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Etudes

L’INCOMPÉTENCE DU LÉGISLATEUR : UNE SANCTION DE


L’OBLIGATION DE BIEN LÉGIFÉRER ? ÉTUDE DES JURISPRUDENCES
CONSTITUTIONNELLES FRANÇAISE ET MAROCAINE

Mohammed EL FADILI
Docteur en droit public à l’Université Paul-Cézanne, France

Depuis les deux dernières décennies, des efforts importants ont été accomplis pour
rendre plus facilement accessibles les normes de droit. Dans le même temps, les pouvoirs
publics se sont montrés plus soucieux de la qualité de la rédaction des textes normatifs (1).
Le contexte, en effet, est marqué à la fois par la prolifération de normes juridiques de plus
en plus complexes et par la dégradation de la qualité de ces normes, comportant le risque
d’une insécurité juridique. L’inflation législative (2) est désormais un mal bien connu.
L’augmentation régulière des dispositions législatives se traduit par une perte de confiance
dans la loi et l’impression d’une moindre application.
L’amélioration de la qualité de la loi implique bien sûr de concentrer les efforts en amont,
lors de l’élaboration de la loi : réforme du travail parlementaire, renforcement du rôle du
Conseil d’État auquel sont soumis les projets de loi, détermination claire par le Gouvernement
des politiques qu’ils entend mettre en œuvre par les projets de lois… autant de remises en
ordre du travail législatif nécessaires et connues mais qui, pour l’instant, résonnent comme
des vœux pieux. Si la dénonciation de ce phénomène est aujourd’hui unanime, trois acteurs

(1) Ainsi, en France, un Guide pour l’élaboration des textes législatifs et réglementaires, élaboré conjointement par les
membres du Conseil d’Etat et le Secrétariat général du gouvernement, a été rédigé. Il vise à présenter l’ensemble des
règles, principes et méthodes devant être observés dans la préparation des textes normatifs, lois, ordonnances, décrets
et arrêtés. Au Maroc, c’est le Secrétariat général du Gouvernement qui joue ce rôle. Il a pour mission de coordonner la
préparation des projets de loi et de règlement, et d’assurer le parcours de tout projet de texte en vérifiant sa conformité
avec les dispositions constitutionnelles et sa compatibilité avec les textes législatif et réglementaire ne vigueur.
(2) L’accroissement des normes législatives est fréquemment associé au terme « inflation » depuis un article fondateur du
doyen René Savatier, intitulé, l’Inflation législative et l’indignation du corps social, Dalloz, 1977, chron., p. 43.
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ont joué un rôle important dans la prise de conscience d’une perte de qualité de la norme
législative : le Conseil d’Etat (3), la doctrine et les assemblées parlementaires elles-mêmes.
Mais il convient aussi d’évoquer le rôle du juge constitutionnel qui, au cours des dernières
années, est intervenu pour lutter contre la dégradation de la qualité de la norme législative. Il
a élaboré une jurisprudence qui, en cherchant à mettre un terme à ces dérives, non seulement
encadre l’activité du législateur, en lui fixant de plus grandes contraintes sur la procédure
législative, mais également lui impose désormais des exigences que la rédaction de la loi
elle-même doit respecter pour ne pas encourir le risque de censure.
Il serait possible de résumer les principes posés par la jurisprudence constitutionnelle en
la matière de la façon suivante : non seulement le législateur a l’obligation de légiférer, mais
il doit « bien » légiférer, parce que les représentants sont les élus du peuple souverain, et
donc ces citoyens, qu’ils doivent exercer pleinement leur compétence et édicter une volonté
générale qui ne peut être que le fait d’un débat démocratique sincère.
Pourtant ni le droit constitutionnel français, ni le droit constitutionnel marocain
n’organise de contrôle de l’inconstitutionnalité par omission. En effet, les articles 61 de la
Constitution française de 1958 et 131 de la Constitution marocaine de 2011 ne prévoient
de saisine de la juridiction constitutionnelle que pour se prononcer sur la validité d’un acte
voté par le Parlement, pas pour statuer sur l’inaction de celui-ci. Le juge constitutionnel,
dans les deux systèmes, est donc impuissant à censurer l’abstention totale du législateur.
Il s’est, en revanche, mis en mesure d’en sanctionner les abstentions partielles lorsque la
loi n’épuise pas la matière qu’elle prétend régir. C’est qu’il considère qu’en lui attribuant
une compétence, la Constitution ne se limite pas à conférer au Parlement un pouvoir, mais
l’investit d’une responsabilité dont il lui incombe de s’acquitter consciencieusement. De son
point de vue, la dévolution constitutionnelle de compétence implique l’obligation juridique
de légiférer suffisamment. Il sanctionne le non-respect de cette obligation par la déclaration
de l’inconstitutionnalité de la carence.
A ce titre, la République française et le Royaume du Maroc se caractérisent par le
traitement qu’ils réservent à la délimitation de compétences entre les domaines législatif et
réglementaire. Les deux systèmes sont marqués par un réajustement des rapports Législatif-
Exécutif, au profit du second. Le déclin du Parlement devient une constante du régime
constitutionnel et politique. Or, ce constat n’est pas exempt de paradoxes, comme le
révèle le droit constitutionnel jurisprudentiel développé, grâce à la jurisprudence le juge
constitutionnel, dans le but de réguler l’activité normative des pouvoirs publics (4). Parmi les

(3) En 1991 et 2006, le Conseil d’Etat, consacrant son rapport public annuel au thème de la sécurité juridique, avait
appelé l’attention des pouvoirs publics et de l’opinion sur la complexité des lois et la prolifération législative. Il avait
alors dénoncé « la loi bavarde » ainsi qu’« un droit mou, un droit flou, un droit à l’état gazeux ».
(4) L. Favoreu, « Le Conseil constitutionnel, régulateur de l’activité normative des pouvoirs publics », RDP, 1987,
p. 4-20 ; G. Knaub, « Le Conseil constitutionnel et la régulation des rapports entre les organes de l’Etat », RDP, 1983-II,
p. 1149-1168.

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sujets de réflexion offerts par ce droit constitutionnel jurisprudentiel (5), figure la question
de la compétence du législateur.
De prime abord, le thème de la compétence du législateur est peu mobile et peu par
conséquent susceptible de rebondissements. En substance, il se trouve pourtant nuancé et
renouvelé ces dernières années. Ainsi, par exemple, on peut se demander si la rationalisation
du Parlement suffit à affirmer que la compétence législative a été affaiblie, ou remise en
cause, dans les deux systèmes, pour ce qui est de sa fonction principale, légiférer ? Une
réponse affirmative nécessiterait un exercice d’explication pour démontrer comment cette
compétence principale de la représentation nationale a été atteinte, et la fonction de légiférer
amoindrie. Or, en réalité, c’est une réponse négative qu’impose le droit constitutionnel
jurisprudentiel construit depuis plus de deux décennies. En effet, le champ d’intervention
offert à la compétence du législateur paraît toujours plus étendu (6), in abstracto au moins,
bénéficiant d’un domaine de compétence conféré par le bloc de constitutionnalité, révélé et
interprété par le juge constitutionnel de manière extensive. Sur la base de diverses dispositions
constitutionnelles (7), la compétence du législateur est saisie à l’occasion de contrôle de la
constitutionnalité des lois, et ne cesse d’être vérifiée dans la jurisprudence constitutionnelle.
Décidemment, la compétence du législateur est de plus en plus protégée par le juge contre
les parlementaires eux-mêmes. En réalité, cette jurisprudence n’est pas détachable d’un
contexte, celui de la complexification des sociétés modernes, caractérisées par la demande
de juridicisation des rapports sociaux, favorise l’explosion du droit (8) et offre au législateur
un pouvoir fort étendu pour légiférer. Cependant, ce pouvoir potentiel du législateur n’est
pas arbitraire, il s’exerce dans le respect des textes. La loi, a jugé le juge constitutionnel
français, « n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » et la haute
juridiction constitutionnelle y veille activement (9).
Cependant, c’est hors de l’explication juridique, qu’il faudrait rechercher les raisons de
déclin de la fonction législative du Parlement (10). Dans la jurisprudence constitutionnelle,
une loi entachée d’incompétence négative et foncièrement une loi mal faite qui traduit la
méconnaissance par le législateur de son obligation de précision (11). En ce qui concerne

(5) L. Favoreu, « Le droit constitutionnel jurisprudentiel », RDP, 1986, p. 395 et suiv.


(6) La nouvelle Constitution marocain du 29 juillet 2011 a considérablement élargi le champ d’intervention du
législateur.
(7) Articles 34, 46, 37 et 38 de la Constitution française. Article 71, 85, 72, 73 et 70 al. 2 de la Constitution marocaine.
(8) Ainsi, des dispositions juridiques, des nouveaux champs techniques, des institutions, des régimes ont fait leur
apparition.
(9) Conseil constitutionnel français (CCF ci-après), décision n° 85-197 DC, 23 août 1985, Rec. p. 70. Voy. L. Favoreu,
« Légalité et constitutionnalité », les Cahiers du Conseil constitutionnel (CCC), n° 3, 1997, p. 73 et suiv.
(10) Voy. Ph. Chrestia, « La rénovation du Parlement, une œuvre inachevée », RFDC, 1997, n° 30, p. 293-322 ; D. Maus,
« Le Parement et les cohabitations », Pouvoirs, 1999, n° 91, p. 71-81. Toutefois, l’objet de la présente étude est d’explorer
l’attitude de la jurisprudence constitutionnelle relative à la question de la compétence du législateur. La loi doit satisfaire
à certaines exigences d’ordre constitutionnel pour être jugée de « bonne qualité ».
(11) CCF, décision n° 2004-499 DC du 29 juillet 2004, Protection des données personnelles, Rec. p. 126.

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le droit constitutionnel jurisprudentiel, l’évolution inattendue de l’attitude de la juridiction


constitutionnelle au sujet de la compétence du législateur n’est pas un obstacle à la compétence
du Parlement ; elle est parfois un frein à sa liberté d’agir, mais pas à sa compétence. Par
une sanction systématique de l’incompétence négative du législateur, le juge constitutionnel
consacre la compétence législative, et même le contenu de cette compétence. Ainsi, il trace
pour le législateur les contours d’une obligation, celle d’exercer sa compétence, donc de
légiférer. Il faut reconnaître qu’il s’agit d’un développement jurisprudentiel un peu singulier
car cette obligation ne ressort pas complètement du texte constitutionnel, bien que les
articles 34 de la Constitution française de 1958 et 71 de la Constitution marocaine de 2011
prescrivent des matières dans lesquelles le législateur a compétence pour agir.
En pratique, c’est un point qui s’intègre au débat doctrinal sur la délimitation matérielle/
organique, limitée/extensive, du domaine de la loi, ainsi qu’à la place de celle-ci devant
la juridiction constitutionnelle (12). En effet, les nombreuses décisions où les deux
juridictions constitutionnelles étaient amenées à apprécier si le législateur est resté en deçà
de sa compétence (13), oblige à s’interroger sur la fonction de légiférer. Ce sont autant de
questions sur l’étendue et sur la nature de la fonction de légiférer qui se posent à travers de
la jurisprudence constitutionnelle.
L’incompétence négative peut se définir comme « le fait pour l’autorité compétente,
de ne pas avoir fait pleinement usage des pouvoirs que les textes lui ont attribués » (14).
On relève deux cas d’incompétence négative (15), celui où le législateur confie à une autre
autorité le soin de déterminer les règles d’une matière qui relève de sa compétence ; celui
où le législateur, sans renvoyer à une autre autorité, n’épuise pas sa compétence. Dans les
deux cas, il s’agit pour le juge constitutionnel de protéger l’étendue de la compétence du
législateur en sanctionnant la délégation, explicite ou implicite, à d’autres autorités du soin
de préciser les règles d’une matière qui relève du domaine de la loi.
Dans les deux systèmes étudiés, légiférer était considéré d’abord comme une activité
ordinaire, une fonction dont les élus s’acquittaient par mission ou vocation, l’activité se
muant tantôt en une charge, une erreur, un luxe (le procès de l’inflation législative), et
parfois en une opportunité à laquelle les représentants n’avaient pas forcément accès (16).
La fonction de légiférer était évidente, mais non apparente, et peu défendue. Elle devait
s’exercer naturellement, liée aux parlementaires comme la fonction de juger au juge.

(12) Ph. Placher, Contrôle de constitutionnalité et volonté générale, PUF, 2001.


(13) D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, 8e éd., Montchrestien, 2008, p. 136.
(14) G. Schmitter, l’Incompétence négative du législateur et des autorités administratives, AIJC, 1989, p. 137.
(15) F. Priet, « L’incompétence négative du législateur », RFDC, 1994, p. 67 et suiv.
(16) Dans le cas de la France, on renvoie notamment à l’éviction de la voix parlementaire du procédé d’édiction des
normes européennes, ne laissant, par dispositions de l’article 88-4 de la Constitution française qu’une voie consultative
(les résolutions parlementaires) aux assemblées parlementaires à propos des normes européennes. Cf. H. Roussillion,
« L’article 88-4 de la constitution française, le rôle du Parlement dans l’élaboration des normes européennes », Presses
universitaires de Toulouse, 1995.

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Avec la jurisprudence constitutionnelle la fonction de légiférer présente-t-elle un caractère


obligatoire désormais ? Il est impensable de ne pas tirer les conséquences de la jurisprudence
du juge constitutionnel et il faut concéder qu’il y a vraisemblablement une consécration de
l’obligation de légiférer, et même de « bien légiférer », qui pèse dorénavant sur le législateur.
Elle n’est pas expressément mentionnée comme telle dans le texte constitutionnel, mais
découle de l’esprit du contrôle de constitutionnalité dont le juge s’acquitte. Le législateur
doit donc légiférer suffisamment et l’obligation qui lui est ainsi faite s’oppose évidemment
à ce que, en l’absence de toute procédure d’habilitation à légiférer par ordonnance, il puisse
se décharger de sa responsabilité sur le Gouvernement ou d’autres autorités administratives
en les mettant en situation, non pas de devoir appliquer la règle, mais de pouvoir la définir
eux-mêmes.
Il incombe au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie la
Constitution et, en particulier, les articles 34 et 71. À cet égard, le principe de clarté de la
loi, qui découle des mêmes articles de la Constitution française et marocaine lui impose
« d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de
prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre
le risque d’arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le
soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi
et au législateur » (17).
Le juge constitutionnel n’est plus seulement un instrument de cantonnement du
Parlement. La juridiction constitutionnelle s’est transformée, dans sa jurisprudence et ses
objectifs (18). Le juge, usant de l’incompétence négative, moyen rattaché au contrôle de
constitutionnalité externe de la loi donne ici une nouvelle preuve de sa capacité à faire
évoluer son rôle, discrètement mais irrémédiablement : il balance aujourd’hui entre une
position de défenseur des attributions constitutionnelles du législateur (I) et celle de censeur
du principe constitutionnel de l’obligation de légiférer suffisamment (II).

