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UNIVERSITÉ AIX-MARSEILLE

FACULTÉ DES ARTS, LETTRES, LANGUES ET SCIENCES HUMAINES

Année universitaire 2018-2019

MÉMOIRE
POUR LA SECONDE ANNÉE DE MASTER
CIVILISATIONS, PATRIMOINES, MONDES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX
rédigé et soutenu par
Brahim Soussi

La théologie politique des apologistes chrétiens du


second siècle
(Directeur du mémoire : Pierluigi Lanfranchi)
2
Avertissements

Les textes grecs et les traductions françaises des apologistes grecs utilisés au cours de cette
enquête sont tirés des éditions les plus récentes dont nous avons pu prendre connaissance.
Nous sommes redevables à la collection Sources chrétiennes, publiée par Les Éditions du Cerf,
au sein de laquelle la plupart de nos textes ont été publiés. Ainsi, nous avons eu recours à
Charles Mounier et à son édition de l’Apologie pour les chrétiens de Justin, publiée en
2006. Nous avons recouru à l’édition de l’Apologie d’Aristide publiée en 2003 sous la direction
de Bernard Pouderon, Marie-Joseph Pierre, Bernard Outtier et Marina Guiorgadzé. Nous
avons utilisé l’édition de la Supplique au sujet des chrétiens d’Athénagore publiée en 1992 par
Bernard Pouderon. Quant aux fragments et au Sur la Pâque de Méliton de Sardes, nous avons
eu recours à l’édition d’Othmar Perler publiée en 1966. Enfin, nous sommes redevables à
Henri-Irénée Marrou et à son édition de l’A Diognète de 1965 ainsi qu’à celle d’Horacio Lona
et Ferdinand Postereim publiée en 2018 aux éditions Herder. Aucune édition du texte grec
des Trois livres à Autolycos n’a été publiée dans la collection Sources chrétiennes. Nous nous
sommes donc servis du texte grec publié par Robert Grant en 1970 aux Presses universitaires
d'Oxford et de la traduction française de Marie-Ange Calvet-Sebasti publiée aux Éditions
Gallimard en 20161. Pour le Discours aux Grecs de Tatien, nous avons utilisé le texte grec publié
en 1995 par Miroslav Marcovich aux éditions De Gruyter et à la traduction française d’Hélène
Grelier Deneux publiée en 2016 aux Éditions Gallimard2. Enfin, nous avons eu recours à la
publication chez les éditions Firmin Didot Fratres, en 1855, par Jean-Baptiste-François Pitra
des textes syriaques du Pseudo-Méliton ainsi qu’à leur traduction latine d’Ernest Renan.

Nous remercions vivement tous ces traducteurs et tous ces éditeurs pour leurs efforts sans
lesquels cette dissertation n’aurait pas été possible. Nous nous sommes permis d’opérer ici
où là quelques arrangements sur leur travail lorsque cela nous paraissait nécessaire pour les
besoins de notre enquête.

1
Théophile, Livres à Autolycos, trad., Calvet-Sebasti, Marie-Ange, in Pouderon, Bernard et Salamito, Jean-Marie
et Zarini, Vincent (dir.), Premiers écrits chrétiens, Éditions Gallimard, Paris, 2016, pp. 706-781.
2
Tatien, Aux Grecs, trad., Grelier Deneux, Hélène, in Pouderon, Bernard et Salamito, Jean-Marie et Zarini, Vincent
(dir.), Premiers écrits chrétiens, Éditions Gallimard, Paris, 2016, pp. 588-626.

3
Liste des abréviations

Voici la liste des abréviations présentes dans ce mémoire pour la commodité de la lecture :

- Just., Apol., : Justin, Apologie pour les chrétiens.


- Arist., Apol., : Aristide, Apologie.
- Ath., Leg., : Athénagore, Legatio pro christianis.
- Théoph., Ad Aut., : Théophile d’Antioche, Ad Autolycum.
- Tat., Ad Graec., : Tatien, Ad Graecos.
- Diogn., : A Diognète.
- Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., : Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique.

4
Remerciements

Une enquête historique ne saurait être qu’un dialogue entre savants, érudits, philosophes et
autre chercheurs, avides de vérité et de connaissances. Si nous pouvons, avec une fébrile
assurance il est vrai, nous placer sous leur prestigieuse bannière, c’est bien grâce aux lumières
que nous avons pu trouver dans leurs livres. Une profonde reconnaissance et une grande
humilité nous envahissent à la simple idée de tous les esprits sans qui l’écriture de ce mémoire
aurait été impossible. La peur de n’avoir fait qu’exprimer autrement ce qu’ils ont dit avec plus
d’intelligence nous a hanté tout au long de cette enquête. Que tous ceux dont nous n’avons
pas pu consulter les œuvres et prendre la mesure des recherches excusent un élève à qui il
reste beaucoup à apprendre.

Nos premières pensées vont naturellement vers monsieur Pierluigi Lanfranchi, notre directeur
de recherches depuis deux années, dont la patience, la disponibilité, l’érudition et l’art de
transmettre ont été un vivant argumentum ad oculos de ce qu’il y a de noble dans le métier
de professeur. Qu’il soit chaleureusement remercié pour ses remarques avisées et ses efforts
pour nous procurer des ouvrages dont nous espérons avoir fait le meilleur usage.

Nous éprouvons également une profonde gratitude pour tous nos professeurs qui, chacun
dans leur domaine spécifique, ont donné de l’ampleur à nos vues et stimulé notre curiosité
qui, trop souvent, en avait besoin. Qu’ils soient vivement remerciés pour leurs enseignements
et leurs conseils.

Nous n’oublions pas nos camarades de classe avec qui nous avons étudié l’histoire antique et
médiévale durant ces deux années de master. Nos discussions et nos débats auront été
particulièrement riches et stimulants. Nous les remercions pour leur soutien et leur
souhaitons le meilleur pour la continuation de leurs études.

Nous terminerons cette page de remerciements en invoquant la mémoire de tous les auteurs
chrétiens qui nous ont accompagné au cours de cette année universitaire. Ἡ ἐμὴ διδαχὴ οὐκ
ἔστιν ἐμή.

5
Introduction

Fondé sur les sacrifices salvifiques de Jésus, crucifié par le préfet romain de Judée Ponce Pilate,
et de Jean le Baptiste, décapité par le tétrarque Hérode Antipas, le nouveau peuple chrétien
ne pouvait qu’entretenir des relations pour le moins ambiguës avec les pouvoirs politiques
institués. Le martyrologe du christianisme primitif surabonde d’hommes persécutés par les
autorités en place : Jean l’apocalypticien relégué à Patmos « à cause de la Parole de Dieu et
du témoignage de Jésus »3, Pierre et Paul, tous deux exécutés à Rome à l’instigation de Néron,
l’apôtre Jacques, enfin, qu’Hérode Agrippa fit périr par le glaive4. Jésus lui-même n’avait-il pas
affirmé qu’une telle destinée serait un témoignage de la Vérité 5? Comme tous les autres
porteurs de bonnes nouvelles à travers l’histoire, il avait compris que la prison, la torture et la
mort étaient le sort partagé des justes.

Tour à tour considéré comme une exitiabilis superstitio6, une superstition pernicieuse, et une
στάσις7, une révolte, le peuple chrétien s’est vu condamner pour sa remise en cause des
fondements de la société gréco-romaine, pour la nouvelle vision de l’homme et de Dieu qu’il
porte et diffuse. Le second siècle ne fait que confirmer ce constat : des chrétiens de Bithynie
et du Pont exécutés sous les ordres de Pline le Jeune vers 1128 au martyr, en 203, de Perpétue
et Félicité, décrété par le procurateur d’Afrique proconsulaire, Hilarianus, les fidèles de Jésus
ont été les victimes du peuple des cités, des gouverneurs et de la juridiction impériale, qui ne
voyaient en eux qu’une superstition délétère. Le problème d’une intégration politique et
civique des chrétiens, au sein de l’Empire romain, devenait de plus impérieux au moment-
même où le Pax Romana avait, sur le papier du moins, mis fin aux contradictions et aux

3
Ap., 1, 9. On a souvent affirmé, sans que cela puisse être confirmé, que cette relégation était le fait de Domitien.
Parce que l’apocalypticien octroie une grande place à la critique du culte impérial – que Domitien développa tout
particulièrement -, nous nous rallions à cette hypothèse. Sur ce point, voir : Mignot, Dominique-Aimé, Message
de l’Apocalypse face à la théologie civile de l’Empire romain, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, Aix-en
Provence, 2005.
4
Ac., 12, 2.
5
Matth., 10, 18 : « Vous serez traduits devant des gouverneurs et des rois, à cause de moi : ils auront là un
témoignage, eux et les païens ». Nous retrouvons la même idée chez Marc (13,9) et Luc (21,12).
6
Tac., Annales, XV, XLIV, 3.
7
Origène, Contre Celse, III, 14.
8
Pline le Jeune, Correspondance, X, 96 : « Ceux qui persévéraient, j’ai donné l’ordre qu’on les exécutât ». Pour la
liste des persécutions contre les chrétiens au second siècle, voir Annexe n°1 à la p. 155 du présent mémoire.

6
conflits, tant internes qu’externes, qu’avaient endurés le pouvoir romain dans le dernier siècle
de la République.

L’apologétique chrétienne

La délicate situation – tant juridique que politique - des communautés chrétiennes dans
l’Empire romain, la progressive diffusion de la nouvelle religion dans la société impériale9, la
polémique philosophique d’auteurs non-chrétiens10 ainsi que la nécessité de se démarquer de
la religion juive - aux prétentions politiques très marquées durant la première partie du second
siècle11 - ont suscité des réactions littéraires de la part de fidèles chrétiens, réactions au sein
desquelles le genre apologétique tint une place particulièrement importante. Ce genre
littéraire ne doit pas sa naissance aux écrivains chrétiens : en effet, il possède déjà, au second
siècle, une longue histoire12. Néanmoins, son perfectionnement ainsi que sa généralisation
sont intrinsèquement liés à la diffusion de la foi chrétienne. Un recueil d’articles, publiés en
2012, sous le titre évocateur L’Apologétique chrétienne, Expression de la pensée religieuse de
l’Antiquité à nos jours13, a bien mis en évidence l’étroite liaison entre le phénomène
apologétique et le christianisme, et ce tout au long de l’histoire de cette religion.

Au cours du second siècle, quasiment toutes les apologies furent rédigées par des auteurs
hellénophones, jusqu’à ce qu’en 197, Tertullien prenne sa plume pour soumettre aux

9
Concernant la démographie des chrétiens dans l’Empire Romain entre 100 et 200, Rodney Stark, sociologue des
religions, a proposé un modèle explicatif postulant une augmentation des fidèles de 40 % tous les dix ans. Il a
fondé cette hypothèse en étudiant les sectes religieuses contemporaines. Selon lui, on attendrait une population
de 7 530 chrétiens vers l’an 100 (soit 0,0126 % des habitants de l’Empire) et 217 795 vers 200 (0,36 % de la
population). Sur cette question démographique, voir : Strark, Rodney, How the Obscure, Marginal Jesus
Movement Became the Dominant Religious Force in the Western World in a Few Centuries, Princeton University
Press, San Francisco, 1997. On le voit, le phénomène chrétien reste minoritaire tout au long du second siècle.
10
Au cours du second du siècle de notre ère, de multiples auteurs païens ont mentionné le christianisme dans
leurs écrits : Celse dans son Discours Véritable, écrit en 178, Lucien dans son Alexandre ou le faux-prophète et
son Sur la vie de Pérégrinos, Épictète dans ses fameux Entretiens, le grand médecin Galien dans son De la variété
des pouls et l’empereur Marc Aurèle dans ses Pensées.
11
Sur ces prétentions politiques juives, il suffit de mentionner ici deux évènements importants : l’énigmatique
guerre de Kitos entre 115 et 117 et la révolte de Bar Khoba, matée par Hadrien en 135.
12
Nous pouvons faire remonter ce genre littéraire à l’Apologie de Socrate rédigé par Platon. Nous avons
également conservé des fragments d’une Apologie des Juifs de Philon d’Alexandrie - conservés dans la
Préparation évangélique (VIII, 9) d’Eusèbe de Césarée. Le Contre Apion de Philon d’Alexandrie peut aussi être
rapproché du genre apologétique. Sur la question de l’apologétique juive, voir : Alexandre, Monique, «
Apologétiques judéo-hellénistiques et premières apologétiques chrétiennes », in Pouderon, Bernard et Doré,
Joseph (dir.), Les Apologistes chrétiens et la culture grecque, Éditions Beauchesne, Paris, 1998, pp. 1-40.
13
Boisson, Didier et Pinto-Mathieu, Élisabeth (dir.), L’Apologétique chrétienne, Expression de la pensée religieuse
de l’Antiquité à nos jours, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2012.

7
magistrats romains sa fameuse Apologétique. Phénomène principalement grec à l’origine
donc ; nous verrons que cette provenance n’a pas été indifférente aux développements
ultérieurs du genre. Provenant du terme ἀπολογία, traduit la plupart du temps par ‘défense’
ou ‘justification’, les apologies chrétiennes poursuivaient originellement trois objectifs :
défendre le christianisme contre les accusations dont il faisait l’objet, faire connaître le
contenu de la nouvelle foi à un lectorat souvent peu informé et se contentant de quelques
préjugés et, enfin, prouver la supériorité du christianisme tant sur la multitude des cultes
polythéistes que sur le judaïsme14. D’une façon plus générale, nous pouvons dire que
l’apologétique, au second siècle, s’assimile à une véritable affirmation civilisationnelle du
christianisme, religion dépréciée et persécutée comme nous l’avons vu. Elle marque une étape
dans le développement d’une conscience chrétienne : elle permet l’extériorisation de la
nouvelle foi – sa manifestation publique pourrions-nous dire -, sa confrontation aux cultures
et religions antiques, elle est aussi une réponse à la situation du christianisme dans l’Empire
romain. C’est principalement sur ce dernier point que nous pouvons affirmer que les apologies
ont développé une pensée politique15, et ce à double titre : d’une part, parce que la plupart
des apologistes grecs se sont directement adressés au détenteur du pouvoir politique,
l’empereur ; leurs écrits constituaient ainsi une forme de face à face à l’autorité impériale et
tentaient d’influer sur son administration. D’autre part, parce que les apologistes ont élaboré
leur doctrine en fonction du vécu des chrétiens dans l’Empire : ils ont tenté de comprendre ce
qui faisait l’essence de son conflit avec la société gréco-romaine et ont essayé de trouver une
solution à cet antagonisme. Leurs textes contiennent ainsi des enseignements sur la
perception chrétienne de la cité antique et de son gouvernement, sur les rouages
administratifs de l’Empire et sur la possibilité d’une vie chrétienne dans la société impériale
en une époque de forte unification politique16.

14
Sur la définition du genre apologétique chrétien, voir : Pouderon, Bernard, « La première apologétique
chrétienne : définitions, thèmes et visées », in Kentron, vol. 24, 2008, pp. 227-251.
15
Munier, Charles, « Les doctrines politiques de l'Église ancienne », in Revue des Sciences Religieuses, vol. 62,
1988. p. 42 : « En effet, malgré les conditions précaires dans lesquelles, le plus souvent, ils [les Apologistes] les
énoncèrent, leurs doctrines politiques ne manquent ni de force ni de justesse ; dans un contexte général de
violence et de suspicion, ces auteurs ont su dégager clairement les principes généraux d'une éthique chrétienne
des réalités politiques ».
16
« Il apparaît que, dans les mentalités au moins, le règne d’Hadrien fait passer l’Empire d’une hégémonie
romaine (ou italienne) à un empire unifié, œcuménique, et annonce l’acte de Caracalla qui, en 212, fait citoyens
romains tous les hommes libres de l’Empire et abolit la distinction entre dominants et dominés » (Veyne, Paul,
L’Empire gréco-romain, Éditions du Seuil, 2005, p. 51, n°163).

8
La théologie politique chrétienne

Dans le cadre de notre enquête, il nous a semblé opportun d’intégrer toutes les réflexions des
apologistes sur le gouvernement et sur la cité sous l’appellation de théologie politique. Pour
quelles raisons l’avoir nommée ainsi ? Tout d’abord parce que, chez ces auteurs, les questions
purement théologiques prennent le pas sur toute autre considération : c’est en vain que nous
chercherions dans leurs écrits des principes politiques qui ne soient pas mis en relation avec
leur conception de Dieu, leur éthique de croyants et leur situation de fidèles persécutés.
Ensuite, c’est la configuration même du pouvoir dans l’Antiquité qui nous y a engagé : que ce
soit chez les Romains, les Grecs ou au sein du judaïsme, l’autorité politique possédait des
aspects que nous, Modernes, qualifions de religieux17. L’empereur offre un bon exemple de
ce type d’entremêlement, lui qui possède l’imperium, la tribunicia potestas mais endosse
également le rôle de pontifex maximus. En développant leur pensée, les apologistes n’ont pas
pu éluder la configuration théologico-politique des pouvoirs antiques.

Enfin, la Révélation chrétienne était aussi caractérisée par un rapport spécifique au pouvoir :
le Jésus des évangiles, Paul et Jean l’apocalypticien18 en ont développé les différents aspects.
L’avènement du christianisme dans l’Empire romain a constitué un véritable problème
théologico-politique : la nouvelle foi est née en dehors de tout contrôle juridique, politique et
institutionnel de la part de l’autorité romaine ; les pouvoirs du monde n’ont plus désormais
porté en eux leur propre légitimité, mais devaient, pour cela, être intégrés à l’économie du
salut, être justifiés par Dieu et ses représentants. Progressivement, s’est constitué un discours
religieux sur le pouvoir chez les penseurs et les écrivains se réclamant de la foi chrétienne :
l’apologétique chrétienne prit part à ce mouvement intellectuel, elle amplifia les doctrines
héritées du passé et les adapta aux circonstances spécifiques de l’époque antonine. C’est le
contenu de ce discours, ses principes et son articulation interne ainsi que ses rapports avec ce
que nous connaissons par ailleurs du monde romain impérial que nous nous proposons
d’étudier.

17
Sur cette question, voir : Nicolet, Claude (éd.), Du pouvoir dans l’Antiquité : mots et réalités, Librairie Droz,
Genève, 1990.
18
Le sujet a notamment été étudié par John Howard Yoder dans The Politics of Jesus, Eerdmans, Grand Rapids,
1994. L’article de Christopher Rowland « Scripture », in Hovey, Craig and Phillips, Elizabeth (éds.), The Cambridge
Companion to Christian Political Theology, Cambridge University Press, Cambridge, 2015, pp. 157-172 donne un
aperçu clair des divers aspects de la théologie politique présente dans le Nouveau Testament.

9
Le corpus des apologistes grecs

Nous l’avons déjà dit, l’apologétique, au second siècle, était un phénomène avant tout
hellène. Les auteurs que nous allons étudier s’exprimaient presque tous en grec et
provenaient de la pars graeca de l’Empire. Chronologiquement, le premier des auteurs de
notre corpus est Aristide, qui soumit son Apologie à l’empereur Hadrien, alors en visite à
Athènes, vers 12519. Il faut attendre une trentaine d’année, vers 15320, avant que Justin de
Naplouse fasse parvenir son βιβλίδιον - sa requête, traduit en latin par libellus – au bureau
impérial prévu à cet effet, le scrinium a rescriptis21 d’Antonin le pieux et ses deux fils adoptifs,
Marc Aurèle et Lucius Verus. Son βιβλίδιον est traditionnellement divisé en deux parties :
chacune d’elles décrit une situation spécifique des chrétiens22. Justin est également l’auteur
du Discours avec Tryphon, texte que nous serons amenés à citer à plusieurs reprises dans cette
enquête pour éclairer le contenu de l’Apologie.

Les dernières années du principat de Marc Aurèle ont vu éclore la rédaction de nouveaux
textes apologétiques : le Discours aux Grecs de Tatien, la Supplique au sujet des chrétiens
d’Athénagore, les Apologies de Méliton de Sardes et d’Apollinaire d’Hiérapolis23 et, enfin, un
ouvrage de Miltiade « πρὸς τοὺς κοσμικοὺς ἄρχοντας », à l’attention des princes de ce monde,
que l’on date aussi du principat de Marc Aurèle (161-180)24. L’ouvrage de Tatien est
traditionnellement daté des années 177-17825. L’apologie d’Athénagore, répondant à une

19
Eusèbe nous a conservé le souvenir d’une Apologie des chrétiens rédigée à peu près à la même époque par
Quadratus, évêque d’Athènes (Hist. Eccl., IV, III, 1). La version grecque de l’Apologie d’Aristide nous a été
conservée par Saint Euthyme l'Hagiorite qui l’a intégrée dans son Roman de Barlaam, rédigé vers 975-985. Nous
en possédons également une version syriaque, quelque peu différente, à laquelle nous ferons allusion lorsque
cela sera nécessaire.
20
Sur une discussion à propos de la datation de l’Apologie de Justin, voir : Justin, Apologie pour les Chrétiens,
trad. Munier, Charles, Les Éditions du Cerf, Paris, 2006, pp. 27-28.
21
Pour une discussion de cette institution, voir : Williams, Wynne, « The publication of imperial subscripts », in
Zeitschrift für Papyrologie une Epigraphik, vol. 40, 1980, pp. 283-294.
22
L’unité de l’Apologie est reconnue par tous ses commentateurs. Toutefois, les deux parties qui la constituent
adoptent, nous le verrons au cours de notre enquête, des perspectives un peu différentes. Sur cette question,
voir : Keresztes, Paul, « Justin, Roman Law and the Logos », in Latomus, vol. 45, 1986, pp. 339-346.
23
Le texte d’Apollinaire nous est connu grâce à la mention qu’en fait Eusèbe de Césarée dans son Histoire
Ecclésiastique (V, V, 4). Cette Apologie était adressée à Marc Aurèle et avait été rédigée à l’occasion du miracle
de la légion Fulminante vers 174.
24
Sur ce point, nous devons nous appuyer sur Eusèbe de Césarée, le seul auteur à nous avoir rapporté l’existence
de cet ouvrage apologétique (Hist. Eccl., V, XVII, 5). Ces princes sont vraisemblablement l'empereur Marc
Aurèle et son associé, soit Lucius Verus soit Commode, ce qui situerait l'ouvrage en 161-169 ou en 176-179.
25
Sur cette question, voir : Grant, Robert M., « The date of Tatian’s Oration », in The Harvard Theological Review,
vol. 46, 1953, pp. 99-101.

10
situation de persécutions26, remonte, quant à elle, à l’année 178 et est adressée à Marc Aurèle
et à Commode. Enfin, seuls quelques fragments de l’Apologie de Méliton de Sardes ont été
conservés par Eusèbe de Césarée27, ses éditeurs placent habituellement leur rédaction entre
169 et 17728 : l’ouvrage de Méliton a également été rédigé en réaction à une situation de
violences contre les chrétiens29. Nous serons amenés à étudier un autre ouvrage de
l’apologiste : le Sur la Pâque, daté entre 160 et 170, qui recèle des informations intéressantes
sur sa perception du peuple juif et du rôle politique de Rome.

Nous avons préservé un autre document à caractère apologétique, quelque peu énigmatique,
attribué par son manuscrit à Méliton de Sardes sous le titre De veritate. Cette paternité a été
refusée par ces commentateurs qui l’ont attribuée à un anonyme Pseudo-Méliton30. Le texte,
conservé uniquement en syriaque – on ne sait pas s’il existait une version grecque, mais cela
semble très probable puisque l’ouvrage est dédié à un empereur -, a été retrouvé par William
Cureton en 1851 et traduit en latin par Ernest Renan. Peu connue, cette apologie anonyme a
toutefois été étudiée par des historiens et sa date d’écriture, placée entre 169 et les années
210, n’a pas été réfutée31. Le texte contient, en deux endroits, la mention vague d’Antoninus
Caesar et de ses fils, mentions qui pourraient faire référence soit à Antonin le Pieux et ses fils
adoptifs, soit à Marc Aurèle, Commode et Lucius Vérus ou encore Caracalla et Élagabal32.

26
Ath., Leg., VII, 1.
27
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 4-11.
28
Sur la datation de l’Apologie, voir : Méliton de Sardes, Sur la Pâque et fragments, trad. Perler, Othmar, Les
Éditions du Cerf, Paris, 1976, p. 10.
29
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 5.
30
Sur cette attribution et sa réfutation, voir : Lightfoot, Jane L., « The Apology of Ps.-Meliton », in Studi epigrafici
e linguistici sul Vicino Oriente Antico, vol. 24, 2007, pp. 59-110
31
Sur ce point, voir : Dobner, Hubertus, « 15 Jahre Forschung zu Melito von Sardes (1965-1980). Eine kritische
Bibliographie », in Vigiliae Christianae, vol. 36, 1982, pp. 313-333.
32
Pitra, Jean-Baptiste-François, Spicilegium Solesmense, t. 2, Firmin Didot Fratres, Paris, 1855, p. LXII : « O
Antonine Cesar et filii tui tecum ». Jane Lightfoot, la dernière commentatrice de cette apologie, affirmait : « The
text addresses itself to ‘Antoninus Caesar, and your sons with you’ in the last paragraph. No other information
about the identity of the emperor seems to have been available. The treatise lacks the elaborate formal titulature
at the head of those apologies that give themselves out to be letters. The name would fit Antoninus Pius, Marcus
Aurelius, Commodus, Caracalla, or Elagabalus. The reference to children, if we are to understand a reference to
real children, mean Antoninus Pius and his adoptive sons Marcus Aurelius and Lucius Verus, or Marcus Aurelius
and his sons Commodus and Annius Verus (d. 169). It was also in the reigns of Marcus Aurelius and Antoninus
Pius that we hear most of apologists delivering addressing works to emperors, and if one feels that either the
speech is genuine, or was meant by a fabricator to have some degree of verisimilitude, these would be the reigns
in which one would first try to place it. Others, cutting loose from the attribution to Meliton, have suggested
reasons why ‘Antoninus’might refer to Caracalla or Elagabalus » (Lightfoot, Jane L., « The Apology of Ps.-Meliton
», in Studi epigrafici e linguistici sul Vicino Oriente Antico, vol. 24, 2007, pp. 61-62). Jean-Marie Vermander a,
pour sa part, soutenu que Celse avait connu et polémiqué contre cette apologie du Pseudo-Méliton. Il en conclut
que le texte était dédié à Marc Aurèle et a été rédigé en 169 (« La parution de l'ouvrage de Celse et la datation

11
L’apologie ne décrit pas de situations de persécutions, et peu d’éléments nous permettent
d’affiner sa datation. Nous ne pouvons pas rejeter ce texte en raison des incertitudes
concernant sa rédaction et l’étudierons, avec des précautions toutefois, principalement pour
sa doctrine politique.

Notre corpus contient encore deux autres textes apologétiques, rédigés plus tardivement que
les autres33 : les trois Livres à Autolycos, ouvrage décrivant les discussions entre le païen
Autolycos et l’évêque d’Antioche, Théophile, l’auteur du texte. Sa rédaction remonte au
principat de Commode, puisque Théophile, à la fin de son ouvrage, mentionne la mort de Marc
Aurèle34. Le dernier texte de notre corpus est l’épître A Diognète, une lettre envoyée par un
auteur anonyme pour instruire son destinataire sur les données de la foi chrétienne. Selon
Henri-Irénée Marrou, Robert M. Grant et Horacio Lona35, son écriture peut être datée, avec
beaucoup de certitude, entre 190 et 200.

Nous le voyons, la rédaction de notre corpus s’étale sur quasiment tout le second siècle : à
l’exception d’un document, tous nos auteurs sont des hellénophones. Leurs œuvres
expriment tant l’expression d’une conscience culturelle hellène dans l’Empire romain – à
l’instar d’un Plutarque ou d’un Lucien par exemple – que l’expression publique du
christianisme. Bien qu’ils rejettent certains aspects de la culture grecque, les apologistes
chrétiens se sont emparés de certains outils intellectuels – notamment philosophiques – et
littéraire – le genre apologétique lui-même – pour défendre leur foi36. Il faut souligner que nos
œuvres forment une unité par la situation et le monde dont ils rendent compte : l’Empire
romain sous la dynastie antonine, caractérisé par sa stabilité politique et par la diffusion de
l’idée impériale dans les couches élevées de la société, phénomène qu’expriment bien l’Éloge

de quelques apologies », in Revue des Études Augustiniennes, vol. 18, 1972, pp. 33-36 et p. 41). Nous ne
prendrons pas position dans ce débat, toutefois les arguments avancés par Vermander n’ont pas été réfutés par
Jane Lightfoot.
33
Eusèbe de Césarée (Hist. Eccl., V, XXI, 4) nous transmet également le souvenir d’une apologie du christianisme
prononcée devant le Sénat par un certain Apollonios, sous le principat de Commode. Le texte de la défense
prononcée par Apollonios a été recopié par Eusèbe dans son Recueil des anciens martyrs, ouvrage
malheureusement perdu aujourd’hui. Apollonios subit le martyr le 21 avril 183.
34
Théoph., Ad Aut., III, 28.
35
A Diognète, trad. Marrou, Henri-Irénée, Les Éditions du Cerf, Paris, 1965, p. 265 ; Grant, Robert M., Greek
apologists of the second century, The Westminster Press, Philadelphie, 1988, pp. 178-179 ; Barnabasbrief- An
Diognet, trad. Lona, Horacio E, Prostmeier, Ferdinand R., Herder, Freiburg, 2018, pp. 165-172.
36
Adolf von Harnack a beaucoup insisté sur le rôle des apologistes dans l’hellénisation du christianisme : Mission
et expansion du christianisme dans les trois premiers siècles de notre ère, Les Éditions du Cerf, Paris, 2004, pp.
317-341.

12
de Rome d’Aélius Aristide et les Discours sur la Royauté de Dion de Pruse37. Néanmoins, notre
enquête nous conduira à constater l’hétérogénéité radicale des doctrines politiques chez les
différents auteurs chrétiens.

État de la question

Le contenu théologico-politique de la littérature apologétique chrétienne n’a pas encore reçu


une étude systématique. L’œuvre d’Eusèbe de Césarée marque un tournant important en ce
qui concerne l’étude de la pensée de ces auteurs. Il fut le premier à penser la notion de canon
apologétique en y intégrant les écrits de Quadratus, Aristide, Justin, Méliton, Apollinaire,
Miltiade et Tertullien sous le terme générique d’ἀπολογία38. Il ne l’utilise pas pour les œuvres
de Tatien et Théophile d’Antioche39. En outre, Eusèbe a intégré l’œuvre de ces apologistes
dans son projet théologico-politique : il est le seul à nous avoir transmis l’Apologie de Méliton
de Sardes, qu’il considère comme une préfiguration de sa propre doctrine de l’Empire
chrétien40. Le théologien mit particulièrement en lumière les rapports entretenus entre les
apologistes et leurs écrits avec l’activité politico-juridique des empereurs41.

L’étude historique des œuvres apologétiques du second siècle fut entamée par l’ouvrage
fondateur d’Edward Gibbon The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, paru en
1776. Le savant britannique y affirmait que les chrétiens du second siècle étaient
essentiellement caractérisés par une « indifférence indolente ou même criminelle pour le bien
public », que le péril barbare était tout bonnement dédaigné par « les apologistes du
christianisme […] tranquilles dans l’attente de la conversion totale du genre humain »42. Parce
qu’ils dédaignaient la chose publique, n’étaient attachés qu’aux affaires divines et désiraient

37
Sur cette question, voir : Veyne, Paul, « L'identité grecque devant Rome et l'empereur », in Revue des Études
Grecques, vol. 112, 1999, pp. 510-567 ; Goldhill, Simon (éd.), Being greek under Rome cultural Identity, the second
sophistic and the development of Empire, Cambridge University Press, Cambridge, 2001.
38
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., III, XXXIII, 3 (Tertullien) IV, III, 1 (Quadratus) ; IV, III, 3 (Aristide) ; IV, XI, 11
(Justin) ; IV, XXVI, 1 (Méliton et Apollinaire) ; V, XVII, 5 (Miltiade).
39
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXIV (Théophile) ; IV, XXIX (Tatien). Athénagore et l’auteur de l’A Diognète
sont par ailleurs inconnus des écrivains de l’Antiquité.
40
Sur cette question, voir : Krivouchine, Ivan, « L’époque pré-chrétienne dans l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe
de Césarée », in Traditio, vol. 51, 1966, pp. 287-294.
41
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, III, 1 (Trajan et Hadrien) ; IV, XI (Antonin le Pieux et le Sénat romain) ; IV,
XXVI, 1 (Marc Aurèle).
42
Gibbon, Edward, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain, Éditions Robert Laffont, Paris, 1983, pp.
354-355.

13
convertir et non défendre l’État romain, les chrétiens introduisirent un nouvel éthos opposé
la civilisation classique, hautement politique.

Nous retrouvons un constat comparable, exprimé en termes philosophiques, chez Hegel. Pour
le philosophe allemand, l’avènement du christianisme entraîna un dédoublement de
l’instance étatique. La première instance fut l’Église qui avait « des buts éternels dans la
temporalité - ceux d’un monde suprasensible, spirituel, surgi grâce à la véridicité de la
subjectivité dans la foi en Jésus - » et le second fut l’État romain à proprement parler, « qui
poursuivait des buts temporels ». L’approfondissement de la subjectivité par le christianisme
aurait limité les prérogatives de l’État aux affaires du monde et étendu la liberté éthique
gréco-romaine - « selon laquelle la volonté est immédiatement identique à la volonté de l’État,
la subjectivité exclusivement unie à l’objectivité » - aux affaires extra-mondaines. « Dans cette
mesure, affirmait Hegel, le régime temporel avait sa place dans l’extériorité, il était séparé de
l’Église et ne pouvait plus attirer la moralité, l’éthicité et les relations familiales, dans son
giron, il ne pouvait plus les sacrifier et les assujettir comme c’était le cas dans le monde romain
»43. Cette interprétation du christianisme nous incite à étudier l’ecclésiologie des apologistes
et ses rapports avec l’État romain.

L’interprétation du corpus apologétique a été enrichie par Adolf Von Harnack. Les écrits des
apologistes grecs ont eu, à ses yeux, un rôle primordial dans le processus d’hellénisation du
christianisme entre la fin du premier et le début du second siècle. C’est dans son livre Mission
und Ausbreitung des Christentums in der drei ersten Jahrhunderten, publié en 1904,
qu’Harnack donna le plus de précision sur le problème politique chrétien. Dans son second
chapitre, Harnack étudia ce qu’il appelait la « conscience historique et politique de la
chrétienté »44 : les apologistes y eurent un rôle tout à fait important. Cette conscience
politique était structurée autour de l’idée de troisième ἔθνος ou γένος, que désiraient
constituer les fidèles, celle d’une citoyenneté chrétienne nouvelle « qui se distinguait de celle
des autres peuples par sa moralité absolue » et d’une « affinité élective indéniable entre le
christianisme et l’hellénisme comme entre l’Église et l’Empire universel chrétien »45 culminant

43
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, Philosophie de l’Histoire, Libraire Générale Française, Paris, 2009, p. 465.
44
Von Harnack, Adolf, Mission et expansion du christianisme dans les trois premiers siècles de notre ère, Les
Éditions du Cerf, Paris, 2004, pp. 317-341.
45
Von Harnack, Adolf, Mission et expansion du christianisme dans les trois premiers siècles de notre ère, Les
Éditions du Cerf, Paris, 2004, pp. 332-333.

14
avec l’œuvre de Méliton, à la fin du second siècle. Cet ouvrage de von Harnack marque un
véritable tournant dans l’étude du contenu politique du message chrétien46.

C’est au cours des années 1920 et 1930 que la notion de théologie politique connut un regain
de popularité. Elle fut au cœur d’un débat interposé entre le juriste allemand Carl Schmitt et
le théologien catholique Erik Peterson. C’est dans son ouvrage de 1922 Politische Theologie
que Carl Schmitt remit au goût du jour cette notion dans le cadre de sa théorie de la
souveraineté étatique. Le juriste allemand y envisageait principalement une réflexion autour
de l’État moderne. Ceci l’a conduit à étudier la théorie politique antique et particulièrement
le κατέχον paulinien47 - qu’il interprète comme l’État, ce qui retient les puissances du Mal -
ainsi qu’à développer sa fameuse théorie de la dégradation sociologique de Dieu qu’il exprime
en ces termes : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des
concepts théologiques sécularisés »48.

Du point de vue de notre enquête, l’ouvrage de Schmitt nous intéresse essentiellement parce
qu’il a incité des historiens et des théologiens à s’intéresser à ce champ d’études49. La réponse
qu’en fit Erik Peterson en 1935 dans Der Monotheismus als politisches Problem tient une
grande place pour notre travail. Le théologien catholique s’opposa frontalement à Schmitt : il
considérait que le réemploi de la notion juive de monarchie divine aboutissait, dans le
christianisme, à une impossibilité du fait de son incompatibilité avec la doctrine de la Trinité50.
Le christianisme constituait à ses yeux la négation de toute théologie politique. En outre, pour
lui, la réflexion théologico-politique chrétienne avait été tentée pour la première fois « chez
Origène, qui fut acculé à ces pensées sous la pression de la théologie politique de Celse »51.

46
Dans son ouvrage de 1912 Les Apologistes grecs du IIe siècle de notre ère, Aimé Puech éluda complétement
l’aspect politique du corpus apologeticum pour n’envisager que le contenu proprement théologique (le mot
‘politique’ n’apparaît qu’une seule fois dans l’ouvrage lorsque l’auteur cite le Politique de Platon !).
47
2 Thess. 2, 6-7.
48
Schmitt, Carl, Théologie politique, Éditions Gallimard, Paris, 1988, p. 47.
49
Nous pouvons, par exemple, mentionner ici l’ouvrage de Marc Bloch Les Rois thaumaturges publié en 1924.
50
Peterson, Erik, Le monothéisme un problème politique et autres traités, Éditions Bayard, Paris, 2007, p. 85 :
« Notre exposé a montré que les premières tentatives de mettre en relation la doctrine traditionnelle de la
monarchie divine avec le dogme de la Trinité échouèrent. Cela vaut pour la tentative de Praxéas comme pour
celle de Tertullien ».
51
Peterson, Erik, Le monothéisme un problème politique et autres traités, Éditions Bayard, Paris, 2007, p. 96.
Cependant, Jean-Marie Vermander a tenté de prouver que Tertullien et quelques autres apologistes avaient pris
connaissance du Discours Véritable de Celse et avaient répondu à certaines de ces attaques dans leurs écrits. Sur
cette thématique, voir : Vermander, Jean-Marie, « De quelques répliques de Celse dans l’Apologeticum de
Tertullien », in Revue des Etudes Augustiniennes, vol. 16, 1970, pp. 205-225 ; Vermander, Jean-Marie,
« Théophile d’Antioche contre Celse : A Autolycos III », in Revue des Etudes Augustiniennes, vol. 17, 1971, pp.
203-225. Cependant, Robert M. Grant affirmait « the work [le Discours Véritable de Celse] is not directly relevant

15
Ce débat nous invite à considérer un point important de notre recherche : les conséquences
du monothéisme sur la perception du pouvoir.

Les études du corpus apologétique furent continuées par Robert M. Grant, qui consacra, en
1988, un ouvrage à cette question : The Greek Apologists of the Second Century52. Il s’agit d’un
livre important qui, encore aujourd’hui, possède une influence certaine sur les travaux
consacrés à la première apologétique chrétienne. L’auteur a octroyé une place insigne aux
enjeux politiques du christianisme, qu’il défend en ces termes : « The thesis of this book is that
while there is a certain timeless character to the Christian apologists of the second century,
they are deeply involved in the political and social struggles of their time and cannot be
understood apart from the precise circumstances in which they are writing »53. Grant octroie
un rôle fondamental aux persécutions du second siècle dans la définition d’une identité et
d’une doctrine chrétiennes. Sa perspective est diachronique : pour lui, chaque nouvelle
persécution a engagé les auteurs chrétiens à enrichir leurs visions tant théologiques que
politiques.

En 2001, le Triakontaétérikos d’Eusèbe de Césarée reçut une nouvelle publication et


traduction par Pierre Maraval sous le titre La théologie politique de l’Empire chrétien. Dans
son instructive introduction, l’historien français nia toute forme de réflexion théologico-
politique avant l’œuvre d’Eusèbe de Césarée54. Nous avons déjà rencontré cette position chez
Erik Peterson. Quelques objections peuvent lui être opposées. L’apologétique chrétienne s’est
construite comme un dialogue avec les détenteurs du pouvoir politique : comment les auteurs
de ce genre d’écrit auraient-ils pu - implicitement ou explicitement - ne pas donner
d’indications sur les rapports de leur foi avec le pouvoir ? Si les apologistes se sont opposés
aux persécutions et ont tenté d’en trouver une solution, comment auraient-ils pu le faire sans

to the second-century apologists, however. Both Christians and pagans failed to communicate before Origen
replied to Celsus about seventy years later » (Greek Apologists of Second Century, The Westminster Press,
Philadelphia, 1988, p. 139).
52
Le savant américain a consacré sa vie à l’étude du christianisme primitif. Nous concernant, il a aussi publié en
1977 Early Christianity and Society : Seven Studies, Harper and Row, San Francisco (le chapitre « Christian
Devotion to the Monarchy » pp. 13-44, même s’il n’est pas consacré aux apologistes, est particulièrement riche).
53
Grant, Robert M., Greek apologists of the second century, The Westminster Press Philadelphia, Philadelphia,
1988, p. 10.
54
Eusèbe de Césarée, La théologie politique de l’Empire chrétien, Louanges de Constantin (Triakontaétérikos),
Les Éditions du Cerf, Paris, 2001, p. 59 : « Mais toutes ces réflexions n’avaient pour but qu’une apologétique du
christianisme et elles n’impliquaient aucune théologie politique, aucune réflexion politique sur son lien avec
l’Empire ».

16
questionner les rouages politiques et juridiques des sociétés impériales ? Mon enquête s’est
construite comme une réfutation d’une telle opinion, je pense avoir pu montrer les
implications politiques des idées contenues dans le corpus apologétique.

Pour achever ce tour d’horizon, il nous faut évoquer le livre de Bernard Pouderon, spécialiste
de la littérature apologétique chrétienne, Les Apologistes grecs du IIe siècle, publié en 2005.
Les aspects politiques du corpus apologétique y sont peu étudiés par l’historien français. Pour
lui, les apologistes sont caractérisés par un abandon de l’héritage politique juif55 et la volonté
de concilier, à travers leur théologie, deux réalités a priori antithétiques : le christianisme et
l’Empire. Les apologistes marqueraient un tournant important dans l’histoire de la nouvelle
foi : celle de son accommodement avec le monde politique romain, de l’appropriation « sans
baptême » de ses concepts politiques56.

Méthode et plan de l’enquête

Cet aperçu historiographique nous permet de mesurer l’étendue des débats qu’a soulevé le
problème théologico-politique du christianisme, au second siècle. Les études mentionnées
ont mis en lumière les divers aspects de cette question : ses liens avec la théocratie et la
religion ethnique juives, son rapport critique à la théologie du pouvoir impérial, son
imbrication au sein d’une conception apocalyptique de l’Histoire, sa finalité missionnaire et
prosélytique et, enfin, sa volonté d’influer sur la politique impériale, notamment en matière
religieuse.

Enrichi par toutes ces lectures et désireux de donner notre modeste contribution à ce vaste
problème, nous avons décidé, pour mener à bien notre enquête, d’adopter quelques principes
méthodiques généraux : nous avons analysé le corpus apologétique comme un tout, et ce, en
confrontant les différentes œuvres les unes avec les autres sans donner trop d’importance

55
Pouderon, Bernard, Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 2005, p. 32 : « Enfin, en
s'affirmant comme une « catégorie » (γένος), et non plus comme un « peuple » (ἔθνος) les apologistes ont dégagé
le christianisme de l'héritage politique et historique du judaïsme, revendiquant au contraire la fidélité à l'Empire
et un statut de ‘cosmopolitisme spirituel’ qui les libère de tout soupçon de complot ou de rébellion. C'est sans
doute le sens de l'insistance que met un Justin à proclamer que le « royaume » attendu par les chrétiens n'est
pas de ce monde ».
56
Pouderon, Bernard, Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 2005, p. 33 : « Ainsi, les
apologistes n'ont pas placé l'Empire et le christianisme en face l'un de l'autre comme deux adversaires. Bien au
contraire, ils se sont efforcés de montrer à leur public que l'un pouvait fort bien s'accommoder de l'autre. Le cas
le plus représentatif est celui de Méliton, qui, dans un grand mouvement d'illusion lyrique - à moins qu'il ne faille
y voir une habile tentative de caplatio henevolenliae -, présente sous un jour idyllique les relations de l'Église et
de l'Empire, et imagine un jour prochain où l'un et l'autre pourront cohabiter harmonieusement ».

17
aux questions chronologiques. En effet, l’apologétique nous apparaît comme un moment sui
generis dans le développement de l’histoire chrétienne, moment qui doit être pris pour ce
qu’il est et analysé par ses tensions internes. L’analyse proprement chronologique de notre
corpus a déjà été menée par Robert M. Grant, reprendre sa perspective aurait été quelque
peu répétitif. Ce mémoire se pense avant comme une étude du discours chrétien sur le
pouvoir, il s’inscrit dans le vaste conglomérat rassemblé sous l’expression « d’histoire des
idées ». Nous connaissons toutes les limites d’une telle histoire : les idées n’ont pas de vie
propre et elles ne peuvent être signifiantes en dehors de la vie réelle dont elles sont l’arôme
spirituel. Marx lui-même affirmait que les idées, la religion, le droit, bref, toutes les formes
super structurelles de la production sociale, n’ont pas d’histoire propre. Nous assumons le
caractère idéologique de notre perspective historique : cela ne nous empêchera pas bien sûr
d’interpréter les idées de nos auteurs en faisant appel au contexte et à l’antériorité historique
sans laquelle elles sont incompréhensibles ; toutefois l’accent sera mis sur les idées plutôt que
sur le vécu des chrétiens. Enfin, notre enquête sur le discours ne peut faire l’impasse sur le
langage, notre modeste et rudimentaire connaissance du grec ancien sera mise à contribution
pour tenter d’analyser la langue originelle de nos auteurs, pour comprendre les enjeux des
termes, de la rhétorique et de la structure de nos documents et, enfin, être à même de goûter
au mieux ce que jadis nous appelions l’éloquence sacrée.

Cette étude philologique est fondamentale pour la question qui nous retient présentement.
En effet, la langue grecque a légué un vocabulaire déterminé pour dire et penser le politique :
en tant que πεπαιδευμένοι, les apologistes grecs en connaissaient toute la richesse et l’ont
utilisé à bon escient dans leurs ouvrages. Ce sont principalement les rapports établis entre ce
vocabulaire et ces doctrines politiques avec la foi chrétienne, dont les apologistes sont les
porte-paroles, qui vont nous intéresser ici. Comment une théorie politique pouvait-elle
s’accorder avec le contenu de la Révélation christique ? Peut-on dire que la religion chrétienne
que défendaient les apologistes était fondatrice d’une nouvelle conception du fait politique ?
Nos auteurs ont presque tous réagi aux persécutions menées contre leurs coreligionnaires :
comment envisageaient-ils le règlement politique d’un tel problème ? Comment ont-ils perçu
la coexistence du christianisme au sein de l’Empire romain et des cités qui le composaient ?
Et plus généralement, les apologistes acceptaient-ils l’ordre politique existant à leur époque
ou aspiraient-ils à en élaborer un plus adapté à leur foi ?

18
Ces questions nous suivront tout au long de notre enquête. Pour y répondre, nous diviserons
notre étude en trois parties. La première d’entre elles, la plus générale, aura pour objectif de
définir ce que l’on peut mettre sous le vocable « politique » dans la pensée des apologistes :
nous verrons que la foi chrétienne implique des biais particuliers pour penser le monde
humain, qu’une réflexion socio-politique ne peut être immédiatement envisagée sans la
mettre en rapport avec des données d’ordres religieux et métaphysique. La seconde partie
aura pour objectif de comprendre quelle était la perception, chez nos auteurs, d’une vie
chrétienne dans le paradigme civique : leur conception d’une citoyenneté chrétienne, du
fonctionnement politique et administratif de la cité nous intéressera tout particulièrement.
Nous aurons l’occasion de constater la conception négative que les apologistes avaient de la
vie en cité. Enfin, nous achèverons notre enquête sur le traitement de l’idée impériale dans
notre corpus : nous nous pencherons tout particulièrement sur la vision portée par les
apologistes sur l’État impérial, sur le règlement politique des persécutions qu’ils ont proposé
et l’esquisse d’une intégration de Rome dans l’eschatologie chrétienne qu’ils ont dessinée.

19
I) Approches du politique dans l’apologétique chrétienne

Notre objectif, dans cette première partie, est de mettre en lumière les divers biais par
lesquels les auteurs chrétiens de notre corpus ont pensé et envisagé d’une façon générale leur
contact avec la sphère politique. En premier lieu, nous étudierons le dialogue philosophique
entretenu avec le pouvoir, les implications et les enjeux d’une telle approche pour le
christianisme et l’autorité impériale. Dans un second temps, nous nous concentrerons sur les
représentations institutionnelles des apologistes : quelles étaient leurs perceptions de
l’organigramme politique propre au monde impérial ? Comment ont-ils pensé l’histoire de ces
structures ? Ce questionnement nous conduira à mieux comprendre l’approche spécifique du
phénomène étatique chez les auteurs chrétiens. Enfin, dans un dernier temps, nous
étudierons un point paradigmatique dans la compréhension du politique des apologistes
grecs : la démonologie. Nous verrons que questionner le monde socio-politique revient à leurs
yeux, en dernière instance, à s’interroger sur le plan de Dieu et les diverses luttes entre les
forces suprahumaines.

1) Le christianisme philosophique : adaptation de la nouvelle foi à la culture


gréco-romaine

Les apologistes grecs furent les premiers auteurs chrétiens à présenter leur foi comme une
philosophie57. Ce fait, assez répandu dans notre documentation, va tenir un rôle important
dans notre enquête : l’apologétique chrétienne est indissolublement liée à cette prétention
philosophique. Cette nouvelle orientation a lourdement pesé sur les relations de la nouvelle
religion avec le pouvoir impérial, l’aristocratie des cités 58 ; elle l’a aussi disposée à de

57
La plupart des auteurs s’accordent à penser que Justin fut le premier auteur à présenter le christianisme
comme une philosophie. Sur ce thème, voir : Morlet, Sébastien, Christianisme et philosophie, Les premiers
confrontations (Ier-Vie siècle), Libraire Générale Française, Paris, 2014, pp. 79-80 et Malingrey, Anne-Marie,
Philosophia. Étude d'un groupe de mots dans la littérature grecque, des présocratiques au IVe siècle après J.-C,
Klincksieck, 1961, Paris, pp. 107-128. Les chrétiens étaient, sur ce point, les dignes héritiers des intellectuels et
théologiens juifs qui considéraient leur religion comme une philosophie. Ce thème apparaît notamment chez
Philon d’Alexandrie (Legatio ad Caium, 156 ; 245 ; Vita Mosis, II, 216 ; De vita contemplativa, 26) et chez Flavius
Josèphe (Antiquitates judicae, XVIII, I, 2 ; I, 6).
58
Sachot, Maurice, « Comment le christianisme est-il devenu religio ? », in Revue des Sciences Religieuses, vol. 2,
1985, p. 101.

20
nouveaux types de relations avec la culture et le monde antiques. Nous pouvons nous
demander pour quelles raisons les apologistes ont été amenés à présenter publiquement leur
religion de la sorte ; surtout, nous pouvons nous interroger sur les répercussions d’un tel
réemploi au second siècle, à une époque où la philosophie s’incarnait politiquement à travers
des empereurs férus de sagesse grecque. L’étude de ce phénomène nous engagera sur la voie
d’une meilleure compréhension de la visibilité du christianisme dans l’Empire romain, de ses
aspirations sociales et théologiques.

1.a) Philosophies impériale et chrétienne

La plupart des apologistes grecs59 sont d’accord sur un point : le christianisme est une
philosophie ou du moins n’est pas incompatible avec une vie véritablement philosophique.
Par cela, nos auteurs ont désiré montrer que leur religion ne s’incarnait pas seulement dans
une somme de principes mais aussi dans un mode de vie particulier, dans une certaine
présence au monde60.

Le thème de l’εὐσέβια καὶ φιλοσοφία est employé à sept reprises au sein de l’Apologie de
Justin61 : il présente les chrétiens comme « ceux qui sont véritablement pieux et
philosophes »62 et la foi qu’il professe comme un acte de piété autant que de sagesse.
Athénagore d’Athènes se déclare lui-même philosophe dans l’intitulé de sa Supplique au sujet
des chrétiens63 : l’auteur aurait d’ailleurs été « à la tête de l’école académique »64 selon

59
L’auteur de l’A Diognète ainsi que Théophile d’Antioche ne présentent pas le christianisme comme une
philosophie. Cependant leur œuvre comprend de nombreuses attaques dirigées contre les philosophes.
60
Sur le thème du mode de vie philosophique chrétien, voir : Hadot, Pierre, Exercices spirituels et philosophie
antique, Éditions Albin Michel, Paris, 2002, p. 80.
61
Just., Apol., I, I, 2 ; I, II, 1-2 ; I, III, 2 ; I, XII, 5 ; II, II, 16 ; II, XV, 5. Dans le Dialogue avec Tryphon, Justin se présente
comme un philosophe (I, 1 ; II, 1-5).
62
« Τοὺς κατὰ ἀλήθειαν εὐσεβεῖς καὶ φιλοσόφους » (Just., Apol., I, I, 2). Tatien affirme également : « Les riches
ne sont pas les seuls à pratiquer notre philosophie mais les pauvres aussi profitent gratuitement de notre
enseignement » (φιλοσοφοῦσί τε οὐ μόνον οἱ πλουτοῦντες, ἀλλὰ καὶ οἱ πένητες προῖκα τῆς διδασκαλίας
ἀπολαύουσιν).
63
Le titre exact en grec de son œuvre est : ΑΘΗΝΑΓΟΡΟΥ ΑΘΗΝΑΙΟΥ ΦΙΛΟΣΟΦΟΥ ΧΡΙΣΤΙΑΝΟΥ ΠΡΕΣΒΕΙΑ ΠΕΡΙ
ΧΡΙΣΤΙΑΝΩΝ. Bernard Pouderon, dans son édition de l’apologie, considère le titre comme ancien et propre à nous
fournir des informations (Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens et Sur la résurrection des morts, trad.
Pouderon, Bernard, Les Éditions du Cerf, Paris, 1992, pp. 13-14).
64
« Τῆς Ἀκαδημαϊκῆς σχολῆς προϊστάμενος » (Épitomé de Philippe de Sidè, in Baroc. 142, publié par Gunther C.
Hansen, Theodoros anagnostes Kirchengeschichte, Berlin, GSC, 1971, p. 160 cité et traduit par Pouderon, Bernard
dans son édition d’Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens et sur la résurrection des morts, Les Éditions du
Cerf, Paris, 1992, p. 12, n°1).

21
l’historien grec du Vème siècle, Phillipe de Sidè, avant de se convertir au christianisme65.
Aristide d’Athènes, dans la version conservée en arménien de son apologie, dédiée à Hadrien,
assume également le statut de philosophe66. Eusèbe de Césarée nous rapporte que Miltiade
« a fait, pour les princes de ce monde, une apologie de la philosophie qu’il suivait »67 et le
Pseudo Méliton, dans son De veritate, se présente lui aussi comme un philosophe68.

Nous savons qu’au moins trois des apologistes ont suivi un enseignement philosophique
durant leur formation intellectuelle69 ; cette culture héritée de leur éducation joua un grand
rôle dans leur compréhension de la révélation chrétienne et dans l’élaboration de leur
théologie70. Le phénomène de la philosophie chrétienne n’est donc pas anodin. Il est
particulièrement lié à la naissance et au développement de l’apologétique chrétien. Ce
christianisme philosophique doit être interprété pour en comprendre les enjeux, et ce, en lien
avec le développement de l’Église dans l’Empire romain ainsi que son rapport au pouvoir.

Nous observons un phénomène de traduction culturelle : les apologistes espérèrent minimiser


l’originalité, la nouveauté et l’étrangeté de leur révélation en se présentant comme
philosophes et en exposant leur foi sous l’aspect d’une des plus hautes productions culturelles
de leur temps71. Cela ne les a pourtant pas empêchés de marquer leur distance avec la culture
antique.

Méliton de Sardes, dans son Apologie, s’adressait ainsi à Marc Aurèle :

65
Cette présentation biographique est complètement remise en cause par Bernard Pouderon et David Rankin
dans leur ouvrage consacré à Athénagore. Voir sur ce thème : Rankin, David, Athenagoras, philosopher and
theologian, Ashgate, Farnham, 2009, p. 27 et Pouderon, Bernard, Athénagore d'Athènes philosophe chrétien,
Éditions Beauchesne, Paris, 1989, pp. 203-213.
66
Arist., Apol., trad. Pouderon, Bernard et Pierre, Marie-Joseph, Les Éditions du Cerf, Paris, 2003, p. 183.
67
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., V, XVII, 5 : « ἔτι δὲ καὶ πρὸς τοὺς κοσμικοὺς ἄρχοντας ὑπὲρ ἧς μετῄει
φιλοσοφίας πεποίηται ἀπολογίαν ».
68
Pitra, Jean-Baptiste-François, Spicilegium Solesmense, t. 2, Firmin Didot Fratres, Paris, 1855, pp. XXXVIII.
69
Athénagore, Justin et Tatien. Justin évoque son cheminement intellectuel dans son Dialogue avec Tryphon (II,
2-6) et Tatien affirme (Ad Graec., I, 5) : « C’est pour cette raison que nous nous sommes séparés de votre sagesse,
même si j’étais quelqu’un de tout à fait estimable en ce domaine » (Τούτου χάριν ἀπεταξάμεθα τῇ παρ' ὑμῖν
σοφίᾳ κἂν εἰ πάνυ σεμνός τις ἦν ἐν αὐτῇ).
70
Au sujet de ces apologistes, Robert Grant a pu affirmer : « Their influence within the churches was stronger
still, for Christian teachers could make use of their approaches to politics, morality, and culture and, above all,
their structures for philosophical theology » (Grant, Robert M., Greek apologists of the second century, The
Westminster Press, Philadelphia, 1988, p. 110).
71
Joly, Robert, Christianisme et philosophie, Études sur Justin et les Apologistes grecs du deuxième siècle, Éditions
de l’université de Bruxelles, Bruxelles, 1973, pp. 78-81.

22
« En effet, la philosophie qui est la nôtre a d’abord fleuri chez les Barbares ; puis elle s’est
épanouie dans tes peuples sous le grand règne d’Auguste » (Ἡ γὰρ καθʹ ἡμᾶς φιλοσοφία
πρότερον μὲν ἐν βαρϐάροις ἤκμασεν, ἐπανθήσασα δὲ τοῖς σοῖς ἔνθνεσιν κατὰ τὴν Αὐγούστου
τοῦ σοῦ προγόνου μεγάλην ἀρχήν) 72.

Tatien partage le même point de vue que Méliton : il insiste sur l’origine barbare de la
philosophie chrétienne et se présente comme « philosophe à la manière des Barbares »73.
Tout en lui conservant la digne appellation de philosophie, ces deux auteurs ont insisté sur la
dissemblance entre leur foi et ce qui, au second siècle, était proféré par les philosophes des
multiples écoles. Assumer ce qualificatif de « philosophe barbare », alors même que l’on
s’adresse au représentant de la puissance romaine, constitue un marqueur puissant de
prestige culturel en même temps qu’une séparation avec l’univers symbolique gréco-latin74.
De cette manière, les deux apologistes situent la foi chrétienne dans un autre champ culturel,
et pour ainsi dire, presque opposé au monde romain : en effet, le barbaricum était alors la
terre des ennemis nés de Rome. Cette référence pouvait également renvoyer à l’origine
judéenne du christianisme75, revendication particulièrement osée lorsque l’on connaît
l’opposition des juifs à Rome dans la première moitié du second siècle.

Quelle que soit l’attitude de chacun des auteurs, il me semble que cette inflexion du discours
chrétien exprime la volonté d’une diffusion progressive de la nouvelle religion au sein des
populations aisées et cultivées de l’Empire. Ce phénomène est d’ailleurs perceptible chez les
auteurs non-chrétiens : le médecin Galien fut le premier auteur païen à considérer le
christianisme comme une philosophie76 et cette expansion de la nouvelle foi dans les rangs
des décurions faisait enrager Celse77.

Notre thèse est qu’en élevant le christianisme à la dignité philosophique, les apologistes ont
désiré octroyer une sorte de prestige à une religion considérée comme l’apanage des

72
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 7.
73
Tat., Ad Graec., XLI, 2 : « ὁ κατὰ βαρβάρους φιλοσοφῶν ».
74
Sur cette question, voir : Waszink, Jan H., « Some observations on the appreciation of ‘the philosophie of the
barbarians’ in early christian littérature », in Mélanges offerts à Christine Mohrmann, Spectrum, Utrecht-Anvers,
1963, pp. 41-56 ; Crawford, Matthew R., « Tatian, Celsus, and Christianity as “barbarian philosophy' in the late
second century », in The Emergence of the Christian Intellectual, ACU Seminar in Rome, 2016, pp. 1-37.
75
Celse était le premier à la souligner. Tatien (Ad Graec., XXXI, 1) reconnaît par ailleurs que Moïse fut « l’initiateur
de toute la sagesse barbare » (τὸν δὲ πάσης βαρβάρου σοφίας ἀρχηγόν).
76
Walzer note que Galien « the first pagan author who implicitly places Greek philosophy and the Christian
religion on the same footing’ and obviously commends their virtues » (Walzer, Richard, Galen on Jews and
Christians, Oxford University Press, London, 1949, p. 13).
77
Origène, Contre Celse, VIII, 69.

23
illettrés78 et, en même temps, créer un terrain d’entente et de dialogue tant avec l’empereur
qu’avec l’élite cultivée de l’Empire79. C’est sur ce terrain d’entente philosophique qu’une
solution aux problèmes des persécutions aurait pu, à leurs yeux, être élaborée. L’emploi de la
philosophie pouvait ainsi répondre à des visées politiques et de traduction culturelle, il
répondait également aux nécessités de l’apologétique : la défense du christianisme. Dans cet
objectif, Justin et Athénagore reconnaissent complètement aux empereurs, à qui ils
s’adressent, une haute culture et un véritable amour de la sagesse. Voici les lignes
introductives de la Supplication au sujet des chrétiens d’Athénagore :

« Aux empereurs Marc Aurèle Antonin et Lucius Aurèle Commode, vainqueurs des Arméniens
et des Sarmates, et surtout philosophes » (Ἀυτοκράτορσιν Μάρκῳ Αὐρηλίῳ Ἀντωνίνῳ καὶ
Λουκίῳ Αὐρηλίῳ Κομόδῳ Ἀρμενιακοῖς Σαρματικοῖς τὸ δὲ μέγιστον φιλοσόφοις)80.

Cette caractérisation des empereurs par la culture et la sagesse revient fréquemment sous la
plume de l’apologiste81. Commode et Marc Aurèle, avant d’être des imperatores sont, à ses
yeux, des philosophes – τὸ δὲ μέγιστον φιλοσόφοις. L’adresse de Justin à Marc Aurèle et
Lucius Vérus comporte également les mêmes éléments82 : la philosophie marque l’identité
même des Césars et se trouvent hissée au même rang que leur victoire, leurs magistratures
ou leur imperium. Méliton de Sardes affirme que Marc Aurèle avait une opinion sur les
chrétiens « remplie d’humanité et de philosophie »83.

78
Les apologistes ne nièrent d’ailleurs aucunement l’humble origine et la modeste culture des chrétiens. Sur ce
point, voir : Ath., Apol. XI, 3 ; Just., Apol, I, LX, 11 ; II, X, 8 ; Tat., Ad Graec, XXXII, 1-2.
79
Rizzi, Marco, « Hadrian and the Christians », in Rizzi, Marco (éd.), Hadrian and the Christians, de Gruyter, Berlin-
New York, 2010, p. 19 : « Observing these summarised trajectories of Christian history it can be hypothesised
that the political and cultural changes begun under Hadrian created the conditions for the beginning of an explicit
process of Christian external projection through the channels of literary communication and of public activity in
order to obtain legitimacy specifically with the elites ».
80
Ath., Leg., Préambule.
81
Ath., Leg. VI, 2 : « Car je sais bien que, de même que vous surpassez tous les hommes par votre sagesse et la
puissance de votre Empire, vous les dominez aussi par la profondeur et l’étendue de votre culture, pratiquant
chacune des disciplines avec un bonheur que ne connaissent même pas ceux qui se sont faits les spécialistes
d’une seule d’entre elles » (οἶδα γὰρ ὅτι ὅσον συνέσει καὶ ἰσχύι τῆς βασιλείας πάντων ὑπερέχετε, τοσοῦτον καὶ
τῷ πᾶσαν παιδείαν ἀκριβοῦν πάντων κρατεῖτε, οὕτω καθʹ ἕκαστον παιδείας μέρος κατορθοῦντες ὡς οὐδὲ οἱ ἓν
αὐτῆς μόριον ἀποτεμόμενοι).
82
Just., Apol., Ι, I, 1 : « Ἀυτοκράτορι Τίτῳ Αἰλίῳ Ἀντωνίνῳ Εὐσεβεῖ Σεβαστῷ Καίσαρι καὶ Οὐηρισσίμῳ <Καίσαρι
Σεβαστοῦ> υἱῷ φιλοσόφῳ, καὶ Λουκίῳ φιλοσόφῳ Καὶσαρος φύσει υἱῷ καὶ Εὐσεβοῦς εἰσποιητῷ, ἐραστῇ
παιδείας » (A l’empereur Titus Aélius Hadrien Antonin le Pieux, Auguste, César, et à Vérissimus, César, fils
d’Auguste, philosophe, et à Lucius, philosophe, fils de César selon la nature, et d’Antonin le Pieux par l’adoption,
amis de la culture).
83
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl, IV, XXVI, 11 : « Σὲ δὲ καὶ μᾶλλον περὶ τοὺτων τὴν αὐτὴν ἐκείνοις ἔχοντα γνώμην
καὶ πολὺ γε φιλανθρωποτέραν καὶ φιλοσοφωτέραν, πεπείσμεθα πάντα πράσσειν ὅσα σου δεόμεθα ».

24
Il nous faut insister sur ce point car il nous informe particulièrement bien sur l’appréhension
chrétienne du gouvernement impérial : en reconnaissant le prestige culturel et philosophique
des empereurs, les trois apologistes affirment que le pouvoir peut être sage et raisonné, qu’il
n’est pas simplement une puissance persécutrice mais constitue aussi une instance de
dialogue où les exactions, les violences et les forfaitures subies par les chrétiens peuvent
trouver leur solution84. Cette instance fonctionne selon sa propre logique et les apologistes
chrétiens n’attendent pas nécessairement sur ce point que les Césars se convertissent au
christianisme mais respectent simplement leur propre idéal de sagesse. La philosophie, quand
il s’agit des empereurs, correspond à une sorte de sagesse mondaine, qui, lorsqu’elle est mise
en pratique, rend possible la bonne organisation du monde politique et social et la sûreté pour
les chrétiens. Dans ce cadre, l’apologétique chrétienne peut être considérée comme un acte
civique et philosophique de discussion raisonnée.

Il est probable que, par-là, les apologistes se soient aveuglés sur la réalité du pouvoir romain :
Marc Aurèle n’avait pas une opinion remplie d’humanité envers le christianisme caractérisé,
à ses yeux, par son « esprit d’opposition »85 et faire de Commode un philosophe est, pour le
moins, audacieux ! Malgré cela, l’adoption de ce type de comportement face au pouvoir
romain a beaucoup à voir avec celui de Paul, lorsqu’il fit appel à la justice de Néron pour le
règlement de ses conflits avec les juifs de Jérusalem86. Cette ouverture au dialogue avec les
détenteurs du pouvoir reflète une attitude positive, optimiste de la part de nos auteurs : il
insiste plus sur ce que les empereurs peuvent devenir que sur ce qu’ils sont en réalité.

