty, hystérique,
sautait et hurlait en protégeant le corps de Nim. Byrne se précipita dans la cage, prit Nim dans ses
bras et l’amena en pleurant à l’hôpital. Le chimpanzé avait eu une crise cardiaque et était déjà mort à
son arrivée aux urgences. Il avait 26 ans. Amory était mort deux ans plus tôt, à l’âge de 81 ans, mais,
pour Byrne, le décès de Nim était bien plus tragique. Le chimpanzé aurait dû vivre 20 ans de plus.
Byrne prononça l’oraison funèbre quelques jours plus tard. Tous les membres du personnel avaient
développé des relations personnelles avec Nim. Il avait chipé leurs chaussures, leur avait fait des
farces, offert des œuvres d’art, enseigné des signes… Il avait fait toutes sortes d’autres choses
inhabituelles et mémorables. Byrne pensait que Nim avait fini par accepter la cage dans laquelle il
était à la fois confiné et protégé. “Nim avait besoin de cette cage”, déclara-t-il à l’assistance
endeuillée. C’était sa maison, le seul endroit où il contrôlait la situation. Son problème, c’était de
nous garder dehors.”
Questions :