I. Le recours à l’incompétence négative, un outil de protection


des attributions constitutionnelles du législateur
Alors que le juge constitutionnel apparaît, selon la formule célèbre du doyen Favoreu,
comme l’organe « régulateur de l’activité normative des pouvoirs publics » (19), une série
de décisions constitutionnelles vient le placer dans une position plus précise encore,

(17) CCF, décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, Rec.
p. 72 ; n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société d’information,
Rec. p. 88.
(18) H. Roussillion, le Conseil constitutionnel, 6e éd., Dalloz, 2008 ; L. Hamon, les Juges de la loi. Naissance d’un rôle
et d’un contre pouvoir : le Conseil constitutionnel, Fayard, 1987.
(19) L. Favoreu, « Le Conseil constitutionnel, régulateur de l’activité normative des pouvoirs publics », op. cit., p. 5 ;
M. Achargui, « Le Conseil constitutionnel marocain », CCC, n° 30, 2011, p. 215.

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celle de garant du bon exercice, par le législateur, de sa compétence. Ainsi, autour de


la question de la compétence, le juge constitutionnel, avec une jurisprudence constante,
va défendre et fixer les contours de la compétence du législateur, jusqu’à esquisser une
véritable « consécration constitutionnelle et jurisprudentielle du contenu de la compétence
législative » (20). Plus habitués aux décisions constitutionnelles évoquant l’incompétence
positive du législateur, doctrine et parlementaires ont dû se familiariser au traitement par la
juridiction constitutionnelle d’un aspect plus original de la question de la compétence : celui
de la découverte du vice de l’incompétence négative du législateur, susceptible d’entraîner
le non respect de la loi à la Constitution (A). Simple cas de contrôle de constitutionnalité
externe (21), l’incompétence négative du législateur n’a-t-elle pas une autre portée, plus
substantielle ? En assortissant l’incompétence négative constatée dans un texte de loi, à
cette sanction prohibitive qu’est l’inconstitutionnalité, la haute juridiction constitutionnelle,
à partir du contrôle de constitutionnalité de la loi, en vient à instaurer la « nécessité » de la
fonction législatrice et prescrire au Parlement une « obligation » de légiférer suffisamment
dans le domaine de sa compétence législative que le juge se charge de contrôler et de mieux
définir à l’occasion de chaque nouvelle saisine (B).

A. L’essor de la jurisprudence constitutionnelle relative à l’incompétence


négative du législateur
Si l’on fait le parallèle avec la jurisprudence administrative, on s’aperçoit affectivement
que, pour l’auteur qui a le premier employé l’expression « incompétence négative », que le
juge administrative a ensuite reprise dans sa jurisprudence, celle-ci signifiait une abstention
pure et simple de l’autorité compétente dans un domaine où elle aurait dû intervenir et avait
la compétence de le faire. Le juge administratif a ensuite élargi la notion d’incompétence
négative aux cas où l’autorité compétente était intervenue mais n’avait pas épuisé sa
compétence. Pour cette raison d’ailleurs, en droit administratif, l’incompétence négative est
tantôt un moyen de légalité externe (ce qui permet au juge de la soulever d’office) tantôt un
moyen de légalité interne (erreur de droit).
Si l’on regarde la jurisprudence constitutionnelle, on s’aperçoit cependant que le parallèle
avec celle du juge administratif est partiel, car le juge constitutionnel n’a sanctionné, sur le
fondement de l’incompétence négative, que les cas où le législateur n’avait pas épuisé sa
compétence. Il refuse donc explicitement d’obliger le législateur à intervenir ou encore à
adresser, à travers sa jurisprudence, une quelque injonction au législateur.

(20) P. Priet, op. cit., p. 74.


(21) S. Bollé, « Les cas d’ouverture du contrôle de constitutionnalité », Revue adm., n° 313, 2000, p. 32-42 ; G. Alberton,
« Chronique de jurisprudence constitutionnelle : les cas d’ouverture du contrôle de constitutionnalité », Revue adm.,
n° 302, 1998, p. 267-274.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 15

Cette expression d’« incompétence négative » issue du droit administratif (22) conserve
de sa discipline de naissance, son sens général, sens que lui reconnaît également le droit
constitutionnel. Mais c’est véritablement à partir de 1995 en France et 1998 au Maroc,
que « l’incompétence négative » du législateur acquiert une signification plus autonome
en droit constitutionnel français et marocain : elle est un des deux cas du contrôle de la
constitutionnalité externe (23) d’une loi exercé par le juge constitutionnel dont le rôle est de
confronter la loi dont il est saisi au bloc de constitutionnalité ; elle est aussi intrinsèquement
liée à cet acte particulier qu’est la loi, qui n’est ni assimilable, ni réductible aux simples
actes administratifs et aux vices de compétence qu’organise le droit administratif à leur
endroit ; enfin elle recoupe majoritairement les relations entre Parlement et Gouvernement
traditionnellement attraits aux commentaires de droit constitutionnel ou de science
politique.
Pourtant, c’est principalement l’attitude de la haute juridiction constitutionnelle devant
la question de la compétence du législateur qui lui a donné son intérêt. La haute juridiction
effectue, à partir de lettres de saisissants (24) ou par saisine d’office (25), deux sortes d’examen
de l’incompétence du Parlement : s’elle peut censurer l’incompétence positive du législateur
lorsque l’intervention du Parlement empiète sur un domaine qui n’est pas le sien (26), elle
a notamment développé l’examen de l’incompétence négative du législateur, à savoir le fait
pour le législateur de ne pas exercer la plénitude de ses attributions constitutionnelles. Les
deux situations sont différentes. Avec l’incompétence négative du législateur, ce qui est
dénoncé par le juge constitutionnel c’est « la rétention de compétence du Parlement » (27),
non le développement de compétence positive qu’il aurait organisé volontairement.
En la matière, l’expression « d’incompétence négative » est pour la première fois utilisée
expressément par la juridiction constitutionnelle française dans sa décision n° 94-358 DC
du 26 janvier 1995 (28). Toutefois, la haute juridiction en faisant déjà application, sans la
nommer, depuis sa décision n° 67-31 DC du 26 juillet 1967 (29). Au Maroc, la décision

(22) Nous pouvons renvoyer sur les premières explications de la notion administrative à : Laferrière, Traité de la
juridiction administrative et du recours contentieux, éd., Berger-Levrault, Paris, 1896.
(23) Au titre du contrôle de constitutionnalité externe, on rencontre dans les deux systèmes étudiés, le vice de procédure
et l’incompétence, tandis que le contrôle de constitutionnalité interne de la loi est ouvert pour les cas de violation du bloc
de constitutionnalité et de détournement de pouvoir.
(24) Il s’agit des requêtes concernant les lois ordinaires.
(25) Il s’agit de la saisine d’office concernant les lois organiques.
(26) Le juge constitutionnel marocain, quant à lui, a constamment affirmé que le domaine de la loi est constitutionnellement
séparé de celui du règlement. Conseil constitutionnel marocain (CCM ci-après), décision n° 250-98 CC du 24 octobre
1998, « Loi organique n° 7-98 relative à la loi de finance », RCC n° 2/2002, p. 30. Voy. Kh. Naciri, « La loi et le règlement
dans la Constitution », in Trente années de vie constitutionnelle au Maroc, D. Basri, M. Rousset et G. Vedel (sous la dir.),
LGDJ, Paris 1993, p. 288.
(27) F. Priet, op. cit., p. 64.
(28) CCF, décision n° 94-358 DC du 26 janvier 1995, « Loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du
territoire », Rec. p. 183.
(29) CCF, décision n° 67-31 DC du 26 juillet 1967, Indépendance et inamovibilité des magistrats, Rec. p. 19.

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n° 250-98 CC du 24 octobre 1998 (30) peut être désignée comme la première décision
constitutionnelle sanctionnant l’inconstitutionnalité de la loi pour « incompétence négative »
du législateur. Ces décisions marquent la naissance d’une jurisprudence constitutionnelle
de l’incompétence négative du législateur, qui s’édifie depuis, et que le juge continue de
construire par plusieurs décisions constitutionnelles (31).
Cette continuité de décisions ramène « l’incompétence négative » du législateur à
un phénomène, susceptible de se produire lors du processus de création de la norme, et
qui pourrait l’entraver, si le juge atteste son existence. Sous l’angle phénoménologique,
l’existence de l’incompétence négative du législateur est relevée, dans différentes situations.
Lors de la méconnaissance involontaire du législateur de sa compétence (32), ou lors de
l’abandon opportun de ses compétences par le Parlement, parfois pris en défaut de laisser à
des autorités réglementaires la charge de préciser des mesures à peine évoquées dans le texte
de loi, voire inexistantes dans celui-ci. Un nombre de ces autorités délégataires apparaît
aujourd’hui dans des décisions constitutionnelles (33), ainsi qu’un nombre de mesures qu’il
appartient au législateur d’édicter avec précision (34), clarté, sans préjudice d’un exercice
de définition de notions (35) auquel le législateur ne doit pas contrevenir notamment quand
l’applicabilité apaisée d’une loi dans le corpus législatif en dépend. Finalement, ce sont
autant d’attitudes constitutives d’incompétence négative du législateur qui sont mises en
lumière et sanctionnées : le fait de laisser la faculté discrétionnaire à une quelconque autorité

(30) CCM, décision n° 250-98 CC du 24 octobre 1998, préc.


(31) CCM, décision n° 382-2000 CC du 15 mars 2000, « Loi n° 15-97 formant code de recouvrement des créances
publiques », RCC n° 2/2002, p. 67 ; n° 661-2007 CC du 23 septembre 2007, « Loi organique n° 51-06 modifiant et
complétant la loi organique n° 32-97 relative à la Chambre des conseillers », BORM n° 5571 du 22 octobre 2007,
p. 3453 ; n° 660-2007 CC du 23 septembre 2007, « Loi organique n° 50-06 modifiant et complétant la loi organique
n° 31-97 relative à la Chambre des représentants », BORM n° 5571 du 22 octobre 2007, p. 3451. Concernant le Conseil
constitutionnel français, décision n° 2001-452 DC du 6 décembre 2001, « Loi portant mesure urgentes de réformes
à caractère économique et financier », Rec. p. 156. ; n° 2002-461 DC du 29 aout 2002, « Loi d’orientation et de
programmation pour la justice », Rec. p. 204.
(32) On peut évoquer ici la complexité de la répartition des compétences entre mesures législatives et mesures
réglementaires nécessaires pour faire appliquer utilement un nouveau texte législatif.
(33) Comité du Conseil supérieur de l’audiovisuel dans la décision (n° 96-378 DC du 23 juillet 1996, Rec. p. 18) ; Conseil
d’administration des établissements d’enseignement supérieur (décision n° 93-322 DC du 28 juillet 1993, Rec. p. 204) ;
Chambres de commerce et d’industrie (décision n° 87-237 DC du 30 décembre 1987, Rec. p. 69) ; Organe des sociétés
nationales (décision n° 81-132 DC, du 16 janvier 1982, Rec. p. 18).
(34) Le législateur devra définir avec précision le régime des incompatibilités (CCM, décision n° 382-2000 CC, préc.).
Le législateur devra définir les éléments constitutifs d’un délit (CCF, décision n° 84-183 DC du 18 janvier 1985, Rec.
p. 32). Les dispositions législatives trop imprécises, quand il s’agit de règles constitutives d’une catégorie d’établissement
public, sont contraires à la Constitution, le législateur devra les éditer (CCF, décision n° 83-168 DC du 20 janvier 1984,
Rec. p. 38). De même en matière d’imposition perçue par une collectivité locale, le législateur devra déterminer les
règles de recouvrement de l’impôt de manière suffisante, même s’il peut confier à la collectivité locale le soin d’assurer
ce recouvrement (CCF, décision n° 98-405 DC du 29 décembre 1998, Rec. p. 326).
(35) Dans la décision du Conseil constitutionnel marocain n° 476-2002 CC du 25 juin 2002 (RCC n° 4/2004, p. 20),
les notions d’incompatibilité et d’inéligibilité ont été confondues par le législateur. Dans la décision du Conseil
constitutionnel français n° 98-399 DC du 5 mai 1998 (Rec. p. 245), la notion d’association à « vocation humanitaire » n’a
pas été définie par la loi qui aurait dû y procéder.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 17

de décider, d’apprécier, ou d’adapter pour une situation donnée, la mention du renvoi à


une décision à prendre par des autorités publiques ou privées, l’inscription imprécise ou
insuffisante de règles dans le texte de loi, le fait d’avoir renvoyé à des organes divers
l’édiction de règles qu’il est de l’obligation du Parlement d’édicter.
Les supports de l’examen en incompétence négative du législateur sont loin d’être
homogènes à l’image des lois déférées à la juridiction constitutionnelle, et l’on pourrait
dresser une liste chronologique exhaustive des renvois qu’avait prévus le législateur dans
divers domaines, et que le juge a censurés en déclarant la non-conformité à la Constitution
de la disposition qui les prévoit.
En effet, cette jurisprudence peut être systématisée en distinguant, par exemple, les
textes de lois où est sanctionné le renvoi, par le législateur, à des autorités qui ne disposent
pas d’un pouvoir réglementaire, et ceux où est sanctionné le renvoi à des autorités possédant
un pouvoir réglementaire (Gouvernement, établissement publics, autorités administratives
indépendantes).
Ainsi pour le premier cas de figure, l’autorité de transfert n’exerce pas de pouvoir
réglementaire, mais la juridiction constitutionnelle examine la disposition et sanctionne
quand même un renvoi qui n’aurait pas dû avoir lieu puisqu’il appartenait au législateur
de fixer une règle ou d’apprécier un élément. Le juge sanctionne par exemple le renvoi, du
législateur ordinaire, au magistrat, dans la décision Juge unique du 23 juillet 1975 (36), ou
le renvoi à l’autorité gouvernementale chargée de finances publiques le rééchelonnement
des dettes des entrepreneurs et jeunes promoteurs en cas d’impossibilité de s’acquitter du
montant des créances exigibles en principal et en intérêt de retard (37), ou le renvoi à des
organes des sociétés nationales inopportunément chargés de l’édiction de règles relatives au
transfert du secteur public au secteur privé (38).
Dans le second cas, le juge constitutionnel empêche le renvoi à une autorité disposant
d’un pouvoir réglementaire, lorsqu’il sanctionne le législateur qui veut renvoyer à la
décision d’une autorité la charge de prononcer la déchéance de parlementaire pour le refus
de déclaration du patrimoine ou de déclaration non conformes et incomplète ou pour non
régularisation de sa situation malgré l’avertissement qui lui a été adressé par l’autorité
chargée de recueillir des déclarations du patrimoine (39), ou lorsque le législateur laisse
aux établissements publics que sont les universités, la possibilité d’adopter, par un vote à
majorité simple de leur conseil d’administration, des statuts dérogatoires à ceux établis par

(36) CCF, décision n° 75-56 DC du 23 juillet 1975, « Juge unique », Rec. p. 32. Effectivement, pour le juge constitutionnel,
une loi ne peut laisser au président du tribunal de grande instance le soin de décider de la composition collégiale ou
individuelle du tribunal correctionnel statuant en toutes matières sauf en matière de délits de presse.
(37) CCM, décision n° 386-2000 CC du 20 mars 2000, « Loi modifiant l’article 20 de la loi de finances pour l’année
1999-2000 », RCC n° 2/2002, p. 70.
(38) CCF, décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, « Loi de nationalisation », Rec. p. 18.
(39) CCM, décision n° 250-98 du 24 octobre 1998, préc.