Cette reconnaissance de la παιδεία et la φιλοσοφία impériales permet également à Justin et


Athénagore d’introduire un thème très important dans l’apologétique du second siècle : la
contradiction entre la politique impériale - notamment vis-à-vis des chrétiens - et l’aspiration
des Césars à la sagesse et à la culture. En défendant l’impartialité de la justice impériale,
Athénagore affirme que « c’est de la sorte que nous voyons juger ceux qui se réclament de la
philosophie »87. Justin, quant à lui, soutient « que pareillement les souverains rendent leurs
sentences en se laissant diriger non point par la violence et la tyrannie mais par la piété et la

84
Inglebert, Hervé, Les Romains Chrétiens face à l’histoire de Rome, Institut d’Études Augustiniennes, Paris, 1996,
p. 60.
85
Marc Aurèle, Pensées, XI, 3 : « μὴ κατὰ ψιλὴν παράταξιν, ὡς οἱ Χριστιανοί ».
86
Actes des Apôtres, 25, 11-12.
87
Ath., Leg., II, 5 : « Οὕτω καὶ τοὺς ἀπὸ φιλοσοφίας κρινομένους ὁρῶμεν ».

25
philosophie »88 et que « lorsque ils sacrifient la vérité à l’opinion, le pouvoir des princes
équivaut à celui de brigands dans un désert »89.

Brigandage, tyrannie, injustice : les empereurs, s’ils s’éloignent de leur amour de la sagesse,
ne pourraient plus représenter la justice des hommes sur terre. C’est en partie contre la
distanciation prise avec cet idéal culturel que se dressent les apologistes : eux-mêmes
philosophes, ils tentent de raisonner le pouvoir impérial en incarnant la sagesse. Justin
affirmait ainsi aux empereurs : « Puissiez-vous donc, vous aussi, comme il convient à votre
piété et à votre philosophie, prendre une juste décision »90. Méliton, pour sa part, déclarait
dans son Apologie adressée à Marc Aurèle :

« Quant à toi, qui as au sujet des chrétiens la même opinion qu’eux, et encore plus remplie
d’humanité et de philosophie, nous sommes assurés que tu feras tout ce que nous te
demandons » (Σὲ δὲ καὶ μᾶλλον περὶ τούτων τὴν αὐτὴν ἐκείνοις ἔχοντα γνώμην καὶ πολὺ γε
φιλανθρωποτέραν καὶ φιλοσοφωτέραν, πεπείσμεθα πάντα πράσσειν ὅσα σου δεόμεθα)91.

Les apologistes ne demandent qu’une chose : que la sagesse impériale trouve son effectuation
dans l’agir politique92. Il est important de constater que les apologistes endossent en quelque
sorte ici le rôle du conseiller philosophe de l’empereur : peut-on dire que l’aspiration
philosophique du christianisme a conduit les plus brillants de ses représentants à élaborer un
miroir du Prince93 ? Il semble, pour le moins, possible que les apologistes aient donné une
place stratégique à la discipline philosophique, hégémonique au second siècle, dans leurs
écrits pour infléchir le pouvoir impérial et lui exposer ses propres contradictions.

L’ouverture de la théologie chrétienne à la sagesse grecque a été un vecteur de sa progressive


politisation : depuis Platon, tous les systèmes philosophiques comprenaient un pendant
politique, et aspiraient à se réaliser dans le gouvernement des hommes. Justin ne se trompait
pas, lorsque citant le fondateur de l’Académie, il affirmait : « Si les souverains et les sujets ne

88
Just., Apol., I, III, 2 : « Ὁμοίως δʹ αὖ καὶ τοὺς ἄρχοντας μὴ βίᾳ μηδὲ τυραννίδι ἀλλʹ εὐσεβείᾳ καὶ φιλοσοφίᾳ
ἀκολουθοῦντας τὴν ψῆγον τίθεσθαι ».
89
Just., Apol., I, XII, 6 : « τοσοῦτον δὲ δύνανται καὶ ἄρχοντες πρὸ τῆς ἀληθείας δόξαν τιμῶντες, ὅσον καὶ λῃσταὶ
ἑν ἐρημίᾳ ».
90
Just., Apol., II, XV, 5 : « Εἴη οὖν καὶ ὑμᾶς ἀξίως εὐσεβείας καὶ φιλοσοφίας τὰ δίκαια ὑπὲρ ἑαυτῶν κρῖναί ».
91
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 11.
92
Karamanolis, George, « Early Christian Philosophers on Society and Political Norms », in Rapp, Christof et
Adamson, Peter, State and Nature. Essays in Ancient Political Philosophy, de Gruyter, Berlin-New York, 2019, p.
6.
93
Sénèque constitue le modèle du philosophe conseiller du Prince. Son De Clementia peut être à juste titre
analysé comme un miroir du prince.

26
s’adonnent pas à la philosophie, il ne saurait y avoir de bonheur pour les cités »94. Est-ce à dire
que les philosophes chrétiens désiraient établir le bonheur des cités ? Comment le
christianisme a-t-il pu se démarquer des autres sagesses du monde en ce qui concerne le
discours politiques ?

1.b) Critique des philosophies politiques

Après avoir tenté de discerner les modalités du dialogue philosophique entre la culture gréco-
latine, ses plus éminents représentants et les apologistes, nous allons tenter de comprendre
qu’elle pouvait bien être la spécificité d’une sagesse chrétienne en matière politique.

Pour les apologistes, l’éminence et la vérité de la pensée chrétienne proviennent du caractère


impersonnel et divin de son origine. Ainsi s’exprime l’auteur anonyme de l’A Diognète à
propos de la révélation chrétienne : « Ce n’est pas à l’imagination ou aux rêveries d’esprits
agités que leur doctrine doit sa découverte »95. Le μάθημα chrétien ne répond pas aux
nécessités étroitement humaines et mondaines d’un esprit rebelle, génial ou curieux : il
dépasse la sphère des intérêts matériels qu’il ne prend pas directement pour objets. Un
référent extra-mondain est nécessaire pour que les choses du monde trouvent en eux-mêmes
leur destination propre. Aristide d’Athènes soutient que « les paroles et les actes des chrétiens
– τὰ ὑπὸ τῶν Χριστιανῶν λεγόμενα καὶ πραττόμενα – sont grands et admirables : ils ne
tiennent pas le langage des hommes mais celui de Dieu »96. Les actions des chrétiens
répondent directement à leur appartenance au peuple de Dieu, à leur foi : ils tirent leur
grandeur et leur vérité de cette origine divine. Il semble alors naturel que le comportement
adopté par les chrétiens envers les autorités tire ses principes de la Révélation divine97. Une
phrase, adressée à Marc Aurèle et Commode, par Athénagore le confirme : « alors, il vous
reste à mener l’enquête sur notre vie, notre enseignement, notre zèle et notre obéissance
envers vos personnes, votre maison et l’Empire »98. La vie, l’enseignement et le

94
Just., Apol, Ι, III, 3 (citation de Platon, République, V, 473) : « Ἂν μὴ οἱ ἄρχοντες φιλοσοφήσωσι καὶ οἱ
ἀρχόμενοι, οὐκ ἂν εἴη τὰς πόλεις εὐδαιμονῆσαι ».
95
Diogn., V, 3 : « Οὐ μὴν ἐπινοίᾳ τινὶ καὶ φροντίδι πολυπραγμόνων ἀνθρώπων μάθημα τοῦτʹ αὐτοῖς ἐστὶν
εὑρεμένον ».
96
Arist., Apol., XVI, 5 : « Μεγάλα γὰρ καὶ θαυμαστὰ τὰ ὑπὸ τῶν Χριστιανῶν λεγόμενα καὶ πραττόμενα· οὐ γὰρ
ἀνθρώπων ῥήματα λαλοῦσιν, ἀλλὰ τὰ τοῦ Θεοῦ ».
97
Sur cette nécessité du référent divin pour appréhender la sphère socio-politique chez les apologistes, voir :
Fiedrowicz, Michael, Apologie im frühen Christentum, Ferdinand Schöningh, Paderborn, 2001, pp. 81-96.
98
Ath., Leg., III, 2 : « πρὸς ὑμῶν λοιπὸν ἐξέτασιν ποιήσασθαι βίου, δογμάτων, τῆς πρὸς ὑμᾶς καὶ τὸν ὑμέτερον
οἶκον καὶ τὴν βασιλείαν σπουδῆς καὶ ὑπακοῆς ».

27
comportement politique constituent un tout uni dans la vie du chrétien : ils répondent tous
trois aux besoins de sa foi. C’est pour cette raison-ci qu’une théologie politique paraît
nécessaire aux chrétiens : celle-ci doit fonder et justifier leur comportement envers tous les
pouvoirs mondains.

L’origine divine de la sagesse chrétienne la place au-dessus de toutes les autres philosophies,
encore professées au second siècle. Considérant les diverses doctrines philosophiques,
Athénagore affirme :

« En effet, poètes et philosophes, dans ce domaine comme dans les autres, ont procédé par
conjectures ; ils ont été poussés chacun par sa propre âme, selon son degré de sympathie avec
le souffle de Dieu […]. Aussi ont-ils soutenu les uns et les autres des opinions différentes sur
Dieu, sur la matière, sur les formes et sur le monde » (Ποιηταὶ μὲν γὰρ καὶ φιλόσοφοι, ὡς καὶ
τοῖς ἄλλοις, ἐπέβαλον στοχαστικῶς, κινηθέντες μὲν κατὰ συμπάθειαν τῆς παρὰ τοῦ θεοῦ
πνοῆς ὑπὸ τῆς αὐτὸς αὑτοῦ ψυχῆς ἕκαστος ζητῆσαι […] διὸ καὶ ἄλλος ἄλλως ἐδοφμάτισεν
αὐτῶν καὶ περὶ θεοῦ καὶ περὶ ὕλης καὶ περὶ εἰδῶν καὶ περὶ κόσμου)99.

Ce sont principalement les notions de κόσμος et de στοχασμός qui vont retenir notre
attention. Le κόσμος renvoie selon Henri-Irénée Marrou, dans un sens très large, « tour à tour
soit l’œkoumène, la terre habitée par les hommes, soit le genre humain lui-même, l’ensemble
de l’humanité, même si, en fait, son horizon se limite à la société civilisée, représentée par
l’Empire romain »100. Nous ne choisirons pas pour le moment l’un de ces sens mais dirons
assez généralement que le κόσμος correspond au monde anthropisé. Les philosophes anciens
et récents, par conjecture - στοχαστικῶς -, ont tenté de le comprendre par à-coups : ils se sont
empêtrés dans des contradictions, des erreurs à cause de leur vue trop basse et leur
éloignement du référent extra-mondain chrétien. Une incompréhension est née de leur
pensée : ces philosophies n’ont pas pu rendre compte de l’homme, sa société et son monde.
Théophile d’Antioche, dans ses Trois livres à Autolycos, s’en prit aux diverses écoles
philosophiques. Nous retiendrons tout particulièrement ses attaques tournées contre Platon
et sa pensée politique :

99
Ath., Leg., VII, 2 : « Ποιηταὶ μὲν γὰρ καὶ φιλόσοφοι, ὡς καὶ τοῖς ἄλλοις, ἐπέβαλον στοχαστικῶς, κινηθέντες μὲν
κατὰ συμπάθειαν τῆς παρὰ τοῦ θεοῦ πνοῆς ὑπὸ τῆς αὐτὸς αὑτοῦ ψυχῆς ἕκαστος ζητῆσαι [...] διὸ καὶ ἄλλος
ἄλλως ἐδοφμάτισεν αὐτῶν καὶ περὶ θεοῦ καὶ περὶ ὕλης καὶ περὶ εἰδῶν καὶ περὶ κόσμου ». Sur les rapports
complexes entre Athénagore et les divers courants philosophiques, voir : Powell, Douglas, « Athenagoras and
the Philosophers », in Church Quarterly Review, vol. 168, 1961, pp. 282-289.
100
A Diognète, trad. Marrou, Henri-Irénée, Les Éditions du Cerf, Paris, 1951, p. 134.

28
« Platon le premier, lui dont la doctrine paraît supérieure à toutes les autres, décide, avec
l’autorité d’un législateur, dans son premier livre de La République, que toutes les femmes
seront communes ; il s’appuie sur ce que fit un fils de Jupiter qui donna des lois aux Crétois,
et n’apporte pas d’autre raison que le frivole prétexte de favoriser la fécondité, et de procurer
en même temps une espèce de soulagement à ceux qui sont accablés de travaux, bien que sa
loi fût en opposition directe avec toutes les lois existantes » (Καὶ πρῶτός γε Πλάτων, ὁ δοκῶν
ἐν αὐτοῖς σεμνότερον πεφιλοσοφηκέναι, διαρρήδην ἐν τῇ πρώτῃ βίβλῳ τῶν πολιτειῶν
ἐπιγραφομένῃ, τρόπῳ τινὶ νομοθετεῖ χρῆν εἶναι κοινὰς ἁπάντων τὰς γυναῖκας, χρώμενος
παραδείγματι τῷ Διὸς καὶ Κρητῶν νομοθέτῃ, ὅπως διὰ προφάσεως παιδοποιΐα πολλὴ γίνηται
ἐκ τῶν τοιούτων, καὶ ὡς δῆθεν τοὺς λυπουμένους διὰ τοιούτων ὁμιλιῶν χρῆν
παραμυθεῖσθαι)101.

Cette citation est intéressante à plusieurs titres : le premier est que Théophile d’Antioche
connaissait la philosophie politique platonicienne et avait décidé en conscience de l’attaquer.
La deuxième est que l’apologiste présente Platon comme un législateur – νομοθετεῖ -
s’inspirant d’un précédent divin pour sa doctrine politique : un fils de Zeus législateur des
Crétois – τῷ Διὸς καὶ Κρητῶν νομοθέτῃ. Théophile s’en prend donc, dans ce paragraphe, à une
théorie politique inspirée d’un exemple divin, un exemple de théologie politique païenne en
quelque sorte. Ce modèle divin a conduit Platon à élaborer une législation illégale – en fait
contradictoire aux décrets du vrai Dieu - en visant à la fécondité et le bien-vivre. Cette illégalité
et cette destination humaine d’un savoir faussement divin révulsent l’évêque d’Antioche :
elles ont pour cause la mécréance de Platon. Plus loin, notre auteur continue en déclarant :

« Et après avoir beaucoup parlé des villes du monde, des habitations et des races, il reconnaît
qu’il a fait une conjecture en parlant de cela. Il déclare en effet : ‘En tout cas, étranger, si
quelque dieu nous promettait la possibilité d’entreprendre une réflexion sur la législation, les
paroles que nous venons de dire…’102. Évidemment, il a fait une conjecture. Si c’est une
conjecture, il n’a donc pas exprimé la vérité » (Καὶ πολλὰ φήσας περὶ πολέων καὶ κατοικισμῶν
καὶ ἐθνῶν, ὁμολογεῖ εἰκασμῷ ταῦτα εἰρηκέναι. Λέγει γάρ· “Εἰ γοῦν, ὦ ξένε, τις ἡμῖν ὑπόσχηται
θεὸς ὡς, ἂν ἐπιχειρήσωμεν <τὸ β´> τῇ τῆς νομοθεσίας σκέψει, τῶν νῦν εἰρημένων <λόγων οὐ
χείρους οὐδ’ ἐλάττους ἀκουσόμεθα, μακρὰν ἂν ἔλθοιμι ἔγωγε>.” Δηλονότι εἰκασμῷ ἔφη· εἰ
δὲ εἰκασμῷ, οὐκ ἄρα ἀληθῆ ἐστιν τὰ ὑπ’ αὐτοῦ εἰρημένα) 103.

Nous voyons ici réapparaître deux thèmes déjà connus : celui de l’inspiration divine pour une
réflexion sur la législation humaine et celui du savoir conjoncturel – εἰκασμῷ. Ces deux points

101
Théoph., A Aut., III, 6 : « Καὶ πρῶτός γε Πλάτων, ὁ δοκῶν ἐν αὐτοῖς σεμνότερον πεφιλοσοφηκέναι, διαρρήδην
ἐν τῇ πρώτῃ βίβλῳ τῶν πολιτειῶν ἐπιγραφομένῃ, τρόπῳ τινὶ νομοθετεῖ χρῆν εἶναι κοινὰς ἁπάντων τὰς γυναῖκας,
χρώμενος παραδείγματι τῷ Διὸς καὶ Κρητῶν νομοθέτῃ, ὅπως διὰ προφάσεως παιδοποιΐα πολλὴ γίνηται ἐκ τῶν
τοιούτων, καὶ ὡς δῆθεν τοὺς λυπουμένους διὰ τοιούτων ὁμιλιῶν χρῆν παραμυθεῖσθαι ».
102
Platon, Lois, III, 683 b.
103
Théoph., A Aut., III, 16.

29
sont fortement liés dans la pensée de Théophile d’Antioche. L’assistance d’un θεός dans
l’entreprise philosophique de Platon, si proche sur ce point du mode de penser chrétien que
nous avons tenté de mettre en valeur plus haut, n’a pu, aux yeux de Théophile, que mener à
une succession d’errances. Platon n’a pas pu connaître le vrai Dieu pour fonder son discours
qui, par conséquent, a été dans l’impossibilité d’exprimer le vrai : la divinité sur laquelle il a
fondé sa réflexion autour de la société humaine n’a pu que l’induire en erreur.

La philosophie chrétienne rejette donc ce savoir conjecturel. Quel impact cela peut-il bien
avoir eu sur son appréhension du politique ? Nous nous rendons compte, à la lecture des
apologistes chrétiens, que tout questionnement sur la nature des régimes, les types de
gouvernement et d’organisation de la société, des questions qui avaient fortement animé la
philosophie depuis l’époque classique, ont été abandonnés104. Nos auteurs acceptent le
régime impérial sans en questionner les caractéristiques politiques et institutionnelles : cela
n’est pas dû à une sorte de frivolité mais à un certain mode de penser, d’ailleurs partagé par
l’école philosophique stoïcienne105. Comme le dit Robert L. Wilken l’apologétique chrétienne
n’est « not so much a way of thinking about the world, but a way of teaching men to live in
the world »106. Nous ne voyons à aucun moment les apologistes engager un débat sur la nature
de l’aristocratie ou de la monarchie et de leurs avantages respectifs sur la démocratie. Ce
genre de discussions renvoie explicitement à l’εἰκασμός et au στοχασμός : à une vue
superficielle et hasardeuse sur un objet qui n’a pas en lui-même son principe.

Cette insuffisance du savoir humain et cette ignorance du vrai Dieu ne sont pas les uniques
reproches qu’ont adressées les apologistes aux philosophies politiques gréco-romaines. La
servilité des philosophes bien en cour et leur abandon de toute forme d’indépendance d’esprit
furent âprement dénoncés par Tatien, pour qui les philosophes « sont si loin de se soumettre
à leur discipline qu’il en est qui reçoivent de l’empereur six cents pièces d’or par an sans

104
Guyon, Gérard, Le choix du royaume, la conscience politique chrétienne de la cité (Ier-Ive siècle), Ad solem
Éditions, Genève, 2008, p. 116.
105
Brunt, Peter A., « Stoicism and the Principate », in Papers of the British School at Rome, vol. 43, 1975, p. 31 :
« If my contentions are correct, Stoics as such had no theorical preference for any particular form of
gouvernment, monarchical of Republican. They acknowledged the value of the state, and the accepted that an
individual whose position in the world and natural endowments permitted him to render the state some service
had a duty to take part in public life, but only under certains conditions ». Sur cette question, voir aussi : Rodrigo,
Pierre, « La politique stoïcienne », in Aristote et les choses humaines, Éditions OUSIA, Paris, 1998, pp. 136-137.
106
Wilken, Robert L., « Toward a social interpretation of early christian apologetics », in Church History, vol. 39,
1970, p. 443.

30
utilité ; pour ne pas même laisser pousser leur barbe gratuitement »107. Au-delà du caractère
piquant de cette assertion, Tatien réprouve un phénomène important de son époque : la
progressive tutelle du politique sur le philosophique à l’époque antonine 108 , l’indigence et
l’indolence des divers philosophes professant au second siècle109. Pour notre auteur, cette
évolution ne doit absolument pas toucher la philosophie chrétienne : celle-ci doit garder son
indépendance vis-à-vis des détenteurs du pouvoir et rester une voie de Salut pour les hommes
– cette exigence avait d’autant plus de forces qu’elle venait de Tatien, ancien rhéteur et
philosophe. Une phrase, par ailleurs énigmatique et peu relevée, semble donner la préséance
aux philosophes sur les gouverneurs. Tatien affirme : « Au contraire, ils devraient non pas
flatter leurs chefs – τοὺς ἡγουμένους – pour obtenir les prérogatives du pouvoir mais attendre
que les grands – οἱ μεγιστᾶνες – viennent à eux » 110. Est-ce un programme proposé aux
philosophes chrétiens ? Nous observons, pour le moins, que Tatien ne rejette pas l’idée d’une
influence du christianisme sur les gouverneurs ou, plus largement, sur les détenteurs du
pouvoir. L’auteur exprime même une grande confiance dans la capacité de sa foi à attirer les
grands, l’élite cultivée et fortunée de l’Empire. A la lecture de ce passage, nous avons
l’impression qu’une sorte de renversement a été opéré : c’est à l’ἡγεμών de se tourner vers
le philosophe pour être sauvé et non au philosophe d’aller auprès de l’homme de pouvoir
pour être récompensé.

Pour Tatien, la foi chrétienne a pour vocation de toucher les hommes de toutes les classes
sociales et à rester indépendante des diverses influences socio-politiques. L’apologiste s’en
prend ainsi à la sagesse grecque : « Je compris que vos doctrines mènent à la damnation,
tandis que les nôtres délivrent de la servitude en ce monde – τὴν ἐν κόσμῳ δουλείαν -, nous
sauvent de nombreux maîtres et d’innombrables tyrans »111. Pour l’apologiste, le

107
Tat., Ad Graec., XIX, 1 : « Οἱ γὰρ παρ' ὑμῖν φιλόσοφοι τοσοῦτον ἀποδέουσι τῆς ἀσκήσεως ὥστε παρὰ τοῦ
Ῥωμαίων βασιλέως ἐτησίους χρυσοῦς ἑξακοσίους λαμβάνειν τινὰς εἰς οὐδὲν χρήσιμον ἢ ὅπως μηδὲ τὸ γένειον
δωρεὰν καθειμένον αὑτῶν ἔχωσιν ».
108
Il fait notamment référence à la constitution de quatre chaires de philosophie à Athènes par Marc Aurèle en
176. Sur ce point, voir : Dion Cassius, Histoire romaine, LXXI, 31, 3 ; Lucien, Eunuque, 3 ; Philostrate, Vies des
sophistes, II, II, 566. Tatien réprouva par ailleurs le servilisme d’Aristote à l’égard de son jeune élève, Alexandre
le Grand (Ad Graec., II, 3).
109
On peut ici citer quelques écrits de Lucien de Samosate tournés contre les philosophes de son temps : le
Philopseudeis, Les Sectes à l’encan ou encore le Sur la mort de Pérégrinos.
110
Tat., Ad Graec., II, 7 : « Ἐχρῆν δὲ μηδὲ βασιλείας προλήμματι κολακεύειν τοὺς ἡγουμένους, περιμένειν δὲ
μέχρις ἂν πρὸς αὐτοὺς οἱ μεγιστᾶνες ἀφίκωνται ».
111
Tat., Ad Graec., XXIX, 3 : « Τὰ μὲν καταδίκης ἔχει τρόπον, τὰ δὲ ὅτι λύει τὴν ἐν κόσμῳ δουλείαν καὶ ἀρχόντων
μὲν πολλῶν καὶ μυρίων ἡμᾶς ἀποσπᾷ τυράννων ». Nous retrouvons la même idée dans l’Apologie de Justin (II,
II, 19).

31
christianisme offre un salut extrapolitique : il délivre de la tyrannie, du despotisme et de la
servitude et assure la liberté du croyant face à toutes les formes de dominations. Justin,
développant un thème similaire et s’adressant à Antonin le Pieux, déclarait :

« Mais il serait ridicule, assurément, de voir les soldats que vous recrutez et enrôlez, faire
passer l’engagement qu’ils ont pris à votre égard avant leur propre vie, leurs parents, leur
patrie et tous leurs intérêts, alors que vous ne pouvez rien leur offrir d’incorruptible, tandis
que nous, qui aspirons à l’incorruptibilité, nous ne saurions supporter tous les tourments, pour
recevoir les biens que nous désirons avec ardeur de celui qui peut les accorder » ( Γελοῖον
ἦ<ν> δὴ πρᾶγμα, ὑμῖν μὲν τοὺς συντιθεμένους καὶ καταλεγομένους στρατιώτας καὶ πρὸ τῆς
ἑαυτῶν ζωῆς καὶ γονέων καὶ πατρίδος καὶ παντῶν τῶν οἰκείων τὴν ὑμετέραν ἀσπάζεσθαι
ὁμολογίαν, μηδὲν ἄφθαρτον δυναμένων ὑμῶν αὐτοῖς παρασχεῖν, ἡμᾶς δέ, ἀφθαρσίας
ἐρῶντας, μὴ πάνθʹ ὑπομεῖναι ὑπὲρ τοῦ τὰ ποθούμενα παρὰ τοῦ δυναμένου δοῦναι
λαβεῖν)112.

Justin a remarquablement bien marqué la nette différence entre l’action tournée vers le
monde et celle tournée vers Dieu, ainsi que l’impossibilité, pour tout pouvoir, d’égaler par ses
bienfaits, la bonté divine. Le christianisme, comme philosophie et chemin de vie, s’inscrit dans
le monde tout en le dépassant. Il n’a pas pour finalité de le transformer ou de le prendre
comme horizon pour comprendre les besoins et la destination des hommes. Ce salut
extrapolitique caractérise, à bien des égards, la philosophie chrétienne.

2) Institutions et autorité : discours chrétien sur le gouvernement des


hommes

S’ils appréhendent le domaine socio-politique et les détenteurs du pouvoir en tant que


philosophes, les apologistes chrétiens sont avant tout des hommes du second siècle,
déterminés dans leur être social par leur culture, leur origine et leurs conditions de vie. Leur
compréhension du monde romain impérial transparaît dans leurs œuvres : il nous semble
primordial de l’analyser ou, pour le moins, de la donner à voir pour être à même de
comprendre leur théologie politique. Dans une première partie, nous étudierons la perception
que les apologistes avaient des structures politiques de leur temps. Pour cela, nous
octroierons une grande place à l’étude du vocabulaire. Dans un second temps, nous

112
Just., Apol., I, XXXIX, 5.

32
analyserons la généalogie de l’instance politique, et ce, tout spécifiquement par
l’intermédiaire de l’œuvre de Théophile d’Antioche.

2.a) Structures politiques et civiques : lexique et représentations

Une importante diversité de points de vue sur les instances politiques coexiste dans le corpus
des apologistes. Toutefois, leur perspective d’hellénophones, originaires de la pars graeca de
l’Empire, les buts de leurs écrits nous permettent d’envisager de façon globale leur
représentation du monde politique durant le Haut-Empire. Nous tenterons de mettre en
valeur les dissemblances autant que les points de contact.

La conception du monde la plus claire et la mieux exprimée, celle d’Aristide d’Athènes, ne


laisse que peu de place au phénomène politique. Ce dernier, en effet, n’envisage le
phénomène social que du point de vue générique, à partir de « l’espèce humaine »113, divisée
selon lui en trois γένη114 qui diffèrent entres eux par leur rapport à la ou les divinités. A ses
yeux coexistent les juifs, les chrétiens et « ceux qui vénèrent la multitude des dieux »115 : les
Chaldéens, les Grecs et les Égyptiens. Nous observons que, dans sa présentation, Aristide
n’octroie aucun rôle aux divisions politiques au sein de de l’espèce humaine et n’évoque à
aucun moment Rome ou les Romains116. Nous constatons le même phénomène chez l’auteur
anonyme de l’A Diognète. Ce dernier n’envisage le phénomène politique qu’au sein de la
cité117 : il mentionne pourtant bien la πατρίς118, selon une acception vague qui pourrait bien
recouvrir celle de la πόλις. La seule superstructure englobante à laquelle il se réfère
explicitement est le κόσμος119. Tatien, pour sa part, mentionne à six reprises les Romains ou

113
Arist., Apol., II, 1 : « τὸ ἀνθρώπινον γενός ».
114
Arist., Apol., II, 2 : « Il est en effet évident pour nous, Prince, qu’il existe trois races d’hommes en ce monde »
(Φανερὸν γάρ ἐστιν ἡμῖν, ὦ βασιλεῦ, ὅτι τρία γένη εἰσὶν ἀνθρώπων ἐν τῷδε τῷ κόσμῳ). La version syriaque de
l’Apologie d’Aristide d’Athènes retient, quant à elle, quatre γένη.
115
Arist., Apol., II, 2 : « οἱ τῶν παρʹὑμῖν λεγομένων θεῶν προκυνηταί ».
116
Sur cette absence d’un γένος romain dans la vision d’Aristide, voir : Cracco Ruggini, Lellia, « Pagani, ebrei e
cristiani : odio sociologico e odio teologico nel mondo antico », in Settimane di Studio del Centro Italiano di Studi
sull'Alto Medioevo, vol. 26, 1980, p. 50.
117
Diogn., V, 4 : Les chrétiens « se répartissent dans les cités grecques et barbares selon le lot échu à chacun »
(Κατοικοῦντες δὲ πόλεις Ἑλληνίδας τε καὶ βαρβάρους ὡς ἕκαστος ἐκληρώθη). Sur ce monde de cités dans l’A
Diognète, voir : Blanchetière, François, « Au cœur de la cité : le chrétien philosophe selon l'A Diognète 5-6 », in
Revue des Sciences Religieuses, vol. 63, 1989, pp. 188-191.
118
Diogn., V, 5.
119
Principalement dans sa théorie où l’auteur présente les chrétiens comme l’âme du κόσμος (Diogn., VI, 1-10).

33
la ville de Rome120, où il nous assure s’être lui-même rendu121. Cette expérience de la Ville
ainsi que son ancienne activité de rhéteur professionnel lui ont donné l’occasion de mieux
connaître le monde gréco-romain : néanmoins, il n’évoque à aucun moment l’Empire en tant
que tel122. Son adresse aux Grecs de l’Empire l’a conduit à ne mettre en lumière que l’univers
des cités, bigarré et sans tête à ses yeux. Voici la manière avec laquelle notre auteur dépeint
l’instabilité du régime des πόλεις :

« Tels êtes-vous aussi, Grecs, éloquents dans vos propos mais dotés d’un jugement étrange,
et vous avez préféré l’exercice du pouvoir à plusieurs plutôt qu’à un seul » (Τοιοῦτοί τινές ἐστε
καὶ ὑμεῖς, ὦ Ἕλληνες, ῥήμασι μὲν στωμύλοι, γνώμην δὲ ἔχοντες ἀλλόκοτον, καὶ τὴν
πολυκοιρανίην μᾶλλον ἤπερ τὴν μοναρχίαν ἐξησκήσατε καθάπερ)123.

Réutilisant à son profit la πολυκοιρανία homérique124, qui caractérise à ses yeux le monde des
cités grecques, Tatien l’oppose à la μοναρχία. La pluralité politique du monde des cités
grecques est ici dénoncée. Elle constitue le pendant au pluralisme grec125 en matière
philosophique et théologique. Plus avant dans son discours, Tatien critique la diversité des
régimes civiques :

« En réalité, autant de types de cités, autant de lois établies, de sorte que ce qui est honteux
chez certains est honnête chez d’autres » (νυνὶ δὲ ὅσα γένη πόλεων, τοσαῦται καὶ τῶν νόμων
θέσεις ὡς εἶναι τὰ παρ’ ἐνίοις αἰσχρὰ παρά τισι σπουδαῖα)126.

Ces γένη πόλεων nous paraissent curieux. Tatien laisse entendre que les cités grecques du
monde romain possèdent encore des fonctionnements juridiques indépendants et se
différencient entre elles par le structure interne, formant ainsi divers γένη. Ce jugement peut,
à juste titre, sembler insolite : trois quarts de siècle avant lui, Plutarque évoquait déjà toute la
facticité et la théâtralité d’une prétendue indépendance des cités et de leurs magistrats127.

120
Tat., Ad Graec., XIX, 1 (παρὰ τοῦ Ῥωμαίων βασιλέως) ; XXVIII, 3 (ὑπὸ Ῥωμαίων) ; XXIX, 1 (παρὰ μὲν Ῥωμαίοις) ;
XXXIV, 2 (κατὰ Ῥωμαίους) ; XXXV, 2 (τῇ Ῥωμαίων μεγαλαυχίᾳ).
121
Tat., Ad Graec., XXXV, 1 : « j’ai séjourné finalement dans la ville des Romains » (ἔσχατον δὲ τῇ Ῥωμαίων
ἐνδιατρίψας πόλει).
122
Il n’évoque que l’ἡγεμονία et l’ἀρχή des Perses (Ad Graec., XXXVI, 3 ; XL, 3). Sur ce point, voir : Nasrallah,
Laura, « Mapping the World : Justin, Tatian, Lucian, and the Second Sophistic », in The Harvard Theological
Review, vol. 98, 2005, pp. 301-306.
123
Tat., Ad Graec., XIV, 1.
124
Homère, Iliade, II, 204.
125
Sur cette thématique, voir : Norelli, Enrico, « La critique du pluralisme grec dans le ‘Discours aux Grecs’ de
Tatien », in Pouderon, Bernard et Doré, Joseph, (éds.), Les apologistes chrétiens et la culture grecque, (Actes du
colloque de Paris, 2-3 septembre 1996), Éditions Beauchesne, Paris, 1998, pp. 91-94.
126
Tat., Ad Graec., XXVIII, 1.
127
Plutarque, Préceptes politiques, 813 D ; 813 E ; 824 E. Sur cette question, voir : Carrière, Jean-Claude, « À
propos de la Politique de Plutarque », in Dialogues d'histoire ancienne, vol. 3, 1977, pp. 242-244 et Veyne, Paul,
« L'identité grecque devant Rome et l'empereur », in Revue des Études Grecques, vol. 112, 1999, pp. 515-516 :

34
Tatien s’adresse aux Grecs comme si la μοναρχία, celle des Romains, n’était pas déjà établie,
comme si la vie politique des cités hellènes était encore celle du Vème siècle avant notre ère.

Dans les œuvres d’Athénagore, de Méliton de Sardes, de Justin et de Théophile d’Antioche,


nous abordons une vision du monde politique impérial homogène et ne faisant pas abstraction
d’une réalité aussi importante que la puissance unifiante de Rome. Ce fait peut être expliqué
par une raison simple : parmi ces quatre auteurs, trois s’adressent directement à l’empereur
et à ses services administratifs. Théophile d’Antioche, dont nous étudierons les écrits
ultérieurement, semble, en tant qu’évêque, très concerné par l’intégration de Rome dans sa
défense du christianisme.

Justin et Athénagore ont placé, en préambule de leur libelle, la titulature de leurs prestigieux
destinataires :

« Aux empereurs Marc-Aurèle Antonin et Lucius Aurèle Commode, vainqueurs des Arméniens
et des Sarmates, et surtout philosophes » (Αὐτοκράτορσιν Μάρκῳ Αὐρηλίῳ Ἀντωνίνω καὶ
Λουκίῳ Αὐρηλίῳ Κομόδῳ Ἀρμενιακοῖς Σαρματικοῖς; τὸ δὲ μέγιστον φιλοσόφοις)128.

« A l’empereur Titus Aélius Hadrien Antonin le Pieux, Auguste, César, et à Vérissimus, César,
fils d’Auguste, philosophe, et à Lucius, philosophe, fils de César selon la nature, et d’Antonin
le Pieux par l’adoption, amis de la culture, au sacré Sénat et à tout le peuple romain, en faveur
des hommes de toute origine, injustement haïs et persécutés, moi, l’un deux, Justin, fils de
Priscus, petit-fils de Baccheios, originaire de Flavia Neapolis, cité de Syrie-Palestine, j’adresse
ce discours et cette pétition » (Ἀυτοκράτορι Τίτῳ Αἰλίῳ Ἀντωνίνῳ Εὐσεβεῖ Σεβαστῷ Καίσαρι
καὶ Οὐηρισσίμῳ <Καίσαρι Σεβαστοῦ> υἱῷ φιλοσόφῳ, καὶ Λουκίῳ φιλοσόφῳ Καὶσαρος φύσει
υἱῷ καὶ Εὐσεβοῦς εἰσποιητῷ, ἐραστῇ παιδείας, ἱερᾷ τε συγκλήτῳ καὶ δήμῳ παντὶ Ῥωμαίων,
ὑπὲρ τῶν ἐκ παντὸς γένους ἀνθρώπων ἀδίκως μισουμένων καὶ ἐπηρεαζομένων, ̓Ιουστῖνος
Πρίσκου τοῦ Βακχείου, τῶν ἀπὸ Φλαλουΐας Νέας πόλεως τῆς Συρίας Παλαιστίνης, εἶς αὐτῶν,
τὴν προσπώνησιν καὶ ἔντευξιν πεποίημαι)129.

Nos deux auteurs ont adressé leur écrit à un pouvoir impérial pluriel : à Marc Aurèle et
Commode dans un cas, à Antonin le Pieux, Lucius Vérus et Marc Aurèle dans l’autre. Il existe
une distinction chez Justin entre αὐτοκράτορες – traduction grecque d’imperatores – et les
Καίσαρες. Le premier titre revient à l’empereur effectif, l’autre à ceux qui sont sous sa
tutelle130. Athénagore n’évoque pas le lien de filiation entre Marc Aurèle et Commode ; Justin,

« C'est lui [en parlant de Dion de Pruse] qui, représentant d'un certain courant d'opinion parmi les sujets de
l'Empire — du moins dans la pars Graeca — , a défini la pax Romana en deux mots qui mériteraient quelque
célébrité : εἰρήνη καὶ δουλεία (Dion de Pruse, Or., XXXI, 125) ».
128
Ath., Leg., Préambule.
129
Just., Apol., I, I, 1.
130
Munier, Charles, L'Apologie de Saint Justin philosophe et martyr, Presses Universitaires de Fribourg, Fribourg,
1994, pp. 18-20.

35
quant à lui, distingue la filiation par nature – φύσει – et par adoption – εἰσποιητῷ. Les deux
auteurs n’insistent pas exactement sur les mêmes caractères du pouvoir des Césars :
Athénagore met particulièrement en valeur ses aspects militaire et martial – son apologie a
été datée après l’année 176, au cours de la laquelle Commode reçut le titre d’imperator après
des années d’âpres conflits131. Le contexte des guerres germanique a grandement influé sur
sa manière d’envisager la domination romaine : un des grands bienfaits, selon lui, du régime
impérial est le maintien d’une « paix profonde »132. Justin, nous l’avons déjà vu, insiste
davantage sur la παιδεία et la φιλοσοφία impériales.

Les apologistes expriment en des termes clairs la mainmise impériale sur le monde
méditerranéen. Athénagore n’hésite pas à employer l’expression « ἡ ὑμετέρα οἰκουμένη » en
s’adressant aux Césars133. Méliton de Sardes, pour sa part, parle de « τοῖς σοῖς ἔθνεσιν »134 à
Marc Aurèle, une manière de bien marquer la possession. Cette domination est décrite par lui
comme « τὸ Ῥωμαίων […] κράτος » ou encore « μεγάλη ἀρχή »135. Il nous semble ici important
de souligner un point pour comprendre cette attitude : le rapport des apologistes grecs au
pouvoir romain fut, en grande partie, pensé sur le modèle du roi hellénistique. Le modèle du
βασιλεῦς grec a largement imprimé sa marque sur notre corpus136. Théophile d’Antioche
évoque un « βασιλεὺς μὲν ἐπίγειος » pour désigner l’empereur et le βασιλεὺς revient à sept
reprises dans son paragraphe d’allégeance à Rome137 ! Tatien décrit César comme « ὁ
Ῥωμαίων βασιλεῦς »138 et sa puissance est représentée comme « ὑμετέρα βασιλεία » ou «
βασιλική δύναμις »139. L’empereur, pour Justin, réside « ἐν τῇ πόλει ὑμῶν βασιλίδι Ῥώμῃ »140.
Le Pseudo-Méliton conçoit, dans son De Veritate, le pouvoir impérial sur le modèle du rex141.

131
Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens et Sur la résurrection des morts, trad. Pouderon, Bernard, Les
Éditions du Cerf, Paris, 1992, p. 23 et Grant, Robert M, « The chronology of the Greek apologists », in Vigiliae
Christianae, vol. 9, 1955, p. 28.
132
Ath., Leg. I, 2 : « βαθείας εἰρήνης ».
133
Just., Apol., Ι, XXVII. 2 : « ἀπὸ τῆς ὑμετέρας οἰκουμένης » ; Ath. Leg., I, 1 : « ἡ ὑμετέρα οἰκουμένη ».
134
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 7.
135
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 7.
136
La douzaine d’occurrences du vocatif βασιλεῦ dans l’Apologie d’Aristide d’Athènes n’était pas, selon toute
vraisemblance, présente dans le texte original. Pouderon, Bernard, « Aux origines du ‘genre’ de l’apologie », in
Boisson, Didier et Pinto-Mathieu, Élisabeth (dir.), L’Apologétique chrétienne, Expression de la pensée religieuse
de l’Antiquité à nos jours, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2012, p. 27.
137
Théoph., A Aut., I, 5 ; I, 11.
138
Tat., Ad Graec., XIX, 1.
139
Respectivement Ath., Leg., I, 3 et Just., Apol., I, XVII, 3.
140
Just., Apol., Ι, XXV. 2.
141
Pitra, Jean-Baptiste-François, Spicilegium Solesmense, t. 2, Firmin Didot Fratres, Paris, 1855, pp. XLIX-L
consultable à cette adresse : https://archive.org/details/spicilegiumsoles02pitr/page/n63. Ne connaissant pas le

36
Nous l’observons, ce biais royal est fondamental pour comprendre la pensée politique des
apologistes. Chacun d’entre eux a construit sa relation avec la puissance impériale sur le
modèle du roi hellénistique. Toutefois, un élément insigne apparaît dans l’Apologie de Justin :
la présence du « sacré Sénat »142 et celle du « peuple des Romains ». L’apologiste respecte
par-là la traditionnelle partition du pouvoir romain en ses diverses instances, il souligne
l’honorabilité de l’institution sénatoriale ainsi que ses compétences en matière religieuse par
l’adjectif ἰερά143.

Justin semble, par ailleurs, plus familier que les autres apologistes avec les institutions
romaines ; ce fait a été diversement expliqué. Giorgio Jossa tente d’en rendre compte en
supposant que le père de Justin, Flaccus, avait été un fonctionnaire impérial envoyé par Rome
à Flavia Neapolis144. Paul Keresztes, quant à lui, a prouvé, et selon nous d’une manière
convaincante, que les connaissances de Justin sur les institutions romaines sont
principalement dues à son intérêt pour les persécutions perpétrées contre les chrétiens dans
la ville même de Rome145. Comme preuve de son intérêt pour les institutions romaines, nous
pouvons mentionner sa transmission du rescrit d’Hadrien au proconsul d’Asie C. Minucius
Fundanius146, sa tendance à pousser les empereurs pour qu’ils prennent connaissance de la
vie publique et de la mort de Jésus grâce aux actes rédigés par Ponce Pilate147 ou encore sa
connaissance de l’administration provinciale148.

syriaque, nous ne pouvons malheureusement pas savoir à quel terme exact renvoie rex et, bien sûr, s’il est
légitime de le traduire en grec par βασιλεύς.
142
Le sénat est mentionné à plusieurs reprises par Justin : Apol., I, LVI, 2 (τὴν ἱερὰν σύγκλητον […] τὸν δῆμον
Ῥωμαίων) ; Apol., II, II, 16 (τῇ ἱερᾷ συγκλήτῳ).
143
Scheid, John, Les dieux, l'État et l'individu, réflexions sur la religion civique à Rome, Éditions du Seuil, Paris,
2013, p. 112 : « Il n’existait pas d’autorité religieuse globale en dehors du Sénat et du Peuple ». Justin décrit à
plusieurs reprises l’activité du Sénat en matière religieuse (Apol., I, LVI, 2 ; Apol., II, II, 16).
144
Jossa, Giorgo, La teologia della storia nel pensiero cristiano del secondo Secolo, Éditions Morani, Naples, 1965,
p. 201.
145
Keresztes, Paul, « Justin, Roman Law and the Logos », in Latomus, vol. 45, 1986, p. 344 : « Justin’s divergent
views on the persecutions were clearly the result of his correct observations of two greatly different situations
in the Greak East and the Roman West ». Pour cet auteur, c’est dans sa seconde Apologie, où Justin décrit ses
démêlés avec le philosophe Crescens et le récit des martyrs romains sous le préfet de la Ville Urbicus, que Justin
rend le mieux compte des rouages institutionnels et juridiques romains.
146
Just., Apol., I, LXVIII, 5-10.
147
Just., Apol., I, XXXV, 9 (ἐκ τῶν ἐπὶ Ποντίου Πιλάτου γενομένων ἄκτων) ; XXXVIII, 7 ; XLVIII, 3 (ἐκ τῶν ἐπὶ Ποντίου
Πιλάτου γενομένων ἄκτων).
148
Just., Apol., Ι, XXXIV, 2 : « c’est là qu’est né Jésus-Christ, comme vous pouvez vous en assurer d’après les
registres du recensement qui furent établis à l’époque de Quirinus, votre premier procurateur en Judée » (ἐκ τῶν
ἀπογραφῶν τῶν γενομένων ἐπὶ Κυρηνίου, τοῦ ὑμετέρου ἐν Ἰουδαίᾳ πρώτου γενομένου ἐπιτρόπου). Nous
pouvons également évoquer sa description (Apol., I, XXIX, 2-3) d’une requête présentée par un chrétien « à Félix,

37
C’est par ailleurs à cette dernière qu’avait, le plus souvent, affaire les chrétiens de l’Orient
sous domination romaine. Les apologistes mettent souvent en scène des ἄρχοντες149, des
ἡγεμόνες150, des ἐπίτροποι151 et des ἀνθύπατοι152. Les ἄρχοντες paraissent vagues : ce terme
peut renvoyer à tout détenteur d’ἀρχή : empereur, magistrat ou gouverneur. Les ἡγεμόνες
sont les gouverneurs, les ἐπίτροποι les procurateurs et les ἀνθύπατοι les consuls. Grâce à cet
organigramme institutionnel, les apologistes ont été capables de décrire la présence ainsi que
la responsabilité mondiale de Rome dans le maintien de la justice et dans la continuation des
persécutions. Voici comment Athénagore se représentait l’affairement de ces fonctionnaires :

« Ce qu’on appelle se nourrir de chair humaine, c’est aller contre les lois existantes que vous
et vos aïeux avez établies pour parvenir à la plus grande justice : aussi les gouverneurs que
vous envoyez aux peuples ne suffisent-ils même pas pour mener les procès ! » (Καὶ τοῦτό ἐστι
σαρκῶν ἅπτεσθαι ἀνθρωπικῶν, τὸ κειμένων νόμων, οὕς ὑμεῖς καὶ οἱ ὑμέτεροι πρόγονοι πρὸς
πᾶσαν δικαιοσύνην ἐξετάσαντες ἐθήκατε, παρὰ τούτους αὐτοὺς βιάζεσθαι, ὡς μηδὲ τοὺς
ὑφʹὑμῶν καταπεμπομένους ἡγεμόνας τῶν ἐθνῶν ἐξαρκεῖν ταῖς δίκαις)153.

Ce passage est assez mal éclairci et a reçu diverses interprétations154. En ce qui nous concerne,
il suffit de remarquer l’apparition d’une sorte de triptyque institutionnel : le βασιλεῦς envoie
des ἡγεμόνες rendre la justice chez les ἔθνη. Une perspective véritablement personnaliste
transparaît dans ce type de schéma155. Nous pourrions dire que les apologistes octroient une
plus grande d’importance à l’incarnation anthropologique des concepts politiques qu’à la
réflexion à partir des concepts eux-mêmes. Ils appréhendent et comprennent l’imperium par
la médiation de ceux qui, dans le monde humain, les personnifient. Cet élément ne fait que
confirmer l’abandon des discussions abstraites sur les principes politiques que nous évoquions
plus haut, et ce pour donner la primauté à la réflexion à partir des réalités institutionnelles et
politiques présentes sous leurs yeux.

gouverneur à Alexandrie » (ἐν Ἁλεξανδρείᾳ Φήλικι ἡγεμονεύοντι) pour lui demander l’autorisation de se faire
castrer (ἀξιῶν ἐπιτρέψαι ἰατρῷ τοὺς διδύμους).
149
Just., Apol., I, XII, 6-7 ; Ι, XVII, 3 ; II, I, 2 ; Tat., Ad Graec., XXVII, 5 ; Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., V, XVII,
5 (Miltiade) ; Ath., Leg., III, 2 ; XVI, 2.
150
Ath., Leg., XXXIV. 3 ; Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 10 (Méliton de Sardes) ; Just., Apol., Ι, XXIX, 2 ; II,
I, 1 ; Arist., Apol., XIV, 2.
151
Just., Apol., Ι, XVII, 3 ; Ι, XXXIV. 2.
152
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 10 (Méliton de Sardes) ; Théoph., Ad Aut., III, 27.
153
Ath., Leg., XXXIV, 3.
154
Moreau, Jean, La persécution du christianisme, P.U.F, Paris, 1956, p. 64 ; Grégoire, Henri, Les persécutions
dans l’empire romain, Palais des Académies, Bruxelles, 1951, p. 29.
155
Munier, Charles, L’Église dans l’Empire Romain (II-IIIème siècles), Éditions Cujas, Paris, 1979, p. 208.

38
2.b) Généalogie de l’instance politique dans la théologie de Théophile d’Antioche

C’est en connaissance de cause que nous avons jusqu’ici mis de côté l’œuvre de Théophile
d’Antioche. L’analyse et l’interprétation de ses trois livres, dédiés à Autolycos, nous
permettront d’entrevoir un nouvel aspect de l’interprétation chrétienne du fait politique : la
réflexion sur son histoire, notamment au sein du paradigme biblique.

Marc Bloch avait jadis affirmé que « le christianisme est une religion d’historiens »156. Nous
ne saurions que souscrire à cette remarque : les débats sur l’histoire et sur son écriture
imprègnent fortement l’apologétique chrétienne. Les controverses, toutefois, sont le plus
souvent nées autour de thématiques culturelles : le ‘challenge’ entre Homère et Moïse, pour
reprendre une expression de Jean Pépin, est, nous semble-t-il, la plus importante d’entre
elles157. Tatien fut le premier auteur chrétien connu à avoir discouru sur l’histoire et la
chronologie : son objectif était de prouver l’antiquité et l’ancienneté de sa sagesse barbare,
et ce, en critiquant fortement l’historiographie gréco-latine158.

Théophile d’Antioche fut également un grand contempteur de cette historiographie. Voici la


manière avec laquelle il rejetait l’œuvre des historiens grecs et latins :

« A quoi bon continuer l’énumération sans fin de ces noms et de ces généalogies ? C’est avec
cela que les historiens – οἱ συγγραφεῖς -, les poètes, les philosophes et tous ceux qui se sont
occupés de cette vaine nomenclature, se moquent de nous. Ce sont des mythes, des contes
absurdes » (Καὶ τί μοι τὸ λοιπὸν τὸ πλῆθος τῶν τοιούτων ὀνομασιῶν καὶ γενεαλογιῶν
καταλέγειν ; ὥστε κατὰ πάντα τρόπον ἐμπαίζονται οἱ συγγραφεῖς πάντες καὶ ποιηταὶ καὶ
φιλόσοφοι λεγόμενοι, ἔτι μὴν καὶ οἱ προσέχοντες αὐτοῖς. Μύθους γὰρ μᾶλλον καὶ μωρίας
συνέταξαν)159.

156
Bloch, Marc, Apologie pour l'histoire ou métier d'historien, Armand Collin, Paris, 1964, p. 38.
157
Nous faisons allusion à l’article de Jean Pépin : « Le ‘challenge’ Homère-Moïse aux premiers siècles
chrétiens », in Revue des Sciences Religieuses, vol. 29, 1955, pp. 105-122 dont les vues et les analyses ont été
reprises et amplifiées par Arthur J. Droge dans son ouvrage Homer or Moses ? Early Christian Interpretations of
the History of Culture, Mohr Siebeck, Tübingen, 1989.
158
Hervé Inglebert voit en Tatien « le premier computiste chrétien connu » (Inglebert, Hervé, « Le
développement de l'historiographie chrétienne dans le monde méditerranéen (II e -VII e siècles de notre ère) »,
in Mediterraneo Antico, vol. 4, 2001, p. 560). La controverse de l’apologiste sur le comput et la chronologie se
situe aux chapitres XXXV à XLI de son Ad Graecos. Sur l’interprétation histoire de Tatien, voir : Pépin, Jean, « Le
‘challenge’ Homère-Moïse aux premiers siècles chrétiens », in Revue des Sciences Religieuses, vol. 29, 1955, pp.
107-108 et Pouderon, Bernard, Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 2005, p. 195.
159
Théoph., Ad Aut., II, 8.

39
Le mépris de Théophile pour la littérature historique hellène n’est pas partagé par les autres
apologistes160. Il semble d’ailleurs que ce rejet répondait à une véritable résolution
personnelle de la part de l’évêque : en effet, il mentionne à trois reprises un ouvrage qu’il
aurait lui-même rédigé Sur l’Histoire, malheureusement perdu161. A ses yeux, l’histoire
grecque ne comporte rien de véritable et s’est attachée à de vaines et inutiles recherches :

« Quant aux Grecs, leurs histoires ne renferment rien de véritable ; d’abord parce qu’ils ne
connurent les lettres que fort tard ; ils en conviennent eux-mêmes, lorsqu’ils disent qu’elles
furent découvertes, les uns par les Chaldéens, les autres par les Égyptiens, et les autres par les
Phéniciens ; d’ailleurs, au lieu de parler de Dieu, ils ne se sont occupés que de choses vaines
et frivoles » (Τῶν δὲ τῆς ἀληθείας ἱστοριῶν Ἕλληνες οὐ μέμνηνται, πρῶτον μὲν διὰ τὸ νεωστὶ
αὐτοὺς τῶν γραμμάτων τῆς ἐμπειρίας μετόχους γεγενῆσθαι καὶ αὐτοὶ ὁμολογοῦσιν
φάσκοντες τὰ γράμματα εὑρῆσθαι, οἱ μὲν παρὰ Χαλδαίων, οἱ δὲ παρὰ Αἰγυπτίων, ἄλλοι δ’
αὖ ἀπὸ Φοινίκων· δεύτερον ὅτι ἔπταιον καὶ πταίουσιν περὶ θεοῦ μὴ ποιούμενοι τὴν μνείαν
ἀλλὰ περὶ ματαίων καὶ ἀνωφελῶν πραγμάτων)162.

Deux critiques sont adressées à l’historiographie grecque : son caractère récent et son
attachement à des ματαία καὶ ἀνωφελῆ πράγματα. Pour Théophile, ces deux reproches sont
inévitablement liés : ce qui est le plus ancien est le plus utile, le plus sérieux. Les premiers
évènements animent l’état présent du monde et en expliquent les formes. Mais, se
questionne-il, « quel sage, quel poète, quel historien a pu dire la vérité sur ces premiers
événements »163 ? Seule une telle enquête mettra l’homme sur le chemin de sa propre
connaissance. Pour pallier les imperfections inhérentes au discours historique gréco-latin,
Théophile en vient à citer et utiliser abondamment les textes vétérotestamentaires, en
particulier la Genèse. A ses yeux, les textes que l’on peut y trouver décrivent la véritable
histoire des hommes : celle-ci est sainte et lie le destin de l’humanité au plan de Dieu164.

160
Morlet, Sébastien, « Histoire et christianisme, de Luc à Eusèbe de Césarée », in Perrot, Arnaud (éd.), Les
chrétiens et l’hellénisme, Éditions Rue d’Ulm, Paris, 2012, p. 129.
161
Théoph., Ad Aut., II, 30, ; II, 31 ; III, 19. Pour une discussion de cet ouvrage, voir : Rogers, Rick, Theophilus of
Antioch : The Life and Thought of a Second-century Bishop, Lexington Books, Lanham, 2000, pp. 14-21.
162
Théoph., Ad Aut., III, 30.
163
Théoph., Ad Aut., II, 33 : « Τίς οὖν πρὸς ταῦτα ἴσχυσεν τῶν καλουμένων σοφῶν καὶ ποιητῶν ἢ ἱστοριογράφων
τὸ ἀληθὲς εἰπεῖν ; ».
164
Citant (Ad Aut., II, 20) le récit de la Genèse (2,18-3,19), Théophile en vient à dire : « Voici le récit que fait
l’Écriture de l’histoire sacrée […] C’est donc ainsi que l’histoire de l’homme et du jardin est rapportée dans la
sainte Écriture » (Τὰ δὲ ῥητὰ τῆς ἱστορίας τῆς ἱερᾶς ἡ γραφὴ οὕτως περιέχει · […] Τῆς μὲν οὖν ἱστορίας τοῦ
ἀνθρώπου καὶ τοῦ παραδείσου τὰ ῥητὰ τῆς ἁγίας γραφῆς οὕτως περιέχει). Sur l’emploi de la Bible dans les écrits
de Théophile, voir : Grant, Robert M., « The Bible of Theophilus of Antioch », in Journal of Biblical Literature, vol.
66, 1947, pp. 173-196.

40
Reprenant probablement le projet de son ouvrage Sur l’Histoire, Théophile d’Antioche
propose dans les livres II et III dédiés à Autolycos sa propre conception de l’histoire humaine.
Il y propose le schéma d’une histoire universelle où les diverses civilisations, les divers régimes
politiques sont intégrés dans la création et le plan divins. Nous tenterons d’en donner les
étapes principales et d’en tirer les conséquences pour le thème qui nous concerne : la
perception du phénomène politique.

Des chapitres XX à XXVI de son second livre A Autolycos, Théophile cite et commente
abondamment le récit de la Genèse et de la chute de l’homme. Ce passage constitue le premier
commentaire chrétien de la Genèse165 : pour notre auteur, les croyants sont voués à revenir
dans le jardin d’Éden, après un temps d’expurgation déterminé par Dieu, « revêtus de pureté,
de justice et d’immortalité »166. La faute commise par l’homme dans son état primitif l’a privé
de toute forme de béatitude et de justice. Méliton de Sardes partage tout à fait ce point de
vue, lui qui affirme dans son Sur la Pâque que l’homme « touchant à l’arbre, transgressa le
commandement et désobéit à Dieu. Il fut donc jeté dans ce monde comme dans une prison
de condamnés. […] Dieu laissa en héritage à ses enfants […] non la liberté, mais l’esclavage,
[…] non la royauté, mais la tyrannie »167. Cette faute originelle rend compte, en grande partie,
des imperfections de la condition humaine. Elle implique une conséquence, très importante
pour notre question : la béatitude, l’achèvement de soi et la finalité de l’homme ne sont pas
de ce monde. Toutes les dominations des hommes, si justes ou pures d’intention soient-elles,
apparaissent comme des τυραννίδες en comparaison à la βασιλεία de Dieu.

Des chapitres XXVII à XXXII, Théophile résume et commente l’histoire d’Adam et Ève, leur
succession, le déluge et les débuts de l’histoire sainte jusqu’à l’avènement du premier
pharaon. Ce passage est important pour notre étude : cette perspective jetée sur les temps
bibliques et anciens permet à notre auteur de déterminer la naissance de nombreux
phénomènes, centraux pour le développement de la civilisation. Ainsi, Théophile affirme :

165
Zeegers-Vander Vorst, Nicole, « La création de l'homme (Gn 1,26) chez Théophile d'Antioche », in Vigiliae
Christianae, vol. 30, 1976, p. 258.
166
Théoph., Ad Aut., II, 26 : « ἄσπιλος καὶ δίκαιος καὶ ἀθάνατος ».
167
Méliton de Sardes, Sur la Pâque, 48-49 : « προσαψάμενος τοῦ ξύλου παρέβη τὴν ἐντολὴν καὶ παρήκουσεν
τοῦ θεοῦ. Ἐξεβλήθη οὖν εἰς τοῦτον τὸν κόσμον ὡς εἰς δεσμωτήριον καταδίκων [...] κατελείφθη ὑπʹ αὐτοῦ
κληρονομία τοῖς τέκνοις κληρονομίαν [...] οὐ βασιλείαν ἀλλὰ δουλείαν [...] οὐ βασιλείαν ἀλλὰ τυραννίδα ».

41
« Par la suite, Caïn eut lui aussi un fils, nommé Énoch. Et il bâtit une ville qu’il nomma Énoch
du nom de son fils168. A partir de ce moment, on commença à construire des villes, et cela
avant le déluge, contrairement à ce que dit faussement Homère : ‘En effet aucune ville des
mortels n’avait encore été fondée169’ » (Ὁ οὖν Κάϊν καὶ αὐτὸς ἔσχεν υἱὸν ᾧ ὄνομα Ἐνώχ. Καὶ
ᾠκοδόμησεν πόλιν, ἣν ἐπωνόμασεν ἐπὶ τῷ ὀνόματι τοῦ υἱοῦ αὐτοῦ Ἐνώχ. Ἀπὸ τότε ἀρχὴ
ἐγένετο τοῦ οἰκοδομεῖσθαι πόλεις, καὶ τοῦτο πρὸ κατακλυσμοῦ, οὐχ ὡς Ὅμηρος ψεύδεται
λέγων· Οὐ γάρ πω πεπόλιστο πόλις μερόπων ἀνθρώπων)170.

L’origine de la πόλις, et donc du phénomène politique en tant que tel, ne peut s’expliquer que
par le recours à l’histoire des hommes, racontée dans la Genèse. La πόλις, l’organisation
sociale paradigmatique pour toute l’Antiquité gréco-romaine, ne trouve pas son origine en sa
terre de prédilection : Homère n’en a pas chanté les balbutiements et les Grecs n’en ont pas
été les initiateurs. Nous assistons, dans ce paragraphe, à un véritable décentrement des
valeurs et des représentations : l’interprétation biblique ouvre Théophile à une nouvelle
compréhension de l’urbanité et du fait politique ; il les réinscrit dans le plan de Dieu et les
interprète comme des moments de la chute de l’humanité.

Après avoir mentionné la tour de Babel, le déluge, l’histoire de Babylone, des Chaldéens et
des Égyptiens, l’évêque d’Antioche en vient à évoquer la guerre née entre les quatre rois de
Sodome, Gomorrhe, Adama, Seboïm et Chodollagomor, le roi des Assyriens171. C’est à cette
occasion qu’il déclare : « C’est ainsi que débuta la guerre des quatre rois des Assyriens contre
les cinq rois. Ce fut la première fois qu’il y eut des guerres sur la terre »172. Ici encore,
Théophile fait remonter la généalogie de la guerre à l’histoire biblique : elle est la conséquence
directe de la diversification et l’éclatement des cités, de la perversité et l’inconstance des
hommes.

C’est à partir de ce récit, paraphrasant et résumant la Genèse, que notre auteur en arrive à
mentionner l’histoire des autres peuples. A en croire ses dires, les hommes, résidant durant
les premiers temps historiques en petit nombre en Arabie et en Chaldée, en vinrent à remplir
toutes les contrées de la terre, jusque chez les Bretons, en transportant avec eux les

168
Genèse, 4, 17.
169
Homère, Iliade, XX, 217.
170
Théoph., Ad Aut., II, 30.
171
Genèse, 14, 4.
172
Théoph., Ad Aut., II, 31 : « Καὶ οὕτως ἐγένετο τότε τοὺς τέσσαρας βασιλεῖς τῶν Ἀσσυρίων συνάψαι πόλεμον
πρὸς τοὺς πέντε βασιλεῖς. Αὕτη ἀρχὴ ἐγένετο πρώτη τοῦ γίνεσθαι πολέμους ἐπὶ τῆς γῆς ».

42
conséquences de la Chute, les cités et les guerres entre autres173. De cette façon, l’apologiste
rattache le destin de l’humanité entière au récit de la Genèse, créant par la même une sorte
de destin mondial. Les spécificités de chaque peuple, leurs traditions, leurs mœurs et leurs
institutions ne sont que la conséquence des évènements narrés dans la Bible.

L’histoire et le développement politique de Rome tiennent toute leur place dans ce schéma
universel de Théophile. Après avoir repris, dans son livre III, la chronologie universelle dont il
avait jeté les fondements, notre auteur parvient à l’histoire de Moïse, de l’Égypte, des
Assyriens et des Perses. C’est alors qu’il évoque l’histoire de Rome. Bien que son évocation
soit quelque peu longue, nous en donnerons le texte avant d’en commenter les éléments
importants pour notre recherche :

« Donc, Cyrus régna vingt-huit ans et fut mis à mort par Tamyris, en Massagétie. C’était alors
la soixante-deuxième olympiade. Les Romains se développaient déjà, car Dieu les fortifiait.
Rome fut fondée par Romulus, dont on raconte qu’il était le fils d’Arès et d’Ilia, pendant la
cinquième olympiade, le onze des calendes de mai, l’année comptant alors dix mois. Cyrus est
mort, comme nous venons de le dire, lors de la soixante-deuxième olympiade : cet évènement
arriva en l’an deux cent vingt de la fondation de Rome, alors que Tarquin appelé ‘Le Superbe’,
régnait sur les Romains. C’est lui qui, le premier, exila, quelques Romains, abusa d’enfants et
permis à des eunuques de devenir citoyens. De plus, il séduisit des vierges avant de les donner
en mariage. C’est pourquoi il fut à juste titre appelé en langue latine Superbus, ce qui veut dire
‘l’Orgueilleux’. Il fut le premier à décréter que ceux qui le salueraient seraient salués à leur
tour par un autre. Il régna vingt-cinq ans. Après lui eurent le pouvoir des consuls annuels, des
tribuns ou des édiles pendant quatre cent cinquante-trois ans. Nous pensons que
l’énumération de leurs noms serait superflue. Si l’on veut les apprendre, on les trouvera dans
les relations écrites par Chryséros le Nomenclateur, un affranchi de M. Aurélius Vérus, qui a
tout écrit, noms et dates, clairement, de la fondation de Rome à la mort de son propre patron,
l’empereur Vérus. Les consuls annuels des Romains eurent le pouvoir, comme nous l’avons
dit, pendant quatre centre cinquante trois ans. Ensuite furent au pouvoir ceux qui l’on appelle
les empereurs. Le premier fut Caius Julius, qui régna trois ans, quatre mois et six jours. Ensuite,
Auguste cinquante-six ans, quatre mois et un jour. Tibère vingt-deux ans, puis un autre Caius
trois ans, huit mois et vingt-quatre jours. Claude treize ans, huit mois vingt-quatre jours. Néron
treize ans, six mois et vingt-huit jours. Galba sept mois et six jours. Othon trois mois et cinq
jours. Vitellius si mois et vingt-deux jours. Titus deux ans et vingt-deux jours. Domitien quinze
ans, cinq mois et six jours. Nerva un an, quatre mois et dix jours. Trajan dix-neuf ans, six mois
et seize jours. Hadrien vingt ans, dix mois et vingt-huit jours. Antonin vingt-deux ans, sept mois
et six jours. Vérus dix-neuf ans et dix jours »174 .

173
Théoph., Ad Aut., II, 32 : « Ὀλίγων γὰρ ὄντων ἐν πρώτοις τῶν τότε ἀνθρώπων ἐν τῇ Ἀραβικῇ γῇ καὶ Χαλδαϊκῇ,
μετὰ τὸ διαμερισθῆναι τὰς γλώσσας αὐτῶν, πρὸς μέρος ἤρξαντο πολλοὶ γίνεσθαι καὶ πληθύνεσθαι ἐπὶ πάσης
τῆς γῆς […] ὥστε διατείνειν μέχρι τῶν Βριττανῶν ἐν τοῖς ἀρκτικοῖς κλίμασιν ».
174
Théoph., Ad Aut., III, 27 : « Κύρου οὖν βασιλεύσαντος ἔτεσιν κη´ καὶ ἀναιρεθέντος ὑπὸ Τομύριδος ἐν
Μασσαγετίᾳ, τότε οὔσης ὀλυμπιάδος ἑξηκοστῆς δευτέρας· ἔκτοτε ἤδη οἱ Ῥωμαῖοι ἐμεγαλύνοντο τοῦ θεοῦ
κρατύνοντος αὐτούς, ἐκτισμένης τῆς Ῥώμης ὑπὸ Ῥωμύλου, τοῦ παιδὸς ἱστορουμένου Ἄρεως καὶ Ἰλίας,

43
L’apologiste déclare lui-même avoir utilisé « les relations écrites de Chryséros le
Nomenclateur, un affranchi de Marc Aurèle »175 pour son évocation de l’histoire romaine.
Notre auteur n’hésite donc pas à reprendre ici le contenu de l’historiographie non-chrétienne
pour son propre discours théologique : il se contente de réemployer son contenu sèchement
factuel pour lui donner un sens nouveau, pour l’intégrer à une conception plus profonde du
temps humain.

Son résumé s’étend de l’origine de Rome, lors de sa fondation par Romulus, à la mort de Marc-
Aurèle. La faveur de Dieu a été la condition de possibilité de l’avènement et du
développement de la cité : Dieu a été agissant et l’a affermie – κρατύνοντος- à chacun de ses
moments historiques. Par-là, nous voyons que l’histoire de la Ville s’inscrit pleinement dans
l’économie du Salut, le gouvernement de Rome est positivement considéré par l’apologiste,
qui l’inscrit dans la continuité des temps bibliques. L’histoire romaine a suivi trois étapes
charnières, chacune d’entre elles étant caractérisée par des institutions spécifiques. La
période royale se cristallise autour de deux fortes personnalités : Romulus, fils d’Arès et
d’Ilia176, et Tarquin le Superbe. La période républicaine est spécifiée, quant à elle, par
l’institutions de magistratures annuelles, les consuls, les tribuns et les édiles. Enfin, Théophile
fait débuter la période impériale avec Jules César – alors que ce dernier n’a jamais eu ni les

ὀλυμπιάδι ζ´, τῇ πρὸ ι´ καὶ α´ καλανδῶν Μαΐων, τοῦ ἐνιαυτοῦ τότε δεκαμήνου ἀριθμουμένου· τοῦ οὖν Κύρου
τελευτήσαντος, ὡς ἔφθημεν εἰρηκέναι, ὀλυμπιάδι ἑξηκοστῇ καὶ δευτέρᾳ, γίνεται ὁ καιρὸς ἀπὸ κτίσεως Ῥώμης
ἔτη σκ´, ᾧ καὶ Ῥωμαίων ἦρξεν Ταρκύνιος Σούπερβος τοὔνομα, ὃς πρῶτος ἐξώρισεν Ῥωμαίους τινὰς καὶ παῖδας
διέφθειρεν καὶ σπάδοντας ἐγχωρίους ἐποίησεν· ἔτι μὴν καὶ τὰς παρθένους διαφθείρων πρὸς γάμον ἐδίδου. διὸ
οἰκείως Σούπερβος ἐκλήθη τῇ ῥωμαϊκῇ γλώσσῃ· ἑρμηνεύεται δὲ ὑπερήφανος. Αὐτὸς γὰρ πρῶτος ἐδογμάτισε
τοὺς ἀσπαζομένους αὐτὸν ὑπὸ ἑτέρου ἀντασπάζεσθαι. Ὃς ἐβασίλευσεν ἔτεσιν κε´. Μεθ' ὃν ἦρξαν ἐνιαύσιοι
ὕπατοι, χιλίαρχοι ἢ ἀγορανόμοι ἔτεσιν υξγ´, ὧν τὰ ὀνόματα καταλέγειν πολὺ καὶ περισσὸν ἡγούμεθα. Εἰ γάρ τις
βούλεται μαθεῖν, ἐκ τῶν ἀναγραφῶν εὑρήσει ὧν ἀνέγραψεν Χρύσερως ὁ νομεγκλάτωρ, ἀπελεύθερος
γενόμενος Μ. Αὐρηλίου Οὐήρου, ὃς ἀπὸ κτίσεως Ῥώμης μέχρι τελευτῆς τοῦ ἰδίου πάτρωνος αὐτοκράτορος
Οὐήρου σαφῶς πάντα ἀνέγραψεν καὶ τὰ ὀνόματα καὶ τοὺς χρόνους. Ἐκράτησαν οὖν Ῥωμαίων ἐνιαύσιοι, ὥς
φαμεν, ἔτεσιν υξγ´. Ἔπειτα οὕτως ἦρξαν οἱ αὐτοκράτορες καλούμενοι· πρῶτος Γάϊος Ἰούλιος, ὃς ἐβασίλευσεν
ἔτη γ´ μῆνας ζ´ ἡμέρας ἕξ. Ἔπειτα Αὔγουστος ἔτη νϚ´ μῆνας δ´ ἡμέραν μίαν. Τιβέριος ἔτη κβ´ <μῆνας Ϛ´ ἡμέρας
κϚ´>. Εἶτα Γάϊος ἕτερος ἔτη γ´ μῆνας ι´ ἡμέρας ζ´. Κλαύδιος ἔτη ιγ´ μῆνας η´ ἡμέρας κ´. Νέρων ἔτη ιγ´ μῆνας ζ´
ἡμέρας κζ´. Γάλβας μῆνας ἑπτὰ ἡμέρας Ϛ´. Ὄθων μῆνας γ´ ἡμέρας ε´. Οὐϊτέλλιος μῆνας η´ ἡμέρας β´.
Οὐεσπασιανὸς ἔτη θ´ μῆνας ια´ ἡμέρας κβ´. Τίτος ἔτη β´ μῆνας β´ ἡμέρας κ´. Δομετιανὸς ἔτη ιε´ ἡμέρας ε´.
Νερούας ἐνιαυτὸν μῆνας δ´ ἡμέρας ι´. Τραϊανὸς ἔτη ιθ´ μῆνας ἓξ ἡμέρας ιδ´. Ἁδριανὸς ἔτη κ´ μῆνας ι´ ἡμέρας
κη´. Ἀντωνῖνος ἔτη κβ´ μῆνας ζ´ ἡμέρας κϚ´. Οὐῆρος ἔτη ιθ´ ἡμέρας ι´ ».
175
Théoph., Ad Aut., III, 27 : « ἐκ τῶν ἀναγραφῶν εὑρήσει ὧν ἀνέγραψεν Χρύσερως ὁ νομεγκλάτωρ,
ἀπελεύθερος γενόμενος Μ. Αὐρηλίου Οὐήρου ». Le personnage en question est inconnu.
176
Il est surprenant de constater que Théophile d’Antioche reprend le mythe de l’origine divine de Romulus.
Nous nous réservons l’étude de ce phénomène dans une autre partie (voir pp. 124-125 du présent mémoire).

44
prérogatives ni le titre d’empereur - : l’institution caractérisant cette période est
l’αὐτοκράτωρ.

Nous voyons réapparaître dans ce schéma ce que nous avons nommé la perspective
personnaliste des apologistes chrétiens. Chaque époque s’incarne dans un certain type
d’homme politique bien déterminé. Cependant, il faut noter que seul Tarquin le Superbe est
décrit de façon quelque peu précise. Les différents empereurs ne sont distingués que par la
durée de leur règne et leur succession. Théophile ne fait pas d’allusion à leur façon particulière
de gouverner, à leurs décisions en matière juridique et politique : l’auteur n’évoque pas le
rapport de chacun de ces empereurs avec le christianisme. Surtout, à la lecture de ce
paragraphe, le lecteur ne peut qu’être frappé par une omission : celle de l’incarnation de Dieu
dans l’histoire par l’intermédiaire de Jésus, son fils. Est-ce une manière, comme l’affirme
Gustave Bardy, de présenter le christianisme « comme l’héritier légitime de la religion juive »
et « l’histoire de l’Église se soudant intimement à celle de la Synagogue »177 ? Il est à
remarquer que l’Incarnation ne tient aucun rôle dans sa perception de la puissance romaine,
contrairement à Méliton de Sardes par exemple.

Théophile a désiré établir une histoire humaine continue et homogène tirant ses origines de
la Création divine, et ce, pour aboutir à la situation présente, le principat de Commode.
L’apologiste lie les diverses périodes et les divers régimes avec « la sécheresse d’un
chronologue sans tenter d’en tirer un sens profond »178 : il n’établit pas une théologie de
l’histoire mais initie un renversement historiographique en plaçant l’histoire humaine dans
l’œuvre divine. C’est principalement cette dialectique entre histoire profane et sacrée qui fut
retenue par les successeurs de Théophile d’Antioche, et principalement Eusèbe de Césarée179.
Grâce à sa démarche de chronographe, l’apologiste a pu mêler les destins des Grecs, des

177
Théophile d’Antioche, Les trois livres à Autolycus, trad., Bardy, Gustave, Les Éditions du Cerf, Paris, 1948, p.
53. Le nom de Jésus n’apparaît par ailleurs à aucun moment dans son ouvrage. Nous retrouvons le même
phénomène chez Tatien, Athénagore et le Pseudo-Méliton.
178
Pouderon, Bernard, Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 2005, p. 255.
179
Inglebert, Hervé, Les Romains Chrétiens face à l’histoire de Rome, Institut d’Études Augustiniennes, Paris,
1996, p. 59 : « Cette présentation de Théophile inclut l’histoire du christianisme dans un cadre chronologique
biblico-romaine, et mentionne l’aide de Dieu dans le développement de Rome. Elle est tout à fait originale et fut
reprise ensuite par Eusèbe, de même que l’intérêt de Théophile pour l’histoire ancienne des Grecs, des Juifs, des
Assyriens et des Egyptiens ».

45
Romains, des juifs et des chrétiens dans une même histoire divine et afficher toute la dignité
des ματαία καὶ ἀνωφελῆ πράγματα en les rapportant à leur origine commune180.

3) Le Royaume et les Puissances : du surnaturel politique

Dans cette dernière partie, nous tenterons de mettre en lumière un autre aspect de cet
enchevêtrement de l’histoire profane et de l’histoire sacrée. Les apologistes chrétiens ont
donné une grande place à la démonologie au sein de leur discours théologique181. Ceci leur a
servi à diverses fins : donner une explication à l’existence des dieux gréco-romains, rendre
compte des complexes structures célestes, expliquer les méfaits commis pas les détenteurs
du pouvoir politique, ou encore, de l’intervention de Dieu dans le gouvernement des hommes.
C’est sur ces deux derniers points que nous désirons porter notre attention. Nous verrons que,
pour la plupart des auteurs de notre corpus, la doctrine des démons est inséparable du fait
politique : elle explique les raisons profondes de leur conflit avec la civilisation gréco-romaine.
Nous nous proposons, dans un premier temps, d’analyser la structure de cette démonologie
politique. Cela nous amènera, dans un second point, à étudier la théodicée esquissée par les
apologistes.

3.a) Controverses sur le gouvernement démonique des hommes

Les doctrines démonologiques furent très répandues chez les auteurs et les intellectuels du
second siècle. Que ce soit pour Plutarque, Apulée de Madaure, tous les deux auteurs d’un
Démon de Socrate, les autres penseurs du courant médio-platonicien ou encore pour Celse182,
les démons tinrent un rôle insigne dans les débats et les conceptions théologiques. On peut
dire, qu’en les intégrant dans leurs propres œuvres, les apologistes prirent part à un

180
Munier, Charles, « Les doctrines politiques de l'Église ancienne », in Revue des Sciences Religieuses, vol. 62,
1988. p. 43.
181
Les deux ouvrages fondamentaux sur la démonologie et l’angélologie chez les apologistes grecs sont : Wey,
Heinrich, Die Funktionen der bösen Geister bei den griechischen Apologeten des zweiten Jahrhunderts nach
Christus, P. G. Keller, Winterthur, 1957 et Tlascal, Othmar, Die Dämonenlehre der Apologeten des 2. Jahrhunderts
und irh geistesgeschichtlicher Hintergrund, Thèse doctorale, Université de Vienne, 1958. Les études en français
sur cette question sont assez peu nombreuses.
182
Sur les démons dans l’œuvre de Celse, voir : Crouzel, Henri, « Celse et Origène à propos des ‘démons’ »,
in Frontières terrestres, frontières célestes dans l'Antiquité [en ligne]. Perpignan : Presses universitaires de
Perpignan, 1995 (généré le 18 janvier 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pupvd/5723>. ISBN : 9782354123420. DOI : 10.4000/books.pupvd.5723.

46
mouvement intellectuel d’une large ampleur et non spécifiquement chrétien 183. La
compréhension et la définition de ces êtres célestes ne furent évidemment pas les mêmes
chez les uns et les autres, mais nous pouvons, encore ici, voir poindre cette influence de la
culture philosophique hellène que nous avons tenté de mettre en valeur plus haut, à ceci près
que les conceptions démonologiques chrétiennes ont énormément hérité du judaïsme, nous
y reviendrons184. Tous les auteurs de notre corpus n’ont pas adopté les mêmes positions sur
la place à octroyer aux démons dans la théologie chrétienne ; il existe de grandes divergences
à ce propos, nous n’essaierons pas de les éluder185.

Pour les apologistes, envisager les puissances du monde revient inévitablement à s’interroger
sur les plans de Dieu. Nous l’avons vu, étudier le gouvernement des hommes pour ce qu’il se
donne est un chemin qui ne mène nulle part. Comme le dit Jacques Ellul, pour les théologiens
se questionnant sur les institutions « il y a un plus qu’il faut considérer après toutes les études
sociologiques, politologiques, institutionnelles. Il faut analyser le phénomène ‘État’, ‘pouvoir’,
‘puissance politique’. Mais quand on a tout dit, on s’aperçoit qu’il y a un résidu, une sorte de
noyau infrangible, une dureté inexplicable qui habite le corps de l’État » 186. Le δαίμων
constitue par excellence cette dureté inexplicable, réalité intermédiaire incarnant le lien entre
le terrestre et le céleste, qui investit les détenteurs du pouvoir et les multiples régimes
politiques.

Au sein de notre corpus, Justin, Tatien et Athénagore ont développé une démonologie
respectant sensiblement les mêmes principes généraux. Les trois apologistes ont lié la
généalogie des δαίμονες à la déchéance de certains ἄγγελοι et ont intégré leurs actions dans
l’histoire du Salut. Voici comment Athénagore se représentait le rôle des anges dans
l’organisation du monde :

183
Sur cette participation tant chrétienne que païenne aux débats sur les démons, voir : Cambronne, Pierre, « La
théologie des intermédiaires aux deux premiers siècles : de Plutarque à la Gnose valentinienne », in Eidôlon, vol.
46, 1996, pp. 55-76.
184
Un des premiers auteurs à avoir étudié systématiquement le rôle des puissances démoniques dans les lettres
de Saint Paul, Martin Dibelius, auteur de Die Geisterwelt im Glauben des Paulus publié en 1909, avait fortement
insisté sur son origine judaïque.
185
Remarquons dès à présent qu’Aristide ne mentionne à aucun moment de δαίμων dans son Apologie. Il n’a
développé sa polémique contre les divers types d’idolâtrie qu’autour de la notion de θεός. Théophile d’Antioche,
également, « in the books to Autolycus, had little to say about either demons or angels » (Théophile d’Antioche,
Ad Autolycum, trad. Grant, Robert M., Clarendon Press, Oxford, 1970, p. XVI).
186
Ellul, Jacques, La subversion du christianisme, La Table Ronde, Paris, 2001, p. 268.

47
« Nous reconnaissons également une multitude d’anges et de ministres, entre lesquels le Dieu
Créateur et Artisan du monde a réparti les fonctions par l’intermédiaire de son Verbe, leur
confiant le soin des éléments, des cieux, du monde et de ce qu’il contient, et de l’harmonie
des uns et des autres » ( καὶ πλῆθος ἀγγέλων καὶ λειτουργῶν φαμεν, οὓς ὁ ποιητὴς καὶ
δημιουργὸς κόσμου θεὸς διὰ τοῦ παρʹ αὐτοῦ λόγου διένειμε καὶ διέταξεν περί τε τὰ στοιχεῖα
εἶναι καὶ τοὺς οὐρανοὺς καὶ τὸν κόσμον καὶ τὰ ἐν αὐτῷ καὶ τὴν τούτων εὐταξίαν)187.

Ces anges sont assimilés à des λειτουργοί, de véritables administrateurs publics s’occupant de
l’ordonnancement des choses dans le monde. Leurs actions s’inscrivent dans la sphère
humaine, ils en assurent l’εὐταξία et la πρόνοια188, et ce, au moyen de l’ἀρχή189 qui leur a été
conférée par Dieu. Le vocabulaire utilisé par Justin et Athénagore n’a pas été choisi par
hasard : ils décrivent les anges comme des ‘fonctionnaires divins’ attachés au gouvernement
du créé. Nous observons ici l’entremêlement du plan divin et du plan socio-anthropologique :
les ἄγγελοι participent de cette nature intermédiaire, nature qu’ils partagent avec les
δαίμονες.

Il est important de souligner que, dans la pensée des apologistes chrétiens, les démons
héritent de la nature angélique. Ils en assument les divers aspects tout en la détournant de sa
destination première, assignée par Dieu. La naissance des démons et la déchéance de certains
anges sont évoquées par les apologistes. Nous observons ces éléments au sein de la
description proposée par Justin dans son Apologie :

« Mais les anges transgressèrent cet ordre, s’abaissèrent à des unions avec des femmes, et les
enfants nés de ces unions sont les êtres que l’on appelle démons » (Οἱ δʹ ἄγγελοι, παραβάντες
τὴνδε τὴν τάξιν, γυναικῶν μίξεσιν ἡττήθησαν καὶ παῖδας ἐτέκνωσαν, οἵ εἰσιν οἱ λεγόμενοι
δαίμονες)190.

187
Ath., Leg., X, 5. Nous retrouvons le même récit en XXIV, 3. Tatien (Ad Graec., VII, 1) évoque uniquement la
création des anges par le Logos divin, avant l’avènement du genre humain (Ὁ μὲν οὖν λόγος πρὸ τῆς τῶν
ἀνθρώπων κατασκευῆς ἀγγέλων δημιουργὸς γίνεται). L’auteur anonyme de l’A Diognète (VII, 2) critiquent,
quant à lui, « ceux qui pourraient imaginer qu’il [Dieu] ait envoyé aux hommes quelque subordonné, ange ou
archonte un des esprits chargés des affaires terrestres, ou de ceux à qui est confié le gouvernement du ciel » (οὐ
καθάπερ ἄν τις εἰκάσειεν ἀνθρώποις ὑπηρέτην τινὰ πέμψας ἢ ἄγγελον ἢ ἂρχοντα ἤ τινα τῶν διεπόντων τὰ
ἐπίγεια ἤ τινα τῶν πεπιστευμένων τὰς ἐν οὐρανοῖς διοικήσεις).
188
Nous lisons chez Justin (Apol., II, IV, 2) : « Dieu confia le soin de veiller sur les hommes et sur les créatures qui
sont sous le ciel des anges, qu’il plaça au-dessus d’eux » (τὴν μὲν τῶν ἀνθρώπων καὶ τῶν ὑπὸ τὸν οὐρανὸν
ἀγγέλοις πρόνοιαν, οὕς ἐπὶ τούτοις ἔταξε, παρέδωκεν).
189
Ath., Leg., XXIV, 4 : « τῇ τῆς οὐσίας ὑποστάσει καὶ τῇ ἀρχῆ ».
190
Just., Apol., II, IV, 3. Nous trouvons chez Athénagore (Leg., XXIV, 5) : « ces anges s’abaissèrent à désirer des
jeunes filles » (ἐκεῖνοι μὲν εἰς ἐπιθυμίαν πεσόντες παρθένων).

48
Eux-mêmes anges déchus191 ou progéniture d’anges déchus192, les démons sont le résultat
d’une opposition à Dieu, d’une folle entreprise de subversion de l’économie divine193. Les
apologistes réemploient sur de nombreux points la démonologie juive et l’interprétation du
récit de la chute des anges dans la Genèse (6,2) développée dans la littérature juive
intertestamentaire194. Un point, pour notre enquête, doit être souligné : les δαίμονες tirent
leur origine du dévoiement et la trahison du plan divin, et ce, pour l’insoumission et le
pêché195.

Enfants du mal, ils sont eux-mêmes les initiateurs d’une succession de maux et d’injustices
dans le monde. Selon Athénagore, les démons forment une escorte tout autour du Prince de
ce monde196. Le démonique est ontologiquement lié au diabolique. L’apologiste soutient, par
ailleurs, que « le Prince de la matière, comme les faits eux-mêmes permettent de le voir – ὡς
ἔστιν ἐξ αὐτῶν τῶν γινομένων ἰδεῖν -, gouverne et administre le monde au rebours de la Bonté
divine »197. L’administration politique de l’Empire témoigne, à ses yeux, de l’influence des
démons et du diable sur le κόσμος humain. Cette domination démonique dans l’ordre

191
Pour Tatien (Ad Graec., VII, 2), le premier démon fut un ange déchu que les hommes considèrent comme Dieu.
Les autres anges qui le suivirent constituèrent l’armée des démons (δαιμόνων στρατόπεδον).

192
Athénagore (Leg., XXV, 1) affirme que les anges, en se mêlant aux jeunes vierges, donnèrent naissance à des
Géants. Les démons sont les âmes de ces Géants (αἱ τῶν γιγάντων ψυχαὶ οἱ περὶ τὸν κόσμον εἰσι πλανώμενοι
δαίμονες). L’apologiste utilise ici un thème théologique important de l’apocalyptique juive, développé depuis la
période du Second Temple : l’explication du mal dans le monde par la naissance des Géants. Sur cet aspect de la
théologie juive, voir : Delcor, Mathias, « Le mythe de la chute des anges et de l'origine des géants comme
explication du mal dans le monde, dans l'apocalyptique juive. Histoire des traditions. », in Revue de l'histoire des
religions, vol. 190, 1976, pp. 3-53.
193
Tatien (Ad Graec., VII, 2) dit que le premier démon s’est révolté contre la loi de Dieu (τὸν ἐπανιστάμενον τῷ
νόμῳ τοῦ θεοῦ), qu’il a été l’initiateur d’un plan fou (τόν τε ἄρξαντα τῆς ἀπονοίας).
194
Sur cette question, voir : Pouderon, Bernard, Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris,
2005, p. 220, n°6 et Daniélou, Jean, Théologie du judéo-christianisme, Desclée de Brouwer, Tournai, 1958, pp.
177-180. Martin Dibelius, dont il a été question ci-dessus, comprenait l’angélologie et la démonologie paulienne
comme une réinterprétation de la théorie juive des anges des nations. Justin se fait l’écho de cette théologie
dans son Dialogue avec Tryphon (CXXXXI, 1).
195
Just., Apol., Ι, X, 6 : « Car ce que les lois humaines ne purent réaliser, le Logos, parce qu’il est divin, l’aurait
déjà accompli, si les mauvais démons n’avaient répandu nombre d’accusations mensongères et impies, en
prenant pour alliés le désir pervers, multiforme, qui habite en chacun » ( Ὅπερ γὰρ οὐκ ἡδυνήθησαν οἱ
ἀνθρώπειοι νόμοι πρᾶξαι, ταῦτα ὁ Λόγος θεῖος ἂν εἰργάσατο, εἰ μὴ οἱ φαῦλοι δαίμονες κατεσκέδασαν πολλὰ
ψευδῆ καὶ ἂθεα κατηγορήματα, σύνμαχον λαβόντες τὴν ἐν ἑκάστῳ κακὴν πρὸς πάντα καὶ ποικίλην φύσει
ἐπιθυμίαν).
196
Ath., Leg., XXV, 4 : « l’action du Prince répandu dans le monde et de son escorte de démons » (τὴν τοῦ
ἐπέχοντος ἄρχοντος καὶ τῶν παρακολουθούντων δαιμόνων ἐνέργειαν). Théophile d’Antioche (Ad Aut., II, 28)
nomme Satan « ὁ κακοποιὸς δαίμων ».
197
Ath., Leg., XXV, 1 : « Ὁ δὲ τῆς ὕλης ἄρχων, ὡς ἔστιν ἐξ αὐτῶν τῶν γινομένων ἰδεῖν, ἐναντία τῷ ἀγαθῷ τοῦ
θεοῦ ἐπιτροπεύει καὶ διοικεῖ ».

49
anthropologique est fondamentale dans le discours des apologistes chrétiens. Nous choisirons
un passage de Justin et d’Athénagore pour en commencer l’étude :

« En outre, par la suite, ils [les démons] se sont asservi – ἐδούλωσαν – le genre humain, soit
par des écrits magiques, soit par la crainte et les tourments qu’ils faisaient subir, soit en
enseignant aux hommes à leur offrir sacrifices, encens et libations, dont ils étaient devenus
avides, […] ils ont semé parmi les hommes meurtres, guerres, adultères, débauches et vices
de toute espèce. […] Les démons étaient les auteurs des forfaits décrits dans leurs ouvrages
[des poètes épiques], commis contre des hommes, des femmes, des cités et des nations »198.

« Les mouvements et les énergies démoniaques provenant de l’Esprit adverse produisent ces
attaques désordonnées – ἀπὸ τοὐναντίου πνεύματος δαιμονικαὶ κινήσεις καὶ ἐνέργειαι τὰς
ἀτάκτους ταύτας ἐπιφορὰς -, entraînant diversement les hommes, individuellement ou par
nations, isolément ou collectivement, selon la proportion d’influence matérielle ou de
sympathie avec le monde divin, de l’intérieur ou de l’extérieur »199.

Les païens sont, selon Justin, sous la δουλεία des démons200 : cette servitude s’exprime à
travers le culte des dieux gréco-romains mais aussi par une série de maux et méfaits subis par
l’humanité depuis ses commencements. Tous ces malheurs semblent, chez Athénagore,
prendre l’apparence d’une sorte de providence démonique, entraînant les hommes et les
nations. L’apologiste affirme que l’ἀταξία peut frapper un groupe social entier par l’entremise
des démons : cette implication politique et collective doit être souligné ; un régime politique
se laissant entraîner par des forces démoniques ne sauraient plaire à Dieu et mener ses
citoyens vers une vie humaine, ordonnée : Athénagore décrit ici une véritable dérive
collective. L’Empire romain est l’exemple même de ce type de société où l’influence des
démons se fait sentir à tous les niveaux.

Un des termes importants pour décrire l’action démonique est l’ἐνεργεία201 : c’est par elle que
les δαίμονες ébranlent et dominent les sociétés des hommes. Leur domination correspond à
une réalité en acte constatable par les chrétiens, il ne s’agit pas de simples représentations ou

198
Just., Apol., II, IV, 4-6 : « Καὶ προσέτι λοιπὸν τὸ ἀνθρώπειον γένος ἑαυτοῖς ἐδούλωσαν · τὰ μὲν διὰ μαγικῶν
γραφῶν, τὰ δὲ διὰ φόβω, καὶ τιμωριῶν, <ὧν> ἐπέφερον, τὰ δὲ διὰ διδαχῆς θυμάτων καὶ θυμιαμάτων καὶ
σπονδῶν, ὧν ἐνδεεῖς γεγόνασι [...] καὶ εἰς ἀνθρώπους φόνους, πολέμους, μοιχείας, ἀκολασίας καὶ πᾶσαν κακίαν
ἔσπειραν. [...] καὶ τοὺς ἐξ αὐτῶν γεννηθέντας δαίμονας ταῦτα πρᾶξαι εἰς ἄρρενας καὶ θηλείας καὶ πόλεις καὶ
ἔθνη ».
199
Ath., Leg., XXV, 3 : « Ἀλλʹ ἐπεὶ αἱ ἀπὸ τοὐναντίου πνεύματος δαιμονικαὶ κινήσεις καὶ ἐνέργειαι τὰς ἀτάκτους
ταύτας ἐπιφορὰς παρέχουσιν, ἤδη καὶ τοὺς ἀνθρώπους ἄλλον ἄλλως, καὶ καθʹ ἕνα καὶ κατὰ ἔθνη, μερικῶς καὶ
κοινῶς, κατὰ τὸν τῆς ὕλης λόγον καὶ τῆς πρὸς τὰ θεῖα συμπαθείας, ἔνδοθεν καὶ ἔξωθεν κινοῦσαι ».
200
Sur cette δουλεία démonique des hommes dans l’œuvre d’Athénagore et Tatien, voir : Crosignani, Chiara,
« The Influence of Demons on the Human Mind according to Athenagoras and Tatian », in Bhayro, Siam and
Rider, Catherine (éds.), Demons and Illness from Antiquity to the Early-Modern Period, Brill Leiden-Boston, 2017,
pp. 175-191.
201
Nous le rencontrons aussi dans Just., Apol., I, V, 3 (ἐνεργοῦσιν) ; II, VI, 2 (ἐνεργεῖσθαι).

50
symboles du Mal mais de puissances agissantes à travers des hommes, des institutions202.
L’ἐνεργεία démonique ne peut d’ailleurs se réaliser dans le monde que par la médiation d’un
dispositif humain. Quels éléments poussent Justin et les autres apologistes à dire que
l’ἐνεργεία des démons se réalise effectivement en leurs temps ?

A plusieurs reprises dans son Apologie, Justin souligne le caractère démonique de certaines
actions politiques impériales. La plus importante et la plus significative d’entre elles est, on
s’en doute, la persécution des chrétiens. Voici ce que l’apologiste proclame en s’adressant aux
Césars :

« Cependant, vous paraissez craindre que tout le monde pratique la justice et que vous ne
trouviez plus personne à punir ; pareille attitude conviendrait à des bourreaux mais nullement
à des princes pleins de bonté. Nous sommes convaincus, comme nous l’avons dit, que cela est
l’œuvre des mauvais démons, qui exigent des sacrifices et des adorations de la part de ceux
qui ne vivent pas selon la raison » (Ἀλλʹ ἐοίκατε δεδιέναι μὴ πάντες δικαιοπραγήσωσι, καὶ
ὑμεῖς οὕς κολάζητε ἔτι οὐχ ἕξετε· δημίων δʹ ἄν εἴη τὸ τοιοῦτον ἔργον, ἀλλʹ οὐκ ἀρχόντων
ἀγαθῶν. Πεπείσμεθα δʹἐκ δαιμόνιων φαύλων, οἳ καὶ παρὰ τῶν ἀλόγως βιούντων αἰτοῦσι
θύματα καὶ θεραπείας, καὶ ταῦτα, ὡς προέφημεν, ἐνεργεῖσθαι)203.

Le ton révolutionnaire de ce paragraphe est frappant : Justin compare les empereurs à des
bourreaux (δημίων) ! Mais il y a plus : ces bourreaux sont craintifs et irraisonnés ! Quel
contraste avec l’emphase et la solennité de son préambule. La puissance des démons réduit
le pouvoir romain à n’être qu’une sorte d’instance d’enregistrement, une espèce de puissance
clientélaire recevant ses ordres de patrons célestes. C’est proprement radical. Commentant la
théologie de Justin, Elaine Pagels en est venue à dire que « the Christians know, Justin explains,
a terrible secret : that the power behind the magistrate’s demand – and, in fact, behind all
such imperial commands – is not divine but demonic. Justin traces the sinister origin of this
power back to the primordial fall of angels »204. Les chrétiens révèlent aux instances de
pouvoir les véritables motifs de leurs actions.

Nous pouvons également observer que Justin renforce cette accusation en insistant sur
l’ἀλογία d’un pouvoir romain, prétendument philosophique. Cette hégémonie des δαίμονες
s’exerce aussi, selon notre auteur, sur l’ensemble la hiérarchie des fonctionnaires, hommes

202
Munier, Charles, L'Apologie de Saint Justin philosophe et martyr, Presses Universitaires de Fribourg, Fribourg,
1994, pp. 111-112.
203
Just., Apol., I, XII, 4.
204
Pagels, Elaine, « Christian apologists and 'the fall of the angels' : an attack on roman imperial power ? », in
Harvard Theological Review, vol. 78, 1985, p. 302.

51
qui agissent contre les chrétiens comme « poussés par une passion déraisonnable et sous le
fouet de mauvais démons »205. Cette métaphore du maître et de l’esclave est extrêmement
forte : Justin montre aux ἄρχοντες qu’ils sont en réalité des ἀρχόμενοι. Ce sont tout
particulièrement les chrétiens qui pâtissent de ce gouvernement impérial sous tutelle
démonique. Justin déclare à propos ce propos :

« Les mauvais démons, eux qui nous haïssent et qui tiennent en leur pouvoir et à leur service
de tels juges et magistrats, se conduisant comme s’ils avaient égaré leur esprit, se préparent
à nous tuer » (καὶ οἱ φαῦλοι δαίμονες, ἐχθραίνοντες ἡμῖν καὶ τοὺς τοιούτους δικαστὰς
ἒχοντες ὑποχειρίους καὶ λατρεύοντας, ὡς οὖν ἄρχοντας δαιμονιῶντας, φονεύειν ἡμᾶς
παρασκευάζουσιν)206.

Le gouvernement démonique tend à la destruction de la foi sur terre, à la disparition du peuple


chrétien207. Tatien affirme lui aussi que les démons ont « ont donné des lois de mort aux
hommes »208. La politique des Césars participe en réalité à une entreprise de sabotage du plan
de Dieu, conçu pour le genre humain : une telle résolution du pouvoir romain ne peut pas
s’expliquer seulement par le recours à la psychologie des empereurs, aux erreurs d’une
administration complexe. Les apologistes appréhendent cette destinée politique comme le
dernier moment d’un long processus de déliquescence né avec la déchéance des anges et
l’apparition des δαίμονες. On constate donc ici une conception beaucoup plus négative du
pouvoir impérial209 : il agit contre la propagation de l’évangile et se révèle, en dernière
instance, diabolique.

205
Just., Apol., I, V, 1 : « ἀλόγῳ πάθει καὶ μάστιγι δαιμόνων φαύλων ἐξελαυνόμενοι ».
206
Just., Apol., II, I, 2.
207
Enrico Norelli (La naissance du christianisme, Éditions Bayard, Paris, 2015, p. 294) affirme que cette
conception des démons comme provocateurs des persécutions trouvent son origine dans le Livre des veilleurs,
texte composant Le Livre d'Hénoch, écrit intertestamentaire généralement daté du IIIè siècle avant notre ère.
Nous en trouvons également des traces dans l’œuvre de Philon d’Alexandrie (De confusione linguarum, 180-182 ;
De fuga et inventione, 66-70).
208
Tat., Ad Graec., XV, 9 : « οἱ μὲν θανάτου νόμους τοῖς ἀνθρώποις παραδεδώκασιν ». Justin affirmait aussi
(Apol., I, XLIV, 12) au sujet des lecteurs des Oracles d'Hystaspe : « Or, à l’instigation des mauvais démons, la peine
de mort a été décrétée contre ceux qui liraient les ouvrages d’Hystaspe, et la Sibylle ou des prophètes, pour
détourner les hommes par le crainte de chercher dans cette lecture la connaissance du bien » ( Κατʹ ἐνέργειαν
δὲ τῶν φαύλοων δαιμόνων θάνατος ὡρίσθη κατὰ τῶν τὰς Ὑστάσπου ἢ Σιβύλλης ἤ τῶν προφητῶν βίβλους
ἀναγινωσκόπτων, ὅπως διὰ τοῦ φόβου ἀποστρέψωσιν ἐντυγχάνοντας τοὺς ἀνθρώπους τῶν καλῶν γνῶσιν
λαβεῖν).
209
Selon Robert M. Grant (Greek apologists of the second century, The Westminster Press, Philadelphie, 1988, p.
97) l’expression qui sert à désigner les empereurs dans l’Apologie de Miltiade (Hist. Eccl., V, XVII : « οἱ κοσμικοὶ
ἄρχοντες »), est sans doute inspirée de l'Évangile selon Jean (12,31) ou de la première épître aux Corinthiens, (2,
6 -8), et peut être interprétée comme très peu favorable au pouvoir romain en place.

52
Nous constatons que seul le recours à la théologie permet aux auteurs chrétiens de
comprendre en profondeur la situation politique de leur temps : la persécution des chrétiens
répond, en partie, à ce combat contre les forces du Mal, nées depuis les temps immémoriaux,
dont les conséquences se font puissamment sentir durant la période antonine.

3.b) Le κατέχον chrétien : rôles politique et extrapolitique du peuple de Dieu

En affirmant que le gouvernement des Césars est sous l’emprise des δαίμονες, il se peut que
les apologistes soient entrés en contradiction avec un constat établi plus haut : le pouvoir
impérial peut être une instance de justice, où les vexations subies par les chrétiens peuvent
trouver leur solution. Les démons ne condamnent-ils pas les détenteurs de l’autorité à
poursuivre des desseins contraires à la loi divine et à la justice ?

C’est sur ce point que les chrétiens, et en particulier les apologistes, ont un rôle essentiel à
tenir. En effet, étant les seuls à véritablement connaître la nature démonique du pouvoir
politique en place, ils sont également les seuls à pouvoir combattre cette influence perverse
et rétablir l’autonomie de l’autorité romaine : les chrétiens « réduisent à l’impuissance et
expulsent les démons qui exercent leur pouvoir sur les hommes »210. Voici les avertissements
de Justin adressés aux Césars :

« Prenez garde, en effet, nous vous en avertissons, que les démons, que nous avons accusés
d’emblée, ne vous dupent et ne vous détournent de nous lire jusqu’au bout et de comprendre
ce que nous disons : ils s’efforcent de faire de vous leurs esclaves et leurs serviteurs et, tantôt
par les visions des songes, tantôt par des tours de magie, ils mettent sous leur pouvoir tous
ceux qui ne font aucun effort pour assurer leur salut ; prenez garde, comme nous l’avons fait
nous-mêmes » (Προλέγομεν γὰρ ὑμῖν φυλάξασται, μὴ οἱ προδιαβεβλημένοι ὑφʹ ἡμῶν
δαίμονες ἐξαπατήσωσιν ὑμᾶς καὶ ἀποτρέψωσι τοῦ ὅλως ἐντυχεῖν καὶ συνεῖναι τὰ λεγόμενα
– ἀγωνίζονται γὰρ ἔχειν ὑμας δούλους καὶ ὑπηρέτας, καὶ ποτὲ μὲν διʹ ὀνείρων ἐπιφανείας,
ποτὲ δʹ αὖ διὰ μαγικῶν στροφῶν χειροῦνται πάντας τοὺς οὐκ ἔσθʹ ὅπως ὑπερ τῆς αὐτῶν
σωτηρίας ἀγωνιζομένους-, ὅν τρόπον καὶ ἡμεῖς)211.

Il est clair que, pour Justin, si les empereurs décident de lire ses écrits, ils prendront conscience
de l’hégémonie des δαίμονες qu’ils subissent. Ces derniers ont d’ailleurs pour objectif
d’empêcher la réalisation d’un tel évènement : leur tutelle n’est pas éternelle et ne tient que

210
Just., Apol., II, V, 6 : « καταργοῦντες καὶ ἐκδιώκοντες τοὺς κατέχοντας τοὺς ἀνθρώπους δαίμονας ».
211
Just., Apol., I, XIV, 1.

53
par la négligence des détenteurs de l’autorité pour leur salut212. Considérée sous cet aspect-
ci, l’écriture de l’Apologie de Justin constitue un ἀγών contre les forces démoniques dont
l’issue peut avoir avec de fortes résonances politiques213. Les chrétiens maintiennent, par leur
combat et leur ténacité, la possibilité d’une inversion ontologique pour le pouvoir impérial :
ils incarnent, face à la tutelle des δαίμονες, la restitution d’une autorité juste et autonome ;
ils sont les porteurs d’un message salvateur, à destinée individuelle autant que collective. La
fin du gouvernement démonique signifierait une véritable révolution dans la conduite des
affaires politiques214. Par ailleurs, les apologistes exhortent le pouvoir à secouer le joug des
démons et de s’en tenir à leur légitime aspiration philosophique. Suppression du
gouvernement démonique et restitution d’une philosophie impériale sont étroitement liées :
la réalisation de l’une est la condition de possibilité de l’autre. La question d’une conversion
chrétienne de l’autorité impériale, posée par le texte de Justin, ne nous occupera pas ici, nous
nous destinons à l’envisager dans une autre partie ; il nous suffisait ici de rappeler le rôle
fondamental des apologistes contre le mal radical ayant investi les plus hautes instances
politiques.

La possibilité d’une ‘restauration impériale’, qu’implique nécessairement le dialogue des


apologistes avec les autorités, n’est pas la seule à avoir été envisagée par nos auteurs. Le
gouvernement des δαίμονες, que pensait subir les apologistes chrétiens, devait
nécessairement, à leurs yeux, prendre fin : il était inscrit dans l’économie de Dieu que cet état
de choses n’était qu’un moment. Cette assurance a conduit certains de nos auteurs à émettre
des perspectives sur le devenir de l’humanité. Cependant, comme le dit Robert M. Grant, «
both Jews and Christians were suspect in Roman eyes partly because of their concern for
prophecy and apocalyptic prediction. For this reason Jewish and Christian apologists say little

212
« Ces puissances n’ont pas un visage défini, et un rôle distribué dans la réalité. Ce que nous pouvons en savoir,
c’est qu’elles n’existent que dans et par leur relation avec l’homme » (Ellul, Jacques, La subversion du
christianisme, La Table Ronde, Paris, 2001, p. 267).
213
Cullmann, Oscar, Christ et le temps, Delachaux et Niestlé, Paris, 1947, p. 143.
214
Just., Apol., Ι, X, 6 : « Car ce que les lois humaines ne purent réaliser, le Logos, parce qu’il est divin, l’aurait
déjà accompli, si les mauvais démons n’avaient répandu nombre d’accusations mensongères et impies, en
prenant pour allié le désir pervers, multiforme, qui habite en chaque ( Ὅπερ γὰρ οὐκ ἡδυνήθησαν οἱ ἀνθρώπειοι
νόμοι πρᾶξαι, ταῦτα ὁ Λόγος θεῖος ἂν εἰργάσατο, εἰ μὴ οἱ φαῦλοι δαίμονες κατεσκέδασαν πολλὰ ψευδῆ καὶ
ἂθεα κατηγορήματα, σύνμαχον λαβόντες τὴν ἐν ἑκάστῳ κακὴν πρὸς πάντα καὶ ποικίλην φύσει ἐπιθυμίαν). Ce
passage de Justin montre, il nous semble, que les lois humaines comme le Logos divin ont été contraints à
l’irréalisation du fait des démons et de leur pouvoir sur certains hommes. La fin d’une telle domination ouvrirait
de nouvelles destinées à la législation humaine et au Logos.

54
about the future »215. Malgré cette maigre présence de l’apocalyptique dans notre corpus,
nous tenterons d’en analyser rares éléments et d’en inférer quelques principes concernant la
perception chrétienne du fait politique. Nous commencerons cette étude par une citation de
l’Ad Graecos de Tatien :

« Car eux [les démons], dans leur sottise, se sont tournés vers la vaine gloire, se sont révoltés
et se sont empressés de devenir des pilleurs de la divinité : et le Seigneur de l’univers les laisse
dans leur orgueil, jusqu’à ce que le monde prenne fin et se dissolve, que le juge paraisse et
que tous les hommes qui, durant la révolte des démons, tendent cependant à rechercher la
connaissance du Dieu parfait en reçoivent un témoignage plus parfait encore, à travers les
combats, au jour du jugement » (Οἱ γὰρ προειρημένοι τῇ σφῶν ἀβελτερίᾳ πρὸς τὸ κενοδοξεῖν
τραπέντες καὶ ἀφηνιάσαντες λῃσταὶ θεότητος γενέσθαι προὐθυμήθησαν· ὁ δὲ τῶν ὅλων
δεσπότης ἐντρυφᾶν αὐτοὺς εἴασε μέχρις ἂν ὁ κόσμος πέρας λαβὼν ἀναλυθῇ, καὶ ὁ δικαστὴς
παραγένηται, καὶ πάντες οἱ ἄνθρωποι διὰ τῆς τῶν δαιμόνων ἐπαναστάσεως ἀφιέμενοι τῆς
τοῦ τελείου θεοῦ γνώσεως τελειοτέραν διὰ τῶν ἀγώνων ἐν ἡμέρᾳ κρίσεως)216.

Nous voyons, dans cet extrait, que les démons forment l’axe autour duquel le départage entre
les hommes pourra s’effectuer au moment du jugement dernier. Le monde gréco-romain
dominé par un gouvernement démonique et sourd aux avertissements des chrétiens est voué,
selon Tatien, à la ruine. S’il ne cesse pas d’être la proie des δαίμονες, le petit δεσπότης et
δικαστής qu’est l’empereur sera impitoyablement jugé par Dieu. On peut sentir ici toute la
puissance de la communauté chrétienne, assurée de saisir le sens de l’histoire et les trames
de fond qui la travaillent. Dire que l’état de ce monde est éphémère, que les détenteurs du
pouvoir, eux-mêmes soumis à des êtres démoniques, sont voués au même jugement que le
reste de l’humanité, octroie, selon tout évidence, aux chrétiens une forte conscience de leur
être collectif et constituent des affirmations aux conséquences politiques certaines. Pour une
Rome qui ne conçoit son imperium qu’éternellement217, poser une limite temporelle à sa

215
Grant, Robert M., Greek apologists of the second century, The Westminster Press Philadelphia, Philadelphia,
1988, p. 15. Cette quasi-absence de l’apocalyptique chez les apologistes fait contraste avec la vigueur du
millénarisme chez Papias d’Hiérapolis et les prophéties du Pasteur d’Hermas (Inglebert, Hervé, Les Romains
Chrétiens face à l’histoire de Rome, Institut d’Etudes Augustiniennes, Paris, 1996, p. 33). On peut toutefois noter
que Justin se fait l’écho (XXXI, 1) dans son Dialogue avec Tryphon de la vision de Daniel et de la succession des
quatre empires : il n’en donne cependant pas d’interprétation précise.
216
Tat., Ad Graec., XII, 6-7. Nous trouvons le même type d’affirmation chez Justin (Apol., I, XLV, 1 ): « Dieu le Père
de l’univers devait enlever le Christ du ciel, après l’avoir ressuscité des morts et il doit l’y garder jusqu’à ce qu’il
ait frappé les démons, ses ennemis, et que soit complété le nombre de ceux dont il a connu d’avance qu’ils
seraient bons et vertueux, et à cause desquels il n’a pas encore accompli la destruction du monde » (Ὅτι δὲ
ἀγαγεῖν τὸν Χριστὸν εἰς τὸν οὐρανὸν ὁ πατὴρ τῶν πάντων θεὸς μετὰ τὸ ἀναστῆσαι ἐκ νερκῶν αὐτὸν ἔμελλε, καὶ
κατέχειν ἕως ἄν πατάξῃ τοὺς ἐχθραίνοντας αὐτῷ δαίμονας, καὶ συντελεσθῇ ὁ ἀριθμὸς τῶν προεγνωσμένων
αὐτῷ ἀγαθῶν γινομένων καὶ ἐναρέτων, διʹ οὕς καὶ μηδέπω τὴν ἐκπύρωσιν πεποίηται).
217
Sur ce thème, voir : Veyne, Paul, Le pain et le cirque, Éditions du Seuil, Paris, 1976, p. 769, n°327 et Martin,
Jean-Pierre, Providentia deorum. Recherches sur certains aspects religieux du pouvoir impérial romain, École

55
domination politique constitue une véritable subversion. Justin ne s’y trompait pas lorsqu’il
affirmait que les démons ont poussé les empereurs à décréter la peine de mort pour les
lecteurs d’Hystaspe, apocalypticien ayant prévu la fin prochaine de Rome218 : l’objectif des
δαίμονες était de présenter leur domination comme éternelle. Cette intégration des
questions politiques au sein d’un paradigme fini constitue un élément important pour
comprendre la doctrine chrétienne.

Tatien et Justin sont les deux apologistes à avoir le plus insister sur la fin du monde. Tatien,
dans son Ad Graecos, mentionne à plusieurs reprises une συντέλεια τοῦ κόσμου219, à un
accomplissement du monde, à une eschatologie menant inévitablement à une théodicée, un
jugement divin. Justin, quant à lui, parle d’un τὸ πῦρ τὸ τῆς κρίσεως, d’un feu du jugement,220
et d’une σύγχυσις καὶ κατάλυσις τοῦ παντὸς κόσμου221, d’une confusion et une dissolution du
monde entier. La σύγχυσις est intéressante : il s’agit d’un terme qui a été souvent utilisé par
les auteurs antiques pour décrire la confusion et la ruine politiques222 et qui laisse penser que,
dans l’esprit de Justin, la fin du monde amènera inévitablement son lot de guerres, de
désordre et d’anarchie223. Toutefois, un terme revient fréquemment sous la plume de nos
deux auteurs pour caractériser l’embrasement final. Il s’agit du terme ἐκπύρωσις224, la
déflagration.

Ce terme est issu de la philosophie stoïcienne et décrit la déflagration qui, selon les
philosophes du Portique, frappe le monde à intervalle régulier, entraînant en quelque sorte
un recommencement du κόσμος. Justin et Tatien ne partagent pas le même avis sur l’accord

française de Rome, Rome, 1982, pp. 279-280 et Inglebert, Hervé, « Les causes de l'existence de l'Empire romain
selon les auteurs chrétiens des IIIe – Ve siècles », in Latomus, vol. 54, 1995, p. 18.
218
Just., Apol., I, LXIV, 12. Cet Hystaspe, selon Lactance (Institutions divines, VII, XV, 3), avait prévu que l’empire
et le nom des Romains disparaitraient (sublatum iri ex orbe imperium nomenque Romanum multo ante praefatus
est). Pour une discussion sur ce mystérieux apocalypticien, voir : Grant, Robert M., Greek apologists of the second
century, The Westminster Press Philadelphia, Philadelphia, 1988, p. 14.
219
Tat., Ad Graec., VI, 1 (τὴν τῶν ὅλων συντέλειαν) ; XIII, 1 (ἐπὶ συντελείᾳ τοῦ κόσμου) ; XVII, 1 (ἐν ἡμέρᾳ
συντελείας).
220
Just., Apol., II, VI, 2.
221
Just., Apol., II, VI, 1.
222
Nous retrouvons le terme dans les Actes des Apôtres (19,29) décrivant la confusion dans la cité d’Éphèse dûe
à l’activité de Paul.
223
On peut toutefois noter que Justin évite de mentionner le sort de Rome dans son récit de la Parousie où il
commente abondamment les prophéties d’Isaïe et d’Ezéchiel (Apol., I, LII, 9-12) et insiste uniquement sur le sort
des juifs.
224
Nous le trouvons Justin : Apol., I, XLV, 1 ; I, XX, 4. Chez Tatien : Ad. Graec., XXV, 4. Chez Athénagore : Leg., XIX,
3 ; XXII, 4.

56
entre l’ἐκπύρωσις et l’eschatologie chrétienne. Le premier les confond insensiblement225 alors
que le second les distingue avec précision226. Comment interpréter de la part de Justin ce
réemploi de l’ἐκπύρωσις ? Désirait-il montrer de la sorte que la conception chrétienne du
temps n’avait rien de subversif et s’assimilait parfaitement à une philosophie largement
pratiquée par l’aristocratie romaine ? Une réponse catégorique serait malvenue de notre part,
mais il semble, cependant, qu’une telle précaution pour évoquer la cosmologie chrétienne a
été sagement préméditée par Justin. Cela semble participer à ce ‘dialogue philosophique’ que
nous avons tenté de mettre en lumière ci-dessus : Justin adapte la théologie chrétienne à
l’entendement philosophique grec lorsque les nécessités du discours avec des autorités
politiques l’imposent.

La question du millénarisme divisait, elle aussi, le groupe des apologistes. Il a été démontré
que Justin seul en défendait le principe227 . L’auteur affirmait ainsi dans son Apologie :

« De fait les prophètes ont annoncé deux avènements du Christ : le premier, qui a déjà eu lieu,
comme d’un homme méprisé et soumis à la souffrance, le second dont il est prédit qu’il aura
lieu quand il reviendra des cieux dans la gloire, avec l’armée des anges […] il enverra les
méchants au feu éternel avec les mauvais démons, pour une souffrance éternelle » (Δύο γ̀αρ
αὐτοῦ παρουσίας προεκήρυξαν οἱ προφῆται · μίαν μέν, τὴν ἤδη γενομένην, ὡς ἀτίμου καὶ
παθητοῦ ἀνθρώπου, τὴν δὲ δευτέραν, ὅταν μετὰ δόξης ἐξ οὐρανῶν μετὰ τῆς ἀγγελικῆς αὐτοῦ
στρατιᾶς παραγενήσεσθαι κεκήρυκται […] τῶν δʹ ἀδίκων ἐν αἰσθήσει αἰωνίᾳ μετὰ τῶν
φαύλων δαιμόνων εἰς τὸ αἰώνιον πῦρ πέμψει)228.

225
Just., Apol., I, XX, 4 : « Quand nous affirmons l’embrasement universel, [nous affirmons la doctrine] des
Stoïciens » (τῷ δὲ ἐκπύρωσιν γενέσθαι Στωϊκῶν).
226
Tat., Ad Graec., VI, 1 : « Et c’est pourquoi nous croyons aussi qu’il y aura une résurrection des corps après
l’achèvement de toutes choses, non comme les stoïciens le professent, selon des périodes cycliques, eux qui
voient les mêmes choses advenir et disparaître sans cesse sans aucune fin utile, mais une seule fois,
définitivement, quand les siècles de notre monde seront achevés, pour les seuls hommes, en vue du jugement »
(Καὶ διὰ τοῦτο καὶ σωμάτων ἀνάστασιν ἔσεσθαι πεπιστεύκαμεν μετὰ τὴν τῶν ὅλων συντέλειαν, οὐχ ὡς οἱ
Στωϊκοὶ δογματίζουσι κατά τινας κύκλων περιόδους γινομένων ἀεὶ καὶ ἀπογινομένων τῶν αὐτῶν οὐκ ἐπί τι
χρήσιμον, ἅπαξ δὲ τῶν καθ' ἡμᾶς αἰώνων πεπερασμένων καὶ εἰς τὸ παντελὲς διὰ μόνων τῶν ἀνθρώπων τὴν
σύστασιν ἔσεσθαι χάριν κρίσεως).
227
Sur cette question, voir : Bobichon, Philippe, « Millénarisme et orthodoxie dans les écrits de Justin Martyr »,
in Dumont, Martin (dir.), Mélanges sur la question millénariste de l’Antiquité à nos jours, Éditions Honoré
Champion, Paris, 2018, p. 70. A ce propos Bernard Pouderon affirme : « Tatien rejette le millénarisme qui était
celui de son maître : aucune allusion au règne de mille ans ni à la Jérusalem terrestre, mais une évocation des
mondes supérieurs qui n'est pas sans rappeler la gnose » ; « d'inspiration pagano-chrétienne, Athénagore exclut
toute forme de millénarisme, et ignore parfaitement la Jérusalem terrestre à laquelle un Justin était encore très
attaché. » (Bernard, Pouderon, Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 2005, pp. 194 et
223).
228
Just., Apol., I, LII, 3. Méliton de Sardes affirmait également (Sur la Pâque, 68) que Jésus arracherait les
chrétiens « de la tyrannie pour une royauté éternelle » (ἐκ τυραννίδος εἰς βασιλείαν αἰωνίαν).

57
Ce paragraphe de l’Apologie est le seul où Justin évoque les deux Parousies de Jésus - alors
que ce thème revient à vingt-huit reprises dans son Dialogue avec Tryphon. Quel effet ce
paragraphe pouvait-il provoquer chez un lecteur païen et qui plus est un gouverneur, un
empereur ? Le retour d’un homme, condamné à la crucifixion voici cent-vingt années par les
autorités romaines, accompagné d’une armée céleste ! Justin, par ailleurs, affirme que ce
crucifié régnera sur ses ennemis et que les rois de la terre en resteront cois 229. Comment les
empereurs ne pouvaient-ils pas se sentir visés alors que l’apologiste répétait à longueur de
page qu’ils étaient soumis aux φαῦλοι δαίμονες ? Face à ces affirmations de Justin, le
théologien Cecil John Cadoux en est même venu à penser que l’apologiste espérait le retour
en gloire de Jésus pour bientôt230. La conscience de faire partie des futurs sauvés, l’assurance
en la Parousie et la destruction de ce monde constituaient un véritable message politique
chrétiens adressés aux autorités en place : le salut d’un homme ne dépend absolument pas
de son rôle socio-politique ou de son appartenance à un collectivité civique mais à son rapport
direct à Dieu ; les détenteurs de pouvoir sont vouées à la damnation si elles n’écoutent pas
les chrétiens et aucune configuration politique, si stable et puissante soit-elle, n’est éternelle.
Les apologistes, par ailleurs, affirmaient avec fermeté que le monde tel qu’il existait ne tenait
que par leur entremise. Voici comment s’exprimait Justin sur ce thème :

« C’est pourquoi, si Dieu retarde la réalisation du bouleversement et de la dissolution du


monde entier, qui mettrait fin à l’existence des mauvais anges et démons et hommes pervers,
c’est à cause de la race des chrétiens, qui reconnaissent en leur propre nature le motif de ce
délai » (Ὅθεν καὶ ἐπιμένει ὁ θεὸς τὴν σύγχυσιν καὶ κατάλυσιν τοῦ παντὸς κόσμου μὴ ποιῆσαι,
ἵνα καὶ οἱ φαῦλοι ἄγγελοι καὶ δαίμονες καὶ ἄνθρωποι μηκέτι ὦσι, διὰ τὸ σπέρμα τὠν
Χριστιανῶν, ὅ γινώσκει ἐν τῇ φύσει, ὅτι αἴτιόν ἐστιν)231.

Aux yeux de Justin, Dieu maintient le monde pour les chrétiens, pour « que soit complété le
nombre de ceux dont il a connu d’avance qu’ils seraient bons et vertueux »232. C’est
proprement prodigieux : que le monde tienne par l’entremise d’une si infime couche de la
population, alors que l’empereur, son administration, son armée et sa suite ont pour continuel

229
Just., Apol., I, L, 4 (οὕτως θαυμάσονται ἔθνη πολλά, καὶ συνέξουσι βασιλεῖς τὸ στόμα αὐτῶν) ; I, LI, 1
(βασιλεύ<σ>ει τῶν ἐχθρῶν).
230
« It will be observed that, while Justinus nowhere speaks in so many words of the downfall of the Roman
Empire, least of all in the ‘Apology’ he adressed to the Emperors, he has let us see enough of the inside of his
mind to make clear to us his belief in the early occurrence of that event » (Cadoux, Cecil John, The Early church
and the World, T. & T. Clark, Édimbourg, 1955, pp. 254-255).
231
Just., Apol., II, VI, 1. Nous retrouvons une idée similaire chez Théophile d’Antioche (Ad Aut., II, 14).
232
Just., Apol., I, XLV, 1 : « συντελεσθῇ ὁ ἀριθμὸς τῶν προεγνωσμένων αὐτῷ ἀγαθῶν γινομένων καὶ ἐναρέτων
». Cette conception du temps chrétien semble faire référence à l’Apocalypse (6, 9-11).

58
objectif de maintenir l’empire tel qu’il a été transmis depuis plusieurs siècles ! Justin renforce
cette assertion en disant que les chrétiens sont conscients – γινώσκει – de cette dette que
leur doit le monde 233 ! Les chrétiens constituent le κατέχον234 : ils retiennent les δαίμονες
d’avoir un pouvoir sans partage sur la société des hommes et empêche une ἐκπύρωσις, une
destruction complète de la création ne menant qu’à l’injustice. Comment prétendre après de
telles affirmations que les chrétiens n’ont pas une conscience politique forte ? Qu’ils se
pensent comme des êtres étrangers au monde socio-politique ? Certes, ils attendaient la vie
future235 et n’aspiraient pas à la royauté terrestre236 mais cela ne les a certainement pas
détournés d’une action politique dans le monde, sinon toute entreprise apologétique aurait
été vaine.

233
Adolf von Harnack disait déjà à ce propos : « Ce qui est singulier, c’est que les chrétiens, peu nombreux encore
jusqu’au-delà du IIe siècle, se soient considérés comme le centre de l’humanité et comme son facteur
déterminant, y compris quant à l’histoire politique. Pour le peuple juif, cette conscience qu’il a de lui-même peut
très bien s’expliquer : il s’agissait réellement d’un grand peuple, et il avait derrière lui une histoire considérable ;
mais qu’une petite troupe se pose face à la totalité de l’immense Empire romain, de cet empire, et qu’elle
considère cette lutte comme la fin de l’histoire universelle tout entière, est véritablement étonnant » (Von
Harnack, Adolf, Mission et expansion du christianisme dans les trois premiers siècles, Les Éditions du Cerf, Paris,
2004, p. 333).
234
2 Thess., 2, 6-7. Nous trouvons dans l’A Diognète (VI, 7) : « Les chrétiens sont comme détenus dans la prison
du monde : ce sont eux pourtant qui maintiennent le monde » (καὶ Χριστιανοὶ κατέχονται μὲν ὡς ἐν φρουρᾷ τῷ
κόσμῳ, αὐτοὶ δὲ συνέχουσι τὸν κόσμον).
235
Arist., Apol., XV, 3 : « Ils tiennent les préceptes du Seigneur Jésus-Christ lui-même gravés dans leur cœur, et
ils les observent, dans l’attente de la résurrection des morts et de la vie du monde à venir » (Ἔχουσι τὰς ἐντολὰς
αὐτοῦ τοῦ Κυρίου Ἰησοῦ Χριστοῦ ἐν ταῖς καρδίαις κεχαραγμένας καὶ ταύτας φυλάττουσι, προσδοκῶντες
ἀνάστασιν νεκρῶν καὶ ζωὴν τοῦ μέλλοντος αἰῶνος).
236
Just., Apol., I, XI, 1 : « Aussi bien, parce que vous avez entendu dire que nous attendons un royaume, vous
supposez sans discernement que nous parlons d’un royaume humain, alors qu’il s’agit de celui qui est auprès de
Dieu » (Καὶ ὑμεῖς, ἀκούσαντες βασιλείαν προσδοκῶντας ἡμᾶς, ἀκρίτως ἀνθρώπινον λέγειν ἡμᾶς ὑπειλήφατε,
ἡμῶν τὴν μετὰ θεοῦ λεγόντων).

59
II) L’affirmation d’une citoyenneté chrétienne : les fidèles dans
la cité

Jusqu’à présent, nous avons tenté d’élucider les caractères fondamentaux d’une perception
du politique chez les apologistes. Toutefois, les communautés chrétiennes de l’Empire
évoluaient dans le monde des cités. Pratiquement, leur vie, leur organisation et leur
développement n’ont pas pu s’élaborer sans faire abstraction de ce milieu environnant : celui-
ci déterminait, pour une grande part, les multiples changements désirés et éprouvés par les
églises. Dans cette seconde partie, nous étudierons plus spécifiquement comment nos auteurs
ont envisagé, dans leurs écrits, les divers conflits nés entre la civilisation municipale gréco-
romaine et les communautés chrétiennes ; nous verrons également la manière avec laquelle
ils ont tenté de les résoudre et envisagé une intégration chrétienne dans la sphère civique.
Dans un premier temps, nous analyserons la difficile constitution d’une citoyenneté
chrétienne en nous appuyant, notamment, sur l’A Diognète. Ensuite, nous nous pencherons
sur les critiques du fonctionnement civique développées par les apologistes. Ici, deux
questions nous retiendront particulièrement : la remise en cause de la théologie civique et de
la socialité antique. Enfin, dans un dernier temps, nous nous questionnerons sur la conception
l’Église chez nos auteurs et sur l’étonnante présence, dans l’apologétique, d’une πολιτεία
chrétienne.

1) Intégration problématique des chrétiens au sein la civilisation


municipale

La présence de la πόλις est, nous l’avons vu, particulièrement prégnante dans les écrits des
apologistes. La vie communautaire, les multiples aspects de la civilisation municipale sont
évoqués avec précision : nos auteurs décrivent le devenir des chrétiens dans ce milieu hostile,
tente d’en comprendre les mécanismes et affichent beaucoup de distanciation vis-à-vis du

60
peuple des cités, des gouverneurs et des institutions municipales237. En tant que dialogue avec
la société gréco-romaine, l’apologétique chrétienne dénonce fréquemment les torts faits aux
chrétiens par les autorités et la population des πολεῖς238 et tente d’afficher les
dysfonctionnements rongeant les administrations locales. Nous tenterons dans cette partie
d’analyser les tensions entre la logique civique et politique des cités et le développement de
ce peuple nouveau, les chrétiens. Cela nous amènera à étudier une des premières
thématisations d’une véritable citoyenneté chrétienne239 dans l’A Diognète.

1.a) La vox populi et l’accusation d’incivisme

Trois accusations principales étaient portées contre les chrétiens par leurs divers opposants,
qui, dans la majorité des cas, provenaient du peuple des cités240 : « l’athéisme, les repas de
Thyeste et les incestes œdipiens »241. Pour comprendre l’opposition politique entre les
chrétiens et les citoyens des πολεῖς, restés attachés aux cultes traditionnels, nous
commencerons par analyser l’accusation d’athéisme - ἀσέβεια en grec, impietas en latin -, ses
tenants et ses aboutissants.

Les apologistes grecs avaient, nous semble-t-il, bien conscience des conséquences civiques et
politiques provoquées par la propagation d’un véritable athéisme au sein des cités du monde
romain : Athénagore affirme que les athées doivent être persécutés par le pouvoir242,
Théophile d’Antioche associe presque naturellement athéisme et remise en cause de l’ordre
établi243. Dans leur esprit, le manque de piété constitue presque inévitablement une

237
Saulnier, Christiane, « La persécution des chrétiens et la théologie du pouvoir à Rome (Ier - IVe s.) », in Revue
des Sciences Religieuses, vol. 58, 1984, pp. 255-258.
238
Sur le conflit entre la population romaine et Justin, voir : Colin, Jean, « Les exigences de la populace païenne
dans la littérature grecque chrétienne du IIe siècle », in Revue des Études Grecques, vol. 78, 1965, pp. 331-334.
239
Lepelley, Claude, L’Empire romain et le christianisme, Éditions Flammarion, Paris, 1969, p. 37.
240
La correspondance de Pline le Jeune et le fameux rescrit de Trajan (Lettres, X, 96-97) ainsi que le rescrit
d’Hadrien à Minucius Fondanus (Just., Apol., I, LXVIII, 5-10) dénoncent l’activité des sycophantes et autres
calomniateurs anonymes dirigée contre les chrétiens.
241
Ath., Leg., III, 1 : « Τρία ἐπιφημίζουσιν ἡμῖν ἐγκλήματα, ἀθεότητα, Θυέστεια δεῖπνα, Οἰδιποδείους μίξεις ».
Nous retrouvons la même idée chez Justin (Apol., I, V, 3 ; II, VIII, 1), Athénagore (Ad Aut., III, 4). Nous observons
aussi que les chrétiens et les athées sont systématiquement associés dans le pamphlet de Lucien de Samosate,
Alexandre ou le faux-prophète (25 : « λέγων ἀθέων ἐμπεπλῆσθαι καὶ Χριστιανῶν τὸν Πόντον » ; 37 : « εἴ τις ἄθεος
ἤ Χριστιανὸς ἤ Ἐπικούρος »). Sur ces accusions, voir : Pouderon, Bernard, « La première apologétique chrétienne
: définitions, thèmes et visées », in Kentron, vol. 24, 2008, p. 246.
242
Ath., Leg., IV, 2 : « Car si nous partagions l’opinion de Diagoras […] nous mériterions de passer pour des impies
et donnerions matière à la persécution » (Εἰ γὰρ ἐφρονοῦμεν ὅμοιοα τῷ Διαγόρα [...] εἰκότως ἂν ἡμῖν καὶ ἡ τοῦ
μὴ θεοσεβεῖν δόξα καὶ ἡ τοῦ ἐλαύνεσθαι αἰτόα προσετρίβετο).
243
Théoph., Ad Aut., ΙΙΙ, 6 : « Quant à Épicure, tout en enseignant l’athéisme, il conseille l’union avec les mères
et les sœurs, contrairement aux lois qui l’interdisent, et tout ce que les autres lois interdisent aux Romains et aux

61
subversion des fondements du régime civique. Si les tenants des cultes gréco-romains
associaient la foi chrétienne à l’athéisme, il est naturel qu’elle leur paraisse remettre en cause
leur organisation politique. Comme le dit John Scheid, « un citoyen qui adhérait au judaïsme
ou au christianisme ou bien, ce qui revient au même, un juif ou un chrétien qui devenait
citoyen romain sans pour autant accepter de pratiquer le culte romain, commettait un délit
grave. En effet, en se définissant exclusivement comme juif ou comme chrétien, il reniait aux
yeux des Romains son être social et rejetait en principe toute possibilité de se réaliser dans la
cité. Sa culpabilité était semblable à celle des bacchants et on ne pouvait manquer de
considérer cette contestation radicale comme un refus d’obéissance, comme une trahison et
une sédition »244.