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18 Mohammed El Fadili

la loi Savary (40). D’autres décisions examinent les dispositions législatives renvoyant à une
autorité indépendante, ainsi la décision n° 88-248 DC portant sur la loi relative à la liberté
de communication (41) qui refuse le transfert de certaines compétences réglementaires au
Conseil supérieur de l’audiovisuel, ou celle n° 96-378 DC portant sur la loi de réglementation
des télécommunications (42) qui empêche qu’une loi laisse au même CSA le soin d’élaborer
des recommandations déontologiques pour l’accès et la diffusion des messages sur réseaux
télématiques et internet ou la décision examinant la régularité du renvoi à la Banque de
France (43). En réalité, c’est vers le Gouvernement disposant d’un pouvoir réglementaire
qu’est prévu le plus grand nombre de renvois, contrôlés également par le juge constitutionnel.
Celui-ci sanctionne alors des renvois forts différents : la délégation au pouvoir réglementaire
de créer par décret des comptes spéciaux et des budgets autonomes en dehors du cadre de
la loi de finances au profit de certains services (44), ou en matière de fonction publique
territoriale, le fait de laisser à un décret en Conseil d’État la décision relative à la composition
et au mode de désignation des conseils d’administration des centres de gestion (45).
Aussi, la jurisprudence de l’incompétence négative du législateur peut être présentée, non
plus par catégories d’autorités, mais par grands domaines d’intervention du Parlement. À ce
titre, deux champs d’intervention se distinguent particulièrement. D’abord, l’incompétence
négative du législateur a souvent été relevée en matière de droit économique d’abord,
entraînant des censures partielles de lois modifiant l’article 20 de la loi de finances pour
l’année 1999-2000 (46), aux règles pouvant être aménagées par le Gouvernement, à propos
de la loi relative à la sécurité et la transparence du marché financier (47). L’incompétence
négative du législateur est également relevée en matière de fiscalité (48), où le législateur
est sanctionné pour n’avoir pas suffisamment exercé sa compétence fiscale en matière de
détermination de l’assiette (49), en matière de modalités de recouvrement de l’impôt (50), et
est contrôlé régulièrement par des saisines sur les lois de finances (51).

(40) CCF, décision n° 93-322 DC du 28 juillet 1993, « Statut des universités », Rec. p. 204.
(41) CCF, décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989, « Loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à
la liberté de communication », Rec. p. 18. Dans le considérant n° 16, le juge constitutionnel déclare « qu’en raison de sa
portée très étendue, cette habilitation méconnait les dispositions de l’article 21 de la Constitution ».
(42) CCF, décision n° 96-378 DC du 23 juillet 1996, « Loi de réglementation des télécommunications », Rec. p. 99.
(43) CCF, décision n° 93-324 DC du 3 août 1993, « Loi relative à la Banque de France et à l’activité et au contrôle des
établissements de crédits », Rec. p. 208.
(44) CCM, décision n° 250-98 CC du 24 octobre 1998, préc.
(45) CCF, décision 83-168 DC du 20 janvier 1984, préc.
(46) Ibid.
(47) CC, décision n° 89-260 DC du 28 juillet 1989, « Loi relative à la sécurité et transparence du marché financier », préc.
(48) Cf., L. Philip, « Le contrôle de constitutionnalité des dispositions fiscales des lois de finances », Droit fiscal, n° 8,
2002, p. 358-362.
(49) CCF, décision n° 85-191 DC du 10 juillet 1985, « Dispositions d’ordre économique et financier », Rec. p. 46.
(50) CCF, décision n° 98-405 DC du 29 décembre 1998, Rec. p. 326. Le juge constitutionnel a censuré pour incompétence
négative du législateur le fait de n’avoir pas déterminé les modalités de recouvrement de la taxe sur les activités à
caractère saisonnier que les services de l’administration municipale recouvrent à leur profit.
(51) CCF, n° 83-164 DC du 29 décembre 1983, « Loi de finances pour l’année 1984 », Rec. p. 67 ; CCM, décision
n° 386-2000 CC du 20 mars 2000, préc.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 19

Ensuite, avec le domaine de sauvegarde de droits fondamentaux (52), l’incompétence


négative du législateur trouve un terrain propice à son développement. Elle est un moyen
pour le juge constitutionnel de protéger des atteintes à leurs droits, aussi bien les personnes
publiques comme les collectivités territoriales (53), que les personnes privées (54). Ce sont
autant de lois susceptibles de limiter le niveau de protection des droits fondamentaux, parce
qu’elles comportent des renvois qui affectent les libertés publiques, les infractions, les
procédures, qui sont déférées au juge constitutionnel, contrôlées porteuses d’incompétence
négative et corrigées ensuite pour ce qui concerne les dispositions inconstitutionnelles. Sont
souvent déférées à la juridiction constitutionnelle, notamment en France (55), les grandes
lois impliquant des choix de société (56), textes vis-à-vis desquels l’attitude du juge est de
moins en moins en retrait, bien qu’il se défende de se substituer à l’organe détenteur de la
souveraineté nationale, le Parlement. Restent naturellement des décisions constitutionnelles
qui ne se rattachent pas, ou difficilement, à ces grands domaines, mais s’inscrivent comme
des jurisprudences importantes ; ainsi par exemple en matière de technique de création
d’établissement public, la décision du 28 juillet 1993 (57) dans son aspect de censure d’une
loi permettant au Gouvernement de fixer des règles dérogatoires à la loi du 26 janvier 1984
sur les universités, alors que cette compétence appartient au législateur en vertu de l’article 34
qui prescrit la compétence législative pour fixer les règles concernant la création de catégorie
d’établissement public en est le parfait exemple.
Ainsi, cette présentation tracée à grands traits de la jurisprudence constitutionnelle atteste
du sens juridique de l’incompétence négative du législateur : assujetti à une logique juridique
spécifique, elle est un outil de confirmation de la compétence constitutionnelle du législateur.

B. La jurisprudence de l’incompétence négative, une confirmation


de la compétence du législateur
La fonction première de la sanction par le juge constitutionnel du vice de l’incompétence
négative du législateur est le contrôle du respect du principe de séparation des pouvoirs.
Aujourd’hui, bien qu’il soit difficile d’évoquer une jurisprudence autonome, puisque la

(52) J. Robert, « La protection des droits fondamentaux et le droit constitutionnel français. Bilan et réforme », RDP, 1990,
p. 1255 ; O. Bendourou, « Le Conseil constitutionnel et les droits fondamentaux », REMALD, n° 56, 2004, p. 23-38.
(53) Concernant les décisions relatives au principe de libre administration des collectivités territoriales : CCF, décision
n° 83-168 DC des 19 et 20 janvier 1984, préc ; n° 87-231 DC du 5 janvier 1988, Rec. p. 7.
(54) CCM, décision n° 382-2002 CC du 15 mars 2000, préc.
(55) Au Maroc, ce genre de lois échappent, en règle générale, au contrôle du juge constitutionnel car soit il y a une forme
de consensus entre les partis politiques autour de ses questions, soit la question est pilotée par le Roi en personne, réglée
par dahir royal et par conséquent ne peut faire l’objet d’un recours contentieux.
(56) J.-E. Schoettl, « La loi de modernisation devant le Conseil constitutionnel », LPA, n° 15, 21 janvier 2002, p. 3-30 ;
« L’examen par le Conseil constitutionnel de la loi d’orientation et de programmation pour la justice », note sous Conseil
constitutionnel, 29 aout 2002, la Gazette du Palais, n° 247, 4 septembre 2002, p. 3-26.
(57) CC, décision n° 93-322 DC du 28 juillet 1993, préc.

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20 Mohammed El Fadili

question de l’incompétence négative est souvent mêlée à d’autres points dans les décisions,
la construction d’une jurisprudence constitutionnelle de l’incompétence négative du
législateur, reste liée à la question de la défense de la compétence du Parlement. Dans les
deux systèmes de contrôle étudiés, les méthodes du juge constitutionnel pour encadrer et
défendre la compétence législative n’ont jamais manqué (58). Les actes du Gouvernement
concurrençant la norme législative reculent, tandis qu’est organisé un procédé de délégation
de compétences au Gouvernement sous forme d’ordonnance (59) ou de décret-loi (60) sous
contrôle du juge constitutionnel. La définition de la loi progresse, avec une jurisprudence qui
établit désormais que les empiétements de la loi sur le domaine réglementaire n’encourent pas
l’inconstitutionnalité (61). Aux éléments de défense de la loi, peuvent toutefois être opposés
l’inspiration exécutive de nombre de lois promulguées, le développement pratique de la
norme réglementaire multiforme pour des raisons techniques et de diligence essentiellement,
l’emprise gouvernementale indéniable au long de la procédure législative, enfin la
transformation du rôle du Parlement qui voit la réduction de certaines de ses attributions,
en même temps que lui échoient de nouvelles activités. Il n’est alors pas excessif d’estimer
que le nouveau rapport établi entre la juridiction constitutionnelle et le Parlement, et créé à
l’occasion du contrôle de constitutionnalité des lois, s’est bâti dans un contexte de nature à
entraver l’action de l’institution parlementaire.
La jurisprudence constitutionnelle qui examine les textes de loi sous l’angle du respect des
attributions constitutionnelles du législateur, construit au final la compétence du Parlement
à deux titres. D’une part, en élargissant cette compétence (1), d’autre part, en clarifiant la
répartition des compétences entre organes constitutionnels (2).

1. L’incompétence négative, concours à la définition de la compétence de la loi


Effectivement, la jurisprudence constitutionnelle accroît le domaine réservé de la loi,
domaine dont la définition n’est pas épuisée par la teneur de l’énumération contenue aux
articles 34 de la Constitution française et 71 de la Constitution marocaine, mais est complétée
par les décisions successives de la juridiction constitutionnelle française et marocaine. Le
recours à la technique « d’incompétence négative » est apparu comme un moyen contentieux
permettant aux requérants et au juge constitutionnel respectivement d’invoquer et de
contrôler la violation par le Parlement se sa propre compétence.

(58) L. Philip, « Le développement du contrôle de constitutionnalité et l’accroissement des pouvoirs du juge


constitutionnel », RDP, 1983, p. 401 et suiv. ; O. Beaud et O. Cayla, « Les nouvelles méthodes du Conseil constitutionnel »,
RDP, 1987, p. 677 et suiv.
(59) Article 38 de la Constitution française.
(60) Article 70, al. 2 de la Constitution marocaine.
(61) C’est le cas notamment en France : décision n° 82-143 DC du 30 juillet 1982, « Loi relative au blocage des prix et
des revenus », Rec. p. 57. Voy. L. Favoreu et L. Philip, les Grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, Paris,
2009, p. 540.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 21

L’incompétence négative du législateur suppose au préalable qu’il y ait une compétence


réservée à l’institution parlementaire, plus précisément que le bloc de constitutionnalité
prescrit une compétence du Parlement. Fondant sa jurisprudence sur diverses dispositions
constitutionnelles (62), le juge constitutionnel interprète largement cette compétence, il la
rappelle et la conforte alors qu’elle n’apparaît pas toujours explicitement. Faute de prescription
textuelle directe de la compétence législative, il suffit d’une possibilité de rattachement
des mesures incriminées, à une disposition constitutionnelle prévoyant la compétence du
Parlement ou à une règle de valeur constitutionnelle, pour que le juge rappelle la compétence
du législateur. Ainsi, en matière électorale, le juge constitutionnel marocain censure une
loi qui laisse à un pouvoir réglementaire une large marge d’intervention dans le processus
électoral ; en matière de date d’entrée en vigueur de dispositions fiscales, une jurisprudence
française censure des lois qui laissent au pouvoir réglementaire le soin de fixer la date
d’entrée en vigueur d’une disposition fiscale, sans fixer de limite ; le Conseil en appelle à
l’article 34 (63), mais ce point de l’entrée en vigueur d’une disposition fiscale est davantage
rattaché à la compétence législative traditionnelle en matière fiscale, que par référence aux
dispositions de l’article 34 sur l’assiette, le taux, les modalités de recouvrement de l’impôt.
La juridiction constitutionnelle française use aussi, au besoin, d’un double rattachement,
pour dire que la mesure en cause relève de la compétence législative à deux titres. Le texte
de 1789 devient une source d’où le juge extrait de nouveaux fondements de compétence
législative. La juridiction constitutionnelle contribue à définir un contenu quantitatif de la
compétence législative. Il existe aussi un contenu qualitatif de la compétence législative
auquel la juridiction semble de même s’attaquer depuis un certain temps.
Tout au contraire, aucun grief d’incompétence négative ne peut être retenu contre le
Parlement si celui-ci n’a pas vocation à agir. Le juge rejette dans diverses décisions
l’incompétence négative, qu’il s’agisse d’un argument contenu dans la saisine
parlementaire (64), ou d’un moyen examiné d’office par la haute juridiction (65). On ne
peut ignorer que dans certaines circonstances, la saisine en incompétence négative du
législateur soit devenue un moyen opportun de contestation de la loi pour des parlementaires
en désaccord avec le texte de loi, ou pour des parlementaires de l’opposition pris dans
le système majoritaire et partisans ponctuels d’une restauration du pouvoir parlementaire.

(62) Articles 34, 61, al. 1 et 2, 64, 72, 73, 74 de la Constitution française de 1958 mais aussi les articles 3, 4, 11 et 16 de
la déclaration de 1789. Articles 71, 112, 146 de la Constitution marocaine de 2011.
(63) CCF, décision n° 86-223 DC du 29 décembre 1986, « Loi de finances rectificative pour 1986 », Rec. p. 184 ;
n° 90-277 DC du 25 juillet 1990, « Loi relative à la révision générale des évaluations des immeubles retenus pour la
détermination des bases des impôts directs locaux », Rec. p. 70.
(64) CCM, décision n° 288-99 CC du 29 avril 1999, « Loi n° 34-98 et loi n° 35-98, autorisant le transfert d’entreprises
publiques au secteur privé », RCC n° 2-2002, p. 62.
(65) CCF, décision n° 99-419 DC, du 9 novembre 1999, « Loi relative au Pacte civil de solidarité », Rec. p. 116 ; n° 97-
393 DC du 18 décembre 1997, « Allocations familiales », Rec. p. 320 ; n° 98-404 DC, du 18 décembre 1998, « Loi de
sécurité sociale », Rec. p. 312.

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22 Mohammed El Fadili

Mais, au-delà de ces hypothèses d’instrumentalisation du droit de saisine de la juridiction


constitutionnelle, et du contrôle de constitutionnalité (66), existent d’autres situations où les
requérants croient identifier un abandon par le législateur de sa compétence, interprétation
que le juge rejette systématiquement.