L’athéisme chrétien constitue une véritable στάσις : Celse ne s’y trompait pas lorsqu’il conviait
les chrétiens à prendre part au gouvernement de la patrie, les voyant s’en éloigner pour se
réfugier dans leur σύνθημα d’agitateurs et de séditieux245. Les conséquences politiques d’un
tel comportement religieux était grave : les chrétiens rompaient la pax deorum, ébranlant
ainsi le fondement social même, et se portaient plus volontiers vers leur propre salut que vers
celui de leur patrie, de leur cité d’appartenance. Les apologistes grecs décrivent à plusieurs
reprises la haine que leur vouait le populus pour leur comportement social dissolvant :
Athénagore affirme que les foules rendent « les magistrats durs et intraitables à notre
égard »246, le Pseudo-Méliton, dans son De Veritate, parle d’une volontas multitudinis

Grecs de faire » (Ἐπίκουρος δὲ καὶ αὐτὸς σὺν τῷ ἀθεότητα διδάσκειν συμβουλεύει καὶ μητράσι καὶ ἀδελφαῖς
συμμίγνυσθαι, καὶ πέρα τῶν νόμων τῶν τόδε κωλυόντων. Ὁπόσα τε οἱ λοιποὶ νόμοι κωλύουσιν Ῥωμαίων τε καὶ
Ἑλλήνων τὰ τοιαῦτα πράσσεσθαι).
244
Scheid, John, « Le délit religieux dans la Rome tardo-républicaine », in Le délit religieux dans la cité antique,
Publications de l’école française de Rome, Rome, 1981, p. 164. L’historien de la religion romaine affirme par
ailleurs qu’à Rome « l’infraction religieuse n’est pas un fait individuel. Elle est incapable d’attirer directement
l’ire divine sur le coupable. Celle-ci menace d’abord le seul responsable des relations collectives avec les dieux,
la communauté civique » (Les dieux, l'État et l'individu, réflexions sur la religion civique à Rome, Éditions du Seuil,
Paris, 2013, p. 157).
245
Origène, Contre Celse, VIII, 75 : « Celse nous convie encore ‘à prendre part au gouvernement de la patrie s’il
en est besoin pour la défense des lois et de la piété’ » (Προτρέπει δʹ ἡμᾶς Κέλσος καὶ ἐπὶ τὸ ἄρχειν τῆς πατρίδος,
ἐὰν δέῃ καὶ τοῦτο ποιεῖν ἕνεκεν σωτηρίας νόμων καὶ εὐσεβείας) ; III, 14 : « Leur société est d’autant plus
étonnante qu’on peut prouver qu’elle ne repose sur aucun fondement solide. Elle n’a de fondement solide que
la révolte, l’avantage qu’on en espère et la crainte des étrangers : telle est l’assise de leur foi » (Θαυμασιώτερον
μὴν τὸ σύνθημα αὐτῶν τοσῷδε, ὅσῳ γε μᾶλλον ἐξ οὐδεμιᾶς ὑποθέσεως ἀξιόχρεω συνεστὸς ἐλέγχοιτο. Ἀλλʹ
ἔστιν ἀξιόχρεως ὑπόθεσις ἡ στάσις καὶ ἡ διʹ αὐτὴν ὠφέλεια καὶ τὸ τῶν ἔξωθεν δέος · ταῦτα βεβαιοῖ τὴν πίστιν
αὐτοῖς).
246
Ath., Leg., XXXI, 1 : « πικροὺς καὶ ἀπαραιτήτους τῇ τῶν αἰτιῶν ὑπερβολῇ τοὺς ἄρχοντας παρασκευάσειν ».

62
contraignant le Prince à mener une politique dirigée contre la foi chrétienne et contre son
propre intérêt247.

Pour qualifier ce conflit avec la civilisation municipale gréco-romaine, les apologistes grecs
font usage d’images puissantes et d’un vocabulaire particulièrement éloquent. Pour en
donner un exemple, citons un passage de l’Ad Autoclycum de Théophile d’Antioche :

« Quant aux Grecs […], ils ont poursuivi, et ils poursuivent chaque jour ceux qui le vénèrent [le
vrai Dieu]. Ils décernent cependant des prix et des honneurs à ceux qui font insulte à Dieu en
termes élégants. Quant aux hommes qui se dévouent pour la vertu et s’exercent à une vie
sainte et qu’ils ont lapidés ou mis à mort, ils leur font subir aujourd’hui encore de cruels
outrages. C’est pourquoi de telles gens ont nécessairement perdu la sagesse de Dieu et n’ont
pas trouvé la vérité » (Ἕλληνες [...] ἔτι μὴν καὶ τοὺς σεβομένους αὐτὸν ἐδίωξαν καὶ τὸ καθ'
ἡμέραν διώκουσιν. Οὐ μὴν ἀλλὰ καὶ <τοῖς εὐφώνως ὑβρίζουσι τὸν θεὸν ἆθλα καὶ τιμὰς
τιθέασιν>, τοὺς δὲ σπεύδοντας πρὸς ἀρετὴν καὶ ἀσκοῦντας βίον ὅσιον, οὓς μὲν
ἐλιθοβόλησαν, οὓς δὲ ἐθανάτωσαν, καὶ ἕως τοῦ δεῦρο ὠμοῖς αἰκισμοῖς περιβάλλουσιν. Διὸ
οἱ τοιοῦτοι ἀναγκαίως ἀπώλεσαν τὴν σοφίαν τοῦ θεοῦ καὶ τὴν ἀλήθειαν οὐχ εὗρον )248.

Notons que Théophile d’Antioche dénonce les méfaits commis par les Ἕλληνες, qu’on peut à
juste titre identifier aux populations hellénophones résidant dans les cités de l’Orient
romain249. Δίωξις, ὕβρισμα, λιθοβολία, αἴκισμα, l’évêque d’Antioche emploie des termes
rappelant les tortures et les outrages perpétrés contre des ennemis, des prisonniers de guerre
et des barbares. En lisant ce paragraphe, nous pourrions avoir beaucoup de mal à croire qu’il
a pu être rédigé durant la Pax romana : l’accumulation de termes agressifs est telle que on
pourrait le croire tirer d’un récit de guerres ! Peut-être s’agit-il d’une véritable guerre ? Ou
est-ce simplement un biais rhétorique pour accroître le pathétique d’une situation somme
toute supportable ? Il est assez remarquable de retrouver plusieurs fois des manifestations
de ce conflit dans le corpus apologétique : Athénagore soutient qu’une administration
impériale stricte et juste agira de sorte que les chrétiens cessent d’être combattus par la foule
- παυσόμεθα πολεμούμενοι250 ; Justin affirme que les fidèles de Jésus sont combattus par tous

247
Pitra, Jean-Baptiste-François, Spicilegium Solesmense, t. 2, Firmin Didot Fratres, Paris, 1855, pp. XLIX-L : « Tel
prince dira peut-être : ‘Je ne suis pas libre de faire le bien. Étant chef, je suis obligé de me conformer à la volonté
du grand nombre’ » (Fortasse ille qui rex est dicet : ‘Non possum ut velim gubernare ; quoniam rex sum, decet
ut faciam voluntatem multitudinis).
248
Théoph., Ad Aut., III, 30.
249
Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, trad. Grant, Robert M., Clarendon Press, Oxford, 1970, pp. XVII-XVIII.
250
Ath., Leg., I, 2 : « les foules nous font la guerre à cause de notre seul nom » (ἐπὶ μόνῳ ὀνόματι
προσπολεμούντων ἡμῖν τῶν πολλῶν) ; II, 6 : « nous, délivrés des rumeurs inconsidérées répandues par la foule,
nous ne subirons plus de guerres » (ἡμεῖς τὰ ἀπὸ τῆς ἀκρίτου τῶν πολλῶν φήμης ἀπολυσάμενοι παυσόμεθα
πολεμούμενοι).

63
les moyens - ποικίλως πολεμούμεθα251 ; Méliton de Sardes va jusqu’à affirmer que le sort subi
par les chrétiens ne conviendrait pas à des ennemis barbares - βαρβάρων πολεμίων 252 – et
que ses coreligionnaires sont abandonnés au brigandage public – δημώδει λεηλασίᾳ !

Ce πόλεμος, contre le peuple chrétien, aurait pu être considéré par nos auteurs comme une
sorte de prolongement des conflits nés entre Rome et les Juifs de 70 à 135. Cependant,
Bernard Pouderon nous rappelle que les écrits des apologistes encadrent la seconde guerre
de Judée et semblent, selon toute vraisemblance, indépendants des relations entre l’Empire
et la population juive253. Il apparaît même que certains apologistes se sentaient persécutés et
combattus par les juifs254.

Dans nos textes, les chrétiens semblent si peu intégrés dans la sphère civique qu’ils y sont
considérés comme des ennemis publics par les corps de citoyens, fréquemment soutenus en
ceci par les magistrats et les gouverneurs. Ce πόλεμος, fugace, apparaît comme la trame de
fonds d’une vie chrétienne dans la πόλις. C’est en quelque sorte, pourrions-nous dire, une
guerre civile dans chaque cité qu’a provoqué l’émergence du peuple chrétien : celui-ci
constitue un groupe ennemi et intérieur contre lequel la civilisation municipale gréco-latine
fait front. Surtout, cette division de la cité, telle qu’elle apparaît dans les textes mentionnés,
fait apparaître les chrétiens comme un groupe social ayant une cohérence interne, comme
une sorte d’État dans l’État ne répondant pas aux mêmes mécanismes sociologiques que les
institutions en place.

L’athéisme des chrétiens, leur non-reconnaissance des dieux traditionnels peuvent, en partie,
expliquer ce πόλεμος. Nous pouvons cependant découvrir d’autres facteurs explicatifs dans
l’œuvre des apologistes. La première d’entre elles, qui nous semble fondamentale, est
« l’apparition tardive dans l’histoire du monde de cette religion du Dieu éternel », comme le

251
Just., Apol., II, XII, 6.
252
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 6 : « μηδὲ κατὰ βαρβάρων πρέπει πολεμίων ».
253
Pouderon, Bernard, Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 2005, p. 17 : « On
remarquera particulièrement que les trois grandes périodes apologétiques, sous Hadrien d' abord (vers 125),
puis sous Antonin (vers 155) et Marc Aurèle (entre 175 et 180) ensuite, ne coïncident pas avec la seconde guerre
de Judée (132-135), mais l'encadrent, indiquant suffisamment que les mouvements populaires contre les
chrétiens, au Ile siècle, étaient indépendants de l'état des relations de l'Empire avec les juifs ».
254
Pour l’auteur anonyme de l’A Diognète, ce sont les juifs qui font la guerre aux chrétiens. Il affirme (V, 17) :
« Les juifs leur font la guerre comme à des étrangers ; ils sont persécutés par les Grecs et ceux qui les détestent
ne sauraient dire la cause de leur haine » (Ὑπὸ Ἰουδαίων ὡς ἀλλόφυλοι πολεμοῦνται, καὶ ὑπὸ Ἐλλήνων
διώκονται, καὶ τὴν αἰτίαν τῆς ἔχθρας εἰπεῖν οἱ μισοῦντες οὐκ ἔχουσιν). Nous retrouvons cet antagonisme chez
Justin (Apol., I, XXXVI, 6).

64
dit joliment Henri-Irénée Marrou255. Pour des sociétés ontologiquement traditionnalistes et
conservatrices comme l’étaient les Grecs et les Romains, la venue et la diffusion en leur sein
de καινὸν τοῦτο γένος, que formaient les chrétiens, constituaient un véritable défi à leur
sauvegarde et leur perpétuation256. Le καίνον était par excellence ce qui révolutionne,
bouleverse et renverse l’ἀρχαῖον, ce qui possède son assise dans le passé et se trouve
naturellement être porteur d’avenir. Les apologistes, nous l’avons vu dans l’œuvre de
Théophile d’Antioche, tentaient de masquer cette nouveauté, cette absence de passé en
évitant de mentionner le nom de Jésus. Le καίνον ne peut être accepté par l’ἀρχαῖον que s’il
se trouve lui-même une assise vénérable, ou encore, comble son manque de tradition en
s’agrégeant aux peuples traditionnels, ce précisément à quoi les chrétiens ne consentent pas.

Peuple sans épaisseur civilisationnelle, ils tendent également à questionner les fondements
de la cité gréco-romaine. C’est en ce sens que nous pouvons comprendre l’insistance dont ont
fait preuve les apologistes à vanter les modèles de philosophes subversifs257, allant même
jusqu’à s’identifier à eux ! En guise d’exemple, nous prendrons une citation d’Athénagore :

« Ainsi Pythagore a connu lui aussi le supplice du feu avec trois cents compagnons ; Héraclite
et Démocrite furent chassés258, l’un de la cité d’Ephèse, l’autre, de celle d’Abdère, accusé de
folie ; et Socrate, les Athéniens le condamnèrent à mort. Mais pas plus que l’opinion de la
foule n’amoindrit le degré de vertu de ces hommes, les calomnies inconsidérées de quelques-
uns ne ternissent la rectitude de notre vie » (Οὕτω καὶ Πυθαγόρας μὲν ἅμα τριακοσίοις
ἑταίροις κατεφλέχθη πυρί, Ἡράκλειτος δὲ καὶ Δημόκριτος, ὁ μὲν τῆς Ἐφεσίων πόλεως
ἠλαύνετο, ὁ δὲ τῆς Ἀβδηριτῶν ἐπικατηγορούμενος μεμηνέναι, καὶ Σωκράτους Ἀθηναῖοι

255
A Diognète, trad. Marrou, Henri-Irénée, Les Éditions du Cerf, Paris, 1965, p. 101.
256
L’expression provient de l’A Diognète (I, 1) où son auteur posait la question : « Enfin pourquoi ce peuple
nouveau – ce nouveau mode de vie – n’est-il venu à l’existence que de nos jours et non plus tôt ? » (Καὶ τί δήποτε
καινὸν τοῦτο γένος ἤ ἐπιτήδευμα εἰσῆλθεν εἰς τὸν βίον νῦν καὶ οὐ πρότερος). Nous retrouvons la même idée
chez Aristide (Apol., XV, 1) qui affirme que les chrétiens « tirent leur origine du Seigneur Jésus-Christ » (Οἱ δὲ
Χριστιανοὶ γενεαλογοῦνται ἀπὸ τοῦ Κυρίου Ἰησοῦ Χριστοῦ). L’apologiste affirme indirectement par cette phrase
que les chrétiens n’ont même pas un siècle d’existence au moment où il écrit.
257
Nous avons vu que les apologistes se présentaient volontiers comme des philosophes aux empereurs et à
leurs potentiels lecteurs. Par-delà la visée interactionnelle de ce type d’autoreprésentation, elle pouvait servir
également à critiquer l’injustice impériale et civique, nous l’avons dit. Il faut souligner que les philosophes étaient
souvent suspects aux yeux des autorités romaines. Ramsay MacMullen a beaucoup insisté sur ce point (voir
notamment : Enemies of the Roman order : treason, unrest, and alienation in the Empire, Harvard University
Press, Cambridge, 1970, pp. 46-94). C’est pour cette raison que nous en venons aussi à présenter la philosophie
chrétienne comme une forme de contestation sociale.
258
Cette tradition selon laquelle Démocrite aurait été chassée paraît surprenante. Traduit devant le conseil
d’Abdère pour avoir dilapidé la fortune de son riche père, Démocrite, parce qu’il avait témoigné de l’étendue de
son génie en donnant lecture de son Grand système du monde, fut honoré d’une récompense de cinq-cents
talents, et une fois mort, d’être enterré au frais de la cité (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes
illustres, IX, 39).

65
θάνατον κατέγνωσαν. Ἀλλʹ ὡς ἐκεῖνοι οὐδεν χείρους εἰς ἀρετῆς λόγον διὰ τὴν τῶν πολλῶν
δόξαν, οὐδʹ ἡμῖν οὐδὲν ἐπισκοτεῖ πρὸς ὀρθότητα βίου ἡ παρά τινων ἄκριτος βλασφημία)259.

Le chrétien Athénagore vante l’ἀρετή de Démocrite, le grand philosophe matérialiste ! Bien


que leur Weltschauung soit antinomique, une caractéristique réunit pourtant les deux
penseurs : la haine que leur vouent les foules – stupides, pourrait-on ajouter - des cités.
Chacun des philosophes mentionnés par l’apologiste fut rejeté par sa cité à cause de son
intransigeance – comme Héraclite -, sa volonté d’instituer un régime philosophique – comme
Pythagore -, ou à cause de sa remise en cause de la tradition, de son ἀθεότης - comme
Socrate260. Athénagore suggère, nous semble-t-il, que l’attitude de trois philosophes peut
être comparée à celle des chrétiens - ἐκεῖνοι οὐδεν […] οὐδʹ ἡμῖν. Ces derniers, attaqué eux
aussi par les foules des cités, peuvent, par leur foi, paraître intransigeants. Ils aspirent à une
βασιλεία, et en tant qu’athées, remettent en cause toutes les coutumes héritées. A côté des
grands modèles qu’offraient Socrate et Héraclite, Justin vanta aussi la vertu et le combat de
Musonius Rufus, philosophe stoïcien exilé en 65 sur l’île de Gyaros par Néron261. Ici c’est
l’opposition à l’administration impériale qui est mise en avant comme une preuve
d’authenticité, de vérité.

En s’identifiant à ces philosophes persécutés, les apologistes soulignent que la révélation


divine qu’ils portent, par sa force et sa vérité, se manifeste comme un questionnement
perpétuel de la πόλις et du κόσμος. Les chrétiens n’aspirent pas être intégrés dans le monde
des cités, mais à y porter la bonne nouvelle aux hommes qui s’y tiennent. La précellence n’est
pas donnée à la réussite sociale, au conformisme socio-politique mais à la diffusion d’une

259
Ath., Leg., XXXI, 2.
260
Au sujet de Socrate, Justin (Apol., I, V, 3) affirma : « Mais lorsque Socrate, à la lumière de la raison véritable
et après une enquête approfondie, s’efforça de tirer ces choses au clair et de détourner les hommes des démons,
ces mêmes démons, par l’intermédiaire de ces hommes pervers qui trouvent leur joie dans le mal, s’employèrent
à le faire condamner à mort comme athée et impie et impie sous prétexte qu’il introduisait des divinités
nouvelles ; et pareillement, pour ce qui nous concerne, ils mettent en œuvre les mêmes procédés » (Ὅτε δὲ
Σωκράτης λόγῳ ἀληθεῖ καὶ ἐξαταστικῶς ταῦτα εἰς φανερὸν ἐπειρᾶτο φέρειν καὶ ἀπάγειν τῶν δαιμόνων τοὺς
ἀνθρώπους, καὶ αὐτὸν οἱ δαίμονες διὰ τῶν χαιρόντων τῇ κακίᾳ ἀνθρώπων ἐνήργησαν ὡς ἄθεον καὶ ἀσεβῆ
ἀποκτείνεσθαι λέγοντες καινὰ εἰσφέρορειν αὐτὸν δαιμόνια · καὶ ὁμοίως ἐφʹἡμῶν τὸ αὐτὸ ἐνεργοῦσιν). Il a été
prouvé par Jean-Claude Fredouille que le modèle socratique, présenté par Platon dans l’Apologie de Socrate, fut
utilisé par Justin pour présenter le sort des chrétiens et leur difficultés (sur ce point, voir : Fredouille, Jean-Claude,
« De l'Apologie de Socrate aux Apologies de Justin », in Autour de Tertullien : hommage à René Braun, t.2,
Association des publications de la faculté de lettres de Nice, Éditions Les Belles Lettres, Paris, 1990, pp. 1-22).
261
Just., Apol., II, VII, 1 : « nous savons qu’ils ont été en butte à la haine et mis à mort : Héraclite, comme nous
l’avons dit plus haut, et Musonius, de notre temps, et d’autres encore » (μεμισῆσθαι καὶ πεφονεῦσθαι οἴδαμεν·
Ἡράκλειτον μέν, ὡς προέφημεν, καὶ Μουσώνιον δὲ ἐν τοῖς καθʹἡμᾶς καὶ ἄλλους οἴδαμεν).

66
parole sainte, fondement d’une communauté spirituelle262. Si les chrétiens sont dans la cité,
ce n’est pas pour y résider tout bonnement mais pour y faire prospérer l’évangile. Entre les
cités, tournées vers leur perpétuation et le maintien de leurs traditions fondatrices, et les
chrétiens, hommes d’une foi individuelle et d’une espérance eschatologique, le πόλεμος
paraît être la seule voie possible. Les chrétiens apparaissent dans nos textes comme des
traîtres et des athées sociaux, un groupe incivique et subversif. La diffusion du message
christique est y considéré comme une menace politique.

Ce πόλεμος aboutissait d’ailleurs souvent à la mort de ceux qui le menaient jusqu’au bout :
la plupart des apologistes n’ont pas reculé devant la perspective du martyre263. Justin l’a subi
en 165, à Rome. Ce martyre constituait l’ultime phase du conflit entre la communauté
chrétienne et le corps civique, la marque la plus manifeste de l’impossibilité pour ces deux
êtres collectifs de maintenir leur logique propre dans un même monde. Comme l’affirme
Gérard Guyon, « les apologies sont des célébrations du martyre qui est la forme la plus
spectaculaire de refus et de rupture politique et sociale, avant le monachisme »264. Malgré
cette difficile accoutumance des chrétiens dans la sphère civique, nous observons des efforts
pour penser et élaborer un modèle de citoyenneté chrétienne.

1.b) Modèle d’une citoyenneté chrétienne dans l’A Diognète

L’antagonisme entre les communautés chrétiennes et la πόλις gréco-romaine ne fut pas


exprimé de la même manière chez tous les apologistes. Certains d’entre eux, comme Tatien
et Justin, en soulignent toute la radicalité, ils n’hésitent pas à se montrer farouches face au
peuple et aux administrateurs des cités265. Il semble a priori normal que l’on ne trouve pas
dans leurs œuvres une éthique citoyenne à adopter pour les chrétiens266. Les autres

262
Guyon, Gérard, Le choix du royaume, Ad solem Éditions, Genève, 2008, p. 164 : « Toutes les institutions, tous
les pouvoirs, toutes les personnes qui en font partie servent un but parénétique et seulement en second un but
politique, social, économique, administratif ou disciplinaire ».
263
Sur le martyre chez les apologistes grecs, voir : Arist., Apol., XV, 7-8 ; Diogn., VII, 7-9 ; Just., Apol., II, VIII, 1 ;
Tat., Ad Graec., XI, 1.
264
Guyon, Gérard, Le choix du royaume, Ad solem Éditions, Genève, 2008, p. 209.
265
Nous avons déjà dit que la seconde apologie de Justin fut consacrée au sort subi par les chrétiens dans la ville
de Rome (« ἐν τῇ πόλει ὑμῶν [...] ἐπὶ Οὐρβίκου » dit l’apologiste en II, I, 1). L’auteur met en lumière les
mécanismes institutionnels, les pressions et les influences de personnes publiques comme le philosophe
Crescens sur le pouvoir et sur la détermination d’une peine pour les chrétiens. Justin constate donc bien toute
l’opacité et les anomalies qui touchent le gouvernement de la Ville.
266
Justin affirme à deux reprises que les chrétiens sont de bons citoyens (Apol., I, IV, 2 - διὰ τὴν πολιτείαν
εὑρισκόμεθα ἀδικοῦντες- ; I, LXVIII, 1 – διʹ ἔργων ἀγαθοὶ πολιτευταὶ καὶ φύλακες τῶν ἐντεταλμένων εὑρεθῆναι-

67
apologistes, plus modérés quant à cet antagonisme avec la civilisation municipale, n’ont pas
non plus exposé, à l’exception d’un seul, cette citoyenneté idéale-typique que les fidèles de
Jésus auraient pu exercer au jour le jour, dans les cités de l’Empire. Aristide, par exemple, au
chapitre XV de son Apologie, décrit l’éthique quotidienne du chrétien : l’absence d’adultère,
de faux témoignages, l’amour du prochain, l’accueil de l’étranger267. Nous ne le voyons
cependant à aucun moment envisager le comportement du chrétien en tant que citoyen d’une
cité, dans son rôle de participant à la chose publique. Dans son libelle, l’éthique chrétienne
est la même pour tous, pour le citoyen et le non-citoyen, pour l’homme et la femme, pour
l’esclave et l’homme libre, pour le juif et le grec : la différenciation entre citoyen et non-
citoyens, si décisive pour le déroulement des affaires politiques durant l’Antiquité, est tout
bonnement délaissée par l’apologiste.

Est-ce à dire que nous ne pouvons découvrir dans notre corpus ce que l’on pourrait nommer
une autonomie du civique par rapport au religieux ? Le chrétien n’est-il qu’un fidèle ou peut-
il pleinement prendre part aux affaires de sa cité, être un ζῶον πολιτικόν ? L’étude de l’A
Diognète nous permettra de répondre à ces questions, de mieux cerner les enjeux d’une
citoyenneté chrétienne à l’époque impériale. Nous étudierons tout particulièrement les
célèbres chapitres V et VI où l’auteur donne un aperçu de la vie chrétienne dans la cité. Nous
tenterons d’en tirer quelques enseignements sur la manière avec laquelle la communauté
chrétienne concevait sa participation politique dans la πόλις, si elle conciliait un tel
engagement avec sa foi.

Tout d’abord, comment expliquer la présence dans l’A Diognète de ces développements sur
l’intégration chrétienne au sein de la sphère civique ? Trois raisons fondamentales, nous
semble-t-il, peuvent être avancées. La première est que l’auteur de ce document s’adresse à
un non-chrétien, au κράτιστος Διόγνητος268 : l’auteur de l’épître a donc pu adapter son

). L’apologiste se contente simplement de rappeler l’innocence des chrétiens mais ne décrit pas concrètement
leur pratique sociale dans la cité.
267
Arist., Apol., XV, 4-6 : « Οὐ μοιχεύουσιν, οὐ πορνεύουσιν, οὐ ψευδομαρτυροῦσιν, οὐκ ἐπιθυμοῦσιν τὰ
ἀλλότρια, τιμῶσι πατέρα καὶ μητέρα, καὶ τοὺς πλησίον φιλοῦσι, δίκαια κρίνουσιν ». Nous constatons le même
type d’information chez Théophile d’Antioche (Ad Aut., III, 15) : il affirme seulement que, pour les chrétiens, le
‘νόμος πολιτεύεται’ (« law is the guiding principle » traduit Robert M. Grant). Athénagore (Leg., II, 1) affirme
simplement qu’« aucun chrétien n’a été convaincu de crime » (οὐδεὶς ἀδικῶν Χριστιανὸς ἐλήλεγκται).
268
Diogn., I, 1. De nombreuses théories ont été formulées pour identifier ce mystérieux personnage. Nous
n’avons pas à prendre parti pour l’un d’entre elles : l’hypothèse du rationalis Aegypti Claudios Diognetos est
toutefois la plus séduisante et expliquerait bien notre texte. Sur ce Claudios Diognètos, voir : Groag, Edmund et
Stein, Arthur, Prosopographia imperi romani, t. 2, de Gruyter, Berlin-Leipzig, 1936, p. 193, n° 852). Il suffit

68
discours aux représentations et au vécu de ce Diognète, un homme de la cité selon toute
vraisemblance269. La deuxième raison est que cette lettre forme le document le plus récent de
notre corpus. Selon Henri-Irénée Marrou, Robert M. Grant et Horacio Lona270, elle est à dater
de la dernière décennie du second siècle. Le document rendrait compte d’un moment où le
christianisme se serait davantage fondu dans la société municipale gréco-latine qu’à l’époque,
par exemple, où écrivait Aristide. Enfin, comme nous le verrons, la description d’une vie
chrétienne dans la cité permet à l’auteur de valoriser les fidèles de Jésus, de les présenter
comme le fondement de la société. Venons-en donc au document.

Le premier élément remarquable est, qu’en introduction de sa lettre, l’apologiste définit le


christianisme comme un καινὸν γένος et un καινὸν ἐπιτήδευμα, un nouveau peuple et un
nouveau genre de vie271. A première vue, cette présentation peut laisser perplexe : comment
un peuple ayant des coutumes nouvelles et revendiquant son originalité peut-il bien s’adapter
à la vie en cité, sans remettre en cause ses propres mœurs ou celles de ses concitoyens ? C’est
sur ce point que réside toute l’ambiguïté du discours de l’A Diognète. Citons le chapitre V pour
en tenter une étude :

« Car les chrétiens ne se distinguent pas des autres hommes ni par le pays, ni par le langage,
ni par les vêtements. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas
de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier […]. Ils se
répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment
aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant
les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident
chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous
leurs devoirs de citoyens, et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre
étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout
le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent
tous la même table, mais non la même couche. Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon
la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies
et leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois »272.

simplement ici de dire que ce destinataire était un tenant de la religion traditionnelle et un hellénophone. Sur
les controverses à propos de l’identité de ce Diognète, voir : A Diognète, trad. Marrou, Henri-Irénée, Les Éditions
du Cerf, Paris, 1965, pp. 254-267.
269
Nous pouvons rétorquer qu’un tel développement ne se trouve pas dans l’apologie de Théophile d’Antioche
alors qu’il s’adresse à Autolycos, un ‘païen’.
270
A Diognète, trad. Marrou, Henri-Irénée, Les Éditions du Cerf, Paris, 1965, p. 265 ; Grant, Robert M., Greek
apologists of the second century, The Westminster Press, Philadelphie, 1988, pp. 178-179 ; Barnabasbrief- An
Diognet, trad. Lona, Horacio E, Prostmeier, Ferdinand R., Herder, Freiburg, 2018, pp. 165-172.
271
Diogn., I, 1.
272
Diogn., V, 1-10 : « Χριστιανοὶ γὰρ οὔτε γῇ οὔτε ἔσθεσι διακεκριμένοι τῶν λοιπῶν εἰσιν ἀνθρώπων. Οὔτε γάρ
που πόλεις ἰδίας κατοικοῦσιν οὔτε διαλέκτῳ τινὶ παρηλλαγμένῃ χρῶνται οὔτε βίον παράσημον ἀσκοῦσιν. Οὐ

69
Dans ce paragraphe, l’auteur désire montrer que les chrétiens sont des hommes comme les
autres, qu’ils habitent le même monde que le reste de la population : ils résident dans les
πολεῖς, les πατρίδες barbares et grecques et sont des πολῖται. Chacun d’entre eux a reçu son
κλῆρος, son héritage, de la part de Dieu : il a été voulu que tous demeurent en un lieu du
monde, dans une communauté humaine. Le chrétien ne peut pas échapper à sa situation
d’homme dans le monde, d’homme soumis à la même situation socio-politique que tous les
autres273.

De cette façon, il est normal de voir des chrétiens séjourner dans les sociétés grecques mais
aussi barbares - en Occident latin et dans le barbaricum - : les fidèles de Jésus peuvent très
bien s’adapter aux diverses conditions socio-politiques de leur patrie d’origine. Leur
ἐπιτήδευμα ne remet pas en cause les divisions politiques, n’interfère pas avec le régime
particulier sous lequel ils vivent274. Il ne leur arrive pas de désirer un régime particulier ou de
souhaiter la soumission du monde barbare par la puissance romaine ou l’inverse. Le chrétien
n’aspire pas à changer de l’intérieur sa collectivité d’appartenance mais, par sa présence, à
rendre vivantes une foi et une loi qui transcendent les cités et les patries. Le christianisme
n’est donc pas plus lié aux sociétés grecques ou romaines que barbares : cette foi se
déterritorialise et se surajoute, pourrait-on dire, aux conditions trouvées déjà là, dans la
communauté politique.

Nous pouvons dire que le barbare chrétien est avant tout chrétien, que l’hellène chrétien est
aussi avant tout chrétien. L’identité religieuse devient substantielle alors que l’appartenance
politique déchoit au niveau de la pure contingence. Le fidèle est avant tout « un citoyen du
ciel »275 avant d’être celui d’une cité. Cette citoyenneté céleste lie entre eux des hommes qui,

μὴν ἐπινοίᾳ τινὶ καὶ φροντίδι πολυπραγμόνων ἀνθρώπων <μάθημα> τοῦτʹ αὐτοῖς ἐστὶν εὑρημένον, οὐδὲ
δόγματος ἀνθρωπίνου προεστᾶσιν ὥσπερ ἔνιοι. Κατοικοῦντες δὲ πόλεις Ἑλληνίδας τε καὶ βαρβάρους ὡς
ἕκαστος ἐκληρώθη, <καὶ> τοῖς ἐγχωρίοις ἔθεσιν ἀκολουθοῦντες ἔν τε ἐσθῆτι καὶ διαίτῃ καὶ τῷ λοιπῷ βίῳ,
θαυμαστὴν καὶ ὁμολογουμένως παράδοξον ἐνδείκνυνται τὴν κατάστασιν τῆς ἑαυτῶν πολιτείας. Πατρίδας
οἰκοῦσιν ἰδίας, ἀλλʹ ὡς πάροικοι· μετέχουσι πάντων ὡς πολῖται, καὶ πανθʹ ὑπομένουσιν ὡς ξένοι · πᾶσα ξένη
πατρίς ἐστιν αὐτῶν, καὶ πᾶσα πατρὶς ξένη. Γαμοῦσιν ὡς πάντες, τεκνογονοῦσιν· ἀλλʹ οὐ ῥίπτουσι τὰ γεννώμενα.
Τράπεζαν κοινὴν παρατίθενται, ἀλλʹ οὐ <κοίτην>. Ἐν σαρκὶ τυγχάνουσιν, ἀλλʹ οὐ κατὰ σάρκα ζῶσιν. Ἐπὶ γῆς
διατρίβουσιν, ἀλλʹ ἐν οὐρανῷ πολιτεύονται. Πείθονται τοῖς ὡρισμένοις νόμοις, καὶ τοῖς ἰδίοις βίοις νικῶσι τοὺς
νόμους ».
273
Comme le dit François Blanchetière, « le chrétien ne peut déserter » (« Au cœur de la cité : le chrétien
philosophe selon l'à Diognète 5-6 », in Revue des Sciences Religieuses, vol. 63, 1989, p. 191).
274
Moser, Félix, « La condition chrétienne selon les chapitres V et VI de ‘l’épître à Diognète’ », in Revue de
Théologie et de Philosophie, vol. 144, pp. 41-43.
275
Cette expression de l’auteur est une réminiscence paulinienne (Phil., 3, 20 : « ἡμῶν γὰρ τὸ πολίτευμα ἐν
οὐρανοῖς ὑπάρχει »).

70
par ailleurs, ne font pas partie de la même entité politique, peuvent être des ennemis objectifs
par exemple. Cette conception s’inscrit dans une perspective cosmopolitique276 où les
multiples identités politiques et civiques sont subsumées sous l’appartenance religieuse et la
participation à la communauté universelle chrétienne. Cette conception d’une sorte de double
citoyenneté peut rappeler la théorie des deux patries développée par Cicéron dans son De
Legibus277. Les deux citoyennetés, dans l’esprit de l’apologiste, s’impliquent mutuellement : le
chrétien n’aspire au céleste qu’à partir de sa condition d’homme mondain, il n’assume son
rôle civique qu’en tant que prolongement de ferveur religieuse.

Cette dégradation de l’identité civique n’empêche pas l’auteur d’affirmer que les chrétiens
« s’acquittent de tous leurs devoirs comme des citoyens ». Dans cette phrase, Henri-Irénée
Marrou traduit le mot ‘πάντων’, littéralement ‘toutes les choses’, par ‘devoirs’. L’apologiste,
par cet emploi, reste particulièrement vague quant aux activités civiques des chrétiens : que
veut-il nous faire comprendre par-là ? Pourquoi une telle imprécision alors qu’il aurait dû
expliquer à son interlocuteur le rôle concret des chrétiens ? Claude Lepelley nous fournit sur
ce point une indication éclairante : « Un chrétien ne pouvait pas être magistrat municipal, car
il eût dû, à ce titre, célébrer le culte des dieux de la cité ; il ne pouvait pas être juge, pour ne
pas avoir à verser le sang ; il ne pouvait pas, théoriquement, servir dans l’armée, pour la même
raison et pour ne pas avoir à prêter les serments par les dieux de Rome et les empereurs
divinisés auxquels étaient astreints les soldats. Les devoirs civiques auxquels, selon la Lettre à
Diognète, les chrétiens ne se dérobaient pas, se limitaient donc en fait au paiement des
impôts »278. En usant ce terme opaque de ‘πάντων’, l’auteur de la lettre a, en quelque sorte,
laisser penser à Diognète que les chrétiens s’adonnaient à leurs devoirs de citoyen ; il savait
néanmoins que leur rôle civique se réduisait à une peau de chagrin fiscale279. Les chrétiens
réduisent le « métier de citoyen », pour reprendre l’expression de Claude Nicolet, à sa stricte
dimension fiscaliste280. De plus, les chrétiens assument toutes les choses ὡς πολῖται, comme

276
Bernard Pouderon évoque d’un « cosmopolitisme spirituel qui les libère de tout soupçon de complot ou de
rébellion (Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 2005, p. 32). L’insistance de l’auteur de
l’épître à évoquer les conflits et les persécutions nés du développement de sa foi semblent contredire cette
conception irénique de la citoyenneté céleste chrétienne.
277
Cicéron, De Legibus, II, 2.
278
Lepelley, Claude, L’empire romain et le christianisme, Éditions Flammarion, Paris, 1969, p. 37.
279
Nous retrouvons ce respect de l’impôt chez d’autres apologistes (Tat., Ad Graec., IV, 2 ; Just., Apol., I, XVII, 1).
280
Celse, dans son Discours véritable (Origène, Contre Celse, VIII, 75), s’opposait à cette conception de la
citoyenneté et incitait les chrétiens à prendre part au gouvernement de leur cité et de l’Empire : « Celse nous
convie encore ‘à prendre part au gouvernement de la patrie s’il en est besoin pour la défense des lois et de la

71
des citoyens. Par l’emploi de cette expression paulinienne281, l’auteur de la lettre souligne le
fait que les chrétiens agissent comme et sur le modèle des citoyens gréco-romains, qu’une
telle activité sociale ne résulte pas de leur être profond, mais d’une sorte de panurgisme282.

Cette conception appauvrie de la citoyenneté peut s’expliquer de plusieurs façons : les


apologistes, pour la plupart des hommes élevés socialement et ayant bénéficié d’une
éducation poussée, ont choisi de ne pas s’impliquer dans la vie publique, alors que le modèle
aristocratique impérial les y poussait : Arrien, Lucien, Hérode Atticus et Aulu-Gelle en offrent
des exemples. Cette renonciation à l’activité politique semble très liée à leur foi. Nous avons
déjà évoqué la perte de sens de la vie politique grecque, l’εἰρήνη καὶ δουλεία imposées par
Rome à la pars graeca, que décrivaient Dion Chrysostome et Plutarque. Il est possible que
cette perte d’enjeux de la vie civique ait pu détourner la plupart des citoyens d’une implication
personnelle et soutenue dans la vie politique. Nous pouvons également mentionner la
diffusion de la citoyenneté romaine, menant, en 212, à son extension pour tous les hommes
libres de l’Empire. Cette citoyenneté romaine était conçue sur un autre modèle que celle des
cités grecques : elle valait principalement pour les droits civils et n’engageait pas
particulièrement les nouveaux citoyens à l’engagement politique283. En outre, en tant que
ξένοι et πάροικοι, les chrétiens ont développé un autre type d’engagement dans la cité,
parallèle et non confondu à leur rôle civique, résultant de leur propre ἐπιτήδευμα, de leur
propre foi.

Nous observons donc dans ce chapitre V, et ce, contrairement à l’introduction de l’épître, que
les chrétiens ne remettent pas en cause les ἐγχωρία ἔθη des cités et des patries. N’y a-t-il donc
pas de contradiction entre la revendication d’un καινὸν ἐπιτήδευμα et ce respect des
coutumes ? Comment peut-il faire coexister ces deux affirmations ? Pour répondre à cette
question, citons le chapitre VI de notre document :

piété’ » (Προτρέπει δʹ ἡμᾶς Κέλσος καὶ ἐπὶ τὸ ἄρχειν τῆς πατρίδος, ἐὰν δέῃ καὶ τοῦτο ποιεῖν ἕνεκεν σωτηρίας
νόμων καὶ εὐσεβείας).
281
L’expression fait référence à 1 Cor. 29-35 où Paul décrit la vie du chrétien en utilisant à de multiples reprises
la formule ὡς μή.
282
Sur cette question, voir : Norelli, Enrico, « Cristiani 'anima del mondo'. L'A Diogneto nello studio dei rapporti
tra cristianesimo e impero », in Dal Colovo, Enrico et Uglione, Renato (éds.), Cristianesimo e istituzioni politiche
da Augusto a Costantino, Libreria Ateneo Salesiano, Roma, 1995, pp. 53-73.
283
Aragione, Gabriella, Les chrétiens et la loi, Allégeance et émancipation aux IIe et IIIe siècles, Éditions Labor et
Fides, Paris, 2011, p. 196 ; Guyon, Gérard, « Entre droits et devoirs : Le dilemme du christianisme et de la
citoyenneté », in Ganzin, Michel (dir.), Sujet et citoyen, (Actes du Colloque de Lyon, Septembre 2003), Presses
universitaires d’Aix-Marseille, Aix-en-Provence, 2004, p. 36.

72
« En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde. L’âme est
répandue dans tous les membres du corps comme les chrétiens dans les cités du monde.
L’âme habite dans le corps et pourtant elle n’est pas du corps, comme les Chrétiens habitent
dans le monde mais ne sont pas du monde. Invisible, l’âme est retenue prisonnière dans un
corps visible : ainsi les Chrétiens, on voit bien qu’ils sont dans le monde, mais le culte qu’ils
rendent à Dieu demeure invisible. La chair déteste l’âme et lui fait la guerre, sans en avoir reçu
de tort, parce qu’elle l’empêche de jouir des plaisirs : de même le monde déteste les Chrétiens
qui ne lui font aucun tort, parce qu’ils s’opposent à ses plaisirs. L’âme aime cette chair qui la
déteste, et ses membres, comme les chrétiens aiment ceux qui les détestent. L’âme est
enfermée dans le corps : c’est elle pourtant qui maintient le corps ; les chrétiens sont comme
détenus dans la prison du monde : ce sont eux pourtant qui maintiennent le monde.
Immortelle, l’âme habite une tente mortelle : ainsi les Chrétiens campent dans le corruptible,
en attendant l’incorruptibilité céleste. L’âme devient meilleure en se mortifiant par la faim et
la soif : persécutés, les Chrétiens de jour en jour se multiplient toujours plus. Si noble est le
poste que Dieu leur a assigné, qu’il ne leur est pas permis de déserter »284.

Nous retrouvons ici le thème du rôle salvateur des chrétiens pour le reste de l’humanité. S’ils
n’agissent pas en tant que citoyens dans la sphère politique, dans l’armée, dans les tribunaux
ou ne deviennent pas magistrats, les chrétiens, en tant que ἐν σώματι ψυχαί, agissent
cependant pour les cités et les patries, non pas selon des modalités civiques et patriotiques
mais cosmiques et divines285. L’ἐπιτήδευμα chrétien est ici principalement fondé sur le culte
du vrai Dieu, une θεοσέβεια : c’est par lui que les fidèles de Jésus maintiennent le monde,
permettent aux cités et aux patries de conserver leurs ἐγχωρία ἔθη. Leur activité dépasse le
rôle civique : alors que les citoyens traditionnels n’apportent qu’une modeste contribution à
la vie collective, les chrétiens permettent la sauvegarde de la vérité, de la justice et du vrai
bien. Il serait donc absurde de dire que les chrétiens se détournent du monde pour se réfugier
dans le seul salut et qu’ils délaissent la sphère socio-politique286 : ils développent une autre

284
Diogn., VI, 1-10 : « Ἁπλῶς δʹ εἰπεῖν, ὅπερ ἐστὶν ἐν σώματι ψυχή, τοῦτʹ εἰσὶν ἐν κόσμῳ Χριστιανοὶ. Ἔσπαρται
κατὰ πάντων τῶν τοῦ σώματος μελῶν ἡ ψυχὴ, καὶ Χριστιανοὶ κατὰ τὰς τοῦ κόσμου πόλεις. Οἰκεῖ μὲν ἐν τῷ
σώματι ψυχή, οἰκοῦσιν, οὐκ εἰσὶ δέ ἐκ τοῦ κόσμου. Ἀόρατος ἡ ψυχὴ ἐν ὁρατῷ φρουρεῖται τῷ σώματι · καὶ
Χριστιανοὶ γινώσκονται <μὲν ὄντες> ἐν τῷ κοσμῷ, ἀόρατος δὲ αὐτῶν ἡ θεοσέβεια μένει. Μισεῖ τὴν ψυχὴν ἡ
σὰρξ καὶ πολεμεῖ μηδὲν ἀδικουμένη, δίοτι ταῖς ἡδοναῖς κωλύεται χρῆσθαι · μισεῖ καὶ Χριστιανοὺς ὁ κόσμος
μηδὲν ἀδικούμενος, ὅτι ταῖς ἡδοναῖς ἀντιτάσσονται. Ἡ ψυχὴ τὴν μισοῦσαν ἀγαπᾷ σάρκα καὶ τὰ μέλη · καὶ
Χριστιανοὶ τοὺς μισοῦντας ἀγαπῶσιν. Ἐγκέκλεισται μὲν ἡ ψυχὴ τῷ σώματι, συνέχει δὲ αὐτὴ τὸ σῶμα · καὶ
Χριστιανοὶ κατέχονται μὲν μὲν ὡς ἐν φρουρᾷ τῷ κόσμῷ, αὐτοὶ δὲ συνέχουσι τὸν κόσμον. Ἀθάνατοσς ἡ ψυχὴ ἐν
θνητῷ σκηνώματι κατοικεῖ · καὶ Χριστιανοὶ παροικοῦσιν ἐν φθαρτοῖς, τὴν ἐν οὐρανοῖς ἀφθαρσίαν
προσδεχόμενοι. Κακουργουμένη σιτίοις καὶ ποτοῖς ἡ ψυχὴ βελτιοῦται · καὶ Χριστιανοὶ κολαζόμενοι καθʹ ἡμέραν
πλεονάζουσι μᾶλλον. Εἰς τοσαύτην αὐτοὺς τάξιν ἔθετο ὁ Θεός, ἥν οὐ θεμιτὸν αὐτοῖς παραιτήσασθαι ».
285
Cette activité cosmique doit être rapprochée avec ce que nous avons précédemment vu au sujet du combat
chrétien contre le gouvernement démonique.
286
A Diognète, trad. Marrou, Henri-Irénée, Les Éditions du Cerf, Paris, 1965, p. 137 ; Aragione, Gabriella et Norelli,
Enrico et Nuvolone, Flavio G., A Diognète. Visions chrétiennes face à l'empire romain (Actes de la journée d’étude
du GSEP du 24 novembre 2007), Éditions du Zèbre, Prahins, 2012, pp. 81-97.

73
manière d’aborder les problèmes civiques en donnant le primat au culte divin, en défendant
la bonne Parole. Dieu a placé ses fidèles au sein d’une société politique hostile où ils doivent
pleinement s’intégrer pour faire vivre l’évangile : la cité, la patrie constituent des lieux de lutte
pour Dieu, des espaces de diffusion évangélique.

La vie civique de ce monde est vécue comme un emprisonnement, éphémère et souvent


tragique, durant laquelle le fidèle donne plus d’importance à Dieu qu’à sa réalisation en tant
qu’homme public, à la prospérité de sa cité, à la gloire de sa patrie. La citoyenneté de ce
monde est comprise comme un moyen de réaliser celle qui est à venir, la seule à être
essentielle : la citoyenneté de ce monde n’a donc plus en elle-même sa fin, et ne prend de
sens qu’en perspective de la citoyenneté du ciel287. Ce primat de l’eschatologique caractérise
l’éthique citoyenne de l’épître A Diognète288.

La disposition, la τάξις voulue par Dieu pour ses fidèles, les pousse à accepter leur rôle civique
et même à l’assumer jusqu’à la mort. Les deux citoyennetés qu’endossent les chrétiens sont
contradictoires, leur coexistence en une même personne aboutit le plus souvent au
πόλεμος289. La citoyenneté du monde n’aspire pas à être subsumée sous celle du ciel : la cité
a son propre fonctionnement et désire conserver son autonomie symbolique et
institutionnelle. La cité n’est pas prête à voir se proliférer en son sein ce groupe de demi-
citoyens, considérant la vie civique comme une prison et prêts à faire valoir leur citoyenneté
céleste contre les nécessités de la société290.

Malgré le rejet, le danger, les conflits et le martyre, les chrétiens, selon l’auteur de l’épître,
doivent accepter les nécessaires contradictions entre leur double appartenance. Comme le dit

287
Bauer, Johannes B., « An Diognet VI », in Vigiliae Christianae, vol. 17, 1963, pp. 207-210.
288
« L’aspect singulier du christianisme est expliqué par la diminution de la valeur politique de la citoyenneté »
(Lane Fox, Robin, Païens et chrétiens, La religion et la vie religieuse dans l’Empire Romain de la mort de Commode
au concile de Nicée, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 1997, p. 334).
289
« L’auteur de l’épître A Diognète, en assimilant les persécutions à l’hostilité du corps envers l’âme, implique
que, de même que cette hostilité durera inévitablement aussi longtemps que l’union âme-corps, les persécutions
des chrétiens resteront inéluctables elles aussi tant qu’il y aura un monde et des chrétiens » (Norelli, Enrico, La
naissance du christianisme, Éditions Bayard, Montrouge, 2015, p. 301).
290
Sur ce point, Ernest Renan affirmait avec son éloquence habituelle : « Quand une société d’hommes prend
une telle attitude au sein de la grande société, quand elle devient dans l’État une république à part, fut-elle
composée d’anges, elle est un fléau. Ce n’est pas sans raison qu’on les détestait, ces hommes en apparence si
doux et si bienfaisants. Ils démolissaient vraiment l’empire romain. Ils buvaient sa force ; ils enlevaient à ses
fonctions, à l’armée surtout, les sujets d’élite. Rien ne sert de dire qu’on est bon citoyen, parce qu’on paie ses
contributions, qu’on est aumônieux, rangé, quand on est en réalité citoyen du ciel et qu’on ne tient la patrie
terrestre que pour une prison où l’on est enchaîné côte à côte avec des misérables » (Marc Aurèle ou la fin du
monde antique, L.G.F, Paris, 1984, p. 428).

74
Arnaldo Momigliano, « it is worth underlining that the christian writers in the period of
persecution are firm in stating that the christians accept their obligations as citizens. The
condition of a christian as a stranger in this world does not abolish his duties as a citizen »291.
De ce point de vue, nous pouvons aller jusqu’à dire que les chrétiens assumaient la
citoyenneté de ce monde au-delà même de ce qu’un non-chrétien aurait pu supporter : leur
amour pour Dieu les enjoignait à un tel sacrifice.

2) Unanimité civique et στάσις chrétienne

Par leur conception de la participation civique, les chrétiens ont introduit une rupture
de l’unanimité mimétique, pour reprendre une expression de René Girard, au sein des cités
du monde romain. Comme l’écrivait Celse, « leur société [celle des chrétiens] est d’autant plus
étonnante qu’on peut prouver qu’elle ne repose sur aucun fondement solide. Elle n’a de
fondement solide que la révolte, l’avantage qu’on en espère et la crainte des étrangers : telle
est l’assise de leur foi »292. Groupe social problématique, les chrétiens remettent radicalement
en cause de nombreuses pratiques sociales attachées à la cité. Dans cette partie, nous
analyserons les critiques des apologistes grecs tournées contre le fonctionnement interne des
cités. Deux aspects de ce problème retiendront plus particulièrement notre attention : dans
un premier point, nous tenterons d’étudier la perception chrétienne de la socialité antique et
les réponses apportées par nos auteurs à ce qu’ils pensaient être des dysfonctionnements
sociaux293. Dans un deuxième temps, nous essaierons de déceler dans notre corpus la
présence d’une critique de la théologie civique gréco-romaine.

291
Momigliano, Arnaldo, « Some preliminary remarks on the ‘religious opposition’ to the Roman Empire », in
Raaflaub, Kurt (éd.), Opposition et résistances à l'Empire d'Auguste à Trajan, Fondation Hardt, Genève, 1987, p.
123.
292
Origène, Contre Celse, III, 14 : « Θαυμασιώτερον μὴν τὸ σύνθημα αὐτῶν τοσῷδε, ὅσῳ γε μᾶλλον ἐξ οὐδεμιᾶς
ὑποθέσεως ἀξιόχρεω συνεστὸς ἐλέγχοιτο. Ἀλλʹ ἔστιν ἀξιόχρεως ὑπόθεσις ἡ στάσις καὶ ἡ διʹ αὐτὴν ὠφέλεια καὶ
τὸ τῶν ἔξωθεν δέος · ταῦτα βεβαιοῖ τὴν πίστιν αὐτοῖς ».
293
Sur l’interférence entre l’éthique chrétienne et les pratiques sociales antiques, voir : Aragione, Gabriella, Les
chrétiens et la loi, Allégeance et émancipation aux IIe et IIIe siècles, Éditions Labor et Fides, Paris, 2011, pp. 218-
219 ; Sordi, Marta, I cristiani e l'impero romano, Jaca Book, Milano, 2004, pp. 10-21.

75
2.a) Rejets de la socialité civique

En guise d’introduction pour cette enquête sur la socialité civique, nous donnerons une
définition claire de ce qu’il faut entendre par cette expression. La socialité civique est le
fondement des liens sociaux permettant le maintien et la perpétuation de la cité, elle forme
l’assise des comportements collectifs rendant possible la vie civique.

Chez les apologistes grecs, cette socialité est perçue d’une manière particulièrement négative.
Des expressions, des associations lexicales nous permettent d’appréhender la vision globale
qu’ils pouvaient en avoir. Commençons par donner une citation de Tatien :

« La disposition du monde est belle, mais la participation aux affaires publiques est mauvaise,
et, comme dans les panégyries, on peut voir ceux qui ne connaissent pas Dieu rechercher les
applaudissements des spectateurs » (Κόσμου μὲν γὰρ ἡ κατασκευὴ καλή, τὸ δὲ ἐν αὐτῷ
πολίτευμα φαῦλον· καὶ καθάπερ ἐν πανηγύρει θεατροκοπουμένους ἔνεστιν ἰδεῖν τοὺς οὐκ
εἰδότας τὸν θεόν)294.

Le πολίτευμα est, chez Tatien, le lieu de l’ignorance de Dieu et de l’absence du bien : il


s’oppose au κόσμος dont l’organisation a été voulue par Dieu. Les hommes, soumis en ceci
par les δαίμονες, ont mis en place un πολίτευμα, une sorte d’isolat d’incroyance au sein d’un
monde où tous les éléments convergent vers la gloire divine.

Il n’est pas aisé de donner une traduction satisfaisante du terme πολίτευμα : il nous semble
néanmoins que le mot rend bien compte de ce que nous avons nommé ‘socialité civique’. Ce
πολίτευμα est, selon l’apologiste, mauvais en son essence car il est une création humaine qui
détourne de Dieu pour donner la précellence à l’idolâtrie et les plaisirs festifs. Selon
Athénagore, la cité est lieu de « la justice des poissons » où « le plus fort donnent la chasse au
plus faible »295 : les chrétiens subissent continuellement cet ordre social du plus fort. Ici, la
socialité est fondée sur une justice en quelque sorte inversée, une violence sociale ayant
revêtu les oripeaux du droit que l’empereur devrait corriger. Les hommes y affirment leur
seule volonté de puissance sans inscrire leurs actes dans une démarche de fidèle, sans référent
divin. Justin, quant à lui, insiste sur la perte de sens, le κόρος, le rassasiement des instincts et

294
Tat., Ad Graec., XIX,4.
295
Ath., Leg., XXXIV, 3 : « οἱ δίκην ἰχθύων ζῶντες – καὶ γὰρ οὖτοι καταπίνουσι τὸν ἐμπεσόντα, ἐλαύνοντες ὁ
ἰσχυρότερος τὸ ἀσθενέστερον ». Nous retrouvons une image comparable chez Théophile d’Antioche (Ad Aut., II,
16).

76
des passions sans fin, de ceux qui profitent de la cité, veulent y ‘réussir’296 : la socialité civique
est ici fondée sur le gain, la πλεονεξία297 ainsi que sur l’insatiable désir des hommes à jamais
incontenté.

L’association entre la socialité civique et l’argent est encore confirmée par un phénomène que
nous avons déjà mis en lumière : les chrétiens limitent leur activité de citoyens à leur
contribution au fisc. L’argent seul revient à la cité : Oscar Cullmann a affirmé que cette attitude
revenait, pour le chrétien, à ne restituer uniquement à la cité que ce qu’elle apprécie,
Mammon298. Cette remarque nous paraît pertinente pour le problème qui nous retient
présentement. Il y a assurément, derrière cette conception tronquée du citoyen, une
considération extrêmement négative de la vie en cité : elle est le lieu où circule Mammon, où
l’argent constitue le fondement du collectif.

Les apologistes ont explicité le comportement en cité par un élément, un comportement


singulier : la force brutale, l’incroyance, le dégoût du désir insatisfait. La conversion au
christianisme les a cependant détournés de cette ancienne éthique civique pour leur donner
accès à la vraie vie299. Cette conversion leur a fait percevoir cet ancien mode de vie comme un
ἄγος, une souillure, notion qu’André Wartelle a étudiée et mise en lumière au sein du corpus
apologétique300. La conversion au christianisme est pensée comme une distanciation radicale

296
Just., Apol., I, LVII, 2 : « Τout le monde sait que de toute façon il faut mourir, et il n’est rien de nouveau si ce
n’est que dans l’ordonnance de ce monde les choses sont toujours les mêmes, et si le dégoût s’empare de ceux
qui en ont joui […] il leur faut s’attacher à notre doctrine » (τοῦ πάντως ἀποθανεῖν ὁμολογουμένου, καὶ μηδενὸς
ἄλλου καινοῦ ἀλλʹ ἤ τῶν αὐτῶν ἐν τῇδε τῇ διοικήσει ὄντων · ὧν εἰ μὲν κόρος τοὺς μετασχόντας κἄν ἐνιαυτοῦ
ἔχη [...] τοῖς ἡμετέροις διδάγμασι προσέχειν δεῖ).
297
L’apologiste affirme (Apol., I, XIV, 3) qu’avant de se convertir les chrétiens « aimaient les richesses plus que
tout » (οἱ πόρους παντὸς μᾶλλον στέργοντες). Tatien insiste lui aussi sur la φιλαργυρία et la πλεονεξία grecques
(Tat., Ad Graec., XI, 2 ; XIX, 4).
298
Le chrétien « reconnaît seulement que l’État, dans son domaine, peut réclamer ce qui lui revient : l’argent,
l’impôt. Mais il ne le met pas sur le même plan que Dieu. Car donner à Dieu ce qui est à Dieu, c’est lui consacrer
sa personne tout entière dans le culte qu’il réclame. Il y a dans cette parole, comme dans tant d’autres, une
certaine ironie. Qu’on pense à ce que Jésus a dit, ailleurs, de Dieu et de Mammon. Qu’on donne à l’empereur le
‘Mammon’. […] Le Mammon appartient à l’empereur, il y a fait frapper son image. Par conséquent il peut l’avoir
! Mais qu’on rende à Dieu ce qui est sa propriété, ce qu’il nous a donné, c’est-à-dire tout, corps et âme »
(Cullmann, Oscar, Dieu et César, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1956, pp. 38-39).
299
Sur le thème de la conversion comme détournement de l’erreur et du mal, voir : Ath., Leg., VII, 3 ; Tat., Ad
Graec., XXXV, 4 ; Théoph., Ad Aut., III, 11 ; Just., Apol., I, XIV, 3.
300
Wartelle, André, « Sur le vocabulaire du sacré chez les Pères Apologistes Grecs », in Revue des Études
Grecques, vol. 102, 1989, pp. 49-50 : « Le terme τὸ ἄγος - souillure, impureté - est donc d'autant plus précieux
de trouver en effet ce mot sous la plume de saint Justin Apol., I, XXVII, 1 où il désigne avec mépris les débauches
organisées dans le monde païen par toutes sortes de moyens, et d'autre part chez Athénagoras, Leg., XXXV, 5,
pour flétrir la souillure que contracteraient les Chrétiens au spectacle des combats de gladiateurs ». Voir
également : Munier, Charles, L’Église dans l’Empire Romain (II-IIIème siècles), Éditions Cujas, Paris, 1979, p. 182.

77
avec le mode de vie sacrilège en cité : la socialité antique est en fin de compte ramenée à un
dévoiement du religieux.

Nous avons pu voir que les chrétiens ont introduit une manière différente de pratiquer la
citoyenneté : ils refusent de devenir magistrats et délaissent l’activité politique directe. Ce
rejet de la magistrature s’inscrit dans une perspective plus large, une sorte d’anthropologie
de la non-domination. Tatien affirmait à ce propos :

« Je ne veux pas régner, je ne veux pas être riche, je dédaigne les honneurs militaires, je hais
la débauche, je n’ai cure de naviguer pour assouvir ma cupidité, je ne concours pas pour
recevoir des couronnes, j’ai renoncé à la folle gloire, je méprise la mort, je suis au-dessus de
toutes les maladies, le chagrin ne dévore pas mon âme » (Βασιλεύειν οὐ θέλω, πλουτεῖν οὐ
βούλομαι, τὴν στρατηγίαν παρῄτημαι, πορνείαν μεμίσηκα, ναυτίλλεσθαι διὰ τὴν ἀπληστίαν
οὐκ ἐπιτηδεύω, στεφάνους ἔχειν οὐκ ἀγωνίζομαι, δοξομανίας ἀπήλλαγμαι, θανάτου
καταφρονῶ, νόσου παντοδαπῆς ἀνώτερος γίνομαι, λύπη μου τὴν ψυχὴν οὐκ ἀναλίσκει)301.

Καταδυναστεύειν, βασιλεύειν, στεφάνους ἔχειν, τὴν στρατηγίαν παραιτεῖσθαι : Tatien, en


accord avec l’auteur de l’A Diognète302, remet ici radicalement en cause l’éthique de l’évergète
et du magistrat fondée sur la φιλοτιμία, l’amour de l’honneur et de l’estime publique. Nous
observons ici une véritable césure avec la civilisation gréco-latine, où le cursus honorum, les
magistratures, la domination verticale de l’empereur ou du patron structuraient les relations
sociales et le déroulement de la vie politique. Le chrétien refuse toutes ces voies de
domination sur lesquelles se fonde la cité. Chez Athénagore et Théophile d’Antioche, ce refus
de suprématie s’exprime d’une manière un peu différente : les deux apologistes citent un
passage de Paul303 où l’Apôtre engage les fidèles à prier pour les rois et les détenteurs de
l’autorité afin d’atteindre l’ἤρεμος καὶ ἡσύχιος βίος, la vie paisible et tranquille. Selon nos
deux auteurs, c’est à cette vie qu’aspirent les chrétiens et que défendent les écrits
apologétiques : ils veulent que les fidèles de Jésus soient épargnés des souffrances et des
persécutions dont ils sont les victimes.

301
Tat., Ad Graec., XI, 1.
302
Nous lisons dans l’A Diognète (X, 5) : « Tyranniser son prochain, vouloir l’emporter sur les plus faibles, être
riche, user de violence à l’égard des inférieurs, là n’est pas le bonheur et ce n’est pas ainsi qu’on peut imiter
Dieu » (Οὐ γὰρ τὸ καταδυναστεύειν τῶν πλησίον οὐδὲ τὸ πλέον ἔχειν βούλεσθαι τῶν ἀσθενεστέρων οὐδὲ τὸ
πλουτεῖν καὶ βιάζεσθαι τοὺς ὑποδεεστέρους εὐδαιμονεῖν ἐστίν, οὐδὲ ἐν τούτοις δύναταί τις μιμήσασθαι Θεόν).
303
I Tim., 2,2 : « J’exhorte donc, avant toutes choses, à faire des supplications, des prières, des intercessions, des
actions de grâce pour tous les hommes, - pour les rois et pour tous ceux qui sont haut placés, afin que nous
puissions vivre une vie paisible et tranquille ». Le passage de Paul est cité dans Ath., Leg., XXXVII, 3 ; Théoph., Ad
Aut., III, 14.

78
Cependant, cette phrase peut être interprétée d’une autre manière : le chrétien fera preuve
de loyauté envers les détenteurs du pouvoir afin de continuer à vivre en tant qu’ἰδιότης, en
tant que particulier, pour ne pas avoir pas à être poursuivi ni à endosser de larges
responsabilités publiques et ainsi consacrer sa vie à Dieu304. C’est une façon différente mais
efficace d’exprimer son refus de dominer politiquement autrui. A ce sujet, Robin Lane Fox
soutenait que « par l’image qu’elle donnait d’elle-même et par sa position morale, la
communauté chrétienne était opposée à la poursuite affichée du pouvoir. Elle ne résolvait pas
l’incohérence en offrant un nouveau débouché : elle se proposait plutôt d’éluder
complètement les questions de statut et de pouvoir. Nous ferions mieux de considérer son
attrait non pas par rapport à l’incohérence mais par rapport à un élitisme social croissant. Le
christianisme était moins que toute autre une religion susceptible d’attirer ceux qui étaient
profondément respectueux des traditions, les grandes familles romaines, celles qui
assumaient les postes publics importants et rivalisaient de générosité envers les dieux »305.

Nous faisons nôtre ce jugement tout en le nuançant : l’époque des apologistes est aussi celle
de la constitution du mono-épiscopat, la question du pouvoir dans l’Église s’y posait avec de
plus en plus d’urgence306 ; les communautés chrétiennes attiraient des hommes avides de
pouvoir à l’instar de Pérégrinos qui a pu pendant quelques temps s’imposer tel un nouveau
Socrate à la tête de communautés chrétiennes307. Malgré ces restrictions, la question de la
domination des hommes recevait effectivement une réponse différente dans l’Église que dans
la cité ; à l’exception de Méliton de Sardes et de Théophile d’Antioche308, aucun apologiste n’a
été confronté personnellement à la question du pouvoir sur des communautés humaines. En
outre, des hommes comme Justin, Tatien, Athénagore ou Aristide auraient aisément pu
devenir des magistrats, des détenteurs de pouvoirs dans leur cité ou dans l’administration

304
Cela pourrait expliquer pourquoi les chrétiens étaient souvent associés aux épicuriens, philosophes dont une
des plus répétées maximes étaient « Pour vivre heureux vivons cachés ». Gibbon parlait déjà en son temps d’une
« indifférence indolente ou même criminelle pour le bien public » des chrétiens (Histoire du déclin et de la chute
de l’empire romain, t.1, Éditions Robert Laffont, Paris, 1983, p. 384). Sur cette vie paisible chrétienne, voir : Frend,
William H. C., « Early Christianity and Society : A Jewish Legacy in the Pre-Constantinian Era », in The Harvard
Theological Review, vol. 76, 1983, pp. 63-67 où l’historien affirme que cette valorisation de la vie d’homme privé
est un leg du judaïsme hellénistique au christianisme.
305
Lane Fox, Robin, Païens et chrétiens, La religion et la vie religieuse dans l’Empire Romain de la mort de
Commode au concile de Nicée, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 1997, p. 333.
306
Sur cette question, voir : Romanacce, François-Xavier, « Église et Églises : réflexion sur les questions d'autorité
dans les communautés chrétiennes au IIe siècle », in Recherches de Science Religieuse, vol. 101, 2013/4, pp. 517-
527.
307
Lucien, Sur la mort de Pérégrinos, 12.
308
Notons également que l’auteur anonyme de l’A Diognète a pu faire partie de la hiérarchie ecclésiastique.