2. L’incompétence négative, contribution à la clarification de la répartition


constitutionnelle des compétences
Il est incontestable qu’en examinant un texte de loi sous l’angle du respect de la
compétence du législateur, la juridiction constitutionnelle, à partir d’une lettre de saisine
développe une jurisprudence censée clarifier la répartition de compétences qui relèvent du
seul législateur par exemple. En matière de lois organiques, le juge saisi d’office par le
Premier ministre est ainsi amené à vérifier le respect de la répartition des compétences
entre législateur organique et législateur ordinaire, en distinguant si le législateur qui
prend les mesures agit en qualité de législateur organique ou ordinaire, et s’il le fait
convenablement (67). Néanmoins, l’empiètement de la loi organique sur le domaine de la
loi ordinaire est une classification problématique dans la mesure où législateur organique
et législateur ordinaire se confondent dans un organe unique. Ne s’agit-il pas plutôt d’un
cas de vice de procédure ? C’est la procédure d’adoption qui distingue la loi organique
de la loi ordinaire et lorsque le juge constitutionnel sanctionne l’empiétement de la loi
ordinaire sur la loi organique, il vise avant tout à éviter que le législateur n’use des facilités
de la procédure ordinaire, notamment l’absence de saisine automatique de la juridiction
constitutionnelle, pour adopter des dispositions qui sont matériellement organiques.
Pour le cas de la loi ordinaire (68), la juridiction constitutionnelle empêche les éventuels
empiétements du pouvoir réglementaire sur le Parlement, ainsi que ceux du Parlement sur le
domaine réglementaire, selon un procédé différent et moins lourd de conséquences puisqu’il n’y a
pas d’inconstitutionnalité de la loi, mais déclassement de mesures, en France notamment (69).
Bien qu’en raison de sa fonction de rétablissement de la répartition des compétences, le
déclassement ou la délégalisation est un mécanisme permettant au Gouvernement de rétablir

(66) G. Carcassonne, « La stratégie de ceux qui saisissent », in Vingt ans de saisine parlementaire du Conseil
constitutionnel, Economica-PUAM, 1995, p. 50 et suiv ; M.-A. Benabdellah, « Contribution à la doctrine du droit
constitutionnel marocain », REMALD, coll. “Manuels et travaux universitaires”, n° 60, 2005.
(67) Par exemple, dans la décision n° 99-409 DC du 15 mars 1999, « Loi relative à la Nouvelle-Calédonie », Rec. p. 63, le
juge constitutionnel français a déclaré l’inconstitutionnalité d’une disposition adoptée selon une procédure non conforme
à la Constitution. Concernant le cas marocain : voir les décisions n° 37-94 CC du 16 août 1994, « Loi n° 33/93 portant
ratification du décret-loi n° 2-91-388 du 13 octobre 1992 instituant une taxe à l’installation des stations terriennes de
réception, à titre privé, des signaux de radiodiffusion par satellite », RCC, n° 2/2002, p. 55 ; n° 386-2000 CC du 20 mars
2000, « Loi modifiant l’article 20 de la loi de finances pour l’année 1999-2000 », RCC, n° 2/2002, p. 70 ; n° 228-98 CC
du 5 août 1998, RCC, n° 2/2002, p. 113.
(68) Ph. Terneyre, « La procédure législative ordinaire dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », RDP, 1985,
p. 691.
(69) Au Maroc, une loi peut être censurée pour empiètement sur le domaine réglementaire.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 23

son autorité sur des matières qui avaient basculé dans le domaine de la loi. C’est donc la
sanction du transfert de la compétence législative à l’exécutif qui est la ligne essentielle de
défense de la compétence du Parlement. Sont concernées ces situations où le législateur a
attribué à une autre autorité le soin de déterminer les règles dans une matière dont il aurait à
connaître et dans laquelle il devrait être actif (70). Au niveau de la norme que le législateur
national entend créer et inscrire au corpus législatif, l’incompétence négative du législateur
se rattache à la question des rapports de complémentarité entre la Loi et le Règlement (71),
nécessairement imbriqués pour réaliser la mise en œuvre effective d’une loi nouvelle (72),
complétée utilement par toutes mesures d’application nécessaires, prises en la forme
réglementaire. Au plan institutionnel, l’incompétence négative recoupe prioritairement les
transferts établis, des assemblées parlementaires vers l’autorité réglementaire.
A ce titre, il peut s’agir de transferts en formes légales, comme avec le procédé de
l’ordonnance en France et de décret-loi au Maroc, ou de transferts plus simples, et sans
formalisme particulier telle une mention d’un simple renvoi à l’autorité gouvernementale
dans le texte de loi. L’hypothèse textuelle la plus classique est celle du renvoi à un
décret. En la matière, toute délégation irrégulière de compétence est sanctionnée pour
inconstitutionnalité (73). La réserve de loi étant opposable au législateur, celui-ci ne peut
déléguer sa compétence que dans les conditions prévues par la Constitution. Ceci indique
que l’organe législatif devra lui-même légiférer et débattre publiquement sur les matières
que la Constitution lui réserve.
Respectueuse du principe de séparation des pouvoirs, la sanction de la juridiction
constitutionnelle en incompétence négative s’inscrit dans une perspective de défense de
la loi. Elle est un second volet de la conception selon laquelle, en vertu de la hiérarchie
des normes, le législateur n’a pas à consentir de délégation autrement que de manière
dérogatoire (74). Cette dérogation à la compétence du Parlement est prévue, interprétée
restrictivement, et contrôlée par le juge, c’est le transfert de compétence par ordonnance et
décret-loi, qui nécessite des lois d’habilitation déléguant une part de pouvoir législatif dans
une matière précise et pour un temps déterminé, à l’exécutif. A ce cas de figure prévu par

(70) CCM, décision n° 630-2007 CC du 23 janvier 2007, « Loi organique n° 22-06 modifiant et complétant la loi
organique n° 31-97 relative à la Chambre des représentants », BORM n° 4598 du 8 février 2007, p. 586-588 ; n° 250-98
CC du 24 octobre 1998, préc.
(71) Sur cette question, voy. Kh. Naciri, op. cit., p. 288-299 ; X. Prétot, « La délimitation des compétences législatives et
réglementaires », Dr. soc., 1986, p. 258 et suiv.
(72) Effectivement, la question de « l’incompétence négative » doit être rattachée à celle de « l’effectivité du droit » et à
celle de « la sécurité juridique ». Voy. concernant ces deux questions : M.-A. Frison-Roche, « Le souci de l’effectivité du
droit », Recueil Dalloz, 1996, chron. p. 301 et suiv. ; F. Luchaire, la Sécurité juridique en droit constitutionnel français,
CCC, n° 11, 2001, p. 67-69.
(73) CCF, décision n° 80-115 DC du 1er juillet 1980, Rec. p. 34 ; n° 85-189, DC du 17 juillet 1985, Rec. p. 49. CCM,
décision n° 382-2000 CC du 15 mars 2000, préc. n° 250-98 CC du 24 octobre 1998, préc.
(74) CCM, décision n° 250-98 CC du 24 octobre 1998, « Loi organique n° 7-98 relative à la loi de finances », RCC
n° 2/2002, p. 33.

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24 Mohammed El Fadili

la Constitution, il faut ajouter les situations de délégations « indirectes » de compétence au


Gouvernement ou à d’autres autorités non gouvernementales non nécessairement investies
d’un pouvoir réglementaire, auxquelles le législateur transfert une part de sa fonction de
légiférer.
Ces délégations sont parfois invalidées. Il est des cas où il n’y a pas de transfert juridique
formalisé dans le texte de loi, mais où celui-ci est implicite ; le transfert est contenu « en
germe dans la loi » (75), car il est manifeste que si le Parlement n’a pas prévu les dispositions
législatives adéquates dans un domaine déterminé, c’est une autre autorité notamment le
Gouvernement qui y pourvoira. On ne peut ignorer que, sur cette question, les décisions
constitutionnelles ont démontré de plus en plus, un glissement d’attributions d’ordre
législatif vers des autorités de relais, distinctes du pouvoir exécutif.
Il y a là, incontestablement, un glissement de sens de la jurisprudence constitutionnelle de
l’incompétence négative, car il s’agit non seulement de veiller à la répartition constitutionnelle
des compétences mais surtout d’être aux prises avec le silence du législateur. Dans sa portée,
la censure d’une abstention caractériserait un contrôle de constitutionnalité à caractère
préventif, prévention non plus contre la confusion dans la compréhension de la répartition
des compétences (76), mais contre l’inertie législative. Au demeurant, quand le juge relève
une incompétence négative du législateur et la considère comme un motif suffisant pour
déclarer l’inconstitutionnalité de la loi, ce qui est sanctionné est l’inaction du législateur, que
masque et révèle à la fois, la délégation du pouvoir législatif à d’autres.
Cependant, derrière cette finalité louable du vice de l’incompétence négative qu’est le
respect de la répartition des compétences et par conséquent l’observation du principe de
la séparation des pouvoirs, n’y a-t-il pas davantage, c’est-à-dire une incrimination et une
condamnation du législateur, au moins dans les cas d’espèces où le renvoi à une autre autorité
ne peut être imputé à une erreur dans la maîtrise de la répartition des compétences ? Suivant
les auteurs, c’est cette attitude de « se décharger » d’une responsabilité ou d’opportunité,
cette incompétence, qui émerge et que le juge interdit. En sanctionnant une disposition
d’un texte, fût-ce préventivement, le juge a fini par imposer une obligation surprenante au
législateur, celle de bien légiférer et de légiférer suffisamment.

II. L’incompétence négative, une reconnaissance jurisprudentielle du


principe constitutionnel de l’obligation de légiférer
Nulle part dans les deux constitutions n’est explicitement mentionnée l’existence d’une
obligation générale de légiférer à la charge du législateur, mais celle-ci naît indirectement,
de certaines dispositions constitutionnelles, d’une part, de la politique jurisprudentielle de

(75) F. Priet, op. cit., p. 71.


(76) L. Hamon, « Le domaine de loi et du règlement à la recherche d’une frontière », Dr., 1960, p. 283 et suiv.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 25

la juridiction constitutionnelle, d’autre part. Quelques auteurs rappellent l’importance de la


fonction et entendent éclairer l’existence de l’obligation de légiférer qui s’y rattache (77).
À défaut de constitutionnaliser une obligation positive, le juge constitutionnel, au gré de
déclarations d’inconstitutionnalité des dispositions attaquées, fournit une sanction tout à
fait effective à cette obligation encore implicite qu’est, pour le législateur, l’obligation de
compétence législative (A).
Il importe de tirer les enseignements de cette jurisprudence puisqu’elle commence à
esquisser, quant à diverses matières dont le législateur a eu à connaître, ce que le législateur
peut et doit faire, et ce qu’il lui est loisible de faire faire, laisser faire ou ne pas faire. C’est
la norme en devenir qui est immédiatement sanctionnée, mais c’est l’attitude du législateur
en amont qui est dénoncée.
Au surplus, l’attitude de la juridiction constitutionnelle relative à l’incompétence
négative se limite-t-elle à faire apparaître l’obligation de compétence législative pesant sur
le législateur ? On peut voir dans la jurisprudence du juge constitutionnel, une nouvelle
inspiration à destination des parlementaires, marquant progressivement les contours d’une
obligation de bien légiférer. D’une obligation de moyen, ne se dirige-t-on pas vers une
obligation de résultat en matière de législation ? Ainsi, la loi ne se contente pas d’être
rédigée de manière à pouvoir être la mieux appliquée. Elle a cette exigence d’être rédigée
de manière à atteindre le résultat. Au-delà des considérations générales, l’hypothèse est
immensément exceptionnelle et assortie d’un contrôle constitutionnel supplémentaire –
contrôle a posteriori de la loi – permettant une évaluation de la loi – contrôle prévu dans le
système français et marocain (78).
On ne peut ignorer qu’il reste malgré tout ce sentiment, qu’avec l’incompétence négative
du législateur, il ne s’agit plus uniquement d’action, mais aussi de qualité, dans l’exercice de
l’activité normative. Effectivement, par quelques aspects des décisions constitutionnelles, le
juge semble glisser du contrôle de la compétence du législateur, au contrôle de la qualité de
la norme législative dans son contenu, son origine et ses omissions (B).

A. La sanction de la carence du législateur par la déclaration


d’inconstitutionnalité, une consécration implicite d’une obligation
de légiférer
Entreprendre une politique jurisprudentielle de lutte contre les malfaçons législatives (79),
comme telle semble être la volonté de la haute juridiction constitutionnelle en France et au

(77) J.-M. Garrigou Lagrange, « L’obligation de légiférer », in Droit et politique à la croisée des cultures, Mélanges
en l’honneur de Philippe Ardent, LGDJ, 1999, p. 305-321 ; F. Miatti, « Le juge constitutionnel, le juge administratif, et
l’abstention du législateur », op. cit., p. 4.
(78) Article 61-1 de la Constitution française. Article 133 de la Constitution marocaine.
(79) A.-L. Cassard-Valembois, « De l’usage de la gomme, comme du crayon, par le Conseil constitutionnel face aux
malfaçons législatives », Constitutions, juillet-septembre, 2011-3, p. 316-319.

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26 Mohammed El Fadili

Maroc, en imposant au législateur l’obligation constitutionnelle d’exercer la plénitude de


ses compétences. C’est prioritairement l’étude de la sanction en inconstitutionnalité qui
suggère une consécration constitutionnelle de l’obligation de compétence législative (80).
Tant par son contenu que par ses fonctions, la sanction constitutionnelle qui empêche la
promulgation d’un futur texte législatif constitue, à ne pas en douter, le meilleur argument
en faveur de l’existence d’une obligation de légiférer.
Interprétée différemment suivant les auteurs, comme un veto (81), ou comme une
technique permettant à la majorité gouvernementale et parfois à une minorité parlementaire
de mieux exprimer la volonté générale en l’expurgeant d’une inconstitutionnalité (82), elle
est, finalement, la sanction effective d’une obligation de légiférer en filigrane. La sanction
prononcée par le juge sur un texte matérialise l’obligation de compétence du législateur,
et elle le fait avec plus d’efficacité que le système d’autres Etats qui prévoient seulement
la notification de l’incompétence négative au Parlement, sans autre suite souvent (83).
Contrairement à la simple notification de l’incompétence au législateur, la sanction
de l’obligation de compétence, dans les systèmes de contrôle français et marocain, est
dirimante. Non contestable, cette sanction ne peut non plus être contournée. Les décisions
de la juridiction constitutionnelle, précisent les Constitutions française et marocaine,
s’imposent aux pouvoirs publics, aux autorités administratives et juridictionnelles (84). Elle
fait supporter au législateur, désireux de voir aboutir un texte, une nouvelle charge (85).
A ce titre, qu’il y ait eu sanction d’inconstitutionnalité pour incompétence négative du
législateur uniquement, ou pour incompétence négative doublée d’une inconstitutionnalité
pour violation d’une disposition constitutionnelle au fond, le Parlement doit, lors d’une
nouvelle réflexion sur le texte, réécrire les dispositions sanctionnées. Il ne peut satisfaire aux
exigences de la haute juridiction constitutionnelle qu’en utilisant pleinement sa compétence,
à savoir en intégrant toutes les dispositions nécessaires pour rendre juridiquement viable ce
projet de texte touchant à une matière dans laquelle il possède le premier titre de compétence.
Il appartient au Parlement de trouver discrétionnairement, mais nécessairement, ce qui,
dans la matière concernée par le texte de loi, relève « des règles essentielles » dont il a seul
la charge, exercice d’appréciation à réaliser sans faille ; à moins qu’aidé par la juridiction
constitutionnelle qui aura précisé ce que le texte de loi aurait dû lui-même prévoir, le Parlement
n’ait qu’à inscrire dans le texte les dispositions suggérées par le juge, ou, plus souvent, les