79
impériale. Il n’en a rien été : ils ont en conscience rejeté cette option et rejoint le rang des
chrétiens, ce qui peut aussi s’assimiler aussi à une forme de dénonciation de la domination
politique.

Parallèlement à cette éthique de l’ἰδιότης et cette défiance face au pouvoir, les apologistes
chrétiens ont été conduits à développer une véritable critique sociale et à remettre en cause
de comportements collectifs propres à la cité. La question d’une incarnation socio-politique
de la révélation chrétienne se pose de façon nette à qui se penche sur ce problème. Nous
tenterons de mettre en lumière les éléments principaux de cette critique.

La première d’entre elles, que nous trouvons chez Tatien, est une attaque dirigée contre les
festivités publiques se déroulant dans les cités. L’apologiste affirme :

« Qui ne se moquerait de vos solennités publiques qui, accomplies en l’honneur de mauvais


démons, précipitent les hommes dans l’infamie ? » (Τίς οὐκ ἂν χλευάσειε τὰς δημοτελεῖς
ὑμῶν πανηγύρεις, αἳ προφάσει πονηρῶν ἐπιτελούμεναι δαιμόνων εἰς ἀδοξίαν τοὺς
ἀνθρώπους περιτρέπουσιν;)309.

Ces πανηγύρεις ne possèdent pas nécessairement un caractère religieux310, cependant, dans


cette phrase, elles sont liées à l’action des mauvais démons – πονηροὶ δαίμονες. Tatien raille
ici le rassemblement du δῆμος. Ce dernier se fait tromper durant ces grandes réjouissances :
le peuple pense œuvrer au bien de la cité311 en tenant ces rassemblements alors qu’il ne fait
qu’accroître le pouvoir de forces iniques. On pourrait dire que l’intensification des liens
civiques ne fait qu’accroître la puissance démonique et dépérir la croyance en Dieu. Ce type
de sentences révèle, nous semble-t-il, tout le mépris de Tatien pour la vie politique et
démocratique des cités : toute manifestation de puissance politico-civique est pitoyable et, au
fond, sans valeur.

Certains apologistes ont également dénoncé la débauche et l’immoralité sexuelle de la société


gréco-romaine. Nous retrouvons la plupart de ces critiques chez Justin312 : l’apologiste s’en

309
Tat., Ad Graec., XXII, 1.
310
Tatien parle de « φιλοσόφων πανηγύρεις » (Ad Graec., III, 7).
311
Brown, Peter, Le renoncement à la chair, Éditions Gallimard, Paris, 1995, pp. 381-382 : « le sentiment de
l’existence continue et joyeuse d’une grande communauté civique dans un empire stable s’était toujours exprimé
par une atmosphère soigneusement entretenue de grandes réjouissances ; ne pas y participer, c’était trahir la
conception antique qui voyait dans la cité la plus parfaite des communautés humaines ».
312
Aristide, dans la version syriaque de son Apologie (XI, 5) dénonce également les mêmes méfaits de la société
antique.

80
prend à la prostitution d’enfants313, la soumission d’une foule d’efféminées et d’androgynes
aux vices publiques314 et, c’est le plus important, aux taxes publiques sur la prostitution 315.
Nous observons que, sur ce dernier point, Justin n’hésite pas à remettre en cause une politique
publique et à en proposer une solution purement négative : la suppression de ces taxes316.
Contrairement à Tatien, l’apologiste donne ici des précisions pratiques sur la correction des
méfaits qu’il dénonce. Les taxes font de nouveau apparition pour caractériser le type
d’échanges privilégiés au second siècle, en même temps qu’un moyen idoine pour s’enrichir
de tous les vices.

Le dernière attaque tournée contre la société antique est le rejet unilatéral des jeux, et en
particulier des combats sanglants. Tatien affirmait à leur sujet :

« Votre citoyen le plus en vue rassemble l’armée des assassins, annonçant publiquement qu’il
entretient des brigands ; ces brigands sortent de chez lui, et tous, vous allez les regardez en
vous faisant les juges non seulement de la vilenie de l’agonothète, mais encore des gladiateurs
eux-mêmes » (Τὸ μὲν γὰρ στρατόπεδον τῶν μιαιφονούντων ὁ προὔχων ἐν ὑμῖν συναγείρει
λῃστοτροφεῖν ἐπαγγελλόμενος, οἱ δὲ λῃστεύοντες ἀπ' αὐτοῦ προΐασιν, καὶ πάντες ἐπὶ τὴν
θέαν σύνιτε κριταὶ γινόμενοι τοῦτο μὲν πονηρίας ἀγωνοθέτου, τοῦτο δὲ καὶ αὐτῶν τῶν
μονομαχούντων)317.

Nous observons que, dans ce texte, l’apologiste met en lumière tout l’horreur des θέαι de la
cité. En même temps que de montrer toute l’inhumanité de ce type de spectacle, Tatien
affiche l’arrière-plan civique, pourrait-on dire, de ces festivités : le peuple en juge, le citoyen
fortuné, l’agonothète. Comment ne pas y voir une dénonciation de la justice civique réservée
aux chrétiens, si fréquemment condamnés ad bestias ? Ici encore, c’est autour de la πονηρία
que se rassemble le peuple : il est poussé aux jeux par une véritable pulsion de mort. L’être
civique s’exprime le plus souvent à l’occasion de regroupements malsains et mauvais. La
socialité antique, la vie démocratique et civique sont entachées par la souillure du meurtre et
le goût du sang. Tatien condamne ces jeux sanglants ainsi que ses conditions de possibilités :
la méchanceté du peuple et des magistrats, la perversité de la justice populaire, l’évergétisme
assassin318, les réjouissances impies.

313
Just., Apol., I, XXVII, 4 : « οἱ δὲ καὶ τὰ ἑαυτῶν τέκνα καὶ τὰς ὁμοζύγους προαγεύονται ».
314
Just., Apol., I, XXVII, 1 : « καὶ ὁμοίως θηλειῶν καὶ ἀνδρογύνων καὶ ἀρρητοποιῶν πλῆθος κατὰ πᾶν ἔθνος ἐπὶ
τούτου τοῦ ἄγους ».
315
Just., Apol., I, XXVII, 2 : « τούτων μισθοὺς καὶ εἰσφορὰς καὶ τέλη ».
316
Just., Apol., I, XXVII, 2 : « δέον ἐκκόψαι ἀπὸ τῆς ὑμετέρας οἰκουμένης ».
317
Tat., Ad Graec., XXIII, 4.
318
Fiedrowicz, Michael, Apologie im frühen Christentum, Ferdinand Schöningh, Paderborn, 2001, pp. 89-96.

81
Nous retrouvons le même type de critique chez les autres apologistes : Théophile rejette,
quant à lui, tous les types de jeux 319; Athénagore compare ses jeux sanglants aux
avortements320. Les apologistes n’ont pas explicitement affirmé leur désir de voir ces jeux
stopper, mais cela paraît évident à la lecture de leurs écrits. C’est un monde sans cœur qu’il
dénoncent, un monde où la vie d’un homme vaut le prix d’un spectacle 321. Alors qu’eux-
mêmes sont considérés et dénoncés comme des cannibales, des Thyeste, les chrétiens
retournent cette accusation et montrent que la société antique est autophage, que peuple,
magistrat et cité concourent à l’annihilation gratuite de vies humaines. Elle se détruit elle-
même en vue du seul plaisir.

2.b) Critique de la théologie civile

Nous avons pu observer que les chrétiens étaient condamnés par le peuple des cités pour leur
ἀθεότης, leur impiété. Cette condamnation doit nous interroger : elle exprime à elle seule
l’assise religieuse, et pour le fidèle chrétien idolâtrique, de la socialité civique. Les fidèles de
Jésus ne s’y conformaient pas et remettaient en cause cette congruence politico-religieuse
propre au régime de la πόλις. Guy Stroumsa, caractérisant ce système poliade, affirmait que
« la religion civique était, avant tout, la représentation extériorisée d’un rituel exigé de tous,
ou de presque tous […] un rituel censé réaffirmer l’identité collective de la cité »322. Varron,
écrivain latin de la période tardo-républicaine, avait exposé, dans ses Antiquités divines, une
théologie tripartite inspirée de la philosophie stoïcienne dans laquelle la théologie civile tenait
une place importante. Cette dernière exprimait à elle seule cette interdépendance des
sphères civique et cultuelle : les auteurs chrétiens l’étudièrent pour comprendre et surtout
critiquer le système religieux gréco-latin ; notre connaissance de la théologie varronienne
dépend grandement de l’apologétique chrétienne323.

319
Théoph., Ad Aut., III, 15. A ce sujet, Georges Ville disait : « les moralistes chrétiens n’établissent jamais une
différence de nature dans la culpabilité des spectacles ; un spectacle licencieux reçoit un blâme aussi grand qu’un
spectacle criminel et ces deux derniers ne sont pas plus blâmés que la course de chars. » (« Les jeux des
gladiateurs dans l'Empire chrétien », in Mélanges d'archéologie et d'histoire, vol. 72, 1960, p. 295).
320
Ath., Leg., XXV, 5-6.
321
Veyne, Paul, L’Empire gréco-romain, Éditions du Seuil, Paris, 2005, pp. 586-587.
322
Stroumsa, Guy, G., La fin du sacrifice, Les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Éditions Odile Jacob,
Paris, 2005, p. 150.
323
La première mention explicite de la théologie tripartite de Varron se trouve dans l’Ad nationes de Tertullien,
rédigée vers 197. Jean Pépin affirmait qu’Augustin et Tertullien et d’autres écrivains « ont sans doute utilisé les
données [se trouvant dans les Antiquité divines de Varron] par l’intermédiaire d’un auteur inconnu,
probablement chrétien ; cet auteur aurait réuni une documentation synthétique sur les religions païennes en

82
Grâce à Augustin, qui cite Varron dans sa Cité de Dieu, nous savons quel était le contenu de
cette théologie civile : elle était « celle que, dans les villes, les citoyens et surtout les prêtres
devaient connaître et pratiquer. Elle enseignait quels dieux honorer officiellement, de quelles
cérémonies et de quels sacrifices chacun devait s'acquitter »324. Cette « assise mystique de
l’État »325 ne pouvait qu’être rejetée par les chrétiens. Dans cette partie, nous analyserons
comment les apologistes grecs ont envisagé la relation entre la socialité civique et les cultes
publics, nous verrons s’il est possible de déceler, dans leurs écrits, la présence de la théologie
civile de Varron.

Avant d’en venir à l’étude de notre corpus documentaire, il nous semble opportun de
proposer quelques réflexions générales sur les rapports entre les écrivains chrétiens et la
théologie civile antique. Le premier point que nous aimerions soulever est que le christianisme
n’avait, au second siècle, absolument pas besoin du soutien des institutions civiques pour
exister et être efficace326 : son expansion était rendue possible par l’activité d’individus
privés327 ou encore grâce à l’Église, ses rites étaient complètement indépendants de la vie de
la cité, et surtout, la nouvelle foi, comme nous l’avons vu lors de notre étude de l’A Diognète,
pouvait s’adapter à n’importe quel contexte politique, grec, latin ou barbare. Le second point
qui nous paraît important d’évoquer est que les chrétiens ont importé leurs propres sacra
dans les cités en dehors de tout contrôle politico-civique328 : les individus qui dirigeaient les

ajoutant au témoignage de Varron des éléments cicéroniens, et aussi le matériel fourni par une source grecque
non précisée dont s’inspirèrent de leur côté Tatien et Clément d’Alexandrie ; c’est à travers cet intermédiaire
supposé que la théologie varronienne serait parvenue à la connaissance du Tertullien de l’Apologeticum, de
Minucius Félix auteur de l’Octavius, de Lactance dans le premier livre des Institutions divines ». L’auteur ajoutait
que « quelle que soit la voie par laquelle les Antiquités divines arrivèrent sous leurs yeux, il est en tout cas certain
que les apologistes chrétiens en tirèrent des arguments contre la religion romaine qui s’y trouvait exposée et
défendue » (« La ‘théologie tripartite’ de Varron. Essai de reconstitution et recherche des sources », in Revue
d'Etudes Augustiniennes et Patristiques, vol. 2, 1956, pp. 265-266). Jean Pépin suppose donc que les apologistes
grecs ont pu prendre connaissance de la théologie civique varronienne : même si cette théorie n’est pas à rejeter
a priori, il est important de dire qu’aucun des auteurs de notre corpus ne cite le nom de Varron.
324
Augustin, Cité de Dieu, VI, 5.
325
Lehmann, Yves, Varron théologien et philosophe romain, Éditions Latomus, Bruxelles, 1997, p. 223.
326
Nascimento, Aires A., « Citoyenneté et religion : les primitifs chrétiens dans la cité », in Antiquité et
citoyenneté, Actes du colloque international de Besançon (3-5 novembre 1999), Institut des Sciences et
Techniques de l'Antiquité, Besançon, 2002, p. 371 ; Mignot, Dominique-Aimé, Message de l’Apocalypse face à la
théologie civile de l’Empire romain, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, Aix-en Provence, 2005, p. 109. Un
phénomène illustre parfaitement cette efficacité donnée au religieux par le politique : à la fin du IVème, c’est un
décret provenant d’une instance politique qui a officiellement mis fin à la religion traditionnelle gréco-romaine.
Un phénomène similaire est inconcevable dans le cas du christianisme, on ne peut pas abolir la foi par un décret.
327
Sur cette évangélisation due à des hommes privés, voir : Eusèbe de Césarée, Hist. eccl., III, XXXVII, 2-3.
328
Cicéron affirmait (De legibus, II, 8) : « Que personne n’ait de dieux à part ; que personne ne rende un culte à
des dieux nouveaux ou étrangers, s’ils n’ont été acceptés par l’État ». Marcien, juriste du IIIème siècle de notre
ère, cité dans le Digeste (1.8.6.2-3), soutenait pour sa part : « Les choses sacrées sont celles qui ont été

83
communautés de fidèles, diacres, prêtres, évêques ou encore prophètes, n’avaient aucun
rapport avec la vie publique des cités – contrairement aux prêtres de la religion traditionnelle
qui étaient souvent des magistrats -, les cultes chrétiens se trouvaient en totale contradiction
avec les cultes civiques : participer aux uns vous excluaient de facto des autres.

Ces deux éléments, pris parmi tant d’autres, faisaient du christianisme un modèle religieux et
théologique tout à fait différent du système gréco-latin : en effet, il devenait en théorie
indépendant de la mainmise civique et constituait à lui seul un tout indépendant de la sphère
politique. Cette structuration spécifique329 a nécessairement dû disposer les écrivains
chrétiens d’une façon bien particulière quant à la religion civique, à la congruence du politique
et du cultuel propre la civilisation antique. Venons-en donc à nos documents.

Justin est l’apologiste à avoir le mieux exprimé le rejet de la religion civique par les chrétiens.
Il soutenait en effet :

« La seule chose que vous puissiez nous reprocher, c’est que nous n’adorons pas les mêmes
dieux que vous et que, dans les actions publiques, nous n’offrons ni libations, ni graisses des
victimes, ni couronnes, ni sacrifices » (Ὅπερ μόνον ἐγκαλεῖν ἡμῖν ἔχετε, ὅτι μὴ τοὺς αὐτοὺς
ἡμῖν σέβομεν θεούς, μηδὲ [τοῖς ἀποθανοῦσι] χοὰς καὶ κνίσας καὶ στεφάνους καὶ θυσίας ἐν
γραφαῖς φέρομεν)330.

Charles Munier rappelle que le terme γραφή désigne, en droit attique, une action publique
tournée contre un criminel. Justin emploie ici ce terme pour souligner l’intransigeance des
chrétiens au cours de l’audience officielle, particulièrement au moment où le magistrat leur
demandait de pratiquer un rite idolâtre331 ; l’apologiste insiste donc sur l’impossibilité pour un
chrétien de pratiquer de tels cultes. Le vocabulaire de ce paragraphe renvoie très
probablement à la religion civique : Justin n’aurait probablement pas souligné l’opposition
religieuse entre chrétiens et tenants de la religion traditionnelle au sujet des rites domestiques
et privés.

consacrées publiquement, pas en privé. Si quelqu’un, en privé, rend quelque chose sacré pour lui, cette chose
n’est pas sacrée, mais profane ». Sur cette question, voir : Sourvinou-Inwood, Christiane, « What is polis religion
? », in Murray, Oswyn and Price, Simon R. F. (éds.), The Greek city : from Homer to Alexander, Clarendon Press,
Oxford, 1990, pp. 295-322.
329
Les meneurs des communautés juives pouvaient encore, au second siècle, posséder un pouvoir politique.
L’exemple de Bar Kokhba est éloquent sur ce point.
330
Just., Apol., I, XXIV, 2.
331
Justin, Apologie pour les Chrétiens, trad. Munier, Charles, Les Éditions du Cerf, Paris, 2006, p. 195, n°4 ; Munier,
Charles, « A propos de Justin, Apol. I, XXIV, 2 », in Journal of Theological Studies, vol. 55, 2004, pp. 132-137.

84
Nous observons que deux termes dans le texte de Justin, κνῖσα et θυσία, se rapportent
directement au culte sacrificiel. L’apologiste montre ainsi toute l’importante que prenait ce
rite dans la vie civique. Le sacrifice occupait une place centrale dans la critique chrétienne de
la religion civique : l’auteur de l’A Diognète considère que ce rite est une insulte faite à Dieu332.
Athénagore, pour sa part, soutient que le peuple des cités évalue la piété grâce au νομὸς
θυσιῶν, la loi des sacrifices : cette façon de juger la piété d’un fidèle lui paraît complètement
absurde333.

Comment interpréter ce νομὸς θυσιῶν ? Certains historiens ont voulu expliquer cette
expression en soutenant qu’elle renverrait à des lois incitant ou contraignant les habitants des
cités aux sacrifices334. Selon nous, ce νομός ne renverrait pas seulement à une législation
cultuelle émise par l’administration provinciale mais aussi aux traditions ancestrales des cités,
à leur façon particulière d’honorer leurs dieux par des cultes entrés dans la coutume. Selon
Athénagore, c’est la majorité de ceux qui accusent les chrétiens d’athéisme335 qui utilise ce
νομὸς θυσιῶν pour juger de la piété d’un individu : cette loi des sacrifices renvoie
probablement à une législation ancrée dans les mœurs et dans les pratiques des foules. Il s’agit
selon toute vraisemblance d’une allusion feutrée à la théologie civile, évoquée plus haut. De
plus, Athénagore insiste fréquemment sur la diversité des coutumes religieuses au sein de
l’Empire :

« Sur la terre habitée, qui est vôtre, grands rois, les hommes ont en usage des coutumes et
des lois différentes, et nulle loi ni nulle crainte d’être châtié n’empêche aucun d’entre eux de
chérir les coutumes ancestrales, même si elles sont ridicules. L’habitant d’Ilion nomme Hector
un dieu, et il se prosterne devant Hélène, qu’il reconnaît comme Adrastée ; Le lacédémonien
vénère Agamemnon comme Zeus et Phylonoè, la fille de Tyndare, sous l’appellation d’Énodia ;
l’Athénien sacrifie à Poséidon quand il sacrifie à Érechthée et les Athéniens décernent à la fois
des initiations et des mystères à Agraulos et à Pandrosos, que l’on considéra comme impies

332
Diogn., II, 8-9 : « Et les honneurs que vous croyez leur rendre sont plutôt pour ces dieux un désagrément, s’ils
sont doués de sentiment ; qu’ils ne sentent rien, vous le faites bien voir par le sang et la graisse fumante de vos
sacrifices ! Qui de vous endurerait, qui tolèrerait qu’on lui rende de tels honneurs ? Il n’y aura personne pour
supporter de bon gré un tel désagrément » (ταἱς δὲ δοκεῖτε τιμαῖς προσφέρειν, εἰ μὲν αἰσθάνονται, κολάζετε
μᾶλλον αὐτούς · εἰ δὲ ἀναισθητοῦσιν, ἐλέγχοντες αἵματι καὶ κνίσαις αὐτοὺς θρησκεύετε. Ταῦθʹ ὑμῶν τις
ὑπομεινάτω, ταῦτα ἀνασχέσθω τις ἑαυτῷ γενέσθαι).
333
Ath., Leg., XIII, 1 : « μετροῦντες τὴν εὐσέβειαν θυσιῶν νόμῳ ».
334
Nous n’acceptons pas cette théorie. Elle a, entre autres, été soutenue par : Millar, Fergus, The Emperor in the
Roman World (31 B.C.-A.D. 337), Duckworth, London, 1977, pp. 558-566 et Keresztes, Paul, « The Imperial Roman
Government and the Christian Church. I, From Nero to the Severi », in Aufstieg und Niedergang der römischen
Welt, II, vol. 23, 1979, p. 300. Gabriella Aragione s’y est opposée (Les chrétiens et la loi, Allégeance et
émancipation aux IIe et IIIe siècles, Éditions Labor et Fides, Paris, 2011., p. 168).
335
Ath., Leg., XIII, 1 : « οἱ πολλοὶ τῶν ἐπικαλούντων ἡμῖν τὴν ἀθεότητα ».

85
pour avoir ouvert le coffre, et, en un mot, dans chaque nation et dans chaque peuple, les
hommes pratiquent sacrifices et mystères comme ils l’entendent » (Ἡ ὑμετέρα, μεγάλοι
βασιλέων, οἰκουμένη ἄλλος ἄλλοις ἔθεσι χρῶνται καὶ νόμοις, καὶ οὐδεὶς αὐτῶν νόμῳ καὶ
φόβῳ δίκης, κἂν γελοῖα ᾖ, μὴ στέργειν τὰ πάτρια εἴργεται ὁ μὲν Ἰλιεὺς θεὸν Ἕκτορα λέγει καὶ
τὴν Ἑλένην Ἀδράστειαν ἐπιστάμενος προσκυνεῖ, ὁ δὲ Λακεδαιμόνιος Ἀγαμέμνονα Δία καὶ
Φυλονόην τὴν Τυνδάρεω θυγατέρα καὶ τεννηνοδίαν † σέβει, ὁ δὲ Ἀθηναῖος Ἐρεχθεῖ
Ποσειδῶνι θύει καὶ Ἀγραύλῳ Ἀθηναῖοι καὶ τελετὰς καὶ μυστήρια [Ἀθηναῖοι] ἄγουσιν καὶ
Πανδρόσῳ, αἳ ἐνομίσθησαν ἀσεβεῖν ἀνοίξασαι τὴν λάρνακα, καὶ ἑνὶ λόγῳ κατὰ ἔθνη καὶ
δήμους θυσίας κατάγουσιν ἃς ἂν θέλωσιν ἄνθρωποι καὶ μυστήρια)336.

Athénagore offre un tableau saisissant des multiples divinités honorées dans les cités et au
sein des peuples de l’Empire. Chacun d’entre eux possède son propre νομός religieux
correspondant à sa tradition, à ses πάτρια. Le groupe socio-politique est ici la mesure de la
religion : l’empire n’impose aucune législation particulière aux divers corps politiques qui le
composent mais veille simplement à ce que l’athéisme ne se propage pas ; aussi, remettre en
cause la religion civique au nom d’un athéisme revient indirectement à mettre en péril l’ordre
impérial337.

Athénagore ne fait référence qu’à des cultes très anciens – nés, selon lui, durant l’époque
homérique ou l’époque royale et mythique d’Athènes – transmis de génération en génération.
Il ne fait pas allusion au productivisme divin propre aux sociétés gréco-latines et montrent
ainsi que la religion des cités se limite aux multiples cultes délimités par la tradition
immémoriale, le mos majorum338. L’apologiste insiste de plus sur le fait que les sacrifices sont
pratiqués par tous : le νομὸς θυσιῶν trouve sa réalisation dans chaque cité et n’a pas besoin
d’être dicté par une législation impériale. Cette omniprésence du sacrifice ne l’interroge
pourtant pas au sujet de la prétendue liberté des cités pour le choix de leurs cultes : dans son
écrit, nous observons plutôt que peuples et cités honoraient nécessairement et

336
Ath., Leg., I, 1.
337
« Donc si on détruit les cultes nationaux, on détruit finalement de ce fait aussi les particularités nationales, on
s’en prend donc à l’imperium romanum, qui donne une place aux particularités et aux cultes nationaux. »
(Peterson, Erik, Le monothéisme un problème politique et autres traités, Éditions Bayard, Paris, 2007, p. 88). Nous
lisons chez Athénagore (Leg., I, 2) : « Vous avez jugé que l’impiété et le sacrilège consiste à ne pas reconnaître
de dieu du tout, mais qu’il est nécessaire que chacun puisse avoir les dieux de son choix, afin que la crainte de la
divinité le détourne de faire la mal » (Καὶ τούτοις πᾶσιν ἐπιτρέπετε καὶ ὑμεῖς καὶ οἱ νόμοι, τὸ μὲν οὖν μηδ´ ὅλως
θεὸν ἡγεῖσθαι ἀσεβὲς καὶ ἀνόσιον νομίσαντες, τὸ δὲ οἷς ἕκαστος βούλεται χρῆσθαι ὡς θεοῖς ἀναγκαῖον, ἵνα τῷ
πρὸς τὸ θεῖον δέει ἀπέχωνται τοῦ ἀδικεῖν). Tout le propos d’Athénagore consiste à distinguer l’athéisme
véritable du christianisme.
338
« Cependant, si faible qu’ait été le contenu véritablement religieux des rites traditionnels, ces derniers étaient
considérés comme éminemment respectables, car ils constituaient la part la plus précieuse et vénérable du mos
majorum, cette tradition des ancêtres que les Romains considéraient comme une norme juridique intangible et
la plus haute expression de leur être collectif » (Lepelley, Claude, L’empire romain et le christianisme, Éditions
Flammarion, Paris, 1969, p. 35).

86
universellement les divinités transmises par les traditions grâce au rite sacrificiel. Ces deux
éléments constituaient pour une grande part l’identité religieuse des sociétés impériales :
elles ne les choisissaient pas et l’imposaient à tous ses membres. En définitive, il nous semble
qu’Athénagore définit, dans ce texte, de façon ramassée mais cependant juste, le système de
la religion civique et de la théologie civile339. En outre, l’apologiste utilise à plusieurs reprises
l’expression οἱ θεοὶ ταῖς πόλεσι340 qui exprime parfaitement cette dépendance du domaine
religieux au système politico-civique.

Cette profusion de traditions religieuses au sein de l’Empire a étonné et questionné les


apologistes chrétiens : Athénagore ne comprenait pas qu’avec un tel foisonnement de cultes
civiques différents, presque absurde, l’empereur tienne cependant à persécuter les
chrétiens341, Tatien rejetait fermement cette multitude de dieux et de cultes pour la μοναρχία
de Dieu342. Les fidèles chrétiens, après leur conversion, rejetaient unilatéralement cette
religion civique : pour eux « tous les cultes polythéistes sont les produits de l’erreur et de la
perdition »343 et les dieux gréco-romains sont identifiés à des δαίμονες, dont nous avons pu
constater la perversité344. Quel pouvait donc être l’interprétation politique d’un tel
détachement ?

Un premier point à relever est, qu’en refusant les cultes civiques, les chrétiens montrèrent la
nullité politique de ces rites : pour les Romains et les Grecs, honorer les dieux conformément

339
Contrairement à ce qu’affirmait Guy Stroumsa : « En un mot, les chrétiens ont incapables de comprendre
l’idée de religion civique, les païens celle de vérité religieuse » (La fin du sacrifice, Les mutations religieuses de
l’Antiquité tardive, Éditions Odile Jacob, Paris, 2005, p. 175). Athénagore semble être l’apologiste à avoir le mieux
compris la religion civique.
340
Ath., Leg., XIII, 1 ; XIV, 1. Les autres apologistes mentionnent aussi des divinités propres à certains groupes
civiques : Athéna à Athènes (Tat., Ad Graec., VIII, 5), Simon le Magicien et Zeus Latiaris pour les Romains (Théoph.,
Ad Aut., II, 33 ; Tat., Ad Graec., XXIX, 1 ; Just., Apol., I, XXV, 2). Aristide délimite les divinités grecques, des divinités
égyptiennes, chaldéennes et du Dieu juif et Théophile d’Antioche énumère huit Jupiter différents sans donner
leur cité d’origine (Ad Aut., I, 10). Le Pseudo-Méliton limite ses attaques à des divinités orientales et
mésopotamiennes. Sur ce point, voir : Lévy, Isidore, « Nebo, Hadaran et Sérapis dans l’Apologie du Pseudo-
Méliton », in Revue de l'histoire des religions, vol. 40, 1899, pp. 370-373.
341
Ath., Leg., XIV, 3 : « Si donc nous sommes impies, parce que nous n'adorons pas vos dieux, toutes les cités,
toutes les nations sont impies, car il n'en est aucune qui adore les mêmes divinités » (Ἂν τοίνυν ἡμεῖς, ὅτι μὴ
κοινῶς ἐκείνοις θεοσεβοῦμεν, ἀσεβῶμεν, πᾶσαι μὲν πόλεις, πάντα δὲ ἔθνη ἀσεβοῦσιν· οὐ γὰρ τοὺς αὐτοὺς
πάντες ἄγουσι θεούς). Nous retrouvons la même idée chez Justin (Apol., I, XXIV, 3).
342
Tat., Ad Graec., XIV, 1. Nous retrouvons le même style de critiques chez Aristide : cependant ce dernier
n’expliquait le polythéisme grec à la profusion des traditions civiques (Apol., IX, 2), pour lui les Grecs forment un
γένος indifférencié au sein duquel il ne fait aucune division.
343
Arist., Apol., XIII, 7 : « Ἀποδέδεικται τοίνυν, ὦ βασιλεῦ, ταῦτα πάντα τὰ πολύθεα σεβάσματα πλάνης ἔργα καὶ
ἀπωλείας ὑπάρχειν ».
344
Cette équivalence entre les dieux classiques et des δαίμονες est défendue par Tatien (Ad Graec., XII, 5),
Athénagore (Leg., XXVII, 2) Justin (Apol., II, IV, 5 ; II, V, 6) et Théophile (Ad Aut., I, 10).

87
aux traditions permettait la perpétuation du groupe social, la pax deorum et même la victoire
militaire345. Les fidèles de Jésus démontrent qu’il n’en est rien et qu’abandonner les cultes
civiques ne pourrait qu’avoir des conséquences souhaitables : abolir le gouvernement
démonique et mettre les citoyens sur la voie du vrai et du bien346. Abandonner les dieux-
démons ne pouvait donc aucunement nuire à l’État. Il n’était à leurs yeux pas nécessaire de
reconnaître leur efficacité fonctionnelle dans les lois et les organes de l’État et on ne pouvait
en aucun cas être coupable de crime de lèse-majesté en adoptant cette attitude, puisque ces
dieux n’étaient pas bénéfiques à la stabilité politique347.

En deuxième lieu, par ce refus de la théologie civique gréco-latine, les chrétiens ont réussi à
envisager une citoyenneté non-cultuelle, pourrait-on dire. La raison politique peut, à leurs
yeux, être détachée de sa base religieuse : nous pouvons être citoyens sans offrir de cultes
aux dieux. C’est proprement révolutionnaire. Cela n’a toutefois pas eu de conséquences
pratiques immédiates : nous avons vu que, dans l’A Diognète, la citoyenneté de ce monde est
supportée par le chrétien comme une sorte de devoir qui lui est imposé par sa foi. Le modèle
de la citoyenneté cultuelle gréco-romaine est abandonné pour un celui de la citoyenneté
chrétienne. Passer de l’une à l’autre a pourtant nécessité un effort de conceptualisation et de
compréhension de la société antique : nous avons notamment pu le constater dans l’œuvre

345
Cicéron affirmait que les Romains surpassaient tous les autres peuples par la piété et la religion (De
haruspicum responsis, 19 : « Pietate ac religione omnes gentes superavimus »). Celse était un grand défenseur
des πατριά, des coutumes religieuses traditionnelles. A ces yeux, la stabilité du monde romain dépendait du
respect, chez chaque peuple dominé, de ses traditions propres. Il s’exprimait ainsi (Origène, Contre Celse, V, 25)
: « Les juifs sont devenus une nation particulière et ont établi des lois conformément aux coutumes de leur pays.
Ils les maintiennent parmi eux aujourd'hui encore et observent une religion qui, quelle qu'elle soit, est du moins
traditionnelle. Ils agissent là comme les autres hommes, car chacun a en honneur les coutumes traditionnelles,
de quelque manière qu'elles aient pu être établies. Et il semble qu'il en arrive ainsi, non seulement parce qu'il
est venu à l'esprit de différents peuples de se donner des lois différentes et que c'est un devoir de garder ce qui
a été décidé pour le bien commun, mais encore parce que vraisemblablement les différentes parties de la terre
ont été dès l'origine attribuées à différentes puissances tutélaires et réparties en autant de gouvernements, et
c'est ainsi qu'elles sont administrées. Dès lors, ce qui est fait dans chaque nation est accompli avec rectitude si
c'est de la manière agréée de ces puissances ; mais il y aurait impiété à enfreindre les lois établies dès l'origine
dans chaque région ». A propos de Celse, Arnaldo Momigliano soutenait : « it is therefore significant that the first
time we come accross some serious concern with the relation between roman polytheism and the roman Empire
is in that man Celsus, who in about 180 polemized against the christians » (Momigliano, Arnaldo, « The
disadvantages of monotheism for a universal state », in Classical Philology, vol. 81, 1986, p. 289).
346
A ce propos, Aristide affirme que les dieux grecs sont hors-la-loi (παράνομοι en Apol., XIII, 5) et que leurs actes
sont répréhensibles. Poursuivant son raisonnement, l’apologiste en vient à poser cette question à propos des
Grecs : « Car si leurs dieux se livrent à de tels [actes], comment ne s’y livreront-ils pas eux aussi ? » (Εἰ γὰρ οἱ
θεοὶ αὐτῶν τοιαῦτα ἐποιησαν, πῶς καὶ αὐτοὶ οὐ τοιαῦτα πράξουσιν ;). Continuer à vénérer des dieux immoraux
aboutit inévitablement à enfreindre les lois et à agir contre la cité.
347
Guyon, Gérard, Le choix du royaume, la conscience politique chrétienne de la cité (Ier-Ive siècle), Ad solem
Éditions, Genève, 2008, p. 93.

88
d’Athénagore. Le développement du christianisme a donc pu favoriser l’autonomisation de la
raison politico-citoyenne face au modèle théologico-civile proposée par les sociétés gréco-
romaines, nous en sommes encore aujourd’hui les légataires.

3) Statut de l’être collectif chrétien

Bien que résidant dans les cités de l’Empire, les chrétiens prenaient aussi part à une
communauté dépassant le simple localisme civique : l’Église. Les apologistes grecs ont pu être
considérés comme des défenseurs, des représentants et des théoriciens de l’institution
ecclésiale348. Par leurs écrits, ils offraient une certaine image publique des communautés de
fidèles, donnaient une expression claire et structurée de la foi chrétienne : les apologies
pouvaient ainsi avoir un véritable rôle pastoral349. Cette partie sera consacrée à l’étude des
apologistes en tant que théoriciens de l’être collectif chrétien : nous essaierons d’étudier
comment les auteurs de notre corpus se représentaient la communauté chrétienne, s’ils
l’opposaient à la société antique ou au contraire s’ils l’ont présentée comme participant à la
vie de la cité. Cette partie touche tant aux domaines théologique que politique : en effet, nous
nous proposons d’analyser la façon avec laquelle une communauté spirituelle envisageait son
rôle au sein de sphère sociale. La première partie sera consacrée à l’étude de l’ἐκκλησία dans
les écrits des apologistes : nous constaterons la difficulté qu’ont eue les écrivains chrétiens à
présenter la communauté spirituelle des chrétiens. Dans un second temps, nous nous
pencherons sur une idée très présente dans nos textes : la πολιτεία chrétienne.

3.a) Quelle Église pour les apologistes ? Conflits autour de la visibilité de l’ἐκκλησία

La présence de la communauté ecclésiale dans les textes apologétiques a été assez peu
étudiée par les savants et les commentateurs. La plupart d’entre eux en sont arrivés assez
rapidement à l’idée que les apologistes grecs représentaient l’Église, qu’ils se sont efforcés «

348
Voir par exemple : Pouderon, Bernard, Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 2005, p.
154 : « Justin est le premier théologien de l'Église, le premier qui ait cherché à développer une exposition
rationnelle du mystère chrétien ».
349
Pouderon, Bernard, Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 2005, p. 56 ; Grant, Robert
M., Greek apologists of the second century, The Westminster Press, Philadelphie, 1988, pp. 14-15.

89
d'élaborer une doctrine des rapports entre l'Église et l'État »350. Sa présence dans la littérature
apologétique pose cependant quelques difficultés : il nous semble nécessaire de ne pas faire
a priori des apologistes des porte-paroles de l’institution ecclésiale, de rendre compte des
divergences et des problèmes que l’on peut rencontrer dans leurs écrits. Ainsi, nous serons
plus à même de comprendre les enjeux d’une présentation de l’Église à un lectorat gréco-
romain ainsi que d’une définition de la communauté chrétienne au sein de la société
impériale. Nous tenterons de rendre compte des divers aspects de la communauté ecclésiale :
elle forme une communauté spirituelle en même temps qu’une institution hiérarchisée. Un
unique article instructif de Bernard Pouderon351, dont nous avons pu tirer d’intéressants
enseignements, a été consacré à la question. Nous nous proposons de donner suite à cette
réflexion pour comprendre les implications politiques d’une ecclésiologie dans le discours
apologétique.

Tout d’abord, il nous semble opportun de situer les différents auteurs par rapport à l’Église
même. Sur ce point, nous voyons apparaître une véritable scission au sein du groupe des
apologistes : Théophile d’Antioche et Méliton de Sardes avaient la charge d’évêque, ils étaient
donc intimement liés à l’institution ecclésiale352. A côté d’eux, il semble que Justin,
Athénagore, Aristide et le Pseudo-Méliton n’aient pas eu de fonctions dans l’institution mais
se soient cantonnés au simple statut de particulier353. Tatien, quant à lui, a rapidement été
considéré comme une sorte d’hérétique : Irénée de Lyon et Eusèbe de Césarée affirment qu’il
devint un encratique après la mort de son maître, Justin, qu’il rejeta le salut d’Adam et fonda
sa propre secte religieuse354. Cette accusation d’hérésie ainsi que des liens supposés de Tatien

350
Munier, Charles, « Les doctrines politiques de l'Église ancienne », in Revue des Sciences Religieuses, vol. 62,
1988, p. 46. Nous trouvons le même genre d’analyses dans un article de Charles Ruch : « Un programme politique
sur les relations de l'Église et de l'État s'est ainsi peu à peu constitué et affirmé. Le jour où l'empire a cessé de
persécuter, l'œuvre était prête et le projet pouvait être réalisé. On est naturellement tenté de comparer les
désirs des apologistes avec les premiers actes des empereurs chrétiens » (« Premières avances du Christianisme
à l'Empire d'après les Pères Apologistes », in Revue des Sciences Religieuses, vol. 1, 1921, p. 2).
351
Pouderon, Bernard « Le concept d'Église chez les apologistes grecs », in Vannier, Marie-Anne, Les Pères et la
naissance de l'ecclésiologie, Les Éditions du Cerf, Paris, 2009, pp. 65-90.
352
Nous avons déjà dit qu’il est possible que l’auteur de l’A Diognète ait fait partie de la hiérarchie ecclésiale.
Jérôme identifie Quadratus – le premier apologiste chrétien sur lequel nous renseigne Eusèbe de Césarée (Hist.
Eccl. , IV, III, 2) – à l’évêque homonyme d’Athènes qui vécut sous le règne de Marc Aurèle (Jérôme, Des hommes
illustres, XIX ; Lettres, LV, 4). Cette identification a été rejetée par plusieurs historiens.
353
Justin dit écrire sa première Apologie « en faveur des hommes de toute origine, injustement haïs et
persécutés » (Apol., I, I, 1 : « ὑπὲρ τῶν ἐκ παντὸς γένους ἀνθρώπων ἀδίκως μισουμένων καὶ ἐπηρεαζομένων »).
Il ne prend pas la plume pour défendre spécifiquement les chrétiens et a fortiori l’Église. Athénagore et Aristide
prennent la défense des chrétiens (Ath., Leg., I, 3 : « οἱ λεγόμενοι Χριστιανοί » ; Arist., Apol., XV-XVI).
354
Irénée de Lyon, Contre les hérésies, I, XXVIII, 1 ; III, XXIII, 8 ; Eusèbe de Césarée, Chronique, 288 F.

90
avec des Valentiniens restent problématiques et ont divisé les savants355. Nous observons
donc une diversité de statuts ainsi que des rapports hétérogènes à l’institution ecclésiastique
chez les apologistes grecs, cela se ressent dans nos sources.

Le terme ἐκκλησία n’apparaît ni sous la plume d’Athénagore, ni sous celles d’Aristide, du


Pseudo-Méliton et de Tatien. Justin ne l’emploie pas dans son Apologie mais uniquement dans
son Dialogue avec Tryphon356. Nous verrons plus loin les implications d’un tel silence : notons
cependant qu’un tel phénomène est capital dans l’expression du collectif chrétien. Selon ces
quatre auteurs, les fidèles n’étaient donc pas attachés à une institution particulière : dans
leurs écrits, ils ne décrivent que des Χριστιανοί individualisés, partageant des cultes et une foi
commune. Pour leur part, Théophile d’Antioche, l’auteur de l’A Diognète et Méliton de
Sardes357 emploient le terme ἐκκλησία. Nous observons dans cette répartition se redessiner,
à quelques détails près, la division que nous avons mise en lumière entre les auteurs
ecclésiastiques et les auteurs laïcs. Malgré sa présence chez ces trois apologistes, la quasi-
absence du terme exprimant la communauté des fidèles surprend : pour quelles raisons si peu
de place lui est-elle accordée dans la littérature apologétique ? quelle vision ecclésiologique
ressort des quelques mentions que nous pouvons trouver ? En guise de commencement, nous
tenterons de répondre à cette dernière question.

Justin, dans son Dialogue avec Tryphon, esquisse une définition de l’ ἐκκλησία :

« On peut l’observer pareillement dans le corps : des nombreux membres qu’on y compte,
l’ensemble est appelé et forme un seul corps. De même pour le peuple et pour l’assemblée :
les individus y sont nombreux en quantité, mais comme ils constituent une seule réalité, on
les appelle et les désigne par une seule dénomination » (Ὁποῖον καὶ ἐπὶ τοῦ σώματος ἔστιν
ἰδεῖν· πολλῶν ἀριθμουμένων μελῶν τὰ σύμπαντα ἓν καλεῖται καὶ ἔστι σῶμα· καὶ γὰρ δῆμος
καὶ ἐκκλησία, πολλοὶ τὸν ἀριθμὸν ὄντες ἄνθρωποι, ὡς ἓν ὄντες πρᾶγμα τῇ μιᾷ κλήσει
καλοῦνται καὶ προσαγορεύονται)358.

Ce court texte explicatif est inséré au sein de paragraphes où l’apologiste tisse des analogies
entre l’activité de Moïse et celle de Jésus. Justin tente d’y expliquer ce qui fait l’essence d’une
communauté humaine - δῆμος καὶ ἐκκλησία. A ses yeux, deux éléments permettent de

355
Sur cette question, voir : Petersen, William L., « Tatian the Assyrian », in Marjanen, Antti et Luomanen, Petri
(dir.), A compagnion to Second-Century Christian ‘Heretics’, Brill, Leyde et Boston, 2005, pp. 142-143 ; Hunt, Emily
J., Christianity in the Second Century : The Case of Tatian, London and New York, Routledge, 2003, pp. 20-52.
356
Just., Dial., XLII, 3 ; LXIII, 5 ; CXXXIV, 3.
357
Théoph., Ad Aut., II, 14 ; Diogn., XI, 5 ; Méliton de Sardes, Sur la Pâque, 40-42.
358
Just., Dial., XLII, 3.

91
structurer un groupe humain en un même tout : l’appellation et le πρᾶγμα. Comment, à la
mention de ces deux éléments, ne pas penser à la communauté chrétienne359? Le terme de
πρᾶγμα nous paraît intéressant : il se rapporte à une activité pratique, à un comportement
particulier qui caractériserait, selon Justin, une ἐκκλησία : la communauté est le lieu d’une
pratique partagée. Néanmoins, l’auteur ne nous dit pas quelle finalité et quel sens prenait
cette activité commune. Plus avant dans le dialogue, l’apologiste en vient à mentionner
explicitement l’Église chrétienne :

« Et que c’est à ceux qui croient en lui [Jésus], formant une seule âme, une seule communauté,
une seule assemblée – cette Église qui est issue de son nom et qui participe de son nom,
puisque nous sommes tous appelés chrétiens -, que le Verbe parle comme à sa fille, ces
paroles le proclament tous aussi clairement, nous enseignant d’oublier les anciens usages de
nos pères » (Καὶ ὅτι τοῖς εἰς αὐτὸν πιστεύουσιν, ὡς οὖσι μιᾷ ψυχῇ καὶ μιᾷ συναγωγῇ καὶ μιᾷ
ἐκκλησίᾳ, ὁ λόγος τοῦ θεοῦ λέγει ὡς θυγατρί, τῇ ἐκκλησίᾳ τῇ ἐξ ὀνόματος αὐτοῦ γενομένῃ
καὶ μετασχούσῃ τοῦ ὀνόματος αὐτοῦ Χριστιανοὶ γὰρ πάντες καλούμεθα , ὁμοίως φανερῶς οἱ
λόγοι κηρύσσουσι, διδάσκοντες ἡμᾶς καὶ τῶν παλαιῶν πατρῴων ἐθῶν ἐπιλαθέσθαι)360.

Deux faits retiennent tout particulièrement notre attention dans ce paragraphe. Le premier
est que Justin utilise indifféremment les termes ἐκκλησία et συναγωγή pour définir la
communauté chrétienne : cet usage est probablement à interpréter comme un élément
polémique tourné contre Tryphon, l’interlocuteur juif de Justin361. Le deuxième fait, plus
important encore, est que la diffusion de l’Église cause, dans les sociétés où elle se développe,
la disparition des πάτρια, des coutumes ancestrales : elle les remplace par son propre πρᾶγμα.
Ces πάτρια peuvent faire référence aux cultes domestiques et familiaux, de la maisonnée,
dont le père est le garant et le chef ainsi qu’aux rites publics, hérités par la cité de son passé.
Le christianisme rejette ces deux types cultuels pour instaurer ses propres pratiques
collectives. La communauté chrétienne ne fait pas que réduire à néant les anciennes traditions
qui animaient les cités antiques, elle les remplace par son propre système comportemental.
L’Église constitue dons une communauté éthique et cultuelle : cette injonction d’abandonner

359
Il est possible que Justin ait envisagé le δῆμος et l’ἐκκλησία dans leurs caractères généraux sans référence
explicite à l’Église chrétienne : l’absence de référence divine et cultuelle peut le laisser penser. Telle n’est pas
notre interprétation : l’axe discursif du dialogue, le ton de l’apologiste ainsi que la présence de l’Église à d’autres
endroits du texte nous pousse à penser que Justin évoque sa propre communauté religieuse ou, du moins,
exprime le caractère général de l’ἐκκλησία en fonction du modèle qui lui est présenté par la communauté
chrétienne. Sur l’ecclésiologie de Justin développée dans le Dialogue avec Tryphon, voir : Mueller, Aloïs, Ecclesia-
Maria : die Einheit Marias und der Kirche, Paulus-Verlag, Freibourg, 1951, pp. 48-53.
360
Just., Dial., LXIII, 5.
361
Pouderon, Bernard « Le concept d'Église chez les apologistes grecs », in Vannier, Marie-Anne, Les Pères et la
naissance de l'ecclésiologie, Les Éditions du Cerf, Paris, 2009, pp. 71-73. Nous retrouvons le même phénomène
chez Théophile d’Antioche (Ad Aut., II, 14).

92
les anciennes mœurs et de prendre part à un nouveau πρᾶγμα tend à faire de l’Église – au
moins aux yeux des non-chrétiens – une sorte d’association à caractère politique362. Pourquoi
l’appartenance à cette communauté entraîne-t-elle la mise à l’écart de ses membres de
l’éthicité commune ? Il est toutefois important de noter que Justin ne désirait donner aucune
dimension politique explicite à l’ἐκκλησία, mais comment remettre en cause les πάτρια des
cités et de l’Empire n’aurait-il pas abouti à un tel résultat ? La communauté chrétienne se
présentait comme une institution régie par un système de valeurs, des comportements
collectifs et des cultes différents du reste de la société gréco-latine : un tel groupement
d’hommes ne pouvait que constituer une faction dangereuse pour la cité363.

Le second apologiste à avoir développé une réflexion ecclésiologique est Théophile


d’Antioche. Un unique paragraphe est consacré à cette question :

« De même que dans la mer il y a des îles, les unes habitées, possédant de l’eau, produisant
des fruits, avec des ancrages et des ports pour procurer des refuges à ceux qui sont pris dans
la tempête, de même Dieu a donné au monde, pris dans les vagues et la tempêtes des fautes,
les assemblées, appelées saintes Églises, dans lesquelles se trouvent, à la manière des ports
accueillants sis dans les îles, les instructions de la vérité. En elles se réfugient ceux qui veulent
être sauvés, qui sont épris de vérité, et qui veulent échapper à la colère et au jugement de
Dieu » (Καὶ καθάπερ ἐν θαλάσσῃ νῆσοί εἰσιν αἱ μὲν οἰκηταὶ καὶ ἔνυδροι καὶ καρποφόροι,
ἔχουσαι ὅρμους καὶ λιμένας πρὸς τὸ τοὺς χειμαζομένους ἔχειν ἐν αὐτοῖς καταφυγάς, οὕτως
δέδωκεν ὁ θεὸς τῷ κόσμῳ κυμαινομένῳ καὶ χειμαζομένῳ ὑπὸ τῶν ἁμαρτημάτων τὰς
συναγωγάς, λεγομένας δὲ ἐκκλησίας ἁγίας, ἐν αἷς καθάπερ λιμέσιν εὐόρμοις ἐν νήσοις αἱ
διδασκαλίαι τῆς ἀληθείας εἰσίν, πρὸς ἃς καταφεύγουσιν οἱ θέλοντες σώζεσθαι, ἐρασταὶ
γινόμενοι τῆς ἀληθείας καὶ βουλόμενοι ἐκφυγεῖν τὴν ὀργὴν καὶ κρίσιν τοῦ θεοῦ)364.

Dans ce paragraphe, l’apologiste associe les deux termes ἐκκλησία et συναγωγή pour
caractériser les églises chrétiennes, et ce, avec une intention différente de Justin : l’allusion
de Théophile n’est pas polémique, l’auteur désire ici mettre en lumière la continuité
structurelle et institutionnelle entre les communautés juives, pratiquant une religion tolérée
par le pouvoir dont le modèle communautaire est intégré à l’Empire et la jeune institution

362
Erik Peterson affirmait : « Certes l’Église n’est pas le royaume. Mais il y a dans l’Église quelque chose du
royaume, aussi bien une part de la volonté politique des Juifs à gagner le royaume de Dieu qu’une part de
l’exigence de pouvoir des ‘Douze’ dans le royaume de Dieu. Il est indéniable que se trouve ainsi attachée à l’Église
une certaine ambivalence. Elle n’est pas clairement une forme politico-religieuse comme l’est le royaume
messianique des Juifs. Elle n’est pas non plus une forme uniquement spirituelle, où des notions comme politique
et royaume n’auraient pas droit de cité, et qui aurait pour seule mission de ‘servir’ » (Peterson, Erik, Le
monothéisme un problème politique et autres traités, Éditions Bayard, Paris, 2007, p. 183).
363
Grant, Robert M., Greek apologists of the second century, The Westminster Press, Philadelphie, 1988, pp. 65-
74.
364
Théoph., Ad Aut., II, 14.

93
chrétienne, persécutée et non reconnue par le pouvoir365. Les Églises saintes offrent aux
chrétiens, dans l’esprit de l’apologiste, l’occasion de se prémunir contre les pêchés d’une
société polythéiste et de se conformer au plan de Dieu. Ce sont elles qui permettent la
conservation de la vérité : les Églises apparaissent ici comme de petites communautés
humaines insérées dans la société gréco-latine et reliées entre elle par un message
salvifique366. Nous pouvons ici souligner la radicalité du propos de Théophile : les
communautés chrétiennes se démarquent du reste de la société comme le vrai se démarque
du faux. Elles incarnent une forme de résistance totale à toute influence gréco-latine, une
forme de « refus éternel » opposé à l’État et à la cité dans ses aspirations dominatrices et
idolâtres367 : des structures permettant de freiner la pénétration de la société antique, de
contenir sa prétention à tout régenter, où le fidèle est à même de vivre sa foi. Théophile ne
donne aucune dimension politique à ses saintes Églises : elles sont identifiées à un
enseignement, une foi et un Dieu ; pourtant, encore ici, les communautés chrétiennes sont
pensées comme une forme de négation de la société païenne. Justin en rejetait les traditions
– cultuelles ou non -, Théophile l’idolâtrie du faux. Pour ce dernier, ce n’est pas dans la cité
que le chrétien peut trouver sa voie et une assise fixe à son existence d’homme mais bien dans
l’Église.

A l’exception des trois paragraphes que nous venons de citer et discuter, la littérature
apologétique n’offre pas d’autres passages recélant un contenu ecclésiologique. Cela peut
paraître pauvre pour des écrits censés défendre les chrétiens contre les exactions des foules
et donner des informations aux lecteurs sur la vie des chrétiens et sur le contenu de cette

365
On peut comprendre cette identification entre ἐκκλησία et συναγωγή comme, d’une part, une forme
d’extension du modèle vétérotestamentaire à la religion chrétienne, phénomène très patent chez Théophile
dont la culture biblique est vaste, et, d’autre part, comme une volonté d’inscrire l’Église naissante dans l’histoire
et la culture juives et de donner une assise civilisationnelle et politique au christianisme. Sur cette question, voir :
Rogers, Rick, Theophilus of Antioch : The Life and Thought of a Second-century Bishop, Lexington Books, Lanham,
2000, pp. 141-143.
366
Rogers, Rick, Theophilus of Antioch : The Life and Thought of a Second-century Bishop, Lexington Books,
Lanham, 2000, pp. 31-35.
367
« L’Église incarne le refus éternel opposé à tout État qui veut édifier sur cette terre seule un royaume assurant
une félicité définitive, ou qui exagérant ses prétentions à un pouvoir absolu, veut contraindre le fait religieux lui-
même à s’intégrer dans la seule sphère juridique qu’il admette : la sienne » (Rahner, Hugo, L’Église et l’État dans
le christianisme primitif, Les Éditions du Cerf, Paris, 1964).

94
nouvelle foi368. Nous tenterons d’expliquer ce silence des sources en tentant d’en montrer les
implications socio-politiques.

La première explication que nous pouvons en donner est assez simple : les apologistes
n’avaient pas particulièrement intérêt à évoquer le développement des églises, associations
illicites, se développant en dehors de tout contrôle juridico-politique de la part du pouvoir
impérial369 et remettant en cause l’assise religieuse et civique des sociétés antiques. Le terme
ἐκκλησία lui-même portait à confusion : il renvoie directement aux institutions politiques de
la Grèce ancienne, à la communauté des citoyens dans son activité législatrice. La présence
d’un tel terme à chaque ligne des apologies pour définir les communautés chrétiennes
n’aurait-elle pas laisser penser au lectorat gréco-latin qu’il avait affaire à une secte politique
dangereuse370 ? Justin soutenait lui-même que tout δῆμος et toute ἐκκλησία étaient fondés
sur une activité pratique, un projet commun devant être réalisé. La deuxième explication que
nous aimerions avancer est que les apologistes ont, en même temps que défendre les
communautés chrétiennes, voulu défendre l’individu face à la société, la personne face à la
tyrannie des foules et du groupe civique371. Ils ont mis en avant la croyance individuelle face
à l’orthopraxie sociale, défendaient, pour certains d’entre eux, une doctrine du libre arbitre
total372. Les apologistes eux-mêmes n’ont pas hésité à se mettre individuellement en avant, à
mettre en avant leur pensée et leurs revendications : leurs écrits peuvent être considérés,
sous certains aspects, comme une affirmation de la personne face à la cité et ses attentes.
Enfin, un dernier point peut être évoqué : si les écrivains de notre corpus mentionnent

368
Pouderon, Bernard « Le concept d'Église chez les apologistes grecs », in Vannier, Marie-Anne (éd.), Les Pères
et la naissance de l'ecclésiologie, Les Éditions du Cerf, Paris, 2009, pp 79-82.
369
Saulnier, Christiane, « La persécution des chrétiens et la théologie du pouvoir à Rome (Ier - IVe s.) », in Revue
des Sciences Religieuses, vol. 58, 1984. p. 260 ; Munier, Charles, L’Église dans l’Empire Romain (II-IIIème siècles),
Éditions Cujas, Paris, 1979, pp. 95-106 et pp. 264-273.
370
« En outre c'était la diffusion croissante de la doctrine qui alarmait les autorités romaines. Qu'un mouvement,
séditieux à son départ, quitte le cadre traditionnel de la religion poliade, proclame son caractère universel, se
diffuse dans tout l'Empire, voilà qui devenait très inquiétant. Car la seule religion à vocation universelle était aux
yeux de Romains le culte impérial, ciment de l'unité et consécration de l'ordre établi » (Scheid, John, « Le délit
religieux dans la Rome tardo-républicaine », in Le délit religieux dans la cité antique, Publications de l’école
française de Rome, Rome, 1981, p. 164).
371
Sur ce projet anthropologique chrétien, voir : Pouderon, Bernard, « L'anthropologie des Apologistes grecs (IIe
s) », in Connaissance des Pères de l'Église, vol. 75, 2002, pp. 12-26. René Girard, dans plusieurs de ses ouvrages,
ou encore Simone Weil, dans son La personne et le sacré, ont beaucoup réfléchi sur l’émergence de l’individu
dans le christianisme primitif.
372
Robert Joly parlait à propos des écrits apologétiques d’une « morale du libre arbitre » (Christianisme et
philosophie, Études sur Justin et les Apologistes grecs du deuxième siècle, Éditions de l’université de Bruxelles,
Bruxelles, 1973, p. 193).

95
rarement l’ἐκκλησία, ils n’ont pas hésité à nommer de multiples façons l’être collectif
chrétien : nous avons déjà mentionné le καινὸν τοῦτο γένος ἤ ἐπιτήδευμα de l’A Diognète 373,
l’auteur de la lettre évoquait aussi une θεοσέβεια τῶν Χριστιανῶν374. Justin, quant à lui, parlait
d’un σπέρμα τὠν Χριστιανῶν375 et Tatien d’une νομοθεσὶα βαρβαρική376. Une autre façon de
qualifier la communauté chrétienne reste encore à étudier : celle d’une πολιτεία.

3.b) Images une πολιτεία chrétienne

L’emploi de termes tels que γένος, θεοσεβεία ou encore σπέρπα pour qualifier le nouveau
peuple chrétien a pu être interprété, par certains savants, comme une volonté de
« dépolitiser » le christianisme, de le différencier d’une façon radicale du judaïsme, religion
où la congruence entre théologie et politique était plus que patente durant le second siècle
de notre ère377. On peut affirmer que l’utilisation de la πολιτεία pour décrire une réalité
chrétienne fait nettement contraste avec cette tendance à la dépolitisation : ce mot possède
une résonnance politique très puissante dans les cultures grecque et chrétienne, il renvoie
tant à l’œuvre de Platon qu’à la nouvelle Jérusalem messianique, la cité divine. Cette
désignation de πολιτεία, que les traducteurs des apologistes rendent de diverses manières378,
nous intéresse au plus haut point : elle laisse penser que la communauté chrétienne formait
un être politique ou encore que les auteurs chrétiens désiraient voir leur foi se structurer
progressivement sur le modèle des autres πολιτεῖαι du monde gréco-romain379.

373
Diogn., I, 1. Aristide parlait également d’un γένος chrétien (Apol., II, 3) et Méliton de Sarde d’un τὸ τῶν
θεοσεϐῶν γένος (Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 5).
374
Diogn., I, 1.
375
Just., Apol, II, VI, 1.
376
Tat., Ad Graec., XII, 10.
377
Sur l’utilisation et une interprétation exhaustive du terme γένος dans la littérature apologétique, et tout
spécialement Aristide, voir : Buell, Kimber D., Pourquoi cette race nouvelle ?, Les Éditions du Cerf, Paris, 2012,
pp. 75-121. Bernard Pouderon, à ce propos, disait : « Enfin, en s'affirmant comme une ‘catégorie’ (γένος), et non
plus comme un « peuple » (ἔθνος) les apologistes ont dégagé le christianisme de l'héritage politique et historique
du judaïsme, revendiquant au contraire la fidélité à l'Empire et un statut de « cosmopolitisme spirituel » qui les
libère de tout soupçon de complot ou de rébellion. C'est sans doute le sens de l'insistance que met un Justin à
proclamer que le « royaume » attendu par les chrétiens n'est pas de ce monde ». (Les Apologistes grecs du IIe
siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 2005, p. 31).
378
Le sens du terme πολιτεία est particulièrement complexe à rendre. Les divers traducteurs dont nous avons
pu consulter les travaux le traduisent par ‘règle de vie’, ‘comportement en cité’, ‘république’, ‘discipline’,
‘citoyenneté’. Proposer une autre traduction peut paraître risqué. Toutefois, il nous semble important de
conserver, dans la traduction, le rapport intime entre πόλις et πολιτεία. A cet égard, ‘comportement en cité’,
‘droit de cité’, ‘constitution’, ‘institution’ ou encore ‘gouvernement’ nous paraissent plus appropriés.
379
A ce propos, le théologien américain James Gustafson affirmait : « The writer of a social analysis of the Church
assumes that there is a continuity between the Christian community and other human communities. Common
sense observation makes this indisputable : people gather in appropriate buildings ; churches have social

96
Ce terme est utilisé pour décrire une réalité chrétienne par Tatien, Justin, Théophile
d’Antioche et l’auteur de l’A Diognète380 . Bien que nous ne trouvions pas le mot au sein des
fragments conservés de ses œuvres, la πολιτεία semble avoir particulièrement préoccupé
Méliton de Sardes puisqu’Eusèbe de Césarée nous apprend que l’évêque avait rédigé un
ouvrage Περὶ πολιτείας καὶ προφετῶν381. Le thème que nous soulevons dans cette partie
semble avoir suscité une réflexion chez la plupart des apologistes : nous avons déjà pu
observer qu’Aristide portait peu d’importance aux affaires politiques ; Athénagore aime,
quant à lui, se représenter la foi chrétienne comme un νόμος382. L’emploi du terme πολιτεία,
pour décrire la communauté chrétienne – ou un de ses aspects -, répondait chez chacun des
quatre apologistes, à des visées différentes nous le verrons. Pour notre enquête, la
revendication d’une πολιτεία chrétienne pose deux questions : celle d’une organisation
politique gouvernée selon des principes différents de ceux du reste de la société et celle d’une
communauté chrétienne formant en quelque sorte une contre-société383. Ce sont ces
interrogations qui nous suivront au cours de cette étude.

L’apologiste à avoir été le plus concerné par ces thématiques est Tatien. L’apologiste soutient
que les populations hellènes ne tolèrent pas et assaillent la πολιτεία chrétienne384 : l’auteur
affiche ainsi l’incompatibilité entre le projet chrétien et le monde grec. Cette opposition va

hierarchies and political arrangements for the conduct of their affairs ; an identifiable historical continuity exists
through many generations and centuries. In these respects and others similarities exist between the Christian
community and the state, the nation, voluntary associations for charitable purposes, and many other groups and
movements. There may be an irreducible uniqueness, a differentium that distinguishes the Church from all other
historical communities, but this does not make it absolutely different in kind. It is subject to the same social and
historical processes as other communities, and thus to the same types of investigation. Many of the concepts
that illumine the nature of the secular communities also illumine the nature of the Church » (Treasure in Earthen
Vessels : The Church as a Human Community, Harper and Bros., New York, 1961, pp. 5-6).
380
Tat., Ad Graec., XIII, 5 ; XXXIV, 9 ; XL, 3 ; XLI, 2 ; Théoph., Ad Aut., III, 15 ; Just., Apol., I, IV, 2 ; Diogn., V, 4.
381
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 2. Sur une discussion à propos de cet ouvrage perdu, voir :
Schneemelcher, Wilhelm, « Histoire du Salut et Empire romain : Méliton de Sardes et l’État », in Bulletin de
Littérature Ecclésiastique, vol. 2, 1974, pp. 81-98. Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses quant à son
contenu, le rapprochement entre l’institution politique et les prophètes paraît étonnant.
382
Αth., Leg., XXXII, 4 : « Car notre enseignement n’a rien à faire avec les lois humaines, auxquelles même un
scélérat peut échapper […] mais nous avons une loi qui fait de nous et de notre prochain la mesure de la justice
» (Οὐ γὰρ πρὸς ἀνθρωπικοὺς νόμους ὁ λόγος ἡμιν, οὓς ἄν τις γενόμενος πονηρὸς καὶ λάθοι […], ἀλλʹ ἔστιν ἡμῖν
νόμοις ὅς δικαιοσύνης μέτρον ἐποίησεν).
383
Citons l’article de Gérard Guyon entièrement consacré à cette question : « La politeia dans la conscience
politique des premiers chrétiens (I-IIIème siècles) », in Actes du colloque de Bastia, septembre 2001, La
Constitution, Association française des historiens des idées politiques, vol. 14, 2001, pp. 14-41.
384
Tat., Ad Graec., IV, 1 : « Pourquoi en effet, ô Grecs, désirez-vous jeter la confusion dans nos institutions comme
dans un pugilat ? » ∆ιὰ τί γάρ, ἄνδρες Ἕλληνες, ὥσπερ ἐν πυγμῇ συγκρούειν βούλεσθε τὰς πολιτείας καθ'
ἡμῶν;) ; XXVII, 6 : « Pourquoi me conseilles-tu de renier ma règle ? » (Τί μοι συμβουλεύεις ψεύσασθαι τὴν
πολιτείαν;).

97
véritablement structurer sa pensée et imposer une ligne radicale à sa conception de la
πολιτεία385. Son discours a pour objectif, entre autres, de défendre la légitimé d’une
institution chrétienne, de prouver qu’elle possède une valeur plus haute que la cité grecque.
Dans le dernier paragraphe de son Discours aux Grecs, l’apologiste s’exprimait ainsi :

« Voilà, Grecs, ce que j’ai composé pour vous, moi Tatien, le philosophe à la manière des
Barbares, né dans la terre des Assyriens, élevé d’abord dans vos croyances, ensuite dans celles
que désormais je fais profession de prêcher. Connaissant désormais ce qu’est Dieu, et ce
qu’est sa création, je me tiens à votre disposition pour l’examen de mes doctrines, ferme dans
l’institution - πολιτείας - conforme à la volonté de Dieu, que je ne renierai pas » (Ταῦθ' ὑμῖν,
ὦ ἄνδρες Ἕλληνες, ὁ κατὰ βαρβάρους φιλοσοφῶν Τατιανὸς συνέταξα, γεννηθεὶς μὲν ἐν τῇ
τῶν Ἀσσυρίων γῇ, παιδευθεὶς δὲ πρῶτον μὲν τὰ ὑμέτερα, δεύτερον δὲ ἅτινα νῦν κηρύττειν
ἐπαγγέλλομαι. Γινώσκων δὲ λοιπὸν τίς ὁ θεὸς καὶ τίς ἡ κατ' αὐτὸν ποίησις, ἕτοιμον ἐμαυτὸν
ὑμῖν πρὸς τὴν ἀνάκρισιν τῶν δογμάτων παρίστημι μενούσης μοι τῆς κατὰ Θεὸν πολιτείας
ἀνεξαρνήτου)386.

C’est sur cette πολιτεία ἀνεξαρνήτου, cette institution approuvée et sollicitée, que s’achève
le discours de Tatien ! Comment ne pas y voir un message de l’auteur ? L’ensemble de ce
paragraphe décrit une série d’oppositions à la société grecque : Tatien y affirme son origine
assyrienne, revendique une philosophie barbare et décrit son rejet du faux savoir hellène. La
mention d’une πολιτεία vient comme résumer et renforcer tout son itinéraire de philosophe
et de fidèle chrétien : l’apologiste aspire, après en avoir rejeté la culture des Grecs, continué
le reste de son existence au sein de son mode de vie, préservé en quelque sorte de ses erreurs
passées. Nous pouvons ici entrevoir toute la radicalité du texte de Tatien : sa πολιτεία est
pensée comme une forme de contre-société où les chrétiens peuvent vivre leur foi loin du
gouvernement démonique et de l’incohérence religieuse grecque. Justin, à l’inverse, emploie
le même terme pour décrire le comportement des chrétiens dans la cité. Il s’adressait ainsi
aux Césars :

« Εn revanche, s’il est établi que nous ne commettons aucun délit, ni par l’appellation de
notre nom ni par le comportement dans la cité - διὰ τὴν πολιτείαν -, il vous appartient de faire
tous vos efforts, afin de ne point être condamnés vous-mêmes à un juste châtiment, pour
avoir puni des gens qui n’auraient pas été convaincus de crime » (εἰ μηδὲν διά τε τὴν
προσηγορίαν τοῦ ὀνόματος καὶ διὰ τὴν πολιτείαν εὑρισκόμεθα ἀδικοῦντες ,ὑμέτερον
ἀγωνιᾶσαι ἐστι, μὴ ἀδίκως κολάζοντες τοὺς μὴ ἐλεγχομένους τῇ δίκῃ κόλασιν ὀφλήσητε)387.

385
Hunt, Emily J., Christianity in the Second Century : The Case of Tatian, London and New York, Routledge, 2003,
pp. 95-104.
386
Tat., Apol., LXI, 1-2.
387
Just., Apol., I, IV. 2.

98
La πολιτεία est constitué, selon Justin, de l’ensemble des comportements civiques pratiqués
au quotidien. Elle n’est pas typiquement chrétienne mais caractérise tout citoyen : si les fidèles
de Jésus n’acceptent pas, comme nous l’avons vu, tous les aspects du ‘métier de citoyen’, ils
en assument une certaine partie et manifestent le désir d’intégrer la vie civique388. Justin tente
de prouver dans ce paragraphe qu’il n’y a pas, à proprement parler, de πολιτεία
spécifiquement chrétienne, que ses coreligionnaires acceptent les axiomes politiques
principaux de la société impériale, que le rejet chrétien de certains devoirs civiques – le culte
des dieux notamment – n’est en rien subversif ou séditieux mais permettrait, au contraire, s’il
était étendu à tous de mettre fin au gouvernement démonique.

Nous ne retrouvons pas cette modération et le même sens de πολιτεία dans l’œuvre de
Tatien. L’apologiste conçoit la πολιτεία chrétienne comme une communauté humaine régie
par la loi divine : les réflexions de Philon d’Alexandrie sur la cité de Moïse et sur le statut
complexe peuple juif possèdent de nombreux de points communs avec la pensée de Tatien389.
Ses origines assyriennes ont pu le prédisposer à concevoir sa foi comme une distanciation
radicale avec l’hellénisme, sa culture d’adoption : il est beaucoup plus difficile pour un
chrétien n’ayant connu que l’horizon hellène de rejeter en bloc la culture philosophique et
politique grecque390.

Contrairement à l’auteur de l’A Diognète et à Justin, Tatien défend l’incompatibilité radicale


entre citoyenneté du monde et participation à la πολιτεία chrétienne391. Cette dernière est

388
Justin espère montrer qu’il n’y a pas de conflit politique entre le christianisme et la société impériale. Il
soutient (Apol., I, XI, 2), au sujet des chrétiens, que « si nous attendions un royaume humain, nous nierions [être
chrétiens], afin de n’être point mis à mort et nous chercherions à demeurer cachés, afin de parvenir à ce que
nous attendons » (Εἰ γὰρ ἀνθρώπινον βασιλείαν προσεδοκῶμεν, κἂν ἠρνούμεθα, ὅπως μὴ ἀναιρώμεθα, καὶ
λανθάνειν ἐπειρώμεθα, ὅπως τῶν προσδοκωμένων τύχωμεν).
389
Sur la πολιτεία dans la pensée juive avant Philon, voir : Carlier, Caroline, La cité de Moïse, Brepols, Turnhout,
2008, pp. 35-76 et Troiani, Lucio, « La politeia di Israele nell’età greco-romana », in Federazioni et federalismo
nell’Europa antica (Bergamo, 21-25 settembre 1992) : Alle radici della casa commune europea, t. 1, Milano, 1994,
pp. 279-290. Philon fut l’auteur juif à avoir le plus développé une réflexion autour de la πολιτεία et de l’éthique
citoyenne du fidèle juif. L’auteur nous rapporte dans sa Legatio ad Caium (363-366) un entretien intéressant
entre Caligula et son ambassade sur le thème des institutions politiques juives.
390
Une preuve de cette facilité est donnée par la rédaction du Diatessarion. Tatien, pour la réaliser, a décidé
d’utiliser la langue syriaque : ce choix n’aurait pas pu être possible pour Athénagore, Aristide ou Justin, hommes
nés et restés dans la culture grecque. L’origine assyrienne de Tatien lui a permis d’exprimer sa philosophie
barbare en langage barbare. Sur ce point, voir : Pouderon, Bernard, Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions
du Cerf, Paris, 2005, p. 81 ; Hunt, Emily J., Christianity in the Second Century : The Case of Tatian, London and
New York, Routledge, 2003, pp. 144-160.
391
Tatien, dans ses descriptions du culte chrétien, réemploie des images et des termes directement tirés du
domaine politique. Tat., Ad Graec., XXXIII, 5 : « Sapho n’était qu’une fille débauchée, folle d’amour, qui chantait
sa propre impudeur ; au contraire toutes les nôtres ont de la retenue et nos vierges, quenouille à la main, récitent

99
fondée sur la volonté de Dieu - κατὰ Θεὸν - : la théonomie caractérise à ses yeux l’institution
chrétienne, cette assise divine n’est revendiquée que par lui392. C’est une véritable théorie
théologico-politique que tente d’esquisser Tatien : la communauté civique des Grecs est
fondée sur la πολυκοιρανία des démons, la πολιτεία des chrétiens sur la monarchie de Dieu393.
Ces deux corps sociaux sont incompatibles : les Grecs ne peuvent supporter l’ὁμήγυρις des
chrétiens ; les fidèles de Jésus ne tolèrent pas la πόλις et sa culture, ne peuvent pas
« s’enraciner dans une société du passé »394 : ces derniers établissent leur πολιτεία en marge
des structures communautaires gréco-latines en se fondant sur les commandements divins.
Chez Tatien, le νόμος civique doit laisser place à la loi de Dieu : il préconise une théonomie
pour sa πολιτεία.

L’apologiste ne mentionne quasiment pas de principes organisationnels pratiques dans son


discours : nous avons beaucoup de difficultés à imaginer une structure communautaire
chrétienne complètement indépendante de la société gréco-latine ambiante. Les liens
supposés de Tatien avec des communautés gnostiques peut laisser imaginer qu’il concevait sa
πολιτεία comme une secte encratique refermée sur elle-même, autonome
économiquement395. Nous ne possédons malheureusement pas d’informations précises sur la
structure des sectes qu’il a établies. La radicalité ainsi que le sens de l’organisation - tel qu’il
apparaît notamment dans sa conception du Diatessarion – de Tatien nous poussent à penser
que les groupes encratiques qu’il a fondés possédaient une organisation efficace.

les paroles divines ; cela vaut mieux que les vers de cette femme. C’est pourquoi vous pouvez rougir de vous
montrer disciples de ces bonnes femmes, alors que vous raillez celles qui partagent notre mode de vie, et cela
avec l’assemblée dont elles font partie » (Καὶ ἡ μὲν Σαπφὼ γύναιον πορνικὸν ἐρωτομανές, καὶ τὴν ἑαυτῆς
ἀσέλγειαν ᾄδει· πᾶσαι δὲ αἱ παρ' ἡμῖν σωφρονοῦσιν, καὶ περὶ τὰς ἠλακάτας αἱ παρθένοι τὰ κατὰ θεὸν λαλοῦσιν
ἐκφωνήματα σπουδαιότερον τῆς παρ' ὑμῖν παιδός. Τούτου χάριν αἰδέσθητε, μαθηταὶ μὲν ὑμεῖς τῶν γυναίων
εὑρισκόμενοι, τὰς δὲ σὺν ἡμῖν πολιτευομένας σὺν τῇ μετ' αὐτῶν ὁμηγύρει χλευάζοντες) ». Nous observons que
les femmes chrétiennes sont dites πολιτευόμεναι au sein l’ὁμήγυρις, le rassemblement des fidèles que l’on peut
ici opposer à la πανήγυρις grecque, présidée par les démons. Tatien s’empare du vocabulaire politique grec pour
caractériser sa contre-société de fidèles.
392
Théophile affirme (Ad Aut., III, 15) : « Je pourrais m'étendre encore davantage sur notre institution, sur les
prescriptions du Dieu » (Πολλὰ μὲν οὖν ἔχοντες λέγειν περὶ τῆς καθ' ἡμᾶς πολιτείας καὶ τῶν δικαιωμάτων τοῦ
θεοῦ). La πολιτεὶα de Théophile n’est pas directement fondée en Dieu.
393
A deux reprises dans son discours, Tatien fonde la supériorité de la philosophie barbare par rapport à
l’hellénisme sur le principe monarchique (Ad Graec., XIV, 1 ; XXIX, 2).
394
Stroumsa, Guy G., La fin du sacrifice, Les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Éditions Odile Jacob,
Paris, 2005, p. 176.
395
Sur la question politique dans la pensée gnostique, voir : Taubes, Jocob, Gnosis und Politik Religionstheorie
und Politische Théologie, Band 2, Wilhelm Fink, Munich, 1984.

100
Partageant la même sensibilité que Justin sur la question civique, l’auteur de l’A Diognète a
pareillement proposé une pensée de la πολιτεία. Il la développe au chapitre V de sa lettre,
que nous avons déjà étudié :

Les chrétiens « se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à
chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière
de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur
république » (Κατοικοῦντες δὲ πόλεις Ἑλληνίδας τε καὶ βαρβάρους ὡς ἕκαστος ἐκληρώθη,
<καὶ> τοῖς ἐγχωρίοις ἔθεσιν ἀκολοθοῦντες ἔν τε ἐσθῆτι καὶ διαίτῃ καὶ τῷ λοιπῷ βίῳ,
θαυμαστὴν καὶ ὁμολογουμένως παραδόξον ἐνδείκνυνται τὴν κατάστασιν τῆς ἑαυτῶν
πολιτείας)396.

La παράδοξος καὶ θαυμαστὴ κατάστασις τῆς ἑαυτῶν πολιτείας, l’étonnante et paradoxale


institution de leur république, a beaucoup interrogé les savants qui ont établi son origine
paulinienne397. Nous avons déjà étudié les chapitres V et VI de l’A Diognète et avons
consciemment laissé de côté cette question de la πολιτεία posée par la lettre. Pour la
comprendre, nous tenterons de donner une interprétation du paradoxe qui la caractérise.

L’auteur de l’épître rend compte ici des aspects contradictoires d’une existence chrétienne
dans le monde : les fidèles de Jésus résident au sein des cités et des patries mais sont en même
temps des πάροικοι 398, ils assument leur citoyenneté mais constituent un corps étranger au
corps civique399, « toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre
étrangère »400, les chrétiens acceptent l’ἔθος des autres populations mais le dépassent par
leur foi et par leur loi. A l’instar de Tatien qui décrivait avec force sa divergence de la société
gréco-romaine, l’auteur de l’épître affiche ici les contradictions entre la foi chrétienne et
l’appartenance au monde401. Toutefois, ces contradictions sont appréhendées différemment
chez les deux auteurs.

396
Diogn., V, 4.
397
Elle a notamment suscité une série d’articles collectés dans : Cantalamessa, Raniero et Pizzolato, Luigi Franco
(éds.), Paradoxos politeia, Studi patristici in onore di Giuseppe Lazzati, Vita e Pensiero, Milano, 1979. Tous les
articles de ce recueil ne sont pas consacrés à l’Antiquité : ils ont pour thème le rapport problématique du
christianisme à la politique à travers toute l’histoire.
398
Diogn., V, 5 : « πατρίδας οἰκοῦσιν [...] πάροικοι ». Pour une interprétation des chrétiens comme πάροικοι,
voir : A Diognète, trad. Marrou, Henri-Irénée, Les Éditions du Cerf, Paris, 1965, pp. 134-135.
399
Diogn., V, 5 : « πολῖται [...] ξένοι ».
400
Diogn., V, 5 : « πᾶσα ξένη πατρίς ἐστιν ἀυτῶν, καὶ πᾶσα πατρὶς ξένη ».
401
« Il convient d’insister fortement sur la question d’un enracinement extérieur à la cité, car elle postule
l’existence d’un royaume étranger au territoire de Rome – pourtant considéré comme universel. C’est une des
clés majeures permettant de comprendre la nature et les systèmes de référence de la conscience chrétienne de
la politeia qui inclut aussi l’idée d’un ailleurs au sens politique et même territorial. En effet, le champ de
l’universel chrétien, son oikoumenè, dépasse les valeurs, le droit, les institutions, et naturellement la géographie

101
Les antithèses de l’A Diognète décrivent la vie des fidèles au sein du monde socio-politique ;
leur πολιτεία n’est que l’expression de cette situation ambivalente : les chrétiens participent
à une réalité métaphysique, aspirent à un salut extra-mondain mais assument en même temps
leur vie sociale, l’une n’abolit pas l’autre. Malgré leur adhésion à la vie des patries et des cités,
les fidèles chrétiens constituent une sorte de corps politique surajouté et étranger, admirable
par sa sainteté, paradoxale parce qu’il matérialise la vie selon Dieu au sein du monde. Nous
avons pu observer que cette double appartenance aboutissait nécessairement au πόλεμος :
les chrétiens sont persécutés pour le message qu’ils tentent d’incarner au sein des nations.
Sur ce point précis, Tatien et l’auteur de l’A Diognète établissent le même constat : la πολιτεία
des chrétiens est fermement dénoncée et combattue par les autres peuples.

Néanmoins, l’auteur de l’épître ne rejette pas la société gréco-latine au nom de sa


communauté402. Il les accorde et n’élude pas les nombreux points de tension qui peuvent
résulter de cette situation ambigüe. On pourrait dire que la πολιτεία chrétienne confirme celle
des autres citoyens païens tout en la dépassant comme le Nouveau Testament confirme
l’Ancien Testament tout en le dépassant : les fidèles de Jésus se conforment aux pratiques
sociales communes mais expriment par leur participation à la vie sociale une réalité divine, ils
incarnent le chemin de Dieu dans la sphère socio-politique, une préfiguration du Royaume
dans la πόλις. Contrairement aux autres citoyens, les chrétiens constituent un peuple
eschatologique au sein la cité : ils ne participent à la vie communautaire qu’en vue de la fin de
ce monde. Ils manifestent leur appartenance à ce qu’on pourrait nommer une double
temporalité : celle du monde socio-politique ambiant et celle de l’économie divine. L’auteur
de l’A Diognète tente de prouver que le chrétien est en mesure de concilier ces deux plans,
n’est pas contraint pas sa foi de rejeter la réalité non-chrétienne, tout comme Jésus l’a fait.

Ainsi, le corpus des apologistes propose deux visions divergentes d’une πολιτεία chrétienne :
Tatien représente, pourrait-on dire, le courant radical, il rejette le monde politique et culturel
grec et conçoit la communauté chrétienne comme une sorte d’isolat, structuré autour du

politique, économique et humaine de l’orbis impérial » (Guyon, Gérard D., « La politeia dans la conscience
politique des premiers chrétiens (I-IIIème siècles) », in Actes du colloque de Bastia, septembre 2001, La
Constitution, Association française des historiens des idées politiques, vol. 14, 2001, pp. 25-26).
402
Norelli, Enrico, « Cristiani 'anima del mondo'. L'A Diogneto nello studio dei rapporti tra cristianesimo e impero
», in Dal Colovo, Enrico et Uglione, Renato (éds.), Cristianesimo e istituzioni politiche da Augusto a Costantino,
Libreria Ateneo Salesiano, Roma, 1995, pp. 61-64.

102
νόμος de Dieu et de mœurs extrêmement austères. L’auteur de l’A Diognète essaie, quant à
lui, de concilier la double appartenance des chrétiens : celle qui les rattache au monde et à
leurs devoirs d’ici-bas et celle qui les lie à Dieu, à un destin extra-mondain. Cette situation fait
tout le paradoxe d’une vie et d’une πολιτεία chrétiennes.

103
III) Le peuple de Dieu et l’Empire romain

Tous les apologistes n’entretiennent pas le même rapport à la puissance romaine et à ses
institutions. Nous pouvons distinguer les auteurs ayant adressé leur œuvre directement à
l’empereur - celles de Justin, Athénagore, Méliton de Sardes, le Pseudo-Méliton ou encore
Aristide403- et ceux qui ont tenté d’établir un dialogue entre chrétiens et non-chrétiens de
culture hellène. Au second siècle, l’Empire romain constituait une réalité politique aboutie et
vieille de plus d’un siècle : il a interrogé les auteurs de notre corpus, ils n’ont pu envisager le
développement de leur foi sans lui donner une place et un fondement au sein de la société
impériale, sans décrire, interpréter et critiquer les institutions politico-religieuses romaines404.
Dans cette dernière partie, nous tenterons d’étudier les rapports complexes entre le
développement de la théologie chrétienne et l’idée d’une participation, d’une adhésion au
projet impérial romain. En premier lieu, nous analyserons les textes des apologistes où
s’exprime une loyauté chrétienne à l’autorité de Rome. Dans un second temps, nous nous
concentrerons sur la question religieuse en insistant sur les problèmes posés par les cultes
latins. Enfin, dans une dernière partie, nous étudierons les perspectives proposées par les
apologistes pour établir un consensus entre les fidèles chrétiens et la puissance impériale.

1) Attitudes chrétiennes face à l’Empire

Les apologistes grecs écrivent à une époque où de plus en plus d’écrivains hellénophones
affirment leur adhésion à l’hégémonie romaine405. L’activité politique et culturelle de

403
Robert M. Grant a montré la centralité de Marc Aurèle, de sa politique et de ses actes de gouvernement dans
le développement de l’apologétique à partir des années 170. Sur ce thème, voir : Grant, Robert M., « Five
apologists and Marcus Aurelius », in Vigiliae Christianae, vol. 42, 1988, pp. 1-17. Les guerres extérieures, les
persécutions chrétiennes et la politique culturelle philhellène de l’empereur ont attiré l’attention des
apologistes, suscité des prises de positions politiques.
404
Barnes, Timothy D., Early Christianity and the Roman Empire, Variorum Reprints, Londres, 1984, pp. 36-40.
405
« Lucien fut le premier Grec à exprimer un sentiment national romain, en affirmant sous Marc Aurèle : ‘Nous
sommes plus puissants que les Barbares’ » (Inglebert, Hervé, Les Romains Chrétiens face à l’histoire de Rome,
Institut d’Etudes Augustiniennes, Paris, 1996, p. 49, n°138). Cette adhésion est aussi exprimée en termes très
nets par Aélius Aristide dans son Éloge de Rome (104) : « Précédemment, les gens ravageaient la terre, comme
s’ils mutilaient leurs parents ; quant aux enfants, s’ils ne les dévoraient pas, ils les faisaient cependant périr, tant
ceux des autres que les leurs propres, dans les guerres civiles et devant des sanctuaires. Maintenant, en
revanche, une sécurité commune et manifeste, totale pour nous, est donnée à la terre et à ses habitants. Il me
semble que les hommes en ont totalement fini d’être maltraités et possèdent mille raisons d’être bien dirigés ;

104
l’empereur Hadrien, ses multiples voyages chez les peuples soumis à Rome, l’intégration des
élites grecques à l’administration provinciale ont joué un rôle déterminant dans l’évolution du
christianisme : cette foi a été amenée à se développer au sein d’un empire victorieux et stable,
qui a mis fin aux prétentions politiques juives en même que garantit la sécurité et la
permanence d’institutions juridiques406. Dans cette partie, nous analyserons comment les
apologistes expriment leur loyauté à la puissance romaine. Pour cela, nous porterons
particulièrement notre attention sur deux éléments : les serments d’allégeance faits à
l’Empire et la redéfinition chrétienne de l’autorité impériale.

1.a) L’allégeance des apologistes à l’autorité romaine

Un serment d’allégeance est un court texte où l’auteur affirme en son nom et dans des formes
convenues sa loyauté à un système politique, une dynastie ou même un corps d’institutions.
Au sein de l’apologétique chrétienne, nous pouvons trouver des formulations et des
paragraphes rappelant fortement ce type de serments. Nous analyserons leur contenu
théologique et politique pour en inférer quelques principes généraux sur la perception
chrétienne du système impérial.

Avant de commencer notre étude, il nous semble important de poser quelques constats : en
premier lieu, les auteurs juifs, et ce avant le développement de la littérature chrétienne, ont
rédigé dans leurs œuvres de tels serments de loyauté à la puissance romaine407, on pourrait

tandis que les dieux, regardant d’en haut, vous aident, dans leur bienveillance, à faire prospérer l’Empire et vous
rendent durable son acquisition ». Sur cette question, voir : Veyne, Paul, « L'identité grecque devant Rome et
l'empereur », in Revue des Études Grecques, vol. 112, 1999, pp. 510-567 et Preston, Rebecca, «
Roman questions, Greek answers : Plutarch and the construction of identity », in Goldhill, Simon (éd.), Being
greek under Rome cultural Identity, the second sophistic and the development of Empire, Cambridge University
Press, Cambridge, 2001, pp. 86-120.
406
Des auteurs considèrent que le genre apologétique est née en réaction à l’activité politico-religieuse
d’Hadrien, notamment lors de son initiation au mystères d’Eleusis à Athènes en 125. Sur ce point, voir : Rizzi,
Marco, « Hadrian and the christians », in Rizzi, Marco (éd.), Hadrian and the Christians, de Gruyter, Berlin/New
York, 2010, p. 11. Les actes des martyrs scillitains, datés de 180, forment le premier témoignage d’un
christianisme africain et latin.
407
Monique Alexandre a insisté sur l’origine juive de ce type de promesse de fidélité (« Apologétiques judéo-
hellénistiques et premières apologétiques chrétiennes », in Pouderon, Bernard et Doré, Joseph (dir.), Les
Apologistes chrétiens et la culture grecque, Éditions Beauchesne, Paris, 1998, pp. 28-35). Nous pouvons évoquer
ceux de Josèphe (Contre Apion, II, 75-77 ; Guerre des juifs, II, 197) et de Philon (Ambassade à Caius, 143-144 ;
365) envers la puissance romaine. A propos du judaïsme rabbinique, Mireille Hadas-Lebel affirmait : « La
législation rabbinique suppose donc qu’à partir du début du IIIe siècle et peut-être un peu avant, s’est instauré
parmi les Juifs le respect de l’empereur, encore qu’il ne soit à leurs yeux qu’un roi de chair et de sang païen.
Après bien des épreuves, les Juifs sont donc parvenus à une attitude semblable à celles des chrétiens de l’Empire,
telle qu’on la trouve déjà exprimée dans le Nouveau Testament et Tertullien » (Jérusalem contre Rome, Les
Éditions du Cerf, Paris, 1990, p. 270).

105
dire que les chrétiens n’ont fait que développer ce trait de culture juidaïque. Le premier auteur
chrétien à avoir juré sa fidélité politique à l’autorité impériale fut Clément de Rome408. Il la
formula dans son Épître aux Corinthiens (LX, 4-LXI,3), écrite au milieu des années 90 de notre
ère : les apologistes s’inscrivent pleinement dans cette tradition littéraire. Enfin, les chrétiens
étaient reconnus – et même par le pouvoir central - pour leur ψιλὴ παράταξις409, leur esprit
d’opposition. Les juifs, quant à eux, avaient montré les limites de leur loyauté avec les révoltes
nées au second siècle. Dans de telles conjonctures, l’expression d’une fidélité politique
implique des enjeux importants pour le développement de la nouvelle foi chrétienne.

Presque tous les auteurs de notre corpus revendiquent dans leurs écrits leur loyauté au
système politique impérial. Ce trait semble s’accentuer avec le temps, ce qui peut nous
pousser à croire que cette progressive adhésion à la domination romaine tenait un rôle
important dans la conscience collective chrétienne. Venait-elle combler l’espoir insatisfait
d’une seconde Parousie ? N’était-elle que l’expression d’une diffusion chrétienne dans la
société impériale ? Aristide, au chapitre XV de son Apologie consacré à l’éthique chrétienne,
n’évoque à aucun moment la fidélité à l’autorité romaine410 alors qu’après lui tous nos auteurs
ne manquent pas de mentionner - plus ou moins longuement et en des termes différents -
leur adhésion au système politique romain.

Cependant, certains apologistes n’ont pas explicitement formulé un serment d’allégeance


mais montré par leurs actes ou leur discours théologique que Rome était soutenue par Dieu,
que les chrétiens devaient consentir à son hégémonie. Ce fut notamment le cas de l’apologiste
et évêque d’Hiérapolis Apollinaire411, auteur d’une apologie adressée à Marc Aurèle écrite au
plus tard en 174. Nous ne connaissons presque rien de sa vie et ses œuvres ont été perdues.
Deux éléments de sa biographie, rapportés par Eusèbe de Césarée, nous laissent penser qu’il

408
Munier, Charles, « Les doctrines politiques de l'Église ancienne », in Revue des Sciences Religieuses, vol. 62,
1988, p. 46.
409
Marc Aurèle, Pensées, XI, 3.
410
« Seul Aristide n'adresse ni louange ni flatterie à l'empereur, pas plus qu'il ne fait acte d'allégeance »
(Pouderon, Bernard, Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 2005, p. 32). Nous avons pu
voir dans la note n° 136 les difficultés que posait le texte d’Aristide en ce qui concerne la présence du pouvoir
impérial. L’absence de serment chez Aristide reste problématique et mal expliquée, il s’adresse pourtant à
Hadrien. L’apologiste insiste davantage sur l’intérêt qu’aurait l’empereur à prendre en compte la foi chrétienne,
que le chrétien le système politico-juridique latin (Apol., XVI, 4-6 ; XVII, 3). L’auteur anonyme de l’A Diognète ne
fait pas non plus de serment d’allégeance à la puissance romaine, qu’il ne nomme pas par ailleurs dans sa lettre.
411
Pour une chronologie de sa vie et de ses œuvres, voir : Grant, Robert M., « The chronology of the greek
apologists », in Vigiliae Christianae, vol. 9, 1955, p. 27 et Greek apologists of the second century, The Westminster
Press, Philadelphie, 1988, pp. 83-91.

106
fut un partisan du pouvoir romain : Apollinaire développa une interprétation chrétienne du
miracle de la légion fulminante et prouva par-là que les chrétiens et leur Dieu soutenaient
militairement Rome412. Eusèbe nous rappelle également qu’il fut l’un des premiers à
combattre les montanistes et qu’il accéléra le développement de l’institution épiscopale en
Asie Mineure413. Sans que nous connaissions par davantage de précisions l’œuvre
d’Apollinaire, nous pouvons affirmer, avec un fort degré de certitude, qu’il fut un défenseur
du pouvoir impérial, qu’il poussa les fidèles chrétiens à vivre et penser leur foi en accord avec
les conditions socio-politiques du temps.

Notre étude des serments d’allégeance se concentrera principalement sur trois auteurs :
Justin, Théophile d’Antioche et Athénagore. A eux trois, ils représentent les différentes
tendances du loyalisme politique chrétien. Athénagore décrit en termes très clairs l’allégeance
chrétienne envers le pouvoir romain :

« Car qui mériterait mieux d’obtenir la satisfaction de leur requête que des hommes comme
nous, qui prient pour le salut de votre Empire, afin que la succession impériale se fasse du
père au fils en toute justice, et que votre pouvoir s’accroisse et s’étende jusqu’à tout lui
soumettre ? » (Τίνες γὰρ καὶ δικαιότεροι ὧν εὐχόμεθα, ἵνα παῖς μὲν παρὰ πατρὸς κατὰ
δικαιότατον διαδέχησθε τὴν βασιλείαν, αὔξην δὲ καὶ ἐπίδοσιν καὶ ἡ ἀρχὴ ὑμῶν, πάντων
ὑποχειρίων γιγνομένων, λαμβάνῃ·)414.

Nous observons ici une forme de « fidélité de prière » à la βασιλεία des Romains. Athénagore
respecte, en ceci, le modèle proposé par les juifs qui priaient et sacrifiaient pour salut de
l’Empire romain. L’allégeance d’Athénagore reste celle d’un orant : il n’engage pas les
chrétiens à l’action civile et militaire. Néanmoins, il insiste sur le domaine militaire, sur les
victoires et l’expansionnisme de l’Empire face à ses ennemis415 ; à deux reprises, il se réfère à

412
Les informations qu’Eusèbe (Hist. Eccl., IV, XXVII ; V, V, 4) nous transmet sur ce miracle sont probablement
tirés de l’apologie d’Apollinaire. Sur cette question, voir : Israelowich, Ido, « The rain miracle of Marcus Aurelius :
(re)-construction of consensus », in Greece & Rome, vol. 55, 2008, pp. 83-102. Sur le même thème, Robert M.
Grant soutenait que : « Finally, Apollinaris was probably answering widespread criticisms which were found in
Celsus’ anti-Christian work. If everyone refused military service as the Christians did, the emperor would be left
isolated while ‘earthly affairs would come into the power of the most lawless and savage barbarians’. Moreover,
even if the Romans were to call upon the god of the Christians, he would not come down and fight on their side.
Apollinaris answers both complaints. Christians do serve in the army and God does hear their prayers » (Greek
apologists of the second century, The Westminster Press, Philadelphie, 1988, p. 85).
413
Eusèbe de Césarée cite assez longuement des passages de lettres et d’ouvrages écrits par Apollinaire pour
répondre à la crise théologique et eschatologique ouverte avec la naissance en Anatolie, au début des années
170, du montanisme (Hist. Eccl., V, XVI, 1).
414
Ath., Leg., XXXVI, 2.
415
Nous retrouvons ici les préoccupations d’Apollinaire. Sur ce thème, voir : Pouderon, Bernard, Athénagore
d’Athènes, Philosophe chrétien, Éditions Beauchesne, Paris, 1989, pp. 46-56.

107
la justice, la δικαιοσύνη pour faire valoir les droits des chrétiens et mettre en avant leur
légalisme416 ; enfin, il octroie une place importante à l’hérédité et à la continuité dynastique
dans sa conception du pouvoir romain417. Ce dernier point est notable : il montre la force, sur
les populations dominées, des figures individuées pour l’incarnation d’un régime politique
ainsi que l’importance de la question successorale à la fin des années 170418. Légalisme,
loyauté dynastique et expansionnisme territorial forment donc les axes structurels de
l’allégeance politique d’Athénagore à Rome.

Nous retrouvons un contenu comparable au sein des écrits de Méliton de Sardes et de Justin.
Ce dernier soutenait à propos des chrétiens :

« Tributs et impôts, à collecter, nous nous efforçons de les payer, partout, avant tout le
monde, comme il nous en a instruit. En ce temps-là, en effet, certains vinrent lui demander
s’il fallait payer le tribut à César, et il répondit ‘Dites-moi, de qui la pièce de monnaie porte-t-
elle l’effigie ? – ‘De César’, dirent-ils, et il leur répondit : ‘Rendez donc à César ce qui est à
César et à Dieu ce qui est à Dieu’419. Voilà pourquoi nous n’adorons que Dieu seul, mais pour
le reste nous vous obéissons avec joie, car nous vous reconnaissons comme les rois et les chefs
des hommes et nous demandons dans nos prières qu’avec la puissance souveraine on puisse
aussi trouver en vous la saine raison » (Φόρους δὲ καὶ εἰσφορὰς τοῖς ὑφʹὑμῶν τεταγμένοις
πανταχοῦ πρὸ πάντων πειρώμεθα φέρειν, ὡς ἐδιδάχθημεν παρʹ αὐτοῦ. Κατʹ ἐκεῖνο γὰρ τοῦ
καιροῦ προσελθόντες τινὲς ἠρώτων αὐτόν, εἰ δεῖ Καίσαρι φόρους τελεῖν. Καὶ ἀπεκρίνατο·
ʹΕἴπατέ μοι, τίνος εἰκόνα τό νόμισμα ἔχει ;ʹ Οἱ δὲ ἔφασαν· ʹΚαίσαροςʹ. Καὶ πάλιν
ἀνταπεκρίνατο αὐτοῖς· ʹἈπόδοτε οὖν τὰ Καίσαρους τῷ Καίσαρι καὶ τὰ τοῦ θεοῦ τῷ θεῷʹ.
Ὅθεν θεὸν μὲν μόνον προσκυνοῦμεν, ὑμῖν δὲ πρὸς τὰ ἄλλα χαίροντες ὑπηρετοῦμεν, βασιλεῖς
καὶ ἄρχοντας ἀνθρώπων ὁμολογοῦντες καὶ εὑχόμενοι μετὰ τῆς βασιλικῆς δυνάμεως καὶ
σώφρονα τὸν λογισμὸν ἔχοντας ὑμᾶς εὑρεθῆναι)420.

416
Athénagore décrit à plusieurs reprises dans son ouvrage une autorité romaine respectée de tous (Leg., XVI, 2)
: « Vos sujets, eux non plus, quand ils paraissent devant vous, ne manquent pas de vous rendre hommage comme
à leurs seigneurs et maîtres, de qui ils peuvent obtenir la satisfaction de leurs requêtes » (Οὐδὲ γὰρ οἱ πρὸς ὑμᾶς
ἀφικνούμενοι ὑπήκοοι παραλιπόντες ὑμᾶς τοὺς ἄρχοντας καὶ δεσπότας θεραπεύειν παρʹ ὧν ἄν, ὧν δέοιντο).
Nous pouvons penser que la situation politique intérieure - révolte des Boukoloi et usurpation d’Avidius Cassius
- et extérieure - guerres germaniques – a conduit Athénagore à souligner ce point. Le même type de précaution
fera dire à Méliton de Sardes que, grâce aux chrétiens, l’Empire n’a connu aucun mal depuis Auguste en occultant
par la même les guerres civiles des années 68-70 (Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 8).
417
Il n’est pas temps ici de développer sur ce point, nous le ferons dans la prochaine partie. Toutefois, notons
que ce paradigme dynastique est très important dans la conception du pouvoir romain chez Athénagore (Leg.,
XVIII, 2).
418
Pour illustrer cette primauté du personnel sur l’institutionnel dans la perception politique antique, citons un
passage d’Irénée de Lyon (Contre les hérésies, II, VI, 2) : « Les hommes vivant sous le commandement des
Romains, quoique n’ayant jamais vu l’empereur et étant même considérablement éloignés de lui par les terres
et les mers, connaissent pourtant, par la domination qu’il exerce, celui qui détient la suprême autorité ».
419
Lc 20, 22-25.
420
Just., Apol., I, XVII, 3.

108
S’il nous faut le comparer à celui d’Athénagore, le serment de Justin rejette le paradigme
dynastique ainsi que la problématique de la succession impériale. La fidélité n’est pas fondée
sur l’adhésion à une dynastie mais sur la soumission à un imperium, qui se traduit par
l’acceptation du tribut, de l’impôt. Justin mentionne la βασιλικὴ δύναμις, la puissance
impériale, pour laquelle les chrétiens adressent des prières : cette évocation s’inscrit dans la
même visée expansionniste qu’Athénagore, au soutien politique et militaire des chrétiens421.

Seul le devoir de payer les impôts et les tributs est clairement distingué par Justin. A l’instar
de l’A Diognète, son modèle de participation politique est limité à sa dimension fiscale422. Ce
respect de l’impôt et du pouvoir central doit émaner directement, selon Justin, du modèle
christique : le chrétien ne doit pas manifester plus d’allégeance à César que ne l’a fait Jésus
lui-même. La participation fiscale n’est ni bonne ni mauvaise en soi mais entre nécessairement
dans les plans divins. L’apologiste fonde sa théorie du loyalisme politique uniquement sur « la
volonté de Dieu et sur la crainte de son jugement »423 en s’inspirant des évangiles et non des
épîtres de Paul. Justin s’écarte par-là d’un modèle théologico-politique paulinien, défend une
nette séparation entre les domaines religieux et civique et ne défend à aucun moment
l’origine divine du pouvoir424.

Nous observons que cette attitude fidèle au pouvoir ne contraint le chrétien au strict
immobilisme : le pouvoir n’est pas sacralisé ou divinisé, le fidèle demande même à ce qui
devienne de plus en plus raisonnable425. Le changement de l’autorité n’est pas un mal en soi
mais peut tout à fait être justifié selon l’apologiste. L’allégeance de Justin, tout en étant
catégorique, demeure assez souple pour laisser une place à la critique du pouvoir.

421
Remarquons toutefois que Justin exprime son pacifisme à plusieurs reprises en s’adressant aux Césars (Apol.,
I, XII. 1) : « Nous sommes pour vous, plus que tous les hommes, des auxiliaires et des alliés en vue de promouvoir
la paix » (Ἀρωγοὶ δʹ καὶ σύμμαχοι πρὸς εἰρήνην ἐσμεν πάντων μᾶλλον ἀνθρώπων).
422
Sur ce point, voir : Keresztes, Paul, « Justin, Roman Law and the Logos », in Latomus, vol. 45, 1986, pp. 339-
346.
423
Munier, Charles, L'Apologie de Saint Justin philosophe et martyr, Presses Universitaires de Fribourg, Fribourg,
1994, p. 46.
424
Barnard, Leslie W., Justin Martyr, his life and thought, Cambridge University Press, Cambridge, 1967, p. 134.
L’auteure fait remarquer que Justin évite soigneusement, alors qu’il connaît le corpus paulinien, de mentionner
des textes enseignant l’origine divine du pouvoir et enjoignant les chrétiens à l’obéissance passive.
425
De là à dire, que les chrétiens doivent prier pour le Λόγος de Dieu animent les institutions romaines, il n’y a
qu’un pas. Nous ne prendrons pas position sur ce point : toutefois, il doit être noté que cette conception
dynamique du pouvoir humain est soutenue par l’économie de Dieu. L’une est expliquée par l’autre. Sur ce point,
voir : Barnard, Leslie W., Justin Martyr, his life and thought, Cambridge University Press, Cambridge, 1967, pp.
130-139.

109
Le dernier serment de fidélité que nous étudierons est celui de Théophile d’Antioche. Par son
contenu et sa structure, il se différencie assez nettement de ce que nous avons pu analyser
jusqu’ici :

« Et encore, à propos de la soumission aux pouvoirs et aux autorités et de la prière pour eux,
la parole divine nous ordonne de ‘mener une vie tranquille’426. Il apprend à rendre tout à tous,
‘honneur à qui l’on doit honneur, crainte à qui l’on doit crainte, à qui l’on doit tribut ; à ne
devoir rien à personne, sinon aimer tout le monde’427 » (Ἔτι μὴν καὶ περὶ τοῦ <ὑποτάσσεσθαι
ἀρχαῖς καὶ ἐξουσίαις> καὶ <εὔχεσθαι ὑπὲρ αὐτῶν> κελεύει ἡμᾶς ὁ θεῖος λόγος, <ὅπως ἤρεμον
καὶ ἡσύχιον βίον διάγωμεν>. Καὶ διδάσκει <ἀποδιδόναι πᾶσιν τὰ πάντα, τῷ τὴν τιμὴν τὴν
τιμήν, τῷ τὸν φόβον τὸν φόβον, τῷ τὸν φόρον τὸν φόρον, μηδένι μηδὲν ὀφελεῖν ἢ μόνον τὸ
ἀγαπᾶν πάντας>).

Nous retrouvons quelques éléments déjà connus au sein de ce paragraphe : la prière428, les
impôts et le tribut. Le phénomène le plus notable dans ce court texte est la référence
paulinienne : l’évêque d’Antioche se fonde sur l’Épître aux Romains pour établir sa doctrine
du loyalisme politique. Un aperçu du vocabulaire permet d’ailleurs d’observer cette influence :
alors qu’Athénagore parlait de βασιλεία et Justin de βασιλικὴ δύναμις, Théophile utilise deux
termes souvent associés par Paul, ἀρχή et ἐξουσία429.

Nous avons vu que Justin n’a pas cité les lettres de Paul 430. Théophile est l’un des rares auteurs
du second siècle à faire allusion à cette épître431 ; le passage qu’il en cite n’est cependant pas
le plus significatif : il n’est à aucun moment mention d’une justification divine du pouvoir, il
est impossible pour un tenant de la religion traditionnelle de supposer la complexité de la
doctrine paulinienne du pouvoir avec le peu qu’en rapporte Théophile ; de plus, il apparaît

426
I Tm, 2,2.
427
Rm, 13, 7-8.
428
Autre part dans son apologie, Théophile dit (Ad Aut., I, 11) : Honore l’empereur en étant bien disposé envers
lui, en te soumettant à lui, en priant pour lui. Si tu agis de la sorte, tu accomplis la volonté de Dieu. Car la loi de
Dieu dit : « Mon fils, honore Dieu et l’empereur, sans désobéir à aucun d’eux ; Car ils châtieront immédiatement
leurs ennemis (Pr 24, 21-22) » (<τὸν δὲ βασιλέα τίμα> εὐνοῶν αὐτῷ, ὑποτασσόμενος αὐτῷ, εὐχόμενος ὑπὲρ
αὐτοῦ. Τοῦτο γὰρ ποιῶν ποιεῖς <τὸ θέλημα τοῦ θεοῦ>. Λέγει γὰρ ὁ νόμος ὁ τοῦ θεοῦ· “Τίμα υἱὲ θεὸν καὶ
βασιλέα, καὶ μηδένι αὐτῶν ἀπειθὴς ᾖς· ἐξαίφνης γὰρ τίσονται τοὺς ἐχθροὺς αὐτῶν). La valorisation impériale
passe nécessairement par la prière et la soumission.
429
Certes, Paul est loin d’être le seul à utiliser ses deux termes. Mais le fait qu’Athénagore et Justin ne les usent
pas dans leurs écrits nous amène à penser que leur emploi chez Théophile découle directement de la lecture et
la citation de l’Épître aux Romains.
430
Oskar Skarsaune, spécialiste de Justin, affirme dans sa grande étude sur ses œuvres que l’apologiste
connaissait parfaitement le corpus paulinien (The Proof from Prophecy. A Study in Justin Martyr's Proof-Text
Tradition : Text-Type, Provenance, Theological Profile, Brill, Leyde, 2014, pp. 228-242). Si tel est le cas, alors
pourquoi Justin a-t-il rejeté le leg paulinien pour décrire le loyalisme politique chrétien ?
431
Sur la question du corpus théologique de Paul au second siècle, voir : Padovese, Luigi, « L'antipaulinisme
chrétien au IIe siècle », in Recherches de Science Religieuse, vol. 90, 2002, pp. 399-422.

110
que la phrase de Paul qu’il cite a été consciemment altérée par lui pour mieux convenir au
contexte épistolaire432 et dialogique. Malgré cette différence de source testamentaire,
l’évêque s’accorde à peu près avec Justin, pour qui les questions dynastiques et militaires
avaient aussi peu d’importance.

Que pouvons-nous donc retenir des trois textes que nous avons cité ? Quels principes
fondamentaux structurent le loyalisme chrétien à la puissance romaine ?

Deux points fondamentaux sont, selon nous, à mettre en lumière pour répondre à ces
interrogations. Le premier est que les apologistes n’ont pas pu s’accommoder d’une simple et
traditionnelle adhésion au pouvoir romain : pour les chrétiens, celle-ci n’est pas vécue et
accepté de façon immédiate comme chez la plupart des habitants de l’Empire. La fidélité
politique à Rome découle immédiatement - chez au moins deux des apologistes que nous
avons étudiés433 - des Écritures Saintes et du plan de Dieu : la prière est la meilleure manière
de militer pour l’Empire et la raison politique n’a, en tant que telle, aucune autonomie par
rapport au théologique. Le loyalisme des chrétiens leur est dicté par le comportement de Jésus
et par l’évangile. Comme le dit Gabriella Aragione, « les chrétiens n’obéissent pas à
l’empereur, mais à une autre autorité qui leur ordonne d’obéir à l’empereur »434. La fidélité
chrétienne à l’Empire est médiatisée par leur foi et leur fidélité s’exprime le plus souvent à
travers la ritualité religieuse – la prière et l’amour du prochain - : en ce sens nous pouvons dire
que la nouvelle religion introduit un net relativisme du pouvoir humain en le distinguant du
pouvoir divin, mais que ces deux niveaux d’autorité s’interpénètrent et que l’autorité humaine
n’est définissable que par la divine.

432
Nous devons cette découverte à Robert Joly : « Il n’est pas douteux que le centre théologique vivant de la
pensée paulinienne est l’ἀγάπη entre chrétiens et non la charité universelle. Curieusement, Théophile, dans le
chapitre qui nous occupe, citant un passage de l’Epître aux Romains, l’accommode, sans doute inconsciemment,
car il cite de mémoire, à son intention précise : ‘Il nous apprend à rendre tout à tous, à qui l’on doit le respect, le
respect ; à qui l’on doit la révérence, la révérence ; à qui l’on doit la redevance, la redevance ; ne devoir rien à
personne, sinon d’aimer tout le monde » (III, 14). Paul n’a pas écrit τὸ ἀγαπᾶν πάντας, mais bien τὸ ἀλλήλους
ἀγαπᾶν, nuance que le chanoine Bardy n’a pas cru bon se signaler dans la note qu’il consacre à ce passage »
(Christianisme et philosophie, Études sur Justin et les Apologistes grecs du deuxième siècle, Éditions de l’université
de Bruxelles, Bruxelles, 1973, p. 190).
433
Notons également que Tatien (Ad Graec., IV) ne fait pas allusion aux corpus néo et vétérotestamentaire pour
sa propre proclamation de fidélité à Rome.
434
Aragione, Gabriella, Les chrétiens et la loi, Allégeance et émancipation aux IIe et IIIe siècles, Éditions Labor et
Fides, Paris, 2011, p. 204.

111
Le deuxième point important est que les chrétiens ont désiré manifester avec force leur
adhésion à l’Empire. Athénagore ne dit-il pas que les chrétiens sont les citoyens les plus
légitimes - δικαιότεροι – de la bienveillance impériale ? Justin n’affirme-t-il pas que les
chrétiens, plus que tout homme - πάντων μᾶλλον ἀνθρώπων -, agissent en vue de la paix dans
l’Empire ? La fidélité politique chrétienne, en tant que simple prolongement du vécu religieux,
est beaucoup plus riche que celle des autres citoyens, astreints à la simple raison politique.
Nous pouvons affirmer que l’idée impériale est beaucoup mieux acceptée par les apologistes
que l’institution civique.

1.b) Quels pouvoirs pour César ?

L’adhésion au système impérial romain n’a pas été une limite aux discussions et aux critiques
des apologistes en ce qui concerne le gouvernement impérial et sa figure la plus
représentative, l’empereur. Dans cette sous-partie, nous tenterons de mettre en lumière
l’effort de nos auteurs pour penser une nouvelle conception du pouvoir impérial et imaginer
un modèle princier en accord avec la foi chrétienne.

Nous l’avons vu précédemment, la figure du César joue un rôle important dans les
représentations politiques des apologistes grecs. L’autorité impériale constituait pour eux
l’échelon politique le plus élevé : Athénagore a rédigé son ouvrage pour les μέγιστοι
αὐτοκρατόρων435, Marc Aurèle et Commode, insistant par-là sur l’absoluité de leur autorité ;
Tatien a, quant à lui, défendu la principe de la μοναρχία divine contre la πολυκοιρανία
idolâtrique, distinction dont Erik Peterson a bien étudié l’aspect politique436 ; le Pseudo-
Méliton, dans son De veritate, a insisté sur la nécessité d’avoir un empereur autonome,
indépendant de l’opinion publique : n’affirme-t-il pas qu’un César asservi par la volonté
commune constitue une contradiction ? Que l’empereur doit être au-dessus des partis437?

435
Ath., Leg., XVII, 2.
436
Tat., Ad Graec., XIV, 1 ; XXIX, 2. Sur l’importance du modèle monarchique chez les apologistes, voir : Peterson,
Erik, Le monothéisme un problème politique et autres traités, Éditions Bayard, Paris, 2007, pp. 68-69.
437
Pitra, Jean-Baptiste-François, Spicilegium Solesmense, t. 2, Firmin Didot Fratres, Paris, 1855, p. XLIX : « Tel
prince dira peut-être : ‘Je ne suis pas libre de faire le bien. Étant chef, je suis obligé de me conformer à la volonté
du grand nombre’. Celui qui parle ainsi est vraiment digne de risée. Pourquoi le souverain n’aurait-il pas
l’initiative de tout ce qui est bien, ne pousserait-il par le peuple qui lui est soumis à bien faire, à connaître Dieu
selon la vérité, et n’offrirait-il pas en lui l’exemple de toutes les bonnes actions ? (« Fortasse ille qui rex est dicet
: ‘Non possum ut velim gubernare ; quoniam rex sum, decet ut faciam voluntatem multitudinis. Qui sic loquitur
risu vere dignus est. Cur enim rex non sit inceptor omnis boni, nec impellat populum sibi subjectum ad pure
conversandum et ad cognoscendum Deum in veritate, nec proponat in se exempla omnium bonorum operum ?

112
Nous voyons que le modèle d’un empereur indépendant et politiquement capable tient toute
sa place dans la pensée de nos auteurs.

La première interrogation est celle, difficile, des rapports entre Dieu et l’empereur. Si
l’indépendance de César vis-à-vis des gouverneurs ou des corps civiques est défendue par nos
auteurs chrétiens, la question d’une dépendance impériale au principe divin est plus discutée.
Trois apologistes, Théophile d’Antioche, Athénagore et le Pseudo-Méliton, ont réservé des
paragraphes riches à ce thème. Citons celui que Théophile a consacré à la question de l’origine
du pouvoir impérial :

« J’adore le Dieu véritable, l'être par excellence, parce que je sais que c'est lui qui fait les rois.
Pourquoi donc, allez-vous me dire, n'adorez-vous - προσκυνεῖς - pas l'empereur ? Parce qu'il
n'a pas été fait pour être adoré, mais seulement honoré - τιμᾶσθαι -comme il convient. Ce
n'est point un Dieu, c'est un homme établi de Dieu pour juger avec équité et non pour recevoir
des adorations. Il est en quelque sorte le délégué de Dieu » (Θεῷ δὲ τῷ ὄντως θεῷ καὶ ἀληθεῖ
προσκυνῶ, εἰδὼς ὅτι ὁ βασιλεὺς ὑπ' αὐτοῦ γέγονεν. Ἐρεῖς οὖν μοι· “Διὰ τί οὐ προσκυνεῖς τὸν
βασιλέα ;” ὅτι οὐκ εἰς τὸ προσκυνεῖσθαι γέγονεν, ἀλλὰ εἰς τὸ τιμᾶσθαι τῇ νομίμῳ τιμῇ. Θεὸς
γὰρ οὐκ ἔστιν, ἀλλὰ ἄνθρωπος, ὑπὸ θεοῦ τεταγμένος, οὐκ εἰς τὸ προσκυνεῖσθαι, ἀλλὰ εἰς τὸ
δικαίως κρίνειν. Τρόπῳ γάρ τινι παρὰ θεοῦ <οἰκονομίαν πεπίστευται>·)438.

Selon Théophile d’Antioche, l’empereur peut être caractérisé de deux façons par rapport à
Dieu : il en est la créature et le serviteur. Son rôle est de suivre l’économie de Dieu dans son
gouvernement et sa juridiction : César est pensé comme un executor Novi Testamenti439, il
doit mettre en application les décrets divins – à travers l’action juste - dans sa charge politique.
Théophile d’Antioche distingue la προσκύνησις, l’adoration réservée à Dieu, et la τιμή,
l’estime et l’honneur réservés à l’empereur. Cette distinction ne fait que souligner la
différence de nature entre le Créateur et la créature : l’empereur ne peut s’arroger la place
de Dieu. Le Pseudo-Méliton, quant à lui, soutient « qu’un État ne saurait être bien gouverné
que quand le souverain, connaissant et craignant le Dieu véritable, juge toute chose en
homme qui sait qu’il sera jugé à son tour devant Dieu »440. Ici encore, César est placé sous

Hoc ipsi decorum est). Sur le commentaire de ce passage, voir : Lightfoot, Jane L., « The Apology of Ps.-Meliton
», in Studi epigrafici e linguistici sul Vicino Oriente Antico, vol. 24, 2007, p. 60.
438
Théoph., Ad Aut., I, 11.
439
Agamben, Giorgio, Pilate et Jésus, Éditions Payot et Rivages, Paris, 2014, p. 51.
440
Pitra, Jean-Baptiste-François, Spicilegium Solesmense, t. 2, Firmin Didot Fratres, Paris, 1855, p. XLIX : « Ego
verso opinor regnum tunc demum posse in pace gubernari ; quum rex cognoscit Deum verum et timet eum, ut
intelligentes reddat subjectos eos, et judicet omne negotium recte sicut homo qui scit se ipsum etiam judicatum
iri coram Deo ». L’idée d’une soumission de l’empereur à Dieu est très présente chez Aristide (Apol., XVII, 3 : ἵνα
κατάκρισιν ἐκφυγόντες) et Justin (Apol., I, I, 1 ; I, III, 2 ; I, XII, 3 ; II, II, 16 ; II, XV, 5). L’insistance de ce dernier sur
le châtiment infernal réservé aux mauvais Césars est très significative : elle montre que l’affirmation d’un Dieu
créateur permet de relativiser le pouvoir impérial, d’en montrer les limites et les faiblesses. Sur cette question,

113
l’influence et le jugement du Dieu unique. Un schéma tripartite apparaît très clairement : Dieu,
la puissance suprême, confie à l’empereur, son plus digne serviteur, la garde et le
gouvernement des autres hommes.

Théophile défend aussi l’origine divine du pouvoir impérial. Nous avons déjà vu que l’évêque
fondait le loyalisme chrétien sur l’Épître aux Romains de Paul. Il est à supposer que l’apologiste
a tiré l’idée d’une origine divine du même corpus441. Certains historiens ont soutenu que les
chrétiens furent les premiers à poser la volonté de Dieu comme le fondement de l’autorité
politique442. Il ne nous revient pas d’infirmer ou confirmer cette assertion mais de tirer les
conséquences de cette conception du pouvoir : nous pouvons dire, qu’aux yeux des
apologistes, ce n’est plus le consensus universorum qui offre une légitimité à l’empereur et à
son régime ; ils considèrent que le simple fait d’avoir accédé au pouvoir et d’avoir conformé
son gouvernement à l’équité justifie l’autorité impériale aux yeux des hommes et de Dieu.
Nous pouvons supposer que Théophile d’Antioche et le Pseudo-Méliton, en élaborant ce
modèle impérial, n’ont fait qu’utiliser l’archétype du César collaborant avec le Sénat et servant
la respublica. Au cours du second siècle, le modèle impérial élaboré par les auteurs chrétiens
est encore peu élaboré et reprend les canons classiques de la culture politique gréco-latine443.

voir : Munier, Charles, L'Apologie de Saint Justin philosophe et martyr, Presses Universitaires de Fribourg,
Fribourg, 1994, pp. 154-157.
441
Sur cette question, voir les deux théories divergentes : Ruch, Charles, « Premières avances du Christianisme à
l'Empire d'après les Pères Apologistes », in Revue des Sciences Religieuses, vol. 1, 1921, p. 17 (conception non
paulinienne) et Rogers, Rick, Theophilus of Antioch : The Life and Thought of a Second-century Bishop, Lexington
Books, Lanham, 2000, pp. 172-176 (conception paulinienne).
442
Finley, Moses, L’invention de la politique, Éditions Flammarion, Paris, 1985 p. 190 : « Législateurs, rhéteurs et
idéologues parlaient tous au nom de la justice, mais je n’ai pas trouvé un seul exemple de recours à une sanction
divine pour légitimer une politique, un régime, une réforme ou une révolution. Avant le triomphe du
christianisme, il n’y avait pas de droit divin, pas de théodicée dans le monde gréco-romain. Même les Ptolémées,
qui étaient l’objet d’un véritable culte, ou les empereurs romains, dont le culte, pour être moins simple et direct,
n’en était pas moins réel, ne présentèrent jamais un de leurs édits comme l’expression de la volonté divine ».
Beaujeu, Jean, La religion romaine à l’apogée de l’Empire, Éditions Les Belles Lettres, Paris, 1955, p. 74 : « en
réalité, les Chrétiens furent les premiers à affirmer que toute autorité a sa source en Dieu, spécialement celle
des maîtres de ce monde […] Dion de Pruse, à la différence des chrétiens pour qui tout chef d’État tire son
autorité de Zeus, réserve aux bons princes l’investiture de Zeus : eux seuls sont ses héritiers, ses descendants.
D’ailleurs, pour qu’il y ait harmonie réelle entre la cité des hommes et le Cosmos, le souverain de la terre doit
imiter celui du ciel et posséder toute une série de vertus que l’auteur énumère avec soin ».
443
Pierre Maraval soulignait le même phénomène chez Eusèbe de Césarée : « Il faut le souligner d’emblée : bien
qu’il entende proposer un modèle d’empereur chrétien, Eusèbe le fait en des termes qui empruntent à la
tradition païenne. C’est que le discours n’est pas prononcé dans une église, mais dans le palais impérial, devant
un public qui compte à la fois des chrétiens et des païens. Aussi, lors même que son auteur évoque des réalités
chrétiennes, il le fait en termes philosophiques, dans un langage conventionnel qui pouvait être reçu par les
païens eux-mêmes » (La théologie politique de l’Empire chrétien, Louanges de Constantin (Triakontaétérikos),
trad. Maraval, Pierre, Les Éditions du Cerf, Paris, 2001 p. 49).

114
Les deux axes fondamentaux autour desquels est pensée la figure du Prince, son hétéronomie
et sa soumission à Dieu, conduisent à une relativisation de l’autorité impériale. Cette
conception théologico-politique est confirmée par Athénagore, qui écrivait en ces termes :

« Vous pourriez aussi interroger par vous-mêmes le royaume céleste, car de même que tout
vous a été soumis, au père comme au fils, quand vous avez reçu du Ciel l’Empire – ‘car l’âme
du prince est dans la main de Dieu’, dit l’Esprit prophétique -, de même tout est subordonné
au Dieu unique et au Verbe, son fils, conçu comme inséparable de lui » ( Ἔχοιτε <δʹ ἂν> ἀφʹ
ἑαυτῶν καὶ τὴν ἐπουράνιον βασιλείαν [εἰληφόσιν] ἐξετάζειν · ὡς γὰρ ὑμῖν πατρὶ καὶ υἱῷ
πάντα κεχείρωται ἄνωθεν τὴν βασιλείαν εἰληφόσιν – ‘βασιλέως γὰρ ψυχὴ ἐν χειρὶ θεοῦ’,
φησὶ τὸ προφητικὸν πνεῦμα -, οὕτως ἑνὶ τῷ θεῷ καὶ τῷ παρʹ αὐτοῦ λόγῳ υἱῷ νοουμένῳ
ἀμερίστῳ πάντα ὑποτέταακται)444.

Comme nous le voyons, Athénagore défend aussi le principe d’une subordination impériale à
Dieu445. César se doit d’être αὐτοκράτωρ par rapport aux hommes et cependant dans les
mains de Dieu. L’apologiste tente aussi d’établir une forme d’analogie structurelle entre la
filiation de Dieu et celle de Marc Aurèle. Cette comparaison a été souvent commentée446, elle
est importante pour comprendre l’utilisation du Dieu chrétien en matière politique.

Erik Peterson, théologien catholique allemand, avait soutenu que la conception trinitaire de
Dieu a interdit au christianisme de servir de caution à des régimes monarchiques - comme
l’était l’empire romain447. Nous constatons ici que cette théorie est inopérante : Athénagore
isole la relation entre Dieu et son Fils – en faisant abstraction de la troisième personne – pour
la donner en exemple à l’empereur Marc Aurèle : son fils Commode doit lui-être
complètement soumis – comme Jésus l’a été avec Dieu – et légitimement lui succéder. Les
principes monarchique et dynastique trouvent en quelque sorte leur équivalent dans le ciel.
La vision chrétienne de la divinité est donc politiquement fertile ! La relation entre Dieu et son
Fils a servi à Athénagore pour exalter la bicéphalie du pouvoir romain, comme l’avait fait Aélius
Aristide quelques années avant lui448.

444
Ath., Leg., XVIII, 2.
445
Sur une comparaison entre les théories de Justin et d’Athénagore, voir : Karamanolis, George, « Early Christian
Philosophers on Society and Political Norms », in Rapp, Christof et Adamson, Peter (éds.), State and Nature.
Essays in Ancient Political Philosophy, de Gruyter, Berlin-New York, 2019, p. 7 et p. 14.
446
« Clearly, then, Athenagoras is willing to use Christological terms in reference to the imperial father and son.
He thus anticipates the ideas of Eusebius in the fourth century » (Grant, Robert M., Greek apologists of the second
century, The Westminster Press Philadelphia, Philadelphia, 1988, p. 101).
447
Peterson, Erik, Le monothéisme un problème politique et autres traités, Éditions Bayard, Paris, 2007, pp. 66-
69.
448
A cette époque, le sophiste prenait pour exemple de cette dyarchie impériale Marc Aurèle et Lucius Vérus.
Voici ce qu’en a dit Jean-Marc André : « Aelius Aristide a commencé dans le ‘Panégyrique à Cyzique’, en 161, par

115
Parallèlement à cette hiérarchisation des pouvoirs entre Dieu et l’empereur, les apologistes
grecs ont également élaboré une sorte de miroir des Princes. En effet, dans leurs écrits, nous
pouvons collecter çà et là des éléments constitutifs d’un portrait éthique de César 449. Nous
avons déjà pu établir que nos auteurs aimaient à se représenter un pouvoir impérial
philosophique, capable de distinguer le bien du mal et le faux du vrai. Nous aimerions aller un
peu plus loin.

Le premier thème sur lequel nous aimerions nous arrêter – et que nous avons déjà rencontré
– est la justice. Les auteurs de notre corpus rappellent, à maintes reprises, à l’empereur l’idéal
de justice. Justin nomme les Césars des φύλακες δικαιοσύνης, des gardiens de la justice, en
utilisant un vocabulaire et une idée hérités de Platon450. L’apologiste associe ce devoir à celui
de vérité : l’empereur se doit de chercher la vérité, d’abandonner les vaines opinions pour
s’attacher aux réalités intelligibles451. Ce devoir de vérité est très lié à un autre que nous avons
déjà pu rencontrer : les apologistes incitent les empereurs à la conversion chrétienne. La foi
et l’exercice du pouvoir sont intrinsèquement liés452. Seul un gouvernement exercé au nom et
selon les principes de Dieu est digne d’exister et d’éviter au gouvernant les maux de l’Enfer.
Ces trois principes, justice, vérité et foi, constituent les vertus fondamentales sur lesquelles

exalter la royauté bicéphale de Marc Aurèle et de Lucius Vérus. Il y voit un précédent inouï : le partage égal des
pouvoirs n’a pas affaibli le pouvoir ; cette réussite contredit l’expérience courante des familles regnantes, le
dogme d’un regnum insociabile inscrit dans la pensée romaine. » Utiliser cette phrase avec Athénagore qui a
tenté de fonder théologiquement ce pouvoir bicéphale en le rapportant au modèle chrétien Fils-Père : cela
prouve qu’Athénagore, tout comme Aélius Aristide étaient admiratifs de cette réussite » (« La conception de
l'État et de l'Empire dans la pensée gréco-romaine des deux premiers siècles de notre ère », in Aufstieg und
Niedergang der römischen Welt, II, vol. 30, 1982, p. 54). Nous avons retrouvé des pièces représentant les deux
empereurs sous l’aspect des dieux jumeaux Castor et Pollux. Pour avoir un aperçu de ces pièces et de cette
politique dynastique, voir : Quet, Marie-Henriette, « Éloge par Aelius Aristide des co-empereurs Marc Aurèle et
Lucius Vérus, à l'issue de la guerre contre les Parthes », in Journal des savants, vol. 1, 2002, p. 108-109.
449
Rappelons que la mode des miroirs du Prince avait, en quelque sorte, été lancée par Sénèque et son ouvrage
De clementia, adressé à Néron. A l’époque qui nous concerne, Pline le Jeune, dans son Panégyrique de Trajan,
Dion de Pruse dans ses quatre Discours sur la royauté, Aélius Aristide dans son Éloge de Rome et Plutarque dans
ses Préceptes politiques et dans A un chef mal éduqué avaient perpétué cette tradition et élaboré chacun un
modèle du bon Prince. Les apologistes grecs s’inscrivent partiellement dans ce courant littéraire.
450
Just., Apol., II, II, 2. Platon use de la même expression dans la République (IV, 421 a ; VI, 504 c) et le Politique
(305 c). Sur ce thème, voir : Fredouille, Jean-Claude, « De l'Apologie de Socrate aux Apologies de Justin », in
Autour de Tertullien : hommage à René Braun, t. 2, Association des publications de la faculté de lettres de Nice,
Éditions Les Belles Lettres, Paris, 1990, pp. 10-11.
451
Just., Apol., I, XII, 6 : « quand ils sacrifient la vérité à l’opinion, le pouvoir des princes équivaut à celui de
brigands dans un désert » (τοσοῦτον δὲ δύνανται καὶ ἄρχοντες πρὸ τῆς ἀληθείας δόξαν τιμῶντες, ὅσον καὶ
λῃσταὶ ἑν ἐρημίᾳ).
452
Pour la conversion impériale au christianisme, voir : Ath., Leg., VII, 3 ; Arist., Apol., XVII, 3 ; Pitra, Jean-Baptiste-
François, Spicilegium Solesmense, t. 2, Firmin Didot Fratres, Paris, 1855, p. XLIX ; Just., Apol., I, XXXV, 9 ; XXXVIII,
7 ; XLVIII, 3.

116
devrait se fonder le bon gouvernement impérial. Comme l’affirme Charles Munier « si les
apologistes intègrent le tableau des devoirs du Prince à leur plaidoyer en faveur de la liberté
religieuse des chrétiens, leurs considérations sur les buts restent d’une portée générale »453.

Il est important de rappeler que les vertus de justice et de piété étaient très importantes dans
la conception romaine du pouvoir454 et que le modèle princier tracé à grands traits par les
apologistes était parfaitement compatible avec le modèle du Bon Prince, tel que l’ont défendu
Pline le Jeune ou Dion de Pruse par exemple. Sur ce point précis, nous pourrions dire que les
chrétiens et les non-chrétiens défendaient le même modèle du bon empereur, respectant les
formes républicaines et recherchant le bien public. Méliton de Sardes, dans son apologie
adressée à Marc Aurèle455, a affirmé que Néron et Domitien avaient été de mauvais Césars.
L’apologiste respectait en ceci l’opinion sénatoriale romaine commune, très hostile à la
mémoire de ces deux Césars. Ce fait nous conduit supposer que l’évêque divisait la liste des
Césars en égoïstes mégalomanes et en loyaux serviteurs de l’État et acceptaient la logique
politique propre aux Romains pour juger leurs empereurs.

Il ne faut donc pas surestimer la radicalité ou la nouveauté du discours chrétien sur les vertus
impériales. L’élément le plus important, nous semble-t-il, reste la volonté, exprimée de façon
très peu marquée, d’une conversion impériale. Les apologistes n’ont pas insisté sur ce point :
ils n’avaient pas d’intérêt direct à le faire et pouvaient se contenter d’engager l’empereur à
pratiquer la justice456.

Un élément constitutif de la personnalité impériale a volontairement été mis de côté dans


cette partie : la divinisation du pouvoir et le culte des Césars. A cause de son caractère
théologico-politique457, il nous faudra l’intégrer à notre étude et comprendre comment les
apologistes ont compris et interprété ce rite politique propre à Rome.