(80) Sur la sanction législative moderne, voy. notre article : « Quelle autorité exécutoire des décisions du Conseil
constitutionnel marocain ? », Revue de la recherche juridique, 2011-1, p. 315-336 ; A. Pizzorusso, « Les effets des
décisions du juge constitutionnel », AIJC, 1994, p. 11 et suiv.
(81) C. Emeri, « Gouvernement des juges ou veto des sages », RDP, 1990, p. 335.
(82) Ph. Blacher, Contrôle de constitutionnalité et volonté générale, op. cit., p. 168.
(83) Pour comparaison, voy. C. Grewe et H. Ruiz-Fabri, Droits constitutionnels européens, PUF, 1995 ; M. Fromont, la
Justice constitutionnelle dans le monde, Dalloz, 1996.
(84) Article 62, al. 3 de la Constitution française. Article 134, al. 3 de la Constitution marocaine.
(85) Voy. D. Broussolle, « Les lois déclarées inopérantes par le juge constitutionnel », RDP, 1985-3, p. 751-784.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 27

développer (86). Il faut donc convenir que l’appréciation de la juridiction constitutionnelle,


son empreinte sur le futur texte, est indirecte, mais elle existe. Ses directives sont suggérées,
sont non impératives, mais l’indifférence à leur égard est sanctionnée. Ainsi lorsqu’il
apparaît qu’une loi affecterait la protection de droits fondamentaux, le juge pose la nécessité
d’une série de dispositions précises, que la future loi devra intégrer afin de protéger ces
droits fondamentaux (87).
Qui conteste désormais que la juridiction constitutionnelle a développé un pouvoir
d’appréciation, par exemple des dispositions susceptibles de porter atteinte à une liberté, de
l’intensité de l’atteinte à cette liberté, de l’arbitrage entre plusieurs atteintes à une liberté ?
Toutefois, le spectre du gouvernement des juges (88) et la substitution de la juridiction
constitutionnelle aux représentants élus se tient à bonne distance de l’enceinte du Parlement,
sous condition du respect de la Loi fondamentale et des interprétations qui en sont faites par
le juge (89). La juridiction constitutionnelle se défend à juste titre de remplacer le législateur,
reprenant la formule classique selon laquelle, la juridiction constitutionnelle ne dispose pas
d’un pouvoir général d’appréciation de même nature que celui du Parlement (90).
Toutefois le législateur sera contrarié dans son dessein chaque fois qu’il méconnaîtra sa
compétence en n’épuisant pas celle-ci (91). C’est une méconnaissance de sa compétence,
par défaut (92), au sens où l’expression « méconnaissance de sa compétence » signifie le
silence normatif partiel du législateur, à l’intérieur du texte de loi qu’il présente. Cette
compétence non épuisée, présente deux formes d’incompétence négative. La première
concerne les cas où le législateur revoie explicitement à une autorité chargée d’appliquer la
loi une matière qui relève de sa compétence. La juridiction constitutionnelle vérifie alors le
bon encadrement du renvoi au règlement, notamment en recherchant l’existence éventuelle
de garanties. Il faut préciser que dans ce cas les autorités de renvoi sont dotées d’un pouvoir

(86) CCM, décision n° 583-2004 CC du 11 août 2004, « Loi organique n° 63-00 relative à la Haute cour », BORM
n° 5246 du 9 septembre 2004, p. 3331.
(87) CCM, décision n° 382-2000 CC du 15 mars 2000, « Loi n° 15-97 formant code de recouvrement des créances
publiques », RCC n° 2/2002, p. 67 ; CCF, n° 85-198 DC du 13 décembre 1985, Amendement Tour Eiffel, Rec. p. 78 ;
n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, préc ; n° 93-322 du 28 juillet 1993, préc.
(88) Qu’il nous soit permis de renvoyer sur cette question à notre article : « La protection constitutionnelle du principe
de la division du pouvoir au Maghreb : vers la promotion d’un pouvoir juridictionnel du juge », RELAMD, n° 96, 2011,
p. 71-89.
(89) J. Meunier, le Pouvoir du Conseil constitutionnel. Essai d’analyse stratégique, Bruylant-LGDJ, 1994 ;
M. Cappelletti, le Pouvoir des juges, Economica-PUAM, 1990 ; S. Belaid, Essai sur le pouvoir créateur et normatif du
juge, LGDJ, 1974.
(90) CCM, décision n° 817-2011 du 13 octobre 2011, « Loi organique relative à la Chambre des représentants », BORM
n° 5987 du 17 octobre 2011, p. 5084 ; CCF, décision n° 2010-108 QPC du 25 mars 2011, Mme Marie-Christine D, JORF
du 26 mars 2011, p. 5404.
(91) F. Priet, op. cit., p. 67.
(92) Ici, l’expression « méconnaissance de sa compétence » ne signifie pas que le législateur est allé au-delà de ses
prérogatives, en empiétant par exemple sur le domaine du Gouvernement ; en France d’ailleurs, contrairement au Maroc,
ces débordements positifs ne sont par ailleurs pas constitutifs d’une inconstitutionnalité ; ils peuvent être déclassés, après
la promulgation de la loi, pour revenir à plus d’orthodoxie dans la répartition des rôles et des compétences.

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28 Mohammed El Fadili

réglementaire. La haute juridiction exige alors que le législateur définisse suffisamment le


pouvoir réglementaire d’application. La seconde concerne les cas où le législateur renvoie
implicitement aux autorités d’application, une matière que la Constitution lui réserve. Le
juge constitutionnel vérifie alors si le législateur a lui-même édicté les règles relevant de sa
compétence, censurant la loi comportant des lacunes, alors même qu’elle ne contiendrait
aucun renvoi de la charge d’édicter ces règles à une quelconque autorité. Il est ici reproché
au Parlement de n’avoir pas posé certaines règles que lui impose l’exercice correct de sa
compétence.
Dans ce cas de renvoi aux autorités chargées d’appliquer la loi serait implicite, car celles-
ci, au moment d’application de loi, devront établir elles-mêmes les règles que la Constitution
réserve au législateur. En relevant ce type d’incompétence négative du législateur, la
juridiction constitutionnelle semble lutter contre le silence normatif du législateur et prescrire
une obligation positive. La sanction de l’incompétence négative, dès qu’elle est identifiée
par le juge constitutionnel, est moins la cause d’une violation de règle de compétence que la
sanction d’une omission à légiférer (93). Le Parlement a obligation de légiférer, comme le
juge ordinaire, de juger. L’hypothèse du silence de la loi est d’ailleurs problématique pour
ces deux institutions (94).
Reste à savoir si le Parlement a toute latitude pour s’acquitter de son obligation de
légiférer, ou si la juridiction constitutionnelle n’entreprend pas indirectement d’esquisser
les contours d’une obligation de « bien légiférer » (95).

B. Une délimitation de l’obligation de bien-légiférer et de légiférer


suffisamment ?
En effectuant son examen de la compétence du législateur, la juridiction constitutionnelle
est amenée à connaître d’autres aspects que ceux de la répartition des compétences stricto
sensu. En premier lieu, sous couvert d’examen de cette compétence, le juge constitutionnel
évalue le texte en lui-même, bien qu’il se défende d’une interprétation générale du texte
qui le substituerait à la volonté du législateur. Avec l’émergence de cette obligation de
bien légiférer on a le sentiment du glissement du contrôle constitutionnel de la compétence
législative au contrôle de la qualité de la norme (1). La reconnaissance des exigences
propres à la qualité de la loi n’a pas remis en cause l’utilisation de l’incompétence négative
pour traquer le défaut de précision du législateur ; bien au contraire, la formulation issue de
certaines décisions constitutionnelles confirme la complémentarité entre la compétence du

(93) P. Rrapi, « L’incompétence négative dans la QPC : de la double négation à la double incompréhension », CCC,
n° 34, 2012, p. 163 et suiv.
(94) F. Miatti, op. cit., p. 8-11.
(95) J.-M. Garrigou-Lagrange, « Les partenaires du Conseil constitutionnel ou de la fonction interpellatrice des juges »,
RDP, 1986, p. 647-694.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 29

législateur et ces exigences (96). En second lieu, sous couvert d’examen de la compétence, le
juge s’avance parfois par incursions successives dans le domaine du pouvoir discrétionnaire
du législateur (2). C’est donc par rapport aux questions du texte législatif déféré, et du
pouvoir discrétionnaire du législateur, que l’on tente d’approcher ce dessin d’une obligation
de « bien légiférer » esquissée par la haute juridiction constitutionnelle.

1. Le vice d’incompétence négative, instrument d’amélioration de la qualité de la


loi
Au sein de la jurisprudence constitutionnelle, celle relative à l’incompétence négative
est sans aucun doute la plus efficace pour contrôler la qualité de la loi, bien que la fonction
première de ce vice soit de contrôler le respect du principe de séparation des pouvoirs. Au-
delà du vice d’incompétence négative et d’une atteinte à la répartition des compétences, c’est
la qualité de la loi qui sera affectée. D’ailleurs, bien avant la consécration des exigences de
clarté, d’accessibilité et d’intelligibilité, c’est sous l’angle de l’incompétence négative que
la juridiction constitutionnelle sanctionnait le défaut de précision de la loi (97).
L’examen de la compétence implique le contrôle du texte déféré sous l’angle des griefs
allégués dans les lettres de saisines ou sous l’angle du devoir d’autosaisine d’office de la
haute juridiction, sur une ou plusieurs dispositions. Sur saisine avec griefs d’incompétence
négative, le juge prévient ce qui paraît constituer une dégradation de la loi, il se pose en
gardien de la loi et de sa qualité. Il en sanctionne en tous cas l’éclatement et finit désormais
indirectement par exercer un contrôle de qualité sur la norme transmise. Ce contrôle de
qualité est un contrôle multiforme sur le contenu de la norme.
Concernant le refus du délitement de la fonction de légiférer d’abord. On ne peut occulter
l’attention de la juridiction constitutionnelle vis-à-vis d’un éclatement de la fonction de
légiférer causé par la dispersion des compétences du législateur. Bien que par principe
ce sont les autorités réglementaires gouvernementales qui reçoivent souvent la charge de
compléter le dispositif législatif, la jurisprudence constitutionnelle française notamment
expose un ensemble d’autorités non gouvernementales, parfois investies d’un pouvoir
réglementaire, auxquelles le législateur confie une part de sa fonction de légiférer. Ainsi, par
le biais de l’incompétence négative, le juge examine tout éclatement de compétences, mais
aussi d’appréciations relevant normalement de l’action législative, qui seraient consenties à
des autorités, investies alors du pouvoir d’apprécier et de décider (98).
Elle est manifeste la volonté de la juridiction constitutionnelle de refuser de
cautionner des formes de transfert de la souveraineté nationale à des autorités dépourvu
de légitimité démocratique, tel le Gouvernement, les autorités juridictionnelles ou tout

(96) Décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002, « Loi de modernisation sociale », Rec. p. 49.
(97) CCF, décision n° 85-191 DC du 10 juillet 1985, « Loi portant diverses dispositions d’ordre économique et financier »,
Rec. p. 46.
(98) CCM, décision n° 250-98 CC du 24 octobre 1998, préc ; CCF, décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, préc.

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30 Mohammed El Fadili

autres types d’autorités administratives indépendantes. Les occasions de contrôle par le


juge constitutionnel devraient se multiplier avec le mouvement de création des autorités
indépendantes accentué depuis un certain temps dans les deux systèmes. La juridiction
constitutionnelle rappelle que le texte de loi en cause n’est pas interchangeable avec des
actes des autorités réglementaires, il n’est pas non plus assimilable aux actes d’autorités non
investies d’un pouvoir réglementaire. La position n’est pas qu’une position de principe ou
qu’un choix théorique : la représentation nationale est moins une élection, un mandatement,
qu’une obligation d’agir dans un cadre et selon des procédures, déterminées, qui permettent,
en particulier, le débat public, le recours à un gardien de la Constitution, et un contrôle de
la norme proposée (99).
En effet, ce que nous pouvons dégager de la jurisprudence constitutionnelle, c’est que
le processus législatif est une association complexe d’actes d’importance nécessaire à
l’adoption de la loi. Il est accompli selon une procédure rigide (100), de logique (101) et
de temps (102) dont fait partie le droit d’initiative législative. La jurisprudence du juge
constitutionnel relative à l’incompétence négative du législateur a donc pour objet de rendre
à l’institution parlementaire, irradiée de légitimité démocratique, la charge qui est la sienne,
et contre sa volonté sui besoin est.
Concernant la qualité de la norme législative (103) proposée, ensuite. Assurément, de
la jurisprudence constitutionnelle sur l’incompétence négative, il ressort qu’une loi doit
comporter certaines caractéristiques essentielles, en particulier quant à son contenu. En
effet, elle est une norme qui n’est plus seulement définie quant à sa place dans la hiérarchie
des normes, mais est évaluée par la juridiction constitutionnelle, quant à son contenu. Cette
tendance semble se produire indirectement, de manière indolore, à la dérobée. L’incompétence
négative n’est pourtant qu’un mode de contrôle de constitutionnalité externe, normalement
lié à la seule compétence, en outre le juge se défend régulièrement de remplacer le législateur.
Il examine le texte, mais se défend d’une interprétation générale du texte, qui le substituerait
à la volonté de la représentation nationale.
Au-delà des considérations générales, on peut observer que la jurisprudence
constitutionnelle traitant de l’incompétence négative du législateur permettrait de circonscrire
le contenu nécessaire d’un texte de loi, mais de quelle manière ? D’une autre façon, en quoi
le juge constitutionnel exerce-t-il un contrôle de qualité sur le texte de la loi ? Certaines
décisions constitutionnelles amènent des précisions sur le contenu nécessaire de la norme
législative : nature du contenu de la norme, étendue de ce contenu, qualité de ce contenu,