453
Munier, Charles, L’Église dans l’Empire Romain (II-IIIème siècles), Éditions Cujas, Paris, 1979, pp. 208-209.
454
Il suffit simplement de penser au bouclier votif offert par le Sénat en 27 avant notre ère à Auguste et sur
lequel étaient rappelées quatre vertus fondamentales : le courage, la clémence, la justice et la piété.
455
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVII, 9.
456
Grant, Robert M., « Five Apologists and Marcus Aurelius », in Vigiliae Christianae, vol. 42, 1988, p. 8.
457
« Le culte du souverain revêt toujours une double signification, à la fois religieuse et politique ; de là vient
que la contestation à laquelle il donne lieu, qu’elle soit individuelle ou collective, peut être d’ordre proprement
religieux ou proprement politique, mais que, par la volonté des opposants eux-mêmes ou à travers la réaction
du pouvoir et de ses partisans, elle apparaît souvent comme à la fois philosophicoreligieuse et politique »
(Beaujeu, Jean, « Les apologètes et le culte des souverains », in Le culte des souverains dans l’Empire Romain,
Fondation Hardt, Genève, 1973, p. 104).

117
2) Rome et sa culture dans l’économie du Salut

Les apologistes grecs n’ont pas seulement porté leur attention sur les cultes et les divinités
grecque et orientale. Ils ont également su analyser et rendre compte des réalités cultuelles
propres à la culture latine458. Dans cette partie, nous analyserons la perception de la politique
religieuse romaine chez les auteurs de notre corpus. Cela nous permettra d’étudier comment
les apologistes envisageaient l’accord de leur foi avec divers cultes romains, s’ils en rejetaient
certains aspects. Dans un premier temps, nous étudierons la présence et le traitement de
cultes romains dans nos textes. Dans un second point, nous verrons comment nos auteurs
chrétiens ont doté l’idée impériale d’un sens théologique.

2.a) Idolâtrie et polythéisme : opposition à la politique religieuse de Rome

Il semble que, pour une grande partie, la spécificité des cultes et des rites latins ait été
méconnue ou mal interprétée par les apologistes grecs. La seule divinité romaine qu’ils
mentionnent est Jupiter Latiaris, dieu protecteur du Latium fêté principalement durant les
Féries Latines. Les auteurs chrétiens ne le citent que pour dénoncer le rite controversé utilisé
en son honneur : l’utilisation de sang humain comme offrande459. Ce culte romain leur semble
être le symbole même de la barbarie idolâtre. La religion des Romains est ainsi limitée à ce
seul culte sanguinaire et assassin. Comment, dès lors, penser que les apologistes se faisaient
une bonne image des cultes romains ? Cela paraît impossible et se trouve d’ailleurs confirmé
par d’autres éléments.

Un exemple éloquent, confirmant la mauvaise connaissance de la religion romaine chez les


apologistes, nous est fourni par la figure impériale, que nous étudions plus haut. A aucun

458
Comme nous le verrons, les apologistes grecs n’ont pas pu développer une critique du paganisme latin aussi
poussée que celle de Tertullien ou de Lactance. Leur origine orientale les rendait presque étrangers à la culture
romaine. Aristide, par exemple, n’envisage même pas les cultes et les divinités latins. Toutefois, dans cette partie,
nous essaierons de tirer le maximum d’informations du peu d’éléments contenus dans nos documents. Sur la
critique du paganisme romain, voir : Vermander, Jean-Marie, « La polémique des Apologistes latins contre les
Dieux du paganisme », in Recherches Augustiniennes et Patristiques, vol. 17, 1982, pp. 3-128.
459
Le culte est mentionné dans : Théoph., Ad Aut., III, 8 ; Just., Apol., II, XII, 5 ; Tat., Ad Graec., XIX, 1. Le culte est
peu décrit dans les sources non-chrétiennes. La recherche actuelle semble confirmer l’utilisation rituelle du sang
humain : il semble que les fidèles utilisaient celui d’un gladiateur. L’article le plus complet sur la question reste :
Rives, James, « Human Sacrifice among Pagans and Christians », in The Journal of Roman Studies, vol. 85, 1995,
pp. 65-85. Pour une discussion sur Jupiter Latiaris chez les apologistes grecs, voir : Mahieu, Vincent, « Note sur
Jupiter Latiaris et le sacrifice humain », in Revue belge de philologie et d'histoire, vol. 88, 2010, pp. 93-96.

118
moment dans leurs écrits, nos auteurs n’évoquent les fonctions religieuses de l’empereur :
son grand pontificat, sa participation active aux collèges de la religion romaine, son initiation
à des rites mystériques. Dans les titulatures qu’ils nous ont transmises, Justin et Athénagore
ne donnent aucune information sur de telles fonctions religieuses460. Il est possible que nos
auteurs, tout en les connaissant, n’aient pas désiré reconnaître les aspects religieux et cultuel
des Césars, mais rien ne nous permet de l’affirmer.

Toutefois, deux rites, attachés à la personne de l’empereur, ont retenu l’attention des
apologistes chrétiens : le culte impérial et l’apothéose. La présence du culte adressé au
souverain a été finement étudiée au sein de la littérature apologétique par Jean Beaujeu461.
L’historien affirmait qu’« à l’exception de Tertullien, aucun des apologètes n’a consacré plus
de quelques lignes au culte impérial »462 et en concluait que « la controverse entre les
apologètes et leurs adversaires païens était un débat de clercs, dans lequel la question du
culte impérial ne tenait qu’une place infime ; le problème n’était pas de savoir si les chrétiens
avaient ou n’avaient pas le droit de refuser les gestes rituels que le pouvoir politique exigeait
d’eux, mais de reconnaître ou non le dogme, l’idéal et le style de vie chrétiens comme dignes
de supplanter la religion, la culture et la morale païennes »463. Il est certain, qu’à l’exception
du Pseudo-Méliton, les apologistes ont consacré très peu de critiques et de discussions au
culte impérial : ils n’en font même pas mention lorsqu’ils décrivent les violences et les
exactions subies par les chrétiens, preuve que le sacrifice impérial n’était pas si décisif dans
déroulement des persécutions464. Alors, comment expliquer un tel mutisme ? Pourquoi a-t-il
fallu attendre Tertullien pour qu’une critique de ce rite politique apparaisse ?

460
Just., Apol., I, I, 1 ; Ath., Leg., Préambule. Il semble que les apologistes grecs n’aient pas eu de connaissances
significatives sur le pontificat latin et le système romain des magistratures religieuses. Sur ce thème, voir : Van
Haeperen, Françoise, « Représentations chrétiennes du pontificat païen », in Latomus, vol. 64, 2005, pp. 678-
683. L’auteur de l’article ne prend même pas en compte les apologistes grecs.
461
Beaujeu, Jean, « Les apologètes et le culte des souverains », in Le culte des souverains dans l’Empire Romain,
Fondation Hardt, Genève, 1973, pp. 103-137.
462
Beaujeu, Jean, « Les apologètes et le culte des souverains », in Le culte des souverains dans l’Empire Romain,
Fondation Hardt, Genève, 1973, p. 133. Selon l’auteur, le terme du sacrifice impérial apparaît pour la première
dans l’Ad Nationes, rédigé vers 197.
463
Beaujeu, Jean, « Les apologètes et le culte des souverains », in Le culte des souverains dans l’Empire Romain,
Fondation Hardt, Genève, 1973, pp. 134-135.
464
Sur ce point controversé dans la littérature apologétique, voir : Cerfaux, Lucien et Tondriau, Julien, Un
concurrent du christianisme : le culte des souverains dans la civilisation gréco-romaine, Desclée, Paris, 1957, pp.
392-396. La question du sacrifice n’apparaît pas dans le rescrit d’Hadrien à Minucius Fundanus (Just., Apol., I,
XLVIII, 5-10).

119
Le premier élément de réponse est à chercher du côté des intellectuels grecs, notamment de
la Seconde Sophistique : ceux-ci n’évoquent quasiment jamais le culte impérial et conservent
toujours une attitude distante et circonstanciée avec ce rite, comme l’a montré
Glen W. Bowersock465. Leur prudence politique et leur adhésion au régime impérial les
invitaient en quelque sorte à conserver un silence respectueux. Pourquoi les apologistes grecs,
qui, eux aussi, sont des πεπαιδευμένοι, auraient-ils insisté sur ce point ? Le culte impérial était
une sorte de rite universel, pratiqué dans toutes les provinces de l’Empire. Il formalisait
l’adhésion des populations soumises au projet impérial et constituait l’expression la plus haute
de l'être collectif romain, du consensus politique. Les apologistes n’avaient absolument aucun
intérêt à remettre en cause frontalement le culte impérial en s’adressant à l’empereur ou à
l’élite cultivée : ils ne subissaient pas de contre-coups pour leur rejet de ce rite, étaient peu
en contact la culture latine et devaient être rebutés par son contenu politique très marqué466.

Il faut pourtant bien avouer que la critique des apologistes tournée contre l’idolâtrie était
pertinente pour le culte impérial. Si nos auteurs n’ont pas envisagé et discuté le problème
spécifique posé par ce rite, la démonisation des dieux païens, le rejet du sacrifice animal et
des idoles, la volonté de ne voir dans l’empereur qu’une créature parmi les autres excluaient
et invalidaient automatiquement le rite impérial. Seul à avoir consacré un paragraphe à ces
questions, le Pseudo-Méliton soutenait dans son De veritate :

« Ne voit-on pas encore de nos jours les images des Césars et de leur famille plus respectées
que celles des anciens dieux, et ces dieux eux-mêmes payer tribut à César comme à un plus
grand qu’eux ? et, vraiment, si on punit de mort les contempteurs des dieux, on dirait que
c’est parce qu’ils privent le fisc d’un revenu. Il y a même des pays où les adorateurs de certains
sanctuaires paient au Trésor une somme réglée. Le grand malheur du monde est que ceux qui
adorent des dieux inanimés, et de ce nombre sont la plupart des sages, soit par amour du
lucre, soit par amour de la vaine gloire, soit par le goût du pouvoir, non seulement les adorent,
mais, de plus, contraignent les simples d’esprit à les adorer »467.

465
« The fundamental fact here is that the Greek writers to whom i refer very rarely discuss the imperial cult at
all » (Bowersock, Glen W., « Greek intellectuals and the imperial cult in the second century A. D. », in Le culte des
souverains dans l’Empire Romain, Fondation Hardt, Genève, 1973, p. 187). Nous observons bien ce type de
comportement chez la plupart des auteurs de la seconde sophistique. Lucien de Samosate, par exemple, évite
dans la plupart de ses œuvres de mentionner ou de railler le culte impérial. Il va même jusqu’à le justifier dans
son Apologie (13).
466
Sur le contenu politique du culte impérial, voir : Jaczynowska Maria, « Une religion de la loyauté au début de
l'Empire romain », in Dialogues d'histoire ancienne, vol. 15, 1989, pp. 159-178 et Scheid, John, « Le délit religieux
dans la Rome tardo-républicaine », in Le délit religieux dans la cité antique. Actes de la table ronde de Rome (6-7
avril 1978) Rome : École Française de Rome, 1981, pp. 162-165.
467
Pitra, Jean-Baptiste-François, Spicilegium Solesmense, t. 2, Firmin Didot Fratres, Paris, 1855, p. XLI : « Etenim
nostro adhuc tempore, imagines Caesarum adorant et magis venerantur quam veteres illos deos suos. Quinetiam

120
Une aussi longue et explicite mention du culte impérial ne se retrouve que chez le Pseudo-
Méliton. L’apologiste dénonce ici la domination des autorités politiques sur la vie religieuse :
l’empereur désire contrôler économiquement les cultes468 et placer sa propre image divinisée
au-dessus des divinités païennes ancestrales. Le Pseudo-Méliton affirme que l’impérialisme
religieux de l’empereur va jusqu’à mettre en danger l’ancien équilibre religieux polythéiste et
causer le remplacement les anciens cultes traditionnels par une religion politique pure. Les
cultes religieux sont instrumentalités par le pouvoir impérial pour s’enrichir, ils constituent
également un canal idéologique parfaitement adapté pour pousser les populations à
l’obéissance jusque dans leur for intérieur. L’apologiste nous décrit aussi la diffusion du culte
impérial chez les sages et les masses et souligne son caractère universel et envahissant : cet
élément confirme la prudence des élites culturelles concernant la pratique de ce rite politique,
leur consentement à se soumettre à l’empereur par le sacrifice. L’auteur ne présume en aucun
passage de son apologie que le refus chrétien du sacrifice impérial a pu provoquer des
persécutions – il ne parle d’ailleurs pas des violences faites aux chrétiens.

L’autre rite que nous aimerions aborder est l’apothéose impériale. Elle est mentionnée par
Tatien et Justin en des termes à peu près comparables. Voici ce qu’en disait Justin dans son
Apologie :

« Et que dire de vos empereurs, que toujours, à peine sont-ils morts, vous jugez bon de placer
au rang des immortels, allant jusqu’à produire un témoin capable de jurer qu’il a vu s’élever
du bûcher vers le ciel le César que l’on vient de brûler ? » (Καὶ τί γὰρ τοὺς ὁμοίως αὐτῇ
κατηστερίσθαι λεγομένους, <οὓς> ἀεὶ ἀπαθανατίζεσθαι ἀξιοῦντες καὶ ὀμνύντα τινὰ
προάγετε ἑωρακέναι ἐκ τῆς πυρᾶς ἀνερχόμενον εἰς τὸν οὐρανὸν τὸν κατακαέντα
Καίσαρα;)469.

tributa et decimae Caesari penduntur, quippe qui majour est diis illis ; idcirco pari morte afficiuntur illi qui
spernunt deos et decretis Caesaris non obtemperant ; gazophylaciis etiam regum aliorum quem reditum afferant
adoratores in certis locis, et quam reditum afferent sacci pleni aqua ex mari, simili modo decretum est. Malum
autem hoc maximum est in mundo quod illi qui colunt et verentur ea quae sensibus non capiuntur (et hi maximi
sapientum sunt), sive lucri, sive vanae gloriae, si potentiae amore, impediunt et dehortantur imbeciles corde ne
adorent ea quae sensibus non capiuntur ».
468
Justin (Apol., I, XXVII, 2-3) et Théophile (Ad Aut., I, 10) dénonçaient également les taxes impériales prélevées
sur les Galles, prêtres itinérants de Cybèle.
469
Just., Apol., I, XXI. 3. Tatien (Ad Graec., X, 3-4), pour sa part, s’exprimait de cette façon : « Comment, après sa
mort, Antinoüs, sous la forme d’un beau jeune homme, a-t-il été placé sur la lune ? Qui donc l’y a fait monter ?
à moins que pour lui, comme pour les souverains, il ne se soit trouvé quelqu’un qui, se parjurant à prix d’argent
et se riant des dieux, ait prétendu l’avoir vu monter au ciel, ait été cru sur parole, et, ayant ainsi divinisé son
semblable, ait reçu honneurs et récompenses » (Πῶς δὲ ὁ τεθνεὼς Ἀντίνοος μειράκιον ὡραῖον ἐν τῇ σελήνῃ
καθίδρυται; Τίς ὁ ἀναβιβάσας αὐτόν, εἰ μήτι καὶ τοῦτον ὡς τοὺς βασιλέας μισθοῦ δι' ἐπιορκίας τις τοῦ θεοῦ
καταγελῶν εἰς τὸν οὐρανὸν ἀνεληλυθέναι φήσας πεπίστευται κᾆτα τὸν ὅμοιον θεολογήσας τιμῆς καὶ δωρεᾶς
ἠξίωται; Τί μου τὸν θεὸν σεσυλήκατε; Τί δὲ αὐτοῦ τὴν ποίησιν ἀτιμάζετε;).

121
Ce rite, dont nous trouvons la trace dans les sources latines470, est rejeté et raillé par les
apologistes. Il s’agit pour eux d’un dévoiement du divin, une des conséquences tragicomiques
du polythéisme gréco-latin : le second siècle connut un important développement de ces
formes d’apothéose471 . Ce productivisme divin apparaît aux auteurs chrétiens comme une
véritable aberration, une ridicule instrumentalisation du religieux par le politique. Pour le
comprendre et le combattre, Athénagore et le Pseudo-Méliton ont habilement fait usage de
la théorie évhémériste - faisant des divinités des anciens rois. S’appuyant sur Hérodote et Léon
de Pella, Athénagore a tenté d’appliquer cette théorie aux dieux d’Égypte472 en soutenant que
« ces personnages, que leurs propres sujets ou leurs propres princes tenaient en honneur, se
sont vu attribuer le nom de dieux les uns par peur, les autres par respect »473. Le Pseudo-
Méliton a fait, quant à lui, de Beltis, une déesse assyrienne, une ancienne reine de Chypre et
de Nanai, une autre déesse de Syrie, une princesse d’Élam divinisée par son père, le roi474.
L’évhémérisme était tout à fait adapté pour décrypter et « démythologiser » les cultes
polythéistes, ainsi que pour dénoncer l’utilisation par le pouvoir des rites religieux.

L’exemple le plus frappant de cette instrumentalisation de l’apothéose est le cas d’Antinoüs,


le jeune amant et compagnon de l’empereur Hadrien. Il est mentionné par Tatien,
Athénagore, Justin et Théophile475, ce qui montre l’importance de ce culte dans la société

470
Suétone, Vie du divin Auguste, C, 7.
471
Beaujeu, Jean, La religion romaine à l’apogée de l’Empire, Éditions Les Belles Lettres, Paris, 1955, p. 415 : «
Mais le fait qui domine l’histoire du culte impérial au IIe siècle, c’est le nombre des consecrationes et l’importance
des institutions sacrées auxquelles elles donnèrent lieu. On a pu dresser la liste des 16 divi officiellement honorés
d’un culte, à Rome, en 183 : 4 sont antérieurs à Domitien – Auguste, Claude, Vespasien et Titus –, les 12 autres
appartiennent à la série des Antonins – Nerva, Trajan, Marciana, Matidie, Plotine, Sabine, Hadrien, Faustine
l’Aînée, Antonin le Pieux, Lucius Vérus, Faustine la Jeune, Marc Aurèle ».
472
Ath., Leg., XXVIII, 2-4. L’exemple de l’Égypte n’est certainement pas innocent. Athénagore pouvait savoir que
la divinisation du pouvoir à Rome tenait son origine de la culture hellénistique, et notamment ptolémaïque. Sur
l’emploi de la théorie évhémériste par les écrivains chrétiens, voir : Pépin, Jean, « Christianisme et mythologie.
L’évhémérisme des auteurs chrétiens », in Bonnefoy, Yves (éd.), Dictionnaire des mythologies et des religions des
sociétés traditionnelles et du monde antique, Éditions Flammarion, 1981, Paris, pp. 161-171.
473
Ath., Leg., XXX, 2 : « Οἷς μὲν οὖν ἢ αὐτοὶ οἱ ἀρχόμενοι τιμῆς μετεδίδοσαν ἢ αὐτοὶ οἱ ἄρχοντες, οἱ μὲν φόβῷ,
οἱ δὲ καὶ αἰδοῖ μετεῖχον τοῦ ὀνόματος ». Ailleurs (Leg., XXX, 1), il disait : « Qu’y a-t-il d’étonnant que des hommes
qui exerçaient le pouvoir et la tyrannie aient reçu de leurs contemporains le nom de dieux ? » (Τί θαυμαστὸν
τοὺς μὲν ἐπὶ ἀρχῇ καὶ τυραννίδι ὑπὸ τῶν κατʹ αὐτοὺς κληθῆναι θεούς ;). Même si son texte comporte peut-être
des allusions à sa situation actuelle, Athénagore s’est restreint à la critique évhémériste du polythéisme égyptien
(Pouderon, Bernard, Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 2005, p. 207). La possibilité
d’une apothéose décidée par les ἄρχοντες semblent renvoyer directement à Rome.
474
Pitra, Jean-Baptiste-François, Spicilegium Solesmense, t. 2, Firmin Didot Fratres, Paris, 1855, pp. XLII-XLIII.
Sur l’évhémérisme dans l’Apologie du Pseudo-Méliton, voir : Lévy, Isidore, « Nebo, Hadaran et Sérapis dans
l’Apologie du Pseudo-Méliton », in Revue de l'histoire des religions, vol. 40, 1899, p. 371.
475
Tat., Ad Graec., X, 3-4 ; Ath., Leg., XXX, 2 ; Just., Apol., I, XXIX, 4 ; Théoph., Ad Aut., III, 8.

122
impériale et le problème qu’il posait pour la jeune conscience chrétienne476. Les apologistes
ne prennent pas le temps d’analyser en profondeur cette divinisation, qui leur paraît loufoque.
Pourtant, le fait qu’un jeune homme sans qualité particulière ait été considéré comme une
divinité pouvait leur évoquer la condition ambiguë de Jésus ! Il ne s’agit pour eux qu’une forme
idolâtrique comme une autre, expression d’un pouvoir impérial en perdition : le pouvoir impie
tend toujours à l’auto-divinisation. Plus important sont les cas de Simon le Magicien et de
Marcion que nous rapporte Justin.

Cette histoire est absolument capitale pour notre enquête car elle touche autant aux
domaines cultuel que politique. L’apologiste nous rapporte que le Sénat, sous le principat de
Claude, a décidé de diviniser Simon le Magicien477. Nous savons qu’il s’agit d’une fausse
information et que Justin a confondu Simon avec la divinité latine Semo Sancus478.

Mais ici ne réside pas l’essentiel. En effet, il est remarquable que Justin se soit permis de
remettre en cause la divinisation, par une institution sacrée comme l’était le Sénat romain, de
courants hérétiques chrétiens. S’adressant à l’empereur et aux père conscrits, l’apologiste
affirme que Marcion et Simon le Magicien, contrairement à Jésus et d’autres chrétiens fidèles,
« ne sont ni poursuivis par vous, ni mis à mort, du moins à cause de leur doctrine »479. Justin
dénonce l’aveuglement et l’injustice de l’élite politique romaine, obstacle à la diffusion de la
foi chrétienne et véritable repère de la superstition480. L’écrivain chrétien affiche à cette

476
Les statues d’Antinoüs sont, parmi celles que nous ont léguées l’Antiquité, les plus nombreuses. Cette
mystérieuse divinisation d’un esclave bithynien a beaucoup étonné les savants. Sur ce culte, voir : Capponi, Livia,
« Serapis, Boukoloi and Christians from Hadrian to Marcus Aurelius », in Rizzi, Marco (éd.), Hadrian and the
Christians, de Gruyter, Berlin-New York, 2010, p. 138 ; Vout, Caroline, « Antinous, Archaeology and History »,
in The Journal of Roman Studies, vol. 95, 2005, pp. 80-96.
477
Just., Apol., I, XXVI, 2 : « Un certain Simon de Samarie, originaire du bourg de Gitthon ; sous le règne de Claude
César, il vint accomplir à Rome, dans votre ville impériale, des prodiges de magie avec l’aide des démons qui les
produisaient par lui ; il fut considéré comme un dieu et honoré comme tel, par vous, d’une statue ; elle se dresse
dans l’île du Tibre, entre les deux ponts, avec cette inscription : Simoni deo sancto » (Σίμωνα μέν τινα Σαμαρέα,
τὸν ἀπὸ κώμης λεγομένης Γιττῶν, ὃς ἐπὶ Κλαυδὶου Καίσαρος διὰ τῆς τῶν ἐνεργούντων δαιμόνιων τέχνης
δυναμεις ποιήσας μαγικὰς ἐν τῇ πόλει ὑμῶν βασιλίδι Ῥώμη θεὸς ἐνομίσθη καὶ ἀνδριάντι παρʹ ὑμῶν ὡς θεὸς
τετίμηται, ὃς ἀνδριὰς ἀνεγήγερται ἐν τῷ Τίβερι ποταμῷ μεταξὺ τῶν δύο γεφυρῶν, ἔχων ἐπιγραφὴν Ῥωμαϊκὴν
ταύτην· SIMONI.DEO.SANCTO).
478
Robert M. Grant reproduit une photographie de la stèle dédiée à cette divinité (Grant, Robert M., Greek
apologists of the second century, The Westminster Press, Philadelphie, 1988, p. 47). Pour une étude de ce culte,
voir : Poucet, Jacques, « Semo Sancus Dius Fidius. Une première mise au point », in Recherches de philologie et
de linguistique, vol. 2, 1972, pp. 53-68. L’Annexe n°2 du présent mémoire est le dessin d’une statue consacrée à
Semo Sancus sur le Quirinal à Rome.
479
Just., Apol., I, XXVI, 7 : « ἀλλʹ ὅτι διώκονται μηδὲ φονεύονται ὑφʹὑμῶν, κἂν διὰ τὰ δόγματα, ἐπιστάμεθα ».
480
« Justin’s political point is that the Roman Senate has honored a charlatan while not recognizing the virtue of
Christians. He asks for the removal of the statue » (Grant, Robert M., Greek apologists of the second century,
The Westminster Press Philadelphia, Philadelphia, 1988, p. 47). Justin (Apol., XXIX, 3-4) critiquait par ailleurs la

123
occasion sa connaissance de Rome, du Sénat et l’interdépendance institutionnelle du religieux
et du politique caractérisant les institutions latines. Comment ne pas supposer ici une
dévalorisation de la part de Justin des compétences du Sénat - incapable de discerner le vrai
culte du faux - en matière religieuse481 ? Comment ne pas y supposer la volonté de changer le
système religieux romain en le détachant de l’emprise sénatoriale ?

En résumé, nous avons pu voir que les apologistes possédaient une image déformée et
négative des cultes romains. Ils en dénonçaient les aspects inhumains et sanglants et
mettaient en avant l’impérialisme religieux de l’empereur. Un phénomène a particulièrement
retenu leur attention : l’instrumentalisation des cultes et des dieux par les tenants du pouvoir.
Nos auteurs ont constaté ce type de comportement dans l’apothéose des Césars et de
certaines personnes privées, la création de divinités nouvelles et funestes par le Sénat, la
diffusion du culte impérial482. Etonnamment, ce dernier point n’a presque pas intéressé les
apologistes, il faut attendre Tertullien pour que le culte du souverain trouve son dénonciateur.
A différentes échelles, l’instrumentalisation politico-institutionnelle des biais religieux permet
de maintenir un système religieux polythéiste, d’empêcher la diffusion de la vraie foi.

2.b) Rome et la προνοία divine

La dénonciation et la critique de certains aspects propres à la culture religieuse latine allaient


de pair, dans la pensée des apologistes, avec la justification théologique de la puissance
romaine. Dans cette partie, nous nous intéresserons à la manière avec laquelle nos auteurs
chrétiens ont tenté d’intégrer l’État romain dans l’économie divine et ont démontré que la foi
chrétienne agissait subrepticement en faveur de la puissance impériale.

Dans notre partie consacrée à la conception de l’histoire chez Théophile d’Antioche483, nous
avions pu constater que l’apologiste voyait une volonté divine derrière la naissance et le
développement d’Empire romain :

politique d’un gouverneur qui refusait qu’un chrétien puisse se castrer mais facilitait la diffusion du culte
d’Antinoüs. Lucien, dans son Alexandre ou le faux prophète (31), affirme que le charlatan d’Abonoteichos a réussi
à persuader des personnes de l’élite à Rome, ce qui semble confirmer par Athénagore (Leg., XXVI, 3-5).
481
Tertullien, dans l’Apologétique (V, 2), rapporte que Tibère voulut faire ratifier la divinité de Jésus par le Sénat
et que son entreprise échoua. Cette information est rejetée par la quasi-majorité des historiens.
482
Fiedrowicz, Michael, Apologie im frühen Christentum, Ferdinand Schöningh, Paderborn, 2001, pp. 23-26.
483
Voir pp. 20-27.

124
« Donc, Cyrus régna vingt-huit ans et fut mis à mort par Tamyris, en Massagétie. C’était alors
la soixante-deuxième olympiade. Les Romains se développaient déjà, car Dieu les fortifiait.
Rome fut fondée par Romulus, dont on raconte qu’il était le fils d’Arès et d’Ilia, pendant la
cinquième olympiade, le onze des calendes de mai, l’année comptant alors dix mois »
(« Κύρου οὖν βασιλεύσαντος ἔτεσιν κη´ καὶ ἀναιρεθέντος ὑπὸ Τομύριδος ἐν Μασσαγετίᾳ,
τότε οὔσης ὀλυμπιάδος ἑξηκοστῆς δευτέρας· ἔκτοτε ἤδη οἱ Ῥωμαῖοι ἐμεγαλύνοντο τοῦ θεοῦ
κρατύνοντος αὐτούς, ἐκτισμένης τῆς Ῥώμης ὑπὸ Ῥωμύλου, τοῦ παιδὸς ἱστορουμένου Ἄρεως
καὶ Ἰλίας, ὀλυμπιάδι ζ´, τῇ πρὸ ι´ καὶ α´ καλανδῶν Μαΐων, τοῦ ἐνιαυτοῦ τότε δεκαμήνου
ἀριθμουμένου)484.

Il est étonnant de voir côte à côte, dans la même phrase, le Dieu chrétien, Mars, Romulus et
Ilia 485! L’évêque d’Antioche affirme pourtant bien que l’origine de la Ville est due à l’action
conjointe de ces quatre personnes et que ceci correspondait au plan divin. La coexistence
d’éléments religieux chrétiens et polythéistes, l’acceptation sans critiques des origines
païennes de Rome interrogent. Comment peut-on l’expliquer ?

Il semble que l’apologiste octroie une forme de vraisemblance au récit fondateur de Rome,
aux dieux, demi-dieux et prêtresses qui y ont pris part, mais que son objectif premier était, en
quelque sorte, de subsumer cette prestigieuse naissance sous la puissance du vrai Dieu 486.
Romulus, Mars et Ilia agissent dans son texte comme des ministres du Dieu chrétien. Il est, en
effet, invraisemblable pour notre auteur qu’une puissance aussi prestigieuse et immense que
l’Empire romain ait pu tirer ses origines de divinités et d’hommes attachés à religion païenne.
L’évêque d’Antioche accepte donc le récit traditionnel sur la fondation de la Ville – sur ce point
Théophile reste prudent – tout en lui donnant un sens biblique : Rome doit sa puissance au
Dieu chrétien487. Cette adaptation du récit traditionnel romain et de la théologie chrétienne
correspond à une véritable entreprise de justification théologico-historique de l’État impérial.

Prolongeant cette réflexion, des interprétations théologiques de l’histoire politique romaine


ont été élaborées par Justin et Théophile d’Antioche, tout particulièrement à propos de deux
événements primordiaux pour la naissance et le développement du christianisme : la

484
Théoph., Ad Aut., III, 27.
485
Ilia est l’autre nom de la mère de Romulus, la vestale Rhéa Silvia.
486
Rogers, Rick, Theophilus of Antioch : The Life and Thought of a Second-century Bishop, Lexington Books,
Lanham, 2000, pp. 98-103.
487
Grant, Robert M., Greek apologists of the second century, The Westminster Press, Philadelphie, 1988, pp. 155-
156.

125
destruction de la royauté juive488 et la crucifixion de Jésus. L’évêque d’Antioche reste assez
laconique sur cette question489, nous nous intéresserons davantage aux théories de Justin.

C’est principalement dans les chapitres XXXII et XLVII de sa première Apologie que l’auteur
développe une réflexion autour du rôle de l’Empire romain au sein de l’histoire de la
Révélation.

Le chapitre XXXII est extrêmement complexe. Au lieu de le citer in extenso, nous tenterons
d’en abstraire les éléments les plus importants pour notre enquête. Ce chapitre est consacré
à l’exégèse de deux paragraphes de la Genèse (49, 10-11) consacrés à la fin de royauté juive,
considérée comme la condition de possibilité de l’avènement du Messie490. L’apologiste tente
de prouver que la situation qu’il vit ne fait que confirmer l’Écriture sainte : l’Empire romain a
mis fin à la royauté juive après la manifestation du Christ491 et ouvert l’époque de « l’attente
des nations »492. L’apologiste fait ici allusion à deux évènements politiques propres à l’histoire
de la Judée : la soumission de la royauté juive par Pompée en 63 avant notre ère et la

488
Sur cette thématique, nous devons beaucoup à l’article de Sabrina Inowlocki : « L’argument de la chute de
Jérusalem et sa réappropriation dans la propagande chrétienne des premiers siècles », in Le figuier, vol. 1, 2006-
2007, pp. 15-38. Eusèbe de Césarée nous apprend qu’Apollinaire d’Hiérapolis fut l’auteur d’un livre Aux Juifs et
Miltiade d’un ouvrage Contre les juifs (voir respectivement : Hist. Eccl., V, XVII, 5 et IV, XXVII). Ces écrits ont été
perdus, nous n’en connaissons malheureusement pas le contenu. Ils comprenaient probablement des éléments
allant dans le sens des exégèses de Justin et de Théophile d’Antioche. L’authenticité du Contre les juifs de Miltiade
a été remise en cause par Dominique Cerbelaud (« Thème de la polémique chrétienne contre le judaïsme au IIe
siècle », in Revue des Sciences philosophiques et théologiques, vol. 81, 1997, pp. 209-210).
489
Théophile affirme (Ad Aut., III, 11) : Dieu « leur [aux Juifs] prédit en même temps que, s'ils persévéraient dans
leur mauvaise voie, ils seraient captifs dans tous les royaumes de la terre événement qui s'est accompli, ainsi
qu'il est facile de le voir » (εἰ δὲ ἐπιμένοιεν ταῖς φαύλαις πράξεσιν, προανεφώνησαν <ὑποχειρίους> αὐτοὺς
παραδοθῆναι <πάσαις ταῖς βασιλείαις> τῆς γῆς καὶ ὅτι ταῦτα αὐτοῖς ἤδη ἀπέβη, φανερὸν μέν ἐστιν). Dans ce
paragraphe, l’apologiste ne fait pas uniquement allusion à l’Empire romain, mais aussi à d’autres puissances qui
ont imposé leur hégémonie sur le peuple juif : l’État lagide, l’empire d’Alexandre ou encore le royaume séleucide.
Toutefois, la situation du judaïsme au moment où il écrit confirme, à ses yeux, les prédictions de Dieu, contenues
dans les Écritures saintes. Ainsi, Rome, par son expansionnisme, confirme l’économie divine.
490
Just., Apol., I, XXXII, 1 : « Il ne manquera pas de roi de la descendance de Juda, ni de chef de sa race, jusqu’à
ce que vienne celui à qui cela est réservé ; et celui-là sera l’attente des nations, qui attache à une vigne son
poulain et lave sa robe dans le sang de la grappe » (Οὐκ ἐκλείψει ἄρχων ἐξ Ἰούδα οὐδὲ ἡγούμενος ἐκ τῶν μηρῶν
αὐτοῦ, ἕως ἂν ἔλθῃ ᾧ ἀπόκειται· καὶ αὐτὸς ἔσται προσδοκία ἐθνῶν, δεσμεύων πρὸς ἄμπελον τὸν πῶλον αὐτοῦ,
πλύνων ἐν αἵματι σταφυλῆς τὴν στολὴν αὐτοῦ). Pour Justin, comme pour tous les théologiens jusqu’à l’époque
moderne, la Genèse est un écrit de Moïse.
491
Just., Apol., I, XXXII, 3 : « Or, après la manifestation [de Jésus], vous avez établi votre règne sur les juifs et pris
possession de tout leur territoire » (καὶ ὑμεῖς μετὰ τὴν γενομένην αὐτοῦ φανέρωσιν καὶ Ἰουδαίων ἐβασιλεύσατε
καὶ τῆς ἐκείνων πάσης γῆς ἐκρατήσατε). Plus loin (Apol., I, XXXII, 4), Justin parle de « la conquête par les armes
que vous avez faite du pays des juifs » (δοριάλωτος ὑμῖν ἡ γῆ Ἰουδαίων παρεδόθη). Justin parle à peu près dans
les mêmes termes dans son Dialogue avec Tryphon (LII, 4 ; XCII, 2).
492
Just., Apol., I, XXXII, 2 : « προσδοκὶα ἐθνῶν ».

126
provincialisation de la Judée, en 6 de notre ère, par l’empereur Auguste493. Parallèlement à
ces deux évènements, l’Empire romain a également rendu possible l’unification des divers
peuples méditerranéens et ainsi permis une meilleure diffusion de l’évangile494.

Les interprétations proposées par Justin sont très importantes pour notre enquête. Elles
impliquent deux affirmations touchant de près à la théologie politique : en premier lieu,
l’apologiste condamne l’organisation spécifique du judaïsme, théocratique, liant religion et
politique, et montre par-là que les chrétiens n’ont plus besoin de rois humains mais attendent
patiemment le retour de Jésus. Le christianisme ne favorise pas le retour d’une royauté ou
d’un Messie terrestres495.

En deuxième lieu, Justin prouve par son exégèse de la Genèse que les Romains, en étendant
leur hégémonie à la Judée, ont confirmé les prophéties des Écritures saintes. Comme nous
avions pu le constater dans notre étude de Théophile d’Antioche, Justin ne fait que confirmer
l’histoire politique tout en lui donnant un sens nouveau : Rome n’agit pas uniquement en vue
de son seul imperium mais tient aussi un rôle primordial dans l’économie du Salut, en ouvrant
les temps eschatologiques496. L’impérialisme de Rome est ainsi justifié sur le plan théologique,
son véritable sens est révélé par les Écritures saintes et le sens qui leur est donné par les
intellectuels chrétiens.

Le deuxième évènement important, mêlant l’histoire politique romaine et l’avènement du


christianisme, que les apologistes ont tenté d’interpréter est la crucifixion de Jésus. La moitié

493
Justin achève son propos en décrivant la destruction du Temple de Jérusalem, considérée ici comme une
confirmation de la fin des prétentions royales juives (Apol., I, XXXII, 6). L’apologiste confirme son propos en Apol.,
I, XLVII, 6 et I, LIII, 2-3.
494
Nous interprétons ainsi ce passage de Justin (Apol., I, XXXII, 4) : « Quant à la parole : ‘Il sera l’attente des
nations’, elle signifiait que des hommes de toutes les nations attendraient son second avènement. C’est ce que
vous pouvez voir de vos propres yeux, un fait dont vous pouvez vous convaincre, car dans toutes les races
humaines on attend l’avènement de celui qui fut crucifié en Judée » (Τὸ δὲ ʹΑὐτὸς ἔσται προσδοκία ἐθνῶνʹ
μηνυτικὸν ἦν ὅτι ἐκ πάντων τῶν ἐθνῶν προσδοκήσουσιν αὐτὸν πάλιν παραγενησόμενον, ὅπερ ὄψει ὑμῖν
πάρεστιν ἰδεῖν καὶ ἔργῷ πεισθῆναι· ἐκ πάντων γὰρ γενῶν ἀνθρώπων προσδοκῶσι τὸν ἐν Ἰουδαίᾳ σταυρωθέντα).
La mention de Justin reste vague : il évoque ‘tous les peuples’ et tout le ‘genre humain’. Cependant, dire à
l’empereur qu’il lui est possible, avec ses propres yeux, de constater l’attente universelle autour de Jésus nous
laisse penser que l’apologiste mentionne en priorité les peuples dominés par Rome.
495
« By destroying the Jewish royalty, the Romans had not only punished the Jews for their lack of faith, but had
demonstrated the correctness of the claim of the Christian Church to be the legitimate successor to the Hebrew
Temple. (Momigliano, Arnaldo, « Some preliminary remarks on the ‘religious opposition’ to the Roman Empire
», in Raaflaub, Kurt (éd.), Opposition et résistances à l'Empire d'Auguste à Trajan, Fondation Hardt, Genève, 1987,
p. 122).
496
« Pour Justin, la destruction de Jérusalem, voulue par Dieu et accomplie par les Romains, fait de l’Empire
l’instrument de Dieu qui réalise les prophéties » (Inglebert, Hervé, Les Romains Chrétiens face à l’histoire de
Rome, Institut d’Études Augustiniennes, Paris, 1996, p. 60, n°188).

127
des auteurs de notre corpus la mentionnent497. Ils n’en offrent pas une interprétation aussi
poussée que la fin du royaume judéen et l’utilisent principalement pour attaquer les juifs498.
Cependant, Justin parlait à son propos d’une « collusion du roi des juifs Hérode, des juifs eux-
mêmes, et de Pilate, votre procurateur dans leur contrée avec ses soldats, contre le Christ »
et Aristide reconnaissait également le rôle de l’État romain à côté de celui des juifs499. Le
thème de la crucifixion n’est pas développé autant que l’on aurait pu l’espérer et n’incite pas
les apologistes à élaborer des interprétations sur la mort du Fils de Dieu et l’injustice de la
puissance romaine, par exemple.

La symbolique de la croix a, quant à elle, été davantage interprétée, notamment pour décrire
le rôle caché de Jésus dans le cours de l’histoire. Justin affirmait que la croix constituait « le
symbole le plus important de la force du Christ et de son autorité »500, manière assez
provocatrice de présenter à l’empereur une exécution infâmante comme un symbole de
toute-puissance ! Citons les autres passages de Justin a consacrés au symbole de la croix :

« Les symboles en usage chez vous manifestent aussi la puissance de ce signe, je veux parler
des étendards et des trophées, qui vous précèdent partout dans vos déplacements et par
lesquels vous produisez les signes de votre autorité et de votre puissance, même si vous le
faites sans avoir conscience. Et quand vos empereurs viennent à mourir, c’est sous cette forme
que vous consacrez leurs images et que vous les appelez des dieux par des inscriptions » (καὶ
τὰ παρʹὑμῖν δὲ σύμβολα τὴν τοῦ σχήματος τούτου δύναμιν δηλοῖ, <ὡς τὰ τῶν < οὐηξίλλων
καὶ τῶν τροπαίων, διʹ ὧν αἵ τε πρόοδοι ὑμῶν πανταχοῦ γίνονται, τῆς ἀρχῆς καὶ δυνάμεως τὰ
σημεῖα ἐν τούτοις δεικνύντες, εἰ καὶ μὴ νοοῦτες τοῦτο πράττετε. Καὶ τῶν παρʹ ὑμῖν

497
Tatien, Athénagore et l’auteur de l’A Diognète ne parlent à aucun moment de Jésus. La crucificion est présente
dans : Arist., Apol., XIV, 2 ; Méliton de Sardes, Sur la Pâque, 73 ; Just., Apol., I, XIII, 3 ; I, XXXVI, 3 ; I, XL, 6.
498
La crucifixion a davantage été analysée par Irénée de Lyon. Sur ce thème, voir : Daniel Wanke, Das Kreuz
Christi bei Irenäus von Lyon, de Gruyter, Berlin/New York, 2000. Sur les accusations de déicides chez les
apologistes, voir : Blanchetière, François, « Aux sources de l'anti-Judaïsme chrétien », in Revue d'histoire et de
philosophie religieuses, vol. 53, 1973, pp. 353-398. Dans son Dialogue de Tryphon (LXXXIII, 6), Justin affirme : « De
fait, votre main est encore véritablement levée pour faire le mal, puisque vous avez même tué le Christ sans vous
en repentir pour autant ». Méliton de Sardes (Sur la Pâque, 73) affirme que les juifs ont commis un καινὸν
ἀδίκημα, un nouveau crime, en tuant Jésus. La plupart des commentateurs sont d’accord pour dire que la notion
de ‘peuple déicide’, pour dénommer le peuple juif, a été thématisé par l’apologétique chrétienne.
499
Just., Apol., I, XL, 6 : « τὴν γεγενημένην Ἡρώδου τοῦ βασιλέως Ἰουδαίων καὶ αὐτῶν Ἰουδαίων καὶ Πιλάτου τοῦ
ὐμετέρου παρʹαὐτοῖς γενομένου ἐπιτρόπου σὺν τοῖς αὐτοῦ στρατιώταις κατὰ τοῦ Χριστοῦ συνέλευσιν ». Arist.,
Apol., XIV, 2 : : « Puis, quand le Fils de Dieu jugea bon de venir sur terre, ils l’insultèrent, le livrèrent à Pilate, le
gouverneur des Romains et le condamnèrent à la croix, sans égard pour ses bienfaits et les innombrables miracles
qu’il avait accomplis parmi eux » (Εἶτα ὡς εὐδόκησεν ὁ Υἱὸς τοῦ Θεοῦ ἐλθεῖν ἐπὶ τῆς γῆς, ἐμπαροινήσαντες εἰς
αὐτὸν προέδωκαν Πιλάτῳ τῷ ἡγεμόνι τῶν Ῥωμαίων καὶ σταυρῷ κατεδίκασαν, μὴ αἰδεσθέντες τὰς εὐεργεσίας
αὐτοῦ καὶ τὰ ἀναρίθμητα θαύματα ἅπερ ἐν αὐτοῖς εἰργάσατο »).
500
Just., Apol., I, LV, 2 : « τὸ μέγιστον σύμβολον τῆς ἰσχύος καὶ ἀρχῆς αὐτοῦ ».

128
ἀποθνησκόντων αὐτοκρατόρων τὰς εἰκόνας ἐπὶ τούτῳ τῷ σχήματι ἀνατίθετε, καὶ θεοὺς διὰ
γραμμάτων ἐπονομάζετε)501.

Dans ce paragraphe, Justin soutient que l’empereur, en parfaite inconscience de ses actions,
honore la puissance de Jésus en se faisant accompagner de croix lors de ses expéditions ou
lors des apothéoses impériales. La vie politique, militaire et religieuse de Rome offre un
témoignage, à ses yeux, de la victoire de Jésus sur ses ennemis et de son proche retour ; nous
avons presque le sentiment à la lecture de ce texte que l’Empire est déjà chrétien, ou au moins
en puissance.

Comment ne pas penser, à l’évocation de l’étendard et de la croix, au labarum de Constantin


arborant le chrisme ? Justin contemple derrière le développement de la puissance impériale
la gloire de Dieu prête à se révéler aux yeux de tous. Rome est le lieu particulier de cette
théophanie. Michel Fédou, qui a consacré un article à cette question, déclarait qu’ « on
percevra que l’apologiste considère la croix dans la perspective de l’accomplissement ultime.
Ce n’est pas seulement la situation politique ou religieuse du IIe siècle qui atteste la nouveauté
de l’événement pascal, c’est la deuxième venue du Christ qui en manifestera la signification
plénière. Non que cette signification ne soit déjà donnée : le croyant discerne dans la croix le
chemin de la gloire. Mais la gloire, jusque-là cachée, transformera le monde qu’elle était
venue habiter »502.

Comme nous le constatons, la démystification des cultes religieux latins va de pair avec une
intégration de l’État romain dans l’économie divine. Les apologistes, et en particulier
Théophile d’Antioche et Justin, défendent quant au fonds une idée assez simple : les divinités
romaines ne sont que des φαύλοι δαίμονες incapables de soutenir la puissance politique d’un
empire aussi vaste que celui de Rome503. Leur puissance est factice ; les grands évènements

501
Just., Apol., I, LV, 6-7. Sur le symbolisme de la croix chez Justin, voir : Reijners, Gerardus Q., The terminology
of the holy Cross in early christian literature as based upon Old Testament typology, Dekker et Van de Vegt,
Nimègue, 1965, pp. 35-50.
502
Fédou, Michel, « La vision de la croix dans l’œuvre de saint Justin philosophe et martyr », in Recherches
Augustiniennes et Patristiques, 1984, vol. 19, p. 100.
503
Peterson, Erik, Le monothéisme un problème politique et autres traités, Éditions Bayard, Paris, 2007, p.
123/124 : « Le monothéisme comme problème politique était issu de la reconfiguration hellénistique de la
croyance juive. En fusionnant le Dieu des Juifs et le principe monarchique de la philosophie grecque, la notion de
monarchie divine joue, dans un premier temps, pour les Juifs le rôle d’une formule de propagande politique et
théologique. Cette conception politique et théologique à finalité de propagande se trouve reprise par l’Église lors
de sa propagation dans l’Empire romain. C’est alors qu’elle bute sur un concept de la théologie politique païenne
selon lequel certes le monarque divin doit régner, néanmoins, ce sont les dieux nationaux qui gouvernent. Pour
pouvoir mettre en échec cette théologie païenne, adaptée à l’Imperium Romanum, le camp chrétien prétend
désormais que les dieux nationaux sont incapables de régner, puisque par l’Imperium Romanum le pluralisme

129
de l’histoire de la Ville, sa fondation, l’expansion de son hégémonie et son actuelle
surpuissance n’expriment que le plan de Dieu. Dans ce cadre, nous voyons apparaître une
certaine appréhension du phénomène étatique : il n’est qu’un instrument au service de Dieu,
une construction institutionnelle ayant eu son rôle à jouer à certains moments de l’histoire
divine mais vouer à disparaître lors de l’achèvement des temps. La puissance romaine est ainsi
intégrée au sein de l’eschatologie chrétienne ; elle a accompagné les grands moments de sa
réalisation : la fin de la royauté juive, la crucifixion de Jésus et le développement des
communautés chrétiennes.

L’extension de l’Empire romain a principalement rendu possible la fusion de multiples peuples


et cités sous une même autorité, constituant par-là une forme d’universalisme civique
qu’actera la constitution de Caracalla, en 212. Justin a bien perçu les enjeux d’une telle
construction politique pour le développement du christianisme : l’universalisme chrétien est
voué à remplacer le particularisme des divinités païennes et investir l’universalisme latin.

3) Esquisses d’une conciliation chrétienne avec l’Empire

Rudolf Bultmann soutenait que « les premiers chrétiens n’ont pas eu de plan pour
l’amélioration du monde, pas de projets pour une réforme des conditions de vie politiques et
sociales »504. Partant de cette citation, on pourrait être amené à croire que les apologistes
n’ont pas souhaité une solution pour la situation sociale des chrétiens et notamment du
problème posé par les persécutions. Cependant, il nous semble que cela n’a pas été le cas et
que nos auteurs ont énoncé des projets de réformes politiques et juridiques afin d’instaurer
une présence chrétienne au sein de l’Empire romain505. Dans cette dernière partie, nous
étudierons les propositions formulées par les apologistes pour établir une conciliation entre
le christianisme et l’État impérial. Dans un premier point, nous nous attarderons sur les

national est désormais aboli. C’est dans ce sens que la Pax Romana est interprétée comme l’accomplissement
des prophéties eschatologiques de l’Ancien Testament ».
504
Bultmann, Rudolf, Le christianisme primitif dans le cadre des religions antiques, Payot, Paris, 1969, p. 227.
505
Pouderon, Bernard, Les Apologistes grecs du IIe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 2005, p. 30 : « Si l'on excepte
la mention des persécutions, rares sont les passages des apologies qui évoquent les relations entre les chrétiens
et l'Empire ».

130
objectifs politico-juridiques des apologies pour, dans un second point, nous pencher sur la
théologie politique élaborée par Méliton de Sardes.

3.a) La réponse des apologistes au problème chrétien dans l’Empire

Les apologistes n’ont pas tous eu la même position concernant la résolution des persécutions
subies par les chrétiens. Sur ce point, nous pouvons déterminer deux groupes au sein des
auteurs de notre corpus : ceux qui n’envisagent pas une solution pratique – juridique et
politique – de ces exactions, groupe où nous pouvons situer le Pseudo-Méliton, Aristide,
Tatien, Théophile d’Antioche et l’auteur de l’A Diognète, et ceux qui proposent des réformes
à mettre en place par l’autorité romaine, Justin, Athénagore et Méliton de Sardes. Nous
commencerons par le premier de ces deux groupes.

Aristide et le Pseudo-Méliton sont les seuls apologistes à ne parler à aucun moment de


persécutions subies par les chrétiens506. Cela peut paraître étonnant pour des auteurs qui se
sont directement adressés à l’autorité impériale ; en fait, l’objectif principal de leur écrit était
de pousser le pouvoir à reconnaître la grandeur de la religion chrétienne – par rapport au
judaïsme et aux diverses formes de polythéisme – et à s’y convertir507. Dans ce cadre, il semble
donc normal que les apologistes n’aient pas eu de propositions à soumettre en vue d’une
solution juridique à la question chrétienne.

Théophile d’Antioche, pour sa part, et même s’il évoque en plusieurs passages les violences
endurées par ses coreligionnaires508, n’envisage à aucun moment l’élaboration d’un plan
permettant l’existence pacifique du christianisme au sein de la civilisation gréco-latine.
Pourquoi l’aurait-il fait d’ailleurs ? Il ne faut pas oublier que, dans son apologie, l’évêque
d’Antioche s’adresse à un homme privé, Autolycos, et tenant des cultes traditionnels, qui
n’avait certainement pas le pouvoir de régler le problème des persécutions. Son ouvrage n’est
pas une discussion poussée sur les rouages institutionnels de l’État romain mais un

506
Pouderon, Bernard, Athénagore d’Athènes, Philosophe chrétien, Éditions Beauchesne, Paris, 1989, p. 59 ;
Ruch, Charles, « Premières avances du Christianisme à l'Empire d'après les Pères Apologistes », in Revue des
Sciences Religieuses, vol. 1, 1921, pp. 2.
507
Arist., Apol., XVII. 3 : « Car il est de votre intérêt de vénérer le Dieu créateur et de prêter l’oreille à ses paroles
incorruptibles, afin d’échapper à la sentence et au châtiment, et d’être déclarés les héritiers d’une vie
impérissable » (συμφέρει γὰρ υ̂μῖν Θεὸν κτίστην σέβεσθαι καὶ τὰ ἄφθαρτα αὐτου ἐνωτίζεσθαι ῥημ ́ ατα, ἵνα
κατάκρισιν ἐκφυγόντες καὶ τιμωρίας ζωῆς ἀνωλέθρου δειχθείητε κληρονόμοι). Cette volonté de conversion est
très prégnante dans le De Veritate du Pseudo-Méliton, nous l’étudierons ultérieurement.
508
Théoph., Ad Aut., III, 30 où ils parlent de persécutions menées par des Grecs.

131
questionnement sur les données de la foi chrétienne509. La situation semble à peu près
comparable dans l’A Diognète : son auteur s’adresse à un particulier et tente de lui faire mieux
connaître sa foi. Toutefois, nous l’avons vu, dans son épître, l’apologiste conçoit l’antagonisme
entre le christianisme et le monde gréco-latin comme l’image du conflit entre le corps et
l’âme510, ce qui est une manière d’éterniser, pourrait-on dire, la contradiction, le πόλεμος,
entre chrétiens et non-chrétiens511, entre le peuple de Dieu et le monde profane. Dans cette
perspective, l’auteur anonyme de l’A Diognète assume complètement l’ἀγών que constitue
une vie chrétienne ici-bas, avec son lot de souffrances et de douleurs.

Avec Tatien, le problème se pose en des termes quelque peu différents. L’apologiste évoque
en plusieurs endroits les vexations subies par les chrétiens512. Il expose aux grecs une solution
aux problèmes rencontrés par les fidèles de Jésus et la civilisation hellène :

« C’est pourquoi, j’ai aussi condamné votre législation. En effet, il faudrait que le mode de vie
de tous les hommes soit unique et commun. En réalité, autant de types de cités, autant de lois
établies, de sorte que ce qui est honteux chez certains est estimé chez d’autres » (∆ιὰ τοῦτο
καὶ τῆς παρ' ὑμῖν κατέγνων νομοθεσίας. μίαν μὲν γὰρ ἐχρῆν εἶναι καὶ κοινὴν ἁπάντων τὴν
πολιτείαν· νυνὶ δὲ ὅσα γένη πόλεων, τοσαῦται καὶ τῶν νόμων θέσεις ὡς εἶναι τὰ παρ' ἐνίοις
αἰσχρὰ παρά τισι σπουδαῖα)513.

Selon l’auteur, seule la mise en place d’une unique et même πολιτεία, inspirée de la foi
chrétienne, permettrait à la société impériale de surpasser les diverses contradictions qui la
traversent : le gouvernement démonique, le relativisme des croyances et des mœurs et a

509
Si Théophile d’Antioche n’a pas conçu de réformes juridiques pour le problème chrétien, il a développé un
discours sotériologique : l’Église est conçue chez lui comme un ilot de vérité et d’amour dans un océan de
violences où les fidèles peuvent cheminer vers la vérité (Ad Aut., II, 14). Seule la vie dans l’Église permet
d’échapper à l’agressivité du monde. Sur ce point, voir : Rogers, Rick, Theophilus of Antioch : The Life and Thought
of a Second-century Bishop, Lexington Books, Lanham, 2000, pp. 142-145.
510
Diogn., VI, 1-10.
511
A ce propos, Enrico Norelli tenait ces propos, selon nous très pertinents : « L’auteur de l’épître A Diognète, en
assimilant les persécutions à l’hostilité du corps envers l’âme, implique que, de même que cette hostilité durera
inévitablement aussi longtemps que l’union âme-corps, les persécutions des chrétiens resteront inéluctables
elles aussi tant qu’il y aura un monde et des chrétiens. Il voit donc en perspective une collaboration loyale des
chrétiens à la vie publique et politique, il espère en une adhésion des classes dirigeantes au christianisme, mais
il n’imagine pas un futur où les tensions entre chrétiens et société puissent avoir disparu : car le monde, en tant
que ‘corps’, restera orienté vers des plaisirs qui l’éloignent de Dieu, et les chrétiens devront continuer à lutter
pour l’en détourner – et en accepter les conséquences en termes de haine à leur égard ? Le christianisme
maintiendra donc sans limites une capacité de critique vis-à-vis du ‘monde’ et de ses institutions » (La naissance
du christianisme, Éditions Bayard, Montrouge, 2015, p. 301).
512
Tat., Ad Graec., IV, 1-2. Encore ici, l’apologiste n’envisage que les persécutions menées par des Grecs. Il ne les
rapporte pas à des dispositions juridiques, à des lois particulières.
513
Tat., Ad Graec., XXVIII, 1.

132
fortiori la situation problématique des chrétiens dans le monde514. Le νόμος et la πολιτεία des
chrétiens doivent se diffuser dans la société et anéantir l’éparpillement dans toutes les
manifestations de la vie culturelle et politique qui caractérise le monde gréco-latin. Projet
grandiose certes ! Mais Tatien n’évoque absolument pas les moyens par lesquels une telle
diffusion de la πολιτεία chrétienne est possible ni comment la religion s’incarnera dans une
juridiction et une politique déterminées. Son projet de société chrétienne reste un vœu pieux
et abstrait, exprime le désir ardent d’un monde neuf encore impensé.

Nous le voyons, chez ces quatre auteurs, la question des persécutions et d’une protection
juridico-politique des chrétiens dans l’Empire n’est soit pas posée, soit n’est pas traitée avec
des arguments et des idées pouvant s’incarner dans la société. Commençons désormais
l’étude du deuxième groupe d’écrivains que nous avons délimité plus haut.

Il est à noter que ces trois auteurs ont porté un intérêt particulier à la juridiction appliquée
aux fidèles de Jésus. Méliton de Sardes, ainsi, mentionne des καινὰ δόγματα, des nouveaux
édits, et des διατάγματα, des ordonnances, touchant les chrétiens515. L’apologiste avoue ne
pas savoir quelle instance a émis ses nouvelles dispositions516. Elles ont évidemment
beaucoup interrogé les savants et des théories divergentes ont été émises pour les expliquer :
elles ont été soit rapportées à la décision de Marc Aurèle de reléguer sur une île les hommes
enclins à instrumentaliser les superstitions populaires517, soit à une décision du proconsul
d’Asie518 ou encore à des ψηφίσματα de cités de la province d’Asie519. Pratiquement tous les
commentateurs ont rejeté l’option d’une loi de l’empereur spécifiquement tournée contre les
chrétiens.

514
Aragione, Gabriella, Les chrétiens et la loi, Allégeance et émancipation aux IIe et IIIe siècles, Éditions Labor et
Fides, Paris, 2011, p. 174.
515
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVII, 5.
516
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVII, 6 : « Καὶ εἰ μὲν σοῦ κελεύσανταος τοῦτο πράττεται […] Εἰ δὲ καὶ παρὰ
σοῦ μὴ εἴη ἡ βουλὴ αὕτη καὶ τὸ καινὸν τοῦτο διάταγμα ».
517
Zeiller, Jacques, « A propos d’un passage énigmatique de Méliton de Sardes relatif à la persécution contre les
chrétiens », in Revue d'Etudes Augustiniennes et Patristiques, vol. 2, 1956, pp. 260. L’auteur de l’article propose
cette hypothèse en se fondant sur un fragment conservé par le Digeste (XLVIII, 29-30) du juriste Modestin et sur
un passage des Sentences (V, 21) d’un autre juriste, Paul. Selon lui, cet édit, qui ne touchait pas spécifiquement
les chrétiens, aurait pu être utilisé contre eux.
518
Sur cette hypothèse, voir : Rougé, Jean, « Lex gladiatoria, kaina dogmata et martyrs de Lyon », in Studi in
onore di C. Sanfilipo, t. 1, Giuffrè editore, Milano, 1982, pp. 545-563.
519
Sur cette hypothèse, voir : Grégoire, Henri, « Nouvelles observations sur le nombre des martyrs », in Bulletin
de la classe des lettres et des sciences morales et politiques, vol. 38, Académie royale de Belgique, 1952, pp. 37-
60.

133
Athénagore, pour sa part, nous informe, qu’à son époque, les fidèles de Jésus étaient sous le
coup d’une loi520. Bernard Pouderon, dans son ouvrage consacré à l’apologiste, a prouvé,
d’une façon convaincante selon nous, que cette mention est trop vague pour renvoyer à un
édit impérial contre les chrétiens521 et qu’Athénagore dénonçait en fait la législation d’un
gouverneur522. Toutefois, aucune certitude ne peut être établie sur ce point.

Enfin, Justin se trouve être l’apologiste à avoir porté le plus d’attention aux lois touchant le
christianisme : il nous a transmis le rescrit d’Hadrien au proconsul d’Asie Fundanius523,
mentionne la peine de mort touchant ceux qui « liraient les ouvrages d’Hystaspe, de la Sybille
ou des prophètes »524, les « actes déraisonnables que les magistrats commettent partout »525
et le βιβλίδιον, la requête, qu’envoya une femme chrétienne à Antonin le Pieux526.

Même si certaines de ces mentions sont incertaines et parfois mal expliquées, elles ont permis
à nos auteurs de proposer des réponses à la situation juridique des chrétiens, de proposer des
réformes pour stabiliser leur situation. Athénagore défend une proposition pour répondre à
la situation problématique de ses coreligionnaires : le rétablissement de l’ἰσονομία au moyen
d’une loi protégeant les chrétiens527. L’apologiste affirme :

« Nous demandons donc à bénéficier, nous aussi, du traitement commun à tous, c’est-à-dire de ne pas
être haïs et châtiés parce que nous sommes chrétiens – car en quoi un nom ferait-il de nous des
méchants ? – mais à être jugés pour le délit qui nous fait comparaître et, soit à être relâchés si nous
nous déchargeons des accusations portées contre nous, soit à être châtiés si nous sommes reconnus
mauvais, non pas pour notre nom, car aucun chrétien n’est mauvais, sauf à simuler la foi, mais pour
notre crime » (Τὸ τοίνυν πρὸς ἅπαντας ἴσον καὶ ἡμεῖς ἀξιοῦμεν, μὴ ὅτι Χριστιανοὶ λεγόμεθα μισεῖσθαι
καὶ κολάζεσθαι (τί γὰρ ἡμῖν τὸ ὄνομα πρὸς κακίαν τελεῖ;), ἀλλὰ κρίνεσθαι ἐφ´ ὅτῳ ἂν καὶ εὐθύνῃ τις,

520
Ath., Leg., VII, 1 : « ἐφʹἡμῖν δὲ κεῖσθαι νόμον ».
521
Pouderon, Bernard, Athénagore d’Athènes, Philosophe chrétien, Éditions Beauchesne, Paris, 1989, pp. 44-45 :
« Il me paraît extrêmement important de souligner qu’Athénagore ne mentionne aucune loi précise portée
exclusivement contre les chrétiens […] le passage de la Supplique mentionné ci-dessus (Leg., VII, 1) est trop vague
pour qu’on en tire la conclusion inverse. Bien au contraire, l’apologiste demande que les chrétiens soient
protégés des pogroms et des calomnies par une loi […] ce qui exclut pratiquement la promulgation ou la remise
en vigueur par Marc Aurèle d’une loi faisant du christianisme un délit : il serait impensable que l’apologiste n’en
demandât pas l’abolition avant de réclamer une loi en faveur des chrétiens ! ».
522
Ath., Leg., XXXIV, 3.
523
Just., Apol., I, LXVIII, 5-10.
524
Just., Apol., I, XLIV, 12 : « κατὰ τῶν τὰς Ὑστάσπου ἢ Σιβύλλης ἢ τῶν προφητῶν βίβλους ἀναγινωσκόντων ».
Sur Hystaspe, voir n° 162.
525
Just., Apol., II, I, 1 : « τὰ πανταχοῦ ὁμοίως ὑπὸ τῶν ἡγουμένων ἀλόγως πραττόμενα ».
526
Just., Apol., II, II, 8.
527
Ath., Leg., I, 2 : « ἰσονομοῦνται » ; II, 1 : II, 2 : « il vous appartient […] de nous débarrasser de la calomnie par
une loi » (ἀποσκευάσαι ἡμῶν νόμῳ τὴν ἐπήρειαν).

134
καὶ ἢ ἀφίεσθαι ἀπολυομένους τὰς κατηγορίας ἢ κολάζεσθαι τοὺς ἁλισκομένους πονηρούς, μὴ ἐπὶ τῷ
ὀνόματι (οὐδεὶς γὰρ Χριστιανὸς πονηρός, εἰ μὴ ὑποκρίνεται τὸν λόγον), ἐπὶ δὲ τῷ ἀδικήματι)528.

A l’instar de tous les autres citoyens de l’Empire, les chrétiens ne devraient pas être persécutés
pour leur nom mais pour leurs actes. L’ἴσον, l’égalité des droits, structure la pensée juridique
d’Athénagore. Le christianisme, à ses yeux, n’est pas destiné à bénéficier d’un sort particulier.
Pour la situation présente, un rétablissement de l’ἰσονομία octroierait aux chrétiens une vie
paisible529 et permettrait la diffusion de la nouvelle religion dans la société impériale. La loi
que l’apologiste demande aux Césars mettrait les fidèles de Jésus à l’abri d’une persécution
populaire et/ou des gouverneurs locaux.

La solution proposée par Méliton de Sardes est sensiblement la même : l’apologiste affirme,
qu’au cas où les καινὰ δόγματα proviennent de Marc Aurèle, il est prêt à en subir les
conséquences. En revanche, s’ils sont nés de d’une administration provinciale ou d’une cité,
l’évêque de Sardes demande à l’empereur de régler la situation par des voies qu’il ne précise
malheureusement pas. Ici encore, l’auteur cherche à promouvoir la tranquillité des chrétiens
et le rétablissement de la jurisprudence de Trajan, confirmée par Hadrien530.

Justin diffère par sa pensée et par les projets de réformes qu’il porte. En premier lieu, il ne
demande pas que la législation antérieure soit confirmée et affermie531. Sa demande va plus
loin que ce simple rétablissement juridique :

« Nous vous demandons de faire connaître votre décision, par votre signature apposée à ce
libelle, et de le faire publier, afin que notre doctrine soit connue aussi des autres et qu’ils
puissent se libérer des préjugés et de l’ignorance du bien » (Καὶ ὑμᾶς οὗν ἀξιοῦμεν
υπογράψαντας τὸ ἡμῖν δοκοῦν προθεῖναι τουτὶ τὸ βιβλίδιον, ὅπως καὶ τοῖς ἄλλοις τὰ ἡμέτερα
γνωσθῇ καὶ δύνωνται τῆς ψευδοδοξίας καὶ ἀγνοίας τῶν καλῶν ἀπαλλαγῆναι)532.