(99) F. Luchaire, les Sources des compétences législatives et réglementaires, AJDA, n° 6, 1979, p. 3.
(100) « Considérant que le législateur n’a pas respecté la procédure prescrite, il s’ensuit que la loi n° 24-00 est contraire
à la loi organique n° 7-98 et partant à la Constitution » (CCM, décision n° 386-2000 CC du 30 mars 2000, préc).
(101) CCM, décision n° 386-2000 CC du 30 mars 2000, préc.
(102) CCM, décision n° 125-97 du 26 aout 1997, « Loi organique n° 32-97 relative à la Chambre des conseillers », RCC
n° 2/2002, p. 18, n° 250-98 du 24 octobre 1998, préc.
(103) L. Milano, « Contrôle de constitutionnalité et qualité de la loi », RDP, 2006-3, p. 637-671.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 31

carence dans ce contenu avec l’incrimination de l’omission (104) de dispositions dans le


texte proposé, sans qu’il y ait de vrai critère de référence.
Quant au contenu minimum de la loi, en deçà duquel le juge constitutionnel émet un
veto, la lecture de la jurisprudence montre qu’au-delà des indications de l’article 34 et 71,
le contenu minimum de la loi, dans telle ou telle matière, n’est pas définissable a priori.
Et pourtant si le juge considère que ce contenu minimum fait défaut, il n’hésitera pas à
sanctionner la loi. Pour s’approcher du contenu de la compétence législative, il faut considérer
ce contenu tel que défini par le bloc de constitutionnalité, et se reporter à cette variété de
fondements de la compétence législative évoqués par la jurisprudence constitutionnelle
depuis une vingtaine d’années. On peut aussi se tourner, dans le cas de la France, vers la
jurisprudence de l’incompétence positive du législateur depuis la décision Blocage des prix
et des revenus du 30 juillet 1982.
Le mérite de cette décision c’est d’avoir fait évoluer la jurisprudence constitutionnelle,
et la question de la définition matérielle de la loi : au-delà des dispositions de l’article 34,
une loi peut empiéter dans un domaine de la compétence du règlement sans encourir
l’inconstitutionnalité. Une loi peut ainsi traiter une question dans sa totalité, en empiétant
si besoin est, sur le domaine réglementaire. Cette orientation jurisprudentielle peut être
une garantie de meilleure intelligibilité de la loi, objectif louable hissé en objectif à valeur
constitutionnelle depuis sa consécration en 1999 (105). L’argumentation s’est alors développée
en doctrine (106), avec, d’un côté, l’argument en faveur d’un critère organique de la loi – acte
voté par le Parlement sous forme législative et, de l’autre, l’argument qui rappelle que si
l’annulation de la disposition législative est écartée, le Gouvernement n’est pas dépossédé, et
peut, grâce à la délégalisation, retrouver les matières dont le législatif s’est saisi (107).
En fin de compte, qu’importe le point d’observation que l’on adopte, on ne peut ignorer
que toute définition matérielle de la loi a priori n’est pas suffisante, et que cette définition
du contenu de la loi se construit, aussi, au cas par cas, par le juge constitutionnel. A cet
égard, l’inscription récurrente du grief d’incompétence négative dans les saisines, et le

(104) CCM, décision n° 382-2000 CC du 15 mars 2000. Dans le cas d’espèce, le législateur avait seulement édicté une
loi incomplète, et non le fait de s’être dessaisi au profit de l’exécutif, qu’avait amené le juge constitutionnel à déclarer
l’inconstitutionnalité partielle de la loi. Voy. M.- A. Benabdallah, « La constitutionnalité des cas d’incompatibilité », note
sous CC du 15 mars 2000, REMALD, n° 33, 2000, p. 143 et suiv.
(105) CCF, décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999, « Loi portant habilitation du gouvernement à procéder, par
ordonnance, à l’adoption de la partie législative de certains codes », Rec. p. 136.
(106) Se reporter à L. Favoreu et L. Philip, les Grandes décisions du Conseil constitutionnel, Paris, Dalloz, 2009.
(107) Les procédures de l’article 37 al. 2 et 41 de la Constitution sont alors mises en œuvre. On peut noter une évolution
du contrôle de l’étendue du pouvoir réglementaire par la juridiction constitutionnelle. (CC, décision n° 99-184 L du
18 mars 1999, Rec. p. 65 ; n° 99-187 L du 6 octobre 1999, Rec. p. 114). La conséquence est que le Conseil en vient parfois
à contrôler le réglementaire en plus du contrôle effectué par le Conseil d’Etat, juge naturel en la matière). Au Maroc, le
juge constitutionnel a considéré que « lorsqu’il est saisi d’une loi portant ratification d’un décret-loi, pour en apprécier
la constitutionnalité, le Conseil constitutionnel doit faire porter son examen à la fois sur la loi de ratification et le décret
ratifié qui forment dès lors un tout indissociable » (décision n° 37-94 CC du 16 août 1994, préc).

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32 Mohammed El Fadili

recours à la juridiction constitutionnelle pour évaluer sans cesse la qualité des lois, en est
une démonstration. La jurisprudence fait donc transparaître un contenu matériel minimum
de la loi, que le législateur peut étendre, mais ne peut réduire, dans les domaines que le bloc
de constitutionnalité lui impose.
C’est notamment avec ce que nous enseigne empiriquement la jurisprudence
constitutionnelle examinant la suffisance ou l’insuffisance de la loi, que la question du
contenu minimum du texte de loi est éclairée, ou obscurcie d’ailleurs. Ainsi le texte de loi doit
posséder un contenu « essentiel », « fondamental », un « noyau dur » de dispositions (108), qui
ne peuvent être seulement générales et imprécises, mais doivent constituer « une véritable
substance normative » (109). A ce titre, les décisions rendues par le juge constitutionnel
marquent sans doute un nouveau tournant jurisprudentiel et une implication plus active
de la haute juridiction. A l’occasion d’une décision (110) qui a focalisé l’attention, le juge
constitutionnel a adressé au législateur l’avertissement suivant, « la loi a pour vocation
d’énoncer des règles et doit par la suite être revêtue d’une portée normative ». Une disposition
législative dépourvue d’effet normatif ne rempli cette fonction de compte rendu qui permet
à ses destinataires, à sa seule lecture de savoir si elle a pour objet d’autoriser, d’ordonner,
d’interdire, de créer des droits et des obligations (111).
Si on imagine aisément qu’il y a une compétence minimale et indivisible de la loi, il est
des matières où cette compétence minimale est insondable. Et plus on s’éloigne du centre de
compétence, plus l’incertitude grandit ; quelles dispositions devront être traitées dans le cadre
de la loi, lesquelles échappent à la gravité du noyau de compétence, enfin quelles échappées
seront acceptées par le juge, sa jurisprudence est elle prévisible (112), et peut-on prévenir
les lacunes d’un texte avant de le déférer ? Le fait que le contenu varie, suivant le risque que
comporte le domaine dans lequel le texte de loi intervient, ajoute de l’hétérogénéité : ainsi
la part obligatoire de prescriptions qui revient au Parlement est plus importante selon que le
texte affecte le domaine des droits et libertés fondamentaux, ou un domaine plus marginal,
à plus faible portée. On peut penser que les décisions relatives à des lois affectant des droits
fondamentaux sont plus à même de renseigner sur le contenu minimum du texte (113). Le

(108) Voy. sur cette question notre thèse : « Le Conseil constitutionnel et la théorie de la séparation des pouvoirs au
Maroc », op. cit., p. 113 et suiv.
(109) L. Milano, op. cit., p. 661 et suiv. ; F. Priet, op. cit., p. 82.
(110) CCF, décision n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004, « Loi organique relative à l’autonomie financière des collectivités
territoriales », Rec. p. 116 ; n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, « Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de
l’école », Rec. p. 72.
(111) CCF, décision n° 2003-467 DC du 13 mars 2003, « Loi pour la sécurité intérieure », Rec. p. 211 ; n° 2000-435 DC
du 7 décembre 2000, « Loi d’orientation pour l’outre-mer », Rec. p. 164.
(112) B. Genevois, « La jurisprudence du Conseil constitutionnelle est-elle imprévisible ? », Pouvoirs, n° 59, 1991,
p. 129 et suiv.
(113) CCM, décision n° 786-2010 du 2 mars 2010, « Loi organique relative au Conseil économique et social », BORM
n° 5820 du 11 mars 2010, p. 967. Dans cette décision, le juge constitutionnel a considéré que le Préambule intégré à cette
loi organique était dépourvu de caractère normatif ou fondamental et par conséquent ne devait pas figurer dans ce texte.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 33

juge constitutionnel a largement inclus, dans la réserve de loi, l’exercice des droits et libertés
constitutionnellement garantis comme étant une matière dans laquelle l’organe législatif est
seul appelé à intervenir, sans pouvoir renvoyer celle-ci aux autorités chargées d’appliquer la loi
(juge, administration, autorités indépendantes). La sphère juridique laissée à l’intervention de
l’Etat dans le domaine d’exercice des droits fondamentaux relève de la compétence exclusive
du législateur (114). On mesure la tâche qui pèse sur le Gouvernement, le Parlement, et surtout
sur le juge constitutionnel, lors de la genèse d’un texte.
Le recours du juge constitutionnel à la notion d’incompétence négative est effectué
avec prudence, et en relation avec le niveau de garanties accordées aux citoyens, qu’il
évalue suffisant ou insuffisant dans le texte de loi. Cette attitude jurisprudentielle laisse
néanmoins à penser qu’il y a, dans l’incompétence négative, différents degrés d’erreur,
d’irrégularité ou d’incapacité susceptibles d’être commises par le législateur. La juridiction
constitutionnelle ne sanctionne pas les dispositions litigieuses si le législateur subordonne
leur élaboration au respect de garanties essentielles (115) ; il n’y a pas non plus de sanction
pour incompétence négative si ces garanties sont présentes et assurées avec la loi déférée ;
on a à l’esprit, par exemple, la décision Principes d’aménagement de 1985 visant une loi sur
l’aménagement foncier (116), ou la décision sur la loi autorisant le transfert d’entreprises
publiques au secteur privé (117). Corrélativement, en matière de garanties, le juge censure
et tente d’étendre le contenu minimum de la loi ; on renvoie ici à la décision l’exploitation
des services de radio-télévision livrés à disposition du public sur des réseaux câblés, dans
laquelle le juge rattache la définition du réseau câblé à la mise à disposition du public d’un
service de radio-télévision, et y voit une garantie fondamentale pour laquelle la compétence
législative est nécessaire (118). Parmi la jurisprudence qui exige à ce que la loi respecte le
principe constitutionnel de répartition des compétences, et ce faisant, comporte des garanties
essentielles pour sauvegarder des droits et libertés fondamentaux, la décision du 15 mars
2000 sur le recouvrement des créances publiques visant des garanties destinées à protéger
les droits fondamentaux (119). Dans cette décision illustrant la compétence du législateur, au

(114) F. Priet, op. cit., p. 85.


(115) CCF, décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989, « Loi relative à la liberté de communication », Rec. p. 18, dans
laquelle le juge constitutionnel rejette (13e considérant) la notion de subdélégation illégale de compétence invoquée dans
la saisine à propos de l’article 27, al. 1er de la loi, attribuant au Gouvernement la prise de certaines mesures par voie de
décret en Conseil d’Etat.
(116) CCF, décision n° 85-189 DC du 17 juillet 1985, « Loi relative à la définition et à la mise en œuvre de principes
d’aménagement », Rec. p. 49.
(117) CCM, décision n° 298-99 CC du 29 avril 1999, « Loi n° 34-98 et loi n° 35-98 autorisant le transfert des entreprises
publiques au secteur privé », RCC n° 2-2002, p. 62 ; n° 467-2001 CC du 31 décembre 2001, « Loi de finances n° 44-01
de l’année 2002 », RCC n° 3-2003, p. 23.
(118) CCM, décision n° 125-97 CC du 26 août 1997, « Loi organique relative à la Chambre des conseillers », RCC
n° 2/2002, p. 30 (en arabe). CCF, décision n° 84-173 DC du 26 juillet 1984, « Loi relative à l’exploitation des services de
radio-télévision mis à la disposition du public sur un réseau câblé », Rec. p. 63.
(119) CCM, décision n° 382-2000 CC du 15 mars 2000, préc ; décision n° 125-97 CC du 26 août 1997, « Loi organique
relative à la Chambre des conseillers », RCC, n° 2/2002, p. 30 (en arabe).

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34 Mohammed El Fadili

titre de l’article 71, pour fixer les règles concernant les droits civiques, politiques et garanties
fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, il appartient
au législateur non seulement de définir les fonctions officielles et électives concernées par
les dispositions de l’article 142 de cette loi, mais aussi de fixer les procédures à suivre pour
la déclaration de l’incompatibilité et les autorités chargées de la constater qui doivent, selon
le juge constitutionnel, répondre aux conditions d’impartialité et d’intégrité permettant
d’éviter tout abus et garantissant l’indépendance du législateur dans le cadre de la séparation
des pouvoirs et du respect des attributions dévolues aux institutions constitutionnelles, en
tant que principes à valeur constitutionnelle.
Le contenu a minima n’est pas uniquement celui d’une compétence rationne materiae,
ce n’est pas simplement la nature substantielle du contenu de la norme qui importe. En
effet, ce contenu normatif doit aussi être « dense » et « précis » et il est confié en l’état de ces
remarques au législateur pour réécriture, en cas d’inconstitutionnalité de la loi (120).
Quoique exigeant, le débat sur la précision suffisante ne vise pas à imposer que la loi
traite et prévoie tout, dans le corps du texte, obligation est faite au législateur de présenter
un corps de texte comportant suffisamment de précisions. La rédaction du texte est invitée
à exprimer une coordination entre la loi et le projet de société qu’elle amène. Ainsi, le texte
doit permettre l’application légale et effective des objectifs qu’il poursuit. Bien que par
principe, cette jurisprudence impose au législateur de véritables contraintes, il ne s’agit pas
de dire que la juridiction constitutionnelle veille au développement d’une norme législative-
cadre, mais de rappeler la place hiérarchique et la fonction d’encadrement de la loi, en
n’autorisant la promulgation que de textes complets, respectant l’étendue de la compétence
législative, synthétisant le projet de réforme de la société, sans oublier l’exigence de précision
nécessaire à l’effectivité d’une loi. Ainsi la décision relative aux établissements publics
à caractère scientifique, culturel et professionnel (121) témoigne d’un juge qui exige du
législateur qu’il prévoit, et aménage, dans la loi la diversité institutionnelle qui peut exister
dans les établissements d’enseignement supérieur ; la diversité y est possible, mais toute
tentative d’organisation doit nécessairement s’inscrire dans un cadre constitutionnel (122).
Enfin, le dernier aspect du contrôle de la qualité de la norme est constitué par un cas
jurisprudentiel insolite, celui de la censure frappant un texte de loi parce qu’il aurait dû
contenir certaines dispositions. Le législateur n’a pas agi lui-même et n’a pas renvoyé à une
autre autorité, son texte encourt une déclaration de non conformité à la Constitution pour

(120) CCM, décision n° 661-2007 CC du 23 septembre 2007, « Loi organique n° 51-06 modifiant et complétant la
loi organique n° 32-97 relative à la chambre des conseillers », BORM., n° 5571 du 22 octobre 2007, p. 3453 ; décision
n° 660-2007 CC du 23 septembre 2007, « Loi organique n° 50-06 modifiant et complétant la loi organique n° 31-97
relative à la Chambre des représentants », BORM., n° 5571 du 22 octobre 2007, p. 3451) ; CCF, décision n° 2001-452 DC
du 6 décembre 2001, « Loi portant mesures urgentes à caractère économique et financier », préc.
(121) CCF, décision n° 93-322 DC du 23 juillet 1993, Rec. p. 204.
(122) D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 137.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 35

silence du législateur (123). Ce silence devient parfois un sérieux obstacle pour faire valider
un texte de loi. Dans la décision du 15 mars 2000 sur la loi formant code de recouvrement
des créances publiques, déjà évoquée, la juridiction constitutionnelle marocaine considère,
que le silence du législateur est constitutif d’incompétence négative et qu’il fait du texte
de loi un texte non conforme à la Constitution alors même que la loi aurait dû permettre
(bien écrite et complète) d’atteindre l’objectif constitutionnel de protection des droits
fondamentaux. Deux décisions du Conseil constitutionnel français illustrent également ce
cas de figure, la décision n° 84-183 DC (124) rendue à l’encontre d’une loi ne définissant pas
le contenu d’une incrimination ou la décision n° 85-198 DC (125), Amendement Tour Eiffel,
à propos d’une loi qui n’a pas déterminé de garanties propres à sauvegarder les libertés
pendant l’installation de moyens de diffusion par voie hertzienne sur les propriétés bâties.
Reste un cas plus problématique, celui du renvoi par la loi à une loi ultérieure, s’agit-
il d’une délégation explicite de compétence au législateur futur qui doit être identifiée
comme un vice d’incompétence ou s’agit-il d’un défaut d’accessibilité et d’intelligibilité
assimilable à un vice de forme ? Le renvoi à une loi ultérieure n’est pas condamnable en
soi, si le Conseil condamne cette pratique dans la décision 2004-499 DC (126), c’est parce
que posant un principe général, le législateur a renvoyé à des lois futures le soin d’apporter
des éclaircissements nécessaires, faisant de la loi future une sorte de « loi d’application » de
la loi antérieure. Le Conseil censure ce renvoi sous l’angle de l’incompétence négative ; on
peut s’interroger sur la pertinence de l’utilisation du vice d’incompétence car, dans cette
hypothèse, le renvoi ne se fait pas au profit d’une autorité incompétente puisque le législateur
renvoie au législateur futur.
Somme toute, on mesure bien le chemin parcouru depuis les premières décisions du juge
constitutionnel et combien cette référence au contrôle des compétences a d’implications.
Le bouleversement pourrait être résumé, selon le doyen Louis Favoreu, dans le fait que :
« le partage d’attributions entre le législateur et le pouvoir réglementaire s’effectue non
pas en considération de la matière donc « en surface », mais eu égard à l’importance de la
question traitée » (127). La question est moins de savoir si la matière appartient au législatif
ou à l’exécutif, que de permettre que la loi apporte davantage de garanties ou ne détruise
pas celles accordées. Cette attitude volontariste du juge constitutionnel pourrait heurter et
paraître néanmoins trop peu juridique, l’incompétence négative du législateur sert donc de
caution juridique, permettant de garantir le meilleur exercice de la compétence législative
par des pouvoirs différents, mais elle porte certainement plus que cela. La part préservée du

(123) CCM, décision n° 382-2000 CC, préc.