528
Ath., Leg., II, 4.
529
Ath., Leg., XXXVII, 3 : « C’est aussi notre intérêt, ‘pour que nous puissions mener une vie calme et tranquille’
et suivre pour notre part avec empressement tous les préceptes qui nous sont donnés » (τοῦτο δ´ ἐστὶ καὶ πρὸς
ἡμῶν, ὅπως ἤρεμον καὶ ἡσύχιον βίον διάγοιμεν, αὐτοὶ δὲ πάντα τὰ κεκελευσμένα προθύμως ὑπηρετοῖμεν).
530
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 6 : « ἡσυχίας ».
531
Just., Apol., I, LXVIII, 3 : « Et alors que nous pourrions en vertu d’une lettre du très grand et très illustre César
Hadrien, votre père, vous demander d’ordonner que les procès soient conduits selon les termes de notre
requête, nous n’avons pas voulu formuler celle-ci en nous fondant sur le fait qu’Hadrien en a décidé ainsi mais,
parce que nous savons qu’est juste ce que nous demandons, nous vous avons adressé ce discours et cet exposé »
(Καὶ ἐξ ἐπιστολῆς δὲ τοῦ μεγίστου καὶ ἐπιφανεστάτου Καίσαρος Ἀδριανοῦ, τοῦ πατρὸς ὑμῶν, ἔχοντες ἀπαιτεῖν
ὑμᾶς καθὰ ἡξιώσαμεν κελεῦσαι τὰς κρίσεις γενέσθαι, οὐκ ἐκ τοῦ κεκρῖσθαι τοῦτο ὑπὸ Ἀδριανοῦ μᾶλλον
ἠξιώσαμεν, ἀλλʹ ἐκ τοῦ ἐπίστασθαι δίκαια ἀξιοῦν τὴν προσφώνησιν καὶ ἐξήγησιν πεποιήμεθα).
532
Just., Apol., II, XIV, 1.

135
La proposition de Justin est beaucoup plus audacieuse que celle des autres apologistes. En
effet, par l’intermédiaire de son βιβλίδιον, il tente d’obtenir un rescrit mettant fin aux
persécutions de chrétiens533. Par la procédure de l’affichage au liber libellorum rescriptorum
et propositorum, le rescrit demandé aurait pu devenir un édit impérial, ayant force de loi pour
tout l’Empire534. Ce n’est rien de moins que la suppression de toute législation spécifique à
l’égard du christianisme que l’apologiste réclame ! Selon lui, ce rescrit est la condition de
possibilité d’une diffusion de la vérité : il est à croire que Justin visait la christianisation de
l’Empire – mais aussi la régularisation de sa propre situation – par sa demande. En demandant
que les autorités persécutent les pseudo-chrétiens535, l’apologiste n’a-t-il pas préfiguré
l’alliance entre la foi chrétienne et l’Empire ?

Pour achever cette étude, nous aimerions tirer quelques enseignements de la pensée
juridique de nos auteurs. Le premier élément que nous voudrions mettre en avant est la
définition, principalement chez Athénagore et Méliton de Sardes, d’un ordre purement
politique au sein duquel le christianisme pouvait coexister avec les autres types de religion.
Cet ordre se cristallise autour de la notion d’ἡσυχία, la tranquillité : le christianisme n’aspire
pas à détruire les autres types de culte et n’est pas contradictoire à la paix civile. Il faut
toutefois noter que cette aspiration à la tranquillité n’empêche pas les apologistes de désirer
ardemment la christianisation de la société où ils vivent536. Néanmoins, nos auteurs ont
compris qu’une telle diffusion devait avant tout passer par l’intégration de la foi chrétienne
au sein d’un espace politique comprenant d’autres religions. Nous voyons donc se profiler une
forme de légitimité, dans la pensée chrétienne, d’une raison d’État, passant même avant la
volonté de convertir la société gréco-latine.

533
Just., Apol., I, LXVIII, 1 : « Ne prononcez pas la peine de mort, comme on le fait contre des ennemis, contre
des gens qui ne sont coupables d’aucun délit » (μὴ ὡς κατʹἐχθρῶν κατὰ τῶν μηδὲν ἀδικούντων θάνατον ὁριζετε).
534
Munier, Charles, L'Apologie de Saint Justin philosophe et martyr, Presses Universitaires de Fribourg, Fribourg,
1994, p. 55 ; Thorsteinsson, Runar M., « The Literary Genre and Purpose of Justin's ’Second Apology’: A critical
review with insights from ancient epistolography », in The Harvard Theological Review, vol. 105, 2012, pp. 106-
114.
535
Just., Apol., I, XVI, 14 : « Que soient donc punis de votre part ceux qui ne vivent pas conformément aux
enseignements du Christ et qui ne sont chrétiens que de nom, nous le demandons aussi » (Κολάζεσθαι δὲ τοὺς
οὐκ ἀκολούθως τοῖς διδάγμασιν αὐτοῦ βιοῦντας, λεγομένους δὲ μόνον Χριστιανούς, καὶ ὑφʹὑμῶν ἀξιοῦμεν).
536
On le voit notamment chez Athénagore (Leg., VII, 3) : « Vous devriez donc admettre vous aussi, dont la sagesse
et la piété envers la véritable divinité surpassent celles des autres, qu’il est absurde de refuser crédit à l’Esprit de
Dieu » (ἴποιτε δ´ ἂν καὶ ὑμεῖς συνέσει καὶ τῇ περὶ τὸ ὄντως θεῖον εὐσεβείᾳ τοὺς ἄλλους προὔχοντες ὡς ἔστιν
ἄλογον παραλιπόντας πιστεύειν τῷ παρὰ τοῦ θεοῦ πνεύματι).

136
Le deuxième fait important à noter est la grande confiance dont ont fait preuve les apologistes
en un système institutionnel et juridique non-chrétien. En effet, chez Justin, Athénagore et
Méliton de Sardes, nous constatons une véritable volonté de convaincre le pouvoir impérial,
une authentique assurance en sa justice. Nos auteurs s’appuient essentiellement sur l’autorité
juridique des Césars pour faire valoir leurs droits et acquérir la réalisation de leurs
revendications, pour contourner la haine des foules et les exactions des gouverneurs. L’État,
même s’il n’est pas chrétien, possède son utilité propre dans le cadre restreint de ses
prérogatives537.

Enfin, Justin et Tatien, en défendant la supériorité du νόμος et de la πολιτεία des chrétiens,


ont désiré montrer que leur foi était vouée à s’étendre jusqu’à devenir la loi de l’Empire, que
sa diffusion était la condition même de son Salut. Nous avions déjà vu, chez Justin, ce
phénomène dans sa reprise du symbolisme de la croix. Selon lui, si le christianisme doit
devenir une religion reconnue par le pouvoir, ce n’est pas uniquement pour bénéficier de la
paix, mais surtout pour sauver la société avant la fin des temps. La foi chrétienne, en imbibant
la société impériale à tous ses niveaux, lui offrirait la stabilité, la paix et la vérité538.

3.b) La théologie politique de Méliton de Sardes

En ce qui concerne la réflexion portée sur la puissance romaine, Méliton de Sardes tient, au
sein du groupe des apologistes, une place toute particulière, mise en avant depuis longtemps
par ses différents commentateurs539. Nous avons pu voir que sa pensée juridique pouvait
s’interpréter comme une défense de la législation émise par Trajan à l’encontre des chrétiens :
l’apologiste dénonçait des καινὰ δόγματα, dont l’origine nous restera encore longtemps

537
Sur ce thème, Claude Lepelley disait : « Remarquons bien que cette notion d’un État utile et légitime dans son
ordre, mais sans valeur proprement religieuse est très originale. Elle diffère profondément de l’idéal théocratique
des Juifs, des zélotes en particulier, qui confondaient l’instauration du royaume messianique avec la restauration,
par les armes le cas échéant, de la royauté davidique. Elle diffère encore davantage du caractère sacré de la cité
antique, domaine des dieux poliades dont les magistrats sont les prêtres et dont le culte constitue le plus
important acte civique » (L’empire romain et le christianisme, Éditions Flammarion, Paris, 1969, p. 22).
538
Just., Apol., I, XII, 1 : « Nous sommes pour vous, plus que tous les hommes, des auxiliaires et des alliés en vue
de promouvoir la paix » (Ἀρωγοὶ δʹ καὶ σύμμαχοι πρὸς εἰρήνην ἐσμεν πάντων μᾶλλον ἀνθρώπων) ; Αth., Leg.,
XXXII, 4 : «Car notre enseignement n’a rien à faire avec les lois humaines, auxquelles même un scélérat peut
échapper […] mais nous avons une loi qui fait de nous et de notre prochain la mesure de la justice » (Οὐ γὰρ
πρὸς ἀνθρωπικοὺς νόμους ὁ λόγος ἡμιν, οὓς ἄν τις γενόμενος πονηρὸς καὶ λάθοι […], ἀλλʹ ἔστιν ἡμῖν νόμοις ὅς
δικαιοσύνης μέτρον ἐποίησεν).
539
Aimé Puech, en 1912, en relevait toute l’importance pour la pensée chrétienne : Les apologistes grecs du IInd
siècle de notre ère, Librairie Hachette, Paris, 1912, pp. 275-278.

137
trouble, et demandait à l’empereur d’en protéger ses coreligionnaires. Mais, parallèlement à
cette requête, l’évêque de Sardes nous a légué dans son Apologie adressée à Marc Aurèle540,
une interprétation sur les rapports entre le christianisme et l’État romain, d’un grand intérêt
pour notre enquête. Nous nous proposons, dans cette dernière partie, d’en mener l’étude et
d’en comprendre le sens théologico-politique. Pour cela, nous nous attacherons à commenter
les fragments de son Apologie et de les mettre en regard avec la doctrine politique du Pseudo-
Méliton. De la sorte, nous comprendrons pour quelles raisons les deux auteurs ont été
distingués : le Pseudo-Méliton défend une doctrine théologico-politique tout à fait radicale,
dont nous n’avons pas d’autre exemple dans la littérature apologétique du second siècle.
Cette comparaison nous permettra de mieux comprendre ce qui différencie les deux écrits et
d’achever notre enquête sur l’analyse de textes particulièrement féconds en matière
politique.

Comment expliquer l’importance de l’œuvre, pourtant fort courte, de Méliton de Sardes ? En


quoi dépasse-t-il les autres apologistes par sa pensée politique ? Pour répondre à ces
questions, il est nécessaire d’évoquer l’influence d’Eusèbe de Césarée : en effet, c’est lui qui
nous a transmis les passages de l’Apologie et, par là-même, orienté notre interprétation de
l’œuvre de l’apologiste. Eusèbe a intégré les écrits de Méliton dans son propre projet
théologico-politique, les a utilisés comme une préfiguration de sa réflexion sur l’Empire
chrétien541. Il a ainsi octroyé une portée toute particulière à quelques idées de son
prédécesseur et, en même temps, nous a privé d’autres textes de Méliton, qui auraient pu les
infirmer, les relativiser ou les dépasser. Malgré ce biais de notre documentation, la pensée de
l’évêque de Sardes se singularise sur un point fondamental : elle intègre les rapports entre le
christianisme et l’Empire romain dans une perspective historique globale en se dépouillant de
toute vision eschatologique – ce qui caractérisait encore l’œuvre de Justin. Méliton y donne à
voir le rôle du christianisme dans la constitution de l’imperium romain et y dégage quelques
lignes directrices pour une coopération future entre la dynastie antonine et la religion
chrétienne.

540
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 7-11.
541
Sur ce point, voir : Eusèbe de Césarée, La théologie politique de l’Empire chrétien, Louanges de Constantin
(Triakontaétérikos), trad. Maraval, Pierre, Les Éditions du Cerf, Paris, 2001, pp. 58-59 ; Krivouchine, Ivan,
« L’époque préchrétienne dans ‘L’Histoire Ecclésiastique’ d’Eusèbe de Césarée », in Traditio, vol. 51, 1996, pp.
287-294.

138
Les doctrines exposées dans cet ouvrage ont d’autant plus d’importance pour nous que son
auteur faisait partie de la hiérarchie ecclésiale : en tant qu’évêque, Méliton de Sardes
représentait les communautés chrétiennes d’Asie, ses idées formulaient en quelque sorte les
désirs de ses fidèles – ou au moins d’une partie significative -, elles possédaient, pourrait-on
dire, une notoriété publique et un caractère officiel542.

En guise de commencement, nous porterons notre attention sur la vision de l’histoire


chrétienne développée par l’apologiste. Elle est exprimée en ces termes :

« En effet, la philosophie qui est la nôtre a d’abord fleuri chez les Barbares ; puis elle s’est
épanouie dans les peuples sous le grand règne d’Auguste, ton ancêtre, et elle est devenue
surtout pour ton empire un bien favorable. Car, depuis ce temps, la puissance des Romains
s’est accrue de manière grande et éclatante : tu en es devenu l’héritier désiré et tu le resteras
avec ton fils, en conservant la philosophie qui a été nourrie avec l’empire, et qui a commencé
avec Auguste, que tes ancêtres eux aussi ont honorée à côté des autres religions. Et c’est une
très grande preuve de son excellence que notre doctrine ait fleuri en même temps que
l’heureux commencement de l’empire et que rien de mauvais ne soit arrivé depuis le règne
d’Auguste, mais qu’au contraire, tout ait été éclatant et glorieux, selon les prières de tous »543.

Nous avons déjà rencontré l’expression de « philosophie barbare » pour nommer la religion
chrétienne. En débutant sa réflexion par elle, Méliton désirait distinguer radicalement
l’origine culturelle et géographique de sa foi et la société au sein de laquelle elle se diffuse au
moment où il écrit. Nous pourrions lui rétorquer que la Judée était, à l’époque de Jésus, sous
l’hégémonie de Rome et que la société juive d’alors avait été profondément marquée par trois
siècles d’hellénisation. Cependant, c’est la volonté de constituer deux réalités parallèles,
l’Empire romain et le christianisme, qui le pousse à insister sur le caractère barbare de la
nouvelle religion.

L’apologiste souligne la contemporanéité de l’Incarnation et du principat augustéen –


συνακμάσαι. Nous trouvons déjà cette constatation dans l’Évangile de Luc et Justin semble

542
Notons que Méliton de Sardes avait été, en son temps, reconnu pour ses talents prophétiques. Cette
information pourrait confirmer la grande représentativité de ses idées. Sur ce point, voir : Jérôme, Des hommes
illustres, XXIV ; Méliton de Sardes, Sur la Pâque et fragments, trad. Perler, Othmar, Les Éditions du Cerf, Paris,
1976, p. 8.
543
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., IV, XXVI, 7-8 : « Ἡ γὰρ καθʹ ἡμᾶς φιλοσοφία πρότερον μὲν ἐν βαρϐάροις
ἤκμασεν, ἐπανθήσασα δὲ τοῖς σοῖς ἔνθνεσιν κατὰ τὴν Αὐγούστου τοῦ σοῦ προγόνου μεγάλην ἀρχήν, ἐγενήθη
μάλιστα τῇ σῇ βασιλείᾳ αἴσιον ἀγαθόν. Ἔκτοτε γὰρ εἰς μέγα καὶ λαμπρὸν τὸ Ῥωμαίων ηὐξήθη κράτος · οὗ σὺ
διάδοχος εὐκταῖος γέγονάς τε καὶ ἔσῃ μετὰ τοῦ παιδός, φυλάσσων τῆς βασιλείας τὴν σύντροφον καὶ
συναρξαμένην Αὐγούστῳ φιλοσοφίαν, ἣν καὶ οἱ πρόγονοί σου πρὸς ταῖς ἄλλαις θρῃσκείαις ἐτίμησαν, καὶ τοῦτο
μέγιστον τεκμήριον τοῦ πρὸς ἀγαθοῦ τὸν καθʹ ἡμᾶς λόγον συνακμάσαι τῇ καλῶς ἀρξαμένῃ βασιλείᾳ, ἐκ τοῦ
μηδὲν φαῦλον ἀπὸ τῆς Αὐγούστου ἀρχῆς ἀπαντῆσαι, ἀλλὰ τοὐναντίον ἅπαντα λαμπρὰ καὶ ἔνδοξα κατὰ τὰς
πάντων εὐχάς ».

139
l’avoir également remarquée544. Selon Méliton de Sardes, les succès de la puissance romaine,
d’Auguste à Marc Aurèle, sont dus à l’effloraison de la religion chrétienne dans le bassin
méditerranéen. Cette information permet à l’auteur de présenter le christianisme comme un
« bien favorable » - αἴσιον ἀγαθόν – pour l’État romain : l’adjectif αἴσιον, rare et ancien, n’est
pas choisi par hasard par l’apologiste. Il renvoie à l’αἶσα, la volonté divine, à la destinée
menant l’histoire : Méliton affiche par ce terme l’imbrication nécessaire entre Rome et la
Révélation christique, au déterminisme divin rendant cette alliance inexorable - bien, qu’à son
époque, la tournure des évènements n’aille pas en ce sens.

Bien que l’apologiste ait mentionné l’existence d’autres religions dans la société gréco-latine,
il explique la paix, la richesse et le développement de la puissance romaine par l’influence de
la foi chrétienne. Deux conséquences découlent de cette vision : le christianisme, en tant que
philosophie barbare, possède une utilité politique certaine, confirmée par l’histoire militaire
et économique de l’Empire545. Cette religion n’aspire pas qu’au salut des hommes, au royaume
céleste ; elle s’applique aussi au champ socio-politique et constitue une base à partir de
laquelle l’hégémonie de Rome a pu s’établir et se renforcer. Nous assistons ici à une forme de
christianisation d’un thème très prégnant dans la pensée religieuse latine : les Romains
doivent leur succès à leur piété envers les dieux. Les bons Césars, en honorant - ἐτίμησαν –
le christianisme, à côté d’autres cultes, ont permis l’affermissement de leur hégémonie546.

Méliton démontre aussi que l’accroissement de l’État latin constitue une confirmation du
« bien-fondé » – ἀγαθοῦ, mais nous pourrions dire de la vérité - de sa religion. Si l’Empire avait
chuté avec Néron, par exemple, cela aurait était une réfutation ad oculos du christianisme.
Toutefois, le renversement de la royauté juive et l’impérialisme victorieux de Rome sont une
très grande preuve - μέγιστον τεκμήριον – de sa véracité547.Comme le dit Oscar Cullman, le

544
Lc 2, 1 ; Just., Apol., I, LXIII, 16 : « Il est apparu d’abord sous la forme du feu et d’une figure intemporelle, à
Moïse et aux autres prophètes, mais maintenant, aux temps de votre empire, comme nous l’avons dit plus haut,
né d’une vierge, il est devenu homme » (Καὶ πρότερον διὰ τῆς τοῦ πυρὸς μορφῆς καὶ εἰκόνος ἀσωμάτου τῷ
Μωσεῖ καὶ τοῖς ἑτέροις προφήταις ἐφάνη· νῦν δʹ ἐν χρόνοις τῆς ὑμετέρας ἀρχῆς, ὡς προείπομεν, διὰ παρθένου
ἄνθρωπος γενόμενος ».
545
Giorgia Jossa (La teologia della storia nel pensiero cristiano del secondo Secolo, Éditions Morani, Naples, 1965,
pp. 297-300) explique cette interprétation de Méliton de Sardes par le fait que les Asiates étaient bien disposés
envers l’Empire romain parce qu’ils provenaient d’une des provinces les plus prospères de l’Orient romain.
546
« Melito's argument is a modification of the common roman view that roman piety had led to roman. He
boldly claims for christianity what others claimed for pagan religion » (Grant, Robert M., « Five Apologists and
Marcus Aurelius », in Vigiliae Christianae, vol. 42, 1988, p. 7).
547
Notons que cette interprétation de l’histoire chrétienne est très tendancieuse. Que dirait-on si un protestant
américain essayait de prouver la supériorité de sa religion par le fait que les amérindiens ont été vaincus et que

140
texte de l’apologiste est destiné « à faire ressortir le caractère prophétique de l’histoire elle-
même »548.

Nous n’avons pas encore étudié la perception du pouvoir impérial dans ce paragraphe. Pour
cela, il nous semble opportun de citer le reste du fragment de Méliton :

« Seuls entre tous, persuadés par des hommes malveillants, Néron et Domitien ont voulu
mettre notre doctrine en accusation ; depuis, par une déraisonnable habitude, le mensonge
de la dénonciation s’est répandu contre nous. Mais tes pieux ancêtres ont redressé leur
ignorance ; souvent ils se sont adressés par écrit à beaucoup pour les blâmer, à ceux qui
avaient osé innover au sujet des chrétiens. Parmi eux, ton grand-père Hadrien a
manifestement écrit à beaucoup d’autres et à Fundanus, le proconsul qui gouvernait l’Asie ;
ton père, alors que tu régissais aussi toutes les affaires avec lui, a écrit aux villes, à notre sujet ;
de ne rien innover ; parmi ces villes, aux habitants de Larissa, de Thessalonique, d’Athènes et
à tous les Grecs. Quant à toi, qui as au sujet des chrétiens la même opinion qu’eux, et encore
plus remplie d’humanité et de philosophie, nous sommes assurés que tu feras tout ce que
nous te demandons »549.

Méliton est très concerné par le problème dynastique et de légitimité politique. Les difficultés
internes des années 170 – notamment la révolte d’Avidius Cassius – l’ont poussé à se montrer
loyal, à voir en Marc Aurèle un « héritier désirable » - διάδοχος εὐκταῖος – à la tête de
l’Empire, à mentionner Commode et exposer, par un vocabulaire choisi, l’unicité de la
succession impériale - παιδός, πρόγονοί, πατήρ, πάππος. C’est grâce à ce panorama jeté sur
la suite des Césars que l’apologiste peut déterminer deux archétypes impériaux : le premier
d’entre eux est représenté par Auguste et les différents empereurs de la dynastie antonine,
les « bons » princes, pourrait-on dire. Le modèle augustéen est véritablement paradigmatique
dans la pensée de l’évêque, il représente le pendant, dans le domaine politique, de ce que fut
Jésus, dans le domaine divin550. Ces bons Césars étaient pieux - εὐσεβεῖς – et ont défendu les

les chrétiens ont pu s’installer sur leur continent ? Cela pourrait choquer et nous faire douter du bien-fondé de
sa foi. C’est pourtant le fondement idéologique de la Manifest Destiny.
548
Cullmann, Oscar, Christ et le temps, Delachaux et Niestlé, Paris, 1947, p. 70.
549
Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., XXVI, IV, 9-11 : « Μόνοι πάντων, ἀναπεισθέντες ὑπό τινων βασκάνων
ἀνθρώπων, τὸν καθʹ ἡμᾶς ἐν διαβολῇ καταστῆσαι λόγον ἠθέλησαν Νέρων καὶ Δομετιανός, ἀφʹ ὧν καὶ τὸ τῆς
συκοφαντίας ἀλόγῳ συνηθείᾳ περὶ τοὺς τοιτούτους ῥυῆναι συμβέβηκεν ψεῦδος · ἀλλὰ τὴν ἐκεὶνων ἄγνοιαν οἱ
σοὶ εὐσεβεῖς πατέρες ἐπηνωρθώσαντο, πολλάκις πολλοῖς ἐπιπλήξαντες ἐγγράφως, ὅσοι περὶ τοὺτων
νεωτερίσαι ἐτόλμησαν · ἐν οἷς ὁ μὲν πάππος σου Ἁδριανὸς πολλοἱς μὲν καὶ ἂλλοις, καὶ Φουνδανῷ δὲ τῷ
ἀνθυπάτῳ, ἡγουμένῳ δὲ τῆς Ἀσίας, γράφων φαίνεται, ὁ δὲ πατὴρ σου, καὶ σοῦ τὰ σύμπαντα διοικοῦντος αὐτῷ,
ταῖς πόλεσι περὶ τοῦ μηδὲν νεωτερίζειν περὶ ἡμῶν ἔγραψεν, ἐν οἷς καὶ πρὸς Λαρισαίους καὶ πρὸς Θεσσαλονικεῖς
καὶ Ἀθηναίους καὶ πρὸς πάντας Ἕλληνας. Σὲ δὲ καὶ μᾶλλον περὶ τοὺτων τὴν αὐτὴν ἐκείνοις ἔχοντα γνώμην καὶ
πολὺ γε φιλανθρωποτέραν καὶ φιλοσοφωτέραν, πεπείσμεθα πάντα πράσσειν ὅσα σου δεόμεθα ».
550
Méliton ne fait que redéployer ici des arguments développés par les auteurs juifs, notamment Philon
d’Alexandrien. Voici ce qu’en disait William Frend : « At one end of the spectrum was Philo of Alexandria, who in
the same Embassy to Gaius already quoted showed his innate loyalty to the empire by praising Augustus, in

141
fidèles chrétiens face aux exactions menées par les mauvais gouverneurs et par les cités
grecques : nous savons que la pietas et la justicia étaient des valeurs caractérisant, aux yeux
des Romains, le bon prince. Dans ce cadre, l’apologiste fait l’éloge de la législation d’Hadrien
et de Trajan et demande qu’elle soit restituée, nous l’avons vu, par Marc Aurèle. Notre auteur
plaide pour une extension des prérogatives impériales en matière de justice, notamment face
aux autorités locales, et légitime ainsi la responsabilité mondiale de Rome. Nous pouvons donc
affirmer que l’Apologie de Méliton de Sardes comporte d’une part un miroir du prince où les
caractéristiques fondamentales distinguant le mauvais du bon César sont le respect des
communautés chrétiennes et l’exercice des vertus traditionnelles et, d’autre part temps, un
traité de bon gouvernement structuré autour d’une idée : la précellence de la juridiction
impériale sur les prérogatives octroyées aux autorités provinciales et civiques.

Le deuxième archétype impérial est représenté par Néron et Domitien. Ces deux empereurs
n’ont pas su prendre la mesure de leurs responsabilités politiques et se sont laissés entrainés
par de mauvais hommes - βασκάνων ἀνθρώπων. Bien que ce jugement puisse paraître naïf, il
souligne une caractéristique du bon empereur : son indépendance d’esprit et sa défiance face
aux conseillers. Méliton défend le caractère absolu du pouvoir impérial. Néron et Domitien
ont été trompeurs, ignorants et, comble du vice politique, des novateurs en matière juridique
- ψεῦδος, ἄγνοιαν, νεωτερίσαι ἐτόλμησαν. Méliton ne fait que réutiliser à sa manière la
conception romaine du mauvais César : ils ne blâment que les empereurs sur lesquels se sont
déjà abattus la damnatio memoriae sénatoriale551.

Peut-on dire que, dans son Apologie, Méliton de Sardes défendait la christianisation de
l’Empire ? Certains commentateurs, à partir des fragments que nous avons commentés l’ont
affirmé552. Pour répondre à cette question, il nous semble important de souligner deux

something like messianic terms, as the one who had brought peace and harmony to mankind by ending the
prevailing internecine divisions between city and city and nation and nation (Philo, Legatio 21 ; 144). Philo's
political theology was to have a long legacy. It was to be the ancestor of the whole Hellenistic-Christian tradition,
from the Apologies of Justin and Melito of Sardis, to Origen and thence to Eusebius of Caesarea, who saw in
Constantine the same type of "godly monarch" that Philo had seen in Augustus » (« Early Christianity and Society
: A Jewish Legacy in the Pre-Constantinian Era », in The Harvard Theological Review, vol. 76, 1983, p. 57). Sur
cette question, voir aussi : Klein, Richard, « Das Bild des Augustus in der frühchristlichen Literatur », in von
Haehling Raban, Rom und das himmlische Jerusalem. Die frühen christen zwischen Anpassung und Ablehnung,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 2006, pp. 205-236.
551
Norelli, Enrico, La naissance du christianisme, Éditions Bayard, Montrouge, 2015, pp. 296-297.
552
Blanchetière, François, Le christianisme asiate aux IIe et IIIe siècles de notre ère, Université de Lille III, Lille,
1981, pp. 95-96.

142
éléments : le christianisme n’est pas envisagé par notre auteur comme l’unique religion de
l’Empire. Méliton mentionne les cultes non-chrétiens - ταῖς ἄλλαις θρῃσκείαις – et souligne
que les bons empereurs ont honoré les dieux traditionnels latins. Conformément à sa requête,
l’évêque aspire à une coexistence pacifique de tous les cultes sous la puissance juridique et
politique de Rome553. D’autre part, l’apologiste abandonne toute conception négative des
cultes polythéistes, il ne « démonise » pas les divinités latines : les mauvais empereurs n’ont
pas été soumis à des φαῦλοι δαίμονες et le respect des cultes traditionnels chez les bons
empereurs n’a pas été une limite à leur justice. A première vue, donc, il semble prématuré, à
l’aune des quelques fragments qui nous été conservés, d’affirmer que Méliton de Sardes a
esquissé un projet de christianisation pour l’Empire.

Ce constat semble en complète contradiction avec la doctrine du pouvoir chrétien esquissé


par le Pseudo-Méliton dans son De veritate :

« Pour moi, je pense qu’un État ne saurait être bien gouverné que quand le souverain,
connaissant et craignant le Dieu véritable, juge toute chose en homme qui sait qu’il sera jugé
à son tour devant Dieu, et que les sujets, craignant Dieu de leur côté, se font scrupule de se
donner des torts envers leur souverain, et les uns envers les autres. Ainsi, grâce à la
connaissance et à la crainte de Dieu, tout le mal peut être supprimé de l’État. […] Si le
souverain, en effet, n’agit pas injustement envers ses sujets, et si ses sujets n’agissent pas
injustement envers lui, ni les uns envers les autres, il est clair que tout le peuple vit en paix, et
il en résulte de grands biens ; car, de la sorte, le nom de Dieu est loué entre tous. Le premier
devoir du souverain, ce qui le rend le plus agréable à Dieu, est donc de délivrer de l’erreur le
peuple qui lui est soumis. Tous les maux, en effet, viennent de l’erreur, et l’erreur capitale est
de méconnaître Dieu et d’adore à sa place ce qui n’est pas Dieu »554.

Nous observons que cette doctrine est très différente de celle défendue par Méliton dans son
Apologie ! En effet, ici, tous les maux de l’État résultent d’une seule et unique cause : le culte
de fausses divinités. L’exigence de vérité dans la religion prend la place des vertus politiques
que l’évêque défendait dans son adresse à Marc Aurèle. L’auteur anonyme du De veritate

553
Schneemelcher, Wilhelm, « Histoire du Salut et Empire romain : Méliton de Sardes et l’État », in Bulletin de
Littérature Ecclésiastique, vol. 2, 1974, pp. 89-93.
554
Pitra, Jean-Baptiste-François, Spicilegium Solesmense, t. 2, Firmin Didot Fratres, Paris, 1855, pp. XLIX-L : « Ego
verso opinor regnum tunc demum posse in pace gubernari ; quum rex cognoscit Deum verum et timet eum, ut
intelligentes reddat subjectos eos, et judicet omne negotium recte sicut homo qui scit se ipsum etiam judicatum
iri coram Deo. Tunc etiam subjecti ejus timent propter Deum ne injuriam inferant regi suo, et timent ne sibi
invicem injuriam faciant. Ita per cognitionem et timorem Dei, omne malum potest tolli de regno. Si enim rex non
injuste agit erga subjectos suos, ipsi non injuste agunt in eum, nec ipsi injuste agunt unus in alterum ; quod est
indicium manifestissimum regionis in pace viventis ; et ibi reperiuntur multo bona, quia inter omnes Dei laudatur.
Quod enim bonum majus est quam si rex removeat populum subjectum sibi ab errore ? Et hoc opere bono placet
Deo : ab errore enim proveniunt omnia mala. Origo vero erroris haec est, si homo Deum non cognoscat, et loco
dei illud quod non est Deus adoret ».

143
confirme néanmoins l’utilité sociale du christianisme : l’obéissance et la coopération des
sujets, la justice de l’empereur, la paix et la prospérité découlent immédiatement de la
diffusion du christianisme dans toute la société civile et dans l’État555. L’auteur démontre ainsi
qu’une société bien réglée et prospère ne peut pas uniquement être fondée sur la justice de
l’empereur, coupée de tout référent divin : il expose ainsi à son lectorat toute l’insuffisance
de la probité impériale et l’incapacité de la raison politique et/ou juridique à fonder un régime
stable. De la sorte, tous les devoirs des sujets sont subsumés sous leur foi, il n’y a plus
d’autonomie du civique et du politique : le bon sujet est le bon chrétien, le bon empereur est
le bon chrétien. Il nous semble intéressant de noter les similitudes entre la pensée politique
de Tatien et celle du Pseudo-Méliton : les deux apologistes demandent que le christianisme
s’incarne à travers une πολιτεία et un νόμος, étendus à toute la société et à l’État. Le seul
projet politique cohérent à leurs yeux est l’unification de la société romaine sous un régime
chrétien.

Nous observons également que le Pseudo-Méliton défend une forme de théorie césaro-
papiste dont nous retrouvons trace chez Justin556 : le prince a pour principale tâche de
s’assurer de la foi de ses sujets. Cette doctrine peut paraître étonnante : nous aurions pu
attendre de sa part qu’il défende le monopole ecclésiastique des activités pastorales et
l’indépendance des églises face au pouvoir politique. Il n’en est rien. Cette conception du
pouvoir impérial est, il nous semble, très influencé par le modèle latin, où l’empereur possède
des prérogatives religieuses, mais aussi par la tradition théocratique juive557. La théorie
politique du De veritate constitue une préfiguration de l’empereur « évêque du dehors »558
propre à l’époque constantinienne ainsi que du césaro-papisme byzantin559.

Comment pouvons-nous expliquer les différences entre l’Apologie et le De veritate en matière


politique ? Il faut remarquer que les deux documents développent certaines idées
communes : l’utilité sociale et politique de la religion chrétienne, l’idéal de justice, l’absoluité

555
Barnes, Timothy D., Early Christianity and the Roman Empire, Variorum Reprints, Londres, 1984, p. 39.
556
Just., Apol., I, XVI, 14 : « Que soient donc punis de votre part ceux qui ne vivent pas conformément aux
enseignements du Christ et qui ne sont chrétiens que de nom, nous le demandons aussi » (Κολάζεσθαι δὲ τοὺς
οὐκ ἀκολούθως τοῖς διδάγμασιν αὐτοῦ βιοῦντας, λεγομένους δὲ μόνον Χριστιανούς, καὶ ὑφʹὑμῶν ἀξιοῦμεν).
557
Schneemelcher, Wilhelm, « Histoire du Salut et Empire romain : Méliton de Sardes et l’État », in Bulletin de
Littérature Ecclésiastique, vol. 2, 1974, pp. 95-98.
558
Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin, IV, 24.
559
Sur cette question, voir : Dagron, Gilbert, Empereur et prêtre. Étude sur le "césaropapisme" byzantin, Éditions
Gallimard, Paris, 1996, pp. 10-21.

144
du pouvoir central. La différence fondamentale, à nos yeux, entre les deux textes, est double :
c’est d’une part l’insistance du Pseudo-Méliton sur les méfaits du polythéisme – et du culte
impérial, nous l’avons vu - en matière politique dans le De veritate - élément que l’on ne
retrouve pas dans l’Apologie de Méliton – et, d’autre part, la vision claire d’un pouvoir chrétien
au prétention pastorale chez l’auteur anonyme, qui distinguent fondamentalement les deux
textes.

Nous pouvons rendre compte de cette dissemblance entre les deux apologies par les
persécutions chrétiennes dont l’évêque de Sardes seul mentionne l’existence et réclame la
cessation. Nous voyons que dans son Apologie, Méliton adopte une position déférente à
l’égard du pouvoir, notamment en supposant a priori qu’aucune décision inique ne peut être
adoptée par un bon prince560, qu’un mauvais empereur ne peut être qu’un empereur mal
conseillé. Le silence respectueux sur les méfaits des cultes polythéistes - étonnant de la part
d’un évêque ! - découle manifestement de cette attitude conciliatrice et révérencieuse à
l’égard du pouvoir, tout spécialement envers un empereur pieux comme l’était Marc
Aurèle561. Pour ne pas attirer l’ire du César en dénigrant gratuitement le culte des dieux
traditionnels – ce qu’il n’avait aucun intérêt à faire à cause de la situation dans laquelle se
trouvaient les chrétiens -, notre auteur aurait donc décidé de valoriser la piété des empereurs
envers les cultes latins et tenter de montrer qu’une telle attitude n’était pas contradictoire
avec le respect des communautés chrétiennes. Les théories du Pseudo-Méliton, que ce soit
sur le pouvoir chrétien ou sur le culte impérial, constituent, quant à elles, un véritable hapax
dans la littérature apologétique qui ont justement fait douter de son identité avec Méliton de
Sardes. Elles marquent un véritable saut théorique concernant la réflexion politique et
préfigurent les futures débats autour du pouvoir impérial qui naîtront durant l’Antiquité
tardive.

560
Même s’il est peu probable, nous l’avons vu, que les καὶνα δόγματα aient été adoptés par Marc Aurèle, son
aversion pour la religion chrétienne est patente, et ce, malgré son amour de la sagesse.
561
Sur la piété de Marc Aurèle, voir : Histoire Auguste, Vie de Marc Antonin le philosophe, III, 5 ; XIII, 1-2 ; XX, 1 ;
XXI, 5-6.

145
Conclusion

Tout au long de cette enquête, nous avons voulu montrer que le mouvement apologétique
constituait un moment sui generis de l’histoire chrétienne, qui se particularisait, entre autres,
par une inclusion plus profonde de la problématique politique dans les débats et la pensée.
En effet, les apologies peuvent être considérées comme la première grande confrontation de
la théologie chrétienne à la société gréco-romaine et à l’État impérial, et ce, dans le cadre
d’une discussion raisonnée avec les détenteurs de l’autorité ou plus généralement avec l’élite
lettrée des cités sous domination romaine562. Les apologistes ont tenté de mettre en place un
cadre idéologique où la résolution du problème chrétien devenait possible, où les
réclamations des fidèles ont pu trouver leur expression et leurs contradicteurs les entendre
et les prendre en considération. Ce mouvement littéraire prouve par ailleurs que les débats
publics sur les politiques à mener dans l’Empire se perpétuaient encore sous la dynastie
antonine, que l’ethos tant grec que romain de la participation aux affaires publiques n’a pas
disparu mais pris des formes particulières, adaptées aux conditions propres à l’État impérial :
les intellectuels chrétiens se sont saisis de cet ethos politique pour faire valoir leurs idées et
leur octroyer une grande portée.

Toutefois, nous avons pu constater que la pensée politique des apologistes n’a pu s’élaborer
qu’au travers de biais et de médiations leur donnant un caractère très spécifique. La rédaction
de leurs ouvrages s’inscrit dans une longue tradition que nous pouvons faire remonter aux
intellectuels juifs – Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe en premier plan – qui ont su, eux
aussi, penser les rapports entre le judaïsme, les sociétés gréco-romaines et l’État impérial.
Parallèlement à ce modèle juif, les apologistes, pour la plupart des πεπαιδευμένοι, ont
exprimé, par leur vocabulaire et leur philosophie, la perpétuation d’une conscience et d’une
culture hellènes en pleine période impériale. L’influence sur leur pensée de la démonologie
ou encore du médio-platonisme et du stoïcisme montre bien que ces auteurs ne se sont pas
tout à fait défaits des modèles intellectuels propres à la civilisation grecque, modèles qu’ils
ont adapté à leur démarche de fidèles. L’apologétique marque, en effet, la naissance d’un

562
Pouderon, Bernard, « La première apologétique chrétienne : définitions, thèmes et visées », in Kentron, vol.
24, 2008, pp. 244-246.

146
christianisme philosophique, compatible avec la culture et la raison grecques : cette
association a réhaussé le prestige et la dignité de cette religion, présentée comme l’apanage
d’individus modestes et peu lettrés, et prouvé qu’elle pouvait prendre une place à part entière
dans la vie littéraire et intellectuelle du Haut-Empire. Cette adaptation du discours chrétien à
l’entendement philosophique grec peut être considéré comme une stratégie culturelle : en
effet, les apologistes ont permis le développement d’une parole chrétienne ad extra, destinée
à être entendue par leurs détracteurs et des personnes complètement étrangères à leur foi.
Présentée comme un discours philosophique, la théologie chrétienne devenait ainsi audible
par des lecteurs pour qui la philosophie constituait la réalisation la plus aboutie et la plus
prestigieuse de leur culture. Ce phénomène pose cependant la question de l’auto-censure :
peut-on réduire la pensée chrétienne à ce discours ad extra ? Les apologistes n’ont-ils pas
artificiellement associé leur foi et la philosophie grecque pour se défendre de toute hostilité
et de toute défiance vis-à-vis de la société gréco-romaine ? Nous le savons, le genre
apologétique est par essence partisan et tendancieux : néanmoins, il nous semble que ce
christianisme philosophique avait pour objectifs de faire voir les limites des autres écoles de
philosophie, de montrer la pertinence de la foi chrétienne dans l’ordre des questions
humaines, notamment politiques.

Le biais le plus important, selon nous, reste cependant le paradigme religieux et théologique.
En effet, les questions politiques n’ont jamais, dans la pensée des apologistes, de caractère
autonome. Elles sont constamment traitées en lien avec le contenu de la Révélation christique
et des Écritures, leur résolution s’inscrit dans une démarche de fidèles persécutés par les
populations et le pouvoir. Les apologistes n’ont pas développé de réflexion sur les principes
abstraits de la politique ou encore sur les mérites ou démérites des différentes formes de
gouvernement : à l’instar de leurs contemporains païens, Lucien, Aélius Aristide ou Arrien, ils
ont abandonné toute réflexion générale sur le fait politique pour réfléchir à partir de ce que
leur offrait leur époque, l’Empire romain et ses institutions. Nous pourrions dire que
l’élaboration d’une pensée politique chrétienne a été contrainte par les évènements : les
apologistes n’ont été en contact avec le problème politique qu’à cause de leur appartenance
religieuse, ils ont été forcés d’ouvrir ce débat pour continuer à la pratiquer leur foi en paix563.
Ce rapport établi entre les affaires politiques et le développement du christianisme implique

563
Fiedrowicz, Michael, Apologie im frühen Christentum, Ferdinand Schöningh, Paderborn, 2001, pp. 13-17.

147
nécessairement le développement d’une théologie politique : d’une part pour afficher la
compatibilité de la nouvelle religion avec l’ordre politique imposé par l’État impérial mais aussi
pour influer sur le gouvernement et faire cesser les persécutions, rendre possible une
intégration du christianisme dans l’imperium romanum.

Au cours de notre enquête, nous avons pu constater une forme de défiance à l’égard du fait
politique chez les apologistes chrétiens ; cette attitude est, bien sûr, explicable par les
conditions dans lesquelles ils ont écrit. La majorité de nos auteurs marque une nette
distanciation vis-à-vis du modèle théocratique juif et de l’organisation théologico-politique du
pouvoir, propre aux sociétés gréco-romaines. Cette perception négative s’est largement
manifestée dans le cadre de ce que nous avons nommé le gouvernement démonique. Les
apologistes, en particulier Justin et Athénagore, ont dénoncé la dépendance structurelle des
pouvoirs politiques antiques et des cultes polythéistes : ils voyaient dans cette interaction
l’origine des maux que subissaient les chrétiens et plus généralement un dévoiement du plan
divin. La conception d’une citoyenneté chrétienne, dans l’A Diognète, marque également un
net détachement avec l’ethos civique antique : que ce soit pour la participation au
gouvernement de la cité, pour l’adhésion à des magistratures ou encore pour l’organisation
de jeux et de festivités publics, les chrétiens affichent un désintérêt certain ; leur citoyenneté,
nous l’avons vu, se limite à la seule contribution fiscale. Cette théorisation n’exprime que le
vécu des chrétiens dans la cité : ils ont abandonné toute forme d’investissement personnel
dans les institutions impériales et civiques et ils dénonçaient les cultes publics polythéistes et
idolâtres.

En entrant en contradiction avec les pratiques politiques des sociétés gréco-romaines, le


christianisme se révélait porteur de nouveaux comportements collectifs et sociaux. Les
apologistes chrétiens se sont principalement intéressés aux cultes publics pratiqués dans les
différents systèmes polythéistes : ils n’ont quasiment pas envisagé les rites domestiques et
familiaux, qui, pourtant, tenaient une place fondamentale dans la vie quotidienne des
populations. Ce détail est important : les auteurs chrétiens s’en prennent à l’expression
publique du polythéisme. Sur ce point, nous pouvons dire que nos auteurs ont avant tout porté
leur attention sur la religion politique : les cultes publics, la divinisation de souverains et le
gouvernement démonique. La critique des dieux païens menée par les apologistes tendait,
entre autres, à montrer l’inefficacité des cultes traditionnels en matière politique. Les auteurs

148
de notre corpus défendaient, pour la plupart, une nette distinction entre les prérogatives
juridico-profanes des pouvoirs institués et leur compétence religieuse : ils désiraient voir
s’établir un espace areligieux, sous protection impériale, où les différents cultes auraient pu
coexister pacifiquement564. Ce détachement des autorités gouvernementales de leur base
religieuse est un phénomène très important dans la pensée théologico-politique chrétienne :
la constitution d’une autorité non religieuse – une des raisons pour lesquelles nos auteurs
insistaient sur la philosophie des empereurs – était une condition de possibilité pour la
diffusion et le développement de la nouvelle religion. C’est à l’ancienne et tacite théologie
civique qu’ils s’en prennent pour permettre l’avènement d’un espace public acultuel. Peut-on
pour autant parler d’une démystification du pouvoir politique ? Nous avons pu constater que
les apologistes ont très peu insisté sur le culte impérial. Cependant, par la remise en cause des
prérogatives religieuses du Sénat et leur insistance à mettre l’empereur devant ses
responsabilités et devant Dieu, ils ont, selon nous, exposé des aspects importants du
christianisme : l’égalité des hommes devant Dieu et la finitude de toutes les constructions
humaines. Les institutions sacrées peuvent se fourvoyer et l’empereur, comme tous les autres
hommes, devra rendre compte de ses actions après sa mort. Ce nivellement anthropologique
ne pouvait qu’aboutir à une forme de désenchantement de l’État et des détenteurs du
pouvoir : l’attitude de Justin, rappelant à sept reprises aux empereurs le sort qui les attend en
Enfer, en est un parfait exemple. S’opposant à l’idée d’une Roma aeterna, l’eschatologie
chrétienne portait également une nouvelle vision des pouvoirs humains : ceux-ci sont
éphémères et ne tiennent qu’à la volonté de Dieu. Chez l’auteur de l’A Diognète et Justin, le
peuple chrétien est interprété comme le κατέχον, l’instance retenant l’effondrement du
monde. De la sorte, le fait politique est intégré au sein d’un paradigme fini et hétéronome : il
doit sa perpétuation à l’action des chrétiens.

L’apologétique, en tant que débat raisonné, impliquait nécessairement l’allégeance


chrétienne envers le pouvoir impérial. En effet, attendre d’un pouvoir auquel on ne prête
aucune légitimité qu’il prenne en considération des requêtes est tout à fait contradictoire. Un
changement de situation pour les chrétiens au sein des sociétés impériales ne pouvait s’opérer

564
Pouderon, Bernard, Athénagore d’Athènes, Philosophe chrétien, Éditions Beauchesne, Paris, 1989, pp. 48-53.

149
et s’établir que de l’intérieur, qu’à partir d’une démarche légaliste565. Nous l’avons d’ailleurs
bien constaté : seul Aristide n’exprime pas son allégeance en termes explicites. Ce soutien du
pouvoir central ne va pas de soi et peut interroger. Il semble, en effet, que les apologistes se
soient appuyés sur l’autorité impériale pour faire régner l’ordre à l’échelle locale au sein des
cités et des provinces de la pars graeca. L’empereur nous est souvent apparu comme une
forme d’incarnation de l’ordre public capable de plier les mauvais gouverneurs et les peuples
persécuteurs à sa volonté. En s’appuyant sur lui, les apologistes chrétiens n’ont fait qu’adopter
une attitude déjà présente chez les auteurs juifs : Philon d’Alexandrie n’a-t-il pas défendu les
communautés juives alexandrines en prenant part à une ambassade auprès de Caligula ? Cette
tendance dans l’histoire juive à s’appuyer sur le pouvoir central contre les autorités locales a
finement été étudiée par Yosef Hayim Yerushalmi dans son ouvrage Serviteurs des rois et non-
serviteurs des serviteurs. L’apologétique chrétienne s’inscrit, il nous semble, dans cette
tradition ouverte par les auteurs juifs du premier de notre ère.

Les apologistes chrétiens ont exprimé le désir d’une homogénéisation juridico-politique à


l’échelle méditerranéenne ainsi qu’une intégration plus poussée des provinces orientales dans
l’orbite romaine. Les différentes perspectives imaginées et proposées par le Pseudo-Méliton,
Tatien et Méliton s’inscrivent dans le paradigme impérial : un avenir serein du christianisme
n’est pas possible sans lui. Nous observons cette attitude se développer tout particulièrement
dans le Discours aux grecs de Tatien, discours où l’apologiste proclame la supériorité du
principe monarchique – tant en matière religieuse que politique – sur l’hétérogénéité et
l’éclatement caractérisant les cultes et la culture grecs. Le christianisme que nos auteurs
défendent n’est pas porteur d’une nouvelle forme de gouvernement mais tend davantage à
convertir la forme actuelle des institutions en un sens plus favorable à leur foi. Par leur attitude
positive envers l’idée impériale, ces auteurs chrétiens reflètent, comme leurs homologues
païens Aélius Aristide, Galien ou Lucien, l’évolution durant l’époque antonine des mentalités
grecques à l’égard d’un l’État romain jugé exceptionnel et donc, d’une certaine manière, lié à
la sphère du divin. C’est principalement dans les œuvres de Justin et de Théophile que nous
pouvons voir s’esquisser une forme de justification théologique de l’hégémonie romaine : son

565
Alexandre, Monique, « Apologétiques judéo-hellénistiques et premières apologétiques chrétiennes », in
Pouderon, Bernard et Doré, Joseph (dir.), Les Apologistes chrétiens et la culture grecque, Éditions Beauchesne,
Paris, 1998, pp. 23-25.

150
rôle historique est rapporté aux prophéties de l’Ancien Testament et son actuelle
surpuissance à l’avènement du christianisme.

Notre étude nous a aussi permis d’observer le développement progressif d’une pensée
politique chrétienne et l’hétérogénéité idéologique de notre corpus. Ainsi, l’Apologie
d’Aristide, rédigée vers 125, marque l’avènement d’une conscience collective chrétienne
apolitique au sein de l’Empire romain. Par son intérêt uniquement tourné vers le domaine
cultuel et sa conception des chrétiens comme γένος, Aristide fit complètement l’impasse sur
le fait politique. Comment expliquer ce fait ? L’absence du problème posé par les persécutions
peut, selon nous, en rendre compte. En effet, Aristide n’en fait à aucun moment allusion : il
limite les difficultés rencontrées par les chrétiens à l’existence des cultes polythéistes et à la
non-reconnaissance de la messianité de Jésus par les juifs. Ces deux perspectives le
maintiennent dans un paradigme strictement cultuel : seule la prise en compte de la situation
juridique et politique de ses coreligionnaires aurait pu l’en extraire. Cet élément tend à
prouver la corrélation entre les persécutions et le développement d’une pensée théologico-
politique.

Cela est d’ailleurs confirmé par l’œuvre de Justin. En effet, la douloureuse situation vécue par
ses coreligionnaires est décrite avec force de détails dans son Apologie. Cependant, sa
perspective apocalyptique et millénariste ont grandement restreint la portée de sa doctrine
politique. Aucun plan sur le long terme n’était, dans ce cadre, envisageable et, surtout, son
attitude radicale et sa non-compromission l’ont mené au martyre. Il semble que cette vision
apocalyptique, que nous retrouvons chez Irénée de Lyon par exemple, ait été délaissée par les
autres apologistes, et même par l’élève de Justin, Tatien. Ce dernier, abandonnant une partie
de la théologie de son maître, a toutefois conservé sa radicalité et sa volonté d’un
christianisme pur de toute accommodement avec la société gréco-romaine : son Discours aux
grecs a d’ailleurs souvent été interprété comme un divorce avec l’hellénisme, que son auteur
avait pourtant embrassé durant la première partie de sa vie. Il semble donc normal d’y voir
Tatien dénoncer à maintes reprises la culture grecque – entre autres, son polythéisme, son
relativisme politico-moral, la place prépondérante qu’y prennent les démons – sans proposer
lui-même un modèle divergent : sa défense de la μοναρχία reste, nous l’avons vu, très
abstraite. Les limites de la pensée politique de Tatien sont donc explicables par sa tendance

151
polémique très marquée : la critique poussée à son paroxysme détruit tout jusqu’à se manger
elle-même.

Il apparaît qu’une théologie politique chrétienne a surtout été développée par les apologistes
écrivant sous le principat de Marc Aurèle566. Ceci semble confirmer un fait que nous avons
entrevu durant notre enquête : la possible intensification des persécutions sous le règne de
l’empereur philosophe et une hypothétique réforme de la législation impériale envers les
chrétiens. Ces deux éléments ne peuvent être prouvés à partir des informations, trop vagues,
que nous transmettent les apologistes mais il est notable qu’Athénagore et Méliton
dénoncent tous deux le même méfait : la promulgation de lois rendant caduques la
jurisprudence établie par Trajan et confirmée par Hadrien. Bien que ces innovations juridiques
restent dans le domaine de l’hypothèse, cette situation pénible – en tout cas ressentie comme
telle par nos auteurs – a conduit les apologistes à proposer une solution pour le règlement
politique du christianisme. Nous pouvons en déterminer trois orientations principales :
Athénagore a insisté sur l’idée d’une restitution de l’isonomie au sein de l’Empire romain. Il
demande que les chrétiens soient jugés selon les mêmes critères que les tenants des cultes
traditionnels ou les juifs par exemple. Nous retrouvons ici l’idéal d’un État ne prenant pas part
aux débats religieux mais s’assurant strictement du maintien de l’ordre public. Méliton de
Sardes, quant à lui, a esquissé dans son Apologie une perspective historique globale au sein
de laquelle le rôle du christianisme dans la réalisation de l’Empire romain est particulièrement
valorisé. Pour l’apologiste, le passé ne fait que confirmer l’influence bénéfique de la nouvelle
religion sur le développement de la puissance économique et militaire de Rome ainsi que sur
l’établissement de la paix. Le christianisme est donc présenté comme une religion porteuse
d’avenir pour l’État impérial, ce qu’a confirmé la suite de l’histoire - en quoi nous pouvons voir
en Méliton de Sardes un fin analyste politique. Enfin, l’A Diognète – dont la rédaction est
placée sous le principat de Marc Aurèle ou de Commode – a été soucieux de définir une
citoyenneté proprement chrétienne : il a tenté de montrer que la foi n’était pas incompatible
avec les devoirs qu’impliquent le statut de citoyen.

Nous n’essayons pas d’associer artificiellement les trois propositions envisagées par chacun
des apologistes. Néanmoins, nous pouvons noter qu’elles ne sont pas contradictoires et

566
Grant, Robert M., « Five apologists and Marcus Aurelius », in Vigiliae Christianae, vol. 42, 1988, pp. 1-17.

152
peuvent, chacune d’entre elles, être interprétées comme des aspects spécifiques d’une même
réponse : le christianisme et l’Empire peuvent coopérer pour leur bénéfice réciproque.
Néanmoins, cette conciliation ne s’explique pas uniquement par la situation problématique
endurée des chrétiens. Les trois apologies dont il vient d’être question expriment également
un mouvement de fond caractérisant les dernières années du second siècle et les premières
du troisième siècle : l’expansion du christianisme dans les villes et les campagnes du monde
sous domination romaine. Au cours de cette expansion, la nouvelle religion se représente de
plus en plus elle-même comme une alternative radicale aux systèmes religieux présents dans
les sociétés gréco-romaines et se proposent comme son substitut : le schéma historique de
Méliton de Sardes en est un exemple éclatant. Ainsi, tout au long du second siècle,
l’apologétique manifeste la confiance grandissante en la capacité du christianisme à
remplacer les cultes traditionnels polythéistes et à s’ériger comme une base spirituelle pour
l’État impérial, si admiré. L’horizon apocalyptique est progressivement délaissé pour laisser
place à une projection historique sur le long terme où l’éventualité d’une association entre
l’Église et les pouvoirs institués devient de moins en moins hypothétique. L’avènement de la
Parousie, que Justin croyait encore imminent, ne semble plus avoir joué un grand rôle dans le
discours théologique des apologistes plus tardifs : nous assistons à une ouverture de l’Église à
une coopération avec le monde et à une forme de renonciation des perspectives
eschatologiques qui auraient en constituer des obstacles. Ainsi s’opère une transition cruciale
au sein des jeunes communautés chrétiennes du monde romain : la disparition des apôtres
ainsi que les persécutions subies leur ont prouvé la nécessité d’un relais institutionnel solide
pour la transmission de l’évangile et ce au moyen d’une auctoritas suffisante et reconnue par
tous. Un désir de stabilisation et de protection se fait jour au sein des communautés
chrétiennes – désir dont on peut également trouver la trace dans la constitution, à la même
époque, du Nouveau Testament - pour permettre la perpétuation du message chrétien sous
la forme la plus pure. Seules des relations stables avec l’État romain rendaient possible la
réalisation d’un tel souhait. De la sorte, nous observons que les apologistes ne conçoivent
désormais plus le développement de leur foi en contradiction avec le monde socio-politique
ambiant : ils perçoivent bien que la diffusion du christianisme ne se fera pas sans l’appui des
institutions et de l’autorité impériales.

153
Cette éventualité est par ailleurs envisagée en termes très concrets par le Pseudo-Méliton. Il
est le seul apologiste à réclamer ouvertement la conversion des détenteurs du pouvoir
politique au christianisme et à esquisser un modèle de gouvernement tendant au césaro-
papisme. Il présente cette christianisation comme l’unique moyen d’établir un État stable et,
bien sûr, de permettre la diffusion de l’évangile. Encore ici, nous voyons que la coopération
entre les églises et l’Empire est considérée comme l’unique remède aux problèmes tant
politiques que religieux. Il faut cependant souligner le caractère isolé de la doctrine établie
par le Pseudo-Méliton : elle dépasse très largement le reste des réflexions politiques
présentes dans le reste du corpus apologétique et annonce les débats autour des prérogatives
impériales durant l’Antiquité tardive.

Pour achever notre enquête, il nous semble nécessaire d’apprécier la portée des idées
défendues par les apologistes chrétiens en matière politique. Celles-ci ont pu être louées
parce qu’elles annonçaient les diverses législations émises au IVème siècle pour donner un
statut juridique au christianisme567. Il faut cependant reconnaître que nos auteurs ont échoué
sur le plan politique568. En effet, leurs adresses aux empereurs, leurs appels au public n'ont en
rien changé l'hostilité du monde gréco-romain envers la religion chrétienne, comme le
prouvent suffisamment la poursuite des persécutions au cours des second et troisième siècles,
les railleries d'un Celse, et, plus encore, l'exécution de Justin à Rome. Bien au contraire, le
fossé n'a cessé de s'élargir entre l'Église et l'Empire : les poussées de violences anti-
chrétiennes – ainsi que l’édit très contesté interdisant la conversion au judaïsme et au
christianisme569 – sous le principat de Septime Sévère et la persécution générale décrétée
sous Trajan Dèce ont marqué un tournant dans la politique des empereurs vis-à-vis du
christianisme, et ont traduit de fait l'échec politique de la première apologétique. Malgré cet
insuccès, nous pouvons voir en eux les premiers auteurs chrétiens à avoir cherché un terrain
d’entente avec les détenteurs du pouvoir politique et à avoir imaginé un futur possible du
christianisme au sein de l’Empire romain.

567
Munier, Charles, L’Église dans l’Empire Romain (II-IIIème siècles), Éditions Cujas, Paris, 1979, p. 214.
568
« In the long run the pioneering theological work of the apologists was to mean more than their polical
achviements » (Grant, Robert M., Greek apologists of the second century, The Westminster Press, Philadelphie,
1988, p. 202).
569
Sur ce point, voir : Daguet-Gagey, Anne, « Septime Sévère, un empereur persécuteur des chrétiens ? », in
Revue des Études Augustiniennes, vol. 47, 2001, pp. 3-32.

154
Annexe n°1 : Frise chronologique des martyrs chrétiens au second siècle

Sources : Martyre d’Ignace d’Antioche (Hist. Eccl., III, XXXVI, 1-9) ; Martyrs de Bythinie (Pline
le Jeune, Correspondance, X, 96) ; Martyrs d’Asie sous le proconsul Granianus (Just., Apol., I,
LXVIII, 5-10) ; Martyr du pape Télesphore (Hist. Eccl., IV, X, 1) ; Martyre de Polycarpe (Martyre
de saint Polycarpe, 21 ; Hist. Eccl., IV, XV, 1) ; Martyre de Sagaris (Hist. Eccl., IV, XXVI, 3) ;
Martyre de Justin (Martyre de saint Justin, 6) ; Martyre de Thraséas de Smyrne (Jérôme, Des
hommes illustres, XLV) ; Martyrs de Pergame (Martyre des saints Carpos, Papylos et
Agathonicè, 36-42) ; Martyrs de Lyons et de Vienne (Hist. Eccl., V, I) ; Martyrs scillitains (Acte
des martyrs scillitains, 17) ; Martyre d’Apollonios (Martyre de l’apôtre saint et loué partout
Apollonios, nommé aussi Sakkéas, 47).

155
Annexe n°2 : Dessin par Rodolfo Lanciani d’une statue, avec son piédestal, de
Semo Sancus

Informations : Le monument a une longueur de 1, 06 m et de 58 cm de large. Il a été retrouvé


en 1881 lors des fouilles menées près de l’Église Saint Silvestre sur le Quirinal. La statue
représente le dieu Semo Sancus sous la forme un jeune homme nu dans le style archaïque.
L’inscription latine sur le piédestal est :

SEMONI . SANCO . DEO . FIDIO . SACRUM . DECURIA SACERDOT[UM] BIDENTALIUM.

Bibliographie : Lanciani, Rodolfo, Pagan and Christian Rome, The Riverside Press, Cambridge,
1893, pp. 104-105.

156
Annexe n°3 : Camée représentant les bustes face à face de Marc Aurèle et de
Lucius Vérus (vers 166)

Informations : Camée d’une hauteur de 2.8 cm et d’une longueur de 4 cm. La monture date
du dix-septième siècle. Il représente les bustes des deux empereurs, l’un et l’autre barbus avec
des cheveux frisé et la poitrine couverte d’une cuirasse et d’un paludamentum.

Bibliographie : Vollenweider, Marie-Louise et Avisseau-Broustet, Mathilde, Camées et


intailles, Les portraits romains du Cabinet des Médailles, t. 2, Bibliothèque nationale de France
Paris, 2003, pp. 144-145.

157
Bibliographie

Grammaire, langue, lexique et dictionnaire

- Bailly, Anatole, Dictionnaire Grec-Français, Éditions Hachette, Paris, 1894, 4e édition revue
et corrigée de 2000.
- Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, de di Berardino Angelo (dir.), éd.
française de Vial François (dir.), 2 volumes, Les Éditions du Cerf, Paris, 1990.
- Ingelaere, Jean-Claude et Maraval, Pierre et Prigent, Pierre, Dictionnaire Grec-Français du
Nouveau Testament, Société biblique française, Paris, 1998.
- Liddell, Henry G. et Scott, Robert, A Greek-English Lexicon, Revised and augmented
throughout by Sir Stuart Jones Henry with the assistance of McKenzie Roderick, Clarendon
Press, Oxford, 1940 (en ligne : http://logeion.uchicago.edu).
- Lust, Johan et Eynikel, Erik et Hauspie, Katrin, Greek-English Lexicon of the Septuagint, 2
volumes, Deutsche Lexicon Bibelgesellschaft, Stuttgart, 1992-1996.
- Ragon, Éloi et Dain, Alphonse et de Foucault, Jules Albert et Poulais, Pierre, Grammaire
grecque, Éditions Nathan, 2008.

158
Sources

Corpus biblique

Corpus critique

- Nouveau Testament interlinéaire grec-français, trad. Maurice Carrez, avec la collaboration


de Georges Metzger et Laurent Galy, Société biblique française, Paris, 1993.

Corpus non critique

- Évangiles apocryphes, trad. Quéré, François, Éditions du Seuil, Paris, 1983.


- La Bible de Jérusalem, trad. sous la direction de l’École biblique de Jérusalem, Les Éditions
du Cerf, Paris, 2000.
- La Bible. Ecrits intertestamentaires, trad. sous la direction de Dupont-Sommier, André et
Philonenko, Marc, Éditions Gallimard, Paris, 1987.
- La Bible d'Alexandrie LXX : Le Pentateuque, trad. sous la direction de Dogniez, Cécile et
Harl, Marguerite, Les Éditions du Cerf, Paris, 2001.

159
Textes chrétiens

Corpus critique

- Aristide, Apologie, trad. Pouderon, Bernard et Pierre, Marie-Joseph, Les Éditions du Cerf,
Paris, 2003.
- Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens et Sur la résurrection des morts, trad.
Pouderon, Bernard, Les Éditions du Cerf, Paris, 1992.
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- Die Wahre Lehre des Kelsos. Übersetzt und erklärt, trad. Lona, Horacio E., Herder, Fribourg,
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- Marc-Aurèle, Pensées, trad. Trannoy, Amédée-Ildefonse, Éditions Les Belles Lettres, Paris,
1925.
- Plutarque, Œuvres morales, t. 9, trad. Carrière, Jean-Claude et Cuvigny Marcel, Éditions
Les Belles Lettres, 1984.
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Corpus non critique

- Apulée, Apologie, trad. Valette, Paul, Éditions Les Belles Lettres, Paris, 2002.

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- Epictète, Entretiens, Fragments et sentences, trad. Muller, Robert, Éditions Vrin, Paris,
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- Cicéron, La nature des dieux, trad. Auvray-Assayas, Clara, Éditions Les Belles Lettres, Paris,
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- Éloges grecs de Rome, trad. Pernot, Laurent, Éditions Les Belles Lettres, Paris, 1997.

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179
Table des matières

Avertissements ................................................................................................................. 3
Liste des abréviations ....................................................................................................... 4
Remerciements................................................................................................................. 5
Introduction ..................................................................................................................... 6
I) Approches du politique dans l’apologétique chrétienne ............................................20
1) Le christianisme philosophique : adaptation de la nouvelle foi à la culture gréco-
romaine ................................................................................................................................ 20
1.a) Philosophies impériale et chrétienne ..................................................................21
1.b) Critique des philosophies politiques ...................................................................27
2) Institutions et autorité : discours chrétien sur le gouvernement des hommes ..... 32
2.a) Structures politiques et civiques : représentation et lexique ...............................33
2.a) Généalogie de l’instance politique dans la théologie de Théophile d’Antioche ....39
3) Le Royaume et les Puissances : du surnaturel politique ............................................. 46
3.a) Controverses sur le gouvernement démonique des hommes ..............................46
3.b) Le κατέχον chrétien : rôles politique et extrapolitique du peuple de Dieu ...........53
II) L’affirmation d’une citoyenneté chrétienne : les fidèles dans la cité...........................60
1) Inclusion des chrétiens dans la civilisation municipale gréco-latine .......................... 60
1.a) La vox populi et l’accusation d’incivisme .............................................................61
2.a) Modèle d’une nouvelle citoyenneté chrétienne dans l’A Diognète ......................67
2) Unanimité civique et στάσις chrétienne...................................................................... 75
2.a) Remise en cause de la socialité civique ...............................................................76
2.b) Critique de la théologie civile .............................................................................82
3) Statut de l’être collectif chrétien ................................................................................. 89
3.a) Quelle Église pour les apologistes ? Conflits autour de la visibilité de l’ἐκκλησία .89
3.b) Images une πολιτεία chrétienne .........................................................................96
III) Le peuple de Dieu et l’Empire romain .................................................................. 104
1) Attitudes chrétiennes face à l’Empire........................................................................ 104
1.a) Loyauté et dévotion des apologistes à l’autorité romaine ................................. 105
1.b) Quels pouvoirs pour César ? ............................................................................. 112
2) Rome et sa culture dans l’économie du Salut ........................................................... 118
2.a) Idolâtrie et polythéisme : opposition à la politique religieuse de Rome ............. 118
2.b) Rome et la προνοία divine ............................................................................... 124

180
3) Esquisse d’une conciliation chrétienne avec l’Empire .............................................. 130
3.b) La réponse des apologistes aux problèmes des chrétiens dans l’Empire ............ 131
3.a) La théologie politique de Méliton de Sardes ..................................................... 137
Conclusion ..................................................................................................................... 146
Annexe n°1 : Frise chronologique des martyres chrétiens au second siècle ..................... 155
Annexe n°2 : Dessin par Rodolfo Lanciani d’une statue, avec son piédestal, de Semo Sancus
...................................................................................................................................... 156
Annexe n°3 : Camée représentant les bustes face à face de Marc Aurèle et de Lucius Vérus
(vers 166) ...................................................................................................................... 157
Bibliographie ................................................................................................................. 158

181

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