(124) CCF, décision n° 84-183 DC du 18 janvier 1985, « Loi relative au redressement et la liquidation judiciaire des
entreprises », Rec. p. 32.
(125) CCF, décision n° 85-198 DC du 13 décembre 1985, préc.
(126) CCF, 2004-499 DC, 29 juillet 2004, « Loi relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements
de données à caractère personnel », Rec. p. 126.
(127) L. Favoreu, « Les règlements autonomes n’existent pas », RFDA, 1987-3, p. 878.

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36 Mohammed El Fadili

pouvoir discrétionnaire du législateur, face au contrôle du juge et à sa sanction éventuelle,


est une des implications que l’on propose de développer.

2. L’obligation de bien légiférer confrontée au pouvoir discrétionnaire du


législateur
La mission impartie au juge constitutionnel est d’assurer l’exercice des compétences
des organes constitutionnels. La sanction éventuelle d’une norme frappée d’incompétence
négative du législateur ne doit pas laisser penser que l’incompétence négative est
une manœuvre de destruction d’une loi, ni qu’il est un outil pour entraver le pouvoir
discrétionnaire d’autorités diverses. Si le vice d’incompétence négative du législateur
est utile car il complète l’analyse des motifs d’inconstitutionnalité, à l’usage néanmoins,
il se révèle un catalyseur d’une obligation de bien légiférer, susceptible d’embarrasser le
législateur, sinon, plus certainement, de l’obliger à une composition sur le texte de loi.
La question qui se pose est celle de savoir si l’obligation de bien légiférer qu’impose le
juge constitutionnel au législateur se concilie-t-elle avec la conservation par le Parlement
de son pouvoir discrétionnaire de législation ? A cette problématique, la situation voisine en
droit administratif apporte un premier élément de réponse. Le juge administratif n’hésite pas
à faire porter son contrôle sur le pouvoir discrétionnaire de l’Administration, en effectuant
ainsi un véritable contrôle de l’opportunité (128). Pourtant, on conçoit qu’un juge puisse
exercer son contrôle et en fin de compte porter atteinte à un pouvoir discrétionnaire d’autorités
compétentes (129). Le législateur est également une autorité dotée de compétences, fort
étendues et spécifiques il est vrai, mais en même temps non absolue car tenue par la légalité.
À vrai dire, si le pouvoir discrétionnaire existe en droit administratif (130), son pendant en
droit constitutionnel est le pouvoir souverain du Parlement, car pendant longtemps aucun
juge n’a pu exercer son contrôle sur l’activité normative du législateur.
Depuis l’instauration du contrôle de constitutionnalité, il faut bien avouer que d’un
côté la juridiction constitutionnelle défend l’exercice de la plénitude de la souveraineté du
Parlement, lorsqu’elle l’empêche d’en aliéner une partie de sa fonction de législation, mais
que de l’autre, cette même juridiction refuse au législateur la qualité de pouvoir « souverain
absolu » : certes le juge constitutionnel refuse d’exercer son contrôle sur certains domaines
d’action du Parlement qu’il considère éminemment politiques (131), en revanche ce même
juge ne laisse pas d’autres domaines être arpentés hors de sa surveillance. Sans occulter

(128) D. Rousseau, le Contrôle de l’opportunité de l’action administrative par le juge administratif, ANRT, Lille,
1984.
(129) Voy. P. Delvolvé, « Existe-il un contrôle de l’opportunité ? », in le Conseil constitutionnel et Conseil d’Etat, Paris,
LGDJ-Montchrestien, 1988, p. 269 et suiv.
(130) A. Bockel, Contribution à l’étude du pouvoir discrétionnaire de l’administration, AJDA, 1978, p. 355 ; A. de
Laubadère, « Le contrôle juridictionnel du pouvoir discrétionnaire dans la jurisprudence récente du Conseil d’Etat », in
Mélanges Marcel Waline, LGDJ, 1974, p. 531.
(131) G. Schmitter, op. cit., p. 159.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 37

l’aspect éminemment politique de l’activité législative, on peut envisager l’intersection de


deux ensembles avec une zone où s’enchevêtrent activité législative et contrôle juridictionnel.
C’est le lieu du pouvoir discrétionnaire du Parlement, qui n’est donc ni arbitraire, ni en
dehors de la légalité. En réalité, le pouvoir discrétionnaire du législateur n’est en définitive
que le pouvoir de choisir entre plusieurs situations conformes au droit (132).
Si ce nombre de situations conformes au droit est limité, le pouvoir discrétionnaire du
législateur lors de la création de la norme législative est plus proche de la « compétence
liée » que de la « libre appréciation » ; ainsi une autorité, fût-elle détentrice de la volonté
générale, a une marge d’appréciation sensiblement réduite face à un juge constitutionnel qui
exerce un contrôle de conformité volontariste, comme lors de la recherche de dispositions
organiques égarées dans une loi ordinaire par exemple (133).
Si par contre, cette palette de situations conformes au droit est élevée, alors le législateur
disposerait d’un véritable pouvoir discrétionnaire « d’apprécier s’il importe d’intervenir et
de légiférer dans telle ou telle matière qui relève de sa compétence » (134) ; également le
législateur aurait un véritable choix des moyens, car il serait libre de décider qui, de la loi ou
du règlement, exposera le plus pour faire produire à une loi tous ses effets. Ici le législateur
devrait pouvoir ne pas agir. N’épousant qu’exceptionnellement l’argumentation développée
dans la saisine, le juge constitutionnel dans la grande majorité des contrôles n’oblige pas
le Parlement à utiliser intégralement sa compétence (135) et ne sanctionne pas son silence
général. Dans les deux systèmes, en effet, il n’y a pas traditionnellement de contrôle de
constitutionnalité de la loi par omission (136). L’atteinte au pouvoir discrétionnaire
du parlement qui résulterait de cette avancée du contrôle laisserait toutefois présager la
restriction du contrôle à l’absence d’inadéquation manifeste (137).
Le juge contrôle ici le texte en usant notamment du critère de non contrariété entre
les divers objectifs du texte soumis à son examen. Allant à l’encontre de la requête des
députés, la haute juridiction a, par exemple, laissé un important pouvoir discrétionnaire au
Législateur en matière de commande publique (138). Ainsi, le juge refuse de censurer des

(132) Ibid., p. 160.


(133) CCM, décision n° 250-98 CC du 15 mars 2000, préc ; n° 728-08 du 29 décembre 2008, « Loi de finances pour
l’année 2009 », BORM n° 5695 bis du 31 décembre 2008, p. 4647. CCF, décision n° 2002-461 DC du 29 août 2002, « Loi
d’orientation et de programmation pour la justice », préc ; n° 2007-546 DC du 25 janvier 2007, Rec. p. 55.
(134) A. Bockel, « Le pouvoir discrétionnaire du législateur », in Mélanges en l’honneur de Léo Hamon, 1982, p. 43 et suiv.
(135) M. Ould Bouboutt, l’Apport du Conseil constitutionnel au droit administratif, Paris, Economica, 1987, p. 136 ;
G. Schmitter, op. cit., p. 149.
(136) La position n’est pas forcément immuable, surtout si des jurisprudences futures se mettent à censurer un texte,
le frappant de déclaration de non-conformité à la Constitution, pour silence du législateur qui n’a pas agit lui-même et
n’a pas renvoyer à un autre. Au Maroc, le législateur a déjà été sanctionné pour omission (décision n° 382-2000 CC du
15 mars 2000, préc.).
(137) V. Goesel le Bihan, « Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel : défense et illustration d’une théorie
générale », RFDC, 2001-1, p. 69.
(138) Décision n° 2002-460 DC du 22 août 2002, « Loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure »,
Rec. p. 198.

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dispositions dont la portée et les conséquences auraient pu faire penser qu’elles devaient
relever du domaine d’intervention de la loi. Pour la haute juridiction constitutionnelle ni
l’article 34 de la Constitution ni aucune autre règle de valeur constitutionnelle n’exige que
les conditions de passation des marchés publics et contrats passés par l’Etat soient défini par
la loi ; que la procédure de publicité et de mise en concurrence du choix du cocontractant de
l’Etat relève du décret en Conseil d’Etat sous le contrôle de la juridiction administrative ; et
par conséquent, contrairement à ce que soutiennent les requérants, le législateur n’est pas
resté en deçà de la compétence qu’il tient de l’article 34 de la Constitution.
La conciliation de principes concurrents, la conformité sous réserve (139), permettent de
laisser au législateur le pouvoir discrétionnaire et au juge de faire interprétation d’un texte
dans une situation donnée. La technique de conformité sous réserve, instrument récurrent
du contrôle de constitutionnalité, permet ainsi au juge de sauver la norme, en l’entourant
d’un certain nombre de garanties qui s’accommodent avec l’ensemble du texte voté par le
Parlement, et respectent les exigences de la norme constitutionnelle (140).
Cependant, l’équilibre est-il si facile à trouver ? Une chose frappe dans la jurisprudence
constitutionnelle, c’est que la conformité sous réserve n’est pas exempte d’ambiguïté,
notamment quant aux lois impliquant des choix de société (141). Certes, le contrôle de
constitutionnalité externe ne peut porter que sur des données objectives, normalement
comprises dans les situations de délégation de compétences tolérées ou censurées par le
juge constitutionnel. Pourtant, il arrive que l’on ne voit plus exactement si l’incompétence
négative, assortie de réserves d’interprétation, demeure sur le terrain interne. Au-delà des
considérations générales, on peut observer qu’en rejetant une délégation de compétence, le
juge constitutionnel impose à la disposition que le législateur avait prescrite, non seulement,
des contraintes rédactionnelles, mais aussi de fonds, et limite également le pouvoir d’agir
de l’autorité réglementaire. Ainsi, en restreignant la répartition de compétences adoptée, le
pouvoir du Parlement de pouvoir choisir quel type de norme s’exprimera davantage sur une
matière se trouve sensiblement réduit.
De surcroît, ces situations de délégation de compétences dont la haute juridiction se
trouve saisi ont des explications, en amont, qui complètent la disposition litigieuse immédiate

(139) Afin de sortir du diptyque classique constitutionnalité/inconstitutionnalité, inadapté à la réalité juridique de nos
jours, le juge constitutionnel a développé la technique de réserve d’interprétation. Certaines décisions témoignent en
effet qu’il réécrit parfois des dispositions législatives pour les faire échapper à la censure, notamment lorsqu’il est
confronté à des malfaçons législatives. (CCF, décision n° 2011-628 DC du 12 avril 2011, « Loi organique relative à
l’élection des députés et des sénateurs », JORF du 19 avril 2011, p. 6836). Voy. sur cette question : A. Viala, les Réserves
d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, LGDJ, 1999, p. 102.
(140) CCM, décision n° 818-11 du 20 octobre 2011, « Loi organique relative aux partis politiques », BORM n° 5989 du
24 octobre 2011, p. 5201 ; n° 817-11 du 13 octobre 2011, « Loi organique relative à la Chambre des représentants », BORM
n° 5987 du 17 octobre 2011, p. 5084 ; n° 786-2010 du 2 mars 2010, « Loi organique relative au Conseil économique et
social », BORM n° 5820 du 11 mars 2010, p. 967.
(141) A. Viala, « Les réserves d’interprétation : un outil de resserrement de la contrainte de constitutionnalité », RDP,
1997, p. 1047 ; J. Trémeau, la Réserve de loi, Economica-PUAM, 1997.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 39

(qu’est par exemple la mention formelle du renvoi dans un texte) sur laquelle, seul, le juge
est censé rendre sa décision. L’attitude de l’auteur de la compétence non exercée, et les
raisons pragmatiques ou sociétales à l’inaction de l’institution normalement compétente,
sont autant de paramètres livrées également à la réflexion de la haute juridiction bien que ces
éléments ne figurent dans les considérants des décisions constitutionnelles. Si obligation de
bien légiférer il y a, Parlement, Gouvernement, et juridiction constitutionnelle participent à
sa définition chacun pour leur part. Dans le compromis qu’ils installent, est-on certain que
le juge constitutionnel conserve le dernier mot ?
Sans confronter pouvoir discrétionnaire du législateur et marge de liberté de la juridiction
constitutionnelle (142), il faut reconnaître que l’artifice juridique est souvent sous-jacent dans
ce découpage entre esprit et corps de la norme examinée, entre contrôle interne et externe.
Assurément, à l’occasion du contrôle de constitutionnalité externe et surtout interne, « le
juge apporte sa contribution (…) à l’œuvre législative du Parlement » (143). L’influence de
la juridiction constitutionnelle sur la vie politique est de plus en plus perceptible : on assiste
non seulement à une « juridicisation » (144) de la vie politique mais plus généralement à
une « constitutionnalisation » (145) du droit. Néanmoins, la juridiction constitutionnelle ne
dispose que d’une faculté d’empêcher par laquelle en cas de non conformité il renvoie le
texte censuré au pouvoir politique, pourtant elle lui permet de devenir « co-législateur »
selon la thèse développée par Michel Troper (146) et « législateur implicite et constituant
secondaire » selon l’expression consacrée par Thierry Renoux et Michel de Villiers (147).
Le juge résiste à cette tentation vers laquelle il peut être poussé par les requérants, en
rappelant dans un considérant de principe que les dispositions constitutionnelles relatives au
contrôle de constitutionnalité, « ne lui confère pas un pouvoir général d’appréciation et de
décision identique à celui du Parlement » (148) ; en refusant de « rechercher si les objectifs
que s’est assignés le législateur auraient pu être atteints par d’autres voies, dès lors que les
modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriés à ces objectifs » (149),
le Conseil ne se prononce pas sur l’opportunité de loi (150). Notamment, c’est à l’occasion

(142) P. Pactet, « A propos de la marge de liberté du Conseil constitutionnel », in Libertés, Mélanges Jacques Robert,
Montchrestien, 1998.
(143) Th. Renoux et M. de Villiers, Code constitutionnel, LexisNexis-Litec, 2011, p. 513.
(144) B. François, « Le Conseil constitutionnel et la Ve République. Réflexion sur l’émergence et les effets du contrôle de
constitutionnalité en France », RFSP, 1997, p. 304.
(145) L. Favoreu, « La constitutionnalisation de l’ordre juridique. Considérations générales », RBDC, 1998, p. 233-243.
(146) M. Troper, « Justice constitutionnelle et démocratie », RFDC, n° 1, 1990, p. 29.
(147) Ibid., p. 514.
(148) CCM, décision n° 817-2011, « Loi organique relative à la Chambre des représentants », BORM n° 5987 du
17 octobre 2011, p. 5084 ; n° 215-98 CC du 3 juillet 1998, « Application du règlement intérieur de la Chambre des
représentants en matière du vote du programme du Gouvernement », RCC n° 2-2002, p. 111 ; CCF, décision n° 74-54 DC
du 15 janvier 1975, « Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse », Rec. p. 19.
(149) CCF, décision n° 2000-433 DC du 27 juillet 2000, préc.
(150) CCF, décision n° 84-179 DC du 12 septembre 1984, « Loi relative à la limite d’âge dans la fonction publique et
secteur public », Rec. p. 73 (considérant n° 33).

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de contrôle de constitutionnalité interne de la loi que le juge constitutionnel met en cause


le choix du législateur, et prend donc le plus de précautions. Mais c’est sans préjudice du
contrôle de constitutionnalité externe dans lequel le juge se limite également : il ne lui
appartient de procéder à l’interprétation du texte qui lui est déféré « que dans la mesure où
cette interprétation est nécessaire à l’appréciation de sa constitutionnalité (151) », et, s’il peut
soulever d’office des conclusions ou des moyens (152), il n’a pas une compétence générale
d’interprétation des textes de lois qui lui sont soumis (153). Si le juge constitutionnel dispose
désormais d’un pouvoir discrétionnaire, il n’a pas pour autant un pouvoir politique absolu,
car son pouvoir discrétionnaire doit s’exercer, comme l’exprime Michel Troper, à l’intérieur
d’un système de contraintes d’ordres constitutionnelles et qui sont liées notamment à la
hiérarchie des juridictions et la nécessité de motivation (154). La fonction normative demeure
propre au législateur. Le juge constitutionnel, selon la métaphore du doyen Georges Vedel,
« n’aurait le droit de manier que la gomme et non le crayon » (155).
La jurisprudence du Conseil constitutionnel est en l’occurrence particulièrement
efficace puisqu’il faut constater qu’après la promulgation de la loi partiellement amputée
de ses articles inconstitutionnels, les dispositions de la deuxième loi du 27 novembre
1986 « épousent l’argumentation développée par le Conseil constitutionnel avec un tel
scrupule que l’opposition n’a pas jugé opportun de saisir la haute instance » (156). Même
si formellement, c’est bien l’institution parlementaire qui est intervenue, force est de
constater que matériellement, le Conseil constitutionnel devient co-législateur, avec « droit
d’initiative ». C’est lui qui détermine in fine le contenu de la loi, et ce sur le fondement
de l’exercice de sa compétence par le législateur. Par le vice de l’incompétence négative,
le juge constitutionnel exige que l’institution parlementaire elle-même se montre digne
de la confiance qui est supposée être insufflée par le suffrage universel en démocratie
représentative, conformément à la volonté du constituant.
En tant qu’organe de contrôle juridictionnel des lois, la haute juridiction contrôle en effet
le produit de l’activité législative, mais elle ne contrôle pas le législateur en tant que tel ; elle
ne peut en principe pas interférer directement dans l’activité législative. Son interférence
dans l’activité législative se concrétise par sa compétence d’annulation.

(151) CC, décision n° 91-298 DC du 24 juillet 1991, « Loi portant diverses dispositions d’ordre économique et financier »,
Rec. p. 82.
(152) CCM, décision n° 37-94 CC du 16 août 1994, préc.
(153) Y. Gaudemet, « Fonction interprétative et fonction législative : aménagements juridiques de leurs rapports », in
Interprétation et droit, P. Amselek (dir.), PUAM, 1995, p. 200 et suiv. ; M. Troper, « La liberté d’interprétation du juge
constitutionnel », in Interprétation et droit, op. cit., p. 235 et suiv.
(154) M. Troper, « Le bon usage des spectres. Du gouvernement des juges au gouvernement pas les juges », in le
Renouveau du constitutionnalisme, Mélanges en l’honneur de Gérard Conac, Paris, Economica, 2001, p. 62.
(155) Cité par R. Badinter, « Du côté du Conseil constitutionnel », RFDA, 2002, p. 207 et B. Genevois, « Un universitaire
au Conseil constitutionnel. Le doyen Vedel », RFDA, 2004, p. 215.
(156) R. Etien, « Le pluralisme : objectif de valeur constitutionnelle », Revue adm., 1986, p. 567.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 41

Si la compétence « négative » d’annulation peut conduire à qualifier la juridiction


constitutionnelle de « législateur négatif », elle ne relève toutefois pas du pouvoir législatif,
organe démocratiquement élu. Consciente de ce « déficit démocratique » susceptible d’affecter
sa légitimité, la juridiction constitutionnelle rappelle d’ailleurs dans une jurisprudence
constante qu’elle ne dispose pas d’un pouvoir d’appréciation et de décision identique à celui
des assemblées démocratiquement élues.
Quelle est, alors, la finalité du contrôle de constitutionnalité ? Certainement pas à
usurper ou substituer la volonté de la haute juridiction à celle du pouvoir politique et en
particulier du Parlement car les décisions d’inconstitutionnalité ne mettent pas un terme
définitif à l’action du pouvoir politique. La décision rendue par le juge ne fait qu’indiquer
que la Constitution en tant que loi suprême a été violée par la norme législative. C’est ce
qui précise le doyen Georges VEDEL lorsqu’il écrit, « la loi votée n’est pas littéralement
annulée : le Conseil constate que, ne respectant pas la Constitution, elle n’exprime pas la
volonté générale » (157).
Cette constatation rend l’exercice législatif délicat, il est désormais le résultat de la
construction d’un nouveau rapport de collaboration (158) entre institutions qui se démarque
d’un double obstacle : celui d’une juridiction constitutionnelle « participant à la fonction
de législation au sein de laquelle elle détiendrait non seulement la faculté d’empêcher
mais, au moins indirectement, la faculté d’orienter » (159), et celui d’un juge qui devient le
supérieur hiérarchique du législateur, comme si, à la hiérarchie des normes, une hiérarchie
des instances était sous-entendue. Cette hiérarchie des instances n’existe pas (160). La
sanction de l’incompétence négative du législateur n’est pas sans implication sur la norme
législative (161). Sans faire porter à l’incompétence négative du législateur plus qu’elle
n’exprime, une nouvelle évolution vise la norme législative, avec un développement d’une
norme législative horizontale, ou le fait que la loi déborde sur le domaine parlementaire
n’a plus d’importance, et où le juge participe indirectement à la genèse de la norme
législative (162). Le contrôle de constitutionnalité est loin d’être considéré comme une
désapprobation ni une sanction profonde à l’égard de l’œuvre du Parlement. La déclaration
d’inconstitutionnalité comporte même à termes des conséquences positives lorsqu’elle

(157) G. Vedel, « Excès de pouvoir législatif et excès de pouvoir exécutif », CCC, n° 1, 1996, p. 57 et n° 2, 1997, p. 77.
(158) Voy. G. Drago, B. François et N. Molfessis, la Légitimité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Economica,
1999 ; L. Favoreu, « La légitimité du juge constitutionnel », RIDC, n° 2, 19994, p. 556 ; B. Manin, « Volonté générale ou
délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération publique », le Débat, n° 33, 1985, p. 72 et suiv.
(159) G. Vedel, « Réflexions sur les singularités de la procédure devant le Conseil constitutionnel », in Nouveaux juges,
nouveaux pouvoirs ?, Mélanges en l’honneur de Roger Perrot, Dalloz, 1996, p. 541.
(160) D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l’Etat, Economica-PUAM, 1996.
(161) P. Pactet, « La loi, permanence et changements », in Droit administratif, Mélanges René Chapus, Paris,
Montchrestien, 1992, p. 507 et suiv ; B. Mathieu, la Loi, Dalloz, 1996 ; G. Burdeau, « Le déclin de la loi », Archives de
philosophie du droit, 1963, p. 35 et suiv.
(162) Voy. sur cette question notre thèse : le Conseil constitutionnel et la théorie de la séparation des pouvoirs au Maroc,
op. cit., p. 550 à 564.

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débouche sur l’amélioration du travail parlementaire et la garantie des droits et libertés


publiques. Cette loi – nouvelle formule –, qui pourrait bien n’être qu’une opinion de notre
part, n’est naturellement acceptable que dans le respect du principe de la séparation des
pouvoirs et de la répartition constitutionnelle des compétences entre organes de l’Etat, et on
ne peut imaginer que le juge constitutionnel puisse leur porter atteinte lors de contrôle de
constitutionnalité.
En guise de conclusion, l’avenir de l’incompétence négative du législateur, au long de la
procédure législative, appellent quelques remarques. On ne peut ignorer ce que la sanction
de l’incompétence négative, est, en matière du contentieux administratif une annulation, et
qu’elle n’est pas moins lourde de conséquences en matière du contentieux constitutionnel
avec la déclaration d’inconstitutionnalité. La radicalité de cette sanction, peut expliquer que
les juges ne l’utilisent qu’avec précaution, avec, en définitive, peu de cas de saisine d’office
du juge constitutionnel pour incompétence négative du législateur. A moins que ce nombre
limité de saisines d’office, ne soit imputable à la vigilance des parlementaires qui ne cessent
dans leurs recours, de dénoncer et d’argumenter sur l’incompétence négative du législateur,
attirant ainsi l’attention de la haute juridiction sur les dispositions litigieuses. Donc, grâce
à la vigilance des requérants, la marge de manœuvre d’une juridiction constitutionnelle
qui déciderait, par exemple, de s’abstenir de relever d’office une incompétence négative
non flagrante, se trouve sensiblement réduite (163). L’incompétence négative serait donc
condamnée à se développer à la double initiative du juge ou des parlementaires. Le juge
constitutionnel devrait donc continuer de se trouver confronté au vice de l’incompétence
négative du législateur mettant ainsi à découvert des situations toujours plus délicates de
répartition de compétences. Ces saisines parlementaires se sont d’ailleurs diversifiées et
engouffrées dans d’autres directions ouvertes par le juge lui-même.
L’argumentation des parlementaires dénonçant le vice d’incompétence négative du
législateur et l’interprétation du texte faite par la haute juridiction constitutionnelle n’a
d’autre finalité que le renforcement de la qualité de la loi.
D’autre part, l’instauration du contrôle de constitutionnalité de la loi promulguée (164)
conduira inévitablement à l’émergence de nouveaux acteurs de l’incompétence négative du
législateur. Le juge constitutionnel français a ainsi estimé que le grief tiré de l’incompétence
négative pouvait être invoqué à l’appui d’un recours dans le cadre de l’article 61-1 de la
Constitution (165), dès lors que le législateur n’avait pas épuisé sa compétence en matière

(163) Voy. A. Delcamp, « Le Conseil constitutionnel et le Parlement », RFDC, 2004-1, n° 57, p. 37-83.
(164) Article 61-1 de la Constitution française. Article 133 de la Constitution marocaine.
(165) L’incompétence négative dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), reste un problème
de renvoi du domaine d’exercice des droits fondamentaux par le législateur au pouvoir d’application de la loi, et n’est
en aucun cas un problème d’intervention du législateur. Autrement dit, le juge constitutionnel ne demande pas au
législateur d’intervenir afin de protéger les droits et libertés constitutionnellement garantis, il exige qu’il prédétermine
une fois intervenu, l’acteur des autorités chargées d’appliquer la loi. Car une carence du législateur peut ouvrir la porte à
l’arbitraire. Plus précisément, cette carence est de nature à permettre la violation d’un droit ou d’une liberté.

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L’incompétence du législateur : une sanction de l’obligation de bien légiférer ? 43

d’exercice des droits et libertés fondamentaux, matière que la Constitution lui réserve
exclusivement (166). Dans le contrôle a priori, l’incompétence négative du législateur est
peu à peu passée du statut de fondement procédural, formel, à une question démocratique
substantielle : seule la représentation démocratique peut s’ingérer dans les libertés des
citoyens. Lorsqu’elle le fait, elle doit le faire précisément et pleinement. Mais, dans la
mesure où cette règle de compétence vient garantir que les destinataires de la norme en
sont au moins indirectement les acteurs, le recours à l’incompétence négative du législateur
dans le cadre du contrôle a posteriori ne conduit-elle pas à la reconnaissance, à l’égard du
justiciable, d’un droit à l’édiction démocratique (167) de la norme qu’on veut lui appliquer.
Au final, l’amélioration de la qualité de la loi, comme objectif du contrôle de l’incompétence
négative, implique un contrôle renforcé du respect de ces exigences constitutionnelles
et un effort de systématisation des causes de malfaçons législatives. En ce sens, le juge
constitutionnel, les parlementaires, le citoyen (168) et la science constitutionnelle ont chacun
dans leur domaine un rôle déterminant à jouer dans la lutte pour la qualité de la loi, ce qui
témoigne de la complémentarité nécessaire entre le travail du juge, des représentants, des
justiciables et leurs conseils, et celui de la doctrine.

(166) Voy. par exemple : CCF, décision n° 2010-5 QPC du 18 juin 2010, SNC Kimberly-Clark, JORF du 19 juin 2010,
p. 11149 (considérant 3) ; n° 2010-45 QPC du 6 octobre 2010, M. Mathieu P., JORF du 7 octobre 2010, p. 18156
(considérant 6) ; n° 2010-83 QPC du 13 janvier 2011, M. Claude G., JORF du 14 janvier 2011, p. 811 (considérant 6).
(167) A.-M. Le Pourhiet, « Question prioritaire de constitutionnalité, démocratie et séparation des pouvoirs », Constitutions,
2011, p. 47 : « On peut certainement affirmé que les citoyens se voient reconnaître par le texte constitutionnel un droit à
l’élaboration démocratique des normes et à la fixation des prélèvements fiscaux de façon autrement plus explicite que les
droits à une justice impartiale, à un procès équitable ou à l’indépendance des professeurs d’Université qui ne sont écrits
nulle part dans la Constitution. »
(168) Dans le cadre du contrôle de constitutionnalité a posteriori.

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